L’Algérie : nation, culture et idéologie
Gilbert MEYNIER
Au sujet d’un livre excitant : James MAC DOUGALL, History and the Culture of Nationalism in Algeria, Cambridge University Press, Cambridge, 2006, XIV-266 p. (ISBN: 0521843731 hardback, prix: 48,00£) - autre lien vers l'auteur
Ce livre a pour auteur un historien, qui est aussi un érudit arabisant, d’une variété encore assez rare à trouver parmi tant de maghrébologues français, qui n’ont souvent guère été à même de réaliser en eux-mêmes la décolonisation de l’Algérie en se mettant résolument à l’arabe. Je le dis avec d’autant plus de vergogneuse sérénité que, personnellement, l’auteur de ces lignes ne lit l’arabe que lentement, et toujours un dictionnaire à portée de main.
James Mac Dougall a, lui, mis sa profonde connaissance de l’arabe pour lire, à profusion, et se pénétrer des textes fondateurs de la salafiyya version algérienne – entendons les productions des ‘ulamâ’, qu’il dénomme tout uniment les «salafî(s)» (1). Avec une étourdissante maîtrise de la plupart de ces textes, il nous livre une thèse excitante : il montre avec de solides preuves que la résistance algérienne à la domination coloniale a d’autant plus été exprimée – du moins proclamée – qu’elle émanait de milieux exclus du centre de cette domination ; notamment de ces cultivés de culture arabe, expulsés ou exilés, que l’on retrouve, aux XIXe et XXe siècles, au Caire, et surtout à Tunis [ci-contre, université-mosquée al-Zaytûna, Tunis], en commerce avec les plus prestigieux foyers de la civilisation islamo-arabe, les université Al-Azhar et Al-Zaytûna. On sait aussi que le passage formateur par la Tunisie ou/et par l’Égypte fut essentiel pour la formation, au XXe siècle, de nombre d’Algériens de culture arabe.
Dans une analyse circulaire impressionniste – l’impressionnisme ayant souvent mieux laissé voir le réel que l’académisme épris de réalisme formel –, de celles dont les savants anglo-saxons nous ont rendues familiers, J. Mac Dougall étudie le milieu de la khâssa (élite) de culture arabe émigrée. Il montre ses propensions au discours résistant anticolonial à ancrages islamo-arabes, à distance de ces «évolués» de formation scolaire française, qui fluctuèrent longtemps dans le registre de l’entre-deux, voire de la schizophrénie, entre leurs ancrages culturels originels et leurs enthousiasmes francophiles sans lendemain : c’est ce qu’on a pu dénommer le complexe haine/fascination ou, sur un plan plus politique, la «résistance-dialogue» (Abdelkader Djeghloul).
source
Même dans un mouvement indépendantiste, et dans une génération acquise à la rupture d’avec le dominateur colonial – celle du PPA-MTLD –, la résistance put toutefois ne pas exclure les ancrages berbères de la définition de la nation algérienne. D’où la «crise berbériste» du MTLD, qui fut jugulée autoritairement sous l’égide de Messali en 1949, sous l’oriflamme de l’islamo-arabisme. Dès lors, et pendant des décennies, la référence à un fait berbère, valorisé par calcul par le colonisateur, fut par les nationalistes certifiés vouée aux gémonies de la traîtrise. Ce fait berbère, le fabricant d’histoire nationaliste Ahmed «Tawfiq» al-Madanî – qui fut une manière de Lavisse algérien – en fut quelque peu embarrassé : il hésita entre la résolution de le voir comme originellement sémite et frère en arabité des protagonistes échafaudés par les artisans des mythes islamo-arabes, d’une part, et la crainte que ces Berbères des origines n’aient été des ancêtres quelque peu indignes : que faire de leurs croyances et de leur polythéisme initiaux ; et aussi, que faire d’une religion carthaginoise qui s’adonnait aux «sacrifices molek» des enfants ? On y reviendra.
Étant entendu que, dans le même temps, A. T. al-Madanî imaginait les Phéniciens et les Carthaginois en proto-Arabes dispensateurs de civilisation et annonciateurs d’Islam et que les «Romains» avaient une fois pour toutes été déclarés colonisateurs oppressifs. Le discours colonialiste simplificateur manichéen avait bien énoncé que toute civilisation provenait d’Europe. Le contre-pied –c’était de bonne guerre–, était d’affirmer que toute civilisation venait d’Orient. Cela correspondait d’ailleurs à nombre de légendes sui generis, qui évoquaient l’origine cananéenne – palestinienne, dirait-on aujourd’hui– des Afro-Numides. A. T. al-Madanî identifiait pratiquement ces Kan‘anî aux Phéniciens, d’où Carthage était issue.
Ce qui ressort du livre de J. Mac Dougall est que les résistants de l’extérieur (A. T. al-Madanî était né à Tunis en 1898 ; il fut emprisonné, adolescent, pendant la guerre, à Tunis, et il ne «revint» en Algérie qu’en 1925) formaient un peu une catégorie à part, loin des soubresauts immédiats de leur patrie d’origine ; et que, dans l’exil, ils auraient incarné la permanence d’une résistance, à l’abri des contaminations coloniales. En vérité, même une incarnation de la culture arabe classique comme A. T. al-Madanî était loin d’ignorer le français, ce que le livre ne mentionne pas : des témoins qui conversèrent avec lui – Jean-Paul Chagnollaud ou Omar Carlier, pour ne citer qu’eux – peuvent l’attester. Cela même si telles biographies pieuses ne veulent pas le savoir.
Et on a pu alléguer que, même le parangon de la khâssa arabe cultivée, construit comme un emblème de l’islam réformé et de l’arabe, Abdelhamid Ben Bâdis [photo ci-dessus], ne l’ignorait pas non plus totalement : même l’élite de la cléricature vivait dans un milieu citadin colonisé. Au-delà des prises de position principielles que mentionne justement J. Mac Dougall, il y avait la vie au jour le jour de ces notables, et, entre eux, même à Constantine, qu’on a pourtant dit moins ouverte que Tlemcen, pas vraiment de muraille de Chine séparant «arabisants» et «francisants». Un Mouloud Ben Bâdis fut avocat, donc évidemment francophone, et nombre de membres de la famille furent des élus et/ou des personnages officiels au sens colonial du terme.
Pour nous en tenir au milieu notable constantinois, on peut rappeler la figure de «El Hadj Abdallah». Les cultivés en arabe évoqués par J. Mac Dougall, qui se rangèrent contre la France pendant la première guerre, sous l’oriflamme du pouvoir jeune-turc et de Hadj Guillaume réunis (2), ne furent pas à coup sûr, pour les Allemands, les recrues les plus importantes, en tout cas ceux qui aient été forcément les plus considérés : le «lieutenant indigène» (comprenons lieutenant de seconde zone, en français colonial) Rabah Boukabouya, issu de la notabilité constantinoise, qui déserta de l’armée française sur le front au printemps 1915, se retrouva à Berlin sous le nom de «El Hadj Abdallah». Il avait été avant la guerre instituteur dans le système d’enseignement colonial : il était donc, évidemment, francophone. Il fut notamment l’auteur d’un fascicule très diffusé par les Turco-Allemands sur l’Islam dans l’armée française, dont, avec honnêteté, James Mac Dougall m’a dit avoir retrouvé la trace jusqu’à… Singapour. Et il fut, entre autres choses, chargé d’abondance de haranguer les prisonniers musulmans issus des armées anglaise ou russe, mais principalement française, internés dans le Halbmondlager (le camp du croissant), sis à Zossen, à 40 km au sud de Berlin (3). Boukabouya, qui était à même de haranguer des Maghrébins dans son dialecte constantinois par eux compréhensible, fut sans doute, à ce titre, bien aussi considérable que le lettré de culture arabe Salah Cherif sur lequel insiste J. Mac Dougall.
S’il a raison de souligner, de manière exemplairement neuve, le rôle de ces exilés, il ne faut sans doute pas plus les imaginer coupés de leur patrie d’origine qu’il ne faut opposer essentiellement les «salafî(s)» du cru aux «évolués» de l’intérieur restés en terrain algérien. Et, pour parfaire le tableau, il faut dire le poids de la socialisation chez les élites citadines, soudées, notamment, pas l’intrication des liens matrimoniaux. L’auteur dit clairement que jamais aucun «salafî» ne fut un thâ’ir (révolutionnaire) (4) ; en cela, un «salafî» ne se distinguait guère de l’ensemble des a‘iyân (notables), fussent-ils des «Jeunes Algériens» à la Ferhat Abbas. Et rappelons que ce dernier, qui figura tant la francisation, avait commencé à écrire en signant «Kemal Abencérage», un nom (Ibn Sarrâj) qui évoquait bien la nostalgie de l’Andalousie perdue. Et que le dirigeant des «Élus», le docteur Mohammed Salah Bendjelloul, ait pu organiser, par souci de di‘âiya (propagande politique) des zarda(s) festives en l’honneur de tel saint populaire, honnies par les «salafî(s) », ne l’arrime pas pour autant au peuple : quoi qu’il pût faire, un médecin appartenait d’emblée à la khâssa. Et même, dans les rangs des «salafî(s)», James Mac Dougall montre que ces derniers ne formèrent pas un bloc monolithique, même si c’est là plus une idée que le lecteur retire de son texte qu’une démonstration systématique qui en est faite. Il mentionne en tout cas, sous la dénomination générique de «salafî(s)», des personnalités fort différentes.
Oulémas réformateurs algériens dans les années 1930 (source : CAOM) :
marqué d'une croix, le cheikh Ben Badis ; à sa droite Fodil Ouartilani
Le titre même du livre, où figure le terme de «culture» rend en effet bien compte de l’univers de la salafiyya algérienne (en Algérie, on préférait le terme de islâh), incarnée par un Ben Bâdis. Chez ce dernier, dans le triptyque célèbre énonçant l’islamité, l’arabité et la patrie algérienne, on en reste principalement à un ancrage culturaliste islamo-arabe, qui se suffit à lui-même pour aboutir à une définition identitaire, dont la problématique nationale proprement dite ne me paraît qu’à peine amorcée. Avec l’historien «salafî» Mubarak al-Milî, il en va déjà un peu différemment. Mais avec A. T. al-Madanî, on est indiscutablement déjà dans le national, ainsi que l’indique sa fameuse géographie énonçant, et cartographiant l’Algérie en centre du monde ; ou encore sa «guerre de 300 ans entre l’Algérie et l’Espagne 1492-1792» (5). Son homologue français Ernest Lavisse n’avait, lui, osé n’en bâtir une que de cent ans pour la France. Toute la fantasmatique origine orientale des Algériens porte, là aussi, bien l’estampille du national, de même que l’édification de la galerie nationale algérienne de portraits, de Jugurtha à l’émir Abd El Kader, qui constitua le symétrique de la galerie nationale française de portraits, de Vercingétorix à Napoléon. Et, ressemblance supplémentaire, un semblable traumatisme originel : une fin cruelle dans une prison de Rome, cela à seulement 58 ans de distance.
Avec A. T. al-Madanî, on est indiscutablement dans ce que Eric Hobsbawm et Terence Ranger dénomment «invention of tradition» (6). Certes, dans toute «invention of authenticity» (J. Mac Dougall), il y a un fort tissu mythique qui ne peut pas ne pas comporter de contradictions. L’auteur montre remarquablement que, chez A. T. al-Madanî, le statut du substrat berbère est assez flottant : tantôt les Berbères sont dits d’origine sémito-orientale, linguistiquement et même ethniquement, tantôt ils sont campés en vrais Algériens originels. Et, on l’a dit, il fut quelque peu embarrassé par Carthage, à la fois hautement célébrée comme annonciatrice du télos –qui fut le vrai commencement : l’aube islamo-arabe – et infestée des condamnables sacrifices d’enfants. A. T. al-Madanî s’en tire par une pirouette, qui ne peut pas quelque peu entacher sa mythification : la destruction de Carthage, en 146 av. J. C. , est évoquée comme une punition divine émanant du vrai Dieu de la vraie foi en devenir. Pour résumer, tout ne se passa-t-il pas comme si, avec Ben Bâdis, on était bien encore dans la culture, quand, avec A. T. al-Madanî, on est bien davantage dans l’idéologie nationaliste ? Mais c’est là un point de vue que Mac Dougall ne formule pas vraiment, ou seulement par prétérition.
Et toute résistance s’inscrit-elle dans le national ? Tout résistantialisme peut-il être uniment dénommé nationalisme ? L’auteur, nous semble-t-il, utilise «nationalism» et «nation» sans que ces termes recouvrent une réalité vraiment élucidée et stable. On le suivra bien sûr dans son «invention of authenticity» ; mais à quel corpus et à quel espace – spatial, mythique – se rapporte ladite «invented authenticity» ? Il note bien incidemment que les références «nationales» flottent, de l’algéro-algérien au monde arabe, via le Maghreb. À notre sens, un critère opératoire pour authentifier le national, dans la lignée des travaux de l’historien spécialiste de l’Asie du Sud-Est Benedict Anderson (7), est le degré de sécularisation du sacré. Et, en ce sens, A. T. al-Madanî est bien un ‘âlim (8) moderne, qui bricole et manipule le culturalisme islamo-arabe pour édifier une nouvelle sacralité, celle précisément du national. Les historiens officiels de l’Algérie indépendante, les auteurs des manuels scolaires notamment, n’ont pas en tout retenu ses apports, et ils ne l’ont sans doute guère recherché : il ne s’inscrivait pas, lui, dans la médiocrité culturelle qui fut officiellement et délibérément mise en place. James Mac Dougall note bien au passage l’isolement de A. T. al-Madanî après 1962.
Mémoires de A. Tawfiq al-Madanî (3e vol.)
Ceci dit, la résistance, énoncée par des élites exilées, n’empêcha pas bien sûr la permanence des résistances de terrain de 1830 à 1962, certes selon des intensités et des modalités différentes selon les périodes. Et on aimerait mieux comprendre, après avoir lu le livre de J. Mac Dougall, ce que furent les corrélations entre les exhortations extérieures et le terrain, les allers-retours entre intérieur et extérieur. Le discours de l’islâh se met en place en Algérie autour de la première guerre mondiale, puis dans le contexte des luttes politiques des années 20, marquées par le combat politique de l’émir Khaled et l’action du Mouvement des Élus des Musulmans. Est-il indifférent que A. T. Al-Madanî soit en prison (de 1915 à 1918) au moment où se déclenche l’insurrection de l’Aurès-Belezma (1916-1917), qui fut impitoyablement réprimée ? Étant entendu que cette insurrection porta plus la marque d’un patriotisme résistant que d’un nationalisme encore dans les limbes ; et que les bourgeois de village et les jeunes notables ruraux qui l’encadrèrent annoncent l’encadrement du FLN du 1er novembre 1954 : pour nombre d’entre eux, la nation n’était guère dans leur problématique : ils étaient des patriotes, voire des étatistes brûlant de se construire une machinerie de pouvoir – un État – pour satisfaire des ambitions de pouvoir (9). Ceci dit, il y eut par ailleurs, entre autres au Congrès de la Soummam, puis dans les ministères du GPRA ou à la rédaction du Moudjahid/Mujâhid, des dirigeants et des militants du FLN pour réfléchir à la formation de la nation.
Les historiens savent aujourd’hui que ce sont les nationalistes qui forgent la nation, et non l’inverse. Et on sait, dans les constructions nationales, le rôle souvent joué par les marginaux et les expatriés : comme dans le célèbre Va pensiero ! du chœur des Hébreux, dans le Nabucco de Verdi, l’identité s’exprime dans et par l’exil : c’est bien là la thèse, féconde et stimulante de J. Mac Dougall. Or, jusqu’alors, les historiens de l’Algérie ont principalement étudié l’émigration de travail, la ghurba (l’exil, l’expatriation) en France, sans laquelle il est impossible de comprendre la création de l’Étoile Nord-Africaine, d’où est issu le PPA, apatrié en Algérie à partir de 1937. Le fait de montrer l’importance de la ghurba des élites de culture arabe n’empêche pas que la ghurba de travail a bien été d’une importance historique décisive ; et la place des Kabyles, berbérophones, y est longtemps restée majeure… même si ce fut un Tlemcénien – donc un arabophone – qui en prit très tôt la direction, le za‘îm Messali Hadj. Il fut bien un expatrié, peu profondément cultivé en arabe, certes, mais cela ne l’empêcha pas de devenir aux yeux du peuple algérien l’incarnation de la résistance à la domination coloniale. Il y aurait d’ailleurs à méditer sur le fait qu’une communauté ouvrière très majoritairement berbérophone ait porté à sa tête un compatriote arabophone, qui ne fit, au surplus, que demeurer passagèrement dans la condition ouvrière.
James Mac Dougall étudie, dans un long chapitre, les ancrages identitaires berbères, allégués ou historiquement attestés, la crise berbériste, le refoulement du fait berbère dans le mouvement indépendantiste/national : il y eut durablement, en Algérie, non-débat sur la nation. Ce non-débat aboutit in fine à un discours officiel exclusif magnifiant l’origine islamo-arabe des Algériens. Mais ce discours même eut besoin d’être martelé, précisément en raison probable des non dits et du refoulement des autres possibles d’une identité historiquement plurielle. Avec une prudence qu’il faut saluer, J. Mac Dougall ne se prononce évidemment pas sur une véritable identité algérienne, ne serait-ce que parce que, nonobstant l’existence de constantes, les véritables identités n’existent pas en histoire, si ce n’est selon un processus dynamique, sous la forme d’identifications, sans cesse fluctuantes et modifiées : avec lui, nous avons affaire à un vrai historien, non à un idéologue.
On s’interrogera pour finir sur la signification d’un autre thème abordé dans son livre : celle du culte rendu en Algérie aux saints du terroir, comme le si célèbre Sidi ‘Abd al-Rahmân al-Tha‘âlibî à Alger ; ou encore du statut de charîf de l’émir Abd El Kader. On aimerait élucider si la révérence qui les entoura fut, à sa place, une expression de la résistance aux Français. Certes, le pouvoir colonial s’était employé à instrumentaliser et à clientéliser à son profit les marabouts ; et de son côté le chaykh Ben Bâdis dénonça sans relâche les cultes à eux rendus comme impieusement entachés de chirk (10), tout comme son quasi-compatriote Saint Augustin (11) avait pareillement pourfendu avec âpreté ces purgamenta (déchets) du monothéisme chrétien un millénaire et demi plus tôt. Et pourtant, les saints locaux participèrent de ce nafs évoqué par James Mac Dougall, et que l’arabisant Joseph Desparmet (13) a évoqué comme l’incarnation de l’Algérie des profondeurs. L’historien de l’Antiquité africano-romaine Mercel Benabou (14), de son côté, a vu dans le maintien tenace des cultes locaux sui generis, face au panthéon gréco-romain, la preuve d’une résistance à la romanisation ; cela alors même que les Romains tâchèrent eux aussi de manipuler les Dii mauri (dieux maures) dans leurs stratégies politico/religieuses. Alors, vérité antique ne serait pas (ou serait) vérité contemporaine ? Ou bien y aurait-il eu des ruptures radicales dans le sacré populaire, de l’Antiquité à la période coloniale récente ? Ou à l’inverse une longue continuité ?
Toutes ces questions, le lecteur passionné ne se les pose que parce que le livre excitant de James Mac Dougall ne peut que susciter la réflexion et le débat. Et il est bien vrai, pour conclure, que l’ «invention of authenticity» de facture islamo-arabe a bien abouti à la variante terminale récente, celle de l’idéologie officielle algérienne. Sauf que, par rapport à un grand comme A. T. al-Madanî, elle n’a retenu qu’un corpus vaguement émané de ses assertions, sous l’impulsion de tant de sous-produits d’Al Azhar, importés pour réaliser de manière irréversible l’ «arabisation», ou sous l’égide de la platitude ampoulée de leurs émules du cru. Sauf à considérer par exemple l’un des plus illustres d’entre eux, feu Mouloud Kacem Naït Belkacem, comme un digne descendant du fabricant majeur d’histoire nationale (15) que fut l’auteur du Kitâb al-Jazâ’ir et de Haiyyât kifâh. Ce que, par respect pour Ahmed «Tawfiq» al-Madanî, l’historien clairvoyant se gardera bien d’alléguer.
Gilbert Meynier
(1) Terme issu originellement de la salafiyya, mouvement d’aggiornamento de l’islam, centré principalement dans les foyers égyptiens, et remontant à la fin du XIXe siècle. Le terme de salafî a pris aujourd’hui un sens bien différent, qui en fait, dans les acceptions actuelles, un quasi-synonyme d’islamiste.
(2) Les Algériens pensaient alors couramment que, ennemi de la France, l’empereur d’Allemagne Guillaume II était musulman ; ce pour quoi il fut révéré dans des chansons populaires sous le nom de «Hadj Guillaume».
(3) Et non à 80 km, ainsi que l’écrit Mac Dougall. Les Allemands y avaient construit une grande mosquée en bois, qui fut détruite en 1927 par un incendie. Il y subsiste un vaste cimetière, parsemé encore aujourd’hui d’un grand nombre de tombes musulmanes, souvent en mauvais état depuis les dégâts causés par les bombardements de l’aviation américaine en 1945.
(4) On sait que les ‘ulamâ’ ne rejoignirent pas spontanément le FLN, et qu’il ne le firent pas toujours avec un enthousiasme exagéré, et en tout cas pas avant 1956.
(5) Harb al-thalâthimi’at sana bayna l-Jazâ’ir wa Isbâniya 1492-1792, SNED, sd (sans doute 1967, plutôt que 1972 comme l’indique avec un point d’interrogation l’auteur : je crois avoir acheté le livre à Alger en 1968).
(6) The Invention of Tradition, Cambridge University Press, 1983.
(7) Imagined communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Londres-New York, Verso, 1995.
(8) Littéralement un savant (plur. ‘ulamâ’).
(9) Cf. à ce sujet l’excellent livre de John Breuilly, Nationalism and the state, The University of Chicago Press, Chicago-Manchester, 1994
(10) Le fait de donner à Dieu unique des associés.
(11) Né à Thagaste (Souk Ahras).
(12) Esprit, génie du Peuple.
(13) Qui ne fut sans doute pas seulement un «dialectisant», ainsi que l’écrit J. Mac Dougall.
(14) La Résistance africaine à la romanisation, Maspero, Paris, 1975, rééd. La Découverte, Paris, 2005
(15) Y eut-il jamais, en Algérie, quelqu’un pour vraiment prendre au sérieux, par exemple, l’assertion qui était chère à Mouloud Kacem, selon laquelle l’Algérie d’avant 1830 était une «superpuissance» ?
liens
- "S'écrire un destin : l'Association des ‘ulama dans la révolution algérienne", James Mac Gougall (juin 2004), Ihtp-Cnrs
- "Soi-même comme un autre. Les histoires coloniales d'Ahmed Tawfiq al-Madanî (1899-1983)", Revue des Mondes musulmans et de la Méditerranée (article seulement référencé)
- Nation, Society and Culture in North Africa, Routledge, mai 2003.
- Répertoire des historien(ne)s du temps colonial
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