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études-coloniales
20 avril 2019

Annie Rey-Goldzeiguer (1925-2019)

Annie Rey-Goldzeiguer, portrait

 

Annie Rey-Goldzeiguer (1925-2019)

une grande thèse sur le Royaume arabe

et une histoire de la France coloniale

Michel RENARD *

 

Annie Rey-Goldzeiguer, née le 12 décembre 1925 à Tunis, est morte le 17 avril 2019 (1). Historienne, spécialiste de l'Algérie coloniale, elle a soutenu une thèse sur les initiatives du Second Empire en Algérie et l'évolution des sociétés traditionnelles sous la colonisation : Le Royaume arabe. La politique algérienne de Napoléon III (1861-1870) en 1974.

Elle a aussi publié un ouvrage, reconnu important par tous les spécialistes de la période : Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, en 2002.

 __________________________Annie Rey-Goldziguer, mer

sommaire
Biographie
   1 - Repères
        Famille
        Jeunesse
        Mariage
        Études
   2 - Carrière professionnelle
   3 - Opinions politiques
   4 - Don de sa bibliothèque
Apport à l'histoire de l'Algérie coloniale
   1 - La thèse sur le Royaume arabe (1974)Annie Rey-Goldziguer, mer
        Objectif de la thèse
        Composition de la thèse
        Compte rendu de la thèse par Henri Grimal
        Critique de la thèse par E. Peter Fitzgerald
        Triomphe de l'économie coloniale ?
   2 - Aux origines de la guerre d'Algérie (2002)
        Critique du livre par Guy Pervillé
        Critique du livre par Sylvie Thénault
        Un complot du Gouvernement général
        Les deux complots, selon Annie Rey-Goldzeiguer
L'histoire de la France coloniale (1991)
   1 - La critique de Finn FuglestadAnnie Rey-Goldziguer, mer
   2 - La critique de Daniel Rivet
   3 - Inconvénients d'un plan trop chronologique
Publications
   1 - Ouvrages
   2 - Articles
   3 - Préfaces
Notes et références
   Notes
   Références

__________________________

 

Napoléon III visite la Casbah d'Alger
Napoléon III viisite la Casbah d'Alger, 1865 (estampe)

 

Biographie

Repères

Annie Rey-Goldzeiguer est née le 12 décembre 1925 à Tunis. Rey est son nom d'épouse, Goldzeiguer son nom de jeune fille.

Famille
Son père, David Goldzeiguer (2), est un immigré russe, fils d'un industriel juif du port d'Odessa, arrivé en France en 1905 (3) (4). Il suit des études de médecine à Montpellier et devient docteur en 1913. Engagé volontaire, «à titre étranger», il sert dans les formations sanitaires au front, particulièrement à l'ambulance 5/16 de la 32e division d'infanterie (5).

Sa mère, issue d'une famille de petits vignerons du Midi, est institutrice à Bar-sur-Aube et infirmière pendant la Première Guerre mondiale. C'est dans un hôpital de campagne qu'elle rencontre le médecin Goldzeiguer (3). En 1919, ils s'installent à Tunis où ils se marient (3) (6) (n 1).

Tunis,_rue_d'Angleterre
Tunis, rue d'Angleterre où habitait la famille Goldzeiguer

Jeunesse
En 1940, Annie Goldzeiguer découvre Alger, lors de vacances (7) : «elle repart bien vite à Tunis pour échapper à la tutelle directe du régime de Vichy. Son père est cependant déporté en Grande Allemagne au camp d'Oranienbourg» (3) (n2).

En 1943, avec sa mère, elle s'installe à Alger et s'inscrit à l'université : «j'ai vécu alors à Alger dans le milieu, fortement politisé, des étudiants de l'université. J'y ai participé à la manifestation du 1er mai 1945 : j'ai été traumatisée par la manifestation nationaliste et sa répression brutale. Mais le véritable choc fut le 8 mai 1945, quand j'ai vu et compris la riposte violente de l'aviation française sur la Petite Kabylie. J'ai alors vécu intensément la ruine de mes illusions» (8). De ces événements, date une prise de conscience anti-coloniale :

«Avant guerre, ma famille habitait Tunis, où je suis née. J'appartenais à un milieu libéral, anti-raciste, laïque [...] Jusqu'alors [mai 1945], je voyais plutôt dans la colonisation une "mission civilisatrice". D'autant que, en Tunisie, mon père était médecin et avait accès à ceux qu'on appelait les "indigènes". À mon arrivée à Alger, ma première impression a été épouvantable. J'ai vu pour la première fois ce qu'était la colonisation. Elle était très différente de celle qui existait en Tunisie» (7).

Université_d'Alger,_années_1920
université d'Alger, années 1920

Mariage
En 1948 (4), elle épouse Roger Rey (1925-2010) (9), saint-cyrien, officier d’active de l’armée française de 1944 à 1952 en Indochine et à Madagascar, devenu militant au service du FLN à partir de 1957 (10). Elle l'avait rencontré à l'université d'Alger en 1943. Mariée, ayant deux enfants, elle le suit à Madagascar jusqu'en 1952 (3).

Roger Rey, portrait
Roger Rey (1925-2010)

Études
Elle obtient son bac à Alger en 1943 (4) puis son agrégation d'histoire en 1947 (11) à la Sorbonne à Paris.

Après les événements de mai 1945, Annie Goldzeiguer avait pris une décision : «Je me suis jurée de quitter l'Algérie et de n'y revenir qu'après l'indépendance. J'ai tenu parole» a-t-elle déclaré à Gilles Perrault en 1983 (3). À Alger, en 1962, sous l'influence de Charles-André Julien (12), «elle consacre ses recherches, sa thèse sur le Royaume arabe et ses publications à l'histoire coloniale de l'Algérie, tout en revenant à la maison familiale près de Tunis» (3).

Elle soutient sa thèse en Sorbonne, le 14 mars 1974, sous le titre Royaume arabe et désagrégation des sociétés traditionnelles en Algérie (13) (14). Le directeur en est Charles-André Julien (14).

Carrière professionnelle
Au retour de Madagascar, en 1952, Annie Rey-Goldzeiguer enseigne à Paris (3). Après sa thèse, elle devient maître de conférence, puis professeur, puis professeur émérite et enfin honoraire à l'université de Reims.
Selon sa fille, Florence Rey, Charles-André Julien : «souhaitait qu'elle quitte la fac de Reims pour celle de Tunis. Mais c'est à ce moment-là qu'on lui a signifié qu'elle n'y serait pas la bienvenue. Mais maman ne lâche jamais. Quand Bourguiba l'a reçue en lui disant : "vous êtes une dangereuse gauchiste", elle lui a répondu : "oui, une dangereuse gauchiste mais comme vous !". Ils ont discuté pendant deux heures et il lui a dit : "toi, tu repars plus". Elle est restée deux ans et elle dit toujours qu'elle a passé les plus belles années de sa vie en Tunisie» (4).

Annie Rey-Goldzeiguer a dirigé de très nombreuses thèses de doctorat (15).

Opinions politiques
À partir de 1952, Annie Rey-Goldzeiguer milite au PCF (3).
«Elle est affectée à la cellule du XIe arrondissement [de Paris] qui est aussi celle de Gérard Spitzer et de Victor Leduc, qui sont critiques, à travers la publication oppositionnelle L'Étincelle, du refus du débat sur les crimes de Staline et sur le vote des pouvoirs spéciaux en Algérie par les députés communistes en mars 1956. Elle a aussi des échos des protestations de la cellule Sorbonne-Lettres par André Prenant, alors assistant de géographie à la Sorbonne, spécialiste de l'Algérie avec lequel elle partage un intérêt passionné pour tout ce qui se passe dans ce pays. Avec un grand ressentiment à l'adresse du PCF, Annie Rey-Goldzeiguer se joint au groupe de La Voie communiste et participe à l'aide au FLN» (3).
En 2011, elle est signataire d'un manifeste intitulé : «Non à un hommage national au général Bigeard» (16).
En 2014, elle participe à l'«Appel des 171 pour la vérité sur le crime d’État que fut la mort de Maurice Audin» (17).

Don de sa bibliothèque
Annie Rey-Goldzeiguer a fait don de sa bibliothèque personnelle (3 500 ouvrages) à l'Institut d'histoire de la Tunisie contemporaine (4).

 

Apport à l'histoire de l'Algérie coloniale

La thèse sur le Royaume arabe (1974)

Objectif de la thèse

L'investigation historienne d'Annie Rey-Goldzeiguer porte sur une décennie, celle qui suit la résolution du problème militaire en Algérie : 1861-1870. Elle en présente ainsi la problématique :

  • «Pourtant le problème colonial reste entier. De tâtonnements en expériences, d’essais infructueux en réalisations insuffisants, l’exploitation de l’Algérie se révèle difficile. Comment établir les canaux de transmission qui maintiendront habilement la "périphérie" coloniale dans la sphère d’influence du modèle métropolitain ? Ce problème à deux inconnues s’est très tôt compliqué d’une donnée supplémentaire : l’installation dans le pays d’une communauté de migrants "européens" qui cherchent à exploiter rapidement et à leur profit la conquête collective. Dès lors, le problème de gouvernement et d’administration, simple domination à l’origine, devient un problème d’arbitrage permanent entre trois intérêts divergents. (…) À ce jeu politique, quelle solution novatrice a apporté Napoléon III ?» (18).

Voyage_de_Napoléon_III_en_Algérie,_juin_1865
voyage de Napoléon III en Algérie, 1865

Elle insiste sur la différence de connaissance historique entre la société dominante (étudiée) et la société vaincue (ignorée) :

  • «La colonisation, dans sa phase d’installation, met face à face deux adversaires, puis oblige bientôt deux sociétés à vivre côte à côte, sinon en commun. Une trame de relations, d’oppositions, de réactions s’établit et crée cette "situation coloniale" que Balandier a si nettement définie en Afrique Noire. Ces phénomènes de contact, d’agression et de défense ont une histoire qu’il importe de retrouver en suivant la trame chronologique (…). Par quelles armes la société dominante française agit en maître sur la société vaincue algérienne ? Ce problème de stratégie et de tactique coloniale, au temps du capitalisme montant, a été soulevé dès la Seconde Guerre mondiale. De nombreux chercheurs ont, par des travaux remarquables, éclairé cette voie d’intégration de sociétés "attardées" à un système social qui se voulait modèle universel. La masse archivistique a permis, sur ce sujet, une exploitation sérieuse : de la monographie la plus précise à la synthèse» (19).
  • «Par contre, la seconde phase de ce problème social est restée dans une ombre prudente. Dès 1903, cette abstention avait été relevée par un remarquable historien trop tôt disparu, Joost Van Vollenhoven : "la propriété indigène a été étudiée et l’a été magistralement, le propriétaire indigène jamais" (Essai sur le fellah algérien, Paris, 1903, p. 4). Disons, en simplifiant son expression : l’Algérie coloniale a été étudiée, la société algérienne colonisée, simplement effleurée ou même ignorée. Consciemment ou non, l’historien niait ou oubliait cette réalité sociale pour légitimer l’occupation coloniale ou rejeter la tentation nationale» (19).

Vue_d'Alger,_1867
vue d'Alger, 1867

Composition de la thèse

La thèse comprend plusieurs parties :

  • Le cadre algérien : cadre géographique et cadre colonial surimposé.
  • Les réalités algériennes en 1861 : facteurs d'évolution.
  • L'attente anxieuse : les objectifs et les hommes (creuset colonial algérien ; opinion métropolitaine et Algérie ; Napoléon III) ; l'offensive coloniste (initiatives du clan coloniste ; réactions indigènes).
  • La politique du Royaume arabe et ses répercussions immédiates.
  • La révolte coloniale.
  • Les indigènes entre l'espoir et la crainte.
  • Les masses algériennes en mouvement (1864-1866) : l'insurrection de 1864-1866 ; la politique du Royaume arabe à l'épreuve des réalisations ; le testament algérien de Napoléon III.
  • L'effondrement des sociétés traditionnelles, les années de misère : le désastre démographique, 1867-1869 ; la résistance désespérée des tribus du Sud-Oranais.
  • La réussite de l'Algérie coloniale.

Caïds_et_interprète_Bureau_arabe,_Tlemcen
caïds et interpète du Bureau arabe, Tlemcen, 1865

 

Compte rendu de la thèse par Henri Grimal

C'est un historien plutôt spécialiste de l'Empire britannique, Henri Grimal, qui rédige un compte rendu pour la Revue d'histoire moderne et contemporaine (20).

  • «Assez curieusement, cette période de l’histoire algérienne n’avait pas auparavant suscité un grand intérêt parmi les spécialistes. La nouveauté de la thèse d’Annie Rey-Goldzeiguer est de montrer qu’elle fut le début d’une "période-charnière" : non seulement celle des initiatives politiques et économiques de Napoléon III, mais celle où se forgea parmi les Européens immigrés une conscience de communauté et une force qui, pour la première fois, pesa d’un poids très lourd sur la politique métropolitaine ; celle enfin où en Algérie "tout un monde bascula, l’évolution s’accéléra". La transformation que tout cela a contribué à déclencher n’a pas été conforme aux options politiques de l’empereur. Il n’a jamais eu les moyens d’imposer sa volonté. Elle s’est faite en dehors de lui, parfois malgré lui» (20).
  • «La politique du Royaume arabe a été conçue par Napoléon III pour mettre fin à trente années d’incertitude administrative en Algérie et à l’incapacité de trouver un système capable d’assurer une convergence entre les objectifs qui étaient à l’origine de l’entreprise : la conquête et la rentabilisation. L’histoire officielle, d’inspiration "coloniste", n’y a vu que la lubie d’un visionnaire et n’a pas ménagé ses sarcasmes. S’il n’est pas douteux que l’empereur ait été influencé par ses sentiments personnels ("coup de foudre" pour l’Algérie, idée de mission "rédemptrice" de la France), ce plan obéissait à une option politique rationnelle : le système dualiste (civil et militaire) se révélant être un échec, il était nécessaire de le remplacer par un autre qui, sans sacrifier les intérêts de la colonisation, protégerait ceux des indigènes et respecterait leur identité et l’originalité de leurs institutions sociales et les rattacherait à la métropole» (20).
  • «Mais cette politique, "la plus intelligente et la plus humaine qui fut conçue pour l’Algérie", dit Charles-André Julien, n’était pas dépourvue d’ambiguïtés. Surtout, elle n’avait pas prévu les moyens de neutraliser les obstacles que par son audace, elle soulèverait de la part des préjugés, des situations acquises et des convoitises intéressées qu’elle allait contrarier. La lutte entre forces antagonistes devait être d’autant plus sévère que l’enjeu n’était plus simplement la prépondérance des civils ou des militaires, mais le destin des hommes et de la terre d’Algérie» (20).

1280px-Souvenir_of_Algeria,_by_Eugène_Fromentin
Souvenir d'Algérie, Eugène Fromentin (1820-1876)

 

Critique de la thèse par E. Peter Fitzgerald

Un historien canadien de l'université Carleton, E. Peter Fitzgerald, a commenté scrupuleusement l'œuvre d'Annie Rey-Goldzeiguer :

  • «Si étrange que cela puisse paraître aujourd’hui, il n’y a pas si longtemps Napoléon III avait mauvaise réputation auprès des historiens de l’Algérie français. Pour eux, il était l’homme qui avait tenté d’enfermer les "indigènes" dans une société traditionnelle, rétrograde et féodale, en les écartant des voies du progrès empruntées par les colons ; celui qui avait rêvé à de bizarres "royaumes arabes", le souverain qui avait "imaginé" comme disait naguère Augustin Bernard, "nationalité arabe qui n’existait pas et n’a jamais existé" (Augustin Bernard, «L’administration de l’Algérie», in Bulletin du Comité de l’Afrique française. Renseignements coloniaux, avril 1929, p. 236). Ces temps-là sont révolus et des historiens comme Charles-André Julien et Charles-Robert Ageron ont déjà montré combien la politique algérienne de l’empereur fut libérale à l’égard de ses "sujets arabes". Annie Rey-Goldzeiguer continue dans cette voie de réhabilitation historique de Napoléon III, mais le gros livre qu’elle nous présente témoigne d’ambitions bien plus vastes. Suivre les péripéties de la politique dite du royaume arabe et l’éclaircir d’abord. Mais également décrire et analyser comment une société traditionnelle aux prises avec une agression coloniale accentuée, a réagi, a résisté et finalement s’est effondrée» (21).
  • «La thèse d’Annie Rey-Goldzeiguer est basée sur un travail d’archives poussé et une connaissance de la littérature polémique (brochures, journaux) que j’estime inégalée. Elle est la première historienne qui a eu la patience de reconstruire, dans le détail, les rivalités personnelles et politiques qui ont joué dans le débat sur l’Algérie pendant le Second Empire. La façon dont elle analyse le langage emprunté par les porte-parole des colons est admirable. Elle éprouve, bien sûr, beaucoup plus de sympathie pour les écrits des "arabophiles" et l’on se demande parfois si cela, ajouté à l’importance archivale des papiers laissés par Lacroix (22) et Urbain, ne l’a pas entraîné à exagérer la cohérence de "l’équipe" de la politique du royaume arabe. Et si son usage des données statistiques n’est pas toujours convaincant (par ex., p. 470), on doit admettre que les chiffres officiels de cette époque laissent beaucoup à désirer» (21).

Hommes_et_femmes_d'Algérie,_XIXe_siècle,_portraits_traditionnels
une société traditionnelle :
hommes et femmes d'Algérie, 1888

Urrabieta Vierge, Daniel (1851-1904), NYPL digital

Peter Fitzgerald aborde la question du «ton» de cette étude et pointe une forme de «caricature».

  • «Annie Rey-Goldzeiguer est une historienne engagée. Elle croit, et elle a raison, que l'historien d'une situation coloniale doit avoir pour son sujet une "sympathie profonde sans laquelle le tableau le plus exact reste sans vie...". Et aucun lecteur du Royaume Arabe ne pourrait dire que l'auteur n'a pas su trouver cette sympathie pour le peuple algérien pris en tenailles par un système colonial triomphant. Mais la question n'est pas là ; ou, plutôt, elle apparaît comme la contre-partie de cette "sympathie profonde" : une aversion également profonde que l'auteur porte au colonialisme. Annie Rey-Goldzeiguer est visiblement agacée par sa rhétorique humanitaire creuse, son décor progressiste et civilisateur, son hypocrisie tous azimuts. Cela se perçoit non seulement à la fin, dans les conclusions globales, mais aussi à chaque étape de l'étude, lorsqu'elle porte des jugements sur les hommes et leurs mobiles. Or, Annie Rey-Goldzeiguer a fouillé assez de dossiers pour ne pas avoir peur de passer au crible le personnel colonial - et elle ne ménage pas ses mots. Ces portraits peu flatteurs sont mordants. Certes, ils nous changent, Dieu merci, des formules anodines et jugements balancés, chers aux historiens anglo-saxons. Toutefois, ce ton engagé risque parfois de passer pour exagéré. Le lecteur en arrive à se demander comment le gouvernement français a su rassembler une pareille bande d'incompétents pour les mettre ensuite aux postes-clés du système colonial. En somme, le lecteur pourrait avoir l'impression d'avoir assisté à une espèce de western, où de nombreux méchants ont abattu une poignée de bons, où les talents et l'énergie presque surhumaine de ceux-ci (voir la description de F. Lacroix, p. 146) n'ont pas eu raison des brigues et des haines de ceux-là» (21).
  • «À mon avis, deux remarques s'imposent. Annie Rey-Goldzeiguer a suffisamment démontré que l'histoire de l'Algérie pendant cette période charnière fut un véritable drame. Mais en caricaturant en quelque sorte certains acteurs principaux (23), en donnant à son récit l'aspect d'une lutte entre le bien et le mal, elle recourt à un manichéisme qui ne peut que nuire à son interprétation. Et puisque, tout comme l'empereur, ces hommes furent de leur temps, pourquoi s'acharner contre eux ? Pourquoi ne pas les montrer comme prisonniers - fût-ce des prisonniers très fortunés - d'une situation coloniale qui a su tromper ou détourner les bonnes volontés aussi bien qu'aiguiser les appétits des mauvaises ? Justement c'est de cette façon qu'elle voit le préfet d'Oran, Charles Brosselard, "contaminé, sans le vouloir, par le milieu colon" (p. 336). Les erreurs et les illusions, n'ont-elles pas aussi une place dans l'histoire coloniale ?» (21).

Diffa,_30_septembre_1866,_société_minière_Mokta_el-Hadid
L'Algérie sous Napoléon III :
diffa, 30 septembre 1866, société minière Mokta el-Hadid

 

Triomphe de l'économie coloniale ?

E. Peter Fitzgerald a discuté le jugement d'Annie Rey-Goldzeiguer sur le heurt des deux économies : traditionnelle et capitaliste.

  • «Tout en acceptant que les événements de 1867 à 1871 ont porté un rude coup aux sociétés traditionnelles en Algérie, l’on peut se demander si les structures du passé ont disparu si rapidement et si complètement. Annie Rey-Goldzeiguer voit dans la crise de 1867-69 "la véritable césure dans l’histoire économique de l’Algérie". Pourquoi ? Parce que "elle élimine impitoyablement toutes les formes archaïques subsistantes ou tout au moins ne les laisse végéter que dans les contrées les plus reculées ; elle crée enfin des conditions nouvelles qui, à long et court terme, engagent le monde indigène dans la voie de l’exploitation coloniale" (p. 474). En gros, son argument est que le naufrage de l’économie indigène a détruit une fois pour toutes la possibilité d’une existence économique hors du circuit de l’économie coloniale. À coups de mécanismes de marché et de commerce, d’un système monétaire et bancaire, de régimes de propriété et de salariat, un nouveau système s’installe sur les décombres de l’ancien. C’est donc un capitalisme colonial en plein essor qui imposera sa domination sur la vie des Algériens. L’argument semble convaincant» (21).
  • «Pourtant l’on se demande si la rupture économique de 1867-69 fut si totale. Annie Rey-Goldzeiguer nous présente un peuple algérien qui, privé de ses terres et de ses rapports sociaux traditionnels, n’avait d’autre choix que celui de mourir ou de se soumettre à l’exploitation capitaliste. Pourtant, n’a-t-on pas constaté que l’un des grands problèmes de l’Algérie coloniale était précisément la faiblesse du capitalisme colonial ? Quatre-vingt ans après cette "véritable césure", ne se trouve-t-on pas devant une situation de dual economy, avec d’une part un secteur européen doté de moyens de production modernes et d’autre part un secteur indigène toujours caractérisé par une économie de subsistance dans toutes ses formes ? La destruction de l’équilibre de l’économie traditionnelle et la dépossession foncière ont bel et bien abouti à la paupérisation des masses algériennes. Mais le vrai drame ne fut-il pas le fait que l’économie coloniale n’a pas su prendre le relais, qu’elle n’a réussi qu’à développer le sous-développement ? La question est loin d’être résolue, mais on peut suggérer que l’emprise du capitalisme fut limitée en Algérie, du moins dans la mesure où beaucoup d’Algériens restaient en marge d’une exploitation capitaliste de type moderne» (21).

800px-Almanach_du_petit_colon_1893_alphonse_birck
Almanach du petit colon, 1893


Aux origines de la guerre d'Algérie (2002)

Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, le dernier ouvrage publié par Annie Rey-Goldzeiguer, en 2002 (24), est marqué par la double dimension des souvenirs personnels et de l'engagement anti-colonial d'une part, et de l'investigation historienne d'autre part. Cette dernière étant appuyée sur un changement de focale :

  • «À la veille de vacances méditerranéennes, mon maître Charles-André Julien me donna comme viatique la tétralogie sur Alexandrie (25) et me suggéra : "Il vous faudra un jour adapter sa méthode à l'histoire". Quatre vues de cette ville sous des objectifs différents, quatre destins entrecroisés, quatre façons de juger les choses. J'ai tenté l'expérience dans ce livre : réaliser une histoire à plusieurs voies de l'Algérie de 1940 à 1945» (26).

Pour l'auteur : «dans cette période, tout événement est relatif : il n'a pas de signification en soi, chaque camp lui confère son importance et son sens» (27). Quels sont ces «camps» ? Dans la période du Royaume arabe, on distinguait trois pôles : les colons européens, les militaires français, les indigènes algériens. Trois quarts de siècle de colonisation plus tard, la société est toujours dominée par la frontière entre population arabe et population européenne, mais des points de jonction entre éléments de ces deux groupes se sont constitués :

  • «Quand s'ouvre la Seconde Guerre mondiale, trois "camps", selon l'expression d'Albert Camus, se côtoient en Algérie : celui des Européens, dominant , celui des "indigènes" et, en mezzanine, le camp médian qui porte les espoirs des libéraux et les rejets des autres puisqu'une ébauche de dialogue existe», explique l'historienne (26).

Aux origines guerre d'Algérie

 

Critique du livre par Guy Pervillé

L'historien Guy Pervillé a consacré un compte rendu de lecture à cet ouvrage (28). Pour lui, le double aspect militant/historien est assumé en respectant les règles de la méthode historienne : «Étant donné la vigueur de son engagement, on aurait pu s'attendre à un livre avant tout militant. Or ce livre est bien un livre d'historienne, certes engagé mais vraiment historique» (28).

  • «Plusieurs questions se posent : celle du nombre des victimes [des massacres de mai 1945], qui a faussé les recherches en les orientant vers une tâche impossible. Mais aussi la définition exacte de ces "événements", ainsi que l'identification de ces victimes, le rôle des organisations européennes et algériennes dans les massacres, la part de la spontanéité des masses, et enfin "qui cherchait-on à éliminer, et pourquoi ?"» (28).

Guy Pervillé mentionne la question du bilan statistique des victimes de la répression :

  • «Annie Rey-Goldzeiguer déclare impossible de le préciser, et reconnaît "s'être laissée prendre à ce jeu macabre" (p. 12). Et pourtant, elle formule deux évaluations qui ne sont pas équivalentes. Ou bien, comme elle l'avait déjà affirmé en 1995, "la seule affirmation possible, c'est que le chiffre dépasse le centuple des pertes européennes" (p. 12). Ou bien "j'ai dit en introduction pourquoi il était impossible d'établir un bilan précis des victimes algériennes, dont on peut seulement dire qu'elles se comptent par milliers" (p. 305). Et cette contradiction est d'autant plus redoutable qu'aucune démonstration n'est fournie à l'appui de la première affirmation» (28).

Critique du livre par Sylvie Thénault

Sylvie Thénault, auteur d'une thèse publiée sous le titre Une drôle de justice : Les Magistrats dans la guerre d'Algérie (2001) a évoqué le livre d'Annie Rey-Goldzeiguer dès sa parution29. Elle aborde trois points :

  • «Les difficultés à établir un bilan sont éclairantes pour le spécialiste de la guerre d'Algérie : en 1945 comme en 1954 et 1962, l'obstruction des autorités locales de l'époque est à l'origine de l'absence de données fiables. Les enquêtes du commissaire Bergé et du général Tubert rencontrant bien des obstacles, aucun document n'a, à l'époque, comptabilisé les victimes et, par conséquent, les archives s'avèrent décevantes» (29).
  • «L'idée-phare du livre est l'émergence d'une nouvelle génération de militants nationalistes : le groupe de Belcourt dont les activités sont suivies avec précision d'un chapitre à l'autre est formé d'une génération "non théoricienne", de "jeunes", "alphabétisés par leur passage rapide à l'école", "des autodidactes qui apprennent dans la rue plus que dans les livres" (p. 176). Par la suite des "techniciens de la guerre" (p. 380) formés dans les combats de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre d'Indochine les rejoignirent» (29).
  • «Par ailleurs, Annie Rey-Goldzeiguer compare l'idéal de société des Européens d'Algérie avec l'apartheid sud-africain, accentué par la haine développée en 1945. Cette comparaison circule parmi les spécialistes mais elle reste en discussion car Mohammed Harbi la réfute dans ses Mémoires tandis que Benjamin Stora préfère parler d'un "sudisme à la française", sur le modèle américain. La question mériterait d'être reprise, de même que la définition du "monde du contact". En effet, l'auteur montre comment les événements de 1945 l'ont atteint une première fois, avant que la guerre d'indépendance ne l'achève. Mais ce "monde" reste mal connu et l'auteur le cerne difficilement : membres du PCA, chrétiens progressistes, instituteurs, professeurs venus de métropole, membres des milieux littéraires et intellectuels, caïds... et qui encore ? Comment cohabite-t-on au quotidien ? "Ce monde n'est qu'un agrégat d'éléments divers et même antagonistes", écrit Annie Rey-Goldzeiguer, pour qui leur "seul point commun" est "la nécessité de vivre côte à côte et de se supporter", sans "ciment réel" (p. 197)» (29).

1280px-Carte_Massacre_Sétif,_Guelma,_Kherrata,_1945
carte de la répression en 1945 (Atlas de la guerre d'Algérie, Guy Pervillé)

 

Un complot du Gouvernement général ?

Maurice Genty, spécialiste de la Révolution française, a lu le livre pour les Cahiers d'histoire (30) et en présente principalement un résumé. Notamment sur la question de savoir si les massacres de mai 1945 ont été le fruit d'un «complot» de la part de certains éléments des autorités européennes :

  • «L’espoir d’une évolution pacifique devait être bien vite démenti. Au congrès des AML du 24 mars 1945, "les partisans d’Abbas sont mis en minorité par les activistes du PPA, faisant voler en éclats le compromis accepté par Messali Hadj" (p. 231). Devant la peur croissante des Européens, "un double mécanisme se déclenche" au sein du gouvernement général : "le clan des durs", conduit par le secrétaire général, Gazagne, "préconise des mesures préventives", notamment l’arrestation de Ferhat Abbas et de Messali Hadj, mais il se heurte "au libéralisme du socialiste Châtaigneau", qui refuse d’enclencher la spirale de la violence (p. 232) (31).
  •  Aussi bien, s’il n’y a pas de volonté délibérée de provocation pour justifier une répression de grande ampleur, s’il n’y a pas eu de complot au plus haut niveau, gouvernement général ou gouvernement français, bien que l’administration locale ait pu être encouragée par "le mot d’ordre laissé par de Gaulle à son départ pour la France" : "empêcher que l’Afrique du Nord ne glisse entre nos doigts" […] (p. 266), dès mars 1945 des mesures préventives furent prises par l’armée, suscitant l’inquiétude de l’administration civile» (31).
  • «Surtout, le clan des durs intervient : "Ne pouvant agir sur les dirigeants, nous avons agi sur leurs lieutenants", devait reconnaître Gazagne (p. 236). Celui-ci profita de l’absence du gouverneur général, convoqué à Paris par le ministre de l’Intérieur, Tixier – "pour mettre au point un plan urgent de réformes" – "pour monter le complot" (p. 240) ; exploitant des incidents survenus le 7 avril à Reibell, lieu de résidence surveillée de Messali, il fait procéder à l’arrestation de celui-ci, "enlèvement" qui "devient le détonateur pour le mouvement algérien" (p. 237). "En quelques jours, l’atmosphère se détériore dans toute l’Algérie" (p. 241)» (31).
  • «"Y a-t-il eu alors la formation d’un nouveau complot au niveau des notabilités locales européennes du quadrilatère (constantinois) ? Y a-t-il eu liaison avec le complot du gouvernement général ? À ces questions, il est impossible d’apporter une réponse puisque les archives du gouvernement général et des préfectures ne sont pas encore accessibles […] Quelques indices nous permettent cependant d’affirmer que les Européens ne restent pas inactifs" (p. 244) souligne l’auteur» (31).

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Les deux complots, selon Annie Rey-Goldzeiguer

À lire de près son ouvrage, pour Annie Rey-Goldzeiguer, l’hypothèse de complots est avérée. Il y a d’abord celui du nouveau secrétaire général du Gouvernement à Alger, Pierre-René Gazagne, opposé à l’ordonnance de 1944 et au collège unique (32) :

  • «Alors s’amorce un complot contre la politique "laxiste" du gouverneur. La haute administration, toujours vichyste, relayé par les médias aux mains de la haute société pied-noir, s’active pour court-circuiter l’action temporisatrice de Chataigneau» (33).
  • «Gazagne l’avouera sans détours en 1946 : "Ne pouvant agir sur les dirigeants, nous avons agi sur les lieutenants". Gazagne envoie des instructions au préfet : "Attendre une infraction pour les atteindre", et il assure que plus de cinquante cadres nationalistes ont ainsi été arrêtés et neutralisés. (…) Mais ce "nettoyage" n’est qu’un prélude à l’action musclée qui seule permettra, pour Gazagne, d’éliminer le danger du PPA et de rétablir la souveraineté française dans sa plénitude» (33).

Et il y a le complot du PPA :

  • «Le complot de la haute administration se conforte avec celui du PPA. De celui-ci, nulle trace, sinon des souvenirs enfouis dans le secret familial ou de vagues allusions de quelques militants. Ce complot a avorté et prouve bien l’immaturité politique de l’appareil du PPA clandestin» (34).

Annie Rey-Goldzeiguer décrit les dissensions au sein du PPA et le projet des "durs" :

  • «Dès 1944, le bureau politique a été agité par les discussions sur l’opportunité d’une action directe. Par ses informateurs, le cabinet militaire du gouverneur général note : "Par une circulaire de la fin mars 1945, le PPA avait recommandé de s’armer le plus vite possible et annoncé qu’on passerait bientôt à la résistance passive puis au besoin aux actes violents"» (35)(…).
  • «Selon toute vraisemblance, le bureau politique a pris une décision grave : créer un maquis dans le Djebel Amour, région de résistance traditionnelle adossée au Sahara et proche de la frontière marocaine. Charles-Robert Ageron précise : "Selon le témoignage de Messali, rapporté par Mohammed Harbi, il avait accepté au début d’avril 1945 un projet d’insurrection présenté par Lamine Debaghine et Hocine Asselah. Un gouvernement algérien devait être proclamé et la ferme des Maïza près de Sétif lui servir de siège. Le but essentiel était d’obliger les puissances alliées à intervenir"» (35).
  • «Le soir du 16 avril 1945, Messali, équipé de "grosses chaussures et d’un burnous" prend donc congé de sa fille et de sa famille pour disparaître avec une escorte de fidèles. Il reviendra le lendemain, épuisé, effondré : il n’a trouvé ni équipement, ni armes, ni maquisards entraînés. Certains souvenirs de sa fille Djenina, alors enfant, permettent d’authentifier les faits. La date : il s’agit de l’anniversaire de Djenina (16 avril). La fillette est déçue de voir son père partir en ce jour de fête et surtout habillé d’une "drôle de façon, inhabituelle, avec de gros souliers". Le retour même est attesté par le souvenir de son père, épuisé par une longue marche, les pieds ensanglantés soignés par sa mère. Aucune organisation sérieuse pour se jeter dans une aventure qui détruirait tout le travail politique des AML. Messali, trop fin politique, refuse et fait échouer le complot des activistes du PPA.»
  • «Mais les services du colonel Schoën ont suivi cette équipée et prévenu Pierre-René Gazagne et Lucien Perillier, le préfet d’Alger. En l’absence du gouverneur se trame donc le second complot, celui des responsables de l’administration gubernatoriale (Gazagne, Berque (36), Perillier, etc.). Francis Rey, l’un des hauts fonctionnaires, secrétaire général de la préfecture d’Alger, dira plus tard : "Nous avons laissé mûrir l’abcès pour mieux le crever". Il s’agit d’éliminer le PPA en neutralisant cette fois non les cadres subalternes mais les leaders, et de réaliser ce que Chataigneau avait refusé d’avaliser.» (37).

Gouvernement_général_d'Alger,_époque_coloniale
siège du Gouvernement général à Alger, bâtiment construit en 1929

 

L'Histoire de la France coloniale

Annie Rey-Goldzeiguer a rédigé la partie « La France coloniale de 1830 à 1870 » du premier tome de l'Histoire de la France coloniale (1991). Elle a divisé cette période, principalement consacrée à l'Algérie, en sept chapitres :

  • Une France frileuse et nostalgique en 1830.
  • Le redoutable engrenage de la politique de la canonnière : 1830-1837.
  • Le temps de la colonisation mercantiliste : 1837-1847 (période de Louis-Philippe).
  • La France coloniale à la recherche de l'efficience (abolition esclavage, Sénégal, Extrême-Orient).
  • La solution impériale : l'association.
  • La déroute impériale et l'amorce d'une politique coloniale.
  • La France de la défaite intègre l'Algérie.

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Haut-Sénégal et Niger

La critique de Finn Fuglestad

L'historien norvégien (francophone) Finn Fuglestad a rendu compte de cette publication dans la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée (38). Il note que la définition par les différents auteurs de la notion de « France coloniale » est toujours implicite et porte à confusion : «"Y a-t-il (même) une France coloniale ?", se demande l'un des auteurs (Annie Rey Goldzeiguer)».

  • «Il va de soi que l'Algérie occupe une place considérable. Certes, nos auteurs ne font en grande partie que résumer les travaux de Charles-André Julien. Mais les contributions d' Annie Rey-Goldzeiguer et Jacques Thobie ont au moins le mérite de nous faire prendre conscience du côté drame si je puis dire de cette histoire. Dans le rôle principal du méchant, les colons ou pieds-noirs, qui tentèrent en fait, et par tous les moyens, de réduire les indigènes à l'état de serfs. Ils y parvinrent en grande partie, au début de la Troisième République, une fois que l'obstacle qui se nommait Napoléon III eut sauté. Que se serait-il passé si le régime établi par celui qui se voulait aussi bien l'empereur des Arabes que l'empereur des Français, avait perduré ? (...) Napoléon III apparaît en tout cas comme celui qui "a eu tort d'avoir raison un siècle trop tôt" (Annie Rey-Goldzeiguer) - belle épitaphe... (38)
  • «Toujours est-il que les débuts de la IIIe République apparaissent comme un tournant particulièrement important et tragique dans l'histoire de l'Algérie. Napoléon III défait et l'insurrection kabyle matée, rien ne s'opposait plus au démantèlement radical des tribus algériennes et à l'aliénation massive de la terre des indigènes, à la spoliation des indigènes en somme. Les colons avaient gagné en quelque sorte... sans que les pourquoi et les comment de cette "victoire" soient réellement expliqués. Annie Rey-Goldzeiguer, qui insiste par ailleurs un peu trop lourdement sur cette "grisaille quotidienne étouffante" qui aurait caractérisé la France de la Restauration et de la monarchie de Juillet, et qu'elle érige quasiment en cause principale de l'expansion d'outre-mer, termine en notant que la France est entrée à reculons dans l'ère coloniale. Sûr ?» (38).

cavaliers arabes, Régamey, 1871
cavaliers arabes, peinture de Guillaume Régamey, 1871


La critique de Daniel Rivet

Daniel Rivet, spécialiste de l'histoire du Maroc colonial a livré une critique approfondie du travail de synthèse d'Annie Rey-Goldzeigueur, pour la Revue française d'histoire d'Outre-mer.

  • «Deux cent quarante pages pour couvrir la durée médiane entre la Restauration, qui avance à reculons en son siècle en rétablissant l'Exclusif en 1817, et la IIIe République, qui forge ce qu'il était convenu d'appeler le second empire colonial français : Annie Rey-Goldzeiguer n'a pas manqué d'espace pour redonner épaisseur humaine et signification historique à une époque qui souffre, comme sa bibliographie l'atteste, de n'avoir guère été revisitée par le genre de feu la thèse d'État, ni balayée par le faisceau lumineux des récents colloques, qui ont privilégié l'Afrique au XXe siècle et les chemins de la décolonisation (39).
  • «L'auteur a su trouver un équilibre. Entre l'Algérie, qui est alors "au balcon de l'actualité", selon le mot d'un contemporain, et les autres expériences coloniales dans lesquelles s'embarque le Second Empire. Entre un récit politique qui revendique le ton, la verve et le souffle de Charles-André Julien, une explication économique qui se greffe sur le Bouvier de L'histoire économique et sociale de la France lancée par Braudel et Labrousse et une exploration de l'imaginaire, rudement démystificatrice à la manière du redoutable Henri Guillemin» (39).
  • «Sur trois points en particulier, la démarche d'Annie Rey-Goldzeiguer m'a parue novatrice, stimulante. Elle rapproche toujours et fond, quand il le faut, histoire coloniale et histoire nationale. La première cesse d'être un appendice de la seconde, une périphérie subissant passivement l'hégémonie du centre. C'est ainsi qu'elle oppose, à l'orée des années trente, une "France frileuse et nostalgique" à la "France de la sensibilité et de la rupture", ou bien qu'elle réincorpore le grand débat sur l'Algérie au début des années soixante dans le jeu politique national. Elle fait se rencontrer histoire coloniale et histoire provinciale, s'arrachant au tête-à-tête Paris/Outre-mer dans lequel trop d'historiens se confinent. Elle a épluché l'enquête du ministère des Travaux publics sur la marine marchande, publiée en 1863-1865, et cela nous vaut d'excellentes pages sur Bordeaux et Le Havre, qui stagnent sous la monarchie de Juillet et se cramponnent à l'Exclusif, et sur Marseille, qui redémarre sous l'impulsion d'armateurs du libre-échangisme. Elle fait descendre la thématique coloniale du ciel des idées et débats parlementaires dans l'arène de la vie quotidienne» (39).
  • «Tout en se délectant de ces belles pages, on n'en ressent pas moins une inquiétude. Elle ne provient pas des jugements de l'auteur. On peut contester son éclairage sur la monarchie de Juillet. Guizot a une vision du monde et un programme d'action qui ne se réduisent pas à la recherche de points d'appui maritimes et à l'"enrichissez- vous", comme l'ont montré avec force et talent P. Rosanvallon (Le moment Guizot) et H. Laurens (Le Royaume arabe) (40). Annie Rey-Goldzeiguer rétorquera, en s'appuyant sur les faits qui ont l'inconvénient d'être, et donc contre les historiens des idées, qu'il y a un abîme entre Louis-Philippe et Napoléon III, ce visionnaire "qui eut tort d'avoir eu raison un siècle trop tôt", et pas seulement en Algérie...» (39)

Fighting_at_the_gates_of_Algiers_1830
combats aux portes d'Alger en 1830 (anonyme)

 

Les inconvénients d'un plan trop chronologique

Daniel Rivet formule des réserves sur la composition du récit marqué, selon lui, par un surcroît d'approche chronologique.

  • «Le malaise provient, je crois, du plan adopté, qui fait la part trop belle à la chronologie. (...) Ce découpage, très, trop attentif à épouser les sinuosités et les rugosités de l'histoire se faisant, s'expose à multiplier d'abord les répétitions. C'est ainsi que l'affaire Pritchard est abordée à deux reprises (pp. 350 et 368), la création de conseils coloniaux développée pages 378 et 403, le microcosme saint-simonien en Algérie évoqué pages 387-388 et 399, le duel (métaphorique) entre Warnier et Jules Duval mentionné pages 472 et 510, l'étude de Georges Lavigne sur l'Algérie et le Rhin commentée pages 508 et 522-523, etc.» (39).
  • «Cette fragmentation du récit risque d'engendrer chez le lecteur l'illusion que tout a changé en surface, rien n'a bougé en profondeur. Du réveil missionnaire contemporain de l'explosion de la sensibilité romantique (finement exposé par J.-Cl. Baumont dans le colloque consacré à ce thème sous la direction de J. Gadille (41) et B. Plongeron) (42) à la croisade de Lavigerie, quelle inflexion, quel durcissement, quel métamorphisme au contact de l'esprit du siècle subissent et réactivent l'idée missionnaire ? Du premier grand débat entre colonistes et anticolonistes au sujet de l'Algérie en avril 1833 à la campagne contre le Royaume arabe devant le corps législatif en 1869-1870, quelle mutation, quelle torsion ou flexion renouvellent, durcissent ou complexifient le discours sur la place de la France dans le processus qui jette l'Europe dans le scramble pour le reste du monde ? C'est la tendance générale, le trend de l'époque, qui risque de s'effilocher à force de capter le tremblement de la conjoncture avec un bonheur d'écriture qui rend captivante la lecture de ces pages» (39).

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Le consul George Pritchard vers 1845, lors de la crise diplomatique
entre la France et le Royaume-Uni

 

Publications

Ouvrages

  • Le Royaume arabe. La politique algérienne de Napoléon III, 1861-1870, Alger, Sned, 1977.
  • Histoire de la France coloniale, tome 1, «Des origines à 1914» (43), Jean Meyer, Jean Tarrade, Annie Rey-Goldzeiguer, Armand Colin, 1991. Elle est l'auteur de la troisième partie : «La France coloniale de 1830 à 1870».
  • Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du nord-constantinois, La Découverte, 2002.

Articles

  • «Les plébiscites en Algérie sous le Second Empire», Revue historique, tome CCXXXIX, 1963, p. 123-158 [archive].
  • «L'occupation germano-italienne de la Tunisie : un tournant dans la vie politique tunisienne», in Les chemins de la décolonisation de l'empire français, 1936-1956, colloque IHTP, dir. Charles-Robert Ageron, 4 et 5 octobre 1984, éd. CNRS, 1986, p. 294-308. Extraits [archive].

Préfaces

  • Fonctionnaires de la République et artisans de l'empire. Le cas des contrôleurs civils en Tunisie (1881-1956), Élisabeth Mouilleau, L'Harmattan, 2000.
  • L'Afrique du Nord en marche. Algérie, Tunisie, Maroc, 1880-1952, Charles-André Julien, éd. Omnibus, 2002, « Charles-André Julien (1891-1991). Une pensée, une œuvre, une action anticoloniales », p. III-XIII.

 

Notes et références

Notes

  1. On trouve dans la thèse de médecine soutenue par Laurent Cardonnet en 2010, une notice biographique sur David Goldzeiguer, p. 130 [lire].
  2. L'historien Claude Nataf a établi que « David Goldzeiguer, né en Russie en 1888 (autre source : 1886), se réfugie en France après avoir participé à la révolution de 1905. Après des études à la faculté de médecine de Montpellier où il découvre la franc-maçonnerie, il obtient son doctorat en 1913. Engagé volontaire en 1914, il reçoit la Croix de guerre, la médaille de Verdun et la Légion d’honneur. Naturalisé français en 1921, il s’installe en Tunisie où il s’affilie à la loge Nouvelle Carthage, dont il sera le vénérable (1924-1926) et le président du conseil philosophique (1930-1940) ; il sera aussi membre du conseil de l’ordre du Grand Orient à partir de 1936. Profondément intégré à la France, il fait preuve d’un patriotisme intransigeant mais, constamment attaqué par des collaborateurs à la solde des nazis, il est déporté. [...] déporté de Tunis à Orianenbourg, transféré à Paris pour participer au procès de la maçonnerie mis en scène par les Allemands [il est] décédé d’épuisement à l’hôpital Rothschild » [lire]

Références

1 - «Disparition de notre collègue Annie Rey-Goldzeiguer (1925-2019), Société française d’histoire des outre-mers», sur www.sfhom.com. [lire]
2 - «Les Juifs et la franc-maçonnerie en terre coloniale : le cas de la Tunisie», Claude Nataf, Archives juives, 2010/2 (vol. 43), p. 90-103. [lire]
3 - Notice REY-GOLDZEIGUER Annie, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, Maghreb, dir. René Gallissot, les éditions de l'Atelier, 2006, p. 532-533.
4 -
Interview de Florence Rey (fille de Annie Rey-Goldzeiguer) par Séverine Perrier, La Montagne, 30 octobre 2015. [lire]
5 -
«Renseignement sur l'ambulance 5/15 et son personnel», Éric Mansuy, forum.pages14-18, 21 janvier 2013. Cette page contient une photographie de l'ambulance 5/16.[lire].
6 -
Le médecin David Goldzeiguer habitait : 9, rue d'Angleterre à Tunis ; cf. Liste des francs-maçons de Tunisie stigmatisés par le régime de Vichy [lire].

7 -
Annie Rey-Goldzeiguer, Libération, 11 avril 2002, propos recueillis par José Garçon et Jean-Dominique Merchet.
8 -
Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945, La Découverte, 2002, p. 6.
9 - «Dernier hommage à Roger Rey», Ines Amroude, lemidi-dz, 18 décembre 2010. [lire]
10 -
Notice REY Roger, Dictionnaire Algérie, Le Maitron. [lire]

11 -
Les agrégés de l'enseignement secondaire. Répertoire 1809-1950 [lire]. La même année, sont notamment reçues à l'agrégation d'histoire (jeunes filles) : Claude Mossé et Suzanne Citron.

12 -
En exergue du livre publié à partir de sa thèse, elle écrit : «À mon maître, Charles-André Julien pour son exigeante et amicale autorité», Le Royaume arabe. La politique algérienne de Napoléon III, 1861-1870, Sned, 1977, p. 5.

13 -
Catalogue du Système Universitaire de Documentation (Sudoc).[lire]

14 -
«Choix de thèses intéressant les sciences sociales [note bibliographique]», Revue française de sociologie, 1975, 15-4, p. 65. [lire]

15 -
Idref.fr. [lire]

16 -
PCF, Le chiffon rouge, Morlaix, 21 novembre 2012. [lire]

17 -
Blog les invités de Médiapart, 26 mars 2014. [lire]

18 -
Annie Rey-Goldzeiguer, Le Royaume arabe. La politique algérienne de Napoléon III, Sned, 1997, p. 9.

19 -
Annie Rey-Goldzeiguer, Le Royaume arabe. La politique algérienne de Napoléon III, Sned, 1997, p. 9-10.
20 - Henri Grimal,
«Annie Rey-Goldzeiguer, Le Royaume Arabe. La politique algérienne de Napoléon III, I861-1870 [compte-rendu]», Revue d'histoire moderne et contemporaine, 1981, 28-2, p. 380-384. [lire]
21 - Annuaire de la Maison méditerranéenne des sciences de l'homme, 1977, p. 1050-1055. [lire]
22 -
Frédéric Lacroix était préfet d'Alger en 1848. Cf. La correspondance entre Ismaÿl Urbain et Frédéric Lacroix (janvier 1861-10 octobre 1863), Lucile Rodriguez, thèse de l'École des chartes, 2014. [lire]

23 -
Remarque qui pourrait également s'appliquer à l'affirmation présente dans un autre livre de l'auteur, Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945 (2002), quand Annie Rey-Goldzeiguer écrit, à propos de «la majorité pied-noir» en 1940 : «Ils vont enfin pouvoir mettre en pratique ce racisme profond qui est finalement l'unique idéologie pied-noir» (p. 18).

24 -
Depuis cette date, trois ouvrages ont été publiés sur les massacres de 1945, donnant lieu à des discussions importantes aussi bien dans le monde universitaire que dans l'espace public en général : Jean-Louis Planche, Sétif 1945, histoire d'un massacre annoncé, éd. Perrin, 2006 [lire] ; Roger Vétillard, Sétif, Guelma, mai 1945, massacres en Algérie, éd. de Paris 2008 et 2011 [lire] ; Jean-Pierre Peyroulou, Guelma, 1945, une subversion française dans l'Algérie coloniale, La Découverte, 2009. [lire]

25 -
Le quatuor d'Alexandrie : Justine, Balthazar, Mountolive, Clea, Lawrence Durrell, 1957-1960.

26 -
Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, 2002, p. 5.

27 -
Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, 2002, p. 6.

28 -
Guy Pervillé, «Rey-Goldzeiguer Annie, Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945, de Mers-el-Kébir aux massacres du Nord Constantinois [compte-rendu] , Outre-Mers. Revue d'histoire, n° 362-363, p. 301-394. [lire]
29 -
Sylvie Thénault, «Rey-Goldzeiguer Annie, Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-El-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois [compte-rendu]», Outre-Mers. Revue d'histoire, n° 336-337, p. 419-420. [lire]
30 -
Les Cahiers d'histoire sont le nom porté depuis 1995 par les anciens Cahiers d'histoire de l'institut Maurice Thorez ; Cf. réseau ArcMC. [lire]

31 -
Maurice Genty, «Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre d’Algérie, 1940-1945 : de Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, La Découverte, 2002», in Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique, n° 90-91, 2003.[lire
]
32 -
Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, 2002, p. 235.

33 -
Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, 2002, p. 236.

34 -
Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, 2002, p. 237.

35 -
Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, 2002, p. 237-238.

36 -
Il s'agit de Augustin Berque.

37 -
Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, 2002, p. 238.

38 -
«L'histoire coloniale de la France revisitée. À propos de publications récentes», Finn Fuglestad, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 1992, n° 63-64, p. 257-268. [lire]

39 -
«Histoire de la France coloniale [Meyer (Jean), Tarrade (Jean), Rey-Godzeiguer (Annie), Thobie (Jacques) : Histoire de la France coloniale, t. 1, Des origines à 1914 ; Thobie (Jacques), Meynier (Gilbert), Coquery-Vidrovitch (Catherine), Ageron (Charles-Robert) : Histoire de la France coloniale, t. 2, 1914-1990] [note critique]», Daniel Rivet, Outre-Mers. Revue d'histoire, 1992, n° 294, p. 115-125. [lire]

40 -
Il y a une erreur sur le titre ; il s'agit en fait du livre Le royaume impossible : La France et la genèse du monde arabe, Henry Laurens, éd. Armand Colin, 1990.

41 -
Jacques Gadille (1927-2013), notice data.bnf.fr. [lire]

42 -
«La renaissance de l'idée missionnaire en France au début du XIXe siècle», Jean-Claude Baumont, in Les réveils missionnaires en France, du Moyen Âge à nos jours  (XIIe-XXe siècles), actes du colloque de Lyon, 29-31 mai 1980, éd. Beauchesne, 1984. Extraits, p. 201 et suiv. [lire]

43 -
Le titre de ce premier tome est devenu «La conquête» dans l'édition de poche, Pocket, 1996 ; troisième partie, p. 441-781.

 

* Je reprends la matière d'un article que j'ai rédigé pour une encyclopédie en ligne en octobre 2018. Michel Renard

 

Annie Rey-Goldzeiguer, Massiac, sept 2015
Annie Rey-Goldzeiguer recevant une délégation tunisienne,
Massiac (Cantal), octobre 2015 (source)

 

 

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18 avril 2019

Gouraud, photographies d'Afrique et d'Orient, un magnifique ouvrage de Julie d'Andurain (2017)

Henri Gouraud, photographies, couv

 

Gouraud, photographies d'Afrique et d'Orient

un magnifique ouvrage de Julie d'Andurain (2016)

 

C'est pour honorer une commande des archives diplomatiques du ministère des Affaires étrangères que Julie d'Andurain publie Henri Gouraud, photographies d’Afrique et d’Orient. Le fonds Gouraud a été versé aux archives en 1999 à la suite du don effectué par Antoine Gouraud, petit-neveu du général Gouraud (1867-1946) dont la carrière connut trois grandes étapes : l'Afrique, la Grande Guerre et le Proche-Orient.

Le livre est un choix de 200 photographies sur un fonds qui en compte plus de 10 000. «Il a vocation, prévient Julie d'Andurain, à sensibiliser le grand public et les chercheurs sur l’intérêt historique et esthétique des fonds photographiques déposés et conservés au Quai d’Orsay mais également à mettre en valeur le fonds photographique Gouraud» (1).

La quantité des images, le champ géographique qu'ils couvrent (du Mali, au Liban, du Maroc à la Syrie), la diversité des situations (colonies, protectorat, mandat), le soin technique dans la prise des clichés et l'esprit de curiosité, ainsi que la séquence chronologique impliquée (une trentaine d'années) offrent un tableau iconographique magnifique.

Mais toutes ces représentations appellent également l'analyse sérielle et la réflexion menées à partir d'une question démystifiante : la photographie en contexte colonial est-elle, selon la formule de l'auteur, un «hors-champ» militaire (donc un simple humanisme) ou bien un outil de propagande (un utilitarisme aux visées politiques) ? Julie d'Andurain s'est employée à discerner les usages que le photographe et ses destinaires ont réservé à toutes ces images.

Gouraud à dos de chameau, 1909

 

Un décryptage de la photographie «coloniale»

Le livre présente donc trois facettes : la découverte de clichés inédits de l'action coloniale, le récit historique des contextes et l'évocation des personnages centraux ou secondaires de celle-ci, et le décryptage des pratiques de représentation du réel. Julie d'Andurain était bien placée pour mener ce travail, après ses investigations poussées dans le fonds Gouraud.

Elle explique sa démarche :

«L’objectif était de retracer la carrière du général Gouraud, non pas pour en faire un travail hagiographique, mais bien pour travailler la question d’un point de vue historique, voire même historiographique. J’ai délibérément axé mon analyse sur la question de l’usage photographique en terrain colonial. Je voulais mettre en exergue plusieurs types d’interrogations : ces photographies s’inscrivaient-elles dans une démarche humaniste, celle d’un homme qui découvre le monde, ou ont-elles eu un but utilitariste et plus particulièrement militaire ? Les deux fonctions se rejoignaient-elles ? Si oui, à quel moment ?

Le Soudanais

L'auteur note comment la photographie passe de l'usage familial à l'outil de propagande.

À travers des recherches historiques sur le rôle de la photographie en terrain militaire, particulièrement aux colonies, je me suis ainsi aperçue que – comme souvent – on caricature l’action des officiers coloniaux, faute de restituer les contextes et de prendre en considération l’action individuelle. La photographie est souvent présentée comme un simple outil de propagande.

Or, c’est là résumer un usage par un aspect réducteur, car, en réalité, à l’origine, l’usage photographique est motivé par des préoccupations qui se situent dans une sorte de "hors-champ" militaire. Il s’agit en effet avant tout un lien – au sens de ligament – avec la famille, avec les proches. Pour Henri Gouraud, son attachement initial à la photographie tient à sa volonté d’illustrer son propos et d’accompagner ses lettres personnelles.

Quand la photographie apparaît-elle en terrain colonial ? Utilisée dès les années 1860 à des fins topographiques en Europe, elle est naturellement plus tardive aux colonies. Il est en effet compliqué pour de jeunes officiers peu argentés de prendre dans un paquetage règlementairement limité des objets photographiques qui sont, à la fin du XIXe siècle, très encombrants et très lourds. La volonté d’Henri Gouraud et de son ami Henri Gaden – un vrai amateur de photographie – de faire des clichés résulte donc d’un choix personnel très affirmé. Cela dénote indiscutablement d’une passion pour la photographie.

Par la suite seulement, au cours de la phase des conquêtes et de l’accélération des rivalités coloniales, la photographie devient effectivement un outil de propagande. Mais elle a besoin du relais des publicistes parisiens, en particulier ceux du "parti colonial" qui se chargent de toucher l’opinion publique française. Dans ce livre, je montre quand et comment la photographie devient véritablement un outil, à parité avec d’autres, pour assurer la domination coloniale. Je montre aussi les limites de cette propagande par l’image» (1).

le Saharien

Julie d'Andurain propose une analyse de la production photographique en situation coloniale, à partir du fonds d'archives Gouraud mais également de manière plus générale.

Elle souligne notamment la propagande politique intelligente de Lyautey et l'influence qu'il exerça sur Gouraud. Il s'en dégage une typologie évolutive allant dans le sens d'une psychologie de plus en plus utiltariste mais toujours subtile.

Usage familial

  • «Si dans un premier temps, l'usage de la photographie reste pour Gouraud tout à fait utilitaire et familial - il veut surtout témoigner à une mère inquiète de sa bonne santé et justifier ainsi l'éloignement -, Auguste Terrier lui donne rapidement une autre orientation. Il réclame des portraits, notamment pour valoriser dans les pages de son Bulletin du Comité de l'Afrique française les officiers coloniaux (...) Il utilise déjà le terme de propagande pour qualifier son usage de la photographie dans sa revue, mais elle reste encore à cette date fort sommaire» (2).

Usage politique du militaire

  • «...les évolutions que connaît la politique coloniale sous le proconsulat de Lyautey. Soucieux de "montrer sa force sans avoir à s'en servir", Lyautey utilise plus qu'aucun autre la presse (...), les correspondants de guerre et la photographie comme outils de gouvernement. Ainsi, durant son séjour au Maroc, en raison de sa proximité avec le général Lyautey, Henri Gouraud apprend à utiliser l'image à des fins politiques. Portraits d'officiers en poste ou en campagne, passage des oueds, descriptions des camps et des constructions occidentales, entrées triomphales des troupes dans les villes, débarquement des autorités, défilés militaires, la photographie sert de plus en plus à magnifier le rôle des troupes tout en conservant toutefois celui d'intercesseur avec la famille» (3).

Usage politique du pittoresque

  • «Sous les ordres de Lyautey, Gouraud apprend également la valeur politique du pittoresque, l'usage politique que l'on put faire de ces paysages endormis ou alanguis, très majestueux qu'affectionnent particulièrement les coloniaux du Maroc. Incarnation de la "pacification", le pittoresque est mis en images dans des livres de voyage ; il sert de support à de très nombreuses publicités et expositions de "charme", de "beauté", de "simplicité"» (4).

Usage propagandiste

  • «Pour les besoins de la recherche archéologique, en raison de la beauté des paysages et de la nécessité de faire connaître le pays pour obtenir des subsides de Paris, les équipes du Haut-Commissariat ne cessent de photographier le pays qu'elles découvrent avec émerveillement. Les prises de vue sont parfois destinées à servir de modèles aux élèves des écoles des Beaux-Arts ; elles peuvent aussi être insérées dans les divers bulletins du lobby colonial ou servir de supports aux différentes conférences réalisées par les officiers du mandat. Elles servent abondamment aussi, désormais de plus en plus clairement, aux opérations de propagande que celles-ci soient destinées aux officiers français eux-mêmes ou au grand public, pour dresser des panoramas de "vulgarisation coloniale"» (5).

Le travail de Julie d'Andurain vient s'ajouter au Répertoire des photographes français d'Outre-Mer de François Boisjoly et Jean-Christophe Badot (2013) et aux photographies inédites envoyées par le médecin-major Blanc, en poste à Ou-Berkan au Maroc en 1908, que nous avons publiées sur ce site l'année dernière.

Toutes ces représentations, dans la diversité de leurs thèmes et de leurs usages, favorisent une approche équilibrée de l'imagerie coloniale, loin de l'assortiment partiel retenu par un Pascal Blanchard dans Sexe, race et colonies (2018). L'iconographie du moment colonial y gagne en compréhension intelligente.

Michel Renard
avril 2019

  • Henri Gouraud, Photographies d'Afrique et d'Orient. Trésors des archives du quai d'Orsay, éd. Pierre de Taillac & Archives diplomatiques, 2016, 240 pages, 35 €.

Notes
1 - Les clés du Moyen-Orient (en ligne), entretien avec Julie d'Andurain, 1er mars 2017. [lire]
2 - Julie d'Andurain, Henri Gouraud, photographies d'Afrique et d'Orient, éd. Pierre de Taillac & Archives diplomatiques, 2016, p. 85-86.
3 - Julie d'Andurain, Henri Gouraud, photographies d'Afrique et d'Orient..., p. 126-127.
4 - Julie d'Andurain, Henri Gouraud, photographies d'Afrique et d'Orient..., p. 127-129.
5 - Julie d'Andurain, Henri Gouraud, photographies d'Afrique et d'Orient..., p. 171.

Niger, novembre 1901

 

vaisseaux du désert, 1909

 

Gouraud et groupe, Agadès, Niger, 1901
Gouraud (assis, 2e à partir de la gauche) et groupe de militaires à Agadès, au Niger, 1901

 

Mauritanie

 

4e de couv

 

 

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