Accusé chercheur, levez-vous ! par Sonya Faure (Libération, 5 septembre 2016)
Julien Fargettas, historien, chercheur, accusé de "diffamation"
un précédent déplorable
Le 18 septembre 2014, Armelle Mabon, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Bretagne-Sud, se constituait partie civile auprès du Tribunal de Grande Instance de Paris, pour «diffamation» envers un fonctionnaire public.
Par qui avait-elle été «diffamée» ? Selon elle, par un autre historien : Julien Fargettas.
Rappel des faits.
Le site Études Coloniales publie le 9 juillet 2014, une Lettre ouverte au Président de la République sur la tragédie de Thiaroye (1944) dans laquelle Julien Fargettas évoque, notamment, la «partialité» du travail d’Armelle Mabon sur le sujet.
Celle-ci envoie un droit de réponse, publié le 21 août 2014. Elle «souhaite, par la présente, apporter quelques commentaires pour défendre tout à la fois mon travail et mon métier».
Dans un courriel adressé à Études Coloniales, elle précise : «En vous remerciant pour cette diffusion sur votre site qui a le mérite de porter à la connaissance du plus grand nombre des réflexions importantes sur l’histoire coloniale».
Classique controverse entre historiens, entre spécialistes d’une question ou d’une période.
Mais Armelle Mabon ne semble pas satisfaite. N’écoutant pas les conseils de ses pairs ni ceux de son université, elle soumet cet échange à la Justice. Depuis deux ans, les aléas de sa plainte finissent par aboutir à une date de procès devant se tenir en mars 2017.
Les mis en cause sont les deux responsables de publication (Michel Renard pour Études Coloniales, et Marwane Ben Yahmed pour Jeune Afrique) et leur «complice», Julien Fargettas.
C’est, évidemment, déplorable.
Études Coloniales
Accusé chercheur, levez-vous !
Sonya FAURE (Libération)
Attaqués par des entreprises, des politiques, voire leurs propres collègues, de plus en plus d’universitaires se retrouvent au tribunal pour diffamation. Quand la controverse dérape, la justice prend le relais.
De l’amphithéâtre au tribunal. Des manuels scolaires aux procès-verbaux. Le cas est rare, mais pas anecdotique : deux historiens, Julien Fargettas et Armelle Mabon, vont régler leurs différends devant des juges en mars 2017.
Nouveau signe d’une tendance plus large : l’intervention, de plus en plus fréquente, de la justice dans les enjeux de recherche et les débats scientifiques. Or, «si la loi doit servir de cadre de référence à la recherche, alors c’est le juge qui décide de ce que le chercheur a le droit de dire et de publier», écrit l’historienne Catherine Lutard-Tavard, qui a fait les frais de poursuites devant les tribunaux il y a quelques années (1).
L’affaire remonte à l’été 2014. Julien Fargettas publie une lettre ouverte à François Hollande sur le sujet, hautement polémique, du massacre de Thiaroye. Le 1er décembre 1944, des gendarmes français fusillent, dans un camp militaire proche de Dakar, des dizaines de «tirailleurs sénégalais» qui viennent d’être libérés des camps de guerre allemands et revendiquent le paiement de leurs indemnités.
François Hollande avait été le premier président français à reconnaître «la répression sanglante» de Thiaroye et à promettre de donner au Sénégal les archives françaises.
Passes d’armes
Dans sa lettre ouverte, publiée notamment dans le journal Jeune Afrique [1], l’historien réclame la «constitution d’un comité d’historiens franco-africains» sur le sujet. Mais il critique aussi vertement les travaux d’une de ses consœurs, Armelle Mabon : «L’omission d’archives et témoignages, des conclusions hâtives et autres raccourcis incohérents, témoignent de la partialité de son travail.»
la Lettre ouverte de Julien Fargettas
sur Études Coloniales, 9 juillet 2014 (source)
Celle-ci réplique en portant plainte contre Fargettas pour diffamation. La procédure est en cours, et les récentes tentatives de conciliation entre les deux historiens ayant échoué, un procès est prévu pour mars 2017.
Tous deux se connaissaient pourtant depuis longtemps. «On a échangé pendant des années sur le sujet, chacun enrichissant la connaissance de l’autre», rapporte Julien Fargettas, chercheur à l’institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, qui travaille sur les tirailleurs sénégalais depuis près de vingt ans (2).
Mais les thèses des deux historiens ont fini par diverger fortement - il lui reproche de voir des archives cachées partout, elle l’estime trop proche de l’armée et de ses représentants. Fargettas, plus habitué aux passes d’armes de colloques ou de notes de bas de pages, a découvert les coups de fil d’officiers de police judiciaire, les convocations chez le juge et la mise en examen. «Un événement n’appartient pas un historien, plaide-t-il. En refusant la confrontation des arguments, en portant l’affaire sur le terrain judiciaire, ma collègue neutralise tout échange.»
Où finit la critique d’un travail académique et où commence l’attaque personnelle d’une collègue et de sa probité ? Armelle Mabon est elle aussi une historienne reconnue qui voue ses recherches à dénoncer un «mensonge d’État», comme elle qualifie le massacre de Thiaroye (3). Et elle aussi accuse son confrère d’avoir voulu la faire taire. «"Raccourcis incohérents", "conclusions hâtives", "partialité", cite-t-elle, ce n’est pas de la polémique ou de la controverse, c’est de la diffamation publique : il y a là une volonté d’intimidation qui vise à me faire arrêter de chercher sur le sujet de Thiaroye.»
Armelle Mabon attaque Julien Fargettas pour "diffamation"
L’année prochaine, lors du procès, les juges n’auront pas à trancher sur ce qu’il s’est réellement passé à Thiaroye. Ils n’aborderont pas le fond des recherches des deux historiens, mais la forme de leurs passes d’armes, au prisme de la très riche jurisprudence autour de la diffamation et de la liberté de controverse.
«Nous ne demandons pas aux juges de devenir les arbitres de la recherche historique, prévient Elodie Tuaillon-Hibon, l’avocate d’Armelle Mabon. Mais même les chercheurs doivent respecter certaines règles. Sinon, la controverse scientifique dont ils se réclament ne sera justement plus possible ! M. Fargettas n’a pas dit qu’il contestait les conclusions de sa collègue. Il l’a accusée d’avoir mal fait ses recherches. Il est sorti du cadre, l’intention de nuire est claire.»
Honneur bafoué
Qu’une historienne en appelle à la justice pour se défendre des attaques d’un collègue est une extrémité rarissime en France. Dans le monde universitaire, ça ne se fait pas.
La preuve : l’université où travaille Armelle Mabon a décidé de ne pas l’épauler financièrement dans sa démarche. Le conseil d’administration de l’université de Bretagne-Sud a refusé de lui accorder une «protection fonctionnelle» (qui prévoit que l’administration protège tout agent public victime d’attaques dans le cadre de ses fonctions).
Selon un procès-verbal d’octobre 2014 que Libération a pu obtenir, le président de l’université et la directrice du labo d’Armelle Mabon considèrent certes «les propos de Julien Fargettas comme peu courtois». Mais ils enchaînent : «Il appartient aux historiens de débattre entre eux pour dire qui est tenant de la meilleure vérité historique par d’autres biais que par l’assignation en justice de leurs pairs.»
Un autre universitaire présent au conseil d’administration ajoute que «les débats parfois un peu vifs» sont «assez habituels entre chercheurs et en particulier sur ce sujet sensible qu’est le colonialisme. Cette affaire ne relève pas de la diffamation, et n’a pas sa place devant un tribunal.»
Ce qui est de moins en moins rare en revanche, c’est qu’un chercheur se retrouve à la barre, que ce soit en tant qu’accusé ou de témoin. On assiste aujourd’hui à une «montée en puissance de la judiciarisation de la recherche et de la controverse scientifique», comme le notait la revue Socio dans un excellent dossier intitulé «Chercheurs à la barre».
Il y a dix ans déjà, l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau [ci-contre] avait dû faire face à une plainte pour négation de crime contre l’humanité venue du Collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais et Mahorais. Dans un entretien au Journal du dimanche, il avait marqué son désaccord avec la loi Taubira, qui reconnaît la traite des Noirs comme un «crime contre l’humanité» : «Les traites négrières ne sont pas des génocides, disait-il. La traite n’avait pas pour but d’exterminer un peuple. L’esclave était un bien qui avait une valeur marchande qu’on voulait faire travailler le plus possible. Le génocide juif et la traite négrière sont des processus différents.»
Emmenés par l’historien Jean-Pierre Azéma, plusieurs centaines d’enseignants et de chercheurs soutiennent alors la liberté d’expression de l’historien menacée par les lois mémorielles, dans une pétition lancée dans Libération. Le Collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais et Mahorais abandonne finalement ses poursuites.
Depuis, ce sont notamment les poursuites en diffamation qui se sont développées. Au nom de l’honneur bafoué d’un politique ou de l’image écornée d’une entreprise, des chercheurs doivent se défendre contre des accusations d’incompétence ou de partialité, comme le soulignent Laëtitia Atlani-Duault et Stéphane Dufoix, qui ont dirigé le dossier de Socio.
L’économiste Bruno Deffains [ci-contre] a ainsi été poursuivi par le patron de Free, Xavier Niel, pour «dénigrement». Dans l’étude très médiatisée qu’il avait menée, cet enseignant à Assas estimait que l’arrivée de l’opérateur Free dans la téléphonie mobile supprimerait plusieurs dizaines de milliers d’emplois. Le tribunal de grande instance de Paris a finalement débouté Xavier Niel… mais entre-temps, l’économiste a vu des policiers débarquer à son domicile pour saisir ses fichiers informatiques.
Autre affaire - cette fois en lien avec le monde politique : les interminables poursuites du politiste Alain Garrigou par Patrick Buisson, alors conseiller du président Sarkozy. Dans une interview donnée à Libération, le professeur de sciences politiques à l’université Paris Ouest-Nanterre analyse les sondages commandés par l’Elysée à l’institut Opinion Way.
Il tonne : «Soit [Buisson] est un escroc, soit c’est un petit soldat qui constitue un trésor de guerre pour payer des sondages durant la prochaine campagne électorale sans que ce soit visible dans les comptes de campagne du futur candidat Sarkozy.» Là encore, les collègues d’Alain Garrigou le soutiennent et l’Association française de science politique (AFSP) écrit dans un communiqué : «Face à la multiplication des actions judiciaires ou disciplinaires visant des enseignants et chercheurs spécialistes de la vie politique contemporaine, l’association rappelle que, comme celle de la presse, "la liberté scientifique ne s’use que si l’on ne s’en sert pas".» Les juges reconnaîtront finalement le caractère diffamatoire des propos d’Alain Garrigou [ci-contre], mais débouteront Patrick Buisson, au nom de la bonne foi du politiste.
Les poursuites judiciaires conduisent à dénigrer les chercheurs qui veulent verser leur savoir, parfois dérangeant, dans le débat public, mais aussi à décourager les plus jeunes de se lancer dans des domaines de recherche polémiques. Aux États-Unis, ces procès ont pris d’énormes proportions et les firmes composent leurs propres collèges de chercheurs pour porter la contradiction, devant les juges, à ceux qu’ils attaquent.
C’est ce que l’historien Robert Proctor appelle l’agnotology, ou comment les avocats de grandes entreprises ont créé, avec des chercheurs, une nouvelle «science», dans le but de produire de l’«incertain». Enjeux pour la recherche comme pour le débat public, donc. Mais aussi, souvent, bouleversement bien plus intime pour les chercheurs concernés.
L’historienne et sociologue Catherine Lutard-Tavard, spécialiste de l’ex-Yougoslavie, a été poursuivie en diffamation alors qu’elle était jeune doctorante par trois de ses collègues français d’origine croate dont elle critiquait le livre dans ses travaux. Ceux-ci réclamaient 30 000 euros de dommages et intérêts et la publication de sa condamnation dans les journaux.
La chercheuse témoigne de son «choc émotionnel et intellectuel» dans la revue Socio. Elle parle de l’«imbrication du droit et de la force», de la «violence verbale du procès». «Par ce déplacement vers la justice, les plaignants m’attribuaient un statut particulier, me salissant et souhaitant m’exclure de la communauté scientifique.»
«Autocensure»
Catherine Lutard-Tavard l’emporte en première instance : «Dans le contexte de guerre contre la Yougoslavie, le sujet traité revêt nécessairement un caractère polémique.» Selon les juges, ce contexte «ne saurait exiger de l’auteur de l’article ni modération ni prudence», et autorise «les appréciations les plus sévères voire les plus désobligeantes». Mais la cour d’appel contredit finalement ce jugement : «Madame Lutard-Tavard n’est pas journaliste mais historienne et n’avait donc pas à faire œuvre de polémiste.» Faute d’argent pour continuer à payer les frais de justice et d’avocats, la jeune historienne ne se pourvoit pas en cassation. Elle est donc définitivement condamnée.
Julien Fargettas, lui aussi, supporte difficilement les poursuites. Outre les «milliers d’euros» déjà dépensés en frais d’avocat, «la perspective du procès fait peser un poids très particulier sur vos épaules, confie-t-il. Dans votre travail, vous n’avez plus la même liberté de pensée. Immanquablement, naît une forme d’autocensure car vous pensez autrement aux conséquences de ce que vous écrivez».
C’est que, comme le dit Catherine Lutard-Tavard, «en portant ce conflit non pas sur les bancs de l’université mais en le nommant "diffamation", ils ont choisi le conflit absolu, le combat dans le prétoire». Un combat pour lequel le chercheur est rarement préparé.
Libération
tribune de Sonya Faure
5 septembre 2016 à 17:21
(1) Propos recueillis dans le numéro 3 la revue Socio, «Chercheurs à la barre», 2014.
(2) Il a écrit Les Tirailleurs sénégalais, éditions Taillandier, 2012.
(3) Prisonniers de guerre «indigènes». Visages oubliés de la France occupée, éditions la Découverte, 2010.
[1] ...et sur ce blog en date du 9 juillet 2014 (note de la rédaction d'Études coloniales).
Source
http://www.liberation.fr/debats/2016/09/05/accuse-chercheur-levez-vous_1484657
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quelques pièces du dossier
1) la Lettre ouverte de Julien Fargettas, 9 juillet 2014 * source
la Lettre ouverte de Julien Fargettas
sur Études Coloniales, 9 juillet 2014 (source)
2) le courriel d'Armelle Mabon accompagnant le texte de son droit de réponse
En nous confiant un "droit de réponse", Armelle Mabon ne parlait pas de diffamation et reconnaissait "le mérite" de notre site "de porter à la connaissance du plus grand nombre des réflexions importantes pour l'histoire coloniale"
3) le droit de réponse d'Armelle Mabon, 21 août 2014 * source
le Droit de réponse d'Armelle Mabon
sur Études Coloniales, 31 août 2014 (source)
4) convocation à prévenu (avril 2015)
5) le PV d'interrogatoire de première comparution (23 avril 2015)
6) le réquisitoire du Parquet pour renvoi devant le Tribunal correctionnel
(28 mai 2015)
7) Cour d'Appel : arrêt sur requêtes en annulation de pièces
(23 octobre 2015)
8) notification d'arrêt de la Cour d'Appel (11 décembre 2015)
9) avis d'ordonnance de renvoi devant le Tribunal correctionnel
(29 décembre 2015)
10) mandement de citation à prévenu (12 janvier 2016)
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Julien Fargettas et le professeur Jacques Frémeaux (Sorbonne)