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études-coloniales

18 septembre 2007

Algérie (1954-1962) : Une guerre sans «non» ? (Tramor Quemeneur)

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Henri Maillot mort le 5 juin 1956, Jean Müller mort le 27 octobre 1956

 

soutenance de thèse

Une guerre sans «non» ?

Insoumissions, refus d’obéissance et

désertions de soldats français pendant

la guerre d’Algérie (1954-1962)

Tramor QUEMENEUR

 

16994655

 

 

 

 

 

 







Thèse préparée sous la direction de
Benjamin STORA, Professeur d’Histoire contemporaine
à l’INALCO.

La soutenance se déroulera le
lundi 15 octobre à 9 heures,
à l’Université de Paris 8 – Saint-Denis,

Salle des thèses- Bâtiment A - Salle 010

Le jury sera composé de :
- Jean-Charles JAUFFRET
Professeur d’Histoire contemporaine à l’Institut d’Etudes Politiques d’Aix-en-Provence et à l’Université Paul-Valéry de Montpellier
- Daniel LEFEUVRE
Professeur d’Histoire contemporaine à l’Université Paris-VIII
- Abdelmajid MERDACI
Professeur de sociologie à l’Université Mentouri de Constantine
- Benjamin STORA
Professeur d’Histoire contemporaine à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales
- Danielle TARTAKOWSKY
Professeur d’Histoire contemporaine à l’Université Paris-VIII
- Michel WIEVIORKA
Directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales



Résumé succinct

Trois périodes de refus se dégagent de la quantification des désertions, des insoumissions et des refus d’obéissance de soldats français pendant la guerre d’Algérie. En 1955 et en 1956, les «manifestations de rappelés» posent la question de la désobéissance, qui se cantonne cependant à un niveau individuel. De 1957 à 1959, les réfractaires contestent dans le cadre militaire, s’organisent en exil pour les insoumis et les déserteurs, ou en prison pour les objecteurs de conscience et les «soldats du refus» communistes. Le débat public explose en 1960 avec la découverte de Jeune Résistance, composée de réfractaires. Des intellectuels les soutiennent en rédigeant la Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie dite «Manifeste des 121». Les réfractaires deviennent de plus en plus nombreux, contre la guerre d’Algérie ou en faveur de «l’Algérie française» avec l’Organisation armée secrète. Enfin, l’Action civique non-violente se mobilise en faveur des objecteurs de conscience.

Bellecour19611
place Bellecour à Lyon, source


Présentation détaillée

Qui sont les réfractaires français de la guerre d’Algérie (1954-1962) ? Le terme générique de réfractaire regroupe trois catégories juridiques d’illégalités – les désertions, les insoumissions et les refus d’obéissance – définies dans le Code de justice militaire. Les Français de métropole et d’Algérie, regroupés dans les archives militaires dans la catégorie «Français de souche européenne» (FSE), servent de population de référence.

Le nombre de réfractaires a fait l’objet de controverses dès la guerre d’Algérie, c’est pourquoi chacune des formes de désobéissance est quantifiée d’après les statistiques militaires, tant en nombres absolus que relatifs. Ainsi, les insoumissions et les refus d’obéissance sont analysés par rapport aux recrutements de l’armée française, et les désertions par rapport aux effectifs mensuels de l’armée française en Algérie. Cette étude permet d’appréhender l’évolution de chacune des formes de désobéissance au cours de la guerre. Les limites, tant en terme de définitions que de statistiques, sont ensuite présentées. Une géographie de chaque forme de refus est également dressée, pour la France métropolitaine et pour l’Algérie. Enfin, une brève étude comparative par rapport aux réfractaires algériens de l’armée française et aux légionnaires déserteurs est effectuée. Cette première partie permet de dégager l’existence de trois périodes de refus de participation à la guerre d’Algérie.

La première période concerne «le temps des rappelés». Deux phases marquent une contestation collective importante de la part des soldats. La première se déroule à la fin de l’année 1955. Différentes manifestations de soldats scandent cette période ; la question de la désobéissance surgit au même moment, dans les débats intellectuels et dans les publications militantes. Cette première phase de contestation de la guerre d’Algérie contribue à la chute du gouvernement à la fin de l’année 1955 et à la victoire du Front républicain en janvier 1956. Mais, au printemps 1956, de nouvelles mesures de maintien et de rappel sous les drapeaux entraînent une deuxième phase de contestation des rappelés encore plus importante que celle de 1955. L’évolution des manifestations de 1956 permet d’étudier dans quelle mesure il est question de la désobéissance au cours de ces manifestations et de remarquer que les violences augmentent au fur et à mesure que la contestation se prolonge et que les rappelés se sentent de plus en plus isolés. La fin de leur contestation collective au cours de l’été 1956 conduit à ce que les désobéissances se cantonnent à un niveau individuel. Les désobéissances qui sont alors étudiées constituent des « parcours précurseurs ». Trois d’entre eux (Henri Maillot, Noël Favrelière et Alban Liechti) ont été érigés au rang de figures emblématiques. En regard, des désobéissances beaucoup moins connues sinon anonymes, dites «ordinaires», peuvent aussi révéler des caractères originaux.

La deuxième période qui s’ouvre de 1957 à 1959 peut être qualifiée de «temps du témoignage et de l’organisation». Le «témoignage» passe d’abord par la réalisation de «micro-désobéissances», commises par des soldats qui restent dans le cadre militaire, sans quitter la légalité. Ces «micro-désobéissances» se caractérisent essentiellement par une volonté des soldats qui les commettent de rendre compte à des tiers de leur désaccord par rapport à la guerre d’Algérie. Parallèlement à ces «micro-désobéissances», des soldats désobéissent. Les insoumis et les déserteurs, au départ isolés, commencent à se regrouper. A cet égard, certains font figure de «structurateurs» ou d’«organisateurs». Ainsi, des réfractaires créent Jeune Résistance à la fin de l’année 1958 et commencent à tisser un réseau de soutiens à l’étranger. De leur côté, certains objecteurs témoignent de leur refus de participer à la guerre d’Algérie : ils font ainsi figure de «diffuseurs». Louis Lecoin tente aussi de structurer les objecteurs de conscience en menant une campagne en faveur d’un statut. Au même moment, des soldats communistes refusent de participer à la guerre en Algérie, ce qui amène leur parti à développer une campagne qui démarre en 1957, s’intensifie en 1958, avant de prendre fin en 1959.

La troisième période est marquée par «le temps du débat». La diffusion de l’information au cours de la période précédente et la structuration de réseaux entraînent un débat très important au début de l’année 1960. Des insoumis et des déserteurs sont en effet arrêtés et d’autres relatent leurs parcours dans des livres, ce qui amène la société française à s’interroger sur la désobéissance dans la guerre d’Algérie. Certains intellectuels français approuvent cette désobéissance, ce qui conduit à la publication du «Manifeste des 121» en septembre 1960, au moment où s’ouvre le procès du «réseau Jeanson», jugeant des Français soutenant le FLN. Ce débat important amène des jeunes de plus en plus nombreux à désobéir sans pour autant se regrouper. Au contraire, Jeune Résistance se délite, s’enfonçant dans une action de type révolutionnaire. En cela, elle s’oppose à l’Organisation armée secrète caractérisée par des désertions et des actions violentes. Parallèlement, des non-violents se regroupent dans l’Action civique non-violente, se mobilisant contre la torture, contre les camps de regroupement et enfin en faveur de réfractaires qui choisissent l’emprisonnement. Leurs actions non-violentes suscitent aussi un débat public, qui se poursuit en 1962 et qui aboutit à l’adoption du statut des objecteurs de conscience en décembre 1963.

Tramor Quemeneur

 

9782707317247

 

 

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16 septembre 2007

La «guerre d’Algérie», histoire et historiographie (Omar Carlier)

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La «guerre d’Algérie», histoire

et historiographie

séminaire Omar CARLIER (Paris VII)

 

Master 2.  Spécialité : Sociétés du Sud

M2   43 HI 5263 - La «guerre d’Algérie», histoire et historiographie
- semestre 1, septembre-décembre 2007.Tous les lundis de 9 h à 11h.
université Paris VII, Site de Tolbiac.
Métro Olympiades (ligne 14) Immeuble Montréal, R de C, salle 6
Omar Carlier

24 septembre   :  Approches, sources, méthodes, enjeux,   Omar Carlier  (Paris VII) 
Temps court et  événement : Le premier novembre 1954 à Alger (OC)

1er octobre :   Histoire et historiographie : nouvelles tendances historiographiques, Raphaëlle Branche (Paris I) 
   
8 octobre :  Nouvelles sources, nouveaux objets - 1. Images et iconographie : la photographie,  Marie Chominot, (Paris VIII). Le film, Mathilde Marx (Paris VII)    

15 octobre :  Les archives par les archivistes 
Les Archives Nationales : Christelle Noulet. Le ministère de la Justice : Louis Faivre d’Arcier

22 octobre :  Histoire et sciences sociales : la démographie historique et la guerre d’indépendance algérienne, Kamel Kateb  (INED) 

29 octobre : Nouvelles sources, nouveaux objets - 2. La littérature.
a Les sources : La BNF, France Frémeaux (BN) b -  La littérature : Zineb Benali (Paris VIII) (sous réserve), Mourad Yellès (Paris VIII) (sous réserve).

5 novembre :  La guerre et les minorités - 1. Minorités ethno-communautaires : les Juifs d’Algérie, Paul Siksik (Langues O)

12 novembre   : 2. Minorités «politiques» : les «Libéraux», Fanny Colonna (CNRS).
NB En contrepoint, les communistes (OC).

19 novembre :  Les «groupes sociaux» dans la guerre : le cas des instituteurs, Aïssa Kadri (Tours) 


26 novembre :  Violences de guerre : camps de regroupement, camps d’internement  (Sylvie Thénault (Paris I CNRS) 

3 décembre :  Souffrances de guerre : a) histoire et traumas, Stéphane Audoin-Rouzeau (EHESS) (sous-réserve), b) les femmes algériennes dans la guerre, Souriya Guiddir (Paris I)

10 décembre : Terrains. Acteurs. Echelles
1.  Territoires, régions et Wilayas. Les Aurès et la Wilaya I, Warda Tengour (CRASC)
2 . Les bases arrières de l’ALN : Maroc, Tunisie, Libye, Daho Djerbal (Alger) (sous réserve)

 

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1956

 

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12 septembre 2007

Critique du livre L'Illusion coloniale (Jean-Pierre Renaud)

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L'illusion coloniale (Tallandier, 2005)

un livre d'Éric Deroo avec la collaboration de Sandrine Lemaire

Jean-Pierre RENAUD

 

1156Un très beau livre d’images qui s’inscrit dans la suite des beaux livres d’images qui semblent à la mode et ont l’ambition de faire revivre le passé colonial de la France.
Un titre très ambitieux : deux cents pages pour couvrir deux siècles et demi d’histoire coloniale (1750-1962).
Un titre ambigu à l’exemple du beau livre d’images intitulé Images d’Empire (La Documentation française-La Martinière- 2003) dont l’immense majorité des clichés ne datait pas de l’Empire, mais de Vichy ou de la Quatrième République, et donc de l’Union française.
Ici, dans le déroulement chronologique des images au cours de la période 1750-1962, le commentaire n’explique pas le titre du livre, pourquoi l’Illusion coloniale ? La tâche était d’ailleurs impossible.

Le commentaire des images s’inscrit dans la ligne de pensée et d’écriture du collectif de chercheurs, dont fait partie l’historienne Sandrine Lemaire, collectif qui a produit une série d’ouvrages sur la Culture coloniale, la Culture Impériale, et la Fracture Coloniale.

Ne nous attardons pas sur au moins deux des erreurs historiques du commentaire, la conquête de Madagascar par Gallieni en 1895 (p. 43) et le fait que l’École coloniale ait donné naissance à l’ENA (p. 83).

Quant au commentaire lui-même, s’il est vrai qu’il est difficile de justifier, chaque fois par des chiffres précis, beaucoup d’affirmations et de jugements sur les périodes successives examinées et illustrées, l’absence complète de mesure et d’évaluation donne une grande fragilité historique à la plupart des affirmations. Lesquelles n’ont pas été démontrées dans les livres du collectif.

Relevons quelques unes d’entre elles pour éclairer le lecteur :

La fabrique de l’opinion (p. 70) avec la propagande coloniale, une multitude de relais, la radio et le cinéma sont mobilisés et financés par l’Etat, des milliers de publications et de supports.

Les femmes (p. 129) et la notation, un des sujets les plus reproduits dans les cartes postales coloniales, avec l’inévitable référence aux érotiques mauresques. Représentation des femmes des colonies qui n’est pas celle reconnue par les meilleurs spécialistes.

L’Agence économique des colonies, recréée par le régime de Vichy en 1941, elle bénéficie de moyens1156 considérables, (p. 156),  mais aucun chiffre précis n’est avancé sur ces moyens et sur leur poids relatif dans les valeurs économiques de l’époque ?

Permanence des images héritées de la colonisation (p. 214) : cette interprétation est un des fils conducteurs du commentaire et est, en cela, tout à fait fidèle à l’interprétation historique donnée à l’histoire coloniale par ce collectif de chercheurs, avec une généalogie historique non encore démontrée, mais répétée au fil des discours, entre cette histoire, une fracture coloniale supposée, et en définitive la crise des banlieues, et pourquoi pas l’existence de nouveaux indigènes de la République.

 Jean-Pierre Renaud, 22 mai 2007
paru dans le numéro 12 de la revue
de l'association AROM  amitié-réalité-outre mer
auteur du livre Le vent des mots...

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- L'Illusion coloniale, Éric Deroo
avec la collaboration de Sandrine Lemaire, Tallandier, 2006
.

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Éric Deroo

 

 

 


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6 septembre 2007

Les dérives de l'anticolonialisme (Yves Montenay)

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Les dérives de l'anticolonialisme

Yves MONTENAY


résumé
L’objet de cette communication d’histoire des idées politiques (et non de recherche historique) n’est pas l’anticolonialisme, mais ses dérives. Nous pensons qu’elles ont été facilitées par la primauté du couple «mentor métropolitain–étudiant indigène» par rapport à d’autres acteurs locaux (économiques, populaires, religieux), qui conceptualisaient moins et avaient moins de relais en métropole.
Ce «couple» a ensuite subi les pressions de la politique soviétique qui ont partiellement «instrumentalisé» l’anticolonialisme. Une première dérive a été alors l’apologie de certains régimes post-coloniaux et a contribué à leur échec économique. D’où une deuxième instrumentalisation, notamment par les nouveaux dirigeants, pour expliquer ces échecs par le passé colonial. Ces deux dérives ont amené certains anticolonialistes à cautionner des «inexactitudes» historiques et des comportements à l’opposé de leur éthique d’origine. Ils ont ainsi contribué à fonder une «sensibilité» qui complique l’analyse historique et économique, et est très présente dans «l’altermondialisation».

 

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Charles-André Julien :
"Il n'y a pas d'histoire colonialiste,
il n'y a pas d'histoire anticolonialiste"

Charles-André Julien, socialiste de longue date et ami de Léon Blum disait : «On considère comme une faute inexpiable ce qu'a été le phénomène colonial et l’on craint qu'une critique de l'ancien colonisé ne soit considérée comme une persistance de l'esprit colonial". Et il ajoute : "C'est pour cela que, jamais, je ne me suis prêté à ce que l'on appelle l'histoire anticoloniale. Il n'y a pas d'histoire colonialiste, il n'y a pas d'histoire anticolonialiste, il y a l'Histoire. Croire qu'il faut absoudre les abus actuels de pays qui l'ont subie, je ne peux pas le souffrir. Le plus grand service que l'on puisse rendre aux pays anciennement colonisés, c'est la vérité.» (Le Monde, 16 août 1981).
C’est dans cet esprit qu’est voulue cette communication, qui se situe dans le mouvement actuel de réexamen des dérives de l’anti-colonialisme.

 

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Une « culpabilité » qui pèse sur l’analyse
Le sentiment de culpabilité a été développé par Gide dans Le voyage au Congo et dans La route mandarine de Roland Dorgelès. Il a été tellement répété depuis, avec une pertinence inégale, qu’il finit par insupporter d’aussi peu «réactionnaires» que Pascal Bruckner (Le Sanglot de l’Homme Blanc), qui pointe la perversion du tropisme occidental vers le Sud : «Ils se sont persuadés que la solidarité avec les pays sous-développés exige qu’ils admirent et non qu’ils corrigent l’infortune de ces pays» (p. 41) : «On se cloître avec délice dans la certitude de notre ignominie» (p. 118). Ce que nous examinerons ici n’est pas de savoir si ce sentiment est justifié, mais son poids sur l’analyse historique. Un premier exemple est celui de «l’humiliation».

L’humiliation «coloniale»
Un enseignant d’histoire et géographie du secondaire français, cité ici en tant que l’un des leaders d’opinion dans une sorte de forum regroupant environ 2000 de ses collègues, résumait l’opinion d’une grande partie d’entre eux en écrivant : «Ce décalage entre le discours (intégration, égalité, école républicaine, mission civilisatrice) et la réalité (rapport hiérarchique, humiliation, dévalorisation de soi) est, me semble-t-il, consubstantiel à la colonisation».

De même, les musulmans insistent sur cette humiliation, qui est un des moteurs de leurs réactions actuelles. Ils considèrent comme un drame la colonisation et se demandent comment ils ont pu devenir «les esclaves de ceux qui avaient été leurs esclaves». Cette impression permanente a des causes bien plus anciennes et profondes que la colonisation, mais elle est «captée» par la vulgate actuelle et nourrit le sentiment de culpabilité occidentale.

Or l'humiliation (ainsi que la morgue et le mépris qui en sont la cause) n’est pas un phénomène créé par la colonisation. Elle est consubstantielle aux rapports entre le fort et le faible, dont la colonisation n'est qu'un cas particulier, et pas le pire. Dans un pays pauvre, ce rapport est plus écrasant, car le faible n’y est pas menacé dans son confort, mais dans sa liberté, sa santé ou sa vie. La période coloniale a mis en place des rapports intermédiaires, qui sont indignes vus de métropole, mais qui sont un progrès localement : les périodes pré et post coloniales (ou néo-coloniales) sont pires dans de nombreux pays que la période coloniale, comme l’illustrent la hogra en Algérie, ou les brutalités dans certains pays situés plus au sud.

Mais l’opinion publique du Nord a sa vue influencée par les «occidentalisés», pour qui le décalage entre valeurs métropolitaines et comportement local de certains colonisateurs était le plus sensible. Traités en égaux par leurs enseignants métropolitains, ils étaient à juste titre extrêmement humiliés de redevenir «indigènes» dans certains milieux coloniaux, au point de souvent militer dans les «mouvements de libération», d‘autant que ces derniers étaient dans la mouvance des idées de leurs enseignants. Mais la colonisation terminée, ils se sont souvent réfugiés dans cette métropole proclamée détestable, illustrant ainsi que leur situation "au pays" à l'époque coloniale était meilleure (ou moins mauvaise) qu'ensuite.

 

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École de Kaya (Haute-Volta), travaux pratiques, mise en place d'un jeune citronnier
source : Caom, base Ulysse

 

Or ce sont ces occidentalisés qui ont transmis l’image dominante de la colonisation, du simple fait qu’ils «savaient écrire», puis diffuser leur opinion grâce à leurs contacts avec les métropolitains, en particulier avec les enseignants avec qui ils avaient gardé un rapport privilégié. On entend très souvent (y compris par Hassan II ou un anticolonialiste virulent comme Ahmadou Bâ) : "les colons me méprisaient, par contre mes profs ..." . C'est plus que sympathique, mais privilégie cette source très minoritaire qui conduit à oublier que l'humiliation et l'oppression étaient (et sont souvent redevenues) des données de base des sociétés du Sud, considérées comme "naturelles" avant l'ouverture coloniale. Par ailleurs, il s'agit des réactions des "occidentalisés" du milieu intellectuel, celles des milieux économiques, occidentalisés ou non, étant différentes. Mais leur témoignage a moins d'occasion de passer. En particulier, l’on caricature encore aujourd’hui les relations colons/employés, notamment en négligeant le témoignage des ouvriers agricoles du Zimbabwe.

J’ai ainsi noté les réactions d’un haut fonctionnaire colonial et celles d’industriels qui, lisant la littérature anti-coloniale, se sont sentis profondément humiliés et déclarent : «nous n’avons pas été de tels monstres».Michel_Jobert_rivi_re_grenades Mais qui a entendu cela ? Ce ne sont pas des gens qui écrivent des livres. Remarquons à cette occasion le témoignage de Michel Jobert, dans La rivière aux grenades [photo ci-contre], qui raconte comment a été modernisée l’agriculture marocaine par des colons ayant la conviction d’être utile au développement du pays. Il ne s’agissait pas d’une conviction abstraite puisqu’un exploitant agricole, même vivant dans une belle maison, est en symbiose et souvent en sympathie avec ses ouvriers (qui se savent privilégiés, comme on l’a constaté au Zimbabwe) et les villageois du cru. Cet exploitant apportait un certain bien-être à des communautés villageoises jusqu’alors misérables et victime de la famine et des maladies. La baisse rapide de la mortalité en témoigne d’ailleurs. Les patrons «blancs» de PME et leurs ouvriers ont partagé des expériences analogues. Mais «l'air du temps» faisait que les enseignants ne voyaient qu’«exploitation» dans ces rapports sociaux.

L’influence du marxisme et de la guerre froide
L'idée que la colonisation faisait vivre l'Occident a été exposée par Lénine dans L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1917) : «Tant que le capitalisme reste le capitalisme, l'excédent de capitaux est consacré non pas à élever le niveau de vie des masses dans un pays donné - car il en résulterait une diminution des profits pour les capitalistes - mais à augmenter ces profits par l'exportation de capitaux à l'étranger, dans les pays arriérés». Ce petit texte, qui par ailleurs illustre deux erreurs de l’analyse marxiste, a lancé l’attaque de l’Europe par le Sud, via le contrôle de «mouvements de libération» et par l’instrumentalisation des mouvements anti-colonialistes du Nord, qui se rendent peu à peu ingénument complices de la mise en place de régimes contraires à leurs propres valeurs.

Mais le capitalisme survivant à la décolonisation, il fallut trouver de nouveaux arguments et cette 29702_0instrumentalisation prit une allure plus économique via la théorie du pillage, lancée par Pierre Jalée (Le Pillage du Tiers-monde, Maspero, 1965) et Samir Amin (L’accumulation à l'échelle mondiale, 1970), théorie encore très présente de nos jours. Le non-sens conceptuel et pratique de ce genre de thèses et leurs conséquences catastrophiques sur le développement du Sud ont été amplement constatés et démontrés. Elles ont fait néanmoins oublier la constatation, de Clemenceau à Jacques Marseille, que  la colonisation a été globalement une charge pour la France et qu’avoir un empire plus vaste n'a pas donné à la France un avantage important par rapport à l'Allemagne. De même, la Grande-Bretagne est entrée en décadence bien avant la perte de son empire. Et que dire de l'Espagne, durablement ruinée par ses conquêtes, après la brève euphorie de l'or inca ? Que dire aussi du Portugal, métropole si pauvre du dernier grand empire ? Enfin, la décolonisation n’a en rien «ruiné» la France, la Belgique ou la Hollande.

Pascal Bruckner (op. cit.) a rassemblé des citations et réflexions qui portent cette empreinte du marxisme et de la guerre froide. Ainsi, pour Edgar Morin, il importe de combattre «le système qui régit les démocraties occidentales, à savoir le capitalisme, et son stade suprême, l’impérialisme» (p. 26). De même : «En ces temps lointains tout ce qui n’entrait pas dans le schéma impérialisme/révolution, comme par exemple les deux guerres du Cachemire, le conflit indo-pakistanais, la guerre civile des seigneurs Shan contre le pouvoir birman, l’affrontement de l’Erythrée contre l’Ethiopie ou encore le génocide du Biafra, était déjà discrètement relégué aux basses-fosses du silence» (p. 42).

Ou encore cette interview donnée par Jean Genet au Monde Diplomatique en juillet 1974 : «Pourquoi les Palestiniens ? Il était tout à fait naturel que j’aille non seulement vers les plus défavorisés, mais vers ceux qui cristallisaient au plus haut point la haine de l’Occident » (p. 28). Autre exemple, cette déclaration de Claude Bourdet 19 février 1979 dans Témoignage Chrétien lors du renversement du Shah d’Iran par les mouvements islamistes : «Maintenant, tout est changé dans le Golfe Arabo-Persique. Peu importe le nouveau régime : de toutes les façons, l’Iran ne sera plus le gendarme des États-Unis et le complice d’Israël» (p. 61). Enfin : «Le glissement de l’anticolonialisme de l’après-guerre au tiers-mondisme des années 60 -voir plus bas- fut le passage de l’allergie à soi-même à l’effusion envers les tropiques régénérateurs» (p. 26).

bidonvilCe contexte est également illustré par la démarche (dont j’ai été témoin) d’Edgar Pisani, alors ministre, auprès d’un dirigeant du Crédit Lyonnais pour lui demander de financer la sidérurgie algérienne. « Pourquoi diable ? avait demandé le banquier, C’est probablement un mauvais risque » (ce qui s’est vérifié). «Eh bien, répondit Pisani, il faut aider ce pays à créer la base ouvrière dont il a besoin». Bref, l’air du temps voulait que les pays en voie de développement se constituent «une base» d’industrie lourde. Ce qui s’est révélé une catastrophe dans les pays mal gérés et une difficulté dans les pays mieux gouvernés comme la Corée du Sud.
Les militants anti-colonialistes ont ainsi peu à peu amenés à des attitudes contraires à leurs valeurs, sauf, pour les plus rigoureux, à «décrocher» et avoir l’amertume de douter de la validité de leurs combats concrets.

Le Zimbabwe
Le cas du Zimbabwe est intéressant quant à la confusion des valeurs entraînée par une lecture purement anti-colonialiste de l'histoire. Au moment de l'indépendance des autres pays africains, la minorité blanche de la Rhodésie du Sud prend le pouvoir. C’est le cas extrême du régime «néo-colonial». Le pays garde sa prospérité antérieure. Les blancs contrôlent les mines, une grande partie des terres et de l'industrie. Ils fournissent directement et indirectement une part très importante des emplois de la population noire. Les fermes blanches ont une bonne productivité et assurent la nourriture et les exportations du pays. La majorité noire a des petites exploitations sans cesse réduites par la croissance démographique, et malwelcome_to_zimbabwe exploitées. Il y a donc, comme en Afrique du Sud, une pression pour acquérir les terres des blancs : «la faim de terre».

Rappelons que ce régime est raciste de façon avouée et délibérée, d’où sa condamnation tant par Mugabe que par Londres. Contrairement à Mandela, qui aura à gérer une situation analogue (une minorité raciste ayant le pouvoir économique, mais assurant la prospérité du pays, et des rivalités tribales dans la majorité noire), Mugabe se révèle doublement raciste en écrasant la minorité noire du Matabeleland et en expulsant par la violence les fermiers blancs. Il s'agit en fait de donner les terres blanches à de soi-disant «héros de la guerre d'indépendance», en fait des barons du régime, absentéistes, ce qui laisse sans emploi les centaines de milliers d'employés et donc les millions de personnes qu’ils faisaient vivre.

Le «complexe colonial» se traduit par le fait que l’on s’est longtemps borné à critiquer la répression politique 20050608_zimbabwe_riotsexercée par Mugabe, et non le racisme, au nom duquel avait pourtant été combattu le régime de Ian Smith, qui assurait au moins l’ordre public et la prospérité. Par ailleurs, remplacer les blancs par des amis ne résout en rien «la faim de terre». Or le «mugabisme» a été longtemps présenté avec indulgence : on ne parle pas de «racisme» mais de nationalisme. La répression accrue depuis l’année 2000 et surtout la famine ont fini par attirer l’attention. Mais il reste encore une trace de l’indulgence de naguère : «Les fermes industrielles, installés sur de vastes espaces fertiles, appartiennent à 70% d'entre elles aux blancs, qui représentent 1% de la population (les agriculteurs français avec 100 % des terres représentent 4 % de la population) … C'est sur cette injustice foncière que le président a fondé sa réforme agraire». Bref, un affameur raciste et violent ne peut être tout à fait mauvais, puisque anticolonialiste ! A-t-on demandé leur avis aux Zimbabwéens

L’attribution du sous développement à la colonisation
Pour beaucoup, il reste en effet impensable de ne pas excuser les nombreux échecs de dirigeants du Sud par la colonisation : «À la fin du XIXe siècle, le monde arabe a failli basculer dans une modernité inspirée par l’Occident, mais riche également des sources scientifiques et culturelles de sa propre civilisation (coup583_a de chapeau diplomatique sans signification précise). Cette renaissance -la Nahda- a échoué parce que l’Europe et la France, devenues coloniales, ont trahi «les élites» : la domination européenne a remplacé la domination ottomane.» («Renaissance arabe et avenir de l’Europe» Jean-Louis Guigou, Le Monde, 10 février 2004).

Et cette domination européenne est enseignée et médiatisée de manière lacunaire. Ainsi, le citoyen français en saura plus sur les tortures de son armée pendant la «bataille d’Alger» que sur cette bataille elle-même, encore moins sur cette guerre dans son ensemble, pratiquement rien sur la présence française des 130 années précédentes et moins encore sur l’économie de l’Algérie coloniale !

Cette économie n’est plus guère évoquée que très idéologiquement, comme le faisait, par exemple, le quotidien algérien El Moudjahid des années 1980 avec ses phrases du genre : "Aux yeux de l'Histoire, il est bien établi que le sous-développement de tous les pays du tiers-monde est une somme de privations, de spoliations et d'usurpations découlant de plusieurs siècles d'occupation et d'exploitation coloniales". La désinformation est d’autant plus profonde que dans les médias français s’étalent les opinions officielles de ceux qui ont intérêt à charger la colonisation de tous les péchés, et à la faire servir d'alibi à leurs échecs.Irrigation Leur prose rencontre peu de démenti pour des raisons diplomatiques, mais aussi parce que les esprits ont été longuement imprégnés par toute une littérature, allant de la critique justifiée à un délire chargeant la colonisation de tous les traumatismes venant de la modernisation ou de conflits qui n’y étaient pas liés.

Ainsi, pour excuser leurs échecs et obtenir des «compensations financières», beaucoup de dirigeants et d'intellectuels du tiers-monde ressassent les méfaits de la colonisation et entretiennent délibérément le sentiment de culpabilité occidentale. Tout cela porte préjudice en premier lieu au Sud, en faussant l’analyse du sous-développement et donc le choix des remèdes.

Jean-Claude Guillebaud, après beaucoup d'autres, raconte dans Les Années orphelines (Fayard, 1979) cet aveuglement qui pourrait se résumer dans le syllogisme : "l'URSS est anticolonialiste, l'anticolonialisme est une bonne chose, donc tout ce que fait l'URSS dans ce domaine est bon". La façon dont furent si placidement acceptés la normalisation vietnamienne et le massacre cambodgien ne s'explique pas autrement. Il s'agissait d'une politique "progressiste", donc "bonne".

Cela occulte le fait que la ruine actuelle est due au «socialisme» de beaucoup de gouvernements du Sud, parfois simple alibi pour mettre la main sur les biens des «capitalistes» nationaux et étrangers, se débarrasser de concurrents politiques, voire pour se lancer dans l’épuration ethnique. Dans la seule Afrique, l'industrie égyptienne a été ruinée, ainsi que les agricultures algériennes, guinéennes, éthiopiennes, angolaises et mozambicaines ; les étudiants éthiopiens, ainsi que les cadres guinéens et béninois ont été massacrés ou se sont exilés. L’URSS, via les troupes cubaines, a activement contribué à la disparition du tiers de la population de la Guinée-Équatoriale et à d’interminables conflits en Éthiopie et en Angola, laissant ces pays dans l’état que l’on sait !

En Asie, une catastrophe «socialiste» a également eu lieu au Nord–Vietnam APRÈS la fin de la colonisation française et au Sud-Vietnam après le départ des Américains. Comme en Chine, il a suffi que l’on quitte le image005«socialisme» agricole pour que chacun mange à sa faim, et, toujours comme en Chine, que l’on quitte quelques années plus tard le socialisme dans l’entreprise pour que fleurissent boutiques et ateliers, ce qui illustre bien que la colonisation n’était pour rien dans ces décennies de dégringolade. La famine n’a été évitée en Algérie, exportatrice agricole à l’époque coloniale, que par l’argent du pétrole. Quant à la Corée du Nord, son écroulement toujours actuel ne vient pas de sa colonisation par le Japon, mais de son virage socialiste postérieur.

À partir des années 1960, une sorte de credo, dit «tiers-mondiste», s’est répandu. Le colonialisme étant censé avoir été la source des problèmes, il fallait à la fois obtenir des compensations et faire le contraire : «Imposons l’aide au développement, cette aide sera investie par l’État qui pilotera le développement. L’acteur est l’État car il est indépendant et anti-capitaliste et peut s’opposer aux capitalistes locaux et étrangers». L’échec a poussé les États tiers-mondistes à l’autarcie pour se mettrev_2707300179 à l’abri du «centre» capitaliste (cf. Samir Amin «Que la périphérie se coupe du centre»). Cela aboutit à la taxation de l’agriculteur, à la ruine et au déclin général tant de l’agriculture que de l’industrie faute de marché local. Aujourd’hui, la situation est très différente, les populations connaissent le mode de vie occidental et ont mesuré l’ampleur de l’échec de l’État. Par ailleurs, est apparue la privatisation de l’aide par les migrants. Enfin, la guerre froide étant terminée, les rentes stratégiques qui soutenaient certains États tiers-mondistes ont disparu.Mais la situation reste bloquée, car toute réforme revient à demander au prédateur de lutter contre leur propre intérêt.

Le sous-développement par l’élimination des cadres
Cette polarisation sur de (supposés) mécanismes économiques a occulté un fait historique bien plus simple et massif : l’élimination des cadres pendant comme après la décolonisation. Cadres coloniaux, mais aussi et surtout nationaux, tués, emprisonnés ou poussés à l’exil par la crainte ou la concrétisation de l’épuration ethnique (Pieds-noirs, Portugais et mulâtres de l’Angola et du Mozambique, Indiens d’Afrique orientale, chrétiens du Nord Vietnam ou d’Indonésie et autres «minorités»), par l’épuration politique ou sociale envers les intellectuels, bourgeois et professions libérales de ces mêmes pays. Et ce fut suivi d’une «deuxième vague»  au Laos, Cambodge, Sud-Vietnam, Bénin, Syrie, Egypte (en 1956), Irak, Tunisie, et même, dans une moindre mesure, au Maroc...

Etait-ce inévitable ? Bien sûr que non. Dans les pays entraînés dans la guerre froide, comme ceux de l’Indochine, les colonies portugaises ou l’Éthiopie, il s’agissait de mettre au pouvoir un parti totalitaire et dévoué à l’URSS, et d’éliminer tous les opposants, y compris éventuels. Avec des variantes, c’est également ce qui est arrivé en Algérie, et il est intéressant de constater que le remarquable succès de Mandela (notamment l’émigration limitée des cadres «blancs») ne s’est opéré qu’après la perte du soutien de l’ANC par l’URSS puis la disparition de cette dernière.

Le résultat de tout cela est le contraste éclatant avec les pays à comportement pragmatique pendant et après leur décolonisation, dont la plus belle réussite est celle de Singapour, au niveau de vie aujourd’hui européen. Cet État naguère misérable et sans ressources naturelles a non seulement rassuré les cadres étrangers dès l’indépendance, mais a continué à encourager leur arrivée ensuite. Bref il a protégé et fait fructifier l’héritage colonial.

Haiti_Port_au_Prince_23aout2006_1S'abriter derrière la colonisation pour expliquer le sous-développement et masquer ses propres exactions et échecs devrait donc maintenant faire sourire. Il est de plus en plus délicat d'expliquer les catastrophes actuelles par ce qui s'est passé il y a maintenant très longtemps. La colonisation s’est terminée dès 1804 pour Haïti, aujourd’hui moins développée que jamais, au début du XIXe siècle pour l'essentiel de l’Amérique Latine, en 1947 pour l'Inde et le Pakistan, en 1949 pour la Chine (départ des étrangers d'un pays qui n'avait jamais été vraiment colonisé), en 1956 pour le Maroc et Tunisie, voire l’Égypte, en 1962 pour l'Algérie, de 1960 à 1964 pour la plupart des pays d'Afrique. Or, avec un gouvernement «normal», même les plus grandes blessures cicatrisent vite.

L’on répète néanmoins que, de l’époque précoloniale à la mondialisation, tous les problèmes viennent du Nord, à commencer par la saignée humaine de la traite et de la conquête coloniale avant la 1ère guerre mondiale. Ces faits sont quelque peu sortis du contexte, la traite ayant été à son maximum en Afrique Occidentale avant la colonisation, les notables africains apportant aux comptoirs européens «leurs compatriotes», tandis qu’en Afrique Orientale, la traite arabe qui existait de toute éternité, devenait extrêmement violente et dévastatrice, et c’est au contraire la colonisation qui l’a arrêtée.

De même, la très réelle violence coloniale est souvent censée être à l’origine des violences actuelles. C’est une vision angélique de la période précoloniale. Daniel Rivet, dans Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation (Hachette Littérature, Paris 2002), rappelle que la férocité de Savary pendant la conquête de l’Algérie a été précédée par une situation éloignée du paradis précolonial apparaissant en creux dans l’enseignement français (et parfois explicitement ailleurs) : «Épidémies, famines, vendettas familiales, guerres entre villages enchaînent les populations dans des misères sans fin. Le pouvoir ne procure nulle part aucun secours. Quatorze dey d’Alger sur vingt-huit prennent le pouvoir sur le cadavre de leur prédécesseur après un complot. Etranges préfigurations du renversement de Ben Bella, du meurtre de Boudiaf, de la subordination de Bouteflika aux janissaires d’aujourd’hui devant la Kabylie en feu. Parmi tant d’erreurs, de fautes, le nouveau maître imposait un impôt plus lourd mais moins injuste. Il arrêtait aussi l’arbitraire et la corruption parmi les agents du pouvoir» (présentation de Gilbert Comte).

De même, le découpage artificiel des territoires et les problèmes de frontières, les capitales excentréesSoutenir_demunis01_01 situées dans les ports plutôt qu’à l’intérieur, les réseaux de transfert orientés vers l’extérieur, la confusion des pouvoirs, la violence et le mépris des dirigeants à l’égard des indigènes, la répression sanglante des rebellions, sont certes une part de la vérité historique. Mais les uns, purement techniques, auraient sans doute existé sans la colonisation, et les autres étaient présents avant comme après, ce qui n’est d’ailleurs pas une excuse pour le colonisateur. L’exode des cerveaux est dû au moins autant aux mauvaises politiques intérieures, voire aux brimades exercées envers certaines minorités (ethniques, religieuses, bourgeoises…) qu’à la mondialisation.

Dire qu’une cause de la crise est que les économies ont été exposées de plein fouet à la concurrence internationale reflète une opinion politique. L’opinion politique inverse, à savoir que le sous-développement vient d’avoir coupé du monde et trop protégé les monopoles locaux pourrait être également défendue. De même, la montée des mafias et des trafics illicites serait reliée aux privatisations, dérégulations et libéralisation : on pourrait soutenir exactement le contraire. De même pour les convoitises suscitées pour les richesses minérales et les ingérences politiques et économiques : voir tel ou tel régime soutenu pour cause de guerre froide n’est pas vraiment lié à la mondialisation ; d’ailleurs les États voisins ont fort bien remplacé, en pire, les puissances coloniales, notamment en RD Congo. Quant au traitement de la crise de la dette et des plans d’ajustement structurel, il s’agit d’un sujet très controversé et pour lequel les responsabilités locales sont au moins aussi importantes que celles du FMI.

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Bref, cela fait 40 ans que l’on assiste à un non-développement de l’Afrique alors que l’Asie accumule les records. Or, à la fin de la période coloniale, le revenu par habitant des pays d’Afrique était supérieur à celui de l’Asie. L’ouverture de cette dernière n’y est pas pour rien, notamment celle aux entreprises internationales, ainsi que le respect corrélatif du droit nécessaire pour les conserver (et qui bénéficie aux acteurs nationaux). Bref la recette asiatique est le contraire du tiers-mondisme. Joan Robinson, connue pour ses opinions altermondialistes a eu l’honnêteté de rapporter ce propos d’un dirigeant du Sud : «Le malheur d'être exploité par les capitalistes n'est rien comparé au malheur de ne pas être exploité du tout».

Un discours plus nuancé
Ce petit exemple d’écoute d’un «non théoricien» symbolise un début d’évolution des idées mise à la disposition du grand public et en particulier des enseignants. Dans un projet de manuel scolaire, l’on remarque un glissement de "la culpabilité coloniale" à "l'origine coloniale des problèmes", ce qui est un changement discret mais profond. Discret parce qu'il reste dans la rubrique "responsabilité coloniale" de ce projet.
L'exemple le plus net est celui de «l'explosion démographique» : la colonisation est certes souvent à son origine. On peut même dire qu'elle en est "responsable", puisqu'il y a eu une politique délibérée de baisse de la mortalité (Certains tiersmondistes emportés par leur élan disent que les populations locales n'ont fait que bénéficier indirectement de mesures destinées aux colons, ce qui ne résiste pas à l'examen : approvisionnement des zones de disette, formation de sages-femmes - très important pour diminuer la mortalité des mères-, vaccination –parfois musclée- et bien d'autres). Mais cette responsabilité est bien sur "positive" (et, par ailleurs, la théorie et l’expérience montrent que cette « explosion » n’est pas un obstacle pour un gouvernement «normal»).

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Un autre exemple du glissement de l’usage du terme "responsabilité coloniale" est celui des "pieds rouges" et assimilés. C'est certes parce que la France avait été la métropole que ses chercheurs et universitaires "révolutionnaires" ont été écoutés par leurs anciens élèves et ont si catastrophiquement conseillé certains régimes du Maghreb à Madagascar. Mais les idées en question étaient bien sur à l'opposé de celles des acteurs économiques coloniaux, qui ne sont en rien responsables des catastrophes inspirées par le climat tiersmondiste de l'époque.

Dans une veine voisine, on peut citer Frères et sujets, la France et l’Afrique en perspective, de Jean-PierreA17464 Dozon (Flammarion, 2003). Pour cet anthropologue africaniste le «monde franco-africain qui, aussi problématique fût-il ou soit-il encore, ne se réduit pas aux turpitudes de la Françafrique», terme de «l’anticolonialisme de la 25e heure». Il rejoint Hannah Arendt, qui releva dans son essai sur l’impérialisme que les Français traitaient leurs colonisés « à la fois en frères et sujets ». Il évoque les «cités créoles» que furent les comptoirs sur la côte sénégalaise, comme Saint-Louis, les administrateurs-ethnographes, tel Faidherbe ou Delafosse, et les carrières métropolitaines de Blaise Diagne, Félix Eboué, Léopold Sédar Senghor ou Félix Houphouët-Boigny. Il fait répondre au «besoin d’Afrique» de la métropole un «désir de Franc », à la fois sincère et intéressé.

L’on peut également citer Pourquoi l’Afrique meurt, de Stephen Smith, correspondant du Monde en Afrique (Calmann-Lévy, octobre 2003), exemple d’«afropessimisme sérieux». Son récit exonère largement le Nord, mais l’analyse est prudemment balancée entre condamnation de principe et exonération pratique du colonialisme. Autre témoignage de l’évolution des idées, l’article de Sylvie Brunel sur l’esclavage dans L’histoire d’octobre 2003.

Tout cela commence à se refléter dans les milieux universitaires français. En témoigne «Histoire coloniale et construction des savoirs sur l’Afrique», conférence de Marie–Albane de Suremain à la «Journée de Marly» du 4 février 2004 (voir www.ac-versailles.fr/ pedagogi/gephg/default.htm pour les nombreuses sources citées) : «Tandis que le grand public est alimenté par des essais ou récits où alternent afropessimisme et nostalgies, l’«histoire coloniale» progresse. Il ne s’agit certes pas d’un "révisionnisme" plus ou moins déguisé qui s’attacherait à redorer le blason de la colonisation». (Des historiens ont établi que) «l’impérialisme était porté par des minorités étroites, ou imposé par en haut de façon plus ou moins efficace, sans susciter d’adhésion massive». (D’autres) «ont pratiqué une histoire centrée sur les «résistances» africaines à la domination (et) ont eu tendance à substituer à la geste coloniale, une geste anti-coloniale». (D’autres encore ont eu) «une approche marxiste insistant sur les structures, construite autour de l’opposition centre-périphérie et la mise en dépendance des colonies par les métropoles (…) modèles qui ont montré leurs limites.». Or «qu’on s’attache aux colonisateurs ou aux colonisés, on escamote systématiquement la moitié des acteurs et on est amené à décrire de façon caricaturale l’autre moitié du problème, qu’il s’agisse des indigènes ou du système colonial (…) c’est s’interdire a priori de comprendre des interactions qui ne se limitent ni à l’affrontement pur, ni à de "coupables" collaborations». Suit un passage sur «la mission civilisatrice», ramenée au début de scolarisation et à la politique sanitaire coloniale, pour remarquer, «qu’il est facile de l’opposer à la réalité de la domination coloniale dans ses aspects les plus brutaux».

La notion de «supériorité occidentale» est rejetée avec horreur, induisant implicitement comme souvent de l’indiscutable égalité juridique et morale, qui devrait être universelle, un déni de la supériorité occidentale, qui n’est pas seulement technique et qui est le fondement séculaire des questions coloniales. Occulter diplomatiquement ce constat fausse toute approche des problèmes du Sud, alors qu’il est abordé sans complexe par nombre d’Asiatiques, qui, du coup, érodent rapidement cette supériorité. Pour résoudre un problème, il ne faut pas commencer par le nier.

On voit la prudence avec laquelle est abordé dans les milieux universitaires ce nécessaire tournant historique. On retrouve là l’insuffisance des informations pouvant venir des acteurs économiques, mais aussi la pression des habitués des proclamations anticoloniales.
On peut remarquer en effet la présentation d’un livre récent par Le Monde Diplomatique et La Quinzaine Littéraire : 1944 -1950 : la IVe République et la mise au pas des colonies françaises (Yves Bénot, préface de François Maspéro, La Découverte avril 2001), qui insiste sur (en substance) «les pages sanglantes de l'histoire de France et la répression sauvage pour préserver la cohésion de l’empire».

Ou encore un extrait de cet article tout récent : «le Président de la République a oublié que plusieurs millions d’ indigènes (en Algérie) se sont vu refuser l’égalité avec les autres Français au motif qu’ils étaient musulmans. Cette question aurait exigé des paroles solennelles (comme celles) à propos de la responsabilité de Vichy sous la déportation des juifs. (Il y a là) une blessure indicible que la loi sur les signes religieux n’est pas près d’apaiser» («Chirac et la laïcité», Philippe Bernard, Le Monde, 21-22 décembre 2003).

 

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"Gonaïves, Haïti, 2004 : plus de 2000 morts. La seule tempête tropicale Jeanne
n'explique pas tout. La pauvreté, un urbanisme délirant, une déforestation définitive
sont aussi quelques-uns des ingrédients qui expliquent à quel niveau
de vulnérabilité ce pays est arrivé." (université de Bretagne-Sud,
source)
 
 

Les récentes péripéties haïtiennes ont été l’occasion du message aux enseignants français du secondaire : «Un historien, Philippe Pierre-Charles, mit en évidence le fait que le jeune État haïtien fut contraint de payer à la France, une somme colossale, équivalente au budget de l'ancienne puissance coloniale, ce qui enleva dès le départ, toute possibilité d'un éventuel développement à ce nouveau pays,  qui dans les 2 siècles précédents, avait pourtant fait la richesse de la métropole : 75% du commerce extérieur de la France, se faisait avec les colonies de Saint Domingue et des Antilles françaises !» (H-Francais, déjà cité,14/01/04 ). Rappelons que le président Aristide faisait alors miroiter à son peuple le remboursement de cette somme augmentée de 2 siècles d'intérêts.

Ce courant de pensée fait ainsi preuve à la fois de sa permanence et de son incompréhension de la nature et des causes de la situation haïtienne et plus généralement de celles du développement, lequel n'est pas une question d'argent. Le sous-développement haïtien vient plutôt de l'élimination par le meurtre ou l'exil de ses cadres blancs, puis mulâtres puis noirs, ainsi que le retour permanent de dirigeants prédateurs et incompétents, ce qui est intimement lié. Pour la même raison, l'arrivée dans le pays d'une très forte somme ne changerait rien, comme l’illustrent le gâchis des pluies d’or reçues par l'Angola et bien d'autres pays pétroliers. Enfin, dire que "le pays avait pourtant fait la richesse de la métropole" est une formulation qui confond une entité implicitement permanente («le pays») et le rôle individuel des producteurs haïtiens qualifiés (les colons et certains de leurs collaborateurs, esclaves ou non), et surtout celui du respect des institutions leur permettant de «fonctionner» : une organisation humaine détestable, sauf par rapport à ce qui a suivi. De plus, cette formulation ramène "la richesse de la métropole" à sa consommation de sucre, qui était certes un facteur important, mais tout de même secondaire par rapport à "la richesse" générée par le travail d'une vingtaine de millions de métropolitains en ce début de révolution industrielle !

En conclusion, «il faut fonctionner sur le mode de la responsabilité plutôt que sur celui de la culpabilité. Il faut régler notre rapport à ce passé sans l’occulter, ni l’exagérer» (Daniel Rivet aux rencontres Averroès). Autant les études spécialisées sur «les horreurs coloniales» sont légitimes (on en aimerait toutefois de moins traditionnelles, par exemples axées sur des acteurs économiques), autant en tirer (ou même en sous-entendre) des présentations globales de l’histoire coloniale fausse l’Histoire tout court, et donc l’analyse des problèmes d’aujourd’hui.

Yves Montenay
site d'Yves Montenay
mai 2004

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2 septembre 2007

En mémoire de Jean Chesneaux (Pierre Brocheux)

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En mémoire de Jean Chesneaux

Pierre BROCHEUX

L’historien Jean Chesneaux nous a quittés le 23 juillet. Historien connu et reconnu pour ses travaux sur l’Extrême-Orient plus précisément sur la Chine contemporaine (il a consacré sa thèse de doctorat au mouvement ouvrier chinois au début du XXe siècle), il n’a pas limité son horizon à la seule Chine, il a porté un intérêt constant à la péninsule indochinoise, particulièrement au Viet-Nam. Jean Chesneaux n’était pas un savant de cabinet bien que son parcours universitaire soit passé par les étapes et les épreuves requises pour faire une brillante carrière : l’agrégation d’Histoire et le doctorat ès Lettres. Pierre Renouvin, maître des études d’histoire à la Sorbonne, nous le cita en exemple lorsqu’il accueillit  les étudiants de première année  en octobre 1952.

Jean Chesneaux était aussi un homme d’action : militant de la JEC, il était entré jeune dans un réseau de la résistance anti-allemande, il fut incarcéré à Fresnes à 19 ans et fut sauvé de la déportation par la libération de la France. En 1946, il partit pour un voyage d’études en Asie, de l’Égypte jusqu’en Chine ; il fit un bref séjour à Saïgon déjà plongé dans la guerre d’Indochine. Là bas, pendant plus de quatre mois il connut l’hospitalité de la prison centrale pour avoir rendu visite au comité de la résistance vietnamienne dans la Plaine des joncs. Après un séjour dans la Chine en proie à la guerre civile, il revint en France en 1948. De son intérêt pour le pays il nous a laissé une Contribution à l’histoire de la nation vietnamienne ; ce livre de facture classique mais solide, n’a pas vieilli. L’engagement anticolonialiste de son auteur n’oblitérait pas une méthode de travail exigeante, Jean Chesneaux aimait à nous recommander «ne faites pas de l’anticolonialisme à quatre sous». Expulsé vers la France il poursuivit son action anticolonialiste en militant au Parti communiste français jusqu’à ce que les désillusions vis-à-vis du «socialisme réel», le conflit sino-soviétique et finalement la crise de mai 1968, ne le conduisirent à la rupture avec le PCF.

Son engagement dans les luttes sociales et culturelles qui suivirent, le trouvèrent aux côtés des «gauchistes» mais avec une capacité de distanciation permanente. Il eut une carrière d’enseignant riche et novatrice, d’abord à l’École pratique des Hautes études puis à la faculté des lettres de Paris, enfin à l’université Paris 7 dont il fut l’un des fondateurs en 1970. C’est ce rôle de formateur de jeunes historiens de l’Asie orientale et plus largement de ce que l’on appelait le Tiers-monde que je retiens. Il prit une retraite anticipée pour se permettre d’aller plus loin que l’historiographie empirique et de se consacrer à la réflexion philosophico-politique sur notre avenir, l’avenir de nos sociétés étant lié à ses yeux de façon indissociable à celui de notre planète, d’où son engagement écologiste. Il consacra les dernières années de sa vie à voyager, non pas pour rechercher un ailleurs idéal, et confortable mais pour élargir son approche à l’humanité plurielle avec le but d’élaborer un «humanisme générique» c’est-à-dire reconnu par tous les hommes, une façon de dépasser l’universalisme européo-centré, le combat anticolonialiste n’avait été que la première étape d’une vie bien remplie.

Pierre Brocheux

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source

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- entretien avec Jean Chesneaux


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29 août 2007

Pierre Messmer, un colonial décolonisateur (1916-2007)

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Pierre Messmer

un colonial décolonisateur

 

Pierre Messmer est décédé le 29 août 2007.

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biographie de Pierre Messmer éditée sur le site de l'Ordre de la Libération

Pierre Messmer est né le 20 mars 1916 à Vincennes, son père était industriel.

Après des études secondaires aux lycées Charlemagne et Louis-le-Grand, Bachelier en 1933, il est breveté de l'Ecole nationale  de la France d'Outre-mer (1934-1937), docteur en droit (1938) et diplômé de l'Ecole des langues orientales.

Élève administrateur des colonies, EOR à Saint-Cyr, Pierre Messmer effectue son service militaire de 1937 àmessmer_1 1939 au 12e Régiment de tirailleurs sénégalais (12e RTS).

Il effectue un stage d'observateur en avion à Tours et est replié dans le Puy de Dôme, à quelques kilomètres de la base d'Aulnat, lorsque, entendant, le 17 juin 1940, le discours du maréchal Pétain à la radio, il décide immédiatement, avec le lieutenant Jean Simon, de tout faire pour continuer le combat.

Tous deux prennent la direction du sud de la France et, au moyen d’une moto puis en auto-stop, arrivent à Marseille, d'où ils parviennent, grâce à la complicité du commandant de marine marchande Vuillemin, à se faire embarquer comme hommes d'équipage à bord d'un cargo italien, le Capo Olmo, qui se prépare à partir en convoi pour l'Afrique du Nord.

Au cours du voyage, le commandant  Vuillemin, Pierre Messmer et Jean Simon, avec quelques camarades embarqués clandestinement mais contre l'avis des officiers du bord, déroutent le Capo Olmo vers Gibraltar après avoir convaincu l'équipage.

Le bâtiment rallie ensuite Liverpool, le 17 juillet 1940, apportant à la France libre, outre une trentaine de volontaires, une précieuse cargaison de matières premières et d'avions Glenn Martin en pièces détachées dont la vente permettra de payer les frais de fonctionnement de la France Libre pendant près de trois mois.

Pierre Messmer s'engage alors dans les Forces françaises libres et est affecté, à sa demande, à la 13e Demi-brigade de Légion étrangère (13e DBLE). Chef de section à la 3e compagnie commandée par Jacques de Lamaze, il participe aux opérations de Dakar et du Gabon entre septembre et novembre 1940.

Il se distingue ensuite lors de la campagne d'Erythrée où, sa section étant déjà fortement éprouvée, il s'empare, dans la nuit du 13  au 14 mars 1941, des pentes du Sud du Grand Willy. De nouveau, le 8 avril, à Massaoua, il enlève à la mitraillette et à la grenade, par une habile manoeuvre, deux fortins ennemis puissamment armés, capturant trois officiers et 70 marins.

Deux fois cité, il est décoré de la Croix de la Libération par le général de Gaulle au camp de Qastina en Palestine à l'issue de la campagne d'Erythrée, le 27 mai 1941. Il combat ensuite lors de la douloureuse campagne de Syrie comme commandant de la 3e compagnie.

En septembre 1941, Pierre Messmer est promu capitaine.

book_6Au sein de la 1ère Brigade française libre commandée par le général Koenig, la 13e DBLE participe ensuite à la campagne de Libye et à la défense de Bir-Hakeim [27 mai-11 juin 1942]. Au cours du siège de Bir-Hakeim, Pierre Messmer qui commande une compagnie du 3e Bataillon de Légion, relève dans des conditions difficiles et au contact de l'ennemi, une autre compagnie particulièrement éprouvée. Il parvient ainsi à maintenir, malgré  de furieux assauts ennemis, l'intégrité de la position.

Au cours de la bataille d'El Alamein, dans la nuit du 23 au 24 octobre 1942, il entraîne sa compagnie à l'assaut de la position solidement défendue de Nag-rala, infligeant de lourdes pertes à l'ennemi. Par la suite, son activité suit toutes les campagnes de son unité.

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En juillet 1943, après la campagne de Tunisie, Pierre Messmer est envoyé en mission aux Antilles où règne une agitation militaire et civile importante.

De retour en Angleterre en octobre 1943, le capitaine Messmer suit un stage parachutiste dans le but d'être envoyé en France mais finalement, en janvier 1944, il est affecté, à Londres, à l’État-major du général Koenig, nommé commandant en chef des Forces françaises en Angleterre et des Forces françaises de l’Intérieur.

Le capitaine Messmer débarque en août 1944 en Normandie ; il dirige vers Paris le convoi de l'Etat-major et entre dans la capitale, dont Koenig a été nommé gouverneur militaire, le 25 août en même temps que la 2e DB.

En janvier 1945, promu commandant, il est envoyé à Calcutta pour y créer une Mission militaire de liaison administrative en qualité de commissaire de la République par intérim.

Parachuté le 25 août 1945 au Tonkin pour y créer une nouvelle mission, il est fait prisonnier par le Viet-Minh. Après deux mois de captivité, il s’évade dans des conditions particulièrement difficiles et rejoint les forces françaises.

Secrétaire général du comité interministériel de l'Indochine en 1946, il est ensuite directeur de cabinet d'Émile Bollaert, haut-commissaire en Indochine.
             
Il redevient ensuite administrateur en chef de la France d'Outre-mer en 1950, puis gouverneur de Mauritanie (1952) et de Côte d'Ivoire (1954-1956).

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Le puits de Freiwa (subdivision de Nouakchott), Mauritanie,1955

 

Haut-commissaire de la République au Cameroun en 1956-1958, puis Haut-commissaire en AEF puis en  AOF en 1958 et 1959, Pierre Messmer est ministre des Armées de 1960 à 1969, ministre d'Etat chargé des DOM-TOM (1971-1972) et Premier ministre de juillet 1972 au mois de mai 1974.

Pierre Messmer est également député UDR puis RPR de Moselle (1968-1988), conseiller régional (1968-1992) et président du Conseil régional de Lorraine, conseiller général de Moselle (mars 1970-mars 1982) et maire de Sarrebourg pendant 18 ans (1971-1989).

Il préside le groupe RPR à l'Assemblée nationale de 1986 à 1988.

Pierre Messmer est par ailleurs membre de l'Académie des sciences d'Outre-mer depuis 1976 et membre, depuis 1988, de l'Académie des sciences morales et politiques avant d'en devenir le secrétaire perpétuel (1995-1998). Il est également Chancelier de l'Institut de France (1998-2005) puis chancelier honoraire.

Par ailleurs président de l'Institut Charles de Gaulle (1992-1995) puis de la Fondation Charles de Gaulle (1995-1998), Pierre Messmer est élu, le 25 mars 1999, à l'Académie française au fauteuil de Maurice Schumann.

En octobre 2001, Pierre Messmer succède au général d'armée Jean Simon à la présidence de la Fondation de la France libre.

Par décret du Président de la République du 6 juin 2006, Pierre Messmer est nommé Chancelier de l'Ordre de la Libération en remplacement du général d'armée Alain de Boissieu décédé.

Pierre Messmer est décédé le 29 août 2007 à l'Hôpital du Val-de-Grâce à Paris.  


• Grand Croix de la Légion d'Honneur
• Compagnon de la Libération - décret du 23 juin 1941
• Croix de Guerre 39/45 (6 citations)
• Médaille de la Résistance
• Médaille des Evadés
• Médaille Coloniale avec agrafes "Erythrée", "Libye", "Bir-Hakeim"
• Médaille Commémorative 39/45
• Officier de l'American Legion
• Commandeur du Nichan Iftikhar (Tunisie)
• Commandeur de l'Ordre Royal du Cambodge
             

Principales publications :

              • Le Régime administratif des emprunts coloniaux, Paris 1939
              • De la répression des fraudes commerciales, Strasbourg 1954
              • Les écrits militaires de Charles de Gaulle, avec Alain Larcan, Paris, 1985
              • Après tant de batailles, Mémoires, Paris, 1992 (Prix Louis-Marin 1993)
              • Les Blancs s'en vont, récits de décolonisation, Paris 1998
              Le Rôle et la place de l'Etat au début du XXIe siècle, Paris 2001
              La Patrouille perdue, Paris 2002
              • Ma part de France. Entretiens avec Philippe de Saint-Robert, Paris 2003

source

 

 

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1960, en Algérie avec les Harkis

 

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25 août 2007

Un cas d’école «au carré» sur la conquête du Soudan (Jean-Pierre Renaud)

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debout à gauche, Archinard au fort de Kita (Mali, ex-Soudan)



Un cas d’école «au carré» sur la

conquête du Soudan

Jean-Pierre RENAUD


cas d’école historique dans la méthode et dans l’interprétation, avec

la prise de Mourgoula en 1882 et de Koundian en 1889 : discipline,

fait accompli, et liberté de commandement ?


rha247
La Revue Historique des Armées a fait paraître dans son dernier numéro (n° 247, juin 2007) un article du lieutenant Benjamin Leroy,  intitulé : "Les troupes de marine en Afrique à la fin du XIXème siècle, le cas du Soudan français" (p. 114-123).

La lecture de cet article soulève beaucoup de questions, mais nous porterons pour le  moment notre attention uniquement sur une des affirmations de l’auteur, quant aux opérations militaires qu’il cite pour illustrer l’indiscipline des officiers coloniaux et leur pratique du fait accompli.

 

 

 

Citons le passage concerné :

"L’expansion coloniale est donc le fait des troupes de marine qui, peu à peu, imposent leur autonomie. À chaque campagne, la France s’engage plus loin dans la conquête, souvent sous l’impulsion des commandants supérieurs ou des officiers qui agissent sans en référer au ministère ou au gouverneur, parce qu’il faut une décision rapide ou parce qu’ils l’ont délibérément voulu. Avec une attitude de mépris et d’indiscipline calculée envers Paris, ils placent plusieurs fois le ministère et le gouverneur devant le fait accompli pour obliger le gouvernement à entériner l’avance coloniale. Comme c’est le cas avec les affaires de Mourgoula, en décembre 1882, de Koundian, en 1889, et avec la prise de Tombouctou par le lieutenant de vaisseau Boiteux". (page 119)

Qu’en a-t-il été exactement pour autant que l’on puisse proposer une approximation de la vérité historique ?


Le cadre géographique et historique :

La première affaire citée, Mourgoula, se situe le 22 décembre 1882, à l’occasion de la deuxième campagne du commandant supérieur Borgnis-Desbordes. Il en fit trois. La deuxième affaire citée, Koundian, eut lieu le 18 février 1889, au cours de la première campagne du commandant supérieur Archinard. Il en fit quatre.

1882, au tout début de la conquête du Haut Sénégal vers le bassin du Niger. Cette année là, le gouvernement donna le feu vert aux troupes de marine pour atteindre le Niger, et fonder un poste à Bamako. Cette avance continua à ébranler l’empire Toucouleur d’Ahmadou installé à Ségou, sur le fleuve Niger. Ahmadou était le fils d’Hadj El Omar, vaincu par Faidherbe dans le Fouta.

En 1889, la France était solidement installée sur le fleuve Niger et avait signé avec Samory, fondateur récent d’un nouvel empire dans le haut Niger, un traité qui lui laissait les mains libres sur la rive gauche du fleuve. La partie politique et militaire se jouait à présent entre la France et Samory.

Le tata de Koundian faisait toujours partie de l’empire Toucouleur d’Ahmadou.

La forteresse de Mourgoula, située entre Kita et Bamako, distance entre les deux d’environ 200 kilomètres, contrôlait la rivière Bakhoy, voie d’accès naturelle vers Bamako, donc d’intérêt stratégique pour un chef militaire La citadelle était tenue par un vassal féodal d’Ahmadou. Ce tata très bien fortifié, doté de trois enceintes de défense, faisait partie du dispositif militaire de contrôle des voies de communication et des territoires de l’empire déclinant d’Ahmadou, avec les forteresses de Ségou, Nioro, Mourgoula, et Dinguiraye.

Archinard_debout_Kita
la porte principale du fort de Kita (Mali, ex-Soudan), capitaine Archinard debout

Koundian était située sur le Bafing, voie d’accès naturelle vers le haut Niger, donc vers l’empire de Samory et sa capitale, à un peu plus de cent kilomètres de Kita. Dans la perspective d’une confrontation avec Samory, souhaitée par Archinard, le contrôle du tata de Koudian revêtait également un intérêt stratégique.

La stratégie de conquête du Soudan imposait donc le contrôle de ces tatas, pacifique ou non, à partir du moment où le gouvernement aurait pris la décision d’aller sur le Niger, et d’étendre ses conquêtes en amont (Samory) ou en aval  (Ahmadou) de Bamako.

Nous laisserons de côté le cas de Tombouctou, où l’indiscipline du lieutenant de vaisseau se manifeste dans un contexte de relations et d’ambitions qui complique sérieusement l’analyse du fait accompli.

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Kayes, ex-Soudan, à l'époque coloniale (carte postale ancienne)

 

Question : les prises de Mourgoula et de Koundian sont-elles à ranger dans la catégorie des faits accomplis par les deux commandants supérieurs Borgnis Desbordes et Archinard ?

L’auteur fait sans doute référence, sans la citer, au texte du grand historien Henri Brunschwig qui dans son livre Le partage de l’Afrique Noire, écrivait :

"Au cours de ces vingt ans, les militaires du Soudan imposèrent leur politique de conquête aussi bien aux Africains qu’au gouvernement français. Ils n’hésitèrent pas à engager des opérations malgré les instructions qui le leur interdisaient. Borgnis Desbordes, par exemple, s’empara par surprise, en décembre 1882, de Mourgoula, dont l’émir était ami de la France, et que le ministre de la Marine Jauréguiberry, avait explicitement ordonné de ménager. Archinard de même, en 1889, prit Koundian, dont le traité de protectorat, signé l’année précédente par Gallieni avec Aguibou de Dinguirraye, reconnaissait la souveraineté de ce dernier : mais le lieutenant colonel avait besoin d’un succès pour être inscrit au tableau d’avancement" (éd. Flammarion, p. 38).

En ce qui concerne Mourgoula, la réalité est un peu différente, et je me demande encore si Brunschwig n’a pas confondu l’épisode de Kéniera avec celui de Mourgoula. Car une colonne commandée par Borgnis Desbordes passa une première fois à proximité de la forteresse en février 1882, sans anicroche, lorsqu’elle se dirigeait vers Kéniera, au-delà du fleuve Niger, au secours des chefs de ce village. C’était la première fois qu’une colonne française franchissait le Niger. La colonne arriva trop tard. Samory avait brûlé le village et emmené les habitants en captivité.

Folle entreprise, dont la conclusion fut heureuse, et qui s’inscrivait effectivement dans la catégorie des faits non seulement accomplis, mais imprudents dans le contexte de l’époque.

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Bafoulabé (Mali, ex-Soudan), la Résidence

 

Je me suis également demandé s’il n’y avait pas eu une confusion avec la destruction du village de Goubanko, en février 1881, destruction qui dépassait les instructions données, mais qui pouvaient avoir une explication dans la nécessité absolue d’obtenir du ravitaillement, que les habitants de Goubanko  refusaient de céder. Ce ravitaillement était devenu vital pour la colonne, à plus de mille deux cents kilomètres de Saint Louis, compte tenu des pertes subies, lors de son transport sur le fleuve Sénégal.

Car la prise de Mourgoula le 22 décembre 1882 se fit sans coups de fusils (1) (Person, p. 402, sans source indiquée), uniquement parce que Borgnis Desbordes, à la tête d’une colonne militaire puissante, marchant vers le Niger et son objectif Bamako, sur instructions du gouvernement, négocia la reddition de son almamy et l’évacuation de la place par ses troupes. Person notait d’ailleurs que les Toucouleurs avaient pris possession de ce pays quarante ans auparavant.

Toutes les sources consultées concordent à ce sujet, et l’expression «s’empara par surprise, en décembre 1882, de Mourgoula», est pour le moins ambiguë, mais nul n’est à l’abri d’erreurs ponctuelles, fusse le grand historien mis en cause à ce sujet. Kanya Forstner (2) écrit que Borgnis Desbordes expulsa la garnison Toucouleur et détruisit les fortifications (p. 94) et plus loin (p. 97), il utilise le mot «capture». Le lieutenant Gatelet (3) (p. 45) relate ces faits dans son récit, rédigé à partir des rapports d’opérations des officiers.

Dire que la chute de cette forteresse fut un fait accompli des troupes de marine ne semble pas une formulation exacte, en tout cas pas dans le sens donné au concept de fait accompli, avec son élément de violence, et parallèlement avec celui d’une liberté de commandement nécessaire à un chef militaire.

Alors qu’il y eut bien fait accompli, avec usage de la force des armes avec la prise du tata Toucouleur de Koundian par Archinard en 1889. Marchand, le célèbre Marchand de Fachoda, en qualité de sous lieutenant, s’y illustra lors des combats qui précédèrent le contrôle du tata.

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pirogue d'Européen sur le Niger (carte postale envoyée en 1909)

 

Ce "fait accompli"  soulève d’autres questions relatives :

1°) Aux relations très ambiguës qu’entretenait Archinard avec le personnel politique, qui soulèvent la question de fond : à savoir fait accompli de tel ou tel ministre, ou de tel clan colonial, ou celui du chef militaire qui exerce le commandement sur place ?

2°) À la problématique de l’obéissance militaire et de la liberté de commandement nécessaire à tout chef militaire.

Car, il convient de rappeler le contexte stratégique de l’époque en matière de communications, grandes difficultés de communication verbale dans la chaîne de commandement (ordres et comptes rendus) et matérielle (hommes, armement et ravitaillement), avec pour conséquence une grande et nécessaire liberté de commandement. Il ne faut jamais oublier que les colonnes du Soudan ne pouvaient compter que sur leurs propres forces pour réussir, et quelquefois survivre. Kita était à plus de douze cents kilomètres de Saint Louis, et à plus de trois cents kilomètres de Kayes, qui ne pouvait être ravitaillé par chalands qu’en période de hautes eaux du Sénégal.

Or la prise de cette citadelle Toucouleur entrait parfaitement dans le champ de la deuxième observation, puisqu’il était nécessaire de contrôler la voie d’accès vers les territoires du haut Niger, et vers l’empire de Samory, dont incontestablement Archinard voulait la destruction.

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l'Almamy (chef religieux et militaire)
Samory-Touré (1830-1900)

 

Le plus surprenant dans cette affaire de citation d’exemples vrais ou supposés de faits accomplis militaires est que le grand historien Brunschwig aurait pu choisir d’autres exemples beaucoup plus éclatants d’insubordination, à rattacher au proconsulat d’Archinard, la prise de Kankan en 1891, celle de Ségou, la même année, puis celle de Djenné et de Bandiagara, l’année suivante.

Mais avec la complicité incontestable des hommes politiques, puisque tout le monde savait à Paris, Saint Louis, et Kayes, qu’il s’était procuré de gros canons de 95 pour aller prendre la forteresse de Ségou.

Une analyse minutieuse du déroulement de la conquête du Soudan marque une frontière, celle de 1888, date à laquelle Gallieni céda son commandement à Archinard.

Mais la véritable question, mentionnée plus haut, qui se pose à ce sujet est celle de savoir s’il s’agissait de faits accomplis militaires, ou politiques, ou mi-politiques, mi-militaires, avec la problématique difficile de la liberté de commandement délicate à apprécier à des milliers de kilomètres de Paris. Et même dans le cas extrême d’Archinard, il est possible de plaider en faveur de l’une des trois hypothèses.

Et pour conclusion, une question : est-ce que cette lecture de l’histoire, la citation que nous venons d’analyser, apporte une plus-value à la recherche historique sur la conquête du Soudan ?

Jean Pierre Renaud, Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large
- Rôle de la communication et des communications
dans les conquêtes coloniales de la France- 1870-1900

 

Sources - (1) Yves Person, Samory (trois tomes), 1968 (2) Kanya-Forstner, The conquest of western Soudan A study in French  military impérialism (3) Lieutenant Gatelet, Histoire de la conquête du Soudan Français, 1901.

________________________________

 

- résumé de l'article de Benjamin Leroy (Revue Historique des Armées, n° 247, 2007)

La conquête du Soudan s’est déroulée dans des conditions particulières et cela en fait un cas à part dans l’histoire de la colonisation française car les motivations économiques sont pratiquement absentes. Le moteur de cette expansion est le nationalisme débridé des officiers des troupes de marine ; motivée par la volonté de contribuer à «la plus grande France» en lui donnant un nouveau morceau de terre. Les officiers des troupes de marine entretiennent un lien privilégié avec le Soudan et, sous plusieurs aspects, cette colonie apparaît même comme leur «chose». Ils n’ont jamais eu ailleurs une telle liberté d’action que sur ce territoire qu’ils dirigent sans partage durant les vingt premières années de la conquête. Avec une attitude de mépris et d’indiscipline calculée envers Paris, les officiers pratiquent volontiers la politique du fait accompli pour obliger le gouvernement à entériner la conquête. À bien des égards, et à l’instar des territoires militaires en Algérie, c’est le «règne du sabre», selon l’expression de l’époque, qui est le mode de gouvernement. Dans ce territoire les civils n’ont  pas leur place et les relations sont souvent tendues avec les militaires. Mais cela va progressivement prendre fin avec la mise en place du gouvernement général de l’AOF en 1899.

 

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Djenné, la mosquée

 

 

- sur la bataille de Goubanko, cf. la communication de Martine Cuttier, (2004)

1couv

 

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Jean-Pierre Renaud
- Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large,  éd. JPR, 2006.
-  Courriel des éditions JPR : commande@editionsjpr.fr

 

 

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21 août 2007

Les tribulations sarkoziennes en Afrique et l’histoire à l’école (Bernard Girard)

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Les tribulations sarkoziennes en Afrique

et l’histoire à l’école

Bernard GIRARD,

professeur d’Histoire-géographie à Laval

 

Il ne viendrait probablement pas à l’esprit d’un chef d’État africain d’évoquer dans un discours officiel «l’homme européen», «l’homme américain» ou «l’homme asiatique», un homme fantasmé, imaginaire, enfermant derrière une figure unique, dans un stéréotype, la diversité du genre humain.

[Commentaire] Certes, plusieurs passages du discours présidentiel sont marqués par une tendance à la généralisation, par un essentialisme voilant la réalité historique. Mais ce défaut n'est pas propre à "l'homme européen". Combien d'auteurs africains parlent-ils de "l'homme blanc"...? Les exemples seraient légion. Senghor l'a fait - de manière très positive. Mais le colonel Khadafi, au 8e sommet de l'Union africaine en février dernier, déclarait sans mesure : "Il fut un moment où l’homme blanc se croyant supérieur, nous a traités comme des animaux". Le site Africamaat, qui se revendique des ouvrages de Cheikh Anta Diop parle du "Démon blanc" à qui il faut faire la guerre parce qu'il est un "ennemi de l'Afrique"... (Michel Renard)

C’est pourtant à ce genre de généralisation abusive que s’est livré Sarkozy dans son discours de Dakar, poussant même la caricature et l’ignorance jusqu’à nier que ce fameux «homme africain» ait pu avoir une histoire : «Le drame de l’Afrique, pérore-t-il, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Jamais il ne s’élance vers l’avenir, jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin.» On se sait s’il faut avoir honte ou franchement rire de ces paroles pontifiantes qui révèlent, au-delà d’un formidable orgueil, une profonde méconnaissance de l’Afrique mais aussi, tout bonnement, de l’histoire.

Plusieurs écrivains africains lui ont répondu par une lettre ouverte (Libération, 10 août 2007), leçon d’histoire fort divertissante : «Il nous reste simplement à tomber d’accord pour définir le sens de ce mot histoire. Car quand vous dites que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire, vous avez tort. Nous étions au cœur de l’histoire quand l’esclavage a changé la face du monde. Nous étions au cœur de l’histoire quand la colonisation a dessiné la configuration actuelle du monde. Le monde moderne doit tout au sort de l’Afrique et quand je dis monde moderne, je n’en exclus pas l’homme africain que vous semblez reléguer dans les traditions et je ne sais quel autre mythe et contemplation béate de la nature. Qu’entendez-vous par histoire ? N’y comptent que ceux qui y sont entrés comme vainqueurs ? Laissez-nous vous raconter un peu cette leçon d’histoire que vous semblez fort mal connaître.» À la décharge de Sarkozy, on pourra toujours dire qu’il n’est sans doute pas le seul à fort mal connaître l’histoire de l’Afrique. Cette histoire d’un continent séparé de l’Europe par une petite quinzaine de kilomètres (la largeur du détroit de Gibraltar), reste superbement ignorée par les Français et tout spécialement par les programmes scolaires.

 

Les propos du Président révèlent l’inadaptation

de certains programmes scolaires français

Alors que plusieurs millions de citoyens français ont leurs ancêtres proches en Afrique, alors que, sauf découverte contraire des paléontologues, l’Afrique reste le berceau de l’humanité et que, d’une certaine façon, nous sommes tous des Africains, l’Éducation nationale persiste à mépriser l’histoire de l’Afrique, comme si elle n’existait pas ou n’était pas digne d’intérêt. Constatation qui vaut également pour les autres parties du monde. À la rigueur — et c’est là une singulière limite — les élèves feront connaissance avec les civilisations étrangères lorsque l’Europe établit un contact avec elles mais c’est toujours l’Européen qui impose son regard : les Amérindiens n’apparaissent dans la conscience des élèves que lorsqu’ils sont «découverts» par Christophe Colomb, comme les Chinois sous la plume de Marco Polo. Il est vrai que le point de vue sur l’Afrique a commencé à s’ouvrir depuis quelques années : sous diverses influences et malgré bien des oppositions — cf. l’inénarrable amendement parlementaire sur les «effets positifs de la colonisation» — la colonisation et l’esclavage ne sont plus des sujets tabous.

[Commentaire] Qu'est-ce qu'un "tabou" ? C'est ce dont on ne doit pas parler par crainte ou par pudeur, c'est aussi un interdit à06d5_1 caractère religieux. Dans ce cas la colonisation et l'esclavage n'ont jamais été des sujets "tabous"... Deux exemples pour rétablir la vérité.
Le manuel Malet-Isaac de 1937, destiné à l'enseignement primaire supérieur, couvre l'histoire contemporaine de 1852 à 1914 sur 410 pages de texte serré. La leçon X s'intitule "la formation d'un nouvel empire colonial français" (p. 135 à 159). De nombreuses connaissances sont délivrées, centrées sur les différentes phases de la conquête. Évidemment, l'idéologie sous-jacente est celle de la bonne conscience coloniale : "Comme dans tous les empires coloniaux, la question indigène soulève de graves difficultés. Dans les colonies comme l'Afrique occidentale, les noirs à demi civilisés ont acepté facilement la domination française qui, malgré certains abus, s'est montrée généralement bienfaisante. Par contre, les peuples plus civilisés de l'Indochine et de l'Afrique du Nord se sont montrés plus réfractaires. On ne peut espérer se les concilier que par une politique d'éducation et de collaboration, en respectant leurs croyances et leurs traditions, en allégeant les charges qui pèsent sur eux, et en les faisant participer aux profits de l'oeuvre économique" (p. 147).
Autre exemple. Le manuel de l'éditeur Delagrave pour la classe de Première, en 1972, couvre l'histoire contemporaine, 1848-1914 ; il l'est l'oeuvre de J.-M. d'Hoop, maître-assistant à la faculté des Lettres et sciences humaines de Paris, et de R. Hubac, inspecteur général (445 pages de texte dense). Les chapitres "l'expansion européenne dans le monde", "l'empire colonial français" et "la colonisation européenne" vont de la page 329 à la page 383. On ne cache pas les conquêtes, ni la répression, ni la "pacification". Mais il est vrai que l'horizon reste "la diffusion de la civilisation européenne dans le monde" (p. 339), qui ne nie pas cependant les "résistances".
Pourquoi donc créer des légendes sur de prétendus "tabous", sinon pour apparaître soi-même comme un courageux pourfendeur de chimériques "interdits"...?
(MR)

On observera néanmoins qu’ils interviennent bien tardivement dans le cursus scolaire, présents surtout dans les programmes de lycée bien davantage que dans ceux de collège ou de l’école primaire. Faire découvrir l’Afrique lorsque les marchands d’esclaves ou les colons y mettent les pieds n’est d’ailleurs pas dénué d’une certaine ambiguïté dont il n’est par sûr que les écrivains auteurs de la lettre ouverte à Sarkozy, comme les historiens qui militent sur ces thèmes, arrivent à se départir totalement. Car d’une certaine manière, raconter l’histoire de l’Afrique à partir du Code noir ou des premières incursions portugaises au XVe siècle, apparaît étrangement réducteur pour un continent qui a connu l’homme de Toumaï et les Australopithèques. Est-ce à dire que les Africains ne pourraient décidément avoir d’autonomie, d’existence propre, en dehors de leur rencontre avec des peuples extérieurs ?

On peut se demander si cette fixation exclusive sur la période coloniale n’aboutit pas, d’une certaine manière, à conforter l’image sarkozienne et les clichés complaisamment véhiculés sur «l’homme africain [qui] n’est pas assez entré dans l’histoire». Parce qu’il ne serait pas entré dans le champ de vision des autres ? Les errements de l’enseignement de l’histoire à l’école n’expliquent évidemment pas tout et ne sont pas responsables à eux tout seuls des aberrations ou de l’inanité de la politique étrangère d’un pays. ­Disons simplement qu’ils y aident.

L’histoire à l’école reste encore trop exclusivement centrée sur l’histoire de France [contre-vérité aberrante pour qui connaît un peu les programmes scolaires : voir note ci-dessous], construction romancée et en grande partie imaginaire destinée, selon la formule qui avait cours il y a encore peu de temps, «à faire naître chez l’enfant une conscience nationale» (1). Comme s’il n’y avait rien de mieux à faire que de corseter labloch_etrange_defaite_l25 conscience enfantine dans le cadre étriqué de la nation. [Voilà bien une formule convenue... et assez ignorante  de la réalité historique de la nation française... L’historien Marc Bloch, fondateur des Annales, écrivait qu’en mai 1940, “sur les hommes qui en ont fait leur chant de ralliement, la Marseillaise n’avait pas cessé de souffler, d’une même haleine, le culte de la patrie et l’exécration des tyrans. (…) Je n’ai jamais cru qu’aimer sa patrie empêchât d’aimer ses enfants ; je n’aperçois point davantage que l’internationalisme de l’esprit ou de la classe soit irréconciliable avec le culte de la patrie ” (L’étrange défaite, examen de conscience d’un Français). MR] Cadre étriqué et pernicieux : on peut penser que les réflexes de méfiance, de xénophobie ou de racisme, profondément enracinés chez beaucoup de Français, trouvent au moins en partie leur source dans un récit historique, celui véhiculé par les programmes scolaires, qui ne montre l’étranger que sous l’angle du danger, lors des guerres et des invasions. Leur désintérêt marqué pour les enjeux internationaux, qui laisse la place libre aux discours farfelus des dirigeants — comme ­celui de Sarkozy à Dakar — ou les initiatives les plus extravagantes, par exemple la vente d’un réacteur nucléaire et de missiles à un dictateur connu pour sa complaisance envers le terrorisme, peut s’éclairer à la lueur de la profonde ignorance de l’histoire du monde dans laquelle ils sont éduqués.

Bernard Girard
Libération, page "Rebonds", lundi 20 août 2007
© Libération

 

(1) Suzanne Citron, le Mythe national (éditions Ouvrières, 1987).

 

note sur les programmes scolaires
Les programmes de collège couvrent toute la période du néolithique au 11 septembre 2001. En classe de 6e, seules deux pages concernent la Gaule. Les élèves apprennent l'histoire de l'Égypte ancienne, des Hébreux, de la Grèce et de la Rome anciennes. En classe de 5e, sont traitées les civilisations de Byzance, de l'Islam et de l'Occident chrétien, puis de la Renaissance. En 4e, la dimension européenne domine les leçons d'histoire, et en 3e on étudie les deux guerres mondiales et le monde jusqu'en 1989 et même jusqu'en 2001…
Au lycée, en classe de 2e, il n'y a que 3 chapitres sur 10 (…!) qui évoquent la France, et en 1ère, une partie du programme sur trois… Ne parlons pas de la Terminale.
Il y a belle lurette que le "centrage" sur l'histoire de France a été abandonné...

Michel Renard

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13 août 2007

en attendant la rentrée...

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quelques livres d'histoire coloniale

pour les vacances


(suspension estivale de la publication d'articles)

 

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- Pour en finir avec la repentance coloniale, Daniel Lefeuvre, Flammarion, septembre 2006.

Après celle de la guerre d'Algérie, une nouvelle génération d'anticolonialistes s'est levée, qui mène combat pour dénoncer le péché capital que nous devons tous expier : notre passé colonial, à nous Français. Battons notre coulpe, car la liste de nos crimes est longue Nous avons pressuré les colonies pour nourrir notre prospérité, les laissant exsangues à l'heure de leur indépendance ; nous avons fait venir les "indigènes" au lendemain des deux guerres mondiales pour reconstruire la France, quitte à les sommer de s'en aller quand nous n'avions plus besoin d'eux ; surtout, nous avons bâti cet empire colonial dans le sang et les larmes, puisque la colonisation a été rien moins qu'une entreprise de génocide : Jules Ferry, c'était, déjà, Hitler ! Contrevérités, billevesées, bricolage... voilà en quoi consiste le réquisitoire des Repentants, que l'auteur de ce livre, spécialiste de l'Algérie coloniale et professeur d'histoire à l'université Paris-8, a entrepris de démonter, à l'aide des bons vieux outils de l'historien - les sources, les chiffres, le contexte. Pas pour se faire le chantre de la colonisation, mais pour en finir avec la repentance, avant qu'elle transforme notre Histoire en un album bien commode à feuilleter, où s'affrontent les gentils et les méchants.

 

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- Dictionnaire de la colonisation française, dir. Claude Liauzu, Larousse, avril 2007.

Jamais la colonisation, un demi-siècle après les guerres d'Indochine et d'Algérie, jamais l'esclavage - 150 ans après l'abolition - n'ont été aussi présents dans la vie publique. Le temps des colonies apparaît comme un passé qui ne passe pas, l'enjeu de conflits de mémoires, sur fond de malaise de la mémoire officielle. Ce dictionnaire veut être pour un large public, loin de tout manichéisme, un ouvrage de référence en présentant des informations sûres, les débats et les points de vue représentatifs des études françaises et étrangères, les renouvellements des connaissances. Il étudie les aspects multiples de la situation coloniale qui a imprimé sa marque dans les domaines les plus divers. Comment comprendre notre monde sans donner toute sa place à ce phénomène majeur ?

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- Les Africains et la Grande Guerre : l'appel à l'Afrique (1914-1918), Marc Michel, Karthala, 2003.

Pendant la Grande Guerre, 200 000 "Sénégalais" d'AOF ont servi la France, plus de 135 000 sont venus combattre en Europe,30 000 d'entre eux, soit un sur cinq, n'ont jamais revu les leurs... Dans le malheur de la guerre, ces sacrifiés ne le furent ni plus ni moins que leurs frères d'armes, les fantassins de la métropole. Néanmoins, leur sacrifice constitue encore aujourd'hui un élément très sensible des relations entre la France et l'Afrique. La "cristallisation" des pensions, autrement dit le gel de la dette contractée par la métropole, reste au coeur du contentieux. C'est l'histoire de cet engagement des Africains au service de la France que retrace d'abord ce livre.

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Tananarive (Madagascar), bibliothèque du Gouvernement général, 1930/1947
source : base Ulysse du Centre des Archives d'outre-mer

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Micouleau_Sicault_couv

 

- Les médecins français au Maroc, combats en urgence (1912-1956), Marie-Claire Micouleau-Sicault, L'Harmattan, 2000.

De 1912 à 1956 la présence française au Maroc a représenté pour de jeunes médecins qui commençaient leur carrière, l'accomplissement d'un destin qu'ils consacrèrent avec passion au soulagement des souffrances de populations décimées par les épidémies et la malnutrition infantile. Cette histoire est celle de l'aventure extraordinaire de ces jeunes équipes médicales qui ont su construire au Maroc un vrai réseau sanitaire, dans le respect de la culture et des traditions du pays.

Marie-Claire Micouleau-Sicault - Née à Rabat, professeur de Lettres classiques, fille du Dr G. Sicault, directeur de la santé publique au Maroc sous le Protectorat, j'ai été témoin de la création de la première politique de santé publique du tiers-monde.

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- Sétif, 1945 : histoire d'un massacre annoncé, Jean-Louis Planche, Perrin, 2006.

Le 8 mai 19445, deux faits mineurs survenus à Sétif et à Guelma déclenchent le plus grand massacre de l'histoire de la France contemporaine, en temps de paix : au moins 20 000 et probablement 30 000 Algériens sont tués par les Européens. Grâce au dépouillement des archives des ministères de l'Intérieur, de la Guerre et de Matignon, à de multiples entretiens avec des témoins, des acteurs et des journalistes, l'historien Jean-Louis Planche reconstitue le processus de cette "Grande Peur", survenue dans le département d'Algérie le moins politisé. Il montre, à l'origine, l'imbrication entre les conséquences immédiates de la guerre mondiale (notamment la présence américaine), les ravages du marché noir qui a déstructuré la société coloniale et une épuration politique manquée. Il explique comment on passe d'une psychose complotière à une peur de l'insurrection générale, puis à une répression aveugle. Il analyse le rôle des partis politiques prompts à instrumentaliser l'affaire, au moment où ils se déchirent pour le contrôle du pouvoir dans la France d'après guerre. Résultat : deux mois tragiques pour le Constantinois et une chape de plomb qui, soixante ans après, continue de peser sur les relations franco-algériennes et de hanter la mémoire nationale. Ce livre lève enfin le voile.

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- Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large, Jean-Pierre Renaud, éd. JPR, 2006. -  Courriel des éditions JPR : commande@editionsjpr.fr

Ancien élève de l'École nationale de la France d'Outre-Mer (ENFOM) et ancien haut fonctionnaire du ministère de l'Intérieur, Jean-Pierre Renaud publie Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large. Dans cet ouvrage de 553 pages, l'auteur expose le rôle de la communication et des communications dans les conquêtes coloniales de la France entre 1870 et 1900 (Afrique, Tonkin, Madagascar en terminant par Fachoda). À chacune des étapes de la colonisation française, il souligne le rôle tantôt auxiliaire, tantôt prépondérant  des moyens de communications.

 

* Lyautey à propos de la deuxième affaire de Lang Son (1885) : "La moralité, c'est que le télégraphe est un engin dangereux et que le premier acte de tout général en chef qui opère à 3 000 lieues devrait être de couper le fil, aussi bien pour se libérer des harcelantes instructions de la métropole que pour se garantir contre ses propres entraînements."

cité par Jean-Pierre Renaud, op. cit., p. 531

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- Les colonies dans la Grande Guerre. Combats et épreuves des peuples d'outre-mer, Jacques Frémeaux,  éd. Napoléon 1er, 2006.

Entre 1914 et 1918, la nation, plongée dans la Première Guerre mondiale, n'a guère mesuré l'ampleur des efforts et des sacrifices de ce qui était alors son empire colonial. De nos jours encore, ces efforts et ces sacrifices sont largement méconnus. Jacques Frémeaux entend ici remédier à cette
ignorance. Dans les histoires générales de la France contemporaine, l'empire colonial n'occupe le plus souvent qu'une place limitée, circonscrite à quelques paragraphes, au mieux à un chapitre unique. C'est sans doute une preuve des faibles rapports que la masse des Français ont entretenus avec l'épisode colonial. Lorsque la question bénéficie de plus longs développements, c'est, le plus souvent, à l'occasion de débats sur l'immigration en France ou sur le devenir des anciennes colonies, trop actuels pour ne pas biaiser les faits. Il n'est question ni de bâtir une légende dorée, ni de nourrir des rancœurs, mais d'aider, si possible, les descendants des combattants et des travailleurs de toutes origines, à mieux connaître les éléments communs de leur histoire, et, par-delà les clichés et les caricatures, à mieux se comprendre.

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- Les Instituts coloniaux et l'Afrique, 1893-1940. Ambitions nationales, réussites locales, Laurent Morando, Karthala, mai 2007.

De nombreux ouvrages et travaux historiques sont parus en France et à l'étranger depuis plus de trente ans concernant l'idée coloniale en France. Ils concernent presque exclusivement les institutions parisiennes du "parti colonial" : groupes coloniaux de la Chambre des députés et du Sénat, différents comités, Union coloniale et associations de moindre importance. Parallèlement à ces associations parisiennes, des Instituts coloniaux sont créés en province à Marseille (1893). Bordeaux (1901), Nancy (1902), Nice (1927), le Havre (1929) et Montpellier (1931). Les Chambres de commerce de Lyon et Nantes créent en 1899 et en 1902 des enseignements coloniaux supérieurs. L'Institut colonial français fondé en 1920 est la seule création parisienne. Ces Instituts coloniaux n'ont fait l'objet que d'études ponctuelles ou partielles. A part l'Institut colonial français, ces associations locales, créées le plus souvent par leurs chambres de commerce respectives, ont été au service des intérêts commerciaux et industriels métropolitains en relation avec l'outre-mer. Leur objectif fut de développer la propagande en faveur de l'Empire colonial français et de favoriser sa mise en valeur rationnelle. Ces institutions, très inégales par leurs moyens, leurs structures et leurs rayonnements, ont été des centres de documentation administrative et économique, de propagande, de recherches scientifiques et techniques, ainsi que de réflexion sur les doctrines de la mise en valeur économique de l'Empire colonial français. Leur vocation, essentiellement pratique, a été à la fois universitaire, commerciale et industrielle. Quelles ont été les continuités, les évolutions et les ruptures qui ont jalonné le parcours des Instituts coloniaux ? Quelle hiérarchie peut-on établir concernant leurs moyens, leurs structures, leurs spécialisations et la puissance de leur rayonnement ? Sont-ils parvenus à susciter l'adhésion d'une majorité de Français à l'idée coloniale ? Les ont-ils fait accéder à une véritable "conscience impériale" ? Ont-ils été capables d'orienter ou même de définir des choix nationaux favorables à l'impérialisme colonial ?

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Bonnes vacances...

 

 

- retour à l'accueil

28 juillet 2007

Discours de Nicolas Sarkozy à l'université de Dakar ; et critique par Achille Mbembe

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Allocution de M. Nicolas Sarkozy

Président de la République, prononcée à l'université de Dakar

 

 

Dakar, Sénégal, le 26 juillet 2007

Mesdames et Messieurs,             

sarkozy_dakar200Permettez-moi de remercier d'abord le gouvernement et le peuple sénégalais de leur accueil si chaleureux. Permettez-moi de remercier l'université de Dakar qui me permet pour la première fois de m'adresser à l'élite de la jeunesse africaine en tant que Président de la République française.

Je suis venu vous parler avec la franchise et la sincérité que l'on doit à des amis que l'on aime et que l'on respecte. J'aime l'Afrique, je respecte et j'aime les Africains.

Entre le Sénégal et la France, l'histoire a tissé les liens d'une amitié que nul ne peut défaire. Cette amitié est forte et sincère. C'est pour cela que j'ai souhaité adresser, de Dakar, le salut fraternel de la France à l'Afrique toute entière.

Je veux, ce soir, m'adresser à tous les Africains qui sont si différents les uns des autres, qui n'ont pas la même langue, qui n'ont pas la même religion, qui n'ont pas les mêmes coutumes, qui n'ont pas la même culture, qui n'ont pas la même histoire et qui pourtant se reconnaissent les uns les autres comme des Africains. Là réside le premier mystère de l'Afrique.

             
Oui, je veux m'adresser à tous les habitants de ce continent meurtri, et, en particulier, aux jeunes, à vous qui vous êtes tant battus les uns contre les autres et souvent tant haïs, qui parfois vous combattez et vous haïssez encore mais qui pourtant vous reconnaissez comme frères, frères dans la souffrance, frères dans l'humiliation, frères dans la révolte, frères dans l'espérance, frères dans le sentiment

que vous éprouvez d'une destinée commune, frères à travers cette foi mystérieuse qui vous rattache à la terre africaine, foi qui se transmet de génération en génération et que l'exil lui-même ne peut effacer.

Je ne suis pas venu, jeunes d'Afrique, pour pleurer avec vous sur les malheurs de l'Afrique. Car l'Afrique n'a pas besoin de mes pleurs.

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Je ne suis pas venu, jeunes d'Afrique, pour m'apitoyer sur votre sort parce que votre sort est d'abord entre vos mains. Que feriez-vous, fière jeunesse africaine de ma pitié ?

Je ne suis pas venu effacer le passé car le passé ne s'efface pas.

Je ne suis pas venu nier les fautes ni les crimes car il y a eu des fautes et il y a eu des crimes.             

Il y a eu la traite négrière, il y a eu l'esclavage, les hommes, les femmes, les enfants achetés et vendus comme des marchandises. Et ce crime ne fut pas seulement un crime contre les Africains, ce fut un crime contre l'homme, ce fut un crime contre l'humanité toute entière.

Et l'homme noir qui éternellement «entend de la cale monter les malédictions enchaînées, les hoquettements des mourants, le bruit de l'un d'entre eux qu'on jette à la mer». Cet homme noir qui ne peut s'empêcher de se répéter sans fin «Et ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des bêtes brutes». Cet homme noir, je veux le dire ici à Dakar, a le visage de tous les hommes du monde.

Cette souffrance de l'homme noir, je ne parle pas de l'homme au sens du sexe, je parle de l'homme au sens de l'être humain et bien sûr de la femme et de l'homme dans son acceptation générale. Cette souffrance de l'homme noir, c'est la souffrance de tous les hommes. Cette blessure ouverte dans l'âme de l'homme noir est une blessure ouverte dans l'âme de tous les hommes.

Mais nul ne peut demander aux générations d'aujourd'hui d'expier ce crime perpétré par les générations passées. Nul ne peut demander aux fils de se repentir des fautes de leurs pères.             

Jeunes d'Afrique, je ne suis pas venu vous parler de repentance. Je suis venu vous dire que je ressens la traite et l'esclavage comme des crimes envers l'humanité. Je suis venu vous dire que votre déchirure et votre souffrance sont les nôtres et sont donc les miennes.

Je suis venu vous proposer de regarder ensemble, Africains et Français, au-delà de cette déchirure et au-delà de cette souffrance.

Je suis venu vous proposer, jeunes d'Afrique, non d'oublier cette déchirure et cette souffrance qui ne peuvent pas être oubliées, mais de les dépasser.

Je suis venu vous proposer, jeunes d'Afrique, non de ressasser ensemble le passé mais d'en tirer ensemble les leçons afin de regarder ensemble l'avenir.

Je suis venu, jeunes d'Afrique, regarder en face avec vous notre histoire commune.             


N_Congo_3L'Afrique a sa part de responsabilité dans son propre malheur. On s'est entretué en Afrique au moins autant qu'en Europe. Mais il est vrai que jadis, les Européens sont venus en Afrique en conquérants.

Ils ont pris la terre de vos ancêtres. Ils ont banni les dieux, les langues, les croyances, les coutumes de vos pères. Ils ont dit à vos pères ce qu'ils devaient penser, ce qu'ils devaient croire, ce qu'ils devaient faire. Ils ont coupé vos pères de leur passé, ils leur ont arraché leur âme et leurs racines. Ils ont désenchanté l'Afrique.

Ils ont eu tort.

Ils n'ont pas vu la profondeur et la richesse de l'âme africaine. Ils ont cru qu'ils étaient supérieurs, qu'ils étaient plus avancés, qu'ils étaient le progrès, qu'ils étaient la civilisation.

Ils ont eu tort.             

Ils ont voulu convertir l'homme africain, ils ont voulu le façonner à leur image, ils ont cru qu'ils avaient tous les droits, ils ont cru qu'ils étaient tout puissants, plus puissants que les dieux de l'Afrique, plus puissants que l'âme africaine, plus puissants que les liens sacrés que les hommes avaient tissés patiemment pendant des millénaires avec le ciel et la terre d'Afrique, plus puissants que les mystères qui venaient du fond des âges.

Ils ont eu tort.             

Ils ont abîmé un art de vivre. Ils ont abîmé un imaginaire merveilleux. Ils ont abîmé une sagesse ancestrale.

Ils ont eu tort.             

Ils ont créé une angoisse, un mal de vivre. Ils ont nourri la haine. Ils ont rendu plus difficile l'ouverture aux autres, l'échange, le partage parce que pour s'ouvrir, pour échanger, pour partager, il faut être assuré de son identité, de ses valeurs, de ses convictions. Face au colonisateur, le colonisé avait fini par ne plus avoir confiance en lui, par ne plus savoir qui il était, par se laisser gagner par la peur de l'autre, par la crainte de l'avenir.

Le colonisateur est venu, il a pris, il s'est servi, il a exploité, il a pillé des ressources, des richesses qui ne lui appartenaient pas. Il a dépouillé le colonisé de sa personnalité, de sa liberté, de sa terre, du fruit de son travail.

Il a pris mais je veux dire avec respect qu'il a aussi donné. Il a construit des ponts, des routes, des hôpitaux, des dispensaires, des écoles. Il a rendu féconde des terres vierges, il a donné sa peine, son travail, son savoir. Je veux le dire ici, tous les colons n'étaient pas des voleurs, tous les colons n'étaient pas des exploiteurs.

Il y avait parmi eux des hommes mauvais mais il y avait aussi des hommes de bonne volonté, des hommes qui croyaient remplir une mission civilisatrice, des hommes qui croyaient faire le bien. Ils se trompaient mais certains étaient sincères. Ils croyaient donner la liberté, ils créaient l'aliénation. Ils croyaient briser les chaînes de l'obscurantisme, de la superstition, de la servitude. Ils forgeaient des chaînes bien plus lourdes, ils imposaient une servitude plus pesante, car c'étaient les esprits, c'étaient les âmes qui étaient asservis. Ils croyaient donner l'amour sans voir qu'ils semaient la révolte et la haine.

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La colonisation n'est pas responsable de toutes les difficultés actuelles de l'Afrique. Elle n'est pas responsable des guerres sanglantes que se font les Africains entre eux. Elle n'est pas responsable des génocides. Elle n'est pas responsable des dictateurs. Elle n'est pas responsable du fanatisme. Elle n'est pas responsable de la corruption, de la prévarication. Elle n'est pas responsable des gaspillages et de la pollution.

Mais la colonisation fut une grande faute qui fut payée par l'amertume et la souffrance de ceux qui avaient cru tout donner et qui ne comprenaient pas pourquoi on leur en voulait autant.

La colonisation fut une grande faute qui détruisit chez le colonisé l'estime de soi et fit naître dans son cœur cette haine de soi qui débouche toujours sur la haine des autres.

La colonisation fut une grande faute mais de cette grande faute est né l'embryon d'une destinée commune. Et cette idée me tient particulièrement à cœur.

La colonisation fut une faute qui a changé le destin de l'Europe et le destin de l'Afrique et qui les a mêlés. Et ce destin commun a été scellé par le sang des Africains qui sont venus mourir dans les guerres européennes.

Et la France n'oublie pas ce sang africain versé pour sa liberté.             

Nul ne peut faire comme si rien n'était arrivé.             

Nul ne peut faire comme si cette faute n'avait pas été commise.             

Nul ne peut faire comme si cette histoire n'avait pas eu lieu.             

Pour le meilleur comme pour le pire, la colonisation a transformé l'homme africain et l'homme européen.             

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Jeunes d'Afrique, vous êtes les héritiers des plus vieilles traditions africaines et vous êtes les héritiers de tout ce que l'Occident a déposé dans le cœur et dans l'âme de l'Afrique.

Jeunes d'Afrique, la civilisation européenne a eu tort de se croire supérieure à celle de vos ancêtres, mais désormais la civilisation européenne vous appartient aussi.

Jeunes d'Afrique, ne cédez pas à la tentation de la pureté parce qu'elle est une maladie, une maladie de l'intelligence, et qui est ce qu'il y a de plus dangereux au monde.

Jeunes d'Afrique, ne vous coupez pas de ce qui vous enrichit, ne vous amputez pas d'une part de vous-même. La pureté est un enfermement, la pureté est une intolérance. La pureté est un fantasme qui conduit au fanatisme.

Je veux vous dire, jeunes d'Afrique, que le drame de l'Afrique n'est pas dans une prétendue infériorité de son art, sa pensée, de sa culture. Car, pour ce qui est de l'art, de la pensée et de la culture, c'est l'Occident qui s'est mis à l'école de l'Afrique.

L'art moderne doit presque tout à l'Afrique. L'influence de l'Afrique a contribué à changer non seulement l'idée de la beauté, non seulement le sens du rythme, de la musique, de la danse, mais même dit Senghor, la manière de marcher ou de rire du monde du XXème siècle.

Je veux donc dire, à la jeunesse d'Afrique, que le drame de l'Afrique ne vient pas de ce que l'âme africaine serait imperméable à la logique et à la raison. Car l'homme africain est aussi logique et raisonnable que l'homme européen.

C'est en puisant dans l'imaginaire africain que vous ont légué vos ancêtres, c'est en puisant dans les contes, dans les proverbes, dans les mythologies, dans les rites, dans ces formes qui, depuis l'aube des temps, se transmettent et s'enrichissent de génération en génération que vous trouverez l'imagination et la force de vous inventer un avenir qui vous soit propre, un avenir singulier qui ne ressemblera à aucun autre, où vous vous sentirez enfin libres, libres, jeunes d'Afrique d'être vous-mêmes, libres de décider par vous-mêmes.

Je suis venu vous dire que vous n'avez pas à avoir honte des valeurs de la civilisation africaine, qu'elles ne vous tirent pas vers le bas mais vers le haut, qu'elles sont un antidote au matérialisme et à l'individualisme qui asservissent l'homme moderne, qu'elles sont le plus précieux des héritages face à la déshumanisation et à l'aplatissement du monde.

Je suis venu vous dire que l'homme moderne qui éprouve le besoin de se réconcilier avec la nature a beaucoup à apprendre de l'homme africain qui vit en symbiose avec la nature depuis des millénaires.

Je suis venu vous dire que cette déchirure entre ces deux parts de vous-mêmes est votre plus grande force, et votre plus grande faiblesse selon que vous vous efforcerez ou non d'en faire la synthèse.

Mais je suis aussi venu vous dire qu'il y a en vous, jeunes d'Afrique, deux héritages, deux sagesses, deux traditions qui se sont longtemps combattues : celle de l'Afrique et celle de l'Europe.

Je suis venu vous dire que cette part africaine et cette part européenne de vous-mêmes forment votre identité déchirée.

 

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Je ne suis pas venu, jeunes d'Afrique, vous donner des leçons.             

Je ne suis pas venu vous faire la morale.             

Mais je suis venu vous dire que la part d'Europe qui est en vous est le fruit d'un grand péché d'orgueil de l'Occident mais que cette part d'Europe en vous n'est pas indigne.

Car elle est l'appel de la liberté, de l'émancipation et de la justice et de l'égalité entre les femmes et les hommes.

Car elle est l'appel à la raison et à la conscience universelles.             

Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l'idéal de vie est d'être en harmonie avec la nature, ne connaît que l'éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles.

Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n'y a de place ni pour l'aventure humaine, ni pour l'idée de progrès.

Dans cet univers où la nature commande tout, l'homme échappe à l'angoisse de l'histoire qui tenaille l'homme moderne mais l'homme reste immobile au milieu d'un ordre immuable ou tout semble être écrit d'avance.

Jamais l'homme ne s'élance vers l'avenir. Jamais il ne lui vient à l'idée de sortir de la répétition pour s'inventer un destin.

Le problème de l'Afrique et permettez à un ami de l'Afrique de le dire, il est là. Le défi de l'Afrique, c'est d'entrer davantage dans l'histoire. C'est de puiser en elle l'énergie, la force, l'envie, la volonté d'écouter et d'épouser sa propre histoire.

Le problème de l'Afrique, c'est de cesser de toujours répéter, de toujours ressasser, de se libérer du mythe de l'éternel retour, c'est de prendre conscience que l'âge d'or qu'elle ne cesse de regretter, ne reviendra pas pour la raison qu'il n'a jamais existé.

Le problème de l'Afrique, c'est qu'elle vit trop le présent dans la nostalgie du paradis perdu de l'enfance.     

Le problème de l'Afrique, c'est que trop souvent elle juge le présent par rapport à une pureté des origines totalement imaginaire et que personne ne peut espérer ressusciter.

Le problème de l'Afrique, ce n'est pas de s'inventer un passé plus ou moins mythique pour s'aider à supporter le présent mais de s'inventer un avenir avec des moyens qui lui soient propres.

Le problème de l'Afrique, ce n'est pas de se préparer au retour du malheur, comme si celui-ci devait indéfiniment se répéter, mais de vouloir se donner les moyens de conjurer le malheur, car l'Afrique a le droit au bonheur comme tous les autres continents du monde.

Le problème de l'Afrique, c'est de rester fidèle à elle-même sans rester immobile.             

Le défi de l'Afrique, c'est d'apprendre à regarder son accession à l'universel non comme un reniement de ce qu'elle est mais comme un accomplissement.

Le défi de l'Afrique, c'est d'apprendre à se sentir l'héritière de tout ce qu'il y a d'universel dans toutes les civilisations humaines.

C'est de s'approprier les droits de l'homme, la démocratie, la liberté, l'égalité, la justice comme l'héritage commun de toutes les civilisations et de tous les hommes.

C'est de s'approprier la science et la technique modernes comme le produit de toute l'intelligence humaine. 

Le défi de l'Afrique est celui de toutes les civilisations, de toutes les cultures, de tous les peuples qui veulent garder leur identité sans s'enfermer parce qu'ils savent que l'enfermement est mortel.

Les civilisations sont grandes à la mesure de leur participation au grand métissage de l'esprit humain.

La faiblesse de l'Afrique qui a connu sur son sol tant de civilisations brillantes, ce fut longtemps de ne pas participer assez à ce grand métissage. Elle a payé cher, l'Afrique, ce désengagement du monde qui l'a rendue si vulnérable. Mais, de ses malheurs, l'Afrique a tiré une force nouvelle en se métissant à son tour. Ce métissage, quelles que fussent les conditions douloureuses de son avènement, est la vraie force et la vraie chance de l'Afrique au moment où émerge la première civilisation mondiale.

 

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La civilisation musulmane, la chrétienté, la colonisation, au-delà des crimes et des fautes qui furent commises en leur nom et qui ne sont pas excusables, ont ouvert les cœurs et les mentalités africaines à l'universel et à l'histoire.

Ne vous laissez pas, jeunes d'Afrique, voler votre avenir par ceux qui ne savent opposer à l'intolérance que l'intolérance, au racisme que le racisme.

Ne vous laissez pas, jeunes d'Afrique, voler votre avenir par ceux qui veulent vous exproprier d'une histoire qui vous appartient aussi parce qu'elle fut l'histoire douloureuse de vos parents, de vos grands-parents et de vos aïeux.

 

N'écoutez pas, jeunes d'Afrique, ceux qui veulent faire sortir l'Afrique de l'histoire au nom de la tradition parce qu'une Afrique ou plus rien ne changerait serait de nouveau condamnée à la servitude.

N'écoutez pas, jeunes d'Afrique, ceux qui veulent vous empêcher de prendre votre part dans l'aventure humaine, parce que sans vous, jeunes d'Afrique qui êtes la jeunesse du monde, l'aventure humaine sera moins belle.

N'écoutez pas jeunes d'Afrique, ceux qui veulent vous déraciner, vous priver de votre identité, faire table rase de tout ce qui est africain, de toute la mystique, la religiosité, la sensibilité, la mentalité africaine, parce que pour échanger il faut avoir quelque chose à donner, parce que pour parler aux autres, il faut avoir quelque chose à leur dire.

             
Ecoutez plutôt, jeunes d'Afrique, la grande voix du Président Senghor qui chercha toute sa vie à réconcilier Senghorles héritages et les cultures au croisement desquels les hasards et les tragédies de l'histoire avaient placé l'Afrique.

Il disait, lui l'enfant de Joal, qui avait été bercé par les rhapsodies des griots, il disait : «nous sommes des métis culturels, et si nous sentons en nègres, nous nous exprimons en français, parce que le français est une langue à vocation universelle, que notre message s'adresse aussi aux Français et aux autres hommes».
             
Il disait aussi : «le français nous a fait don de ses mots abstraits - si rares dans nos langues maternelles. Chez nous les mots sont naturellement nimbés d'un halo de sève et de sang ; les mots du français eux rayonnent de mille feux, comme des diamants. Des fusées qui éclairent notre nuit».

Ainsi parlait Léopold Senghor qui fait honneur à tout ce que l'humanité comprend d'intelligence. Ce grand poète et ce grand Africain voulait que l'Afrique se mit à parler à toute l'humanité et lui écrivait en français des poèmes pour tous les hommes.

Ces poèmes étaient des chants qui parlaient, à tous les hommes, d'êtres fabuleux qui gardent des fontaines, chantent dans les rivières et qui se cachent dans les arbres.

Des poèmes qui leur faisaient entendre les voix des morts du village et des ancêtres.             

Des poèmes qui faisaient traverser des forêts de symboles et remonter jusqu'aux sources de la mémoire ancestrale que chaque peuple garde au fond de sa conscience comme l'adulte garde au fond de la sienne le souvenir du bonheur de l'enfance.

Car chaque peuple a connu ce temps de l'éternel présent, où il cherchait non à dominer l'univers mais à vivre en harmonie avec l'univers. Temps de la sensation, de l'instinct, de l'intuition. Temps du mystère et de l'initiation. Temps mystique ou le sacré était partout, où tout était signes et correspondances. C'est le temps des magiciens, des sorciers et des chamanes. Le temps de la parole qui était grande, parce qu'elle se respecte et se répète de génération en génération, et transmet, de siècle en siècle, des légendes aussi anciennes que les dieux.

L'Afrique a fait se ressouvenir à tous les peuples de la terre qu'ils avaient partagé la même enfance. L'Afrique en a réveillé les joies simples, les bonheurs éphémères et ce besoin, ce besoin auquel je crois moi-même tant, ce besoin de croire plutôt que de comprendre, ce besoin de ressentir plutôt que de raisonner, ce besoin d'être en harmonie plutôt que d'être en conquête.
             
Ceux qui jugent la culture africaine arriérée, ceux qui tiennent les Africains pour de grands enfants, tous ceux-là ont oublié que la Grèce antique qui nous a tant appris sur l'usage de la raison avait aussi ses sorciers, ses devins, ses cultes à mystères, ses sociétés secrètes, ses bois sacrés et sa mythologie qui venait du fond des âges et dans laquelle nous puisons encore, aujourd'hui, un inestimable trésor de sagesse humaine.

L'Afrique qui a aussi ses grands poèmes dramatiques et ses légendes tragiques, en écoutant Sophocle, a entendu une voix plus familière qu'elle ne l'aurait crû et l'Occident a reconnu dans l'art africain des formes de beauté qui avaient jadis été les siennes et qu'il éprouvait le besoin de ressusciter.
             
Alors entendez, jeunes d'Afrique, combien Rimbaud est africain quand il met des couleurs sur les voyelles comme tes ancêtres en mettaient sur leurs masques, «masque noir, masque rouge, masque blanc–et-noir».

Ouvrez les yeux, jeunes d'Afrique, et ne regardez plus, comme l'ont fait trop souvent vos aînés, la civilisation mondiale comme une menace pour votre identité mais la civilisation mondiale comme quelque chose qui vous appartient aussi.

Dès lors que vous reconnaîtrez dans la sagesse universelle une part de la sagesse que vous tenez de vos pères et que vous aurez la volonté de la faire fructifier, alors commencera ce que j'appelle de mes vœux, la Renaissance africaine.

Dès lors que vous proclamerez que l'homme africain n'est pas voué à un destin qui serait fatalement tragique et que, partout en Afrique, il ne saurait y avoir d'autre but que le bonheur, alors commencera la Renaissance africaine.

Dès lors que vous, jeunes d'Afrique, vous déclarerez qu'il ne saurait y avoir d'autres finalités pour une politique africaine que l'unité de l'Afrique et l'unité du genre humain, alors commencera la Renaissance africaine.

 

Dès lors que vous regarderez bien en face la réalité de l'Afrique et que vous la prendrez à bras le corps, alors commencera la Renaissance africaine. Car le problème de l'Afrique, c'est qu'elle est devenue un mythe que chacun reconstruit pour les besoins de sa cause.

Et ce mythe empêche de regarder en face la réalité de l'Afrique.             

La réalité de l'Afrique, c'est une démographie trop forte pour une croissance économique trop faible.             
La réalité de l'Afrique, c'est encore trop de famine, trop de misère.             

La réalité de l'Afrique, c'est la rareté qui suscite la violence.             

La réalité de l'Afrique, c'est le développement qui ne va pas assez vite, c'est l'agriculture qui ne produit pas assez, c'est le manque de routes, c'est le manque d'écoles, c'est le manque d'hôpitaux. La réalité de l'Afrique, c'est un grand gaspillage d'énergie, de courage, de talents, d'intelligence.    

La réalité de l'Afrique, c'est celle d'un grand continent qui a tout pour réussir et qui ne réussit pas parce qu'il n'arrive pas à se libérer de ses mythes.

La Renaissance dont l'Afrique a besoin, vous seuls, Jeunes d'Afrique, vous pouvez l'accomplir parce que vous seuls en aurez la force.

Cette Renaissance, je suis venu vous la proposer. Je suis venu vous la proposer pour que nous l'accomplissions ensemble parce que de la Renaissance de l'Afrique dépend pour une large part la Renaissance de l'Europe et la Renaissance du monde.

Je sais l'envie de partir qu'éprouvent un si grand nombre d'entre vous confrontés aux difficultés de l'Afrique.

2133202_5Je sais la tentation de l'exil qui pousse tant de jeunes Africains à aller chercher ailleurs ce qu'ils ne trouvent pas ici pour faire vivre leur famille.

Je sais ce qu'il faut de volonté, ce qu'il faut de courage pour tenter cette aventure, pour quitter sa patrie, la terre où l'on est né, où l'on a grandi, pour laisser derrière soi les lieux familiers où l'on a été heureux, l'amour d'une mère, d'un père ou d'un frère et cette solidarité, cette chaleur, cet esprit communautaire qui sont si forts en Afrique.

Je sais ce qu'il faut de force d'âme pour affronter le dépaysement, l'éloignement, la solitude.          

Je sais ce que la plupart d'entre eux doivent affronter comme épreuves, comme difficultés, comme risques.             
Je sais qu'ils iront parfois jusqu'à risquer leur vie pour aller jusqu'au bout de ce qu'ils croient être leur rêve.

Mais je sais que rien ne les retiendra.             

Car rien ne retient jamais la jeunesse quand elle se croit portée par ses rêves.

Je ne crois pas que la jeunesse africaine ne soit poussée à partir que pour fuir la misère.             

Je crois que la jeunesse africaine s'en va parce que, comme toutes les jeunesses, elle veut conquérir le monde.             

ENFANTS_SARA

Comme toutes les jeunesses, elle a le goût de l'aventure et du grand large.             

Elle veut aller voir comment on vit, comment on pense, comment on travaille, comment on étudie ailleurs.    
L'Afrique n'accomplira pas sa Renaissance en coupant les ailes de sa jeunesse. Mais l'Afrique a besoin de sa jeunesse.

La Renaissance de l'Afrique commencera en apprenant à la jeunesse africaine à vivre avec le monde, non à le refuser.

La jeunesse africaine doit avoir le sentiment que le monde lui appartient comme à toutes les jeunesses de la terre.

La jeunesse africaine doit avoir le sentiment que tout deviendra possible comme tout semblait possible aux hommes de la Renaissance.

Alors, je sais bien que la jeunesse africaine, ne doit pas être la seule jeunesse du monde assignée à résidence. Elle ne peut pas être la seule jeunesse du monde qui n'a le choix qu'entre la clandestinité et le repliement sur soi.

Elle doit pouvoir acquérir, hors, d'Afrique la compétence et le savoir qu'elle ne trouverait pas chez elle.       

Mais elle doit aussi à la terre africaine de mettre à son service les talents qu'elle aura développés. Il faut revenir bâtir l'Afrique ; il faut lui apporter le savoir, la compétence le dynamisme de ses cadres. Il faut mettre un terme au pillage des élites africaines dont l'Afrique a besoin pour se développer.

Ce que veut la jeunesse africaine c'est de ne pas être à la merci des passeurs sans scrupules qui jouent avec votre vie.

Ce que veut la jeunesse d'Afrique, c'est que sa dignité soit préservée.

C'est pouvoir faire des études, c'est pouvoir travailler, c'est pouvoir vivre décemment. C'est au fond, ce que veut toute l'Afrique. L'Afrique ne veut pas de la charité. L'Afrique ne veut pas d'aide. L'Afrique ne veut pas de passe-droit.

Ce que veut l'Afrique et ce qu'il faut lui donner, c'est la solidarité, la compréhension et le respect.             

Ce que veut l'Afrique, ce n'est pas que l'on prenne son avenir en main, ce n'est pas que l'on pense à sa place, ce n'est pas que l'on décide à sa place.

Ce que veut l'Afrique est ce que veut la France, c'est la coopération, c'est l'association, c'est le partenariat entre des nations égales en droits et en devoirs.

Jeunesse africaine, vous voulez la démocratie, vous voulez la liberté, vous voulez la justice, vous voulez le Droit ? C'est à vous d'en décider. La France ne décidera pas à votre place. Mais si vous choisissez la démocratie, la liberté, la justice et le Droit, alors la France s'associera à vous pour les construire.

Jeunes d'Afrique, la mondialisation telle qu'elle se fait ne vous plaît pas. L'Afrique a payé trop cher le mirage du collectivisme et du progressisme pour céder à celui du laisser-faire.

Jeunes d'Afrique vous croyez que le libre échange est bénéfique mais que ce n'est pas une religion. Vous croyez que la concurrence est un moyen mais que ce n'est pas une fin en soi. Vous ne croyez pas au laisser-faire. Vous savez qu'à être trop naïve, l'Afrique serait condamnée à devenir la proie des prédateurs du monde entier. Et cela vous ne le voulez pas. Vous voulez une autre mondialisation, avec plus d'humanité, avec plus de justice, avec plus de règles.

Je suis venu vous dire que la France la veut aussi. Elle veut se battre avec l'Europe, elle veut se battre avec l'Afrique, elle veut se battre avec tous ceux, qui dans le monde, veulent changer la mondialisation. Si l'Afrique, la France et l'Europe le veulent ensemble, alors nous réussirons. Mais nous ne pouvons pas exprimer une volonté votre place.

Jeunes d'Afrique, vous voulez le développement, vous voulez la croissance, vous voulez la hausse du niveau de vie.             

Mais le voulez-vous vraiment ? Voulez-vous que cesse l'arbitraire, la corruption, la violence ? Voulez-vous que la propriété soit respectée, que l'argent soit investi au lieu d'être détourné ? Voulez-vous que l'État se remette à faire son métier, qu'il soit allégé des bureaucraties qui l'étouffent, qu'il soit libéré du parasitisme, du clientélisme, que son autorité soit restaurée, qu'il domine les féodalités, qu'il domine les corporatismes ? Voulez-vous que partout règne l'État de droit qui permet à chacun de savoir raisonnablement ce qu'il peut attendre des autres ?

Si vous le voulez, alors la France sera à vos côtés pour l'exiger, mais personne ne le voudra à votre place.  

Voulez-vous qu'il n'y ait plus de famine sur la terre africaine ? Voulez-vous que, sur la terre africaine, il n'y ait plus jamais un seul enfant qui meure de faim ? Alors cherchez l'autosuffisance alimentaire. Alors développez les cultures vivrières. L'Afrique a d'abord besoin de produire pour se nourrir. Si c'est ce que vous voulez, jeunes d'Afrique, vous tenez entre vos mains l'avenir de l'Afrique, et la France travaillera avec vous pour bâtir cet avenir.

Vous voulez lutter contre la pollution ? Vous voulez que le développement soit durable ? Vous voulez que les générations actuelles ne vivent plus au détriment des générations futures ? Vous voulez que chacun paye le véritable coût de ce qu'il consomme ? Vous voulez développer les technologies propres ? C'est à vous de le décider. Mais si vous le décidez, la France sera à vos côtés.             

Vous voulez la paix sur le continent africain ? Vous voulez la sécurité collective ? Vous voulez le règlement pacifique des conflits ? Vous voulez mettre fin au cycle infernal de la vengeance et de la haine ? C'est à vous, mes amis africains, de le décider. Et si vous le décidez, la France sera à vos côtés, comme une amie indéfectible, mais la France ne peut pas vouloir à la place de la jeunesse d'Afrique.

Vous voulez l'unité africaine ? La France le souhaite aussi.             

Parce que la France souhaite l'unité de l'Afrique, car l'unité de l'Afrique rendra l'Afrique aux Africains.        

Ce que veut faire la France avec l'Afrique, c'est regarder en face les réalités. C'est faire la politique des réalités et non plus la politique des mythes.

Ce que la France veut faire avec l'Afrique, c'est le co-développement, c'est-à-dire le développement partagé.             
      
La France veut avec l'Afrique des projets communs, des pôles de compétitivité communs, des universités communes, des laboratoires communs.

Ce que la France veut faire avec l'Afrique, c'est élaborer une stratégie commune dans la mondialisation.                   
Ce que la France veut faire avec l'Afrique, c'est une politique d'immigration négociée ensemble, décidée ensemble pour que la jeunesse africaine puisse être accueillie en France et dans toute l'Europe avec dignité et avec respect.
             
Ce que la France veut faire avec l'Afrique, c'est une alliance de la jeunesse française et de la jeunesse africaine pour que le monde de demain soit un monde meilleur.

Ce que veut faire la France avec l'Afrique, c'est préparer l'avènement de l'Eurafrique, ce grand destin commun qui attend l'Europe et l'Afrique.

À ceux qui, en Afrique, regardent avec méfiance ce grand projet de l'Union Méditerranéenne que la France a proposé à tous les pays riverains de la Méditerranée, je veux dire que, dans l'esprit de la France, il ne s'agit nullement de mettre à l'écart l'Afrique, qui s'étend au sud du Sahara mais, qu'au contraire, il s'agit de faire de cette Union le pivot de l'Eurafrique, la première étape du plus grand rêve de paix et de prospérité qu'Européens et Africains sont capables de concevoir ensemble.
         
Alors, mes chers Amis, alors seulement, l'enfant noir de Camara Laye, à genoux dans le silence de la nuit africaine, saura et comprendra qu'il peut lever la tête et regarder avec confiance l'avenir. Et cet enfant noir de Camara Laye, il sentira réconciliées en lui les deux parts de lui-même. Et il se sentira enfin un homme comme tous les autres hommes de l'humanité.

Je vous remercie.            

source

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critique de ce discours par Achille Mbembe dans le journal : Le Messager (1er août 2007)

 

Achille MBEMBE démonte le mensonge de Sarkozy sur l'Afrique

Lors de sa récente visite de travail en Afrique sub-saharienne, le président de la République française, Nicolas Sarkozy, a prononcé à Dakar un discours adressé à "l’élite de la jeunesse africaine". Ce discours a profondément choqué une grande partie de ceux à qui il était destiné, ainsi que les milieux professionnels et l’intelligentsia africaine francophone. Viendrait-il à être traduit en anglais qu’il ne manquerait pas de causer des controverses bien plus soutenues compte tenu des traditions de nationalisme, de panafricanisme et d’afrocentrisme plus ancrées chez les Africains anglophones que chez les francophones. Achille Mbembe en fait, ici, une critique argumentée. (Le Messager)

En auraient-ils eu l’opportunité, la majorité des Africains francophones aurait sans doute voté contre Nicolas Sarkozy lors des dernières élections présidentielles françaises.
Ce n’est pas que son concurrent d’alors, et encore moins le Parti Socialiste, aient quoi que ce soit de convaincant à dire au sujet de l’Afrique, ou que leurs pratiques passées témoignent de quelque volonté que ce soit de refonte radicale des relations entre la France et ses ex-colonies. Le nouveau président français aurait tout simplement payé cher son traitement de l’immigration lorsqu’il était le ministre de l’Intérieur de Jacques Chirac, ses collusions avec l’extrême droite raciste et son rôle dans le déclenchement des émeutes de 2005 dans les banlieues de France.
Pour sa première tournée en Afrique au sud du Sahara, il a donc atterri à Dakar précédé d’une trèsSarkozy_Wade_11_06_07 mauvaise réputation - celle d’un homme politique agité et dangereux, cynique et brutal, assoiffé de pouvoir, qui n’écoute point, dit tout et le double de tout, ne lésine pas sur les moyens et n’a, à l’égard de l’Afrique et des Africains, que condescendance et mépris.

Mais ce n’était pas tout. Beaucoup étaient également prêts à l’écouter, intrigués sinon par l’intelligence politicienne, du moins la redoutable efficacité avec laquelle il gère sa victoire depuis son élection. Surpris par la nomination d’une Rachida Dati ou d’une Rama Yade au gouvernement (même si à l’époque coloniale il y avait plus de ministres d’origine africaine dans les cabinets de la république et les assemblées qu’aujourd’hui), ils voulaient savoir si, derrière la manœuvre, se profilait un grand dessein – une véritable reconnaissance, par la France, du caractère multiracial et cosmopolite de sa société.

Il était donc attendu. Dire qu’il a déçu est une litote. Certes, le cartel des satrapes (d’Omar Bongo, Paul Biya et Sassou Nguesso à Idris Déby, Eyadéma Fils et les autres) se félicite de ce qui apparaît clairement comme le choix de la continuité dans la gestion de la “Françafrique” - ce système de corruption réciproque qui lie la France à ses affidés africains.
Mais si l’on en juge par les réactions enregistrées ici et là, les éditoriaux, les courriers dans la presse, les interventions sur les chaînes de radios privées et les débats électroniques, une très grande partie de l’Afrique francophone – à commencer par la jeunesse à laquelle il s’est adressé – a trouvé ses propos franchement choquants. Et pour cause. Dans tous les rapports où l’une des parties n’est pas assez libre ni égale, le viol souvent commence par le langage – un langage qui, sous prétexte d’amitié, s’exempte de tout et s’auto-immunise tout en faisant porter tout le poids de la cruauté au plus faible.

Régression
Mais pour qui n’attend rien de la France, les propos tenus à l’université de Dakar sont fort révélateurs. En effet, le discours rédigé par Henri Guaino (conseiller spécial) et prononcé par Nicolas Sarkozy dans la capitale sénégalaise offre un excellent éclairage sur le pouvoir de nuisance – conscient ou inconscient, passif ou actif – qui, dans les dix prochaines années, pourrait découler du regard paternaliste et éculé que continuent de porter certaines des “nouvelles élites françaises” (de gauche comme de droite) sur un continent qui n’a cessé de faire l’expérience de radicales mutations au cours de la dernière moitié du XXe siècle notamment.

Dans sa “franchise” et sa “sincérité”, Nicolas Sarkozy révèle au grand jour ce qui, Sarkozy_Senegal4_3jusqu’à présent, relevait du non-dit, à savoir qu’aussi bien dans la forme que dans le fond, l’armature intellectuelle qui sous-tend la politique africaine de la France date littéralement de la fin du XIXe siècle. Voici donc une politique qui, pour sa mise en cohérence, dépend d’un héritage intellectuel obsolète, vieux de près d’un siècle, malgré les rafistolages.

Le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar montre comment, enfermé dans une vision frivole et exotique du continent, les “ nouvelles élites françaises ” prétendent jeter un éclairage sur des réalités dont elles ont fait leur hantise et leur fantasme (la race), mais dont, à la vérité, elles ignorent tout. Ainsi, pour s’adresser à “l’élite de la jeunesse africaine”, Henri Guaino se contente de reprendre, presque mot à mot, des passages du chapitre consacré par Hegel à l’Afrique dans son ouvrage La raison dans l’histoire – et dont j’ai fait, récemment encore et après bien d’autres, une longue critique dans mon livre De la postcolonie (pp. 221-230).
Selon Hegel en effet, l’Afrique est le pays de la substance immobile et du désordre éblouissant, joyeux et tragique de la création. Les nègres, tels nous les voyons aujourd’hui, tels ils ont toujours été. Dans l’immense énergie de l’arbitraire naturel qui les domine, ni le moment moral, ni les idées de liberté, de justice et de progrès n’ont aucune place ni statut particulier. Celui qui veut connaître les manifestations les plus épouvantables de la nature humaine peut les trouver en Afrique. Cette partie du monde n’a, à proprement parler, pas d’histoire. Ce que nous comprenons en somme sous le nom d’Afrique, c’est un monde anhistorique non développé, entièrement prisonnier de l’esprit naturel et dont la place se trouve encore au seuil de l’histoire universelle.

Les “nouvelles élites françaises” ne sont pas convaincues d’autre chose. Elles partagent ce préjugé hégélien. Contrairement à la génération des “Papa-Commandant” (de Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing, Mitterrand ou Chirac) qui épousait tacitement le même préjugé tout en évitant de heurter de front leurs interlocuteurs, les “nouvelles élites” de France estiment désormais que l’on ne peut rendre compte de sociétés aussi plongées dans la nuit de l’enfance qu’en s’exprimant sans frein, dans une sorte de vierge énergie. Et c’est bien ce qu’elles ont à l’idée lorsque, désormais, elles défendent tout haut l’idée d’une nation “décomplexée” par rapport à son histoire coloniale.
À leurs yeux, on ne peut parler de l’Afrique qu’en suivant, en sens inverse, le chemin du sens et de la raison, peu importe que cela se fasse dans un cadre où chaque mot prononcé l’est dans un contexte d’ignorance. D’où la tendance à saturer les mots, à recourir à une sorte de pléthore verbale, à procéder par la suffocation des images – toutes choses qui octroient au discours de Nicolas Sarkozy à Dakar son caractère heurté, bégayant et abrupt.
J’ai en effet beau faire la part des choses. Dans le long monologue de Dakar, je ne trouve d’invitation à l’échange et au dialogue que rhétorique. Derrière les mots se cachent surtout des injonctions, des prescriptions, des appels au silence, voire à la censure, une insupportable suffisance dont, je l’imagine, on ne peut faire preuve qu’à Dakar et à Libreville, et certainement pas à Pretoria ou à Luanda.

Aux sources de l’ethnologie coloniale
À côté de Hegel existe un deuxième fonds que recyclent sans complexe les “nouvelles élites françaises”. Il s’agit d’une somme de lieux communs formalisés
fonctions_mentales_L20par l’ethnologie coloniale vers la fin du XIXe siècle. C’est au prisme de cette ethnologie que se nourrit une grande partie du discours sur l’Afrique, voire une partie de l’exotisme qui constitue l’un des visages privilégiés du racisme à la française.
Cet amas de préjugés, Lévy Brühl tenta d’en faire un système dans ses considérations sur “la mentalité primitive” ou encore “prélogique”. Dans un ensemble d’essais concernant les “sociétés inférieures” (Les fonctions mentales en 1910 ; puis La mentalité primitive en 1921), il s’acharnera à donner une caution pseudo-scientifique à la distinction entre “l’homme occidental” doué de raison et les peuples et races non-occidentaux enfermés dans le cycle de la répétition et du mythe.

Se présentant – coutume bien rodée – comme “l’ami” des Africains, Leo Frobenius (que dénonce avec virulence le romancier Yambo Ouologuem dans Le devoir de violence) contribua largement à diffuser une partie des ruminations de Lévy Brühl derrière le masque du “vitalisme” africain. Certes, considérait-il que la “culture africaine” n’est pas le simple prélude à la logique et à la rationalité. Toujours est-il qu’il considérait qu’après tout, l’homme noir est un enfant. Comme son contemporain Ludwig Klages (auteur, entre autres, de L’éros cosmogonique, L’homme et la terre, L’esprit comme ennemi de l’âme), il estimait que l’homme occidental avait payé d’une dévitalisation génératrice de comportements impersonnels la démesure dans l’usage de la volonté – le formalisme auquel il doit sa puissance sur la nature.

De son côté, le missionnaire belge Placide Tempels dissertait sur “la philosophie bantoue” dont l’un des principes était, selon lui, la symbiose entre “l’homme africain” et la nature. Aux yeux du bon père, la force vitale constitue l’être de l’homme bantu. Celle-ci se déploie du degré proche de zéro (la mort) jusqu’au niveau ultime de celui qui s’avère un “chef”.
Telles sont d’ailleurs, en plus de Pierre Teilhard de Chardin, les sources principales de la pensée de Senghor qu’Henri Guaino se fait fort de mobiliser dans l’espoir de donner aux propos présidentiels une caution autochtone. Ignore-t-il donc l’inestimable dette que, dans sa formulation du concept de la négritude ou dans la formation de ses notions de culture, de civilisation, voire de métissage, le poète sénégalais doit aux théories les plus racistes, les plus essentialistes et les plus biologisantes de son époque ?

Mais il n’y a pas que l’ethnologie coloniale. Au demeurant, celle-ci se nourrit de nombreux récits de voyage et nourrit à son tour toute une culture populaire dont les films, la publicité, les bandes dessinées, la peinture et la sculpture, la photographie ou les expositions ne sont qu’un aspect. Ici, on s’efforce de créer un objet qui, loin de permettre d’effectuer le travail de reconnaissance de l’Autre, fait plutôt de ce dernier un objet substitutif, de donner libre cours à des fantasmes.

 

Enfants
une "âme africaine"...?


Le conseiller spécial du président français reprend à son compte cette technique aussi bien que l’essentiel des thèses (qu’il prétend par ailleurs réfuter) des idéologues de la différence et des pontifes de l’ontologie africaine. Puis il procède comme si l’idée selon laquelle il existerait une essence nègre, une “âme africaine” dont “l’homme africain” (Muntu) serait la manifestation la plus vivante – comme si cette idée somme toute farfelue n’avait pas fait l’objet d’une critique radicale par les meilleurs des philosophes africains, à commencer par Fabien Éboussi Boulaga dont l’ouvrage, La crise du Muntu, est à cet égard un classique.

Dès lors, comment s’étonner qu’au bout du compte, sa définition du continent et de ses gens soit une définition purement négative ? En effet, “l’homme africain” du président Sarkozy est surtout reconnaissable soit par ce qu’il n’a pas, ce qu’il n’est pas ou ce qu’il n’est jamais parvenu à accomplir (la dialectique du manque et de l’inachèvement), soit par son opposition à “l’homme moderne” (sous-entendu “l’homme blanc”) – opposition qui résulterait de son attachement irrationnel au royaume de l’enfance, au monde de la nuit, aux bonheurs simples et à un âge d’or qui n’a jamais existé.

Pour le reste, l’Afrique des “nouvelles élites françaises” est essentiellement une Afrique rurale, féérique et fantôme, mi-bucolique et mi-cauchemardesque, peuplée de paysans, faite d’une communauté de souffrants qui n’ont rien commun sauf leur commune position à la lisière de l’histoire, prostrés qu’ils sont dans un hors-monde - celui des sorciers et des griots, des êtres fabuleux qui gardent les fontaines, chantent dans les rivières et se cachent dans les arbres, des morts du village et des ancêtres dont on entend les voix, des masques et des forêts pleines de symboles, des poncifs que sont la prétendue “solidarité africaine”, “l’esprit communautaire” , “la chaleur” et le respect des aînés.

La politique de l’ignorance
Le discours se déroule donc dans une béatifique volonté d’ignorance de son objet, comme si, au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, l’on n’avait pas assisté à un développement spectaculaire des connaissances sur les mutations, sur la longue durée, du monde africain.
Je ne parle pas de la contribution des chercheurs africains eux-mêmes à la connaissance de leurs sociétés, ni de la critique interne de leurs cultures – critique à laquelle certains d’entre nous ont contribué. Je parle des milliards de son propre trésor que le gouvernement français a commis dans cette grande œuvre et ne m’explique guère comment, au terme d’un tel investissement, on peut encore, aujourd’hui, parler de l’Afrique en des termes aussi peu intelligents.

Que cache cette politique de l’ignorance volontaire et assumée ?
Comment peut-on se présenter à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar au début du XXIe siècle et parler àlaye l’élite intellectuelle africaine comme si l’Afrique n’avait pas de tradition intellectuelle et critique propre et comme si Senghor et Camara Laye [ci-contre] étaient les derniers mots de l’intelligence africaine au cours du XXe siècle ?
Par ailleurs, où sont donc passées les connaissances accumulées au cours des cinquante dernières années par l’Institut de Recherche sur le Développement, les laboratoires du Centre National de la Recherche Scientifique, les nombreux appels d’offres thématiques réunissant chercheurs africains et français qui ont tant servi à renouveler notre connaissance du continent – initiatives souvent généreuses auxquelles il m’est d’ailleurs arrivé, plus d’une fois, d’être associé ?

 

 

Balandier Comment peut-on faire comme si, en France même, Georges Balandier n’avait pas montré, dès les années cinquante, la profonde modernité des sociétés africaines ; comme si Claude Meillassoux, Jean Copans, Emmanuel Terray, Pierre Bonafé et beaucoup d’autres n’en avaient pas démonté les dynamiques internes de production des inégalités ; comme si Catherine Coquery-Vidrovitch, Jean-Suret Canale, Almeida Topor et plusieurs autres n’avaient pas mis en évidence et la cruauté des compagnies concessionnaires, et les ambigüités des politiques économiques coloniales ; comme si Jean-François Bayart et la revue Politique africaine n’avaient pas tordu le cou à l’illusion selon laquelle le sous-développement de l’Afrique s’explique par son “désengagement du monde” ; comme si Jean-Pierre Chrétien et de nombreux géographes n’avaient pas administré la preuve de l’inventivité des techniques agraires sur la longue durée ; comme si Alain Dubresson, Annick Osmont et d’autres n’avaient pas décrit, patiemment, l’incroyable métissage des villes africaines ; comme si Alain Marie et les autres n’avaient pas montré les ressorts de l’individualisme ; comme si Jean-Pierre Warnier n’avait pas décrit la vitalité des mécanismes d’accumulation dans l’Ouest-Cameroun et ainsi de suite.

Déni de responsabilité
Quant à l’antienne sur la colonisation et le refus de la “repentance”, voilà qui sort tout droit des spéculations de Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut et autres Daniel Lefeuvre. Mais à qui fera-t-on croire qu’il n’existe pas de responsabilité morale pour des actes perpétrés par un État au long de son histoire ? À qui fera-t-on croire que pour créer un monde humain, il faut évacuer la morale et l’éthique par la fenêtre puisque dans ce monde, il n’existe ni justice des plaintes, ni justice des causes ?

Afin de dédouaner un système inique, la tentation est aujourd’hui de réécrire l’histoire de la France et de son empire en en faisant une histoire de la “pacification”, de “la mise en valeur de territoires vacants et sans maîtres”, de la “diffusion de l’enseignement”, de la “fondation d’une médecine moderne”, de la mise en place d’infrastructures routières et ferroviaires. Cet argument repose sur le vieux mensonge selon lequel la colonisation fut une entreprise humanitaire et qu’elle contribua à la modernisation de vieilles sociétés primitives et agonisantes qui, abandonnées à elles-mêmes, auraient peut-être fini par se suicider.

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Saint-Louis du Sénégal, pont Faidherbe (511 m de longueur)

En traitant ainsi de la colonisation, on prétend s’autoriser, comme dans le discours de Dakar, d’une sincérité intime, d’une authenticité de départ afin de mieux trouver des alibis - auxquels on est les seuls à croire – à une entreprise passablement cruelle, abjecte et infâme. L’on prétend que les guerres de conquête, les massacres, les déportations, les razzias, les travaux forcés, la discrimination raciale institutionnelle – tout cela ne fut que “la corruption d’une grande idée” ou, comme l’explique Alexis de Tocqueville, “des nécessités fâcheuses”.

Demander que la France reconnaisse, à la manière du même Tocqueville, que le gouvernement colonial fut un “gouvernement dur, violent, arbitraire et grossier”, ou encore lui demander de cesser de soutenir des dictatures corrompues en Afrique, ce n’est ni la dénigrer, ni la haïr. C’est lui demander d’assumer ses responsabilités et de pratiquer ce qu’elle dit être sa vocation universelle.
D’autre part, il faut être cohérent et cesser de tenir à propos de la colonisation des propos à géométrie variable – certains pour la consommation interne et d’autres pour l’exportation. Qui convaincra-t-on en effet de sa bonne foi si, en sous-main des proclamations de sincérité telles que celles de Dakar, l’on cherche à dédouaner le système colonial en cherchant à nommer, à titre posthume comme maréchal, des figures aussi sinistres que Raoul Salan ou en cherchant à construire un mémorial à des tueurs comme Bastien Thiry, Roger Degueldre, Albert Dovecar et autres Claude Piegts ?

Conclusion
La majorité des Africains ne vit ni en France, ni dans les anciennes colonies françaises. Elle ne cherche pas à émigrer dans l’Hexagone. Dans l’exercice quotidien de leur métier, des millions d’Africains ne dépendent d’aucun réseau français d’assistance. Pour leur survie, ils ne doivent strictement rien à la France et la France ne leur doit strictement rien. Et c’est bien ainsi.

Ceci dit, un profond rapport intellectuel et culturel lie certains d’entre nous à ce vieux pays où, d’ailleurs, nous avons été formés en partie. Une forte minorité de citoyens français d’origine africaine, descendants d’esclaves et d’ex-colonisés y vivent, dont le sort est loin de nous être indifférent, tout comme celui des immigrés illégaux qui, malgré le fait d’avoir enfreint la loi, ont néanmoins droit à un traitement humain.

Depuis Fanon [Frantz Fanon, ci-contre] , nous savons que c’est tout le passé du monde que nous avons à reprendre ; que nous ne pouvons pas chanter le passé aux dépens de notre présent et de notre avenir ; qu’il n’y a pas de missionfrantz_fanon nègre comme il n’y a pas de fardeau blanc ; que nous n’avons ni le droit ni le devoir d’exiger réparation de qui que ce soit ; que le nègre n’est pas, pas plus que le blanc ; et que nous sommes notre propre fondement.
Aujourd’hui, y compris parmi les Africains francophones dont la servilité à l’égard de la France est particulièrement accusée et qui sont séduits par les sirènes du nativisme et de la condition victimaire, beaucoup d’esprits savent pertinemment que le sort du continent, ou encore son avenir, ne dépend pas de la France. Après un demi-siècle de décolonisation formelle, les jeunes générations ont appris que de la France, tout comme des autres puissances mondiales, il ne faut pas attendre grand-chose. Personne ne sauvera les Africains malgré eux.

Elles savent aussi que jugées à l’aune de l’émancipation africaine, certaines de ces puissances sont plus nuisibles que d’autres. Et que compte tenu de notre vulnérabilité passée et actuelle, le moins que nous puissions faire est de limiter ce pouvoir de nuisance. Une telle attitude n’a rien à voir avec la haine de qui que ce soit. Au contraire, elle est le préalable à une politique de l’égalité sans laquelle il ne saurait y avoir un monde commun.

Si donc la France veut jouer un rôle positif dans l’avènement de ce monde commun, il faut qu’elle renonce à ses préjugés. Il faut que ses nouvelles élites opèrent le travail intellectuel nécessaire à cet effet. On ne peut pas parler à l’ami sans s’adresser à lui. Etre capable d’amitié, c’est, comme le soulignait Jacques Derrida, savoir honorer en son ami l’ennemi qu’il peut être. Cela est un signe de liberté.
Pour l’heure, le prisme à partir duquel elles regardent l’Afrique, la jugent ou lui administrent des leçons n’est pas seulement obsolète. Il ne fait aucune place à des rapports d’amitié qui seraient coextensifs à des rapports de justice et de respect. Tant que cet aggiornamento n’est pas réalisé, ses clients et affidés locaux continueront de l’utiliser pour de tristes fins. Mais personne, ici, ne la prendra vraiment au sérieux et, encore moins, l’écoutera.

source : Le Messager, 1er août 2007

 

1510- compte-rendu du livre de Achile Mbembe, De La postcolonie (2000), par Catherine Coquery-Vidrovitch

 

 

 

 

 

 

 

NB - Les propos de Achille Mbembe sur la colonisation et la "repentance" tombent sous le coup de la critique qu'il dresse lui-même du discours de Nicolas Sarkozy : anhistoricité, essentialisme... Non la colonisation, par exemple, ne fut pas un "système". Plutôt que de parler de "spéculations" à propos du livre de Daniel Lefeuvre, peut-être faudrait-il prendre simplement connaissance de ses démonstrations.

Michel Renard

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Thomas_Heams


«L’homme africain...»

Retour sur le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar le 26 juillet dernier.

Par Thomas Heams, maître de conférences en génétique à Paris.

Libération, jeudi 2 août 2007
   

 

 

Ainsi donc, le déterminisme de la pédophilie était un signe avant-coureur, une mise en jambe de campagne avant les choses sérieuses. Dans une allocution sidérante prononcée à Dakar, Nicolas Sarkozy qui ose tout, et c’est à cela qu’on le reconnaît, a dévoilé le fond d’une pensée qui, si les mots ont un sens, est la parole officielle française la plus raciste depuis longtemps. Chimiquement pure.

Ainsi donc, « le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain [.] dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine ni pour l’idée de progrès. Dans cet univers où la nature commande tout, [ il ] reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout semble être écrit d’avance. Jamais l’homme ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin.» Nous y voilà. La chaleur, le rythme des saisons.

Nicolas Sarkozy a oublié de concéder que dans cet océan de médiocrité, l’Africain, au moins, avait le rythme dans la peau et courait vite. Le tableau aurait été parfait. Une typologie lamentable, qui n’est même pas du néocolonialisme mais du bon vieux colonialisme à l’ancienne, à la Jules Ferry. Car à quoi servent ces considérations d’arrière-zinc ? A parler de la colonisation bien évidemment. Oh, certes, cruelle ! Mais que l’on se rassure, si terrible qu’elle soit, la colonisation a «ouvert les cœurs et les mentalités africaines à l’universel et à l’Histoire». On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs. Ces mots ont été prononcés par notre plus haut représentant. En notre nom. Mais depuis combien de temps ne parle-t-on plus comme cela ?

Doit-on rappeler au président de la République ces propres mots, prononcés quelques jours plus tôt au Mémorial de la Shoah, ces mots justes et pertinents, s’inscrivant dans la lignée de ceux de Jacques Chirac : ne jamais oublier, assumer sa part de responsabilité. Pourquoi à Paris ces mots forts qui insistent sur la permanence de la mémoire, et en Afrique ces mots veules qui font de la mémoire des crimes de la colonisation une réalité que l’on concède du bout des lèvres, pour aussitôt appeler à ne pas s’y complaire. Est-ce trop demander, au XXIe siècle, que d’attendre d’un président un minimum de cohérence ?

Ces mots dessinent-ils le portrait d’un raciste fanatique ? Non bien sûr. Notre Président ne se lève pas le matin en maudissant les Africains. Mais cela ne suffit pas à l’absoudre, tout comme il ne suffit pas d’emmener Basile Boli pour faire passer la pilule. Et être capable de prononcer un discours sur l’homme Africain, et de toutes ses supposées tares de même que l’on incline à penser que l’on naît pédophile, c’est incontestablement s’inscrire dans une anthropologie raciste, une vision rancie et fermée du monde, où l’Europe civilisatrice et l’Afrique éternelle se regardent en chiens de faïence. Cruelle déception pour tous ceux qui, indépendamment du reste, pouvaient espérer de la France qu’elle passe un cap. Solidement ancrée sur sa vigilance face aux aventures impériales états-uniennes, elle avait en revanche donné trop souvent l’impression d’être frileuse sur les droits de l’homme, officiellement au nom du très chiraquien «respect de la différence» pour les régimes en place.

Nicolas Sarkozy, dans son discours au soir de son élection, s’étant présenté comme le président des droits de l’homme (du moins à l’étranger) on pouvait espérer de sa part une audace, puisée aux sources du libéralisme politique, qui aurait permis de rompre avec le paternalisme gaulliste, sans renouer pour autant avec l’impérialisme. On assiste avec stupeur à une régression inattendue qui ne manquera pas de nous isoler encore plus aux yeux de nos partenaires africains. Cette parodie de discours prétendument direct, qui s’autorise toutes les outrances sur la base de sa sincérité autoproclamée, est une marque d’infamie. Reste une question. Dans un pays normal, ces propos devraient mettre le feu au débat. Mais en ces temps où il est de bon ton d’être décomplexé, tout devient possible, comme dirait l’autre. Mais, citoyens, commentateurs, représentants, qu’auriez-vous dit si ces mots, ces catégorisations pitoyables et scandaleuses, étaient sortis de la bouche d’un Le Pen ? À quels feux croisés aurions-nous assisté ! Mais non, l’indignation de la presse sénégalaise semble n’avoir eu d’égal que le silence incroyable de tout ce que nous pouvons compter d’intellectuels, de ligues de droits de l’homme.

Thomas Heams



On peut critiquer la vision globalisante de l'Afrique énoncée par Nicolas Sarkozy, sa reprise de la vision du philosophe Hegel (1822) pour qui l'Afrique est un "monde anhistorique non développé, entièrement prisonnier de l'esprit naturel et dont la place se trouve encore au seuil de l'histoire universelle" (La raison dans l'histoire, éd. 10/18, 2001, p.269).

Mais selon Thomas Heams, Nicolas Sarkozy serait coupable de "typologie colonialiste", "d'anthropologie raciste"... à seule fin de justifier que la colonisation ait "ouvert les coeurs et les mentalités africaines à l'universel et à l'histoire".

Alors, que dire de l'anthropologue Georges Balandier (1957) qui écrit : "les sociétés noires ont un passif quiafrique_ambigue les met seules en causes. Les cultures qu'elle ont créées présentent d'incontestables faiblesses. Elles sont surtout efficaces au niveau des groupements humains de modeste extension et vivant dans un relatif isolement ; à cette échelle, elles excellent. Elles ont manqué des techniques d'aménagement de l'espace propices aux tendances unificatrices. Elles n'ont pas disposé de l'équipement "littéraire" indispensable à l'administration des grandes concentrations humaines. Les tentatives étatiques d'importance, révélées par l'histoire africaine, ont généralement échoué en raison de cette double incapacité" (Afrique ambiguë, p. 348) ?

Que dire de l'historien Fernand Braudel (1963) qui écrit : "Ce n'est pas prendre la défense de la colonisation, de ses laideurs, voire de ses atrocités ou de ses indéniables bouffonneries img_2(...), que d'admettre que le choc en a été souvent décisif et même finalement bénéfique pour les structures sociales, économiques et culturelles des peuples noirs colonisés" (Grammaire des civilisations, p. 171) ?

Il faudrait cesser de débattre en délégitimant le contradicteur par l'emploi des termes "colonialiste", "raciste", "lepénisme"... Une certaine vulgate "antiraciste" ne saurait rendre compte de la complexité du monde et de l'histoire.

Michel Renard
professeur d'histoire (2 août)

 

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Thioub

                       

À Monsieur Nicolas Sarkozy, Président

de la République française

Ibrahima THIOUB - Département d'Histoire de l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar

 


place_protet_dakarLe 26 août 1958, à la place Protêt [ci-contre] devenue depuis Place de l'Indépendance, un de vos prédécesseurs aux fonctions qui sont les vôtres aujourd'hui, le général Charles de Gaulle, apostrophait la jeunesse africaine de l'Empire français en des termes resté mémorables. Le 26 juillet 2007, dans l'enceinte de l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar, vous avez interpellé la jeunesse africaine sur les questions majeures de l'avenir de leur continent et de ses rapports à la France. Nous aurions pu sourire de cette répétition de l'histoire, en pensant à la remarque de Karl Marx à Hegel dont vous reprenez presque mot pour mot le poncif sur l'immobilisme de l'Afrique. Nous avons au contraire pris le parti de vous adresser la présente, conscient que ce qui se joue réellement dans vos propos concerne la vie de millions d'hommes et de femmes, d'Afrique et d'Europe.

Vous venez d'être élu Président de la République française. Vous avez placé votre campagne électorale et votre mandat sous le signe de la rupture. Nous autres universitaires africains voudrions aussi voir la France rompre avec certaines visions et pratiques ancrées dans ses relations avec l'Afrique. Monsieur le Président, la France a beaucoup fait en Afrique. Lors de votre visite, certainement que nombre de vos interlocuteurs vous ont rappelé au bon souvenir de cette longue et active présence française. Ils vous ont certainement rappelé que l'histoire de votre pays démontre à souhait sa revendication d'être la patrie des droits de l'homme. Nous savons que cette revendication ne relève pas de la rhétorique mais d'une pratique pluriséculaire qui l'a vu accueillir des millions d'hommes et de femmes opprimés ou persécutés à qui il a offert l'opportunité de rebâtir une vie de dignité.

Ce que vos interlocuteurs africains ne vous ont certainement pas dit c'est qu'en vous recevant en hôte, on ne vous dit que ce qui a été fait de et en bien. Sachant ce qu'est une tradition, je me permets Monsieur le Président, puisque vous le voulez aussi pour la France, d'opérer une rupture circonstancielle de temps d'avec cette tradition.

 

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Saint-Louis du Sénégal, village indigène

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Saint-Louis du Sénégal, avenue de la Gare

Voici trois siècles, Lille ne l'avait pas encore fait, Saint-Louis du Sénégal entamait sa carrière de ville française. Au cours de ces longues années, les assertions civilisatrices se sont rapidement écroulées, bousculées par un régime d'exception imposant ses règles à des peuples qui ne lui trouvaient aucune légitimité. Aussi, les indépendances octroyées, au lendemain de la deuxième guerre mondiale et suite aux leçons apprises des guerres d'Indochine et d'Algérie, furent-elles, pour la métropole d'alors, un double soulagement, financier d'une part et moral de l'autre.

Malheureusement, les accords de coopération signés avec les nations issues de la décolonisation ne favorisèrent pas le décollage économique rêvé par l'Afrique des années 1960. Personne ne peut de bonne foi contester que nombre de ces régimes issus des indépendances ont été faits et défaits secrètement par les services français ou ouvertement par des interventions militaires portant à bout de bras des régimes autoritaires ou écrasant des États dont le grand tort était de vouloir un peu plus de dignité pour l'Afrique et les Africains.

nous laissons aux historiens la responsabilité

de dire si la colonisation...

Monsieur le Président, nous n'avons pas la naïveté de croire que votre découverte d'une mentalité africaine pigmentaire, mystique, religieuse, sensible, relève simplement d'un déficit de culture historique. Vous avez en partie raison mais en partie seulement : «le problème de l'Afrique, c'est qu'elle est devenue un mytheafrique_002_t que chacun reconstruit pour les besoins de sa cause». Le discours qui drape l'Afrique dans les mythes de l'enfance du monde [ci-contre, aquarelle de Marion Lesage, source] est au service d'intérêts qui eux n'ont rien de mythiques. Depuis des décennies, nombreux sont les régimes politiques africains et leurs élites gouvernantes, du politique à l'académique, qui ont manipulé cette lecture nativiste de l'Afrique pour légitimer la brutalité de leur pouvoir soutenu par des réseaux qui ne s'embarrassent pas de la couleur de peau ou de la nationalité.

Monsieur le Président, nous laissons aux historiens la responsabilité de dire si la colonisation a été rentable ou non pour la France et pour l'Afrique, d'évaluer le poids des mutations sociales, politiques et culturelles qu'elle a induites dans les destins respectifs de nos pays. Les universitaires, ceux de France, d'Afrique et d'ailleurs souvent dans une coopération à magnifier, savent combien furent complexes ces processus que ne sauraient épuiser les clichés et les formules à l'emporte pièce. Ils savent qu'il faut non seulement les étudier en toute liberté, mais aussi avec une méthodologie éprouvée parce que discutée, ouverte et partagée entre experts de la discipline. Ils savent qu'il faut exhumer et restituer aux citoyens, même si cela les heurte très souvent, ce que ne disent pas les mémoires construites sur ce passé.

Les universitaires conduiront cette tâche à bien, à condition que les politiques veuillent aussi mettre en œuvre des politiques de rupture véritable en bien des domaines :

- Renoncer à s'ériger en législateur de la recherche historique.
- Faire que la liberté sacralisée de la circulation des capitaux s'étende, en conformité avec l'histoire de la France, à la liberté de circulation des universitaires de tous les pays.
- Cofinancer les budgets des équipes mixtes de recherche dans tous les domaines du savoir.

Cette politique de rupture ne peut consister à «former les élites» des «pays les plus pauvres» par l'attraction exercée sur leurs «meilleurs étudiants». Ce siphonage des cerveaux et des talents (dont celui des footballeurs) n'est pas mutuellement avantageux. En revanche, la création de pôles de savoirs scientifiques dans nos pays respectifs entre lesquels circulent étudiants, enseignants et chercheurs et non leur concentration en un pôle (le Nord) reste notre préoccupation majeure. L'Afrique ne peut se contenter d'être un espace de consommation de l'aide sous-développante. Elle veut participer à la conception, à la création et à la production du monde, pour sortir des positions subalternes où l'ordre du monde la confine depuis bientôt cinq siècles.

 

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culture de l'arachide au Sénégal, 1900-1960, source

Hier la politique qui spécialisa le Sénégal dans la production de l'arachide pour alimenter les huileries et savonneries de Marseille avait expulsé de ses campagnes des milliers de paysans appauvris qui ont affronté les bidonvilles en salariés des entreprises françaises du Sénégal. Leurs descendants, après les rugueuses politiques d'ajustement structurel, qui ont rendu exsangues nos économies et déstructuré nos sociétés, affrontent maintenant, sur de frêles embarcations de la mort, les mers et les politiques d'immigration de l'Europe. Nous n'en imputons nullement et exclusivement la responsabilité à l'Europe. Mais historiquement, elle y a sa part. Mieux, l'immigration n'est pas à sens unique. D'Europe arrivent sur l'Afrique des migrants qui entrent au et sortent du Sénégal au moins sans visa ni charter. La rupture, c'est aussi l'instauration de la réciprocité en tous les domaines.

"est-ce que la France n'est plus la France ?"

À entendre la violence des propos sur l'immigration, il est urgent de répondre à la question senghorienne : publication_i_1_1366«Est-ce donc que la France n'est plus la France ?» Dans le poème Thiaroye, le poète de la Négritude oppose la France de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, la France généreuse, humaine et combative de 1789 à la France de l'indigénat qui fait tirer la troupe sur les vaillants combattants de la liberté qui, au son du «C'est nous les Africains», ont répondu à l'appel de la patrie d'alors pour combattre le régime nazi.

Rien de plus normal que les conflits de mémoire quand on a partagé le même empire, les uns ayant anciennement colonisé les autres. Est-il étonnant que la question coloniale et la traite atlantique des esclaves soient au cœur des débats publics dans la France contemporaine ? Assurément, nul ne sort indemne de 300 ans de «grandeur coloniale !»

Pour notre part, nous sommes solidaires des combats de nos collègues français qui ont réussi à faire entendre raison à l'État pour le retrait de l'article 4 de la loi du 23 février 2005. Point question de demander à la France repentances ni réparations. L'affaire ne relève ni de la religion ni du droit pénal ! On peut du reste s'étonner qu'à l'exception de l'Algérie, l'Afrique francophone soit aphone dans ces débats passionnés. Ce n'est point par manque d'intérêt. La rupture, Monsieur le Président, c'est aussi être en mesure d'entendre ce silence de l'Afrique. N'exprime-t-il pas la douleur d'une mémoire non encore élucidée par les historiens ? Imaginons l'inimaginable pour tout Français : le Bundestag vote une loi demandant aux historiens allemands de faire des recherches sur les aspects positifs de l'occupation de la France par le régime nazi. Loin de nous l'idée que la colonisation soit historiquement comparable au nazisme !

 

les mémoires des peuples ne fonctionnent pas selon

les logiques du savoir historien

Gardons-nous surtout de croire que les mémoires des peuples fonctionnent selon les logiques du savoir historien. Comprenons que la mémoire africaine de la traite atlantique des esclaves et de la colonisation est à l'Afrique, d'une autre manière certes, mais du même ordre, que ce que la mémoire de l'occupation est pour la France ? Des moments tragiques à dompter par le devoir de mémoire mais surtout par la recherche historique ! La recherche historique et celles des autres disciplines portant sur l'Afrique et sur les relations du continent au reste du monde ont fait au cours des cinquante dernières années tant de progrès considérables. Les résultats acquis en ce domaine du savoir interdisent absolument de parler de l'Afrique dans les termes qui sont les vôtres dans le discours adressé à Dakar à la jeunesse africaine.

Monsieur le Président, nous avons du mal à comprendre pourquoi la France, oublieuse de celui de Provence sinon de façon locale, n'a célébré pendant des années que le débarquement des alliés en Normandie. Nous avons du mal à comprendre que l'identité de la France construite sous une dynamique en perpétuel métissage - Saint-Louis du Sénégal vieille ville française en est la meilleure référence - fasse de l'immigré francophone son négatif. Nous avons du mal à comprendre comment construire ensemble la Francophonie, institution qui somme toute participe au rayonnement de la France dans le monde, tout en associant négativement l'immigration, majoritairement francophone, à l'identité nationale.

De quoi vous mêlez-vous, me répondrez-vous en bon droit, en cette affaire qui concerne la France et les Français ? C'est simplement parce que cela fait 348 années que la France a débarqué au lieu-dit Ndar sans demander autorisation aux indigènes des lieux que d'autorité elle a baptisé Saint-Louis. Elle n'est toujours pas prête à les quitter. Ce n'est pas notre vœu, non plus, qu'elle les quitte. Au contraire, nous voulons qu'elle y reste mais autrement qu'elle y fût venue et y a vécu jusqu'ici. Pour nous c'est aussi cela rupture !

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Ibrahima Thioub
département d'Histoire de l'université Cheikh Anta Diop de Dakar
9 août 2007
source : africultures.com
 

 

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