Archives nationales :
«N’abusons pas du secret-défense,
si justifié soit-il parfois»
TRIBUNE - Trente-et-un éminents spécialistes d’histoire contemporaine s’inquiètent d’une instruction interministérielle qui autorise l’administration à refuser l’accès à certains documents classés «secret-défense» au-delà du délai de 50 ans prévu par la loi.
Par Tribune collective
Publié dans Le Figaro le 08 mars 2021
Chacun convient, quand il n’y appelle pas, de la nécessité du secret de la défense nationale qui s’applique à protéger notre sécurité, les intérêts fondamentaux de la nation et nos libertés publiques. Et chacun peut s’astreindre à en définir les usages, à titre individuel comme dans l’espace public qui nous est collectif, face à un défi majeur ou en temps de guerre.
Pourtant, des garde-fous sont nécessaires en démocratie, où l’État ne saurait penser par lui seul, loin de la société. La publication récente au Journal officiel d’une instruction générale interministérielle du 13 novembre 2020 précisant les dispositions réglementaires en matière d’accès aux archives de la nation nous le rappelle.
Profitant de la dernière révision périodique de ce texte, dont la première version date de 1952 jusqu’à l’avant-dernière en 2011, le gouvernement a cru devoir outrepasser les dispositions générales prévues par la loi sur les archives du 15 juillet 2008, qui soumettent déjà à un long délai l’accès aux archives contemporaines de la France ayant été classifiées «secret de la défense nationale».
Ce nouveau tour de vis permet à l’administration de dépasser discrétionnairement les délais légaux pour certains documents, fixés par la loi à cinquante ans, sauf exception. La situation concerne tous ceux qui, historiens, archivistes, étudiants, mais encore citoyens, à l’instar des associations et personnalités ayant déposé un recours contre l’instruction générale interministérielle devant le Conseil d’État le 15 janvier 2021 ont un droit à accéder aux archives.
L’enjeu n’est pas simplement technique, même si cette réforme désorganise profondément les services d’archives et fait dysfonctionner les Archives de France, submergées par des demandes de déclassification. Hier inexistantes pour des documents au-delà de 50 ans, à l’exception de ceux touchant la sécurité des personnes physiques, les armes de destruction massive ou le judiciaire, ces procédures de déclassification leur sont aujourd'hui imposées.
Surtout, par ce choix porté par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, la France s’expose à une régression sans précédent de l’ouverture de ses archives concernant ses activités régaliennes, remontant jusqu’à 1934 et non plus 1970 ainsi que le fixe la loi sur les archives.
Cette situation inédite est d’autant plus incompréhensible que l’élargissement de l’accès aux archives contemporaines, précisément délimité et effectivement contrôlé, répond, à l’heure du rapport Stora sur l’Algérie, à la demande des trois derniers présidents de la République et pour satisfaire aux relations
de la société française à son histoire nationale. Jugulaire, l’État aurait-il oublié, sur son chemin, toujours réglementaire, la société ?
C’est du bon usage des procédures de classification et de déclassification qu’il s’agit, «tant le secret dela défense nationale vieillit mal», disait déjà le conseiller d’État Guy Braibant avant même la loi de 2008.
Précisément, l’équilibre entre la loi, en son esprit, et les effets pratiques
de la réglementation sur l’accès des archives, est rompu. Nous sommes parvenus à l’instant où les inconvénients particuliers l’emportent désormais sur l’intérêt général.
Entre Courteline et Kafka.
Doit-on maintenir dans le secret de la défense nationale les discussions des accords de Munich de 1938 ou des plans stratégiques de 1940, des conflits contemporains postérieurs à 1945 ou de la diplomatie française des trois dernières Républiques ? Comme par un effet de prolifération du secret à une matière historique variée se trouve paradoxalement affectée l’histoire des institutions publiques, de l’énergie, des relations internationales de la France, de la technologie et de la science même : pourra-t-on travailler sur l’histoire de la police, donc du nécessaire antiterrorisme, ou sur l’énergie nucléaire civile alors que son avenir est actuellement en jeu ?
Dans toutes les grandes démocraties du monde, chacun comprend que le secret, y compris celui de la défense doit s’interrompre à un terme historique échu. La France ne peut dès lors se singulariser et doiy chercher des convergences avec nos alliés qui conservent eux aussi des archives de leurs relations extérieures et de défense.
Sans revenir sur les dispositions concernant les documents relatifs aux armes de destruction massive, ce qui fait débat, aujourd’hui et demain, est la définition du nécessaire secret de la défense nationale s’appliquant aux archives françaises : or, il s’agit bien de le délimiter sans provoquer de disproportion, de déséquilibre ou d’inconvénient pratique.
Le domaine précis de son application se trouve posé, d’abord par le législateur et non par l’administration, tentée de classifier à tout-va des documents qui n’ont parfois que peu ou plus à voir avec les intérêts fondamentaux de la nation. Il n’est pas simple de trancher entre ce qui est secret, très secret et ce qui ne l’est pas ou plus. Il existe une liberté d’accès aux archives, rappelée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 15 septembre 2017.
Aux termes de l’article 34 de la Constitution, son organisation relève de la loi ; aussi est-il périlleux pour nos libertés publiques de vouloir la restreindre par le seul confort juridique d’une instruction générale interministérielle.
Liste des signataires :
Éric Anceau, maître de conférences à Sorbonne Université ;
Laurence Badel, professeur à l’Université Paris-I- Panthéon-Sorbonne ;
Olivier Dard, professeur à Sorbonne Université ;
Alain Duhamel, de l’Institut ;
Olivier Forcade, professeur à Sorbonne Université ;
Jacques Frémeaux, professeur émérite à Sorbonne Université ;
Jean Garrigues, professeur à l’Université d’Orléans ;
Pascal Griset, professeur à Sorbonne Université ;
Jean-Charles Jauffret, professeur émérite à l’IEP d’Aix- en-Provence ;
Jean-Noël Jeanneney, professeur émérite à l’IEP de Paris, ancien ministre ;
Pierre Journoud, professeur à l’Université Paul-Valéry- Montpellier-III ;
Henry Laurens, professeur au Collège de France ;
Sébastien-Yves Laurent, professeur à l’Université de Bordeaux ;
Roseline Letteron, professeur à Sorbonne Université ;
Philippe Levillain, de l’Institut ;
Christine Manigand, professeur à l’Université Paris-III- Sorbonne nouvelle ;
Hélène Miard- Delacroix, professeur à Sorbonne Université ;
Pierre Nora, de l’Académie Française ;
Mona Ozouf, directrice de recherche émérite au CNRS ;
Jenny Raflik, professeur à l’Université de Nantes ;
Jean-Pierre Rioux, inspecteur général honoraire de l’Éducation nationale ;
Eric Roussel, de l’Institut ;
Jean- François Sirinelli, professeur émérite à l’IEP de Paris ;
Georges-Henri Soutou, de l’Institut ;
Frédéric Turpin, professeur à l’Université de Savoie ;
Maurice Vaïsse, professeur émérite à l’IEP de Paris ;
Pierre Vermeren, professeur à l’Université Paris-I- Panthéon-Sorbonne
Fabrice Virgili, directeur de recherche au CNRS ;
Laurent Warlouzet, professeur la Sorbonne Université ;
Bertrand Warusfel, professeur à l’Université Paris-VIII ;
Michel Winock, professeur émérite à l’IEP de Paris.
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Palais de l’Élysée, le mardi 9 mars 2021
Communiqué
Il revient à l’État d’articuler de manière équilibrée la liberté d’accès aux archives et la juste protection des intérêts supérieurs de la Nation par le secret de la Défense nationale.
Décidé à favoriser le respect de la vérité historique, le Président de la République a entendu les demandes de la communauté universitaire pour que soit facilité l’accès aux archives classifiées de plus de cinquante ans.
Le chef de l’État a ainsi pris la décision de permettre aux services d’archives de procéder dès demain aux déclassifications des documents couverts par le secret de la Défense nationale selon le procédé dit «de démarquage au carton» jusqu’aux dossiers de l’année 1970 incluse. Cette décision sera de nature à écourter sensiblement les délais d’attente liés à la procédure de déclassification, s’agissant notamment des documents relatifs à la guerre d’Algérie.
En complément de cette mesure pratique, le gouvernement a engagé, sur la demande du Président de la République, un travail législatif d'ajustement du point de cohérence entre le code du patrimoine et le code pénal pour faciliter l'action des chercheurs. Il s’agit de renforcer la communicabilité des pièces, sans compromettre la sécurité et la défense nationales. L’objectif est que ce travail, entrepris par et avec les experts de tous les ministères concernés, aboutisse avant l’été 2021.
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