In memoriam. Charles-Robert Ageron (1923-2008) (Guy Pervillé)
In memoriam.
Charles-Robert Ageron (1923-2008)
Guy PERVILLÉ
Charles-Robert Ageron, historien de l’Algérie coloniale et de la décolonisation française, est décédé dans la nuit du 2 au 3 septembre 2008 à l’âge de 84 ans, après une longue maladie. Cette nouvelle, outre les réactions naturelles de condoléances que suscite normalement tout décès, risque de provoquer des réactions divergentes. Pour tous les historiens de l’Algérie et de la colonisation française, quelle que soit leur nationalité, sa mort ne peut être ressentie que comme une lourde perte, car Charles-Robert Ageron fut pendant de longues années, après la retraite de Charles-André Julien, le maître reconnu et incontesté de l’histoire de la colonisation et de la décolonisation françaises.
Mais pour d’autres, et notamment pour ceux des Français d’Algérie restés partisans de l’Algérie française, il est à craindre que son décès soit avant tout ressenti comme celui d’un adversaire de leur cause, même si ses anciens élèves d’Alger ont conservé du respect pour lui sans avoir nécessairement partagé ses opinions politiques. C’est pourquoi il convient de revenir sur son œuvre et sur ses motivations pour mieux comprendre les raisons de ces jugements divergents, et pour les surmonter.
Une oeuvre et ses motivations
Charles-Robert Ageron, né à Lyon en 1923, a été marqué dans sa jeunesse par les idées des historiens catholiques de gauche Henri-Irénée Marrou et André Mandouze, et par l’expérience de l’occupation allemande et de la Résistance. En convalescence en Algérie, où il avait de la famille, durant l’été de 1945, il n’en retira pas le projet de lui consacrer son activité d’historien, bien au contraire.
C’est après avoir réussi l’agrégation d’histoire, en 1947, qu’il y fut nommé contre son gré. Il resta pendant dix ans en poste dans un grand lycée d’Alger, où il entama ses recherches sur l’histoire de la colonisation de l’Algérie. À partir de la rentrée 1957 il enseigna dans la banlieue parisienne, puis fut chargé de cours à la Sorbonne. Dès 1964, il se fit connaître en publiant un «Que-sais-je ?» intitulé Histoire de l’Algérie contemporaine, qui révisait le passé de l’Algérie française à la lumière de son échec final.
Sa thèse de doctorat d’Etat, réalisé sous la direction de Charles-André Julien, et intitulée Les Algériens musulmans et la France (1871-1919), publiée en 1968, fut remarquée pour son ampleur quasi-encyclopédique, et par la fermeté de sa conclusion, indiquant que l’inachèvement des réformes de 1919 avait signifié l’échec de la politique d’assimilation, et condamné à terme l’Algérie française : «L’historien n’a ni à le regretter, ni à s’en réjouir. Il doit seulement marquer que le péché d’omission de la politique française tellement évident à la date du Centenaire, en 1930, était prévisible, dès lors qu’en 1919 la France avait, pour ménager les préjugés d’une partie de ses nationaux, renoncé à ses principes et à la logique de ses traditions» (1). Œuvre monumentale qu’il reprit et compléta en publiant en 1979, sous le même titre et chez le même éditeur que son «Que-sais-je ?», Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 2, 1871-1954 (2).
À la suite de sa thèse, il fut élu professeur à l’Université de Tours (où il fonda le Centre d’étude de la presse et de l’opinion), puis à celle de Paris-XII-Créteil. Il dirigea des thèses en rapport avec l’histoire de la colonisation et de la décolonisation à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Mais il contribua surtout au développement de l’histoire dite coloniale en animant d’abord le Groupe d’études et de recherches maghrébines (GERM) dans les années 1970 et 1980, et un groupe de recherche sur l’histoire de l’Empire colonial français dans le Comité d’histoire de la deuxième guerre mondiale, qui devint ensuite le groupe de recherche sur la décolonisation de l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) à partir des années 1980.
En plus d’un séminaire régulier, ce groupe organisa et publia sous son impulsion toute une série de colloques :
- Les chemins de la décolonisation de l’empire colonial français, 1936-1956 (3) ;
- Brazzaville, janvier-février 1944, Aux sources de la décolonisation (4) ;
- L’Afrique noire française : l’heure des indépendances (5) ;
- L’ère des décolonisations, actes du colloque international d’Aix-en-Provence (1993) (6).
À quoi il faut encore ajouter sa participation à une grande Histoire de la France coloniale en deux tomes (7), œuvre collective qu’il préfaça, et deux colloques sur la guerre d’Algérie :
- La France en guerre d’Algérie, publié sous la direction de Jean-Pierre Rioux (8) ;
- La guerre d’Algérie et les Algériens (9) , colloque franco-algérien.
Et aussi un grand nombre d’œuvres moins importantes par leurs dimensions, publiées sous forme de livres, de communications dans des ouvrages collectifs ou d’articles dans des revues. Une republication de ses principaux écrits en cinq grands volumes a été heureusement réalisée par Gilbert Meynier pour les éditions Bouchène (Saint-Denis) en 2005.
Reconnu par ses pairs
Il n’est donc pas étonnant que Charles-Robert Ageron ait été honoré deux fois par des Mélanges qui lui ont été offerts devant une nombreuse assistance d’historiens. D’abord les Mélanges Charles-Robert Ageron en deux tomes, réalisés par la Fondation du professeur Abdeljelil Temimi à Zaghouan (Tunisie) et remis à l’occasion du premier colloque d’histoire maghrébine le 27 novembre 1997. Puis le colloque intitulé La guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises, organisé à la Sorbonne en novembre 2000, et publié en même temps par la Société française d’histoire d’outre-mer (10) .
On comprend ainsi pourquoi Charles-Robert Ageron a été reconnu par tous ses pairs comme le modèle incontesté des historiens de la colonisation française – il présida pendant plusieurs années la Société française d’histoire d’Outre-mer - et pas seulement de celle de l’Algérie. Et aussi bien par les historiens français que par les Algériens et par ceux d’autres pays décolonisés.
Pourtant, en France tout au moins, les historiens plus jeunes de l’Afrique du Nord qui s’étaient formés dans la lutte anti-impérialiste l’avaient longtemps considéré comme un «libéral» (au mauvais sens du terme dans leur esprit), c’est-à-dire un homme trop modéré, attaché à relever les «occasions perdues» par la France en Algérie au lieu de condamner en bloc la colonisation capitaliste. Ils ont ensuite révisé leur jugement, comme l’a rappelé Gilbert Meynier.
"Conscience française" contre "présence française"
Mais les préventions les plus fortes et les plus durables contre sa personne sont encore le fait des partisans de l’Algérie française. Le fait est que nombre d’entre eux n’ont pas oublié sa participation au groupe de «libéraux» qui tentaient en 1956 et au début 1957 de publier le bulletin Espoir-Algérie, ses tentatives de tirer des leçons politiques de l’histoire de l’Algérie coloniale dans la revue socialiste Demain, puis son ralliement à la politique algérienne du général de Gaulle.
Et ils pouvaient d’autant moins l’oublier qu’il avait conclu son «Que-sais-je ?» de 1964 par deux pages de réflexions très sévères sur les causes et les responsabilités de l’échec de la France en Algérie, qui avaient le ton d’un réquisitoire : «Bien des aspects de cette longue tragédie algérienne échappent encore à l’historien, qui ne saurait donc porter sur ces derniers moments des jugements motivés. Du moins se doit-il de rejeter les explications trop commodes des esprits partisans, de ceux surtout qui ne savent pas encore qu’ils ne peuvent accuser personne qu’eux-mêmes.»
Il indiquait que, selon les observateurs les plus lucides, «entre les Musulmans gagnés à l’idée nationale et les Européens rebelles à toute évolution libérale, le rôle de la France ne pouvait être que celui d’un arbitrage constant, aidant à la délivrance de ce nationalisme et permettant pour l’avenir la construction d’une nation algérienne authentiquement franco-musulmane. ‘Quand on veut éviter une Révolution, il faut la vouloir et la faire soi-même’ (Rivarol)».
Et plus loin vers la fin : «il n’y a pas à désigner de ‘bradeur‘ de l’Algérie française : quel que fût son régime, jamais la France n’aurait pu mener à terme la francisation de l’Algérie par une guerre engagée, à l’âge de la décolonisation, contre un nationalisme arabe. Les vrais responsables sont ceux qui, obstinément de 1919 à 1954, refusèrent ou sabotèrent toutes les réformes et qui, après 1958, prêchèrent l’intégration, comme alibi commode et mensonger. C’est dire qu’est surtout engagée la responsabilité collective des Européens d’Algérie ; ceux-ci font aujourd’hui reproche aux divers gouvernements de la France de n’avoir pas su imposer la politique métropolitaine en brisant ‘la résistance de quelques élus locaux‘. En fait les Européens d’Algérie furent toujours unanimes dans leur hostilité à toute forme de politique libérale envers les Musulmans. Les retards successifs exigés par leurs élus, puis par les divers fronts de l’Algérie coloniale, aboutirent seulement au déracinement final du peuple européen d’Algérie» (11) .
Ces formules-choc, où l’on voyait s’effacer la différence souhaitable entre l’histoire et la politique, donnèrent l’impression d’une hostilité fondamentale envers l’ensemble des Européens d’Algérie, ne distinguant même plus entre «colonialistes» et «anticolonialistes» ou «libéraux». Et l’on comprend aussi que par la suite, certains n’aient pas été apaisés par la citation de Tocqueville qu’il avait placée en tête du tome 2 de l’Histoire de l’Algérie contemporaine : «Je n’ai craint, je le confesse, de blesser personne, ni individus, ni classes, ni opinions, ni souvenirs, quelques respectables qu’ils puissent être. Je l’ai souvent fait avec regret, mais toujours sans remords. Que ceux auxquels j’ai pu déplaire me pardonnent en considération du but désintéressé et honnête que je poursuis» (12).
C’est pourquoi il n’est pas étonnant qu’il ait été visé par certains de ses collègues qui ne partageaient pas ses options politiques. Ce fut d’abord l’historien algérois Xavier Yacono, qui publia un point de vue critique sur sa thèse dans la Revue historique en 1970 (13). Charles-Robert Ageron déplaça le débat dans le numéro suivant (pp. 355-365) en déclarant que ses analyses et celles de son contradicteur s’expliquaient par leur appartenance aux deux tendances que l’on pouvait symboliser par des noms bien connus à l’époque : «Conscience française » et «Présence française». Xavier Yacono, dans la réponse qu’il publia dans la Revue d’histoire et de civilisation du Maghreb (14), eut l’habileté de rester sur le terrain de l’analyse de faits historiques. Plus tard, Charles-Robert Ageron me dit qu’il avait eu tort de politiser ainsi le débat et qu’il ne le referait plus.
Polémique sur l'historiographie algérienne
Une deuxième polémique fut déclenchée contre lui par François Caron, historien spécialiste de l’histoire économique et auteur d’un ouvrage de synthèse intitulé La France des patriotes, 1852-1919 (15). Celui-ci y attaquait le caractère outrancier de l’histoire coloniale, et d’elle seule, dans son orientation bibliographique, après avoir rendu hommage au renouvellement de toutes les spécialités historiques (16) : «Un seul domaine reste en dehors du champ de cette relecture : c’est celui de l’histoire coloniale. Celle-ci est trop souvent tombée dans la dénonciation polémique et le pamphlet injurieux. Le cas de l’historiographie algérienne est à cet égard caricatural. Ce retard est inexplicable».
Auparavant, il avait directement attaqué : «Charles Ageron, historien quasi officiel de l’Algérie, voue à cette population une haine et un mépris féroces parfaitement inexplicables. Il s’appuie sur la pire des littératures du temps. Il entretient le mythe absurde d’une ‘fusion des races’ d’origine européenne qui se serait immédiatement réalisée et aurait abouti à la formation d’un ‘peuple franco-algérien’, différent du peuple français… Il décrit cet ‘Algérien’ comme uns sorte de matamore inculte et orgueilleux, imbu d’un ‘sentiment de supériorité ‘ sans limite, dont l’attachement à la France s’explique uniquement par la peur des ‘indigènes’, et va jusqu’à prétendre que les Français d’Algérie se sont ‘embusqués’ en masse pendant la guerre, alors que c’est l’inverse qui est vrai ! La réalité est en effet différente de celle décrite par Ageron : la communauté française d’Algérie est infiniment diverse dans ses opinions et dans ses comportements, comme le sont les Français de métropole. Ils fournissent une image exacerbée, caricaturale parfois, des passions françaises. Il n’y a pas de Français d’Algérie, mais des Français tout court !» (17)
Et après avoir donné ses propres analyses, il conclut : «Il convient donc d’aborder les problèmes de l’histoire coloniale avec plus de sérénité que ne le font les historiens universitaires actuels : la colonisation ne fut pas seulement une vaste entreprise d’exploitation et de massacre. Elle fut aussi dans bien des cas une étape possible vers le développement (…)» (18).
Cette fois-ci, Charles-Robert Ageron réagit beaucoup plus habilement par une réponse dactylographiée qu’il envoya à la plupart des historiens français de la colonisation. Il défendit ces derniers, que François Caron avait eu l’imprudence d’attaquer tous en bloc, puis réfuta point par point toutes les accusations portées contre lui, et conclut en les rejetant : «M’étant toujours imposé l’impartialité, je ne puis accepter des accusations infondées et des propos volontairement blessants et diffamatoires».
Quelques années plus tard, dans la préface de l’Histoire de la France coloniale écrite en 1990, il exprima de nouveau l’idée que les conditions étaient réunies pour une «histoire scientifique de la France coloniale», et que «au-delà des affrontements stériles de naguère entre chantres et détracteurs de la colonisation, nous avons tenté d’écrire, sinon ‘l’histoire totale’ de la France coloniale, du moins une approche large des réalités multiples que contient ce concept (…) dont nous voudrions ressusciter la richesse» (19).
Une histoire "dépassionnée" ?
Peu après l’un de ses premiers disciples, l’historien Daniel Rivet, publia dans XXème siècle, un important article intitulé «Le fait colonial et nous, histoire d’un éloignement» (20), qui permettait de remettre toutes ces controverses à leur juste place. Il retraçait dialectiquement en trois grandes étapes l’évolution de l’histoire dite coloniale. D’abord le temps de l’histoire coloniale triomphante, jusqu’au milieu des années 1950. Puis à partir des années 1960, le temps de l’histoire anti-coloniale victorieuse, mais avec une résistance au «tiers-mondisme de la part d’historiens néo-coloniaux (tels que Xavier Yacono et Raoul Girardet) et aussi d’inclassables tels que Charles-Robert Ageron». Et enfin la situation actuelle, caractérisée à la fois par l’absence d’une école unique ou dominante, le «refus du rejet de l’histoire historicisante par les deux premières générations de l’école des Annales» (sic), et une polarisation entre deux grandes tendances : l’étude de la colonisation comme processus en fonction des forces profondes et des décisions (suivant les conceptions des grands maîtres de l’histoire politique (Pierre Renouvin, Jean-Baptiste Duroselle et René Rémond), et celle de la colonisation comme système suivant des conceptions structuralo-marxistes.
Si la plupart des auteurs de l’Histoire de la France coloniale appartenaient à cette dernière tendance, comme par exemple Gilbert Meynier ou Annie Rey-Godzeiguer, Charles-Robert Ageron appartenait incontestablement à la première. Mais l’article de Daniel Rivet, que je résume beaucoup trop brièvement, surestimait largement ce qu’il estimait être une tendance générale au dépassionnement de l’histoire en fonction du temps écoulé.
On hésitera sans doute à croire que cette savante analyse correspondait bien à l’évolution réelle des travaux d’historiens sur la période coloniale et la décolonisation, et à celle de Charles-Robert Ageron en particulier. Pourtant, la phrase de Charles-André Julien qu’il aimait à citer, «J’ai vécu ces événements, donc je ne les connais pas», témoigne de la réalité de ses scrupules intellectuels, qui lui interdisaient de prétendre apporter la vérité scientifique sur la guerre d’Algérie avant le début de l’ouverture des archives publiques (juillet 1992).
Par la suite, sa présentation du recueil d’articles de la revue L’Histoire , L’Algérie des Français (21), intitulée «Pour une histoire critique de l’Algérie de 1830 à 1962», confirma la réalité de ces scrupules. Il s’en prenait désormais, non plus seulement aux illusions des Français d’Algérie, mais à toutes les erreurs admises dans les deux pays : «Nos contemporains ont subi successivement les effets d’affirmations scolaires, d’informations partiales et contradictoires. Aux mythes de l’Algérie française se sont surimposés les mythes de l’Algérie algérienne pour le plus grand dommage d’une histoire authentique. Or c’est à une histoire résolument critique que je voudrais appeler dans cette préface, invitant tous les historiens à s’y associer des deux côtés de la Méditerranée».
Équilibre entre les mythes «colonialistes»
et «anticolonialistes»
Il commençait par réfuter, dans l’ordre chronologique, toutes les idées fausses qu’il distinguait dans les conceptions historiques chères aux deux pays, avec une impartialité manifeste entre les nationalités et entre les tendances. Mais il ne se faisait pas trop d’illusions sur ce que les historiens pouvaient faire : «Il faut admettre, hélas, qu’il est pour l’heure impossible d’écrire une histoire scientifique de la guerre d’Algérie. Trente ans après ce drame, des blessures restent ouvertes et les passions flambent à chaque rappel imposé aux mémoires. On ne peut demander une vision sereine à ceux qui croient avoir perdu ou gagné une guerre, moins encore à ceux qui souffrent d’être des "expatriés" et non des rapatriés. Pour l’heure les historiens, qui ne disposent pas de l’ensemble des archives conservées par les deux parties, peuvent du moins travailler à éliminer les affabulations ou les chiffres nés de la guerre psychologique ou de partis pris idéologiques».
Et il concluait : «s’agissant de drames récents dont la mémoire risque d’être transmise déformée aux jeunes générations qui n’ont connue ni ‘l’Algérie de papa’ ni ‘l’Algérie des colonialistes’, les historiens ont le devoir d’être plus prudents encore que leur métier ne l’exige habituellement. Si l’objectivité est philosophiquement impossible, l’impartialité est une vertu que tout historien peut et doit s’imposer. Et les enfants de France comme les enfants d’Algérie ont un droit semblable à la vérité de leur histoire» (22).
La réalité de cette position d’équilibre entre les mythes «colonialistes» et «anticolonialistes» fut prouvée peu après, quand Charles-Robert Ageron fut attaqué pour son refus d’admettre des nombres mythiques de victimes, aussi bien par des auteurs «anticolonialistes» protestant contre la réduction des prétendus bilans admis jusque-là sans examen critique (Yves Benot, dans son livre Massacres coloniaux) que par des auteurs «colonialistes» comme un défenseur des «150.000 harkis massacrés de la vérité historique» (23).
La formulation d’accusations semblables contre le même homme par des militants aux opinions diamétralement opposées aurait dû suffire à leur en démontrer l’inanité. Il n’avait fait que son devoir d’historien en refusant d’admettre des nombres mythiques répétés sans examen critique et en vertu de l’argument d’autorité, qu’il s’agisse de massacres coloniaux ou de massacres anti-coloniaux. Ceux qui l’avaient accusé ne croyaient avoir rien en commun, mais ils partageaient pourtant le même attachement à des convictions dogmatiques symbolisées par des nombres également sacralisés (bien que différents), et la même intolérance envers leur remise en question.
Il est pourtant vrai que, durant les années 1990 et surtout à partir de 1995 ou 1997, l’essor du «devoir de mémoire» prenant le pas sur le «devoir d’histoire» a de plus en plus démenti les prévisions de Daniel Rivet sur la tendance naturelle au dépassionnement des événements qui s’éloignent de nous, comme si l’écoulement naturel du temps s’était subitement inversé. Trop d’historiens s’y sont laissés prendre, et se sont laissés utiliser comme garants de revendications mémorielles de tel ou tel camp, mais pas de tous à la fois.
Charles-Robert Ageron a lui aussi été impliqué dans certaines querelles (concernant la valeur des estimations hautes du nombre de harkis massacrés admises par Mohand Hamoumou, et le crédit qu’il crut devoir accorder aux Mémoires du général Katz, en acceptant de les préfacer, sur les tragiques événements d’Oran en 1962) (24). Certains ont vu dans ses prises de position un retour à ses partis pris politiques gaullistes de l’époque de la guerre d’Algérie, et ce n’était pas nécessairement faux dans la mesure où la notion de «devoir de mémoire» confondait de nouveau l’histoire du passé avec la politique actuelle. On doit regretter qu’il ne se soit pas suffisamment gardé de cette confusion, mais le fait est qu’il ne fut malheureusement pas le seul dans ce cas (25).
Résistance à la version officielle algérienne
À ceux qui ne seraient pas suffisamment convaincus que Charles-Robert Ageron avait clairement indiqué, au début des années 1990, l’attitude qui devait être celle des historiens, je veux citer encore plusieurs faits précis. Dans son article sur «L’opinion française à travers les sondages», d’abord publié en 1976 dans la Revue française d’histoire d’Outre-mer (n° 231, 2ème trimestre 1976, pp. 256-285, et republié en 1990 dans La guerre d’Algérie et les Français, il écrivait au sujet de l’approbation massive des accords d’Evian en métropole par le référendum du 8 avril 1962 : «Faut-il s’indigner de l’indifférence avec laquelle les Français acceptent d’avance les résultats du référendum d’autodétermination quels qu’ils soient, alors que plus de la moitié d’entre eux ne se sentent plus solidaires des Européens d’Algérie ? Ont pourtant voté oui des métropolitains qui se posaient avec angoisse la question ‘Qu’as-tu fait de ton frère ?’ Mais l’historien ne peut cacher les marques d’un égoïsme déplaisant : ainsi, en août 1961, alors qu’une majorité relative de Français pensait que les Européens n’auraient pas la possibilité de rester dans l’Algérie indépendante, 69% refusaient d’être mis à contribution pour les indemniser» (26).
Dans le même colloque de 1988, publié en 1990, il terminait sa communication sur «Les Français devant la guerre civile algérienne» (FLN-MNA) en posant la question : «les réactions de peur et de colère face au terrorisme algérien, sous-estimées aujourd’hui par les chroniqueurs, ne furent-elles pas l’une des composantes de l’opinion profonde des couches populaires ? Et n’ont-elles pas contribué à renforcer les stéréotypes racistes de l’Algérien agressif et violent, vindicatif et impitoyable ? Parmi les séquelles de la guerre d’Algérie, on aurait probablement tort d’oublier la marque, dans la mémoire des Français, de cette guerre entre Algériens qu’ils jugèrent absurde et révoltante» (27).
En 1992, alors qu’il avait présenté et publié dans XXème siècle une analyse des accords d’Évian beaucoup plus optimiste que la mienne, il me demanda un article sur la question pour la Revue française d’histoire d’Outre-mer (29), qu’il dirigeait alors, en sachant très bien que mes analyses risquaient d’être sensiblement différentes des siennes. Enfin, les trois études qu’il consacra aux événements de mai 1945 témoignent avec éclat de sa volonté de ne pas être dominé par ses premières réactions personnelles très défavorables à la répression quand il en avait recueilli l’écho en 1945. Que ce soit dans les pp. 572 à 578 du tome 2 de l’Histoire de l’Algérie contemporaine paru en 1979, ou dans son article : «Les troubles du Nord-Constantinois en mai 1945 : une tentative insurrectionnelle ?», paru dans XXème siècle en 1984 (30), ou enfin dans «Mai 1945 en Algérie, enjeu de mémoire et d’histoire», paru dans Matériaux pour l’histoire de notre temps en 1996 (31), il a très fermement résisté à la version officielle algérienne faisant de cette répression implacable d’une insurrection manquée un «génocide» ou un «crime contre l’humanité» assimilable à celui commis contre les juifs par les nazis.
Pour ma part, je retiens de ma fréquentation de Charles-Robert Ageron pendant près d’un tiers de siècle le fait qu’il n’a jamais prétendu me diriger à sa guise en me mettant à son service, comme un «mandarin». Au contraire, il m’a accordé toute sa confiance et m’a laissé me diriger moi-même (en lui demandant conseil chaque fois que j’en ressentais le besoin, mais sans qu’il exigeât rien de ma part).
En cela, il fut un modèle de libéralisme au meilleur sens du terme. Et j’en conserve précieusement les traces écrites, telles que son appréciation sur mes articles historiographiques de l’Annuaire de l’Afrique du Nord, (à voir sur mon site), ou son avant-dernière lettre me remerciant, après l’avoir lu, pour l’envoi de mon livre Pour une histoire de la guerre d’Algérie en 2002 : «Je vous félicite et je vous remercie au nom de tous les historiens». J’y vois un juste retour pour tout ce que je lui dois.
1 - Paris, Presses universitaires de France, 1968, t. 2, p. 1227.
2 - Paris, PUF, 1979, 643 p. Le tome 1, «Conquête et colonisation», avait été publié en 1964 par son maître Charles-André Julien.
3 - Paris, Editions du CNRS, 1986, 564 p.
4 - Paris, Institut Charles de Gaulle, IHTP, et Plon, 1988, 384 p.
5 - Paris, CNRS Editions, 1992, 729 p.
6 - Paris, Karthala, 1995, 516 p., et un deuxième volume publié en souscription par les Presses de l’Université de Provence à Aix-en-Provence.
7 - Paris, Armand Colin, 1990, t. 1, 846 p. et t. 2, 654 p.
8 - Paris, Fayard, 1990, 700 p.
9 - Paris, Armand Colin, 1997, 346 p.
10 - Paris, SFHOM, 2000, 688 p.
11 - 7ème édition, 1980, pp. 112-114.s
12 - Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 2, p. 4.
13 - Revue historique, Paris, janvier-mars 1970, pp. 121-134.
14 - Alger, juillet 1970, n° 9, pp. 108-115.
15 - La France des patriotes, 1852-1919, Fayard, 1985.
16 - Ibid., p. 625.
17 - Ibid., p. 550.
18 - Ibid., p. 552.
19 - Histoire de la France coloniale, t. 1, pp. 7-9.
20 - XXème siècle, revue d’histoire, n° 33, janvier-mars 1992, pp. 127-138.
21 - Paris, Le Seuil, collection Points-histoire, 1993.
22 - Ibid., pp. 7, 10 et 13.
23 - Voir dans mon article «Les historiens de la guerre d’Algérie et ses enjeux politiques en France», paru en 2003, sur mon site, rubrique Textes.
24 - Ibid. Voir aussi mon exposé «Mémoire, justice et histoire : à propos de la plainte contre le général Katz (2000), sur mon site, rubrique Textes.
25 - Voir notamment mon article déjà cité plus haut, «Les historiens de la guerre d’Algérie et ses enjeux politiques en France», paru en 2003,
26 - La guerre d’Algérie et les Français, op. cit., pp. 25-44.
27 - Ibid., p. 62.
28 - «Les accords d’Evian (1962)», XXème siècle, n° 35, juillet-septembre 1992, pp. 3-15.
29 - «Trente ans après : réflexions sur les accords d’Evian (1992)», Revue française d’histoire d’outre-mer, n° 296, 3ème trimestre 1992, pp. 365-379.
30 - XXème siècle, revue d’histoire, n° 4, octobre 1984, pp. 23-38.
31 - Matériaux pour l’histoire de notre temps, Nanterre, BDIC, n° 39, juillet-décembre 1995, pp. 52-56.
- site de Guy Pervillé, professeur d'histoire contemporaine à l'université Toulouse-Le Mirail
décès de Charles-Robert Ageron
Charles-Robert Ageron,
un grand historien
Benjamin STORA
3 septembre 2008
Je viens d'apprendre aujourd'hui, mercredi 3 septembre, le décès de mon maître en histoire de l'Algérie, Charles-Robert Ageron. Voici le texte que je lui ai consacré dans mon livre Les guerres sans fin, à paraitre aux éditions Stock.
Une rencontre
J’ai commencé à m’intéresser à l’histoire algérienne en préparant ma thèse, en 1974, sur Messali Hadj, l’homme qui avait construit les premières organisations nationalistes algériennes, puis avait été vaincu par le FLN pendant la guerre d’Algérie. Le choix d’un directeur de recherches était délicat, peu de professeurs d’universités s’intéressaient dans le début des années 1970 à l’histoire algérienne.
Un nom cependant s’imposait, celui de Charles-Robert Ageron, auteur d’une monumentale thèse sur les Algériens musulmans et la France soutenue en 1968. Je l’avais croisé pour la première fois dans un séminaire d’histoire à la faculté de Nanterre. Il était grand, impressionnant par sa corpulence physique, un mince collier de barbe entourait son visage. Mais il ne fallait se fier à ce physique de géant.
Discret, quasi effacé, il était constamment à l’écoute de ses étudiants ou d’autres universitaires, et de sa voix calme s’attachait à révéler, par des expressions simples, les fissures et les ombres de l’histoire. Affable, souriant, il ne laissait rien paraître de ses désaccords intérieurs, sans pour autant renoncer à n’en faire qu’à sa tête, bref il était à l’opposé des tribuns, des orateurs aux voix assurées et puissantes que je pouvais entendre du haut les tribunes des meetings de l’époque.
Né en 1923 à Lyon, Charles-Robert Ageron, agrégé d’histoire, avait rencontré l’Algérie en pleine guerre, au moment de la fameuse «Bataille d’Alger» en 1957, alors qu’il enseignait au lycée de cette ville. Il appartenait au groupe des «libéraux», ces hommes et ces femmes qui avaient cru possible une réconciliation des communautés en Algérie, et, qui, sans se prononcer de manière explicite pour l’indépendance de l’Algérie, se battaient pour la paix. Sa position, à la charnière des camps qui se déchiraient, complexe et ambiguë, m’intriguait rétrospectivement.
J’étais convaincu que l’indépendance algérienne était inéluctable, et que cette idée d’une conciliation sans rupture avec la France, manquait de réalisme. Cette position était toujours sévèrement jugée par les historiens de l’après indépendance. Les questions qu’Ageron soulevaient alors, celles des «occasions perdues» et des «bifurcations échouées» dans l’Algérie coloniale, m’apparaissaient plus pertinentes, à l’époque, que les certitudes définitives de ceux qui regardaient l’histoire déjà accomplie. En procédant de la sorte, il donnait plus d’épaisseur humaine aux situations historiques, en mouvement, en devenir, loin des victoires spectaculaires données d’avance.
C’est lui que j’ai choisi pour commencer mes recherches, il était alors professeur d’histoire contemporaine dans une université de province, à Tours, n’ayant pas pu imposer un enseignement d’histoire de la colonisation à la Sorbonne où il avait été assistant. En 1975, rue Richelieu, à Paris, dans le silence et le calme de la Bibliothèque Nationale, mes rencontres avec lui étaient des moments de coupure dans le tourbillon de la vie militante des années 1970. Nous allions dans la cour de la BN, ou au café, et il écoutait mes démonstrations laborieuses sur «la révolution algérienne» et la mise à l’écart des messalistes, les algériens adversaires du Front de Libération Nationale (FLN)[1]. Puis il posait quelques questions me ramenant toujours aux faits, aux dates, aux personnages, aux archives.
Tout dans son récit était d’une logique irréfutable. Nous étions de part et d’autre d’un continent, l’histoire de l’Algérie et de la France, à explorer : j’étais dans la débrouillardise nomade de celui qui croit savoir, et va enfin révéler une vérité dissimulée ; il avait l’espièglerie de l’érudit qui patiente, face au culot désinvolte du jeune chercheur. Je lui apparaissais certainement comme un «cosaque de l’histoire» parcourant un siècle d’histoire algérienne à bride abattue, et il m’incitait, avec patience, à construire des typologies de faits,une sociologie des acteurs des mouvements politiques en situation coloniale. Il me demandait de ne pas concevoir cette histoire comme une machinerie à dénoncer perpétuellement sans préciser qui étaient les acteurs, comment fonctionnait le pouvoir colonial, bref, de construire des nuances.
Je possédais l’impatience du néophyte avançant en territoire inconnu, nouveau de cette histoire (l’élimination de militants algériens par d’autres militants….), et il me disait qu’il fallait s’appuyer sur les textes, suivre leur sédimentation, leur constitution, d’étudier les archives autrement. J’ai aussi découvert, au fur et à mesure de nos entretiens un chercheur capable, contrairement aux apparences, de se remettre en question, de bousculer les certitudes acquises et d’accepter les critiques pour faire avancer les connaissances. La relation entre un étudiant et son directeur de recherche est, on le sait, éminemment complexe, toujours forte et particulière. À évoquer ce souvenir, c’est sans doute l’idée de confiance qui me vient d’emblée à l’esprit. Une confiance qui, une fois acquise allait de soi.
Le professeur Ageron m’a montré comment dissocier l’écriture de l’histoire de ses enjeux idéologiques. J’étais alors profondément marqué par mes engagements politiques à l’extrême gauche, dans la période toujours bouillonnante de l’après 1968[2]. Il m’a appris à traquer les faits, à me défier des idéologies simples et «totalisantes», à chercher et croiser des sources, à ne pas me laisser séduire par les discours enthousiastes des acteurs-militants. Bref, à aller à la recherche du réel, à écrire l’histoire, à m’éloigner des rivages de la pure idéologie. Sous sa direction, j’ai soutenu en mai 1978 ma thèse à l’EHESS, avec un jury présidé par le regretté Jacques Berque, et où siégeait Annie Rey Goldzeiguer, auteur d’un grand livre sur le Royaume Arabe au temps de Napoléon III [3].
Puis il m’a encouragé à poursuivre dans le sens d’un plus grand dévoilement des histoires algériennes, ou françaises. C’était l’époque des séances du GERM (Groupe d’Etudes et de Recherches Maghrébines) qu’il animait. Je me souviens, en 1979-1983, des réunions de travail du samedi matin à la MSH où nous nous retrouvions en petit comité, en général une quinzaine de chercheurs. Il invitait les jeunes à livrer le fruit de leurs réflexions, ce que nous faisions bien volontiers. Puis il s’exprimait à son tour et parvenait, en quelques phrases, à structurer notre propos, explicitant les liens qui les sous-tendaient.
Au GERM, nous avons aussi écouté les interventions de l’historien Mohamed Harbi, du sociologue Abdelmalek Sayad avec qui je me suis lié d’amitié, ou les propos contradictoires de Charles-André Julien et René Gallissot, sur les rapports conflictuels entre nationalisme et communisme au Maghreb dans la période coloniale. Puisque j’étais saisi, depuis l’âge de dix sept ans, et pour si longtemps, de cette passion typique du XXe siècle qu’est la politique, il parait raisonnable de se demander quel part cet engagement occupait dans mon activité universitaire, intellectuelle. C’est difficile à reconstruire.
Ma génération a vécu dans une atmosphère imprégnée de politique, et les affaires du vaste monde occupaient en permanence nos esprits. Le problème consistait à faire la distinction entre mes lectures personnelles, académiques, et les personnes que je voyais alors, engagées dans une activité militante. Avec Charlesb-Robert Ageron, il me fallait pratiquer les distances, les écarts voulus par le travail de l’historien avec les fidélités des milieux d’où je venais et que je fréquentais.
Benjamin Stora
[1] Le FLN, qui a lancé la guerre contre la France le 1er novembre 1954 s’est affronté à d’autres militants indépendantistes algériens, les partisans du Mouvement National Algérien de Messali Hadj. Le FLN l’emportera dans cette guerre fratricide.
[2] Sur mon engagement à l’extrême-gauche, voir La dernière génération d’octobre, op. cit., Hachette, poche, 2008.
[3] Annie Rey Goldzeiguer, Le Royaume arabe, Alger, SNED, 1977
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Obsèques de Charles-Robert Ageron
Chers collègues,
Nous avons la tristesse de vous faire part du décès de Charles-Robert Ageron dans la nuit du 2 au 3 septembre.
Nous vous informons que ses obsèques auront lieu le mardi 9 septembre à 10h30 en l'église Saint Léonard à l'Häy-les-Roses.
Pour s'y rendre, si vous êtes disponible à ce moment-là, vous pouvez emprunter le RER B en descendant à Bourg-la-Reine (autobus n° 172 : arrêt à l'église de l'Haÿ-les-Roses) ou bien prendre, place d'Italie, le bus n° 186 (arrêt Henri Thirard).
Notre liste d'adresses écrite dans la précipitation est très incomplète. Pouvez-vous répercuter la nouvelle, en particulier auprès de ses collègues et amis algériens ?
Avec nos sentiments cordiaux.
Guy Pervillé, Daniel Rivet, Benjamin Stora
église Saint-Léonard
11, avenue Aristide Briand
94240 - L'Hay-les-Roses
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Charles-Robert Ageron : bio-bibliographie
Charles-Robert AGERON
ancien professeur à l'université Paris-XII
- bibliographie : catalogue des bibliothèques du service historique de la Marine
- bio-biblio : SFHOM
- hommage à Charles-Robert Ageron sur le site des éditions Bouchène
commander les livres de Charles-Robert Ageron réédités chez Bouchène
commander : La guerre d'Algérie et les Algériens, 1954-1962 (Colin, 1997)
commander : Histoire de l'Algérie contemporaine (Puf, "Que sais-je ?", 1999)
commander : L'ère des décolonisations : colloque "Décolonisations comparées", Aix-en-Provence, 1993 (avec Marc Michel, Karthala, 2000)
commander : L'Algérie des Français (dir., Seuil, 1993)
commander : La décolonisation française (Colin, "Cursus", 1994)
article : Le "parti" colonial (L'Histoire, hors-série n° 11, avril 2001)
page personnelle de Pierre Ageron (fils de Charles-Robert)
le parcours de Charles-Robert AGERON
Professeur au lycée Lakanal de Sceaux (1957-1959)
Attaché de recherches au CNRS (1959-1961)
Assistant puis maître-assistant à la Sorbonne (1961-1969)
Doctorat d'État ès-lettres (1968) : Les Algériens musulmans et la France (1871-1919)
Maître de conférences, puis professeur à l'Université de Tours (1969-1981)
Professeur, puis professeur émérite à l'Université Paris XII (1981-)
président d'honneur de la SFHOM
membre de l'Académie des sciences d'outre-mer
Charles-Robert Ageron, Histoire de l'Algérie contemporaine, 2 / 1871-1954, Puf, 1979
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liens
- La Tribune d'Alger, 4 septembre 2008
- Algérie-Express, 4 septembre 2008
- Sur deux livres de Charles-Robert Ageron (1981), Guy Pervillé
- liste des articles parus dans la REMMM (Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée)
- Charles-Robert Ageron sur dzlit
- le professeur Charles-Robert Ageron n'est plus (Amar Naït Messaoud)
- Mohammed Harbi : "Nous avons une dette à son égard" (Quotidien d'Oran)
- "Spécialiste de l'histoire de l'Algérie : décès de l'historien Charles-Robert Ageron" (El Moudjahid)
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hommages
en souvenir de Charles Robert Ageron
J'étais responsable éditorial de la Revue française d'Outre-mer (puis Outre-mers. Revue d'Histoire) lorsque C-R Ageron présidait la Société française d'Histoire d'Outre-mer. J'ai conservé un excellent souvenir de cette collaboration confiante qui a duré presque une décennie. Pour moi, Charles-Robert Ageron est un grand historien et mieux, un authentique historien qui fait honneur à l'école historique française. Chapeau bas devant lui !
Pierre BROCHEUX
La souplesse d'esprit
J'ai connu Charles-Robert AGERON à travers ses écrits sur l'histoire de l'Algérie coloniale. Vers les années 70 du dernier siècle, je l'avais connu comme conférencier à l'université de Tunis alors que j'étais encore étudiant. Vers les années 80 du même siècle, il venait à Tunis lors des colloques annuels et internationaux sur l'histoire de la Tunisie contemporaine et notamment celle du mouvement national tunisien.
Charles-Robert AGERON s'imposait à tous les niveaux. La Fondation TEMIMI (en Tunisie) lui a offert des mélanges de valeur et à sa hauteur ; il avait servi la science historique de l'école républicaine ; sa modestie et son savoir-faire le rapprochaient beaucoup des chercheurs et des étudiants. Il méritait et mérite encore tout le respect et toute la reconnaissance.
Ahmed JDEY, Historien, Universitaire, Tunisie
Charles-Robert Ageron, 1923-2008
exposition temporaire de la Cité de l'histoire de l'immigration
1931. Les étrangers au temps de
l’Exposition coloniale
(Exposition coloniale, immigration,
sans-papiers ?)
Jean-Pierre RENAUD
Une amie m’avait décidé à aller visiter cette exposition Dans un lointain passé, j’avais fréquenté le palais de l’ancien Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie, et surtout son aquarium, avec mes enfants. Je me demandais quel rapport pouvait exister entre ce palais de style décoratif de l’Exposition coloniale de 1931 et celle présentée en 2008. Peu familière de la chose coloniale, mon amie fut surprise, en plusieurs points, par le contenu de cette exposition. Les questions s'accumulaient.
Quelle était tout d’abord la justification du choix de l’année 1931 et de la relation pouvant exister entre exposition coloniale et immigration ? On y voyait en effet beaucoup d’Européens, des Italiens, des Polonais, des réfugiés espagnols, aussi des Arméniens, mais presque pas d’Africains. Et pourquoi cette fameuse année 1931, alors que le contenu de l’exposition couvrait un champ temporel qui allait du début du XXe siècle à nos jours ? Jusqu’à nos sans-papiers d’aujourd’hui, qui sont effectivement souvent d’origine africaine.
Et quel rapport entre immigration et chasse aux juifs, telle qu’elle est décrite par l’exposition ?
Il est vrai que dans la présentation qu’en fait le journal, on vous explique qu’il était difficile d’échapper au destin originel de ce palais qui fut effectivement construit à l’époque des colonies, modeste symbole de sa gloire passée, en avançant un raisonnement fondé sur trop de contorsions intellectuelles pour pouvoir en discerner les claires intentions.
Ceci dit, comment ne pas regretter que les salles consacrées à l’évocation de l’Exposition coloniale n’aient pas présenté une synthèse historique critique sérieuse sur l’événement, au lieu d’une succession de panneaux insuffisamment éclairants, par exemple ceux consacrés à la contre exposition, anticolonialiste, qui fut un bide, ce qui n’est pas dit.
En quoi les belles affiches de Cappiello [ci-contre] apportent un élément de réflexion sur l’Exposition de 1931 ? J’ajouterais volontiers, on a évité le pire en ne présentant pas les affiches de l’exposition Négripub (1987), considérées comme l’illustration des fameux stéréotypes, évoqués plus loin, dont personne aujourd’hui n’est encore capable de mesurer leur place dans le corpus des affiches, leur diffusion, et leur audience.
Les salles de l’exposition coloniale constituent donc une sorte de fourre-tout.
Comment écrire par ailleurs dans «Le journal de l’exposition» : "Au terme du voyage dans l’année 1931, un certain nombre de silences demeurent. Si l’image du colonisé est particulièrement présente dans notre imaginaire collectif, souvent réduite d’ailleurs à quelques caricatures, les traces du vécu des immigrants coloniaux en France dès l’entre deux guerres attendent encore de voir leur histoire écrite".
Plus haut, le même journal écrivait : "Les stigmatisations héritées de la période coloniale et postcoloniale sont loin d’avoir disparu de l’inconscient collectif français". Précisément, l’enjeu est ici de battre en brèche ces stéréotypes en questionnant les relations entre immigration et colonisation en France métropolitaine au début des années 1930.
Manque de cohérence intellectuelle dans le schéma de cette exposition, mélange des genres dans le temps et les concepts, une exposition par ailleurs très bien faite, et agréable à parcourir, truffée d’images intéressantes, sûrement, mais aussi une interrogation : ses auteurs sont-ils en mesure de produire les preuves scientifiques de l’existence effective des stéréotypes qu’ils dénoncent ?
Pourquoi ne pas avoir saisi l’occasion de cette présentation pour procéder à un sondage auprès de ses visiteurs à ce sujet ? Peut être ne connaissaient-ils même pas, avant, l’existence de ce palais et de l’exposition de 1931 ? La Cité Nationale de l’Immigration, émanation des pouvoirs publics, serait à ce point de vue, bien inspirée de financer un sondage national, sous le contrôle de l’Insee, afin de mesurer la véritable connaissance qu’ont, en 2008, les Français, de leur histoire coloniale. Si les fameux stéréotypes existent réellement ? Et lesquels ?
Jean-Pierre Renaud
18 août 2008
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- présentation de l'exposition sur le site de la Cité de l'histoire de l'immigration
publication de : l'Europe face à son passé colonial
l'Europe face à son passé colonial
dir. Olivier Dard et Daniel Lefeuvre
La colonisation a-t-elle eu un "caractère positif" ou a-t-elle été facteur d'une exploitation et d'une domination féroces des peuples et des territoires colonisés ? Faut-il la traiter comme une page d'histoire parmi d'autres ou bien l'expier comme un péché, qui entache la France depuis plus d'un siècle ?
Depuis la loi du 23 février 2005 et son article 4, le débat fait rage, en France, autour de ces questions.
Loin d'être un objet froid de la recherche historique, le passé colonial nourrit aujourd'hui une véritable guerre des mémoires. Ces débats sont-ils uniquement franco-français ?
Il suffit de porter le regard au-delà de nos frontières pour se convaincre du contraire. Comme le montre ce livre, toutes les anciennes puissances coloniales ainsi que les sociétés anciennement colonisées sont, à des degrés divers, confrontés à ce passé.
Cette approche comparative permet donc de mieux saisir ce qui, dans les débats sur le passé colonial, est spécifique à notre pays et ce qui relève d'un passé partagé de puissances coloniales.
ouvrage dirigé par Olivier Dard et Daniel Lefeuvre
l'Europe face à son passé colonial
collection Actes académiques
université Paul-Verlaine - Metz
université Paris VIII/Saint-Denis
- diffusion à partir de décembre 20008
- en souscription à partir de septembre 2008 au prix de 20 € (port compris) : chèque à l'ordre d'Études Coloniales à adresser : 38, rue du Ruisseau - 75018 Paris
Blancs de mémoire, un documentaire de la Cinq
Notes rapides et à «la volée»
d’un téléspectateur
sur le documentaire «Blancs de mémoire»
Jean-Pierre RENAUD
Compte tenu du sujet d’histoire coloniale choisi, je m’attendais au pire, car en France, on a le plus souvent l’habitude de glorifier nos turpitudes que le contraire. Donc une agréable surprise relative, mais avec au moins deux questions.
Première question : le cadrage historique
Il est évident que l’épisode colonial commenté fait partie des abominations de la conquête coloniale, mais il parait difficile d’en conclure que cette conquête a été toujours et partout un tissu d’horreurs semblables. Le téléspectateur non averti pourrait donc en conclure que tel a été le cas.
L’historien interviewé déclare que la violence est au cœur du régime colonial, mais il convient de mettre en regard la violence qui existait dans beaucoup de régions d’Afrique de l’Ouest, du Centre, de l’Est, et du Sud, à l’époque considérée, un contexte de guerres permanentes entre villages et royaumes, entre entités musulmanes et animistes. À simple titre d’exemples, combien de villages qui résistaient à l’Almamy Samory, au demeurant un grand chef d’empire, ont été entièrement brûlés, détruits, et leurs habitants tués ou réduits à l’esclavage ? Keniera, Samarula, Sétigia, Numadagha… pour ne citer que quelques uns de ceux tirés de la somme que l’historien Person a consacrée à l’Almamy, en exploitant tout à la fois la tradition orale et les comptes rendus militaires. Et je précise que cet historien portait un regard plutôt favorable sur le chef d’empire.
Il ne s’agit pas d’excuser, de minimiser l’ignominie, mais d’éclairer historiquement l’époque, et de savoir qu’en ce qui concerne la paix civile, l’Afrique, immense continent, ne ressemblait pas toujours au décor idyllique de Paul et Virginie, si bien décrit par Bernardin de Saint Pierre. Généralisation, simplification, et anachronisme minent trop souvent le travail de reconstitution historique.
Cadrage militaire historique et local aussi : la colonne Voulet Chanoine était effectivement nombreuse, mais il en était ainsi de la plupart des colonnes militaires, avec leur caractère antique, leurs tirailleurs, leurs femmes, leurs porteurs, et leur bétail. Et cette colonne pourvue de moyens insuffisants par le gouvernement français allait se déplacer dans une zone désertique, dénuée de points d’eau et de ravitaillement, dans l’entre deux de la guerre permanente que se livraient les touaregs et les villages animistes, entre nomades et sédentaires. Un ensemble de facteurs qui n’excusent pas la folie des deux officiers, mais qui renseignent sur l’épisode.
Car derrière la colonne infernale, il faut mettre en cause la responsabilité des gouvernements de la Troisième République qui ont pris la décision de lancer ces colonnes en Afrique, et dans le cas présent dans la course vers le lac Tchad, des gouvernements de gauche animés par une franc maçonnerie des «lumières» omniprésente.
Dans le même genre, et à la même époque, les mêmes gouvernements ont lancé la folle expédition de Fachoda, avec des moyens encore plus dérisoires, et donc avec son cortège de razzias de porteurs et de ravitaillement, et de morts.
Alors, folie ? Oui, mais d’abord celle des gouvernements de la République !
Une deuxième question relative à la mémoire locale
de ces événements tragiques
Le commentaire met en évidence, sauf vision trop rapide de ma part, la grande pauvreté des mémoires de ces événements dans les villages et cités razziées et incendiées, et il serait intéressant de savoir pourquoi. L’avis de l’anthropologue interviewé aurait pu être plus précis à ce sujet.
On peut d’ailleurs se demander, au sujet de ce documentaire historique, animé par des acteurs connus, sur quel terrain de compétence se situait l’avis du spécialiste.
Pourrait-il s’agir de blancs de mémoire qui seraient à raccorder avec la mémoire d’autres événements tragiques qui ont touché gravement la vie passée de ces villages ?
De façon très étrange, le documentaire fait alors surgir la mémoire magique de certains de ces villages, celle des génies. Nous sommes alors loin de ce que nous appelons chez nous la mémoire, historique ou non. Donc de bien étranges blancs de mémoire chez les noirs de ces villages !
Jean Pierre Renaud
le 5 juillet 2008
- le documentaire Blancs de mémoire de Manuel Gasquet, en vidéo (54 mn)
- acheter le documentaire Blancs de mémoire
- Capitaine des ténèbres, un film de Serge Moati : sur le blog imagescoloniales
- un livret pédagogique contestable
- biblio : Henri Wesseling, Le partage de l'Afrique, 1880-1914, Denoël, coll. "L'aventure coloniale de la France", 1996, p. 289-294.
cliquer sur l'image pour l'agrandir
les sépultures des capitaines Voulet et Chanoine
le capitaine Voulet dans le film de Serge Moati
le colonel Klobb dans le film Capitaine des ténèbres
Figures coloniales et anti-coloniales - sommaire
troisième mission de Savorgnan de Brazza, 1883-1885 (Caom)
Figures coloniales et anti-coloniales
sommaire
Colonisateurs, explorateurs
- Savorgnan de Brazza (1852-1905)
- Gallieni (1849-1916)
- Lyautey (1854-1934)
- sur Lyautey (Nicolas Sarkozy)
- la maréchale Lyautey (colonel Pierre Geoffroy)
- Victor Spielmann (1866-1938), un Européen d'Algérie révolté contre l'injustice coloniale
Résistants à la colonisation
- Patriotes modernisateurs au Vietnam : Phan Van Truong, Nguyen An Ninh, Phan Chu Trinh (Pierre Brocheux)
- Mohamed Bidi ; Algérie, MTLD (Dictionnaire biographique...)
- Hô Chi Minh (présentation biographie de Pierre Brocheux)
- à propos de Dang Van Viet, colonel Viet Minh (Pierre Brocheux)
Personnalités du monde des colonies
- Albert Camus (Benjamin Stora)
Administrateurs des colonies
- Pierre Messmer (1916-2007)
- Le capitaine Cassou au Maroc (Francis Boulbès)
le vocabulaire usuel de la politique coloniale (Henri Brunschwig)
Colonisation, décolonisation :
essai sur le vocabulaire usuel de
la politique coloniale
Henri BRUNSCHWIG (1960)
I
[colonisation]
Les vocables politiques s'usent vite et leur sens varie selon les temps et les lieux. Le même mot n'a pas, aujourd'hui, le même sens dans la Gauche des étudiants africains ou métropolitains qui se rencontrent dans nos facultés. L'Africain, par exemple, associe nationalisme, marxisme et christianisme alors que l'Européen considère en général ces termes comme antinomiques. Préciser le vocabulaire usuel de la colonisation serait, sans doute, faciliter le dialogue qui se poursuit entre Européens et Africains et l'empêcher de devenir un dialogue de sourds.
Le terme le plus général et le plus ambigu est celui même de "colonisation". Son sens étymologique, auquel il conviendrait de revenir, est cependant clair. Les colons sont ceux qui s'expatrient pour aller cultiver des terres vacantes. Ils forment des colonies qui restent en rapports plus ou moins étroits avec la métropole. Ainsi, Richelieu, dans sa déclaration aux greffes de l'Amirauté de 1628, pouvait-il conseiller "l'établissement d'une colonie aux naturels français catholiques de l'un et l'autre sexe". Les colons apportaient avec eux les institutions de leur pays. Ils fondaient véritablement, outre-mer, des provinces ou des villes justement dénommées Nouvelle-Angleterre, Nouvelle-Espagne ou Nouvelle-Castille, Nouvelle-Amsterdam, New-York ou Nouvelle-Orléans. Lescarbot publia en 1609 la première histoire de la colonisation française sous le titre de Histoire de la Nouvelle-France.
Ces colonies, cependant, n'étaient pas les seuls établissements européens outre-mer. Les commerçants et les armateurs entretenaient depuis longtemps des agents, nommés "facteurs", dans les ports lointains où se concentraient des produits particulièrement recherchés, comme les épices, les fourrures, les harengs. Mais les comptoirs de Gênes en Mer Noire, de Venise en Syrie et en Égypte, de la Hanse à Novgorod ou à Bergen, n'étaient pas des colonies. Les facteurs, les consuls ou les marins qui s'y rendaient n'y faisaient pas souche. Ils rentraient chez eux après avoir accompli leur stage. Ils ne cultivaient pas la terre et ne s'aventuraient pas au-delà des étroites limites de leur "factorerie", comme on disait au XVe siècle, ou "factorie" selon la graphie simplifiée du XVIe siècle.
factorerie de Tarfaya (cap Juby, Maroc) vers 1882 (source)
Ces factories étaient des comptoirs qui se livraient exclusivement au commerce. On les a, par la suite, assimilés aux colonies. Cette confusion s'explique par le fait que la réglementation mercantiliste du XVIIe siècle, qui interdit à tous les sujets d'outre-mer de fabriquer des produits industriels et qui monopolisa le commerce au profit des métropoles, s'applique aussi bien aux colonies qu'aux factories.
Le caractère propre du commerce mercantiliste était de laisser un bénéfice au commerçant. La courbe des valeurs importées des comptoirs et des colonies était donc constamment supérieure à celle des valeurs exportées. Les investissements destinés à fréter le bateau, à solder l'équipage, à entretenir le comptoir étaient en général à court terme. Les associés à ce commerce ne s'engageaient que pour quelques mois ou quelques années.
Quand la dénomination de colonies tendit à se généraliser, on recourut, en Angleterre d'abord, en France vers le milieu du XVIIIe siècle, au terme de "plantation" ; "planteur" fut alors souvent synonyme de "colon".
Si nous revenons à une terminologie rigoureuse, nous constatons qu'il n'est pratiquement pas de colonisation en Afrique sous l'Ancien régime. Les seules et rares exceptions seraient les établissements insulaires des Canaries, de San Thomé dès le XVIe siècle et ceux des Mascareignes au XVIIIe. On pourrait discuter sur le caractère colonial de Saint-Louis du Sénégal. Enfin, l'établissement incontestablement colonial fondé par Van Riebeek au Cap en 1652, donna naissance au peuple Boer.
II
[colonie humanitaire - protectorat]
Pendant la période libérale du XIXe siècle, l'Afrique traditionnelle, l'Afrique des comptoirs et de la traite de noirs, connut deux sortes d'établissements nouveaux : les colonies humanitaires et les protectorats. Ce fut bien une "colonie de la Couronne" que la Chambre des Communes créa lorsqu'elle reprit en 1807 les installations de la Compagnie à charte fondée vingt ans auparavant, sans visées mercantiles. La région devait continuer à accueillir les anciens esclaves émancipés ou affranchis. Ils y cultivaient la terre et y favorisaient un commerce qui devint peu à peu rentable. Freetown fut le point d'attache indispensable aux bateaux de croisière que la Grande-Bretagne entretient pendant toute cette période pour empêcher la traite.
Ce fut donc une colonie, mais de population noire, une Nouvelle-Angleterre, puisque les missionnaires et les administrateurs y implantèrent la civilisation britannique, mais de couleur. Elle reçut les institutions coloniales classiques, le gouverneur, le secrétaire général, le procureur général, le trésorier, le conseil exécutif et le conseil législatif où les indigènes furent bientôt représentés.
annonce au sujet de l'établissement de
Néo-Écossais noirs en Sierra Leone,
2 août 1791 (source)
D'autres colonies - Gambie, Gold Coast, Lagos, Natal - naquirent des mêmes préoccupations, plus ou moins humanitaires et commerciales, mais toujours différentes des factories qui n'étaient que des établissements de commerce et ne grevaient pas le budget métropolitain.
Les Français tentèrent également de transformer leurs comptoirs du Sénégal en plantations. Mais leur présence en Afrique répondit davantage à leur besoin de prestige qu'au souci réel de régénérer les indigènes. Certaines maisons de commerce s'intéressèrent sans doute à l'huile de palme, dont l'utilisation se développa en Europe après 1830. Mais ce fut surtout le désir de s'affirmer face à sa rivale anglaise qui incita la jeune Marine Française à fonder des établissements nouveaux sur le Golfe de Guinée, à Madagascar et aux Comores. Ces établissements firent des "protectorats".
Les officiers de marine, le capitaine de Bouët-Willommetz ou le contre-amiral de Helle ne se posèrent sans doute pas beaucoup de questions lorsqu'ils signèrent avec les petits souverains gabonais ou sakalaves des traités de protectorat. Ils ignoraient peut-être même l'existence du "protectorat-sauvegarde". On appelait ainsi, sous l'Ancien régime, l'accord entre un État fort et un État faible, auquel le premier garantissait sa sécurité, sans pour autant s'ingérer dans ses relations extérieures ou dans son gouvernement intérieur. Cela revenait en somme à avertir les ennemis du protégé qu'ils auraient affaire au protecteur s'ils attaquaient.
Les Anglais signèrent des traités de protectorat avec les princes des Indes puis, plus tard, avec les sultans malais. Mais ils placèrent aussi auprès des souverains des résidents sans pouvoir précis, des conseillers dont la présence assurait le maintien de la paix et de l'ordre public. Les traités de protectorat de la Marine Française n'allèrent pas jusque-là. Le roi Denis, par exemple, à l'embouchure du fleuve Gabon, s'engagea seulement "à céder à perpétuité à la France deux lieues de terrain" et à contracter "une alliance offensive et défensive avec la France qui, d'un autre côté, lui garantit sa protection". Il ne fut pas question de résident.
Le protectorat fut donc essentiellement une déclaration de chasse gardée vis-à-vis de l'étranger. Il apparaissait, moins important que les colonies et même que les comptoirs, dispersé un peu partout sur les côtes, colonisées ou non de l'Afrique, puisque la présence du protecteur n'y était même pas toujours assurée. Il n'en fut pas de même en Indochine où la France, comme l'Angleterre en Malaise, envoya des résidents. Le protectorat d'Afrique Noire évolua lentement. Il conserva son aspect essentiel de zone réservée aux entreprises futures du protecteur jusqu'à la conférence de Berlin (1885) et ne fut, juridiquement, jamais pris au sérieux.
C'est en Tunisie que le statut du protectorat fut, à la fois défini de façon plus rigoureuse et presque immédiatement torpillé. Le traité du Bardo [ci-contre] reprenait à peu près les stipulations des protectorats d'Extrême-Orient : "Le Gouvernement de la République française prend l'engagement de prêter un constant appui à S. A. le Bey de Tunis contre tout danger qui menacerait la personne ou la dynastie de Son Altesse ou qui compromettrait la tranquillité de ses États" (Art. 3). "Le Gouvernement de la République française sera représenté auprès de S. A. le Bey par un Ministre Résident, qui veillera à l'exécution du présent Acte, et qui sera l'intermédiaire des rapports du Gouvernement français avec les Autorités tunisiennes pour toutes les affaires communes aux deux pays" (Art. 5).
"Les Agents diplomatiques et consulaires de la France en pays étrangers seront chargés de la protection des intérêts tunisiens et des nationaux de la Régence.
En retour, Son Altesse le Bey s'engage à ne conclure aucun acte ayant un caractère international sans en avoir donné connaissance au Gouvernement de la République française et sans s'être entendu préalablement avec lui" (Art. 6).
On représenterait donc le pays vis-à-vis de l'étranger, on y respectait la souveraineté intérieure et on se contentait d'y envoyer un résident. C'était plus économique que d'y créer toutes les administrations d'une colonie et ce fut sans doute pour cela, pour amadouer l'opinion française indisposée par les expériences malheureuses faites en Algérie, qu'on choisit la forme du protectorat. À cause de l'opinion française plutôt que pour ménager l'étranger. Car ce traité fut préparé dès 1878 par le Quai d'Orsay, "sous l'administration de M. Waddington", qui avait reçu à la conférence de Berlin les assurances de Salysbury et de Bismark. On savait donc que l'étranger ne protesterait pas, sauf peut-être l'Italie, avec laquelle il eût mieux valu négocier après une annexion pure et simple qu'après une proclamation de protectorat. Peut-être aussi s'effrayait-on un peu, dans les milieux républicains, des termes de colonie et d'annexion : la République de la Liberté, de l'Égalité et de la Fraternité ne pouvait décemment pas user à l'égard d'un autre peuple des méthodes cyniques et brutales de ceux qui réalisent leurs projets "par le fer et par le feu".
À la suite de la révolte et de la dure campagne de 1881, deux ans après le traité du Bardo, la Convention de la Marsa fut imposée au Bey, le 8 juin 1883. Son premier article anéantissait le principe même du protectorat en conférant tous pouvoirs au résident pour se substituer au Bey dans l'administration intérieure. "Afin de faciliter au Gouvernement français l'accomplissement de son Protectorat, Son Altesse le Bey de Tunis s'engage à procéder aux réformes administratives, judiciaires et financières que le Gouvernement français jugera utiles".
La souveraineté interne, dès lors, n'était plus que fiction. personne, en France, ne s'en inquiéta. Personne, au fond, n'avait attaché d'importance à cette souveraineté. Ceux-mêmes qui, par la suite, prétendirent s'inspirer du protectorat l'abandonnèrent sans scrupule. Comme Gallieni à Madagascar, quand il les gêna. Des grands coloniaux français, un seul voulut vraiment tenter l'expérience du protectorat : Lyautey. Il ne fut ni compris, ni suivi. C'est dans ses circulaires et dans ses lettres qu'il faut chercher une définition précise de ce statut idéal qui ne fut jamais nulle part appliqué sans être violé.
le sultan Moulay Youssef et Lyautey (derrière lui, Si Kaddour ben Ghabrit)
Pour que l'expérience du protectorat réussît, comme ce fut le cas dans beaucoup de territoires britanniques, il aurait fallu qu'elle s'appuyât sur une doctrine de tutelle. Si les traités avaient prévu un terme, même lointain, même indéfini, au contrôle du protecteur, celui-ci aurait été incité à former des cadres de relève indigènes. Et les protégés auraient plus volontiers accepté l'intervention dans leurs affaires intérieures de techniciens et d'administrateurs étrangers, qui auraient en même temps été des professeurs. Les complexes psychologiques des races inférieures ou supérieures ne se seraient peut-être pas formés.
III
[impérialisme]
La prise de Tunis en 1880, le protectorat sur les territoires de Makoko, chef des Batéké du Congo, ratifié par les Chambres françaises en novembre 1882, étaient des actes d'expansion territoriale. ils ont inauguré "l'impérialisme colonial" qu'à la suite de la France, presque toutes les grandes puissances pratiquèrent entre 1880 et 1914.
Le terme "d'impérialisme", dans le sens d'expansionnisme, est récent. Danzat le relève pour la première fois dans un article du Figaro du 4 février 1880. Il ne s'est guère répandu avant que les théoriciens socialistes ne lui fissent un sort. Et, comme il arrive souvent, on eut tendance à étendre au passé la signification qu'il prit au XXe siècle. Il y a là un véritable anachronisme.
L'expansion des années 1880 à 1885 et même au-delà est essentiellement politique. En dépit de quelques allusions à l'intérêt économiques de la colonisation, faites par Jules Ferry avant 1885, ce fut surtout le désir de s'affirmer, de prouver au monde que la France vaincue n'était pas tombée au rang de puissance secondaire, qui motiva l'expansion coloniale : "Il faudra bien, écrivit Gambetta à Jules Ferry au lendemain de la ratification du Traité du Bardo, le 13 mai 1881, que les esprits chagrins en prennent leur parti un peu partout. La France reprend son rang de grande puissance".
Les mobiles économiques que l'on invoqua plus tard en prétendant que le protectionnisme obligeait les États industriels à se réserver des marchés coloniaux n'existaient pas alors. L'Allemagne seule avait adopté le protectionnisme en décembre 1878. Or, le commerce général de la France avec l'Allemagne passa entre 1878 et 1880 de 88,2 à 945,5 millions de francs. Et le commerce général extérieur de la France avait passé entre 1877 et 1880 de 8 940 à 10 725 millions.
Lorsqu'après la conférence de Berlin, les grandes puissances se partagèrent le monde, elles y furent au moins autant poussées par leur nationalisme que par l'espoir de profits économiques. Quels profits promettait Madagascar en 1895 ? À ce moment, cependant, le facteur économique commençait à se préciser.
L'idée d'une "colonisation de capitaux" remontait au livre de Paul Leroy-Beaulieu sur La colonisation chez les peuples modernes publié en 1874. Elle s'était peu répandue jusque vers 1890, malgré les efforts des sociétés de géographie. Ce sont les grandes compagnies concessionnaires qui la vulgarisèrent. En France, le coryphée en fut Eugène Étienne [ci-contre], fondateur du Groupe colonial de la Chambre des Députés en 1893. Dans ses articles du Temps de septembre 1897, il considéra "l'intérêt", "la somme d'avantages et de profits devant en découler pour la métropole" comme "le seul critérium à appliquer à toute entreprise coloniale".
Qu'entendait-il exactement par là ? Dans le passé, comme nous l'avons indiqué, la métropole importait des colonies plus qu'elle n'y exportait. Le bénéfice de ses commerçants apparaissait dans les colonnes du Tableau du Commerce Extérieur. Il en était encore de même en 1897 pour les échanges entre la France et les pays d'outre-mer non colonisés.
Mais partout où la Troisième République s'est installée - comme d'ailleurs en Algérie - la courbe s'était inversée. Depuis leur occupation, la Tunisie, l'Indochine, Madagascar et, Congo excepté, les divers territoires d'Afrique Noire, absorbaient plus de produits qu'ils n'en expédiaient en France. Le bénéfice n'apparaissait pus dans la différence entre la valeur des produits exportés et importés. Se trouvait-il donc dans celle entre les prix d'achat en France et ceux de vente outre-mer des produits exportés ? Sans doute, mais la plupart des colonies ne pouvaient payer qu'avec l'argent que la métropole leur avaient fourni. Cet argent, bien employé en investissements judicieux, laissait escompter des rentes. Elles n'existaient pas encore en 1897 mais tous les espoirs restaient permis.
L'impérialisme différait donc du mercantilisme commercial en ce qu'il spéculait à terme au lieu d'opérer au comptant. Il appartiendra à des études plus approfondies sur ce point de préciser si ce terme est jamais échu ou si l'impérialisme économique aura été, outre-mer, une course de plus en plus rapide après des espoirs toujours déçus. Mais tant que la course dura, elle profita, d'une part à ceux qui participaient et, de l'autre, à ceux qui recevaient l'équipement dont on escomptait les bénéfices.
Le premier à douter de l'intérêt économique du système fut l'Anglais Hobson [photo ci-dessous], dont le livre fondamental : Imperialism, a study, parut en 1902. Il y établissait qu'en Angleterre, la conquête des territoires intertropicaux n'avait pas eu les suites économiques espérées. La part de la Grande-Bretagne dans le commerce extérieur de ses territoires d'outre-mer n'avait pas cessé de baisser et la part du commerce colonial dans l'ensemble du commerce extérieur tendait également à diminuer. Par contre, l'arbitraire, les pratiques dictatoriales vis-à-vis des indigènes, les guerres, s'étendaient. Hobson critiqua la notion de colonies de capitaux en faisant observer l'évolution en Europe du capitalisme commercial vers le capitalisme bancaire.
Il tenta de démontrer que les investissements outre-mer n'étaient pas nécessaires. On y recourait parce qu'en métropole, la production était surabondante. Mais si, au lieu de multiplier les bénéfices, on augmentait le pouvoir d'achat des masses, la surproduction métropolitaine disparaîtrait : la réforme sociale et non les investissements à l'étranger devaient remédier à la surproduction métropolitaine. L'ensemble de la nation en profiterait au lieu d'une petite minorité d'investisseurs, de hauts fonctionnaires et de militaires.
Ces idées, reprises par le socialiste autrichien Rudolf Hilferding [ci-contre] dans Das Finanzkapital (1910), puis par Lénine dans L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme vulgarisèrent la conception essentiellement économique de l'impérialisme. Mais, en fait, il continua d'être infiniment plus complexe. C'est le caricaturer que de le réduire à un problème de circulation de capitaux. Et c'est négliger le caractère peut-être le plus remarquable : son aspect moral.
Le nationalisme, qui l'inspira d'abord, était aux yeux de tous, comme il l'est aujourd'hui à ceux des Africains, une vertu. Le racisme, également affirmé, en était une autre. Là encore, l'anachronisme nous menace. Tous les protagonistes de l'expansion coloniale, Jules Ferry, Léopold II, Dilke, Hübbe, Schleiden, Fiske ont distingué les races supérieures des races inférieures. Mais pour insister sur le devoir d'élever ces dernières au niveau supérieur. Ils reprenaient les thèses humanitaires des anti-esclavagistes, l'idée missionnaire des Églises. Ils laïcisaient et nationalisaient la Mission. Le racisme n'était pas la doctrine d'extermination qu'il devint au temps d'Hitler, mais un idéal de civilisation, d'amour et de progrès.
La recherche de progrès économique signifiait aussi la civilisation par le commerce honnête opposé au "trafic honteux" des marchands d'esclaves, des frères humains attardés à des pratiques barbares, à des techniques primitives, à l'exploitation esclavagiste de l'homme par l'homme. Il en résulta que le malaise, par lequel s'explique peut-être en partie la préférence donnée par Jules Ferry au protectorat sur l'annexion, disparut.
Les colonies françaises : progrès, civilisation, commerce
Les impérialistes de 1890 avaient bonne conscience. Ils étaient sincères lorsqu'ils barbouillaient de leurs couleurs nationales les cartes de la "populeuse Asie" et de la "ténébreuse Afrique". Ils étaient convaincus d'accomplir un devoir. Les opinions publiques, même lorsqu'elles s'élevaient contre les abus qui défiguraient l'oeuvre coloniale, lorsqu'elles démasquaient les profiteurs hypocrites d'Europe ou d'outre-mer, s'inspiraient du même sentiment. Hobson, critiquant l'impérialisme, ne concluait pas à l'abandon des colonies : c'eût été trahir les races inférieures. Ce qu'il souhaitait, c'était une tutelle honnête dans l'intérêt des pupilles et sous contrôle international.
Ainsi, l'impérialisme colonial se définit par un nationalisme expansionniste, assorti de l'exportation de capitaux à la recherche des profits de l'exploitation de ressources nouvelles, pour le plus grand bien des colonisateurs et des colonisés.
IV
[colonialisme]
Le mot "colonialisme" est récent. Il apparaît sans doute pour la première fois sous la plume de Paul Louis, qui publia en 1905 une brochure intitulée : Le colonialisme dans la Bibliothèque socialiste. Forgé par les marxistes métropolitains, répandu outre-mer par les "évolués" qui créaient chez eux des nationalismes du type occidental, il condamnait l'impérialisme colonial. Si l'on essaie de serrer son sens de près, on s'aperçoit qu'il désigne d'une part l'exploitation capitaliste des territoires d'outre-mer au profit de la métropole, d'autre part la domination politique de ces territoires et la politique nationaliste d'expansion. Il réunit donc les mêmes éléments que l'impérialisme colonial, à l'exception de la bonne conscience. "Colonialisme" est un terme péjoratif. Il est l'impérialisme privé de son bon droit, l'impérialisme démasqué, devenu immoral.
Dans ces conditions, rien de surprenant si personne ne se reconnaît colonialiste. La mentalité impérialiste n'a pas disparu. On la rencontre, en particulier, parmi les colons, au Kenya [le Kenya colonial, 1950/51 - source] ou en Algérie. Lorsque ceux-ci s'opposent aux Africains de couleur ou aux gouvernements métropolitains, ils sont forts de leur bonne conscience. Deux générations historiques s'affrontent alors : celle de l'impérialisme et celle du colonialisme. Elles n'ont pas le même âge et ne peuvent pas s'accorder.
Ceux qui, en Europe, sont restés proches de l'impérialisme, repoussent la désignation de colonialisme et, rejetant également le terme d'impérialisme peu à peu englobé dans la réprobation colonialiste, évoquent des idéaux imprécis d'union, d'intégration, de fédération. Ces formes ultimes de la colonisation cherchent à remplacer la domination impérialiste par de nouveaux liens politiques. Elles admettent qu'économiquement, les territoires d'outre-mer représentent une charge pour la métropole. Lourde charge que les gouvernements assureront pour la plus grande part, les capitaux privés étant subordonnés et contrôlés étroitement. Les profits qu'ils escomptent sont limités et lointains. Cette colonisation, qui satisfait les besoins émotifs des nationalistes, manque de charme aux yeux du contribuable ou du capitaliste, qui aime avoir des coudées franches. L'un et l'autre considèrent alors avec aménité, dernière née de la politique coloniale, la décolonisation.
orchestre improvisé, Madagascar, 1946 (source)
V
[décolonisation]
Rien de plus simple, en apparence, que la décolonisation. Elle est l'abandon par la métropole de sa souveraineté politique sur sa colonie. Ce qui ne signifie pas un retour au statu quo ante, car l'Histoire est irréversible et les colonies ont trop profondément subi l'empreinte des métropoles pour désirer effacer toutes leurs traces. Aussi bien ne parle-t-on de décoloniser que lorsque l'indépendance est réclamée par des élites dites "évoluées", c'est-à-dire, quoiqu'elles en aient, plus ou moins européanisées.
Les nationalistes européens peuvent condamner la décolonisation et chercher à l'éviter, en considérant qu'elle diminue le prestige de la métropole. Si celle-ci est assez puissante pour maintenir sa domination, si sa propre dépendance vis-à-vis des autres nations lui permettait d'user de cette force, si ses ressources étaient assez abondantes pour qu'elle assume seule et à long terme les charges de la colonisation, elle resterait maîtresse du jeu.
La réaction de ceux qui ne sont pas nationalistes est beaucoup plus nuancée. Ils constatent que l'abandon de la souveraineté entraînerait l'économie des frais d'administration, d'outillage, d'assistance sociale, bref, qu'elle diminuerait considérablement les charges des territoires d'outre-mer. Ceux-ci deviendraient de simples pays sous-développés auxquels on accorde l'aide que l'on veut, à des conditions implicites ou explicites que l'on fixe.
Pour les milieux économiques, ces pays sous-développés représentent des possibilités d'investissements plus avantageuses que les colonies. Le contrôle y est moins tatillon que celui de la métropole. Le risque y est peut-être moins grand que dans les colonies qui menacent de se révolter. Sans doute, les pays sous-développés peuvent-ils un beau jour "nationaliser" les entreprises étrangères. Mais ce faisant, ils décourageraient pour longtemps les prêteurs dont ils ont besoin. Au total, le risque n'apparaît pas moindre dans les colonies que dans les pays sous-développés. Pour le supprimer, la seule solution serait de n'investir que chez soi. On reviendrait alors à la thèse de Hobson.
Pour les colonies, la décolonisation est l'accès à l'indépendance. Mais, en Afrique noire tout au moins, cette indépendance n'est conçue par les élites qu'à un niveau de vie au moins égal à celui de la métropole. Et celui-ci n'est possible qu'avec l'aide économique et technique de la métropole ou d'autres pays étrangers. Cette contradiction commence seulement d'apparaître aux yeux des leaders d'outre-mer. Ils n'osent cependant pas choisir ouvertement l'indépendance dans l'austérité. Ils préféreraient n'avoir à choisir qu'entre l'aide de l'ancienne métropole et celle des autres puissances. Mais cela reviendraient encore à choisir entre une certaine dépendance ancienne et une certaine dépendance nouvelle. Qui soutiendra que les Philippines ne sont en rien dépendantes de Washington ou la Mongolie extérieure de Moscou ? Et qui ne sera frappé de la similitude entre les procédés, les rivalités, la diplomatie des puissances capables de secourir les pays sous-développés, et celles des impérialismes d'antan ?
Les colonies, en général, ne souhaitent pas la rupture des liens économiques avec la métropole. L'indépendance politique et l'espoir de restaurer ou de créer des cultures nationales leur suffiraient. Alors que l'économie réalisée par la décolonisation pallierait aux yeux des opinions publiques métropolitaines la perte de prestige due à l'accession à l'indépendance des colonies, celles-ci cherchent un moyen qui leur donne l'indépendance sans les priver de l'assistance. Elles sont alors plus souvent proches des "colonialistes" que des "anticolonialistes" européens. Et le terme "décolonisation" devient une dénomination très générale, comme celui de colonisation, pour désigner des rapports nouveaux qu'il n'est pas encore possible de définir avec précision. Ainsi union, intégration, fédération, Commonwealth. Le seul point commun entre ces néologismes réside dans une démission politique plus ou moins complète de l'ancienne métropole.
L'indépendance complète n'existe plus aujourd'hui. Elle n'a été possible qu'au temps où l'isolement l'était. La marche de l'Histoire s'est traduite par la constante multiplication des hommes, par l'occupation des espaces déserts, par la disparition progressive du nomadisme. Aujourd'hui, tous les peuples sont en contacts les uns avec les autres. L'indépendance devient, comme le nationalisme, un leurre d'esprits attardés. La seule réalité est l'interdépendance qui exige des abandons de souveraineté.
Henri Brunschwig (1904-1989)
Cahiers d'études africaines, n° 1,
éd. Mouton & Co, 1960, p. 44-54
décolonisation, janvier 1960, dessin de Fritz Behrendt
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document
texte du Traité du Bardo (France et Tunisie, mai 1881)
cliquer sur l'image pour l'agrandir source
séminaire Jacques Frémeaux et Daniel Lefeuvre
les guerres d’Algérie,
1830-1857 ~ 1954-1962
Séminaire Jacques Frémeaux et Daniel Lefeuvre
Séminaire de master d’histoire, sous la direction de Jacques Frémeaux (Université Paris-Sorbonne/Paris-IV) et Daniel Lefeuvre (Université Paris VIII)
Dans quelles mesures la mise en perspective des années de la conquête de l’Algérie à celles qui conduisirent à l’indépendance de celle-ci permet-elle d’éclairer des continuités et des discordances dans les méthodes des guerres coloniales, dans leurs enjeux, aussi bien militaires que politiques ou économiques ; dans le poids du religieux lors des périodes de résistance, de révolte ou d’insurrection ? Dans les pratiques de la domination et de l’administration des populations colonisées.
Dans quelle mesure, également, les réflexions sur l’histoire de la conquête ont-elles été mobilisées lors de la guerre d’Algérie ? Quels ont été les représentations et les usages de ces représentations, construites pendant les années de conquêtes et durant la guerre d’Algérie ?
Autant de thèmes qui seront abordés au cours de ce séminaire à partir d’exposés présentés par différents historiens spécialistes de ces questions.
Les séances auront lieu un mardi sur deux, de 14 h à 16 h soit à Paris IV (salle E 658) soit à Paris 8 (salle D ??? ou B ???).
Un calendrier précis et un programme détaillé des séances seront donnés à la rentrée universitaire.
le passage des Portes de Fer, 28 octobre 1839
aquarelle de Gaspard Gobaut
Bibliographie
- Jacques Frémeaux, La France et l’Algérie en guerre, 1830-1870 ~ 1954-1962, Economica, 2002.
- Jean-Charles Jauffret (dir.), Des Hommes et des femmes en guerre d’Algérie, Autrement, 2003.
- Jean-Charles Jauffret & Maurice Vaïsse (dir.) Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, Complexe, 2001.
- Charles-André Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine, tome 1, 1827-1871, PUF, 1979.
- Daniel Lefeuvre, Chère Algérie, la France et sa colonie, Flammarion, 2005.
indépendance du Cambodge (1953)
l’assassinat de Jean de Raymond,
dernier Commissaire de la République
au Cambodge,
et l’indépendance du royaume
Jean-Michel ROCARD
Y a-t-il un lien entre l’assassinat de Jean de Raymond, (1907-1951), dernier Commissaire de la République au Cambodge, et l’indépendance du royaume ?
La presse française de l’époque a donné les détails suivants.
L'annonce de l'assassinat a paru à la une du Figaro 31 octobre 1951, accompagnée d’une photo de Jean de Raymond et en page 8 de la description des faits : découverte du corps ensanglanté le lundi 29 octobre à 16h10 dans une chambre du palais du Commissaire de la République à Phnom Penh. L’article de Jean-Marie Garraud déclarait : «L’amitié qui unissait M. de Raymond et le Roi du Cambodge, la confiance que lui témoignaient les personnalités et aussi les habitants les plus modestes du pays prouvent que la mission du représentant de la France a toujours été remplie avec la plus grande loyauté. M. de Raymond avait par son action personnelle permis la pacification en obtenant le ralliement de nombreuses bandes de rebelles ‘Khmer-Issaraks’. Sa mort tragique est une lourde perte pour la France et pour le Cambodge».
la une du Figaro le 31 octobre 1951
Les obsèques eurent lieu à Phnom Penh (voir Le Figaro du 1er novembre 1951, p. 2) en présence du roi Norodom Sihanouk, du général de Lattre de Tassigny, Haut Commissaire de France et Commandant en chef en Indochine. Télégramme de M. Letourneau, ministre d’État (chargé des relations avec les Etats associés). Déclaration de M. Tran Van Huu, chef du gouvernement vietnamien : «Le nom du gouverneur de Raymond vient s’ajouter à la liste glorieuse des grands Français morts au champ d’honneur et tombés au service d’une noble cause».
Puis Le Figaro du 2 novembre en page 9, fait état de la déclaration du général de Lattre de Tassigny aux obsèques de M. Jean de Raymond : «En substituant cet ignoble assassinat au combat qu’il n’ose engager le Vietminh avoue sa faiblesse».
Le retour en France de la dépouille mortelle est annoncé dans la rubrique «Le Carnet du Jour» du Figaro du 26 novembre 1951 :
«Les cérémonies prévues aujourd’hui lundi 26 novembre aux Invalides à l’occasion du retour de la dépouille de M. le Gouverneur de Raymond, mort pour la France, auront lieu à 15 h au lieu de 14 h15».
Dans le Figaro du lendemain, à la page 9 un petit entrefilet annonce succinctement : «Le corps de M. de Raymond a été ramené à Paris», titre suivi d’un texte très court : «Un appareil militaire a ramené hier au Bourget la dépouille mortelle de M. Jean de Raymond, commissaire de la République française au Cambodge, assassiné par le Viet-Minh. La cérémonie aux Invalides a eu lieu en présence des membres de sa famille, d’Albert Sarrault, de Jean Letourneau, de la délégation du Cambodge et de nombreuses autres personnalités. L’inhumation a eu lieu ensuite à Vannes dans le caveau familial».
Bref, une fois l’inhumation passée, il n’a plus été question du dernier gouverneur français du Cambodge et son assassinat n’est même pas mentionné dans les livres d’histoire qui traitent de l’indépendance de ce royaume.
de Lattre de Tassigny aux obsèques de Jean de Raymond
Le Haut Conseil de l’Union Française
Or, le même Figaro du 26 novembre fait état du retour du général de Lattre à Paris venu de Hanoï assister à la réunion du Haut Conseil de l’Union française, d’une réception cordiale dans un salon orné de drapeaux français, vietnamien, cambodgien et laotien. Définition de ce Haut Conseil : «Le haut conseil sera, par la collaboration de tous, l’organisme qui permettra de concilier, de façon pratique et acceptable pour chacun, la coopération et la souveraineté des États composants» (note de J-M R : ce Haut Conseil est créé pour trouver le moyen le plus rapide de donner l’indépendance aux deux royaumes cambodgien et laotien et de trouver une solution à la coopération franco-vietnamienne).
On apprend enfin dans le Figaro du 29 novembre à la page 10 que la dernière délégation (celle du Laos) est arrivée et qu’elle assistera à la première réunion du Haut Conseil de l’Union française ; on apprend également que les délibérations du Haut Conseil seront secrètes.
Enfin, dans plusieurs journaux de l’époque des informations sont données au sujet de la mise en place de ce Haut Conseil de l’Union Française (en particulier Le Monde des 14, 21, 27 et 30 novembre 1951) dont la première session se déroule à l’Élysée le 30 novembre sous la présidence de Vincent Auriol, Président de la République.
L’indépendance du Cambodge
Les livres d’histoire donnent très peu d’informations sur la façon dont le Cambodge a obtenu son indépendance. Beaucoup d’auteurs l’attribuent à la seule intervention de Norodom Sihanouk. Sans vouloir les contredire, je pense personnellement que c’est surtout l’assassinat du dernier Commissaire de la République au Cambodge qui a poussé les gouvernements français de l’époque à accélérer le processus d’obtention de l’indépendance et du Cambodge et du Laos - la France n’étant impliquée que dans une guerre franco-vietnamienne. Pour preuve, Jean de Raymond n’a pas été remplacé après sa mort alors qu’au moins un autre Commissaire de la République au Centre Vietnam a été nommé fin 1953, ou début 1954.
Dernière question : comment a été annoncée l’indépendance de ces deux royaumes ? Réponse : dans la plus grande discrétion ! Sachant que la date de la fête de l’Indépendance du Cambodge est le 9 novembre, j’ai cherché dans la presse française du mois de novembre 1953 ce qui avait été annoncé au sujet de cette fameuse indépendance. Et n’ai trouvé, dans Les Figaro des 5 et 16 novembre, que 2 références au Cambodge :
- Le Figaro du 5 novembre 1953, en page 8 ou 9 une dépêche datée de Phnom Penh le 4 novembre 1953 : «Le gouvernement royal vient de diffuser le programme des cérémonies qui marqueront le retour du roi, le dimanche 8 novembre. 101 coups de canon salueront le roi qui gagnera directement la salle du trône où une cérémonie religieuse de bienvenue se déroulera. Le lendemain (c-à-d 9/11/53) aura lieu une importante cérémonie militaire devant le palais royal en présence du roi, du haut commissaire M. Risterucci et du Général de Langlade. Le commandement militaire sera solennellement remis au souverain khmer qui prononcera à cette occasion un important discours en français et qui lancera une proclamation à son peuple».
- Le Figaro du 16 novembre 1953 mentionne le retour du Roi du Cambodge à Phnom Penh (Le Roi serait resté à Paris plus longtemps que prévu !) et une crise politique locale (démission du Premier Ministre Penn Nouth).
Conclusion
Y a-t-il un lien entre l’assassinat (29 octobre 1951) du dernier Commissaire de la République au Cambodge et l’indépendance du Cambodge et du Laos (19 et 22 octobre 1953) ? L’auteur de ce papier le croit et les articles de presse mentionnés ci-dessus semblent le prouver. Comme nous l’avons dit plus haut, le Haut Conseil de l’Union Française a été créé dès l’annonce de l’assassinat et deux ans plus tard (octobre 1953) ont eu lieu les signatures :
1) des Accords de transferts militaires franco-cambodgiens (Le Figaro 19 octobre p. 12). Bien que les accords aient été signés au Quai d’Orsay le 19 octobre en présence de Norodom Sihanouk, les cérémonies militaires, elles, n’ont eu lieu que le 9 novembre à Phnom Penh devant le palais royal.
2) du Traité d’Amitié et d’Association entre le Laos et la France, qui accorde l’indépendance totale au royaume (sous réserve du droit d’intervention militaire de la France). (Le Figaro, 21 octobre p. 7).
le Traité d’Amitié franco-laotien a en fait été signé le 22 octobre au Quai d’Orsay par le roi du Laos. Ce qui va dans le sens de notre thèse, c’est que dans le Figaro du 22 octobre 1953, à la une, un article intitulé : «Le Conseil des Ministres a décidé d’adresser une Note à Bao Daï et au gouvernement vietnamien. Cette note précise les principes suivis par la France pour l’indépendance des Etats Associés».
Le gouvernement vietnamien, voyant que la France donnait l’indépendance au Cambodge et au Laos, se montrait moins docile vis-à-vis de la puissance coloniale. Il ne faut pas oublier non plus qu’à l’époque les Américains exerçaient des pressions sur la France pour qu’elle se retire du Sud-Est asiatique (le Président Eisenhower a même refusé à la France un soutien militaire au moment du désastre de Dien Bien Phu)…
La fête de l’Indépendance au Cambodge est célébrée tous les ans le 9 novembre. La fête nationale du Laos commémore tous les ans le 2 décembre l’arrivée au pouvoir du «Pathet Lao» (1975).
Le Figaro, 31 octobre 1951 (cliquer sur l'image pour l'agrandir)
14 avril 1951 à Pnom Penh, avec Norodom Sihanouk
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- vidéo : les obsèques à Phnom-Penh de Monsieur Raymond, commissaire de la République au Cambodge, Actualités françaises, 8 novembre 1951, 52' (ina.fr)
obsèques de Jean de Raymond, 8 novembre 1951 (ina.fr)
le général de Lattre aux obsèques de Jean de Raymond, 8 novembre 1951 (ina.fr)
obsèques de Jean de Raymond, sortie de l'église, 8 novembre 1951 (ina.fr)
à gauche Norodom Sihanouk, à droite de Lattre (ina.fr)
obsèques de Jean de Raymond, 8 novembre 1951 (ina.fr)
obsèques de Jean de Raymond, 8 novembre 1951 (ina.fr)
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Mise au point
Les propos de la rubrique «Commentaires sur Indépendance du Cambodge. Histoire officielle, histoire secrète» ci-dessus, exigent une mise au point devant des insinuations infondées et indignes.
Le Gouverneur Jean L. de Raymond, Commissaire de la République au Cambodge depuis mars 1949, a été assassiné le 29 octobre 1951 à l’Hôtel du Commissariat de la République par un domestique vietnamien engagé depuis un mois en remplacement d’un agent qui avait demandé son affectation à Saïgon.
Ce nouveau domestique n’avait pas été soumis au contrôle de sécurité du Commissariat. Or il avait adhéré au Comité des démarches du Viet-Minh de Phnom Penh depuis février, avait reçu une formation politique en mars et était inscrit au Parti communiste depuis septembre. Il s’associa un Chinois appartenant au même Parti, un autre Chinois et un boy vietnamien du Commissariat en vue d’effectuer l’attentat qui avait été décidé depuis plusieurs semaines par le chef de la Section de contrôle de ce Comité où il participa à une réunion le 28 octobre. Ce domestique vietnamien commit le crime le lendemain avec le Chinois pendant la sieste de Jean L. de Raymond et déroba des documents avant de rejoindre le Nord Vietnam.
Les meurtriers ont été condamnés à mort par contumace par le Tribunal militaire de Phnom Penh, et le complice vietnamien du Commissariat, à dix ans de travaux forcés et vingt ans d’interdiction de séjour. L’identité des terroristes, les interrogatoires de ceux qui furent arrêtés par la police, les messages du Viet-Minh interceptés et les documents saisis par les services de sécurité français sont conservés dans les fonds des Archives nationales.
Le Viet- Minh félicita «l’agent des cadres du Nambo» et donna l’instruction de ne pas divulguer l’information dans des zones dont les habitants «avaient quelque sympathie pour la politique khmérophile de M. de Raymond». Le meurtrier précisa qu’il n’avait pas agi par haine personnelle car «M. de Raymond avait été un très bon maître, mais bien pour l’intérêt général et pour celui de la résistance ». L’assassinat aurait été «désapprouvé» par le Comité des cadres du Cambodge dont le chef, qui l’avait commandé, a été limogé.
Le Commissaire de la République s’était attiré la sympathie des Cambodgiens et celle des Indochinois avec qui il avait eu depuis longtemps à coopérer et à négocier, comme l’attestent de multiples témoignages. Cet attentat provoqua une grande émotion et «l’indignation unanime de tout le Royaume» selon les termes du Président du Conseil, notamment à Phnom Penh où le Commissaire de la République était très estimé et où sa bonté était connue, au point que sa confiance a été trompée.
Le roi Norodom Sihanouk pleura ; il rappela les «qualités de courtoisie et le sens élevé de l’humanité» dont faisait preuve le gouverneur de Raymond qui était «un des rares Français ayant toujours su lui dire avec courtoisie, la vérité, ce qui a évité beaucoup de déboires au Cambodge», et il témoigna : «son nom est intimement lié à l’indépendance de mon Royaume dont il est un des artisans français». Le Souverain le cita à l’ordre du Cambodge. Il voulut même faire supprimer, en signe de deuil, les cérémonies traditionnelles du «Tang Tôc» et il fit annuler les réjouissances populaires organisées devant le Palais et au Phnom.
La vie et l’œuvre du gouverneur Jean L. de Raymond, Mort pour la France, seront mieux connues grâce à sa biographie complète en préparation, qui en précisera les réalisations et présentera les témoignages utiles à l’histoire.
Jean-François de Raymond
fils de Jean L. de Raymond,
Docteur d’État-ès lettres et sciences humaines,
professeur d’université honoraire, ancien diplomate
Supercherie coloniale
Supercherie coloniale
présentation du livre par l'auteur
Jean-Pierre RENAUD
Le livre compte 294 pages, 18 illustrations et 9 chapitres intitulés : les livres de la jeunesse, la presse, les expositions coloniales et les zoos humains, les cartes postales, le cinéma, les affiches, la propagande coloniale, et le ça colonial.
L’ouvrage analyse en effet, vecteur par vecteur d’information et de culture, le discours que tient un collectif de chercheurs (1) sur une culture coloniale et impériale qui aurait existé sous la IIIe République, et plongé la France dans un bain colonial. Cette culture se serait prolongée sous les IVe et Ve République et, à travers la voie d’un inconscient collectif évoqué dans le chapitre Le ça colonial, serait aujourd’hui la cause d’une fracture coloniale et d’une crise des banlieues qui en résulterait.
En décortiquant page par page, et ouvrage par ouvrage, leur discours, comme cela a été fait à titre d’exemple, dans le chapitre "La propagande coloniale pour le décorticage du riz de Sandrine Lemaire", un riz destiné à plus de 95% à la volaille et au bétail, en contradiction complète avec son slogan "Du riz dans les assiettes", de l’Empire dans les esprits (CI/p.82), l’ouvrage a l’ambition d’examiner le bien fondé de ce discours eu égard aux sources historiques qu’il est possible d’avancer pour soutenir la thèse qu’ils défendent.
Le lecteur se rendra compte que la démonstration de ce discours est loin d’être faite. La conclusion de l’ouvrage en résume les faiblesses et les dangers, aussi bien pour les descendants français de peuples colonisés que pour la communauté nationale toute entière. L’analyse proposée par ce livre suggère une autre lecture de l’histoire coloniale, une autre hypothèse de travail, laquelle reste à démontrer tout autant que celle encore contestée de ce collectif de chercheurs. Celle d’un déchiffrage historique des rapports entre la France, les Français, et les colonies, fondés beaucoup plus sur le goût des Français pour l’exotisme et la gloire, plus que sur la supériorité raciale, la discrimination, la violence coloniale, ou La sueur du burnous de Vigné d’Octon.
Jean-Pierre Renaud
(1) Culture coloniale (CC) Culture impériale (CI) La République coloniale (RC) La Fracture coloniale (FC) L’Illusion coloniale (Ilc)
Jean-Pierre Renaud, Supercherie coloniale,
éd. Mémoires d'hommes, février 2008
- pour commander ce livre : Mémoires d’Hommes, 9 rue Chabanais, 75002 Paris - France 20 euros par chèque, le port est compris.
- du même auteur, sur ce site : La parabole de la propagande coloniale et du grain de riz [y a-t-il vraiment eu propagande coloniale ?]