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études-coloniales
20 juillet 2019

Les Algériens musulmans et la France (1871-1919) de Charles-Robert Ageron, compte rendu par René Galissot (1970)

Ageron thèse, couv (1 et 2)

 

Les Algériens musulmans et la France

(1871-1919)

de Charles-Robert Ageron

par René GALLISSOT (1970)

 

________________

 

René Galissot, historien du Mahreb colonial, militant pour son indépendance depuis 1954, revendiquant un marxisme explicatif de l’histoire, est l’auteur de nombreuses études parues à partir des années 1980. Quand il écrit ce compte rendu de la thèse de Charles-Robert Ageron dans la revue communiste La Pensée, en octobre 1970 , il n‘a publié qu’un court opuscule dans la collection «Que sais-je ?»  (Puf) en 1961, sur l’économie de l’Afrique du Nord.

Mais sa lecture est sérieuse et il en discute quelques thèses fondamentales. Il situe le travail d’Ageron dans un entre-deux :

«Cette thèse n'est plus une histoire coloniale, elle n'est pas, au sens actuel du mot, une histoire de décolonisation ; elle oscille entre l'histoire politique et l'histoire sociale, (elle) annonce donc, une histoire de l'Algérie colonisée qui soit compréhension des transformations économiques, sociales et culturelles et des mutations idéologiques et politiques».

Galissot voudrait lire dans Ageron des idées qui n’y sont pas clairement mais qui y sont quand même… un peu à la manière de la lecture symptomale d’Althusser. Ainsi la thèse d’Ageron serait :

«une œuvre en suspens entre deux historiographies ; elle se retient d'être une explication piénière ou d'offrir des hypothèses d'ensemble, ou plutôt sa façon d'être compréhensive consiste à accumuler les éléments d'explication, ce qui lui donne ce caractère d'analyse indéfinie. Mais l'auteur soutient ses vues propres, ce qui nous vaut des thèses dissimulées en forme de thèse universitaire».

l'échec d'une «politique indigène» ?

Charles-Robert Ageron ne serait pas «l’historien de la question indigène», comme il le revendiquait lui-même selon Galissot, mais celui d’une thèse [qui] trouve le plus fréquemment son centre de gravité dans la société coloniale elle-même, ce moyen terme déformant entre la métropole et les colonisés».

Galissot prête à Ageron le regret de l’insuccès d’un «une politique indigène positive», celle qui fut notamment définie par Ismaïl Urbain et que deux gouverneurs généraux chers à l’historien ont plus ou moins tenté de pratiquer : Jules Cambon de 1891 à 1897 et Jonnart de 1900-1901 et 1903 à 1911. Leurs échecs respectifs, et surtout celui de 1919 qui n‘a su réaliser l’assimilation complète, sont pour Charles-Rober Ageron ce qui «rendit fatale l’indépendance»

C’est la «thèse véritable du livre» aux dires de René Galissot. Et il en reproche la méthode à l’auteur :

«Cette vision de la fonction coloniale réduite à «une politique indigène», qui conduit à privilégier la voie qui ne fut pas suivie, empêche quelque peu de comprendre que la politique véritablement appliquée, fut une réelle politique coloniale, ou plutôt qu'une politique coloniale se situe à plusieurs niveaux, et qu'une politique d'association ou d'assimilation est, elle aussi, coloniale»

L’assilimilation sociale restait exclue, selon René Galissot :

«N'est-il pas plus sain d'admettre que la politique d'assimilation repose sur le postulat qu'il ne peut y avoir de nation algérienne, sur le rejet donc de l'évolution nationale pour le pays colonisé ? Or le refus du développement national caractérise une politique coloniale, fût-elle idéaliste».

René Gallissot est très sévère sur les informations qu’il tire de la thèse d’Ageron à propos de la politique foncière :

«L'objectif fondamental du programme des colons était de rompre la société algérienne, de la pulvériser en rendant la propriété individuelle, ce qui en mettant fin aux entraves collectives, ouvrirait le marché des terre».

Et cette politique ne fut pas seulement celle des «gros colons» :

«C'était vraiment toute une société, au rare pouvoir d'assimilation des nouveaux venus, qui pratiquait l'exploitation coloniale, et les plus petits détenteurs de pouvoirs n'étaient pas les moins abusifs dans l'exaction, comme le signalent, à travers l'étude d'Ageron, les méfaits des gardes forestiers par exemple».

Finalement, Galissot regrette presque l’énorme travail d’Ageron puisque la cause était entendue :

«Thèse étonnante que cette œuvre de Ch.-R. Ageron, écrasante en sa masse, déroutante parfois en sa composition et en ses détours, fatigante par sa minutie et ses scrupules, mais sûre au niveau des faits et plus encore révélatrice de la société coloniale, tout en demeurant hésitante dans l'analyse politique ; thèse, qui nourrit de toutes ses informations, ses bilans, ses notations, ses citations, la compréhension d'un demi-siècle d'histoire de l'Algérie, de cette époque de mutations encore souvent sourdes mais irréversibles, qui croit cependant que par une action externe et toute politique, celle d'une «politique indigène» précisément, le cours des choses aurait pu être changé».

M.R.

 

Ageron prof au lycée Alger - copie
Charles-Robert Ageron,
professeur au lycée d'Alger
quand il commençait sa thèse

 

________________

 

texte de René Galissot

 

Le grand livre de Charles-Robert Ageron (1) risque d'être mal lu et plus encore mal compris et ce serait vraiment dommage de perdre par découragement ou par énervement ce que recèle cette somme de connaissance et d'explication compréhensive. Par sa masse, le livre fait peur ; par sa densité et plus encore par sa complaisance dans l'austérité érudite, il déroute fréquemment. Plus gravement ensuite, l'ouvrage renouvelle constamment une équivoque : l'auteur fait parade de positivisme en ne reconnaissant comme objective et donc scientifique que l'histoire réduite à une pure transposition d'archives, alors que tout au long, sourd une colère vainement rentrée contre l'échec de la colonisation ; mais le meilleur du livre tient sans doute à cette sombre passion qui soulève ces gros volumes laborieux.

Enfin, comme un pécheur, d'un vice ou d'une tentation, Ch.-R. Ageron se défend de devoir quelque chose au marxisme : il iance quelques pointes contre les jugements de Hallgarten (Imperialimus vor 1914) sur le gouverneur général Jonnart ; il défend avec entêtement contre Madeleine Rebérioux, une interprétation courte du socialisme français et de la pensée de Jaurès, critique vertement la notion de «révolution démocratique bourgeoise» qui n'a rien à faire là, et se refuse à parler d'impérialisme. Mais que le marxisme ne se réduise pas à un nominalisme, et voici qu'Ageron travaille en marxiste sans le savoir ; ainsi, il s'évertue à affirmer le primat du politique, mais ses explications ultimes renvoient à l'analyse de l'évolution de la propriété ; l'œuvre croule sous la matière, mais les moments de synthèse valent par compréhension en profondeur de la condition sociale algérienne.

Le marxisme ne fait aucune profession de foi d'impérialisme rétroactif, et le récent colloque du C.E.R.M. (décembre 1969) est revenu avec insistance sur les particularités de l'impérialiste français qui est largement un impérialisme retardé, en tout état de cause fort tardif, pour l'Algérie au moins, car la colonisation appartient à une plus longue histoire ; dans la période étudiée, c'est bien d'elle que provient l'originalité du cas algérien qui tient précisément à l'existence d'une société coloniale et à sa pesée sur la métropole. Trêve de vaines querelles cependant devant l'importance de l'entreprise conduite par Ch.-R. Ageron, sa richesse et sa fréquente pertinence.

 

Alger, place Mac-Mahon, 1845-1847
Alger, place Mac-Mahon, 1845-1847 (source)

 

Les thèses de la thèse

Les dimensions et le poids de l'ouvrage disent assez que ce livre est une thèse universitaire, qui pousse même à l'extrême les vices du genre. Charles-Robert Ageron évoque son travail de bénédictin, et relève que la France juive de Drumont en ses 1 160 pages n'était pas aussi illisible qu'a bien voulu !e dire l'historien de L'Algérie française, Claude Martin. L'ouvrage se présente sous les lourdes espèces de deux gros volumes aux caractères denses, et plus serrés encore dans les notes, de 1 298 pages, sans compter 8 pages de garde et X pages de table de matières, qui sont de lecture difficile, tant l'auteur est rivé à ses archives qui sont pour l'essentiel le terne produit de l'administration française, tant il montre de scrupule en n'avançant qu'à petit pas, voire en revenant en arrière.

De surcroît, les notes sont parfois plus attirantes que les développements, car Ch.-R. Ageron y a logé, non sans quelques pointes, ses propres jugements en matière coloniale, et surtout les chapitres les plus intéressants, si l'on excepte la mise au point sur l'insurrection de 1871 et la belle leçon d'histoire sociale sur la question forestière, se placent à la fin du tome premier : la crise algérienne de 1898, et plus encore dans le cours du deuxième volume les «transformations de la société musulmane» (chapitre XXIX) et dans le livre V sur «l'Éveil de l'Algérie musulmane». Ces pages font regretter que Ch.-R. Ageron ne se soit pas battu à visage découvert, au lieu de se cacher sous l'érudition, derrière des justifications répétées, ou de longues analyses de projets souvent mort-nés.

Cette thèse n'est plus une histoire coloniale, elle n'est pas, au sens actuel du mot, une histoire de décolonisation ; elle oscille entre l'histoire politique et l'histoire sociale, se refuse à être psychologique mais l'est assez souvent, esquisse et déjà fortement, annonce donc, une histoire de l'Algérie colonisée qui soit compréhension des transformations économiques, sociales et culturelles et des mutations idéologiques et politiques.

Écrite au moment même où l'histoire de l'Algérie changeait de sens, l'œuvre de Ch.-R. Ageron, par sa rencontre d'intentions et parce qu'elle vise le temps où l'Algérie nationale n'était encore qu'en gestation, apparaît ainsi comme une œuvre en suspens entre deux historiographies ; elle se retient d'être une explication piénière ou d'offrir des hypothèses d'ensemble, ou plutôt sa façon d'être compréhensive consiste à accumuler les éléments d'explication, ce qui lui donne ce caractère d'analyse indéfinie. Mais l'auteur soutient ses vues propres, ce qui nous vaut des thèses dissimulées en forme de thèse universitaire.

L'ouvrage est d'abord une étude de politique coloniale ; il relève alors d'un genre désuet car la matière, celle des innombrables circulaires et règlements administratifs, tombe en poudre ; au mieux il touche à une science politique, mais devenue sans objet. Il perd donc à paraître après la fin de la guerre d'Algérie et l'indépendance, car plus tôt, il aurait eu valeur critique de cette véritable histoire sainte que fut trop souvent l'histoire coloniale de l'Algérie ; le livre aurait même été explosif. En sa démarche pointilliste et pointilleuse, en sa passion rentrée, il démolit en effet la glorification de la colonisation ; il démontre ce que fut et la faiblesse politique métropolitaine, et l'action oppressive de la société coloniale ; il est vrai qu'il trouvera encore certainement des ennemis partisans qui lui rendront sa vertu purificatrice. C'est au reste chose faite, si l'on se reporte à l'article que lui consacre Xavier Yacono, dans la Revue historique (2).

Mais l'œuvre n'est pas qu'un grand travail d'histoire de la colonisation ; elle est aussi la première pierre d'une entreprise d'une autre nature, qui tendrait à reconnaître l'évolution sociale et intellectuelle de l'Algérie sous l'effet de la colonisation, soit l'Algérie algérienne au creux de l'Algérie française, une histoire profonde sous l'histoire imposée.

Le livre d'Ageron n'atteint pas ce dessein; il le prépare ; l'œuvre demeure ambiguë, en ses divers penchants, notamment par son insistance à répéter qu'il y eut des libéraux lucides, mais qui ne furent pas écoutés.

Désenchanté par l'échec, Ch.-R. Ageron n'en reste pas moins attaché à ce qui fut la colonisation de l'Algérie ; mais d'autres réalités viennent capter l'attention : la dépossession paysanne, le refoulement culturel, et l'éveil politique algérien. Ch.-R. Ageron parle encore de «la victoire de nos armes», et se laisse aller à croire le Maghreb éternel, c'est-à-dire immobile et hors du temps ; Jugurtha n'en finit pas de résister ; comme Augustin Bernard et les administrateurs coloniaux, l'auteur en appelle à Montesquieu et la nature humaine : «C'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir, est porté à en abuser». (Montesquieu cité page 618).

L'histoire de Ch.-Ageron qui se qualifie lui-même d' «historien de la question indigène», comme au bon vieux temps, n'est plus celle de l'œuvre coloniale, ce qui donnerait alors : «la France et les Algériens de 1871 à 1919», mais sans être l'histoire interne, l'intériorisation algérienne des rapports avec la France, c'est que la thèse trouve le plus fréquemment son centre de gravité dans la société coloniale elle-même, ce moyen terme déformant entre la métropole et les colonisés.

Certes, l'originalité de l'histoire coloniale de l'Algérie est là, dans le peuplement, mais l'Algérie n'en cesse pas pour autant d'être colonie française, et les Algériens d'évoluer dans la dépendance. «L'erreur fondamentale, reconnaissait Jules Ferry cité par Ageron, c'est d'avoir voulu y voir autre chose qu'une colonie».

L'étude des liens entre l'Algérie et la France est ainsi trop largement absorbée par la mise en évidence des faits et gestes et des intentions des Européens d'Algérie ; il est étonnant par exemple que le livre ne fasse, autant dire, pas état des relations commerciales et financières entre la France et l'Algérie ; comme l'esprit colonial, il est obsédé par la terre des colons, et par l'omnipotence locale des maires d'Algérie. Mais aussi, il vaut par là, par l'information qu'il apporte, par l'immensité des confirmations et révélations qu'il établit, ce qui compense ce qu'il n'est pas.

La thèse cherche en effet son point d'équilibre ; histoire d'une politique coloniale, ou plutôt de l'absence de politique coloniale (ce qui est une thèse) ; histoire de la société coloniale, c'est-à-dire, le programme des colons et son application, ce qui tend à surfaire leurs responsabilités et constitue donc une autre thèse ; histoire de la colonisation subie, qui devient celle de l'écrasement des Musulmans algériens, puis de l'éveil moderniste pour quelques-uns, qui n'est donc pas encore national, ce qui soutend encore une thèse, car sous-entend une définition restrictive du fait national.

L'historique se révèle plus riche que les thèses défendues, et encore, en les examinant en leur triple mouvement, découvrirons-nous qu'elles pénètrent au cœur de la problématique contemporaine, celle de la formation nationale et de la libération coloniale.

 

L’absence de politique coloniale

Les Musulmans algériens et la France de 1871 à 1919 : Sous ce titre très large ont été présentés les résultats d'une triple et longue recherche parmi la documentation accessible en Algérie et comment elle s'explique ; comment évolua sur ce sujet, l'opinion en France et en Algérie au gré des oscillations politiques intérieures de la métropole, et sous la poussée des transformations de l'Algérie ; ce que fut enfin le destin des Musulmans, leur évolution économique, sociale, politique pendant ce demi-siècle de l'Algérie coloniale.

  • Ce paragraphe est la reprise quasi exacte des premières phrases de la conclusion générale du livre d'Ageron. Il est étrange que René Galissot ne le place pas entre guillemets. Il est également symptomatique qu'Ageron lui-même ait inversé substantifs et adjectifs : «Les Musulmans algériens...» ici, alors que le titre de l'ouvrage est : Les Algériens musulmans et la France... [M.R.].

«Ces thèmes. courent comme trois fils à travers les divisions logiques et chronologiques de cet ouvrage» (page 1 229). Premier thème donc, celui de la politique coloniale, mais qui est traité à plusieurs niveaux, celui de l'opinion métropolitaine, celui de l'idéal d'une bonne colonisation, qui ne passa autant dire jamais en pratique, celui de l'action gouvernementale qui n'aboutit guère non plus, car ce triple faisceau de forces et d'intentions se serait brisé sur le môle des intérêts nationaux.

Si Ch.-R. Ageron avait tenu la gageure d'analyser, comme il l'annonce en conclusion, l'état et l'évolution de l'opinion française face à l'Algérie, il eût écrit encore un autre volume ; il y a en effet là le sujet d'une autre thèse, mais qui est probablement intraitable, car la matière devrait être inventée, sans parler de la fréquente ignorance de la situation algérienne. Par la presse et les prises de position politiques, l'on a accès moins à l'opinion qu'aux vues des fabricants de l'opinion ou de ceux qui l'utilisent pour leur carrière ou leur pratique politique. De plus, l'opinion ne se réduit pas à une opinion, mais se divise en attitudes différentes. C'est montrer quelque juridisme, ou tout au moins c'est prendre à la lettre l'idéologie libérale, que de postuler qu' «en régime parlementaire, le contrôle de la nation sur l'action gouvernementale et administrative en Algérie devait normalement s'exercer par la voix des deux Chambres» (page 400).

En réalité, en fait d'opinion, Ch.-R. Ageron nous renvoie essentiellement aux débats parlementaires, et ceux-ci se réduisent à l'affrontement du groupe colonial derrière Étienne et Thomson, et des porte-parole d'une colonisation ou mieux d'un impérialisme libéral comme Jules Ferry et quelques républicains, comme Leroy-Beaulieu ou quelques élus de tradition saint-simonienne, auxquels se joindront des défenseurs individuels des indigènes comme Albin Rozet en premier lieu, et bientôt quelques voix socialistes.

Ces discours à la Chambre, que prolongent des réunions de sociétés et la publication de brochures, n'ont rien à voir avec l'opinion des électeurs, du moins en métropole, et pour être de même origine départementale qu'Albin Rozet, il m'est possible d'affirmer que son action en matière algérienne était totalement indépendante et ignorée de sa base électorale. Après les joutes oratoires et les amendements, les textes de loi étaient votés par la majorité républicaine ; ce qui détermine donc une politque coloniale de la voie moyenne. Ce consensus parlementaire sur une position moyenne peut-il être ramené à une absence politique ?

En réalité, la carence est déduite de la non application de ce que l'on pourrait appeler une politique indigène positive, celle dont la thèse d'Ageron célèbre les avocats les plus conséquents dont le modèle est d'abord celui qu'il nomme «l'apôtre de l'Algérie franco-musulmane», Thomas-Ismaël Urbain.

Ce mulâtre d'inspiration saint-simonienne donna sa forme la plus généreuse à la politique indigénophile du Second Empire des premières années 1860. Le triomphe des colons dans l'écrasement de l'insurrection de 1871 le chassa d'Alger où il ne revint que pour mourir en 1883.

Son idéal, entretenu par son disciple Ferdinand Hugonnet, trouva un écho en des officiers coloniaux jusqu'à Lyautey, auprès de professeurs comme Wahl et surtout Emile Masqueray, au journal Le Temps, grâce à Paul Bourde notamment, se perpétua à la Société française pour la protection des Indigènes des colonies créée en juillet 1881, auquel répondra la Société pour la protection des colons dont le premier président fut Paul Bert. Il anime Albin Rozet et Victor Barrucand, et pour une part Leroy-Beaulieu, et les deux grands gouverneurs, chers au cœur de Ch.-R. Ageron que furent Jules Cambon de 1891 à 1897 et Jonnart de 1900-1901 et 1903 à 1911.

Mais «comme il ne fut jamais facile à un métropolitain d'être libéral en Algérie» (page 421), les deux gouverneurs ne purent en définitive pratiquer qu'une «politique des égards», à l'égard de l'Islam précisément. Cambon toutefois s'attaqua avec plus de force aux méfaits du parti des colons, en refrénant l'exercice du code de l'indigénat, en s'attaquant aux scandales dès mairies, en tentant de ranimer les assemblées de douars, en voulant lutter contre l'usure.

Jonnart joua essentiellement de diplomatie, donnant à la ville d'Alger un style à la ressemblance de sa politique, ce style hermaphrodite, ni européen, ni maure mais très européen cependant qu'est le style mauresque. Leurs perspectives communes étaient d'ouvrir une participation algérienne à l'administration du pays, et les projets de Jules Cambon, de Jonnart seront ceux qui se retrouveront ensuite dans le projet Blum-Violette, voire dans le premier discours de Constantine.

Cette politique indigène cherche donc à être distincte de la politique coloniale, au sens restrictif du mot. Elle conduirait à faire de l'autorité française «l'arbitre des deux peuples en Algérie» (page 1 252) ; mais les colons ont chassé Cambon, réduit Jonnart à sauver les apparences.

L'échec français en Algérie s'expliquerait en définitive par le rejet d'une bonne politique indigène. Une lancinante nostalgie des impossibles bons rapports entre Français et Musulmans porte ce livre.

Pour l'auteur, le destin qui rendit fatale l'indépendance, s'est même noué dans cette dernière chance qu'aurait été l'assimilation ouverte à l'appel des Jeunes Algériens ; elle fut manquée en 1919 et par la loi Jonnart qui coupait en deux corps électoraux : Français et Musulmans, et ceux-ci encore ne constituaient-ils qu'un électorat mineur. «L'historien, qui a le devoir de déceler et de dater les tournants politiques, doit noter qu'en 1919 ou dans les années de l'immédiat après guerre, fut manquée la politique d'assimilation, rendue possible pour la première fois par le souhait de l'élite jeune-algérienne» (page 1 239). Au dire de Ch.-R. Ageron, ce fut la faillite de l'idéal de la Révolution française qui s'appelle Égalité, et il ne resta plus aux Algériens, puisque la citoyenneté française était fermée, que l'issue d'une citoyenneté algérienne.

Cette thèse, qui est la thèse véritable du livre, est tempérée toutefois par la reconnaissance, in extremis, que l'assimilation n'était qu'un rêve idéaliste, «un idéal peut-être inaccessible» (page 237).

pèlerinage 1945
pèlerinage de 1945 (source)

 (source)Cette vision de la fonction coloniale réduite à «une politique indigène», qui conduit à privilégier la voie qui ne fut pas suivie, empêche quelque peu de comprendre que la politique véritablement appliquée, fut une réelle politique coloniale, ou plutôt qu'une politique coloniale se situe à plusieurs niveaux, et qu'une politique d'association ou d'assimilation est, elle aussi, coloniale.

Il y aurait beaucoup à dire sur cet échec de 1919, sur la signification de la volonté assimilatrice des Jeunes-Algériens, et d'abord sur l'ampleur du mouvement ; Ch.-R. Ageron marque au reste fort bien le caractère élitaire de cette action revendicative de droits. L'impossible politique indigène aurait donc été de tenter l'assimilation ; qu'il y ait en France un républicanisme assimilateur, le fait est certain, mais recouvre une tendance du nationalisme français et justement en précisant que cette prétention relève du nationalisme français, l'on rend manifeste l'incompatibilité de l'assimilation et de l'évolution sociale algérienne, car une nation est un fait social autant que politique, ou mieux une société civile, et le nationalisme, fût-il bien intentionné, ne peut absorber une formation sociale étrangère.

Une assimilation intellectuelle est encore relativement possible ; elle s'est effectivement produite pour quelques évolués à cette époque ; l'assimilation sociale demeure exclue, d'autant plus qu'elle est traversée par la barrière coloniale. L'illusion de la colonisation libérale entretient une constante ambiguïté dans l'étude des rapports entre Musulmans et Français, qui rejoint au reste l'ambiguïté des positions algériennes évoluées, et celle des Français libéraux d'Algérie.

N'est-il pas plus sain d'admettre que la politique d'assimilation repose sur le postulat qu'il ne peut y avoir de nation algérienne, sur le rejet donc de l'évolution nationale pour le pays colonisé ? Or le refus du développement national caractérise une politique coloniale, fût-elle idéaliste.

Mais cette assimilation n'est pas la politique définie par Ismaël Urbain et ses disciples comme Emile Masqueray ; elle n'est pas non plus la perspective de Leroy-Beaulieu ou de Jules Ferry. Leur politique n'est pas d'assimilation, mais d'association, ce qui implique la reconnaissance de l'étrangeté algérienne qui ne saurait donc être assimilée à la France, mais seulement à la civilisation.

Urbain, comme le cite Ch.-R. Ageron, est très clair ; il se situe à l'opposé de la «France africaine» et de l' «Algérie française»; sa brochure de 1860 sous le pseudonyme de Georges Voisin : L'Algérie pour les Algériens  réserve le nom d'Algériens aux Algériens, à ceux qu'Ageron appelle les Algériens musulmans. Dès 1847, il écrivait un article dans la Revue de l'Orient et de l'Algérie dont le titre était «Chrétiens et Musulmans, Français et Algériens».

Ce qui est remarquable dans le cas d'Urbain, et ne se retrouvera guère que chez quelques socialistes dont Jaurès, c'est que la reconnaissance de l'autre va jusqu'à donner l'indépendance comme aboutissement de l'association et de la civilisation. Toutefois les barrières nationales sont abolies dans le rêve saint-simonien d'union de l'Orient et de l'Occident, ou dans le pacifisme universel du socialisme.

En dehors de ces visions, la politique d'association se ramène soit au protectorat, en faisant une part dans l'administration aux indigènes, soit, sous une forme imprécise, à une liaison privilégiée de pays à pays dans le concert international.

C'est ce que disent Leroy-Beaulieu et Jules Ferry. Urbain avançait déjà que c'était «à l'Algérie à faire prédominer notre influence en Orient» (cité page 413) ; Leroy-Beaulieu, gendre de Michel Chevallier, ne croit plus à la «fusion des races», mais seulement à «celle des intérêts» (page 423) ; il n'est pas possible d'absorber l'élément indigène ; la formule reste de «franciser dans une certaine mesure» ou, comme le dit très bien Ch.-R. Ageron : «Pas de politique indigène qui n'associe pas les Indigènes à l'administration et à la direction de leur pays» (page 428). Ces promesses d'association seront progressivement recouvertes, sous le gouvernement de Jonnart notamment, et dans les discours ministériels français, par des affirmations assimilationnistes, et l'usage du mot assimilation permit de concilier tous les partis ; la confusion était d'autant plus grave de conséquences que les colons réclamaient eux aussi l'assimilation, pour dire autonomie civile et pouvoir colonial.

À mesure donc qu'elle s'écarte de sa réalisation, l'association se perd en idéal contradictoire d'assimilation ; n'est-ce pas cette apparence d'idéalisme qui finalement fait croire que s'est échoué en 1919 un impossible rêve ?

Ces desseins de bonne colonisation, qui ne cessent pas d'être colonisateurs, pour Ismaël Urbain, Leroy-Beaulieu, Jules Ferry, Jules Cambon s'inscrivent dans une prise en compte d'intérêts internationaux ; l'Angleterre est l'arrière-pensée de tous les hommes politiques ; leur visée n'est donc pas seulement coloniale, mais impériale, et quand elle prend une ampleur mondiale, elle s'annonce même comme impérialiste. Ismaël Urbain pense à l'Orient, Leroy-Beaulieu à la colonisation dans son ensemble et à l'action des puissances européennes, Jules Ferry, lors du grand débat algérien de 1891, invoque les devoirs de la France qui «a pris à la face du monde la tutelle d'une nation comme la nation arabe» (cité page 446).

La politique mondiale commande la politique impériale qui définit la politique coloniale ; de là procède la différence entre la politique de quelques ministères et de quelques gouverneurs comme Cambon, celle plus constante du parlement français qui s'en tient à n'être que coloniale métropolitaine, et celle des représentants de la colonie d'Algérie, dont la politique coloniale est bornée par l'horizon des intérêts locaux. Encore existe-t-il d'autres niveaux de politique coloniale, comme celle des militaires pour qui compte la présence au milieu des indigènes plus que l'exploitation économique, et qui s'efforce à se maintenir après le Second Empire, ou celle des instituteurs et du recteur Jeanmaire qui se battent pour la conquête des esprits. La politique coloniale française résulte en définitive, de l'interférence variable de ces politiques, bien plutôt que d'une absence de politique, et cette politique qui est faite de concession et de tolérance de desseins différents, constitue réellement l'action coloniale française ; elle doit donc être étudiée comme telle, et non pas être condamnée ou méprisée au nom des idéaux naufragés. La colonisation ne relève pas de la morale, mais de l'histoire.

Il y eut bien ainsi, fût-elle moyenne, une politique coloniale française, et qui fut du ressort de la métropole. Parlements et gouvernements successifs ont maintenu des liaisons administratives contraignantes avec l'Algérie, nommé des fonctionnaires qui subissaient certes les injonctions des colons, mais renouvelaient incessamment la mainmise française ; la France a entretenu un appareil administratif, militaire et policier, multiplié les lois et la réglementation, assuré la perception des impôts bien mieux que la scolarisation, fourni des apports financiers sur crédit public pour aller au devant des dettes coloniales et du déséquilibre budgétaire. L'importance de l'impôt dans la ruine de la société algérienne indique bien que la responsabilité ne se situe pas seulement dans la rapacité des colons, mais dans l'action publique même.

N'est-ce pas le monopole commercial français, celui du pavillon proclamé en 1889 mais d'application antérieure, qui a déterminé la fonction économique de l'Algérie, fixé, jusqu'à l'aberration même, l'orientation spéculative et à usage d'exportation de la production agricole et minière ? La colonisation économique se trouve ainsi à l'origine des agissements des colons, de l'arrivée et de l'implantation des Européens et de leur revendication de francisation poussée jusqu'au racisme. La thèse de Ch.-R. Ageron a laissé de côté cette domination métropolitaine, l'on peut dire, ce rattachement de l'Algérie à la France ; l'étude représente alors l'Algérie, comme la zone autonome de la colonisation, le libre champ d'action des colons ; liberté certes, mais dans le cadre colonial français.

Cette dépendance économique peut avoir pour corollaire une faible intervention politique métropolitaine ; qu'est-ce qu'une politique coloniale, sinon une politique de conservation de la colonie ?

Cette politique fut appliquée somme toute par les gouvernements français ; elle n'est pas identique à celle que défendent les intérêts des colons, mais ne peut se dispenser de la prendre en compte, car ceux-ci sont la colonisation même ; la politique coloniale métropolitaine est ainsi condamnée à aller de pair avec la politique de la société coloniale, ou au moins à composer avec elle. L'évolution en matière algérienne dessine alors une ligne sinusoïdale, faite de rapprochements et d'écarts relatifs entre colons et gouverneurs venus de métropole ; les deux composantes principales de la politique coloniale française se rejoignent par exemple sous Tirman, se distendent sous Cambon, se rapprochent malgré tout sous Jonnart.

L'art politique colonial en Algérie est de réussir à rendre compatibles les divergences, ce que fit Jonnart avec excellence, et cette ligne coloniale peut être suivie tant que dure la colonie de peuplement, jusqu'en 1962 donc. Elle est liée en effet à ce fait colonial dont les développements historiques connus sont soit la rupture avec la métropole du fait de la société coloniale, ce qui fut le cas américain et sud-africain entre autres, soit l'aléatoire et probablement provisoire maintien colonial que tente par exemple le Portugal en Afrique, soit l'indépendance par mouvement national de la société colonisée. L'étude historique par delà la politique coloniale de conservation se doit alors d'analyser l'évolution de la société coloniale et celle de la société colonisée pour discerner la signification interne des transformations.

 

Société colonial et colonisation subie : l’évolution algérienne

L'analyse de la politique coloniale est ainsi surchargée jusqu'à en être parfois obscurcie par le lourd ressentiment que nourrit l'auteur à l'encontre de ceux qui ont gâché les chances d'une Algérie française idéale ; l'on entend trop souvent la litanie des occasions manquées et les responsabilités retombent unilatéralement sur les Européens d'Algérie; pour retenir tout ce qu'apporte ce grand'œuvre, il convient donc de dépouiller la thèse de ces présupposés de bonne ou de mauvaise conscience libérale. L'histoire de l'Algérie sous la colonisation devient alors celle du mauvais ménage que fut la cohabitation, non sans mutuels échanges, des Français d'Algérie et des Algériens musulmans ; les colons ne sont que les agents de ce qui est arrivé, et l'étude de leur conduite nous fait simplement comprendre ce que fut une société coloniale, parmi d'autre ?, et mis à part certains moments extrêmes, ne fut pas la plus parfaite des sociétés coloniales.

Allusivement, Ch.-R. Ageron se risque à quelques comparaisons avec les Iles, l'Amérique ou la colonisation hollandaise ; un comparatisme soutenu aurait probablement rendu aux Français d'Algérie une place historique moins honteuse, et donné une explication de l'inachèvement colonial, puisque la colonie d'Algérie n'est jamais allée autrement que par verbalisme, à la rupture avec la métropole.

Quoi qu'il en soit, le programme et les agissements des Européens d'Algérie sont minutieusement décrits et les effets sur les colonisés, soulignés sans ménagement. Le livre s'ouvre sur le triomphe des colons, Vae victis, par une mise au point magistrale sur l'insurrection de 1871 rapportée dans ses causes au sursaut algérien devant l'avènement du régime civil. De l'aveu même d'un journal colonial : «L'insurrection fournissait une occasion providentielle de reprendre possession de ce sol dont les tribus ne savent pas tirer profit et qui est indispensable pour asseoir une forte domination européenne» (cité page 24). La répression et l'exploitation de la victoire ne furent pas «à l'échelle des événements», mais la réalisation des ambitions refoulées sous le Second Empire d'écraser la population indigène, soit militairement, soit en la mettant à contribution. Le séquestre rapporta plus de 10 millions de francs dont plus de 50 % servirent à l'achat de terres, principalement dans l'Oranais, et directement quelque 750.000 hectares dont près de moitié de bonnes terres de cultures, le reste étant de parcours. Cette ponction est évaluée en définitive à «70,40 % du capital des indigènes séquestrés » (page 32); le tiers de la population algérienne fut concerné.

Dans ce triomphe spoliateur se manifestent déjà les tendances de la mentalité coloniale : Commune d'Alger » et ses expressions d'Algérie fara da se, première ligue anti-juive de juillet 1871, idéologie de la lutte pour la vie et de la loi du lynch : «Leur accorder l'aman serait un crime, écrit le journal l'Indépendant ; avec de telles bêtes brutes, la seule loi qui convienne est celle du lynch» (page 24).

lots domaniaux, 1896
vente aux enchères de lots domaniaux, 1896
(source)

L'objectif fondamental du programme des colons était de rompre la société algérienne, de la pulvériser en rendant la propriété individuelle, ce qui en mettant fin aux entraves collectives, ouvrirait le marché des terres. «Le but essentiel d'une loi sur la propriété est de livrer au marché français de la terre indigène» déclare dès 1871 le Président de la Cour d'Alger. Le docteur Warnier fut le grand opérateur de la loi  de 1873; son application fut lente sous Chanzy ; la loi de 1887 simplifia les mécanismes. «Toute distinction devait cesser entre les citoyens français et les sujets français quant à la propriété»  ; merveille de l'assimilation ! Cette législation permit de reconstituer le domaine dans lequel la colonisation officielle puisait: plus de 150.000 hectares nouveaux de terres y furent versés; de leur côté, de 1877 à 1890, les Européens achetaient 378.000 hectares ; la loi «a définitivement assis la colonisation» Comme pour bien montrer qu'il s'agissait bien de l'individualisation des parcelles et des habitants, la loi du 23 mars 1882 prescrit la constitution d'un état-civil pour les Musulmans, qui fut de surcroît l'occasion d'inventions grotesques.

Le triomphe colonial passe également par l'extension du territoire civil ; de 1878 à 1881, essentiellement sous le gouvernement d'Albert Grévy, la superficie fait plus que doubler, de 4 874 490 hectares à 10 482 964, pour 196 communes de plein exercice et 72 communes mixtes ; 236 électeurs français régnaient sur la commune de plein exercice de Tizi-Ouzou qui comprenait 22 537 Kabyles ; la circonscription moyenne de commune mixte atteignait 113 641 ha et comptait plus de 20.000 habitants, mais seulement une centaine d'Européens.

«L'impôt communal était en moyenne pour 80 à 86 à la charge des Indigènes. On estimait très publiquement qu'un Indigène rapportait en moyenne 2 francs à la commune à laquelle on le rattachait, mais ce chiffre est encore très inférieur à la réalité, car des calculs statistiques officiels donnent 3 fr. 03 de taxes municipales par individu musulman» (page 190).

Les mairies devenaient le support de la vie publique coloniale. «Les maires algériens, écrit Ch.-R. Ageron, s'octroyaient des indemnités pouvant atteindre 3 à 4 000 fr. dans des communes de 4 à 5 000 habitants et 10 000 fr. dans des villes de 20 000 habitants. Toute mairie avait son secrétaire appointé, beaucoup leur receveur particulier sans parler de nombreux emplois parasitaires (porteur de contraintes, médecins municipaux, sages-femmes, etc.). Ces emplois représentaient la manne électorale et expliquent l'âpreté des élections municipales dans des communes où il n'y avait que quelques centaines, voire quelques dizaines de citoyens français».

 La qualification de «Français» prend alors toute sa valeur, et vient en écho la formule «manger de l'Indigène» ; la ville coloniale a planté ainsi son décor: «Il n'est si petite commune en Algérie, écrivait le député Jonnart en 1892 dans son rapport sur l'Algérie, qui ne prétende jouir de squares, de rues plantées d'arbres et garnies de trottoirs, d'eau potable, de lavoir, de marché, d'abattoir, c'est-à-dire de commodités et d'un luxe que se refusent par mesure d'économies tant de communes de France».

Cette autonomie coloniale poussée jusqu'à l'arbitraire considéré comme légitime, jusqu'à la concussion avouée, jusqu'à l'impunité dans la bastonnade ou le meurtre, était soutenue par le réseau des pouvoirs disciplinaires, justifiée par le code de l'indigénat défini dès 1874, encouragé par l'exercice de la justice française qui, par le jury notamment, ne pouvait qu'être soumise aux colons, couronnée par le refus de l'instruction aux indigènes, par ailleurs cantonnés dans leur pratique et manifestation religieuses.

C'était vraiment toute une société, au rare pouvoir d'assimilation des nouveaux venus, qui pratiquait l'exploitation coloniale, et les plus petits détenteurs de pouvoirs n'étaient pas les moins abusifs dans l'exaction, comme le signalent, à travers l'étude d'Ageron, les méfaits des gardes forestiers par exemple. Cette organisation coloniale mise en place dans les années 1870-80 fonctionna d'elle-même en quelque sorte par la suite, quels qu'aient été les efforts de Jules Cambon en particulier, par le recrutement local des administrateurs, des juges et des magistrats, par le renouvellement partisan des maires qui ne modifiait pas les pratiques mais les perpétuait en institution.

Mais en dépit de sa puissance, en ce temps de «gouvernement des maires», et particulièrement après 1891, par périodes de 1882 à 1894, à nouveau en 1897-1898, puis après la révolte de Margueritte en 1901, et encore en 1907-1908, et bien entendu à la veille de la guerre et tout au long, la société coloniale est secouée par des poussées de grande peur qui la fait croire en l'insécurité générale, à un retour des attentats, des incendies et des troubles, à une sorte de grand soir annonciateur de la fin qu'il faut prévenir par les armes. La population algérienne est perçue comme une vague montante qui risque de déferler ; pour ne pas être «noyé par la masse arabe», il faut «frapper vite, fort et juste».

«La force, telle est notre raison d'être et d'autant plus que l'Arabe ne comprend pas la force en dehors de l'abus de la force» (citation page 650). Dans le Maghreb entre deux guerres, Jacques Berque a marqué combien la peur est présente au ventre de tout colon ; cet état de peur rentrée, mais ressortant par accès, correspond au fait que la société coloniale est née de la conquête, et demeure maintenue par la coercition, qu'elle est violence dont le rappel est incessamment apporté par la société indigène qui subsiste, qui résiste et qui s'accroît.

Dès le Second Empire, le journaliste Clément Duvernois laissait passer cet aveu : « Depuis le jour où l'armée française a mis le pied sur le territoire algérien, les Arabes ont été supprimés en tant que nationalité et il en sera ainsi jusqu'au jour où l'armée française abandonnera le sol algérien». La société coloniale n'est donc pas aussi inconsciente que ne le laissent supposer son comportement et ses proclamations ; c'est peut-être ce qui explique son oscillation politique entre l'autonomie qui va jusqu'à annoncer l'abandon de la métropole, et le besoin de la couverture métropolitaine, de l'aval du parlement et du gouvernement français.

L'étude de l'Algérie française culmine dans l'exposé de la crise coloniale, la «crise de l'Algérie» de 1898, mais pourquoi parler de «Révolution manquée» ?

La mise au point faite par Ch.-R. Ageron est en effet éclairante ; elle montre l'affrontement démographique qui s'amorce, qui écarte toute possibilité de solution indienne par élimination des indigènes ou leur parcage en réserves ; elle marque la signification de l'antisémitisme conjointement anti-juif et antimétropolitain, qui est essentiellement un moyen de créer un front «français», des Français de race ou d'origine, qui n'est en fait que le resserrement politique, en un nationalisme colonial, des immigrants aux patries diverses, folie raciste de la négation des origines et report de mépris à travers la hiérarchie coloniale.

Bref, ce qui ressort finalement de cette crise c'est que les impulsions et les formules mêmes de l'Algérie française sont déjà fixées. En plein cours de la guerre d'Algérie, Charles-André Julien n'eut pas tort de rappeler ces antécédents de barricades. «Quiconque vient de l'autre côté de la mer est suspect», écrit en 1895 le gouverneur Cambon, «l'incarnation du mal», qui échappe de peu en janvier 1897 à un attentat commis par un certain Susini.

Les Français de France sont distincts des Français d'Algérie qui se disent Algériens, car les «autres», les «Arabes», sont l'Ennemi ; (citation pages 571 et 573). Le professeur de droit Dessoliers et l'avocat Saurin (socialiste à ses débuts) donnent des leçons de racisme latin ; au quartier des facultés s'ébauchent les manifestations de rue. «Ne nous laissons pas submerger». Les partis achètent les voix dans un électorat réduit, mais éliminent les juifs des listes électorales.

La vague anti-juive s'enfle. «L'Algérie est décidée à se révolter. L'Algérie serait bien capable de demander ou de prendre son émancipation, afin de se débarrasser elle-même de la société dangereuse que lui impose sa mère. Nous sommes décidés à tout.», clame la presse radicale, ou encore: «Les Algériens (= les Français d'Algérie) sont trop fiers pour se laisser tenir en laisse et accepter la honte d'un conseil de famille». «Quand la Métropole cesse d'être la mère pour devenir la marâtre de ses colonies, elle est bien près de les perdre», et ce mot de Maximilien Regis Milano, le fameux Max-Régis : «La France, nous la ferons marcher».

Le vocabulaire prend des tours socialisants et les discours, des intonations anticapitalistes. Les Français d'Algérie sont des «parias» qui ne veulent plus «être humiliés». ni par la juiverie, ni par la métropole. C'est l'antisémitisme des Européens d'Algérie qui donnera le ton de l'antisémitisme français. Mais cette enflure se dégonfle quand la puissance locale est confirmée par la promesse de l'autonomie financière, puis de la «personnalité civile», par le bénéfice de la représentation des intérêts à travers les Délégations financières et le Conseil supérieur, quand surtout la révolte de Margueritte vient redonner au Européens leurs «réflexes coloniaux». «L'Arabe est inassimilable, écrivit La Libre Parole. Il ne connaît qu'un maître : la Force. Soyons forts !».

Le poids de la colonisation sur la population algérienne ressort déjà de l'analyse des conduites et des pratiques de la société coloniale, étudiées minutieusement à travers l'application des pouvoirs disciplinaires, les méthodes judiciaires et administratives. Les effets directs, matériels en quelque sorte, de la colonisation sur la population sont ensuite mis en évidence par l'examen de la mainmise sur la terre, et sur les forêts, l'examen également des prélèvements fiscaux. L'étude est alors celle de la colonisation subie.

Ainsi Ch.R. Ageron dresse d'abord le bilan de l'imposition (chapitre XXVI), tant à travers les prestations de travail, les corvées donc, qu'à travers les multiples contributions d'une double imposition dite arabe et française ; le taux de prélèvement renvoie à des normes féodales, de l'ordre du cinquième du revenu. L'impôt fut ainsi l'un des agents les plus efficaces de la paupérisation algérienne que provoquait déjà l'appropriation coloniale de la terre.

En cette matière, le travail d'Ageron est d'autant plus sûr que l'auteur pratique le doute méthodique, en refusant de prendre en considération sans examen, aussi bien les exposés des juristes coloniaux que les chiffres officiels des statistiques. Le scepticisme a pour vertu de permettre une approche sans préjugé de la contexture sociale de l'Algérie. Conduite sans idée préconçue, la thèse saisit alors les distinctions sociales qui se produisent en liaison avec la paupérisation grandissante ; la prolétarisation n'est pas générale en effet. Si la masse paysanne ou pastorale est appauvrie, disqualifiée économiquement, frappée dans ses chances de subsistance et de travail, subsistent ou apparaissent des «paysans aisés» qui tirent avantage de disposer de quelques ressources monnayables, récupèrent même des terres sur la colonisation comme l'avait déjà montré Mostefa Lacheraf (3).

La base de la propriété foncière algérienne déjà constituée des héritages de la propriété ancienne des grandes familles maîtresses de la campagne ou des troupeaux, et également parties prenantes dans la propriété immobilière urbaine, est ainsi élargie ; la répartition de la propriété que suggère Ageron laisse deviner une évolution sociale qui n'est pas ausi simple qu'on ne l'a dit sous ou contre la colonisation, et qui retentit encore dans l'Algérie présente. Comme en ce domaine, l'étude est neuve, il y a quelque impertinence à chicaner. Cependant l'importance des «grands», de cette noblesse militaire «djouâd», n'est-elle pas surfaite avant la colonisation, par suivisme des affirmations des administrateurs militaires qui avaient eux intérêt à les utiliser, et surfaite en conséquence leur décadence ? Si le prestige a été atteint, si quelques-uns sont effectivement ruinés, leurs chances sociales ont parfois été renouvelées par le passage au service de l'administration française.

Plus généralement, bien que soient déconsidérées les fonctions de caïds ou simplement d'adjoints indigènes, et autres plus modestes, en attendant le service militaire, s'amorce cependant par elles la constitution d'une catégorie d'Algériens acquis aux emplois disons publics, qui font du cursus politique une voie de placement des enfants. Décadentes peut-être, des familles de tradition, déjà propriétaires, foncières et immobilières, deviennent familles de service administratif et de fonctions faussement honorifiques, familles qui fourniront une grande partie du personnel de culture musulmane, et qui parfois pousseront quelques-uns de leurs enfants vers l'école française et plus tard vers les professions libérales où ils rejoindront ceux qui viennent des familles de bourgeoisie urbaine qui survivent ou se rétablissent.

La paupérisation des masses s'accompagne donc de la permanence ou de l'émergence de familles de puissance locale au réseau d'intérêts ramifiés entre la terre, la ville et les places. D'autre part, il y a quelque schématisme à redonner comme clef de la préservation de l'Islam la formule qu'ont répétée à l'envi les militaires coloniaux, les administrateurs et l'enseignement qui se voulait orientaliste : «Garde le mïm et le mïm te gardera» (page 955 et, longuement, page 1 242). La colonisation a replié les Algériens sur eux-mêmes, exacerbé leur originalité religieuse, redonné vigueur à ce lien social qu'est l'Islam, mais l'Islam est devenu par là, politique et même nationaliste, car, autant que passéiste, il fut rendu ainsi porteur de la résistance puis de la tutte contre la colonisation.

Le livre Il de la Ille partie consacré à la propriété, à l'économie et aux classes de la société musulmane n'en reste pas moins la plus belle contribution apportée à la compréhension de l'évolution sociale algérienne. Nous situant à la fin du XIXe siècle, au début du XXe siècle, elle nous présente le point de départ de l'Algérie contemporaine, faite de la destruction de l'ancienne société, de son déracinement terrien au sens propre du mot, de la décomposition des liaisons familiales et régionales, faites également de l'attachement à des valeurs culturelles fermées sur elles-mêmes et défendues avec jalousie, mais aussi ouverte, en, son démembrement et en sa misère même, à une disponibilité nouvelle, par la mobilité d'une population en mal de ressources et en mal d'autres espoirs de solidarité et d'autres raisons de vivre que ceux qui sont détruits.

Les déclassements et les reclassements, les premiers déplacements de main-d'œuvre derrière les chantiers, les migrations vers les zones d'embauche agricole, le retour d'une population musulmane en ville, et les premières vagues d'émigration pauvre vers la France qui prend le relais de l'émigration bourgeoise vers le Proche-Orient, tous ces phénomènes sociaux encore souvent secrets préparent une autre Algérie ; c'est aussi le temps des premières manifestations de rue. Au dire de Ch.-R. Ageron, le premier meeting algérien se serait tenu le 5 mars 1885, devant le Palais du Gouvernement. Si l'ébranlement n'atteint pas encore les profondeurs de la population et du pays, c'est du moins la mise en mouvement qui s'est produite, comme il paraît à travers le mouvement Jeune algérien, et le premier réformisme musulman.

Certes, Ch.-R. Ageron affirme qu'il n'y a pas de nationalisme algérien à cette époque ; l'Islam domine et n'échappent à son emprise que quelques évolués ; il faudra attendre 1930, plus précisément la décennie 1930-1939 pour que naisse le nationalisme (page 1 055). C'est d'abord faire montre de formalisme que de réduire la nation à une définition politique, et même semble-t-il, laïque ; à quoi aboutit en effet le démembrement de la société musulmane qui se produit sous l'action coloniale, sinon par des destructions mêmes, donc en négatif, à mettre la population algérienne en quête d'un nouveau cadre collectif, territorial, social et culturel, à dégager une «nation en puissance», ce que Renan appelait une «nationalité» ? L'étude faite par Ageron le prouve assez : la «politique kabyle» n'a-t-elle pas échoué ? L'individualisation de la terre et des hommes brise les particularismes, ce qui subsistait de segmentaire dans la société traditionnelle ; le maraboutisme lui-même se décompose ou se pervertit ; l'Islam est préservé mais politisé. Dans ce milieu où se prolongent mais en déperdition, les formes archaïques de révolte, manque certes le ferment d'un soulèvement collectif et l'échéance demeure encore lointaine, mais s'oppose cependant à la présence coloniale, l'aspiration à un rassemblement qui prenne force politique.

Il n'est pas aussi certain que ne le dit Ch.-R. Ageron, que le mouvement Jeune-Algérien, en dépit de sa faible emprise et de son privilège intellectuel, ne soit pas une manifestation de cette fermentation et de cette recherche d'issue nationale. Remarquons d'abord qu'il faut prendre à la lettre la demande d'assimilation qui est revendication de l'égalité des droits, pour l'identifier à une volonté de francisation. L'instruction française, la citoyenneté politique sont souhaitées, mais revendiquer la citoyenneté politique par assimilation même aux Français, aboutit en son fond à nier le statut colonial, et en un sens, indirect, à poser nationalement la collectivité algérienne contre la colonisation.

Les Français d'Algérie sentaient bien qu'ils ne pouvaient partager leurs droits sans se mettre en cause, et sans mettre en cause tout à la fois et leur prépondérance et la souveraineté française, que la langue ou les lois demeurent françaises ou non.

Dans sa thèse, Ch.-R. Ageron laisse bien voir que l'évolution politique qui se développe sous le couvert du mouvement Jeune algérien, est plus complexe qu'il ne l'avait écrit dans sa contribution aux Mélanges Charles-André Julien (4).

Deux orientations interfèrent en effet dans ce mouvement, voire coexistent dans le même journal ou chez le même homme, ce qui marque bien les glissements qui est aussi celle de la conscription, et parfois celle de la séparation de celle de l'École Normale, celle des instituteurs, celle de l'école pour les Indigènes, qui est aussi celle de la conscription, et parfois celle de la séparation de l'Islam et de l'État ; elle est à l'image du républicanisme français puisqu'elle est le produit de l'instruction française.

Mais cette branche est liée à une autre, ou mieux deux rameaux s'entrelacent. Le journal El Misbah (le Flambeau, d'Oran), et les noms sont indicatifs, évoque les descendants des Abencérages et parle du «réveil intellectuel de la race arabe» ; d'autres journaux ont nom Al Hillal (le Croissant), Al Kaoukab al Djazairi (l'Etoile de l'Algérie), le Rachidi, l'Islam ; les sociétés qui portent le mouvement s'appellent la Rachidiya, la Toufikiya, la Sadikiya, le Croissant, etc. Dans un de ses premiers numéros (22 juillet 1904), l'hebdomadaire bilingue El Misbah demande que les Musulmans cessent de se désigner par leur lieu d'origine, étant donné qu'ils sont tous algériens. L'Islam de son côté proclame : «Peu nous chaut que l'on nous appelle Jeunes Arabes, Jeunes Turbans ou Jeunes Turcs. Mais nous préférons au fond la dénomination de Jeunes Algériens, par opposition aux «Algériens» séparatistes des huertas de Valence ou de Calabre».

Ch.-R. Agerom reconnaît fort bien les origines sociales de cette minorité intellectuelle ; elle est quelquefois issue d'anciennes familles musulmanes qui maintiennent quelque aisance, et plus souvent provient des couches intermédiaires qui subsistent ou se renouvellent. Dans l'idéologie des Jeunes algériens, l'ancien et le moderne se cotoyent ; leur prise de position sort d'un combat intérieur qu'ils surmontent souvent par outrance de progressisme. Ils se battent contre les Vieux turbans, mais se divisent sur la conscription ou la citoyenneté ; ils sont déchirés entre la masse musulmane acquise à ses croyances, et le laïcisme de l'instruction française.

Retentit même cette surprenante anticipation du journal l'Islam (19 décembre 1913) : «Notre plus fière ambition est d'arriver à organiser la classe ouvrière indigène et de l'amener aux côtés du prolétariat français à la bataille pour les idées et les réalisations économiques et sociales». Une autre Algérie naît de la destruction coloniale de l'ancienne société, au temps même où jusqu'en ses formules s'affirme telle qu'en elle-même, l'Algérie française.

Thèse étonnante que cette œuvre de Ch.-R. Ageron, écrasante en sa masse, déroutante parfois en sa composition et en ses détours, fatigante par sa minutie et ses scrupules, mais sûre au niveau des faits et plus encore révélatrice de la  société coloniale, tout en demeurant hésitante dans l'analyse politique ; thèse, qui nourrit de toutes ses informations, ses bilans, ses notations, ses citations, la compréhension d'un demi-siècle d'histoire de l'Algérie, de cette époque de mutations encore souvent sourdes mais irréversibles, qui croit cependant que par une action externe et toute politique, celle d'une «politique indigène» précisément, le cours des choses aurait pu être changé.

L'ouvrage est si riche qu'il témoigne finalement contre ses déclarations d'intention ; il se veut une démonstration des faits et méfaits de la pratique coloniale qui seraient simplement liés à une politique ou à une absence de politique  ; en forçant les termes, il pousserait l'ambition jusqu'à être à la fois anticolonialiste et antinationaliste, par nationalisme français cependant ; mais ces positions d'avocat ou de moraliste en définitive n'enlèvent rien, car l'auteur découvre en profondeur l'évolution d'une société qui se désagrège, ou mieux que ruine la colonisation, et qui entre déjà, mais sans manifestation externe distincte, en travail national ; la thèse cesse alors d'être «morale du grand siècle», discours universel ou compilation sans fin, pour devenir pénétration et exploitation des rapports sociaux, c'est-à-dire histoire.

René GALISSOT
La Pensée, octobre 1970, p. 107-21
source

René Galissot

 

 

 

 

 

1 -  Charles-Robert AGERON. Les Algériens musulmans et la France (1871-1919), Publications de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Paris, Sorbonne. Série : Recherches, tome 44. Presses Universitaires de France, 1968. Deux volumes, 1298 pages.
2 -  Xavier YACONO. «La France et les Algériens musulmans (1871-1919)» Revue Historique, n° 493. Janvier-mars 1970, pages 121-134.
3 -  Articles écrits de 1954 à 1962 repris dans, L’Algérie : nation et société, Maspéro, Paris, 1965.
4 -  Etudes Maghrébines. Mélanges Charles-André Julien. Paris, P.U.F., 1964.

 

 

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18 juillet 2019

vers une criminalisation de la colonisation française en Agérie ? la réaction de Bernard Lugan

Mohand Ouamar Benelhaj, juillet 2019
Mohand Ouamar Benelhaj, secrétaire général des Anciens combatttants

 

vers une criminalisation

de la colonisation française en Agérie ?

la réaction de Bernard Lugan

 

Le 15 juillet 2019, L’Organisation nationale algérienne des anciens combattants, par la voix de son secrétaire général, Mohand Ouamar Benelhaj, a demandé au Parlement de son pays le vote d’une loi de «criminalisation de la colonisation française» en Algérie. Celle-ci serait la réponse à la loi française sur «les bienfaits» de la colonisation. Outre que cette loi française sur «les bienfaits» n'existe pas, il s'agit à la fois d'un gros mensonge histoirique et d'une manœuvre politique de la nomnklatura algérienne.

Bernard Lugan a réagi sur son blog.

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«Ils sont grands que parce que nous sommes à genoux»

Cette phrase d’Etienne de la Boétie résume la relation franco-algérienne. À chaque fois qu’il est en difficulté, le «Système» algérien sort en effet le joker-martingale de l’accusation de la France, sachant qu’il sera immédiatement relayé-par les héritiers des «porteurs de valises», ethno-masochistes buvant goulûment au calice de la repentance et de la contrition.

Le 15 juillet dernier, montrant en cela qu’il n’est pas encore mentalement décolonisé, Mohand Ouamar Bennelhadj, membre essentiel du «Système» algérien puisqu’il est le secrétaire général par intérim de l’«Organisation nationale des moudjahidines», les «anciens combattants», a ainsi appelé le parlement algérien à voter une loi criminalisant la colonisation française. Il a en outre demandé que cette loi ouvre la voie à des «compensations», osant écrire que les Français ont «génocidé» les Algériens et que, après avoir pillé le pays, ils «n’ont laissé ici que des broutilles, des choses sans valeur». Ces accusations ne relèvent pas de l’anecdote.

Ce n’est pas de sa propre initiative que ce pâle apparatchik dont l’association constitue le pivot du «Système» et dévore 6% du budget de l'État - plus que ceux des ministères de l'Agriculture (5%) et de la Justice (2%) -, a lancé ces accusations gravissimes. Depuis deux ou trois semaines, acculé par la rue, le général Gaïd Salah a en effet ordonné qu’une offensive anti-française destinée à tenter de faire dévier la contestation populaire soit lancée. Face à cette véritable déclaration de guerre, le président Macron garde un étourdissant silence…

Alors, puisque, comme ils en ont hélas l’habitude, les «lapins de coursive» qui dirigent la France se tairont, il est donc nécessaire que les «réseaux sociaux» s’emparent de  l’affaire, à la fois pour exiger une réponse officielle des autorités françaises, et pour «remettre les pendules à l’heure».

la France a légué

En 1962, la France a légué à l’Algérie un héritage exceptionnel et non des «Broutilles» et des  «choses sans valeur», à savoir 54 000 kilomètres de routes et pistes (80 000 avec les pistes sahariennes), 31 routes nationales dont près de 9000 kilomètres étaient goudronnés, 4300 km de voies ferrées, 4 ports équipés aux normes internationales, 23 ports aménagés (dont 10 accessibles aux grands cargos et dont 5 qui pouvaient être desservis par des paquebots),  34 phares maritimes, une douzaine d’aérodromes principaux, des centaines d’ouvrages d’art (ponts, tunnels, viaducs, barrages etc.), des milliers de bâtiments administratifs, de casernes, de bâtiments officiels, 31 centrales hydroélectriques ou thermiques, une centaine d’industries importantes dans les secteurs de la construction, de la métallurgie, de la cimenterie etc., des milliers d’écoles, d’instituts de formations, de lycées, d’universités avec 800 000 enfants scolarisés dans 17 000 classes (soit autant d’instituteurs, dont deux-tiers de Français), un hôpital universitaire de 2000 lits à Alger, trois grands hôpitaux de chefs-lieux à Alger, Oran et Constantine, 14 hôpitaux spécialisés et 112 hôpitaux polyvalents, soit le chiffre exceptionnel d’un lit pour 300 habitants.

Sans parler d’une agriculture florissante laissée en jachère après l’indépendance, à telle enseigne qu’aujourd’hui l’Algérie doit importer du concentré de tomates, des pois chiches et de la semoule pour le couscous… Tout ce que la France légua à l’Algérie avait été construit à partir du néant, dans un pays qui n’avait jamais existé et dont même son nom lui fut donné par la France. Tout avait été payé par les impôts des Français.

Daniel Lefeuvre a montré qu’en 1959, toutes dépenses confondues, l’Algérie engloutissait 20% du budget de l’Etat français, soit davantage que les budgets additionnés de l’Education nationale, des Travaux publics, des Transports, de la Reconstruction et du Logement, de l’Industrie et du Commerce !  Tous les arguments permettant de réfuter la fausse histoire de l’Algérie écrite par les profiteurs du «Système» se retrouvent dans mon livre Algérie, l'histoire à l'endroit.

Bernard Lugan
18 juillet 2019

Lugan, Algérie, couv

Macron avait prépéré le terrain...

Macron, 2017, colonisation crime
Macron, à Alger le 15 février 2017

 

quelques «broutilles»

 

nouvel hôpital de Tlemcen
colonisation française : le nouvel hôpital de Tlemcen

 

collège moderne de jeunes filles à Ora
colonisation française : collège moderne de jeunes filles à Oran

 

collège technique féminin, 1959-61
colonisation française : collège technique féminin, 1949-1961

 

aérogare de Maison Blanche, Alger
colonisation française : aérogare de Maison Blanche, Alger

 

paquebot dans le port d'Alger
colonisation française : paquepot dans le port d'Alger

 

 

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15 juillet 2019

ce que dit le livre "Chère Algérie" de Daniel Lefeuvre (1997), par Michel Renard

Chère Algérie, deux couv

 

ce que dit le livre

Chère Algérie de Daniel Lefeuvre (1997)

par Michel RENARD *

 

sommaire
1 - Le livre Chère Algérie
     A - Résumé : une crise non résolue

     B - Préface : coûteuse Algérie
2 - Le livre Chère Algérie : apports à l'histoire
     A - Une Algérie coloniale très peu industrialisée
    
B - La crise de l'Algérie française, 1930-1962

       - Les années 1930
       - Le défi démographique
       - La France : exutoire démographique ?
       - Un choix politique opposé à la rigueur économique
     C - L'industrialisation, une affaire d'État
     D - L'industrialisation et la guerre d'Algérie
3 - Deux questions polémiques
    A - L'Algérie, eldorado ou fardeau colonial ?
    B - L'immigration algérienne ? Pas un besoin économique pour la France
4 - Réactions au livre Chère Algérie

_________________

 

 

1 - Le livre Chère Algérie

A - Résumé : une crise non résolue

La recherche menée dans sa thèse par Daniel Lefeuvre, et exposée au grand public en 1997 dans l'ouvrage Chère Algérie, 1930-1962, vise à analyser comment, à partir d'une crise qui éclate du début de la décennie 1930 et qui révèle les faiblesses structurelles de l'économie de la colonie, une politique volontariste d'industrialisation a été menée par l'État des années 1930 jusqu'à la fin des années 1950 (plan de Constantine) en passant par les initiatives prises par le régime de Vichy.

Domaine_Saint-Eugène,_viticulteur,_Oran,_1928
Domaine Saint-Eugène, viticulteur, Oran, 1928

Si l'industrialisation est une affaire d'État, elle implique nécessairement la contribution de l'industrie privée (1). Dans quelle mesure le patronat et les entreprises se sont-ils engagés dans cette mutation voulue par l'État ?

  • «Deux considérations majeures ont précipité [cette politique] : la création d'industries locales apparaît indispensable à la solution de problème démographique algérien ; des impératifs stratégiques [notamment militaires] imposent également que soit amorcé l'équipement industriel de l'Afrique du Nord. Ce sont donc des mobiles régaliens qui justifient l'industrialisation de l'Algérie qui est, au sens fort du terme, une question politique» (2).

Au terme de la période de trente années qui a conduit de la célébration triomphante du Centenaire de la conquête (1930) à l'indépendance de l'Algérie (1962), la politique d'industrialisation se révèle un échec : «En 1962, c'est un pays plus que jamais en crise qui accède à l'indépendance» (3).

  • «C'est parce que [l'État] juge que la puissance de la France dépend en grande partie du maintien de sa souveraineté sur l'Algérie, qu'il consent à l'égard de celle-ci des sacrifices financiers considérables. D'ailleurs, la métropole se montre d'autant plus généreuse à l'égard de sa pupille, que son autorité y est contestée ou sa souveraineté menacée. La lucidité des comptables du Trésor, qui chiffrent au début des années 1950, le coût de cette puissance, ne paraît pas avoir joué un rôle déterminant dans l'évolution des politiques de l'État à l'égard de l'Algérie. Eux-mêmes n'en tirent, d'ailleurs, des conclusions cartiétistes que tardivement» (4).

 

B - Préface : coûteuse Algérie

Dans sa thèse, Daniel Lefeuvre montre que l'Algérie, durant la période coloniale, loin d'être une source d'enrichissement pour la France, constitue un fardeau économique. En 1959, la colonie absorbe à elle seule 20 % du budget de l'État français, c'est-à-dire bien plus que les budgets de l'Éducation nationale, des Transports et des Travaux publics réunis (5). Cette caractéristique fut soulignée par l'historien Jacques Marseille :

  • «Chère, l'Algérie le fut surtout, et c'est l'objet de cet ouvrage, au porte-feuille du contribuable métropolitain. Tordant une nouvelle fois le cou à une complainte, dont la répétition finit par être lassante, Daniel Lefeuvre démontre, sans contestation possible, que la France a plutôt secouru l'Algérie qu'elle ne l'a exploitée. (...) Dénicheur de sources nouvelles, des archives jusque-là inexplorées de l'Armée aux archives d'entreprises, Daniel Lefeuvre renouvelle les approches et débusque les mythes. Il montre que l'immigration algérienne en France n'a correspondu à aucune nécessité économique, l'absence de qualification et de stabilité de cette main d'œuvre nécessitant la mise en place de mesures d'adaptation trop coûteuses aux yeux des patrons. Elle fut, par contre, un moyen de résoudre la surcharge démographique de l'Algérie et un choix politique, imposé par un gouvernement qui, comme pour le vin, a ouvert aux Algériens le débouché métropolitain, au détriment des ouvriers étrangers» (6).
  • «Daniel Lefeuvre montre aussi, avec de belles et bonnes formules, que des années 1930 aux années 1960, l'Algérie a été placée sous "assistance respiratoire". Incapable de subvenir à ses besoins par ses propres moyens, sa survie était suspendue aux importations métropolitaines de produits de première nécessité et aux mouvements de capitaux publics qui volaient au secours de déficits croissants. C'est parce qu'il estimait que la puissance de la France dépendait du maintien de sa souveraineté sur l'Algérie, et non par nécessité économique, que le gouvernement a consenti ces sacrifices considérables, la lucidité des comptables du Trésor qui en chiffraient le coût ne paraissant pas avoir joué un rôle déterminant dans l'évolution des politiques» (6).

Immigrés_algériens,_1969
Immigrés algériens, 1969

 

2 - Le livre Chère Algérie : apports à l'histoire

A - Une Algérie coloniale très peu industrialisée

Si Daniel Lefeuvre s'intéresse à l'industrialisation de l'Algérie dans la période 1930-1962, c'est qu'auparavant, elle n'existait quasiment pas. La colonie algérienne est longtemps restée une économie agricole, ce qui freinait son développement. En 1900, le comte de Lambel (7) dressait le tableau synthétique suivant :

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Huilerie de l'Oued Sig, avant 1910

  • «À part quelques établissements métallurgiques, l'industrie algérienne possède peu d'entreprises dignes d'êtres signalées ; mais les opérations commerciales deviennent de plus en plus considérables. Avant la conquête, elles ne dépassaient guère cinq à six millions ; de nos jours leur importance s'élève à plus de cent cinquante millions. L'Algérie reçoit de la France : café, sucre, vin, eau-de-vie, farine, savons, peaux préparées, fers, fontes, aciers, faïence, porcelaine, verrerie, etc. Elle expédie sur notre continent : blé, laine, huile d'olive, coton, tabac, peaux brutes, soie, liège, plomb, corail, crin végétal, légumes, fruits, essences, bois de thuya, etc.» (8).

En 1906, L'Argus, journal international des assurances, écrivait : «L'industrie algérienne, réduite presque uniquement aux entreprises de transport, aux exploitations minières, aux arts du bâtiment et de la construction, aux transformations du premier degré de certains produits agricoles, est, pour ainsi dire, encore en enfance» (9).

Et en 1913, le directeur de l'école normale d'instituteurs d'Aix-en-Provence, A. Gleyze, publie une Géographie élémentaire de l'Afrique du Nord qui fournit les explications suivantes :

Usine_des_chaux_et_ciments_de_Rivet,_près_d'Alger,_1911
Usine des chaux et ciments de Rivet, près d'Alger, 1911

  • «L'industrie algérienne est avant tout une industrie extractive. Les industries manufacturières ne peuvent guère s'y développer, d'abord en raison de l'absence de houille ou de chutes d'eau ; ensuite parce qu'elles entreraient en concurrence avec des industries similaires existant en France, pourvues d'un outillage perfectionné et d'un personnel habile. Seules se sont créées des industries répondant à des besoins locaux : tuileries, briqueteries, huileries, savonneries, distilleries. Quant aux industries indigènes, elles périclitent de plus en plus malgré faits pour les relever» (10).

Autre souci pour l'économie algérienne : la pénurie de main d'œuvre (11). L'émigration nord-africaine à la recherche de travail en métropole avait commencé avant 1914. La guerre lui donne une impulsion nouvelle : 78 000 Algériens sont présents en France en 1918. Les colons se plaignent, ils trouvent difficilement à embaucher des moissonneurs.

«Le flux migratoire s'intensifia à partir de 1922 et pour la seule année 1924 on enregistra l'entrée en France de 71 028 Algériens» (12). Les responsables économiques et politiques algériens expriment plusieurs inquiétudes : les travailleurs de retour dans la colonie véhiculent la tuberculose et constituent des foyers de contagion particulièrement meurtriers ; ils reviennent avec des idées révolutionnaires acquises au contact des ouvriers métropolitains. Et surtout l'immigration : «entraîne une telle raréfaction de la main d'œuvre, une telle hausse de son prix que l'essor économique de la colonie est menacé», rapporte Daniel Lefeuvre (13).

 

 B - La crise de l'Algérie française, 1930-1962

Les années 1930

La crise des années 1930 révèle «les bases fragiles de la prospérité algérienne» : «l'économie algérienne souffrait, en fait, de bien d'autres faiblesses que de l'insuffisance de la main d'œuvre, qui a tant polarisé l'attention des autorités politiques et économiques» (14). Daniel Lefeuvre les répertorie :

  • la débâcle du secteur minier (15).
  • le reflux des exportations agricoles.

Repli_franco-impérial,_échanges_entre_la_France_et_sa_colonie_algérienne,_années_1930
le repli franco-impérial

Et pourtant, les quantités de diverses marchandises introduites en Algérie s'élèvent : «non seulement l'Algérie n'a pas diminué sa consommation de marchandises étrangères, mais elle l'a même augmentée» (16). L'explication réside dans le «repli économique franco-impérial.

La part de la métropole qui était d'environ 70% des exportations algériennes à la fin des années 1920, s'élève jusqu'à 89% en 1932 et à près de 90% en 1933». L'Algérie, aussi, accueille plus facilement les produits métropolitains : elle achetait 5% des expéditions françaises en 1929, mais 8% en 1931, 13,6% en 1933 et encore 11% en 1936 (17).

  • «Mais cette percée des exportations françaises s'accompagne de lourds sacrifices sur les prix. "Contrairement à la légende d'une France abusant de ce marché protégé pour s'approvisionner à meilleur compte et écouler ses marchandises trop chères, c'est l'Algérie qui profita du repli de l'économie franco-impériale. Les termes de l'échange furent depuis 1930 favorables à l'Algérie" [révélait déjà Charles-Robert Ageron] (18),ce que confirment les calculs de Jacques Marseille sur l'évolution des termes de l'échange de l'Algérie entre 1924 et 1938» (17).

Ces fragilités de l'économie algérienne se stabilisent : «Les années 1930 marquent, en effet, un tournant décisif dans la vie de la colonie. Elles ont révélé une série de handicaps majeurs de l'économie algérienne. Désormais, la prospérité algérienne est suspendue aux relations avec la métropole. La province est placée sous assistance respiratoire. (...) L'Algérie est incapable de subvenir à ses besoins par ses propres moyens» (19). La notion de «pillage colonial» n'a donc aucune pertinence ici.

  • «L'intégration de l'Algérie dans l'ensemble français a permis à la colonie de pratiquer des prix sans rapport avec les cours mondiaux (...) Ce qui est vrai des minerais l'est aussi pour les produits agricoles. Comment soutenir que la métropole cherchait à s'approvisionner à bon compte dans sa colonie ?» interroge Daniel Lefeuvre (20).

Le défi démographique

Aux défauts et déséquilibres de l'agriculture, de l'exploitation minière, du commerce extérieur et des finances algériennes, s'ajoute le défi de l'augmentation considérable de la population algérienne (21).

La question démographique présente plusieurs aspects aux yeux des responsables de la colonie algérienne :

Travaux_nord-africains_,_19_février_1942
Travaux nord-africains, 19 février 1942

  • croissance globale de la population : 5,2 millions en 1906, 7,7 millions en 1936.
  • vitalité démographique des Musulmans et détérioration du rapport entre le nombre d'Européens et le nombre d'Algériens : 1 pour 5,5 en 1926, 1 pour 5,9 en 1936, 1 pour 7,3 en 1948, 1 pour 8,7 en 1960 (22).
  • essor de l'urbanisation, dû à la croissance naturelle et à l'exode rural. «Cette extension urbaine d'origine essentiellement musulmane change la physionomie des villes, augmentant encore le sentiment d'isolement, d'encerclement qu'éprouvent les citadins européens» (23).
  • apparition d'une ceinture de taudis insalubres «où s'entasse une population déracinée en quête d'emploi» : «En 1934, la langue française s'enrichit d'un mot nouveau : bidonville, du nom d'un quartier d'Alger» (23).

Bien que la colonie algérienne connaisse une certaine amélioration, sa croissance n'est plus en phase avec celle de la population :

  • «La prise de conscience du déséquilibre grandissant entre l'énorme accroissement de la population musulmane et la relative stagnation des ressources ouvre une quête éperdue de solutions miraculeuses, c'est-à-dire de solutions qui ne remettent pas en cause les fondements coloniaux de la société algérienne» (24).

Au nombre de celles-ci, il faut mentionner :

  • l'impensable limitation des naissances. Il fut préconiser d'étendre les allocations familiales mais quand Robert Lacoste évoque cette solution, «il se heurte aux conclusions d'un mémoire confidentiel, commandé par le président du Conseil à l'Association syndicale des administrateurs civils d'Alger qui met en garde le Gouvernement contre une générosité déplacée car "le Musulman voit dans les allocations familiales non la possibilité d'élever le niveau de vue des siens, mais une source de revenus qui l'incite à multiplier les naissances tout en laissant stagner sa famille dans la même indigence. L'institution manque donc ici son but et entraîne une aggravation sensible de la natalité. Il est indispensable de limiter l'octroi des allocations familiales au quatrième enfant" (25). Le système algérien (...) visait, en privilégiant les salariés du commerce et de l'industrie, d'origine essentiellement française, à maintenir sur place la main d'œuvre qualifiée nécessaire au développement de la colonie, à répondre aux revendications de la population européenne. Mais, par toute une série de dispositions, il tendait, en revanche, à pénaliser les familles nombreuses et à bas revenus, pour la plupart d'origine musulmane» (26).

Chott_Ech_Chergui_kaart
Chott ech Chergui (Oranie, Algérie)

  • les mirages nigérien et guyanais, visant «tout simplement à déplacer hors d'Algérie une partie de sa population» (27). Rêveries qui n'eurent aucun effet sur la réalité.
  • l'aménagement du Chott ech Chergui consistant à fertiliser des terres nouvelles grâce à la récupération des eaux souterraines du Sahara : «La portée démographique de ces aménagements serait considérable. Un hectare de culture irriguée occupe de 2 à 5 personnes tout au long de l'année. En y ajoutant les personnels nécessaires aux différents chantiers (...), la récupération des eaux du Chott offrirait la possibilité de créer 500 000 emplois nouveaux» (28). En 1955, l'Assemblée algérienne vote encore un crédit de 650 millions, mais l'année suivante le projet est définitivement abandonné (29).

On envisagea même une colonisation, par des Algériens musulmans, des départements métropolitains en cours de dépeuplement. Cependant : «Une autre perspective retenait l'attention : l'emploi massif de travailleurs algériens dans l'industrie, le bâtiment et les travaux publics en France. Encore fallait-il que cette solution réponde à des besoins exprimés par les entreprises» (30).

La France : exutoire démographique ?

Pour les dirigeants de la colonie, l'exode des Algériens apparaît désormais comme nécessaire à la survie de nombreuses familles et au maintien du calme politique.

L'Écho_d'Alger,_14_mars_1937
L'Écho d'Alger, 14 mars 1937

  • «Face à la recrudescence des départs enregistrés en 1930, le ton a changé en Algérie. À l'hostilité déclarée des années antérieures succèdent des mesures d'encouragement. L'affirmation selon laquelle les colons se seraient toujours opposés à l'émigration des Algériens musulmans vers la France est donc parfaitement inexacte» (31).
  • «Contrairement à l'affirmation de MM. Laroque et Ollive (32), selon laquelle les migrations entre la France et l'Algérie étaient "essentiellement commandées par les variations de l'économie métropolitaine", c'est principalement la situation en Algérie qui régit désormais l'importance des départs pour la métropole, la conjoncture métropolitaine n'intervenant que comme un "agent perturbateur"» (33).
  • «Depuis 1931, en Algérie, le problème de la main d'œuvre n'est plus perçu en termes de pénurie mais en termes d'excédent : le chômage s'est considérablement développé, le nombre des secourus en forte croissance, pèse lourdement sur les finances communales (...). Dans ces conditions, l'exode vers la métropole constitue un expédient commode. Les responsables algériens y voient une occasion de se débarrasser d'une partie des indigents et des chômeurs, éventuels fauteurs de troubles. (...) De ce fait, l'émigration a changé de contenu : dans les années 1920, les départs étaient liés à l'attrait exercé par les hauts salaires métropolitains. Après 1930, quelles que soient les capacités réelles d'embauche en métropole, les indigènes algériens sont contraints néanmoins de quitter leur pays» (33).

Après guerre, la France avait besoin, selon les calculs de Jean Monnet et d'Ambroise Croizat, ministre du travail, de 1 500 000 travailleurs pour son économie. Pour les autorités algériennes, on pouvait trouver une partie de cette main d'œuvre dans la colonie. C'était le principe de la «préférence nationale» face aux immigrés étrangers, tel que l'expliquait le directeur de la main d'œuvre au ministère du travail : «la France ne peut absorber d'étrangers qu'autant que sera réglé la question des excédents de main d'œuvre algériens» (34), cité par Daniel Lefeuvre (35).

Mais tout le monde n'est pas d'accord sur cette option. Les experts de la rue Martignac (36), suivis par le Quai d'Orsay, préfèrent une main d'œuvre étrangère, notamment italienne.

En avril 1952, à Alger, le CNPF explique au Congrès patronal nord-africain : «L'industrie métropolitaine offre des perspectives d'emploi réduites à la main d'œuvre nord-africaine (...) Il faut se convaincre que l'industrie métropolitaine ne sera jamais en mesure d'absorber tous les excédents de main d'œuvre algérienne». Ce qui fait dire à Daniel Lefeuvre : «C'est dire combien, à cette époque, le patronat métropolitain se souciait peu de recruter des travailleurs nord-africains» (37).

Migrations_algériennes,_1947-1955
Migrations algériennes, 1947-1955

  • Il n'empêche que, par la liberté de passage accordée en 1946 et par le statut du 20 septmbre 1947 qui confère la citoyenneté aux Musulmans d'Algérie : «entre 1947 et 1955, plus d'un million d'Algériens franchissent la Méditerranée, et la balance entre les entrées en France et les retours en Algérie dégage, pour cette période, un solde positif de 241 217 entrées» (37).

Les réticences du patronat français de métropole s'expliquent par l'inadéquation entre les exigences de l'économie française et l'offre algérienne de main d'œuvre. Le Commissariat général au plan écrit dans sa revue, en juillet 1954 : «La brusque arrivée de 100 000 ou 200 000 Nord-Africains dans une économie où l'accroissement de la productivité serait tel que les besoins en main d'œuvre rurale deviendraient sans cesse moindres, susciterait une crise sociale tant dans la métropole qu'en Algérie, particulièrement difficile à résorber» (38).

Un choix politique opposé à la rigueur économique

Au terme de démonstrations implacables, Daniel Lefeuvre bouscule donc le stéréotype d'une immigration coloniale qui aurait été vitale à l'économie de la France après la guerre :

  • «Ainsi, pas plus qu'au cours des périodes antérieures, sauf quelques conjonctures exceptionnelles, l'immigration algérienne n'a constitué un facteur indispensable à la croissance économique française. Jusqu'à la veille de la guerre d'Algérie, cette immigration est même combattue par les organismes patronaux et boudée par les employeurs» (39).

Les Algériens sont poussés à l'exode par les conditions économiques et sociales locales et peuvent se rendre en France. Mais ce ne fut pas une revendication patronale métropolitaine : «Pour des raisons politiques, l'État leur a assuré une certaine priorité dans l'accès au marché métropolitain du travail, par des dispositions réglementaires et en rendant plus difficile, au moins jusqu'en 1955, l'introduction d'ouvriers étrangers. Toujours pour des motifs politiques, les grandes organisations patronales, l'UIMM d'abord, le CNPF ensuite, se sont ralliées au point de vue de l'État et ont incité les employeurs à recruter plus largement du personnel algérien» (40).

Foyers_nord-africains,_Paris,_1961
Foyers nord-africains, 1961

Cette préférence politique a eu des conséquences économiques et sociales coûteuses :

  • mécontentement de partenaires économiques importants, l'Italie en particulier.
  • engagement de dépenses spécifiques (logement, foyers, formation professionnelle).

Quant à l'Algérie, elle se trouve totalement tributaire de la métropole pour l'exportation de sa main d'œuvre, avec un double déficience :

  • inadaptation de son offre par rapport aux besoins du marché métropolitain.
  • infériorité de son offre par rapport à la concurrence étrangère, de l'Europe méridionale principalement (40).

 C - L'industrialisation, une affaire d'État

Les responsables de la colonie ont effectué un revirement sur l'industrialisation, passant du refus à l'adhésion :

  • «En 1937, l'industrialisation de l'Algérie est brandie par le président de la Région économique d'Algérie comme une menace qui léserait gravement les intérêts de l'industrie métropolitaine. Un an plus tard, cette évolution est jugée vitale» (22).

L'historien économiste Hubert Bonin a perçu l'importance de toutes ces poussées vers l'industrialisation :

  • «L'apport le plus important du livre réside dans le passage au peigne fin des efforts d'industrialisation de l'Algérie. Certes, [l'auteur] précise mal, faute de sources, en quoi consistent les débouchés concrets des ateliers installés outre-mer ; mais, finalement, malgré l'absence de cartes, on découvre une floraison d'ateliers, d'usines, autour des grands pôles portuaires essentiellement, destinés à procurer des biens de consommation courants (savonneries), des semi-produits au plus proche de la transformation finale des matériaux importés (pièces mécaniques et métallurgiques) ou des matériaux (ciment)» (41).
  • Le capitalisme industriel se modèle spontanément autour de ses marchés, et cette configuration reflète la structure de ces derniers (une frange d'Européens et de musulmans aisés, les grosses exploitations agricoles, des achats publics, l'armée, les commandes de quelques firmes de services, comme les chemins de fer et les entités actives sur les ports, etc.). Aller plus loin dans l'industrialisation légère aurait supposé un marché plus étoffé» (41).

 

D - L'industrialisation et la guerre d'Algérie

Les déconvenues de la politique industrielle au début des années 1950 ont dû affronter une séquence politique nouvelle à partir du 1er Novembre 1954.

  • «Depuis 1949, l'industrialisation de l'Algérie est en panne, victime à la fois du rétablissement des relations commerciales avec la métropole et de conditions locales défavorables. Victime aussi, peut-être, du calme politique qui règne dans la colonie depuis la répression des émeutes du Constantinois, et qui rend moins pressants les efforts à accomplir pour le développement économique du territoire» (4), remarque Daniel Lefeuvre, qui ajoute :
  • «Le déclenchement de la guerre d'Algérie accule le gouvernement à engager une politique de réformes économiques et sociales plus novatrice que celle définie par le deuxième plan (42)et à se montrer beaucoup plus généreux que prévu. L'industrialisation retrouve à cette occasion les faveurs de l'État. Mais quels types d'industries faut-il implanter en Algérie ? Quelle est la nature et le niveau de l'aide ? à leur apporter ? La réponse à ces questions est l'enjeu d'un vif affrontement qui dure de l'été 1956 à l'été 1958, entre les services économiques du Gouvernement général et les experts de la rue Martignac (36). Faute de doctrine, deux années durant, l'action de l'État est frappée d'inefficacité, malgré le bond des crédits publics engagés en Algérie» (4).

 

3 - Deux questions polémiques

A - L'Algérie, eldorado ou fardeau colonial ?

Ceux qui n'avaient pas guère prêté attention aux travaux de Jacques Marseille (43), ont été surpris des thèses et conclusions de la thèse de Daniel Lefeuvre. On pensait la France féroce exploiteuse de l'Algérie colonisée. L'historien montre un bilan beaucoup plus équilibré :

Usine_de_liège_et_bouchons,_Azazga_(Algérie)
usine de liège et bouchons, Azazga (Algérie)

  • «Pour une minorité d'entrepreneurs, l'Algérie a été une bonne affaire. À la veille de l'indépendance, les départements d'outre-Méditerranée absorbent près de la 20 % de la valeur totale des exportations de la métropole, soit cinq jours de production par an. Dans ces secteurs (huiles et corps gras, tissus de coton, chaussures...), la situation est d'autant plus enviable que la marchandise est écoulée en Algérie à des prix supérieurs aux cours mondiaux. Mais, la métropole y perd davantage, en commerçant avec l'Algérie, qu'elle n'y gagne. La France constitue le débouché quasi unique des produits algériens, éliminés du marché mondial en raison de leurs prix trop élevés : en 1959, elle absorbe 93 % des expéditions algériennes. Plus grave, ces produits ou bien la métropole peut se les procurer moins chers ailleurs (agrumes, dattes, liège) et s'ouvrir de nouveaux marchés en échange, ou bien elle n'en a pas besoin, comme ces 13 millions d'hectolitres de vin (la moitié des exportations totales de la colonie). Quant au pétrole du Sahara, après 1956; il revient à 1,10 dollar le baril, quand celui du Proche-Orient coûte 10 cents !» (44).

 

B - L'immigration algérienne ? Pas un besoin économique pour la France

La thèse de Daniel Lefeuvre a mis en évidence les réticences du patronat français à recourir à la main d'œuvre algérienne. Cette idée contredit le préjugé qui veut que cette immigration aurait été indispensable au redressement de la France après 1945 et à l'essor des Trente Glorieuses :

  • «A-t-on appelé les Algériens pour participer au relèvement de la France après la Seconde Guerre mondiale ? À quelques rares exceptions, non. C'est la misère qui les chasse d'Algérie et non les besoins métropolitains en main d'œuvre. Ces besoins existent. Ils ont été estimés, en 1947, à 1,5 million de travailleurs sur cinq ans. Mais c'est en Europe qu'experts du Plan et patrons veulent recruter. Si la main d'œuvre algérienne s'est finalement imposée, c'est parce que l'État lui a accordé une priorité d'embauche. En 1955, une enquête patronale révèle "qu'il est impossible [...] de recruter des étrangers [dont] les services de la main d'œuvre ont volontairement limité [le nombre]". Pourquoi ? L'explication est fournie, en 1953, par le directeur de la main d'œuvre au ministère du travail qui attribue, "dans une grande mesure", le calme qui règne en Algérie au fait "qu'un grand nombre de ses ressortissants ont pu venir en France continentale". La même année, le CNPF informe les patrons français qu'ils détiennent "la meilleure carte politique de la France en Algérie" en offrant aux Algériens les moyens de gagner leur vie. Encore une fois, l'enjeu est politique : garder l'Algérie française» (44).

 

4 - Réactions au livre Chère Algérie

800px-Affiche_PLM_Algérie_Tunisie,_1901
affiche PLM Algérie Tunisie, 1901

  • Hubert Bonin : «Jacques Marseille avait, dans sa thèse, lancé l'idée que l'Empire n'était pas rentable. Daniel Lefeuvre l'a pris au mot et a réuni nombre de données pour débattre de la rentabilité de l'investissement européen en Algérie : est-ce que les ressources naturelles algériennes étaient alléchantes pour les investisseurs ou les acheteurs ? est-ce qu'il était intéressant, pour une société métropolitaine, d'investir en Algérie ?» (45).
  • «Même si on peut lui reprocher de manquer de cartes de flux et de localisations, le livre répond parfaitement à ces questions d'histoire économique quelque peu brutale ; mais, au-delà de la sécheresse des faits, il laisse une impression de malaise social : quand il discute de la faiblesse du marché intérieur algérien - l'une des sources déterminantes des réticences à investir sur place -, il présente tant de données sur la misère, les inégalités au sein de la population et le faible niveau de vie de la population autochtone que l'on ne peut, à l'évidence, que penser que l'histoire économique ne reste pas isolée de l'histoire politico-sociale. Et c'est ce qui donne tout son intérêt à un ouvrage a priori pointu et qui se transforme au fils des pages en un livre d'histoire algérienne dans tous les sens de l'expression» (45).

 

 

* Je reprends la matière d'une partie d'un article que j'ai rédigé pour une encyclopédie en ligne il y a plusieurs mois... et qui a disparu en août 2022 à la suite d'une censure incompréhensible.

Michel Renard

 

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11 juillet 2019

histoire coloniale : le retour, par Jean-Louis Triaud (2006)

Expo coloniale Marseille, 1922, Madagascar
source : Anom

 

histoire coloniale : le retour

par Jean-Louis TRIAUD (2006) (1)

 

C’est devenu une banalité de dire que l’histoire est remise en chantier à chaque génération. Chacune de ces remises en chantier correspond à des facteurs multiples : ouverture d’archives, nouvelles problématiques, reprise de dossiers «interdits», combats mémoriels et conjonctures particulières qui raniment le rapport entre passé et présent. Il en est précisément ainsi – c’est l’objet de notre réflexion – de l’histoire de la colonisation.

Si l’on suit l’idée développée par des travaux (2), l’histoire de la colonisation française aurait été occultée au cours des quarante dernières années et cette occultation aurait, entre autres, voilé les racines du rapport inégal entre héritiers des colonisateurs et héritiers des colonisés. C’est là une lecture très actuelle, qui appelle, de la part de l’historien, à la fois intérêt et vigilance. Quelle est donc cette colonisation que l’on voudrait nous cacher… ?

c’est au nom de la décolonisation que l’on voulut en finir

avec l’histoire de la colonisation

Ce que l’on oublie souvent, c’est que, s’il y eut «occultation», ce fut pour des motifs strictement inverses de ceux que l’on pourrait imaginer aujourd’hui. C’est, en effet, au nom de la décolonisation que l’on voulut, autour des années 1960, en finir avec l’histoire de la colonisation – ou, du moins, avec une certaine histoire de la colonisation. Ce fut, pour les Français ordinaires, une amputation brusque de leur «imaginaire colonial», fait de galeries de portraits héroïques, de représentations exotiques et de cartes de géographie impériales. Cet héritage de l’école républicaine de la IIIe République était brusquement devenu caduc. Cela n’allait pas tout à fait de soi et cette mise au rancart de la panoplie coloniale représenta une véritable violence imposée à tout un pan de fierté nationale construite par les générations antérieures.

On sait comment une génération met à la cave, ou au grenier, tous les objets et mobiliers devenus désuets à ses yeux. Il arrive ensuite que les petits-enfants, en découvrant le contenu des greniers, soient, pour des raisons à la fois d’esthétique et de recherche de racines, éblouis par ces vieux objets remis en vie, dont ils ignorent souvent l’histoire propre. Cette résurgence, parfois très «kitsch», peut faire le bonheur des brocanteurs. Une culture de la nostalgie – comme on a pu le constater à propos de certains films tournés dans un décor colonial (3) – permet alors de doter ces vieux objets de nouvelles légendes. Leur histoire n’en reste pas moins à faire. Si, donc, les objets coloniaux ressortent des greniers, il s’agit d’abord de savoir pourquoi ils y sont entrés.

Au moment des indépendances, et dans les années qui suivirent, le vent de la décolonisation balaya les enseignements concernant la période coloniale. Il y eut des tentatives militantes d’histoire anti-colonialiste (4) , qui ne furent pas toujours reprises, mais il y eut, surtout, en France, l’ouverture d’une période d’oubli, une volonté de tourner la page. L’histoire du Maghreb colonial, par exemple, en fut durablement victime. Ce n’était plus un chantier noble.

un temps de silence, d’oubli, de purgatoire.

L’histoire de la colonisation et de la décolonisation survécut dans des espaces limités de l’université française, parfois sous l’enseigne de l’histoire des Relations internationales, mais elle représentait un secteur périphérique ou marginal. Elle «payait» ainsi des années de propagande impériale, dont elle n’était pas toujours, elle-même, coupable. Charles-André Julien (1891-1991), qui reste une référence pour les chercheurs, avait donné l’exemple d’une histoire critique de l’Afrique du Nord.

Charles-André Julien, couv

Au-delà de l’institution universitaire, c’est la France qui fut collectivement convaincue de sortir résolument de l’univers colonial. On rangea dans les placards les cartes de l’Empire. Tout cela était trop chargé : honte et culpabilité «à gauche», goût de défaite «à droite», sentiments généralisés d’un grand gâchis, de morts et de souffrances inutiles : une véritable «gueule de bois». Les nouveaux historiens se tournèrent, dans leur majorité, vers d’autres domaines et d’autres espaces.

D’aucuns penseront peut-être que ce lien entre chute de l’Empire et relégation de l’histoire coloniale n’était pas nécessaire. N’aurait-on pu «décoloniser l’histoire de la colonisation» ? Comme il arrive souvent aux lendemains de grands bouleversements, il y eut un temps de silence, d’oubli, de purgatoire. Sans doute était-ce indispensable pour partir sur de nouvelles bases. L’Empire s’était tellement inscrit, entre les deux guerres mondiales, dans l’identité française que sa remise en cause ne pouvait être qu’un arrachement. Il y fallait ce travail de deuil.

nombre d’historiens épousèrent la cause des peuples concernés

Ce purgatoire exerça ses effets, à des degrés divers, et sous des formes variées, sur les différentes régions de l’Empire. Nombre d’historiens de cette génération épousèrent alors la cause des peuples concernés. On vit naître, par exemple, autour de Paris-VII, un groupe d’historiens de l’Indochine qui combinèrent une histoire engagée anti-colonialiste et une histoire des mouvements de lutte et des sociétés. Après un temps de latence, le Maghreb suscita, de façon plus dispersée, des interrogations du même type, avec un privilège particulier conféré à l’histoire de l’Algérie et, plus récemment, de la guerre d’Algérie.

Les combattants et la geste des indépendances, les galeries de portraits de grands ancêtres africains remplacèrent les héros de la colonisation et la légende dorée de l’Empire  (5). On voulait désormais se consacrer à l’histoire des peuples, et non plus à celle des entreprises coloniales : un changement de point de vue fondamental, qui justifiait intellectuellement l’abandon de l’«histoire coloniale», celle des institutions impérialistes, au profit de cette «histoire des peuples». La «bibliothèque coloniale » (6) comme grille obligée de la connaissance était progressivement remise en cause, soumise à une relecture et à un décryptage critiques et remplacée par de nouvelles œuvres.

Il en fut bien ainsi à propos de l’Afrique subsaharienne. Ici, la grande cause était la découverte et la promotion d’une histoire de l’Afrique, longtemps niée par la «grande Histoire», et longtemps reléguée dans le circuit des sociétés savantes. Les nouveaux chercheurs, africains et occidentaux, abandonnèrent le plus souvent une histoire de la colonisation, devenue périmée à leurs yeux, pour une histoire de l’Afrique, une histoire des sociétés africaines.

Ce furent, dans les années 1960, les «années glorieuses» de la création de centres, de laboratoires, de chaires, d’institutions, d’ouvrages de référence (7), de revues dédiés à cette nouvelle histoire de l’Afrique (8). Cette histoire intégrait la période coloniale, notamment sous l’angle des «résistances» devenues un thème familier et obligé, mais elle privilégiait aussi la longue durée, les temps «pré-coloniaux». Ce fut l’époque des batailles pour la  «tradition orale» (9), pour la valorisation des sociétés jadis indigènes. Les nouveaux centres de recherche devinrent des «usines à thèses», où se formèrent plusieurs générations d’historiens africains et occidentaux.

Henri Brunschwig, Raymond Mauny, Yves Person

La colonisation n’était pas oubliée, mais elle ne constituait plus qu’un moment d’une histoire dans la longue durée. Les historiens français de l’Afrique, pour leur part, à travers les travaux fondateurs de Henri Brunschwig (1904-1989) (10), de Raymond Mauny (1912-1994 (11), puis d’Yves Person (1925-1982 (12), jetaient, chacun à leur manière, souvent dans une certaine discrétion, les bases de méthodologies et d’approches nouvelles de la connaissance du passé – proche ou ancien – du continent.

Ce n’est pas un hasard si, dans cette même période, la théorie des aires culturelles vint offrir un cadre systématique à l’étude des sociétés du monde. On ne travaillait plus sur des empires, ni sur des espaces classés selon la cascade épistémologique de l’époque impérialiste (les sociétés évoluées pour les historiens, les sociétés indigènes orales pour les ethnologues, et les sociétés technologiquement inférieures, mais dotées d’écritures anciennes, pour les orientalistes), mais sur des espaces presque vierges, en tout cas aseptisés » parce que leurs intitulés et leurs définitions étaient sans connotations anciennes.

Dans le cadre de ce nouveau partage du monde en «aires culturelles», qui abolissait les classements anciens au nom d’une vision en quelque sorte «géopolitique», les différentes sciences sociales étaient appelées à travailler de conserve. C’est ainsi que l’Afrique subsaharienne devint l’une de ces aires culturelles – une aire que l’on croyait, à ce moment, appelée, au sortir de sa libération du colonialisme, à une montée en puissance et à des succès en chaîne : il y avait alors l’idée sous-jacente d’une Afrique, vierge de toute histoire capitaliste et capable, comme telle, de passer encore plus aisément à la «modernité».

Dans cette aire, les historiens professionnels allaient commencer à prendre pied. Dans la logique ancienne, comme dans le discours commun, l’Afrique était le domaine, sinon la chasse gardée, des ethnologues. Les «glorieuses années 1960» furent donc aussi celles d’une irruption de l’histoire (13). Stigmatisée jadis par Hegel, qui y voyait le continent, par excellence, sans histoire, l’Afrique subsaharienne devenait, sous le regard des nouveaux historiens, une terre d’échanges, de changements sociaux, de transformations culturales et technologiques dans la longue durée.

Là où l’histoire coloniale se limitait le plus souvent à un regard unilatéral, celui du colonisateur, l’histoire de l’Afrique offrait une palette devenue, au fil du temps, beaucoup plus vaste. Progressivement, l’Afrique entrait ainsi dans l’histoire-monde.

Tels furent les combats de cette génération intellectuelle et des suivantes. On comprend mieux ainsi pourquoi l’histoire de la colonisation, formatée à l’ancienne, représentait un obstacle. Ce n’est pas qu’on voulût l’occulter ou la nier. Elle continua d’ailleurs à produire, sous une enseigne ou une autre, de beaux travaux académiques – de ceux qui donnent des bases solides à la science historique. Cette nouvelle génération de chercheurs voulait surtout la déborder de toutes parts et la réduire à une plus juste mesure.

la colonisation, un moment finalement tardif et «exogène»,

d’une très longue histoire «indigène»

À une époque révolue où la colonisation avait été considérée comme le moment de l’entrée du continent africain dans l’histoire succédait une période nouvelle où la colonisation était traitée comme un moment, certes important, mais finalement tardif et «exogène», d’une très longue histoire «indigène». Ce fut l’époque où, selon les termes d’un ouvrage dont le titre et la méthodologie résonnèrent alors fortement dans le monde des chercheurs, l’emportait désormais la «vision des vaincus» (14).

La question, ici, n’est pas de savoir si cette nouvelle approche n’était pas, elle aussi, empreinte d’illusions et de présupposés idéologiques nouveaux – ce dont il conviendrait de discuter par ailleurs. Il s’agit de comprendre les raisons de l’«occultation», ou, mieux, de la mise en réserve, d’une discipline, l’histoire coloniale, qui, nolens volens, incarnait la «gloire de l’empire» et, par conséquent, cette culture ambiguë faite d’un mélange détonnant d’images de conquête, de répression, de guerres coloniales, de paternalisme et de gestes humanitaires. Seule la rupture, à la fois épistémologique, symbolique et politique, avec cette histoire permettait de placer cet héritage au garde-meubles sous bénéfice d’inventaire.

Ce furent alors les secteurs les plus réactionnaires de la société française qui tentèrent, à la marge, d’entretenir une autre mémoire, faite de célébrations et de commémorations de l’épopée coloniale. Entre temps, l’imaginaire colonial s’était effondré dans la population. Le gaullisme politique fut l’un des instruments de ce passage d’une «France impériale» à une France de la «modernité». On chercha désormais d’autres ressorts pour nourrir le patriotisme national (refus de l’OTAN, résistance à la superpuissance nord-américaine, bombe atomique, etc.). Le passage était fait.

les aspects culturels et identitaires des situations coloniales

Un demi-siècle, ou presque, après les indépendances, le contexte a changé. L’histoire de l’Afrique a conquis ses lettres de noblesse. Une progression exponentielle des titres disponibles dans la bibliographie de la discipline témoigne de cette vitalité et de ce succès. Ce combat a donc été, globalement, gagné. Il ne serait d’aucune utilité de s’arc-bouter sur des argumentaires devenus dépassés. Les nouveaux combats pour l’histoire de l’Afrique empruntent d’autres voies. L’histoire de la colonisation n’est plus cet obstacle, réel ou fantasmé, qu’elle représentait à l’époque.

Un intérêt renouvelé pour l’histoire de la colonisation nous est venu des États-Unis, pays sans passé colonial stricto sensu – bien que les guerres indiennes fassent aussi partie de son héritage de conquête et d’oppression. Sous le nom de colonial studies (15), l’attention s’est portée davantage sur les aspects culturels et identitaires des situations coloniales, sur l’aliénation vécue du colonisé, et aussi du colonisateur, sur l’entre-deux qui se noue entre l’un et l’autre (16).

La «triade sacrée» classe/ genre/ ethnicité, en usage aux États-Unis, a servi de guide à de nouvelles recherches sur le terrain colonial. La thématique résistance/collaboration qui fit florès dans l’historiographie des indépendances africaines est abandonnée au profit de l’étude d’un champ interactif, dans lequel il s’agit plutôt de restituer la capacité d’initiative et de réappropriation des colonisés, hors de tout schéma binaire. Le refus des explications globalisantes et surplombantes, dans l’esprit du postmodernisme, marque une rupture nette – ou, si l’on veut, un dépassement – par rapport aux explications marxistes ou économistes du phénomène impérialiste. On nous pardonnera ce raccourci caricatural mais suggestif : Frantz Fanon remplace Lénine !

Des historiens nord-américains, dont la culture nationale n’est imprégnée ni par des images des épopées coloniales européennes, oubliées mais restées dans l’inconscient des héritiers, ni par les résidus idéologiques, laissés, dans un sens ou dans l’autre, par ce passé européen d’expansion et de conquêtes «outre mer», ont appliqué, avec distanciation, leurs méthodes à cet objet devenu, sous leurs mains, une scène comme une autre. Cette école nous apporte une nouvelle brassée de connaissances.

un article pionnier de Georges Balandier

Il y avait bien eu, du côté français, un article pionnier de Georges Balandier. S’il fut remarqué, on ne peut pas dire que les historiens, en France, l’aient réellement repris à leur compte. Est-ce parce qu’il venait d’un autre champ disciplinaire ? Ce sont les colonial studies qui vont précisément en réactiver la problématique.

Comme l’écrit Marie-Albane de Suremain dans la conférence déjà citée en note : «L’ouvrage collectif, édité en 1997, par Frederick Cooper et Ann Stoler sous le titre Tensions of Empire (17) donne les linéaments et le programme de ce qui peut être défini comme une anthropologie historique de l’impérialisme aux XIXe et XXe siècles. Il rassemble des travaux qui prennent pour objet des «situations coloniales» en Afrique, au Maghreb, en Asie et qui les analysent en se fondant sur des enquêtes de terrain, anthropologiques ou inspirées des méthodes de la micro-histoire. Il s’agit de mettre en œuvre l’analyse problématique de la notion de «situation coloniale» proposée par Georges Balandier dès 1951 (18), pour construire collectivement une topographie des «situations coloniales» concrètes qui répertorie et permet de comprendre les incarnations simultanées et successives du phénomène macro-historique que fut l’impérialisme colonial des XIXe et XX siècles» (19).

Loin d’être une simple « exportation » nord-américaine, les colonial studies s’inscrivent donc dans une généalogie complexe et dans une interaction des travaux des deux côtés de l’Atlantique.

une «histoire coloniale sous le regard des dominés»

Dans cette même généalogie, il convient de situer l’essor des subaltern studies, nées, au début des années 1980 (20), du travail de jeunes intellectuels radicaux réunis autour de l’historien indien Ranajit Guha, et qui entendaient renverser les présupposés habituels de l’historiographie de l’Inde coloniale.

L’histoire de l’Inde, qu’elle fût colonialiste, nationaliste ou marxiste, privilégiait les classes dominantes ou les éléments jugés les plus avancés en ignorant la part d’initiative, d’autonomie et de résistance des classes «subalternes» de l’Inde. C’est précisément au prix d’une rupture avec l’histoire coloniale, classique ou critique, que les subaltern studies sont ainsi devenues le symbole de la réappropriation, par des intellectuels des pays du Sud, de l’histoire du passé colonial de leurs peuples – ce que Jacques Pouchepadass appelle une «histoire coloniale sous le regard des dominés» (21).

Arjun Appadurai
Arjun Appadurai

Dans la même chaîne de transmission, on peut encore citer l’œuvre d’Arjun Appadurai, qui illustre la vitalité des postcolonial studies, autre pièce dans la nouvelle configuration des travaux sur les peuples colonisés. Le terme de postcolonial se réfère d’ailleurs moins à la période qui a suivi la décolonisation qu’aux conditions propres à toute société marquée par l’expérience coloniale, rétablissant ainsi une continuité dans l’expérience vécue par les sociétés colonisées avant et après l’indépendance. On notera tout particulièrement que le thème de l’État-nation, considéré comme un modèle hérité des puissances coloniales européennes, est spécialement visé par cette critique.

Là où les histoires nationalistes recherchaient des précurseurs d’États-nations (c’était la tendance dominante dans l’histoire de l’Afrique des années 1960), les auteurs des postcolonial studies s’intéressent à d’autres échelles et à d’autres repères. Les nationalismes construits par les nouvelles, ou les anciennes, élites deviennent suspects. Ils apparaissent comme un prolongement de la logique coloniale, de ses représentations de l’espace, de ses appareils de pouvoir. Face à la problématique de l’État-nation, devenue «le souci dominant des sciences humaines», Appadurai se fait l’anthropologue de la mondialisation, «dans un monde devenu déterritorialisé, diasporique et transnational» (22).

Il convient de reconnaître que ces différents travaux, ces problématiques décapantes, ont eu un impact limité sur la recherche française, comme si ce type d’approche, parfois plus littéraire qu’historien, décontenançait les tenants d’une histoire plus braudélienne. C’est aussi que l’espace concédé aux études extra-européennes et à l’histoire-monde dans le système français, laisse trop peu de place à de tels débats et restreint le public susceptible d’y participer. Pour cette raison, c’est un historien sénégalais, Mamadou Diouf, familier des campus américains, qui s’est fait l’introducteur de ces problématiques dans le champ francophone (23).

Si nous en revenons, précisément, à l’histoire française et francophone de l’Afrique et de la colonisation, il est juste de reconnaître que, pendant ces cinquante dernières années, les historien/ne/s, quelles que soient leurs options, ont beaucoup travaillé. Il n’est pas un pays d’Afrique où la période coloniale ait échappé à leurs investigations. Il serait donc à la fois injuste et inexact d’imaginer que le travail de l’histoire se serait endormi, ou, pire, aurait été suspendu pendant ce demi-siècle.

Si la colonisation, pour des raisons multiples, revient, en France, sous le feu de l’actualité, c’est là un effet de la mondialisation, du passage des générations, de la recherche identitaire d’une partie des enfants d’immigrés en France (24) (tous ne sont pas issus d’anciens territoires de colonisation française et l’on ne saurait donc généraliser), mais aussi de l’instrumentalisation qui peut être faite de la «culpabilité coloniale» française. Après Vichy, faudrait-il que la colonisation soit promue au rang de «passé qui ne passe pas», d’histoire délibérément occultée ?

La vérité, c’est que, pendant une ou deux générations, cela n’intéressait plus personne et que, si la période coloniale était sortie des media, voire de certains programmes scolaires (ici encore, il convient de ne pas généraliser), elle n’avait jamais quitté le champ de recherche des historiens concernés. Le moment est sans doute venu de mettre à profit, et de valoriser, ce travail d’accumulation effectué sous l’enseigne de l’histoire d’Afrique, de l’histoire des relations internationales, ou des histoires nationales dans les pays africains, ou d’autres enseignes encore.

une histoire de la colonisation désormais inséparable d’une histoire-monde

On pourra constater alors que l’histoire de la colonisation est bien vivante. Cette histoire est désormais inséparable d’une histoire-monde, à laquelle il est cependant nécessaire de dire que l’université française continue d’être encore fort mal préparée. Et c’est plutôt sur ce point que nous pourrions rejoindre les critiques formulées : l’histoire des aires culturelles – de quelque manière qu’on les appelle – est le parent pauvre d’une «grande histoire» universitaire, fort respectable, mais qui reste tournée très majoritairement vers l’hexagone et l’Europe occidentale.

Les passerelles sont rares, insuffisantes entre cette «histoire noble», consacrée par les concours de l’enseignement dans leur forme actuelle, et les «histoires périphériques» (outre l’Afrique, nous parlons ici de la Chine, du Japon, du monde post-soviétique, du sous-continent indien, du continent américain… – excusez du peu !) qui sont cantonnés dans des espaces réservés. Une telle posture commande le reste : programmes scolaires, intérêt des media et du public, dynamique du débat scientifique.

train-expo, Ligue maritime et coloniale, 1943
affiche de la Ligue maritime et coloniale française, 1943

Une redécouverte de l’histoire de la colonisation comme composante, longtemps tenue en marge, de l’histoire française, est tout à fait souhaitable, comme serait tout autant souhaitable aujourd’hui – simple exemple – une redécouverte de l’histoire du mouvement ouvrier, perdue par les nouvelles générations, et qui, elle aussi, pour d’autres raisons, est en cours d’«occultation» après avoir tant donné à la discipline.

Mais si l’enjeu est de faire revenir l’histoire de la colonisation dans la seule histoire nationale, on aura manqué l’essentiel : la promotion d’une véritable histoire-monde, européenne et extra-européenne, dans nos institutions et dans nos représentations (25).

Si, d’autre part, la mise en exergue de l’histoire de la colonisation se voulait un simple rappel de la «culpabilité française», sur laquelle, quoi qu’on en pense, beaucoup a déjà été dit et écrit, nous ne ferions que passer d’une construction idéologique à une autre (26).

On doit reconnaître cependant que la violence coloniale, profondément inscrite dans un système de domination autoritaire et discrétionnaire, a été quelque peu évacuée d’un discours académique convenable. Elle a été bien décrite, par plusieurs générations d’auteurs, à propos de l’Afrique du Nord. L’étude de cette violence en Afrique subsaharienne a fait l’objet d’une plus grande retenue (27). D’une certaine manière, la dernière période de la colonisation, celle des années 1950, marquée par l’ouverture politique progressive et un souci du développement économique, et par l’arrivée, au sortir de la guerre, de nouvelles générations d’administrateurs humanistes, a tendu à dissimuler, aux yeux de certains auteurs et de leurs lecteurs, les périodes antérieures plus noires (28).

L’histoire de la colonisation ne saurait non plus se réduire à l’histoire des institutions, des représentations ou des intérêts français, sous peine de renoncer à nouveau à cette histoire des peuples, à cette histoire interactive des colonisateurs et des colonisés qui est le principal acquis de ce demi-siècle, et qui devrait fonder les travaux à venir.

l’histoire de l’Afrique, née dans l’espace mental de la décolonisation est

traversée par des revendications de réappropriation identitaire

Pour un historien de l’Afrique, ce retour de l’histoire coloniale peut paraître surprenant. Ce mouvement va tellement à l’encontre de l’agenda des années 1960 et 1970 que cela ressemble presque à une revanche du «refoulé» : au secours, l’histoire coloniale revient ! Mais, on l’a dit, les temps et les problématiques ont changé, l’histoire de l’Afrique et l’histoire de la colonisation aussi. L’histoire de l’Afrique, née dans l’espace mental de la décolonisation et dans l’interaction entre chercheurs du Nord et chercheurs du Sud, est traversée aujourd’hui par des revendications de réappropriation identitaire d’autant plus vives que les laboratoires de recherche occidentaux, par les moyens dont ils disposent, ont contribué à déplacer le centre de gravité de ces études, en partie hors du continent, et facilité des mouvements de migrations intellectuelles.

L’histoire coloniale dont on parle au début de ce XXIe siècle est elle-même en pleine mutation. Elle a abandonné toute fonction de légitimation de l’entreprise coloniale pour se tourner progressivement vers une histoire «sous le regard des dominés».

Une redécouverte de cet objet, si fortement connoté dans notre propre tradition intellectuelle, si intiment lié à cette «bibliothèque coloniale» dont parle Valentin Mudimbe, est donc devenue possible et nécessaire. L’article caricatural, heureusement abandonné, d’une loi française récente sur «les aspects positifs de la colonisation française», n’a fait qu’accélérer une demande sociale sourde, à laquelle il appartient à l’historien de répondre. Car s’il ne le fait pas, ce seront d’autres que lui qui s’en chargeront.

 

Jean-Louis TRIAUD
«L'écriture de l'histoire de la colonisation en France depuis 1960»,
Sophie Dulucq, Catherine Coquery-Vidrovitch, Jean Fremigacci,
Emmanuelle Sibeud et Jean-Louis Triaud,
dans Afrique & histoire 2006/2 (vol. 6), p. 235 à 276.

 

Notes

1 - Cet article s’inscrit dans une réflexion dont Jean-Pierre Chrétien a déjà donné, dans l’éditorial du numéro 1 d’Afrique & histoire, les principaux repères. Nous y renvoyons le lecteur. Je tiens, d’autre part, à remercier Fabienne Le Houérou, qui a bien voulu relire une première version de cet article et apporter des suggestions profitables, puis Jean-Pierre Chrétien et François-Xavier Fauvelle, qui m’ont fait part de leurs observations bienveillantes et apporté leurs commentaires attentifs.
2 - Voir notamment, N. Bancel, P. Blanchard, S. Lemaire (dir.), La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005.
3 - On pense ici, entre autres, à Indochine (1992). «Comme l’attestent des films assez récents, le mot «Indochine» garde aux oreilles des Français un certain pouvoir évocateur des grandeurs coloniales passées » (L’«Indochine», l’Inde et la France : représentations culturelles, Colloque international, Université de Newcastle, 5-7 septembre 2003). Texte de l’appel à contributions.
4 - Jean Suret-Canale (un géographe devenu historien) représente le meilleur exemple de ce type de rupture avec l’histoire coloniale. Membre du parti communiste, Jean Suret-Canale publia, en trois tomes, entre 1958 et 1972, un ouvrage, dont les deux premiers, notamment, servirent de référence et d’alternative aux premières promotions d’historiens africains : Afrique Noire (occidentale et centrale), Paris, Éditions Sociales : t. 1 : Géographie, Civilisations, Histoire, 1958 (3e édition, 1968) ; t. 2 : L’ère coloniale (1900-1945), 1964 (2e édition, 1971) ; t. 3 : De la colonisation aux indépendances (1945-1960), 1972. Cette série est présentée en ces termes par le libraire en ligne Soumbala : «Trois volumes pour dresser une fresque engagée de l’histoire de l’Afrique, de la préhistoire aux Indépendances, avec bien sûr une place particulièrement importante accordée à la colonisation et à ses méfait ». J. Suret-Canale est aussi (entre autres) l’auteur d’une petite brochure multigraphiée, Essai sur la signification sociale et historique des hégémonies peules (XVIIe-XIXe siècles), publiée au Centre d’Études et de Recherches Marxistes (CERM), s.d. [1964] qui, pour l’époque, représentait une percée suggestive.
Il nous semble que l’œuvre de Jean Suret-Canale marqua encore plus, sur le moment, les jeunes historiens africains que les français. Une génération plus tard, la rupture intellectuelle avec l’histoire coloniale et avec l’histoire de l’Afrique académique, prendra, chez une partie des intellectuels africains et américains-africains, la forme de l’afrocentrisme, initié par W.E B. Du Bois, puis par Cheikh Anta Diop.
5 - On peut retenir comme emblématique, à cet égard, la grande collection de biographies publiée par les éditions Jeune Afrique sous le titre Les Africains. Cette série, dirigée par Charles-André Julien, Magali Morsy, Catherine Coquery-Vidrovitch et Yves Person, qui réunit dans un même projet les champs historiques nord et sud-sahariens, comporte 10 volumes (1977-1978).
6 - Voir V. Mudimbe, The Invention of Africa. Gnosis, Philosophy, and the Order of Knowledge, Bloomington, Indiana University Press, 1988.
7 - Plusieurs instruments méritent ici d’être signalés, qui ont donné des assises durables à la discipline. Il y eut d’abord H. Deschamps (sous la direction de), Histoire générale de l’Afrique noire, de Madagascar et des Archipels (Paris, PUF, 1970, 4 tomes), qui conféra, en France, une visibilité universitaire à la discipline et qui représenta à cet égard un ouvrage-étape non négligeable.
L’Histoire Générale de l’Afrique, publiée, en plusieurs langues, sous l’égide de l’UNESCO, vaste entreprise scientifique, diplomatique et symbolique, réunit un large panel d’historiens originaires des pays d’Afrique et des pays du Nord (en français, 8 volumes, 1980-1998 – il existe des versions abrégées). Elle a eu pour ambition de faire entrer l’histoire de l’Afrique dans l’histoire de l’humanité. Comme la collection Les Africains, elle a, en outre, pour caractéristique de réunir dans une approche commune les Afriques septentrionale et subsaharienne. Mais c’est vraiment la Cambridge History of Africa (CUP, 8 volumes, 1982-1985) qui consacre l’entrée de l’histoire d’Afrique dans les bibliographies académiques.
8 - C’est en 1960 que sont créés le Journal of African History et, du côté français, les Cahiers d’Études Africaines, multidisciplinaires.
9 - L’ouvrage fondateur est celui de J. Vansina, De la tradition orale. Essai de méthode historique, Tervuren, 1961, qui fut la «bible» des années soixante en la matière. Vingt ans plus tard, l’auteur procédera à une révision critique de certaines de ses affirmations de l’époque : Oral Tradition as History (1985).
10 - Henri Brunschwig est devenu, en 1962, directeur d’études à la VIe section de l’École Pratique des Hautes Études (qui allait devenir l’EHESS). À contre-courant du marxisme alors dominant, il prit ses distances à l’égard des théories économistes de l’impérialisme. On lui doit notamment Mythes et réalités de l’impérialisme colonial français, 1871-1914, Paris, Armand Colin, 1960 ; L’Afrique noire au temps de l’empire français, Paris, Denoël, 1988 ; Noirs et Blancs dans l’Afrique noire française, Paris, Flammarion, 1992 ; Le partage de l’Afrique noire, Paris, Flammarion, 1999.
11 - R. Mauny a mené trois carrières successives : dans l’administration coloniale du Sénégal (1937-1947), à l’IFAN (à partir de 1947), puis à la Sorbonne où il fut d’abord maître de conférences (1962), puis professeur (1964). Il est l’auteur d’un ouvrage fondateur qui va féconder les travaux de recherche en préhistoire, archéologie et histoire de l’Afrique de l’Ouest à l’époque médiévale : Tableau géographique de l’Ouest africain au Moyen âge d’après les sources écrites, la tradition et l’archéologie, Dakar, IFAN, 1961.
12 - Yves Person fut nommé professeur à la Sorbonne (Paris-I) en 1970. Après une carrière d’administrateur de la France d’Outre-Mer, il rejoignit l’université de Dakar vers le milieu des années soixante. Le maître ouvrage d’Y. Person est Samori, une révolution dyula, Dakar, IFAN, 1968-1975, 3 tomes. Nous tenons à remercier Claude-Hélène Perrot, Josette Rivallain et Sophie Hennion, qui nous ont fourni différents renseignements biographiques sur Raymond Mauny et Yves Person.
13 - On rappellera ici le rôle pionnier de B. Davidson, un journaliste britannique, qui popularisa pour un public large cette découverte de l’histoire d’Afrique. Voir, parmi d’autres titres, Old Africa Rediscovered (Londres, 1959), trad. française : L’Afrique avant les Blancs (Paris, PUF, 1962) ; Black Mother (Londres, 1961), trad. française : Mère Afrique (Paris, PUF, 1965).
14 - Natahn Wachtel, La vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la conquête espagnole, Paris, Gallimard, 1971.
15 - On signalera ici une excellente mise au point faite par M.-A. de Suremain dans une conférence pédagogique à l’université de Versailles : «Qu’entend-on par «histoire coloniale» ou «colonial studie » ? (s.d.). Voir :

<hhttp:// www. ac-versailles. fr/ pedagogi/ gephg/ pedagogie/ premieres/ Conf1/colonisation.htm> (18 mars 2006). Une bibliographie substantielle accompagne cet exposé. Voir aussi E. Sibeud, M.-A. de Suremain, «Histoire coloniale et / ou Colonial Studies : d’une histoire à l’autre», dans Écrire l’histoire de l’Afrique autrement, Cahiers Jussieu «Afrique noire», n° 22 (Paris, L’Harmattan, 2004).
16 - On peut appliquer ici la problématique utilisée par E.P. Thompson (1924-1993), l’un des pères des cultural studies britanniques, dans ces mêmes années 1960, pour l’étude de la culture ouvrière : «Comment s’articulent dans les identités collectives des groupes dominés les dimensions de la résistance et d’une acceptation résignée ou meurtrie de la subordination ?» (A. Mattelart et E. Neveu, «Cultural Studies’ Stories. La domestication d’une pensée sauvage ?», Réseaux, n° 80, CNET, 1996).
17 - F. Cooper et A. Stoler (ed.), Tensions of Empire. Colonial Cultures in a Bourgeois World, Berkeley, University of California Press, 1997.
18 - Georges Balandier, «La situation coloniale : approche théorique», Cahiers Internationaux de Sociologie, 1951, vol. XI, p. 44-79.
19 - M.-A. de Suremain, loc. cit.
20 - Les Subaltern Studies sont une série de volumes collectifs publiés par Oxford University Press depuis 1982, avec le sous-titre Writings on South Asia History and Society. Cette série compte 10 volumes à ce jour.
21 - Voir J. Pouchepadass, «Les Subaltern Studies ou la critique postcoloniale de la modernité», L’Homme, n° 156, 2000. Le terme de «culture subalterne» vient de Gramsci.
22 - Voir A. Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2001, p. 260.
23 - M. Diouf (dir.), L’historiographie indienne en débat. Colonialisme, nationalisme et sociétés post-coloniales, Paris, Karthala, 1999.
24 - Pour des raisons qui ne sont pas culturalistes, mais qui correspondent aux motifs de l’arrivée en France des immigrants, à leur origine sociale et aux connotations et conditions politiques de leurs départs, les immigrés, et leurs descendants, issus de l’ancienne Indochine, ne relèvent pas d’une telle problématique. Ce sont donc bien les immigrants d’origine subsaharienne ou maghrébine, et leurs descendants, qui sont concernés par ce déficit identitaire dans la société française.
25 - Sur cette nécessité du désenclavement de l’histoire européenne, on lira avec intérêt l’ouvrage de S. Gruzinski, Les quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris, Éditions de la Martinière, 2004.
26 - «Dans cette conjoncture, la longue amnésie officielle concernant les crises des décolonisations, les guerres de mémoire – opposant les pieds-noirs, les nostalgiques des colonies, les anciens combattants, les immigrés et leurs descendants, les anticolonialistes –, l’absence de consensus minimum sur les faits, la place du prétoire et de la presse dans les débats favorisent les tentations de surenchères et la propension à cultiver le rôle du procureur» (C. Liauzu, «Interrogations sur l’histoire française de la colonisation», Genèses, n° 46, mars 2002, p. 54)
27 - On n’oubliera pas, dans ce registre, la thèse de Catherine Coquery-Vidrovitch, Le Congo au temps des grandes compagnies concessionnaires, 1898-1930, Paris-La Haye, Mouton, 1972.
28 - De façon, il est vrai, discutée, le Livre Noir du Colonialisme dans une sorte de vue panoramique couvrant cinq siècles, a cherché à rendre à cette thématique une place plus centrale dans l’approche, par les historiens, du fait colonial (Le livre noir du colonialisme, XVIe-XXIe siècles : de l’extermination à la repentance, sous la direction de Marc Ferro, Paris, Robert Laffont, 2003).

 

chef Mossi du Tenkodogo, 1957
le Tenkodogo Naba (ici, avec ses ministres) est le chef Mossi
du royaume de Tenkodogo, Haute-Volta (Burkina-Faso), 1957,
source : Anom

 

 

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9 juillet 2019

les Antilles : une histoire violente, par Pierre Pluchon (1998)

vieille barbe de 48, Martinique, photo de 1902
«une vieille barbe de 48», Martinique, 1902 (source)

 

les Antilles : une histoire violente

la domination européenne

par Pierre PLUCHON (1998)

 

sommaire

________________

 

Depuis 1492, le cœur maritime des Amériques, malgré les mythes et les légendes qui l’entourent d’un halo édénique, a traversé des siècles plus souvent imprimés par la rudesse que subjugués par les ivresses de la volupté.

 

L’extinction des peuples indiens

Après la découverte du Nouveau Monde par Colomb et le partage de la planète par le pape Alexandre VI Borgia, qui octroie l’Amérique aux Madrilènes – à l’exception du Brésil, accordé aux Portugais – les Espagnols se mettent à l’œuvre aussitôt. Ils explorent les parages, s’emparent des Grandes Antilles, asservissent les Indiens qu’ils affectent à l’exploitation de petits gisements aurifères ou à celle des plantations, les encomiendas, dont ils gratifient les colons qui viennent s’établir.

Les Arawaks des Grandes Îles ne résistent pas au déferlement européen : ils succombent en quelques années, victimes de maladies jusque-là inconnues, comme la grippe, d’un rythme de travail inhabituel et même inconcevable, enfin la répression qui s’abat quand ils tentent de se révolter. Contrepartie de ce génocide en partie involontaire, les Arawaks transmettent un agent pathogène ignoré de l’Ancien Monde, où il a fait des ravages : celui de la syphilis. Cet échange microbien accompli, les Arawaks disparaissent de la carte des Antilles tandis que les Européens résistent au mal vénérien.

Au XVIIe siècle, les Caraïbes des Petites Antilles luttèrent contre l’invasion des Français et des Anglais qui s’approprient leurs terres par la force. Rassemblés en véritables escadrilles de pirogues, ils lancent des coups de main contre les nouveaux venus. Leurs flèches font de nombreuses victimes mais les armes à feu ont raison de cette résistance. Bientôt les villages sont anéantis et les Caraïbes ne sont plus représentés, dans les colonies européennes, que par une poignée de familles qui s’éteignent au milieu du XVIIIe siècle, ayant parfois mêlé leur sang à celui des Blancs et des Noirs. D’où la résurgence épisodique et inattendue du type amérindien dans quelques familles.

En 1660, Anglais et Français s’étaient accordés pour abandonner Saint-Vincent et la Dominique, îles neutres, aux enfants de la forêt amazonienne. À Saint-Vincent, patrie des «Caraïbes noirs», la vieille race asiatique s’est mélangée et s’est même fondue pour ne finalement subsister qu’à la Dominique, à quelques brasses de la Martinique, curiosité touristique qui n’échappe pas au métissage noir.

Seuls survivants – rares et fragiles – des peuples indigènes, les Indiens des Guyanes sauvés de la servitude par l’immensité , les ressources et les dangers de la forêt, ainsi que par l’éloignement de la barrière montagneuse servant de frontière avec le Brésil. Mais cette population représente un résidu qui a résisté aux épidémies de «rhumes», de maladies pulmonaires, de variole et aux dysenteries introduites par les Africains.

En effet, les Espagnols, bientôt privés de main d’œuvre locale, ont acclimaté en Amérique le système des plantations arabes sur lesquelles travaillent des esclaves achetés en Afrique. En Europe même, ce système fonctionne dans les domaines du Portugal et de l’Espagne su Sud, ainsi que dans les îles atlantiques (Açores, Madère, Canaries, Cap-Vert, São Tomé, Principe) qui succèdent à la Méditerranée dans la production du sucre de canne avant d’être supplantées, momentanément par le Brésil, puis définitivement par les Antilles.

Dès 1502, les premiers captifs africains débarquent à Saint-Domingue et, en 1510, Madrid donne l’ordre de les affecter à l’exploitation des gisements d’or. La solution de rechange à l’effacement définitif des Arawaks des Grandes Antilles est trouvée. Il reste à organiser l’approvisionnement du Nouveau Monde en main d’œuvre servile.

 

Rivalités européennes aux Antilles

Les grandes nations maritimes d’Europe, la France, l’Angleterre, la Hollande, contestent le partage papal du monde dès qu’il est prononcé. Ainsi, les Indes orientales et occidentales sont à peine investies que les ports de Normandie, Dieppe, Rouen et Honfleur envoient leurs navires commercer sur les côtes de l’Afrique, du Brésil et dans la mer des Antilles, violant sans vergogne le monopole ibérique.

Ce trafic d’abord épisodique prend un tour régulier à partir des années 1650. Que vont faire les capitaines français aux îles et sur les côtes continentales ? Certains vont y vendre des Noirs achetés auparavant sur le littoral d’Afrique, d’autres troquer des textiles et autres produits du royaume : tous ceux-là sont contrebandiers. Les derniers, les corsaires, armés avec l’agrément du souverain dès qu’une crise internationale éclate, partent pour faire des coups de main sur le commerce régional antillais. Tous, les uns en pratiquant l’interlope, les autres en usant de la force, chargent des denrées locales : bois tinctoriaux et médicinaux, cacao, tabac, écailles de tortue, cuirs, pièces d’argent quand il est possible, bref, tout ce que ce monde exotique peut fournir, jusqu’au maïs et à la pomme de terre.

Pendant le XVIe siècle, déchiré d’hostilités et de tensions religieuses, les Anglais font une partie de leur apprentissage maritime sur la mer des Antilles où ils mêlent guerre de course et traite négrière. C’est l’époque des grands marins aventureux d’Élisabeth, les Chiens de Mer : Hawkins, Drake, Oxenham, Raleign.

voyages de Drake aux Indes occidentales
voyages de Drake aux Indes occientales (source)

À leur tour, les Hollandais se manifestent. À la fin du XVIe siècle et surtout au cours du demi-siècle suivant, les Gueux de la Mer emplissent leurs navires du sel d’Araya, sur la côte vénézuélienne, pillent les convois espagnols sous l’autorité audacieuse de capitaines comme Cornelius Schouten, Pieter Ita et surtout Piet Heyn, qui, en 1628, capture dans la baie cubaine de Matanzas quatre navires dont la cargaison fut estimée à 15 millions de florins.

Après la défaite de l’Invincible Armada (1588), l’Espagne, inquiétée mais ne perdant rien de son domaine, montre de la prudence. Elle adopte une stratégie défensive alors que l’Angleterre et la Hollande créent leurs fameuses banques, leurs puissantes compagnies d’Amérique et d’Asie : Amsterdam entame son règne de capitale du commerce international. Après l’échec hollandais au Brésil, celui des Français dans cette même Amérique portugaise et en Floride, les Anglais et les sujets d’Henri IV, puis de Louis XIII se partagent l’Amérique du Nord. Tous finissent par se retrouver aux Antilles où les Espagnols n’occupent pas les petites îles, même s’ils exercent des actions de représailles contre les Caraïbes qui, de temps à autres, font de rapides et vives descentes à Puerto Rico ou Trinidad.

 

Premières colonies antillaises de la France

Le XVIIe siècle ouvre les Antilles à une fréquentation régulière et de plus en plus nombreuse de marchands et de corsaires, tous en quête de produits exotiques. En 1625, le sieur d’Esnambuc, officier du roi passé à la flibuste, fonde la Compagnie de Saint-Christophe, où Richelieu apparaît comme protecteur et actionnaire. La colonisation de cette petite île que se partagent Français et Anglais souffre nombre d’embarras : toutefois, des colons y sont établis, qui cultivent du tabac – ou pétun – pour le marché national.

Esnambuc, 1625
fondation de la colonie de la Martinique par Belain d'Esnambuc, 1635

Aussi, dix ans plus tard, en 1634 ; le gouverneur d’Esnambuc obtient de transformer la Compagnie de Saint-Christophe en Compagnie des îles de l’Amérique. Le cardinal assigne à cette nouvelle société la mission de développer la mise en valeur de Saint-Christophe et surtout de prendre possession des îles voisines et inoccupées, d’y installer des Français pour les défricher et en retirer du tabac, du rocou (teinture utilisée par les Caraïbes) et du coton. À cette occasion, il réitère une instruction de 1625 réservant le commerce des îles à la métropole : une mesure qui devint un principe essentiel de la colonisation, sous toutes les latitudes, sous le nom d’Exclusif. Dès 1635, la Compagnie prend le contrôle de la Guadeloupe, de la Martinique, et de leurs dépendances. En 1741 le commandeur de Poincy, successeur d’Esnambuc au gouvernement général des îles, agrandit ce domaine de l’île de la Tortue, où les flibustiers ont réclamé des secours pour se protéger des Espagnols.

En 1649, la Compagnie des îles de l’Amérique, qu’une mauvaise gestion a conduit à la faillite, vend son patrimoine. L’ordre de Malte auquel appartient de Poincy achète Saint-Christophe tandis de Houël et du Parquet, respectivement gouverneurs de la Guadeloupe et de la Martinique, se rendent propriétaires des îles qu’ils commandent sous l’autorité du gouverneur général de Poincy.

C’est l’ère des seigneurs-propriétaires, à laquelle Louis XIV et Colbert mettent fin en 1664 en rachetant les possessions antillaises qu’ils confient à la Compagnie des Indes. Cette société gigantesque - pendant de la Compagnie des Indes orientales créée sur le modèle de la très riche Compagnie hollandaise pour l’Asie - reçoit la charge de toutes les colonies du roi en Amérique et le monopole de la traite des Noirs en Afrique. Cette machine énorme, que ne dirigent pas les représentants du capitalisme commercial, est directement soumise à l’administration de la marine commandée par Colbert et aux traditionnels prêteurs et profiteurs de l’État. Elle échoue lamentablement, aussi le domaine américain de la France lui est-il retiré en 1674 pour être placé sous l’autorité du gouverneur royal, de l’État.

En 1674, quand le souverain et le ministre prennent eux-mêmes en mains les destinées des Antilles françaises, l’aventure brésilienne, territoriale et sucrière, a vécu, et la Barbade anglaise domine le marché européen du sucre depuis 1650. Dès lors, quel avenir prédire aux jeunes possessions royales ? Une double vocation : le pouvoir imagine des bases navales prêtes à intervenir contre l’Amérique espagnole et ses convois de métaux précieux, et des contrées à peupler pour y cultiver ces plantes tropicales dont les fruits font le plaisir quotidien des classes aisées : le tabac, le chocolat, le sucre. Au traité de Ryswick (1797), la Cour réussit, après un demi-siècle d’attente, à contraindre l’Espagne à lui céder la partie occidentale de Saint-Domingue et les îles adjacentes où flibustiers et boucaniers français ont imposé leur présence et où la Compagnie des Indes a nommé, en 1665, le premier «gouverneur pour le roi», le célèbre Bertrand d’Ogeron, en l’honneur de qui les fidèles ont posé une plaque dans l’église Saint-Séverin de Paris.

Dès la fin du XVIIe siècle, les Européens qui avaient fait irruption dans la mer des Antilles ont fini de piller l’enclos madrilène. Les Anglais se sont emparés de la Jamaïque par la force et occupent un nuage de petites îles dont la Barbade et la Grenade. Les Hollandais qui cherchaient des centres de commerce et de contrebande plutôt que des terres du culture ont choisi Surinam, Curaçao et Saint-Eustache. Les Espagnols conservent Cuba, la partie orientale de Saint-Domingue, Puerto-Rico et Trinidad tandis que les Danois, neutres et familiers de l’interlope, acquièrent Sainte-Croix, Saint-Thomas et Saint-Jean.

 

Les difficultés guyanaises

Après que Colomb eut découvert l’Amérique du Sud, nombre d’explorateurs s’intéressent à sa partie septentrionale. Ainsi Gonzalo Pizarre, frère du conquérant du Pérou, descend-il l’Amazone de sa source à la mer pour la première fois en 1541. Néanmoins, l’enfer vert, souvent proche de la côte, s’il excite la curiosité des Espagnols, ne les incite pas à construire de grands projets.

En revanche, leurs rivaux accourus d’Europe au XVIe siècle succombent à la séduction de cet univers de mystère et de puissance, et invitent leurs souverains à y fonder des établissements. Ainsi en est-il de Walter Raleigh et d’Isaac de Razilly. Celui-ci, grand marin, remet en 1626 un mémoire enthousiaste à Richelieu, son parent, principal ministre de Louis XIII.

«Il semble, Monseigneur, que Dieu ait réservé cette conquête durant que Votre Grandeur tient le gouvernail des affaires de la navigation de ce Royaume, dont la France en peut tirer un grand fruit et avantage. Car il est très certain que toutes les richesses et fertilités de la terre, qui sont aux Indes Occidentales, se rencontreront dans le même pays qui en fait une partie : et s’y trouvera des mines d’or et d’argent, émeraudes, cannes de sucres, baumes, teintures, senteurs, roucou, poivre rouge, tabac et pittes (sisal) qui y viennent parfaitement bien. Les arbres y sont toujours verts, remplis de mille fruits divers ; les ananas et melons s’y cueillent en toute saison ; le froment de Turquie (maïs) et toutes sortes de légumes y viennent abondamment ; le pays est mêlé de forêts et prairies qui sont émaillés de mille sortes de fleurs ; il se peut faire nombre de bons vins d’acajoux, de palmes, ananas ; outre le miel qui est excellent pour faire de l’hydromel. Aussi l’on ne saurait représenter le grand nombre de sangliers, cerfs, biches et animaux bons à manger dans ledit pays, et pareillement un nombre infini d’oiseaux, tous différents de genres».

Les explorateurs des temps anciens possèdent le regard émerveillé de l’imagination qui, souvent, prépare le malheur des gens du commun, des paysans dont l’œil palpe la terre et en calcule le produit. L’homme des campagnes mesure les chances de vie que lui offre un sol plutôt que le degré de féérie des paysages. Les Guyanes avaient besoin des broderies et parures de la propagande, tant les essais de colonisation de la France avaient été malheureux en Amérique du Sud, de Villegagnon dans la baie de Rio à la Rivardière et Razilly dans les bouches de l’Amazone.

Enfin, après quelques décennies d’échecs, un gentilhomme normand, Poncet de Brétigny, «gouverneur, lieutenant général pour le Roy», débarque à Cayenne le 25 novembre 1643, à la tête d’une expédition financée par les Rouennais de la Compagnie du Cap Nord. Il se rend insupportable : les Blancs se disputent entre eux avant d’être tous massacrés par les Indiens. Malgré le désastre de cette première occupation effective, malgré aussi la concurrence rude des Hollandais, l’isle de Cayenne prend enfin corps en 1774 grâce aux efforts successifs des Compagnies de Paris, de la France équinoxiale puis de la Compagnie des Indes occidentales.

La colonie attient rapidement son développement définitif, caractérisé par le sous-peuplement en Blancs et en esclaves et par une économie de plantation toujours embryonnaire. En 1743, Barrère, médecin du roi, peint un tableau de la capitale de la colonie où l’Eldorado tant promis ne se reflète pas.

«Il n’y a guère dans le bourg de Cayenne que cent cinquante cases ou maison d’assez mauvaise apparence, et qui presque toutes ne sont bâties de de boue ; on enduit le dedans de bouse de vache, après quoi on le blanchit par-dessus. Il y en a quelques-unes qui sont de charpente et à deux étages. Elles étaient autrefois couvertes de feuilles de palmier ; mais les pertes qu’y causaient les incendies qui étaient assez ordinaires, ont obligé les habitants, depuis quelques années à les couvrir de bois ou bardeaux : aussi depuis ce temps-là, les accidents sont devenus très rares».

La Guyane produit du rocou, du coton et aussi du cacao ; en effet, la côte septentrionale de l’Amérique du Sud est épargnée par les cyclones, qui rendent l’entretien des cacaoyères impossible dans les îles. Toutefois, les colons ne fournissent que des quantités insuffisantes pour arracher la possession à la médiocrité. Pour accéder à une certaine prospérité, il eût fallu, comme à Surinam, aménager un vaste ensemble de polders, tâche à laquelle les protestants français prirent une large part.

planc de l'ancienne ville de Cayenne, 1826
plan de l'ancienne ville de Cayenne, 1826 (source)

 

planc de l'ancienne ville de Cayenne, 1826, extrait
plan de l'ancienne ville de Cayenne, 1826, extrait (source)

 

La formation de nouveaux peuples

Les Espagnols ont anéanti les Arawaks des grandes îles tandis que les Français, les Anglais et, dans une moindre mesure, les Hollandais ont détruit les Caraïbes au cours des guerres de conquête des îles et des des terres à cultiver.

Après avoir éliminé les autochtones, les Ibériques et autres Européens sont contraints d’organiser des courants d’immigration pour repeupler les Antilles et les mettre en valeur. Les Espagnols ont indiqué la voie : imitant les Arabes, ils utilisent les esclaves africains avec d’autant plus de convictions que ceux-ci résistent beaucoup mieux que les Européens à certains maladies tropicales – paludisme, fièvre jaune – contre lesquelles ils sont souvent immunisés naturellement. Les Madrilènes, soucieux d’exploiter au plus vite leur domaine continental alors qu’ils négligèrent leurs îles jusqu’aux premiers jours du XIXe siècle, créent le commerce des Noirs. Charles Quint signe le premier asiento, ou contrat d’achat, avec des capitalistes allemands en 1528. Plus tard, ses successeurs s’adressèrent aux Génois, aux Florentins et aux Portugais. Philippe V, Bourbon et petit-fils de Louis XIV, octroie le monopole de l’asiento aux Français, mais l’Angleterre victorieuse se l’approprie au traité d’Utrecht (1713) et le conserva jusqu’à la Révolution.

Chaque année des navires négriers quittent l’Europe, mouillent plus ou moins longtemps en Afrique où des courtiers leur vendent des captifs qu’ils vont ensuite écouler dans les colonies de l’Amérique. Du XVIe à la fin du XIXe siècle, époque à laquelle l’esclavage fut aboli au Brésil, on estime à 9,5 millions le nombre d’Africains déportés dans le Nouveau Monde. Les Antilles anglaises en auraient «reçu» 1,6 million, les Antilles françaises autant, et les Antilles néerlandaises et danoises 528 000.

Ces chiffres approximatifs et partiels, sont très inférieurs à l’effectif du contingent d’hommes, de femmes et d’enfants victimes de «l’odieux trafic» que dénoncèrent certains philosophes du siècle des Lumières. Ils dissimulent aussi que les esclaves des colonies ne se reproduisent pas dans des proportions suffisantes, la traite suppléait aux défaillances de la natalité : dans les dernières années de l’Ancien Régime, Saint-Domingue – l’actuelle Haïti – achète 30 000 esclaves par an destinés à travailler sur les plantations.

L’immigration blanche se heurte à des difficultés inconnues du commerce des Africains. Si l’Angleterre se débarrasse d’un certains nombres de catholiques, de délinquants et d’agitateurs religieux dans ses possessions, la France copie peu cet exemple. Elle préfère recruter des engagés qui, par contrat, promettent leurs services pendant trois ans à un maître – généralement un colon, mais parfois aussi un artisan – en échange d’un paiement modique en tabac ou en sucre selon l’époque.

Plusieurs milliers de Français s’embauchèrent ainsi dans l’espoir que, passés les trente-six mois de servitude, ils pourront dans ces pays sans hiver vivre mieux, acquérir une propriété, éventuellement créer un commerce, bref changer de conditions d’existence, de statut social. Le régime français, moins éprouvant que l’anglais, d’une durée de cinq ans, permit à certains de réaliser leurs vœux ; mais la plupart meurent, dégoûtés par le climat et le changement d’habitudes alimentaires mais surtout terrassés par une pathologie meurtrière.

Cette immigration particulière de paysans et d’artisans, typique du XVIIe siècle, fait place au XVIIIe s. à un courant annuel de 1 000 à 2 000 jeunes gens de la petite bourgeoisie, qui se pressent non plus pour s’épuiser aux travaux de la terre et à ceux qui en dérivent, mais pour servir de cadres sur les plantations d’indigo et surtout de canne, ou pour tenir un emploi exigeant une grande technicité : comptable, raffineur, etc. Eux aussi, comme les engagés, leurs prédécesseurs, se promettent d’amasser quelque bien pour couler une vieillesse heureuse en France, mais plus encore pour entrer dans la carrière de colons, ou de propriétaires de champs et de «nègres».

Combien d’illusions déçues ! Certains en trouvent aucune place, malgré des recommandations flatteuses, courent la campagne, mendient, et, désespérés, attendent la fièvre qui les emporte, se détruisant à coup de bol de tafia.

D’autres débarquent, demandés par un parent ou un compatriote qui cherche un second pour le former à sa manière et sur qui il pourra se reposer, lui faisant gravir les emplois propres aux plantations : sous-économe, économe, et peut-être gérant. Alors il remplacera le maître à la direction de la propriété, lui envoyant son revenu en France allégé de son salaire et de ce qu’il aura détourné ! Ainsi, au bout de quelques années, le jeune homme d’hier, prématurément vieilli, entouré des ombres des camarades emportés par «le mal du pays», entrera-t-il dans la classe des propriétaires et continuera-t-il à s’éreinter pour prendre la place dans la société distinguée des colons. À cette loterie sans pitié où l’effort remplace la chance, les appelés sont nombreux, les survivants rares, les élus l’exception.

 

Les Antilles au cœur des guerres européennes

La mer des Antilles, est une région stratégique de première importance. Suite au débouché de l’Amérique central, les convois annuels de galions la traversent, ils apportent des produits européns, en remportent les métaux précieux du Mexique et du Pérou qui sont déchargés à Séville puis à Cadix, à partir de 1717. Au milieu du XVIIe siècle, quand les Portugais recouvrent le Brésil hollandais, mettant fin au règne de son sucre, les Antilles prennent aussitôt la place de Recife, et grâce à leurs exportations de denrées tropicales deviennent peu à peu de véritables Pérou. Mer de l’or et de l’argent, des sucres, de l’indigo et plus tard des cafés, cela ne suffit-il pas à exprimer l’intérêt considérable de la zone maritime antillaise ?

Antilles, XVIIIe siècle
populations et productions aux Antilles, XVIIIe siècle

Les Anglais, maîtres de la Jamaïque et de plusieurs petites îles, dont la Barbade, premiers producteurs et exportateurs de sucre, ne se satisfont pas de cet état. Ils veulent que leur marine gouverne la mer des Antilles pour briser d’éventuelles prospérités étrangères et obliger les colonies continentales espagnoles à une abondante et fructueuse contrebande.

En 1666-1667, sous Louis XIV, ils s’en prennent aux Hollandais qui, de Gueux de la Mer, sont vite devenus Rouliers des Mers. Lors de la guerre franco-hollandaise, les belligérants s’affrontent dans les eaux tropicales. Le grand Ruyter se présent devant la Martinique, hésite et s’en retourne, tandis que l’amiral français d’Estrées échoue sa magnifique escadre sur l’archipel des Aves.

Pendant la guerre de la ligue d’Augsbourg (1689-1797) qui oppose la France à l’Europe, Saint-Domingue (Haïti) essuie les injures des Anglo-Espagnols, mais le gouverneur Ducasse, à la tête des flibustiers, et le capitaine de vaisseau de Pointis, conduisent une escadrille, s’emparent du riche port de Carthagène dont ils font le sac (1697).

Vient la guerre de la succession d’Espagne. Tolérer un Bourbon à Madrid, proteste Londres, c’est livrer les richesses de l’Amérique espagnole à la France qui écrasera le monde de sa puissance. Le canon tonne sur la mer, mais la mort a emporté les Colbert, père et fils, qui avaient donné la première marine du monde à la nation. L’amiral Ducasse réussit à conduire à bon port les flottes de l’or dont les chargements permettent à Philippe d’Anjou de sauver son jeune trône. Le Moyne d’Iberville, brillant marin canadien, accourt, prêt aux grandes actions : le mal de Siam, la fièvre jaune, l’abat à La Havane. Un corsaire exceptionnel qui fut une fortune rare avant de mourir pauvre, le Breton Cassard, sème la terreur sur les côtes et dans les ports.

À la paix d’Utrecht, l’Europe reconnaît le petit-fils de Louis XIV comme roi d’Espagne sans amoindrir son empire américain. Mais les Anglais s’adjugent le monopole de la traite négrière sans les colonies madrilènes où ils obtiennent un régime commercial de faveur ; enfin, ils gardent à jamais l’île de Saint-Christophe, berceau de la colonisation française dans les Antilles.

De la ligue d’Augsbourg (1689) à la seconde abdication de Napoléon, l’Angleterre et la France s’engagent dans un conflit incessant – la deuxième guerre de Cent Ans – pour l’hégémonie mondiale. Au début du règne de Louis XV, la France connaît une prospérité inconnue depuis longtemps. L’Angleterre s’inquiète de la croissance du commerce antillais de Versailles et, pour n’être pas distancée, décide de s’ouvrir par la force les ports coloniaux espagnols. En 1739, les Anglais attaquent les Espagnols, un événement que la guerre de succession d’Autriche prolonge jusqu’en 1748.

Pendant presque dix ans la Navy s’assure la maîtrise des mers que Louis XV subit pendant tout son règne. Cette domination navale britannique qui coupe les possessions de la métropole, empêchant tout commerce, atteint son zénith pendant la guerre de Sept Ans (1756-1763) : l’ennemi occupe les Petites Antilles.

Au traité de Paris, Londres restitue la Martinique, rend aussi la Guadeloupe après de longues hésitations tant certains parlementaires et officiers souhaitaient la garder de préférence au Canada : l’occupant n’y avait-il pas introduit 20 000 esclaves.

En 1763, l’empire colonial français, dépouillé du Canada, de la Louisiane et de l’Inde, se réduit quasiment aux Antilles. Malgré le désastre politique, la colonisation royale s’élève vers son apogée. Les îles, productrices de sucres et de cafés – que les Français consommant peu, réexportent -, permettent à la France d’inonder et de contrôler le marché européen de ces denrées devenues indispensables. Les choses en arrivent au point que la balance commerciale du royaume serait gravement déficitaire sans les Antilles, tant celles-ci fournissent un revenu essentiel, enrichissant les ports de Bordeaux, du Havre, de Rouen, de Nantes et de Marseille, dont elles actionnent la flotte marchande. La France des affaires et du travail, dont le trafic extérieur est sauvé par une poussière de terres ensoleillées, ne jure que par l’économie de plantation à laquelle elle doit un profit si précieux.

Pierre PLUCHON
Antilles, Îles du Vent, Guyane,
Guides bleus, 1998, p. 78-86
iconographie extérieure à la source textuelle

 

 

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2 juillet 2019

la colonisation en 6 questions, par Daniel Lefeuvre (2013)

Principales productions d'origine végétale, Georges Michel, dit Géo Michel, vers 1930, quai Branly

 

 

la colonisation en 6 questions

par Daniel Lefeuvre (2013)

 

 

sommaire

1 - La conquête de l'Afrique a-t-elle été particulièrement meurtrière ?
2 - La colonisation a-t-elle reposé sur l'exploitation des indigènes ?
3 - La France a-t-elle apporté la civilisation ?
4 - Les soldats africains ont-ils servi de chair à canon ?
5 - La France a-t-elle «pillé» ses colonies ?
6 - Les colonies ont-elles été le moteur de la croissance française ?

__________________________

 

1 - La conquête de l'Afrique a-t-elle été particulièrement meurtrière ?

Pour la France, la conquête de l'Afrique noire a été peu coûteuse en hommes. Pour une part, d'ailleurs elle s'est faite sans combat. Ainsi, sans avoir tiré un seul coup de feu, Brazza, par le traité conclu le 10 septembre 1880, avec le Makoko (roi) des Batékés, place-t-il sous «protectorat» français un vaste territoire couvrant une partie du Congo et du Gabon, embryon de la future Afrique équatoriale franiase. Bien d'autres traités - on en dénombre plusieurs centaines - permirent d'étendre à moindre frais la domination française en Afrique.

Certes, il fallut aussi, mener de véritables campagnes militaires pour vaincre les résistances à la conquête. Mais au cours de ces opérations, les tués au feu furent généralement peu nombreux et ne représentent qu’une faible part des pertes totales dues aux maladies : la conquête du Dahomey, qui exigea 17 combats, livrés en trois mois contre une armée africaine nombreuse et bien armée, coûta la vie à 220 soldats français sur les 3 600 hommes engagés.

La guerre menée au puissant empire Toucouleur fit moins de 30 tués parmi les soldats français. Contre Samory, les Français perdirent 120 militaires blancs – dont 100 de la fièvre jaune. Si la campagne menée en 1895 à Madagascar entraîna la mort de 6 000 hommes du corps expéditionnaire, seulement 19 furent tués lors des combats et 6 des suites de blessures, tous les autres ont été victimes de maladies. Au total, les pertes strictement françaises, pour toute la phase de la conquête, se comptent en centaines, en une dizaine de milliers, si on ajoute aux tués lors des combats, les soldats emportés par les maladies.

Autrement plus considérables furent celles subies par les Africains, sans qu’on puisse cependant en donner une estimation d’ensemble fiable. Ces pertes ont deux origines. Il faut, en effet, distinguer, d’une part, celles qui ont affecté les soldats – notamment les tirailleurs «sénégalais» - ou les alliés noirs de l’armée française et, d’autre part, celles – militaires et civiles – dues aux résistances à la conquête coloniale.

Les premières se comptent en quelques milliers de tirailleurs, mais aucun recensement ne permet d’évaluer précisément le nombre des alliés, des porteurs et des auxiliaires ayant suivi ou participé à la conquête.

Les secondes, beaucoup plus nombreuses, se mesurent en dizaines de milliers de militaires et de civils. Les combats entre Français et Africains ont été inégaux du fait de la supériorité manœuvrière des armées européennes auquel s’est ajouté, à la fin du XIXe siècle, un armement nettement supérieur. Cela explique la disproportion des pertes qui peut, parfois, être effarante : en 1881, la prise de Goubanko, une forteresse d’Amadou, a fait au moins 300 morts du côté des assiégés pour seulement 7 du côté français. Le 22 avril 1900, le combat de Kousseri, sur les bords du lac Tchad, qui mit fin à l’empire de Rabah, fit 19 morts et 43 blessés du côté français, un millier au moins du côté africain.

Kousseri, mort de Lamy, mort de Rabah
bataille de Kousseri : mort du comanndant Lamy, mort du chef Rabah

Les populations civiles, si tant est qu’une distinction puisse être opérée entre combattants et civils africains, ont été durement affectées par les guerres qui ont affaibli leur capacité de résistance aux maladies. Mais les données dont on dispose sont tellement aléatoires et contradictoires qu’il faut bien avouer notre incapacité actuelle à proposer une évaluation du recul démographique. Il faudrait cependant tenir compte, par les facteurs de ce recul, des guerres intestines et des catastrophes climatiques qui frappèrent périodiquement le Sahel et conduisirent à la propagation de famines meurtrières de la fin du XIXe siècle jusqu’aux lendemains de la Première Guerre mondiale, au moins. Au total, si l’on a pu soutenir qu’il y eut un recul démographique durant la période, il serait imprudent de l’attribuer uniquement à la conquête coloniale.

 

 

2 - La colonisation a-t-elle reposé sur l'exploitation des indigènes ?

Se greffant sur des pratiques locales anciennes, mais lui donnant une ampleur jusque-là inégalée, les colonisateurs développèrent le travail forcé – ce qui ne veut pas dire gratuit -, en particulier pour le portage, les chantiers de chemin de fer ou le développement des cultures obligatoires. Au prix, parfois, d’une mortalité effrayante.

Dans une Afrique aux cours d’eau partiellement navigables et pour des petits tonnages, dépourvue de vraies routes et où les animaux de bât étaient victimes de la mouche tsé-tsé, le portage fut longtemps la seule solution pour acheminer les impedimenta nécessaires aux expéditions militaires – celle de Marchand mobilisa plusieurs milliers de porteurs – ou pour transporter, vers les ports de la côte, les produits de l’intérieur ; comme le caoutchouc ou les produits palmistes.

porteurs à Bangui
porteurs à Bangui

La charge «normale» d’un porteur s'élève à 25 voire 30 kg à transporter sur 25 à 30 km par jour. Prestation harassante et nourriture souvent insuffisante favorisent la propagation des maladies – du sommeil notamment – qui entraînent une forte mortalité. Rien d’étonnant donc à ce que les populations résistent, par la fuite et la désertion, à ces réquisitions.

Après le portage, les chemins de fer sont les plus gros consommateurs de main-d’œuvre. Et, comme le recrutement de travailleurs volontaires s’est révélé insuffisant, le recours à la contrainte devient systématique. Ainsi, en 1900, sur les 3 600 manœuvres employés à la construction du chemin de fer de Guinée, les deux tiers sont-ils des captifs.

chemin de fer Konakry-Niger
chemin de fer Conakry-Niger

Le chantier de la ligne Congo-Océan est resté tristement célèbre pour ses conditions de travail épouvantables. Sur les 127 500 travailleurs qu’il mobilise, entre 1921 et 1932, au moins 14 000, peut-être 20 000, périssent de la fièvre jaune pour la plupart.

Les cultures obligatoires, puis, pendant la Première Guerre mondiale, les réquisitions de produits nécessaires à l’effort français de guerre sont deux autres formes de travail forcé. Enfin, la mise en place des régimes de l’indigénat et de législation forestières contraignantes crée de nouvelles et souvent humiliantes sujétions.

Si le partage recule à mesure de l’avancée des moyens modernes de communication, il faut attendre la loi du 11 avril 1946, dite loi Houphouët-Boigny, pour que le travail forcé, sous toutes ses formes, soit définitivement interdit dans les colonies françaises.

 

 

3 - La France a-t-elle apporté la civilisation ?

Souvent réduite à une entreprise de pillage et d’exploitation, la colonisation doit pourtant être aussi saisie comme une rencontre, souvent violente, mais jamais réduite à ce seul aspect : la colonisation s’est aussi accompagnée, pour les populations dominées, d’effets «positifs».

Une fois passées les violences des conquêtes – au demeurant très inégales d’un territoire à l’autre, voire localement inexistantes -, la colonisation met fin aux guerres et aux révoltes internes qui ravageaient l’Afrique à un rythme soutenu. Ainsi, au Fouta-Djalon (Guinée), entre 1747 et 1896, l’Empire peul musulman n’avait probablement pas connu une seule décennie sans bataille ni campagne militaire. On pourrait multiplier de tels exemples. La paix coloniale apporta aux populations une sécurité jusque-là inconnue dans la vie quotidienne et les déplacements.

C’est également au crédit de la colonisation qu’il faut porter la suppression de certains pratiques barbares, tels le cannibalisme et les sacrifices humains, comme ces « grandes coutumes», en usage lors des funérailles des rois au Dahomey, à l’occasion desquelles des centaines de victimes étaient immolées.

«Fille de la politique industrielle», la colonisation est aussi fille des Lumières et la plupart des «colonistes» sont convaincu que la mission de la France est de faire triompher partout dans le monde les idéaux de 1789. Cette mission civilisatrice, qu’il serait erroné de réduire à un habillage hypocrite de visées mercantiles, est assumée aussi bien par Jules Ferry ; le bourgeois libéral, que par Jean Jaurès, le tribun socialiste. Trois verbes peuvent en définir les principaux domaines : libérer, soigner, éduquer.

La colonisation, qui a largement contribué au développement de la traite négrière, a été ultérieurement un outil de libération des hommes. Le décret du 27 avril 1848, abolissant l’esclavage dans toutes les colonies françaises s’inscrit explicitement dans l’héritage des Lumières. En Afrique, la lutte contre ce «fléau» ; auquel le nom de Savorgnan de Brazza reste attaché, associe l’interdiction, au fur et à mesure des progrès de la «pacification», à l’essor de productions réclamées par l’industrie métropolitaine, comme l’huile de palme puis les arachides, afin de remplacer le commerce des hommes par celui des produits, offrant ainsi aux esclavagistes africains des revenus de substitution.

Cameroun, vieille esclave
Cameroun, vieille esclave

Certes, l’abolition s’est révélée fort ardue à mettre en œuvre et non exempte de compromissions et d’ambiguïtés sur le terrain. Pour ne pas s’aliéner les notables indigènes, on renonce à l’affranchissement de leurs «captifs» et on va même, parfois, jusqu’à leur restituer les fugitifs.

De même, les nécessités de la «guerre à l’africaine» conduisent à maintenir la tradition du partage des prisonniers entre les tirailleurs africains, butin qui constitue le gros de leur solde.

Encore faut-il rappeler que tous ces abus sont dénoncés en France, non seulement par la presse mais jusqu’à la tribune du Parlement.

Visant d’abord à protéger les Européens des maladies africaines - l’espérance de survie d’un missionnaire n’est que de deux ou trois ans en Afrique -, l’action sanitaire s’est étendue aux populations indigènes.

Elle s’est attachée à combattre les épidémies tropicales, en particulier le paludisme, la fièvre jaune et la maladie du sommeil. Pour y parvenir, le corps des médecins et pharmaciens des colonies a associé la recherche fondamentale, la diffusion des soins et l’assainissement des territoires.

C’est à Jean Laigret, de l’Institut Pasteur de Dakar, que l’on doit la mise au point, en 1932, du vaccin antiamaril, qui, en quelques années, fait disparaître la fièvre jaune en A.O.F.

Eugène Jamot, directeur de l’Institut Pasteur de Brazzaville en 1916, s’est entièrement consacré à lutter contre la maladie du sommeil. En poste au Cameroun, à partir de 1922, il organise des équipes médicales mobiles qui dépistent les foyers d’infection et soignent les malades. À son départ de la colonie, en 1931, la maladie est en voie d’extinction.


Congo, ravages de la maladie du sommeil

Contre le paludisme, dont l’agent pathogène fut découvert en 1880, à Constantine, par le Dr Laveran, une chasse systématique aux eaux croupissantes est engagée en Afrique occidentale française (A.O.F.), tandis qu’une intense propagande promeut l’usage de la moustiquaire. Dakar est débarrassée de ce fléau ainsi que partout où ces dispositions ont été appliquées avec continuité.

Les services de l’Assistance médicale indigène (AMI), créés en 1896 à Madagascar, en 1905 en AOF et en 1908 en AEF, permirent une diffusion à grande échelle des soins et des règles élémentaires d’hygiène : pour la seule AOF, le nombre de consultations est passé de 171 000 en 1905 à 13 millions en 1938. La chute du taux de mortalité des populations africaines, sensible dès les années 1930, atteste du succès de l’œuvre médicale entreprise par la France dans ses colonies, malgré l’insuffisance chronique de moyens humains et budgétaires dont elle a disposé.

Le manque de moyens est également criant dans le domaine scolaire, abandonné, durant presque tout le XIXe siècle, au zèle des œuvres missionnaires dont le renouveau se manifeste, dès 1815, par la réouverture à Paris du séminaire des Missions étrangères et par la fondation de nouvelles congrégations (Missions africaines de Lyon en 1856, des Pères blancs de Lavigerie en 1868). Au Sénégal, jusqu’en 1904, ce sont les frères de Ploërmel et les sœurs de Saint-Joseph de Cluny qui assurent l’enseignement primaire.

Ce n’est qu’au début du XXe siècle que l’État met en place, à côté des écoles missionnaires, une armature scolaire hiérarchisée, sur le modèle élaboré à Madagascar en 1899 : écoles de villages confiées à des maîtres indigènes, écoles régionales où exerce un personnel européen, écoles supérieures professionnelles (Pinet-Laprade à Dakar, Terrasson de Fougères à Bamako), école des médecine adjointe à Dakar et écoles normales d’instituteurs, dont la première ouvre ses portes en 1903 à Saint-Louis, avant d’être transportée en 1913 à Gorée, où, en 1915, elle prend le nom de William Ponty.

école aux colonies
écoles dans le domaine colonial français en Afrique

En assurant aux élèves un enseignement «adapté» s’appuyant sur les réalités locales (l’apprentissage de «Nos ancêtres des Gaulois» est un mythe inventé par les milieux coloniaux hostiles à la scolarisation des «indigènes» et repris par les anticolonialistes). Il s’agissait d’abord de répandre progressivement l’usage du français, de dispenser ensuite les règles d’hygiène et le goût du progrès matériel, de former, enfin, les cadres intermédiaires dont les administrations coloniales avaient besoin. Dans les années 1930, la scolarisation des populations colonisées reste encore faible : 3 à 4% des enfants en AOF, mais déjà 33% à Madagascar. Un effort vigoureux est entrepris, après 1945, grâce aux investissements du Fides qui ont permis de faire passer de 1938-1939 à 1958-1959, les effectifs de l’enseignement primaire en Côte d’Ivoire, de 9 600 élèves à 165 000 ; au Sénégal, de 15 400 à 80 500 ; en Guinée, de 7 800 à 42  500 ; à Madagascar, de 185 500 à 321 500.

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Côte d'Ivoire, Une classe de l'école de Ferkessedougo, 1959 (source)

Au lendemain de la conférence de Brazzaville (30 janvier – 8 février 1944), le général De Gaulle exaltait la mission civilisatrice menée par la France dans ses colonies, dont les agents avec été «nos administrateurs, nos soldats, nos colons, nos instituteurs, nos médecins, nos missionnaires». Glorification peut-être excessive, mais point dépourvue de justifications comme le souligne Marc Michel dans son Essai sur la colonisation positive : «L’installation coloniale (…) est à l’évidence un acte violent (…). Elle n’est pas que cela (…). Il va sans dire qu’il y eut des deux, du bien et du mal». Cédant aux humeurs du temps, il faut prendre garde d’oublier l’un ou l’autre versant. Et peut-être faut-il se souvenir que c’est au nom des valeurs portées par la France que les leaders nationalistes, tous issus des écoles françaises, ont justifié, à l’heure des indépendances, la légitimité de leur combat. 

 

 

4 - Les soldats africains ont-ils servi de chair à canon ?

Le 16 avril 1917, à 6 heures de matin, le général Nivelle, qui a remplacé Joffre à la tête des armées françaises lance la grande offensive qui doit percer les lignes allemandes et offrir une victoire décisive aux Alliés. Un million d’hommes sont massés sur un front de 40 km qui s’étend de Soissons à Reims.

Au cœur du dispositif d la Vie armée, des bataillons de tirailleurs sénégalais, placés sous les ordres du général Mangin, sont chargés de s’emparer du Chemin des Dames, un plateau aux pentes escarpées, qui s’élève jusqu’à 150 et 200 mètres. Des conditions atmosphériques épouvantables rendent la progression particulièrement éprouvante et les mitrailleuses allemandes camouflées dans les «creutes», font des ravages parmi les assaillants. L’échec, cuisant, tourne au désastre : Mangin lui-même doit reconnaître que sur les 16 000 à 16 500 «Sénégalais» engagés, 7 415 ont été mis hors de combat (dont la moitié tués ou disparus), soit entre 45 et 46% des effectifs. Mangin devient le «broyeur de Noirs», qui aurait engagé ses soldats «un peu comme du bétail», selon l’expression du député du Sénégal Blaise Diagne.

Sans trouve-t-on là l’origine du mythe de la «chair à canon» qui s’alimente, par ailleurs, à certaines déclarations. Ainsi, celle de Nivelle lui-même, dans la lettre qu’il adresse le 14 février 1917, à Lyautey, alors ministre de la Guerre, dans laquelle il demande que le nombre des unités noires mises à [sa] disposition soit aussi élevé que possible (tant) pour donner de la puissance à notre effectif (que pour permettre d’épargner dans la mesure du possible du sang français)». Ce fragment entre parenthèses, qui apparaît dans le brouillon, a été rayé dans la version finale. Il est néanmoins révélateur des intentions d’un certain nombre d’officiers supérieurs.

Cependant, si l’on élargit à l’ensemble de la guerre cette macabre comptabilité, les pertes des «Sénégalais» ne sont pas, proportionnellement, plus élevées que celles des fantassins métropolitains : entre 21,6% et 22,4% contre 22,9%

Ce constant vaut-il pour la Seconde Guerre mondiale ?  90 000 soldats coloniaux, de toutes origines, se trouvent en métropole lors de l’offensive allemande de mai 1940. Les unités de tirailleurs sénégalais, engagées dans les combats, subissent des pertes considérables, de l’ordre de 38% des effectifs. Ce bilan effroyable témoigne de la vaillance de ces soldats qui ne furent pas sacrifiés dans des combats de retardements. Il résulte aussi de la barbarie des troupes allemandes qui assassinèrent, par milliers, les prisonniers de guerre noirs, comme à Chasselay-Montluzin, le 17 juin 1940.

En 1943, la reconstitution d’une armée française rentrant en guerre aux côtés des Alliés doit beaucoup à la mobilisation des populations d’outre-mer : 233 000 soldats maghrébins, dont 134 000 Algériens et 100 000 tirailleurs africains viennent grossir les rangs des 700 000 soldats issus de métropole et des 170 000 Français d’Afrique du Nord (ceux qu’on a appelés ultérieurement les «pieds-noirs») mobilisés.

Les statistiques démentent une nouvelle fois, que les troupes africaines, et plus généralement coloniales, aient servi de chair à canon. De 1943 à mai 1945, les pertes pour les soldats métropolitains ont été de 6%, de 6% également pour les soldats maghrébins, de 5% pour les tirailleurs et de 8% parmi les combattants «pieds-noirs».

Bien entendu, dire que les soldats coloniaux n’ont pas été utilisés comme «chair à canon» pour épargner le sang des Français ne retire rien au courage de ces soldats et aux sacrifices que beaucoup ont consentis.

Reste évidemment une question, de nature morale, mais qui ne concerne pas l’historien, celle de la légitimité d’engager des hommes dans des guerres qui ne les concertaient pas directement.

L'appel à l'Afrique, Marc Michel couv

 

 

5 - La France a-t-elle «pillé» ses colonies ?

Jacques Marseille, il y a déjà presque trente ans, a démontré combien la notion de pillage, chargée de connotation morale, est impropre pour qualifier les rapports économiques entre la France et ses colonies. Certes, l’Afrique noire française a fourni à l’industrie métropolitaine une partie des matières premières dont elle avait besoin, en particulier du bois, du caoutchouc, des arachides et autres oléagineux ainsi que du café et du cacao. Inversement, l’Afrique a constitué un débouché important pour un certain nombre de secteurs industriels français : les tissus et les vêtements de coton, les sucres raffinés, le savon, le ciment, les outils et ouvrages en métaux.

S’il y avait eu pillage, ce que les économistes nomment «les termes de l’échange» auraient dû évoluer en faveur de la métropole : autrement dit, le prix des marchandises vendues aux colonies aurait dû augmenter plus que ceux des produits africains livrés en France, entraînant ainsi une baisse du pouvoir d’achat des producteurs d’arachide, de café, de bananes ou de cacao. En a-t-il été ainsi ? La réponse est non. En «longue durée», on constate, au contraire, que le pouvoir d’achat des produits coloniaux a, au pire stagné ; au mieux, il s’est amélioré.

Lors de la crise des années 1930, le recul des importations depuis l’Afrique française entre 1932 et 1934 est suivi d’une vigoureuse reprise, tant en valeur qu’en volume, grâce à la politique de préférence impériale qui a réservé, à des prix d’achats très supérieurs aux cours mondiaux, le marché métropolitain aux produits de l’empire. Système qui s’est prolongé dans les années 1950, et même au-delà des indépendances africaines : les bananes coloniales sont alors payées 20% au-dessus des cours mondiaux ; les oléagineux d’Afrique française coûtent 8 120 F le quintal ; soit un surprix de 32% ; l’huile de palme achetée 104-105 F le kilo au Dahomey ou au Cameroun coûte 86 F à Anvers.

Grâce aux financements publics et au marché protégé, le produit national brut réel de l’AOF a augmenté chaque année entre 1947 et 1956 de 8,5%, celui de l’AEF, de 10%.

Les populations colonisées – à des degrés divers selon les différents groupes sociaux – ont trouvé un intérêt dans ce que certains persistent à nommer le «pillage» colonial. Cet avantage se manifeste, d’abord, au niveau du produit intérieur brut par habitant : calculé en dollar constant (valeur 1990), celui de la Côte d’Ivoire s’élève à 1 041 $ en 1950 et à 1 259 $ à 1 445 $ ; celui du Niger, de 813 $ à 940 $. C’est beaucoup mieux que ceux de la Chine (439 $ en 1950, 673 en 1950, de la Corée du Sud (770 $ en 1950 ; 1 150 en 1960) ou de l’Égypte (718 $ en 1950 ; 783 en 1960).

Quant aux Éthiopiens, pourtant pratiquement indemnes de toute domination coloniale, ils disposent seulement, en 1950, d’un peu moins de 420 $ par personne !

Les progrès de la consommation sont indiscutables. Par rapport à 1938, qui fut une bonne année, l’AOF importe, en 1954, deux fois plus de cotonnades, trois fois plus de sucre, quatre fois plus de lait en conserve et de machines diverses, quatre fois et demie plus d’automobiles et de pièces détachées, cinq fois plus de farine et de froment. Dans des proportions variables, cette hausse de la consommation est également vraie en AEF et au Cameroun.

Certes, ces sociétés son traversées par des inégalités sociales considérables, mais il serait tout à fait inexact d’en tirer la conclusion que seuls les «colons» et une partie des élites indigènes auraient été les bénéficiaires des progrès réalisés. Comment expliquer autrement la croissance démographique de ces territoires, sinon par cette amélioration d’ensemble – ce qui ne veut pas dire identique pour tous – des conditions de vie de leurs populations ?

D’ailleurs, certains leaders africains, tel Léopold Sédar Senghor, loin de se réjouir de la tentation du «repli cartiériste» qui, de jour en jour, gagnait en influence dans l’opinion publique métropolitaine, exhortait notre pays, en 1958, à poursuivre ses efforts pour l’équipement et le développement de l’Afrique : «Non, la France ne saurait avoir la même vocation que la Suisse ou la Hollande. Elle ne peut se contenter d’être heureuse à l’intérieur de son Hexagone, car elle trahirait sa vocation véritable qui est de libérer tous les hommes aliénés de leurs vertus d’hommes»

Georges Michel, dit Géo Michel, Produits minéraux, pour l'expo coloniale de 1930
Georges Michel, dit Géo Michel, Produits minéraux, pour l'expo coloniale de 1930

 

 

6 - Les colonies ont-elles été le moteur de la croissance française ?

Le 17 juillet 1885, devant la Chambre des députés, Jules Ferry, «le Tonkinois», légitime sa politique coloniale en assurant que «la fondation d’une colonie», c’est «la création d’un débouché». Généralement admise, cette argumentation mérite pourtant d’être reconsidérée.

De la fin du XIXe siècle à l’achèvement des décolonisations, l’importation de six à sept produits (houille, laine, coton, soie, oléagineux, bois) a représenté le gros des besoins en matière premières de la France. Qu’est-ce que nos colonies africaines ont livré ? Ni charbon, ni laine, ni soie. Quant au coton, tous les espoirs, en particulier celui de faire du Niger un «Nil français», se sont progressivement dissipés : en 1960, la production ne s’élevait qu’à 4 595 tonnes, soit 1,85% des importations françaises. Piètre résultat qui a quand même englouti de 1946 à 1961, 22 milliards de francs CFA de fonds publics métropolitains.

Seules les livraisons de bois et d’arachides ont fini par devenir importantes.

Quel était, par ailleurs, l’intérêt d’acheter aux colonies ? La rareté des produits, la sécurité des approvisionnements, des prix avantageux ? Sous ces trois aspects, l’Afrique coloniale n’a offert aucun avantage et, pour qu’elle devienne le fournisseur principal de la métropole pour ces produits, il a fallu doper ses exportations à coups de primes ou en imposant à ses concurrents les handicaps de droits de douanes très lourds ou de contingentements. Le seul intérêt a été, pour la France, de régler ses achats en francs et d’épargner ainsi ses réserves en devises.

Si l’offre coloniale s’est révélée décevante, comment nier que l’empire a été, pour l’industrie française, un marché protégé essentiel dans la mesure où :

- le débouché colonial a rempli une fonction régulatrice face aux vicissitudes des marchés extérieurs, comme ce fut le cas pendant la crise des années 1930.

- certaines branches d’activité (les huiles d’arachides, les sucres, les tissus de coton, les ciments et les ouvrages en métaux, et) n’ont trouvé qu’aux colonies un marché extérieur important.

- les colonies payaient plus cher que l’étranger les marchandises françaises.

La colonisation afficherait donc un bilan économique globalement positif.

Mais avec quel argent l’Afrique a-t-elle réglé ses achats ? De la fin du XIXe siècle jusqu’à l’heure des indépendances, les balances commerciales de l’AOF et de l’AEF sont restées très largement déficitaires. Si l’Afrique française a pu «vivre à découvert» aussi longtemps, c’est parce que l’État français, à coups de subventions et de prêts, a assuré ses fins de mois.

Alors qu’elle était confrontée aux défis de la reconstruction d’après-guerre, puis de la construction européenne, tandis que des besoins essentiels de la population métropolitaine, comme le logement, demeuraient dans solution, la France a consacré une part importante de ses ressources à accroître la consommation et l’équipement de ses colonies.

Cet effort a constitué un frein à la modernisation du pays, en sevrant de crédits des secteurs essentiels d’activité qui, de ce fait, ont été placés en situation de faiblesse par rapport à leurs concurrents étrangers.

Au plan financier, les colonies ont donc été pour la métropole un gouffre. Gustave Molinari ne se trompait pas lorsqu’il affirmait, à la fin du XIXe siècle, que «de toutes les entreprises de l’État, la colonisation est celle qui coûte le plus cher et qui rapporte le moins».

Au début des années 1950, le miracle hollandais, qui suivit l’indépendance de l’Indonésie, fournit la preuve a contrario que les colonies sont un boulet traîné par les métropoles. En 1956, Raymond Cartier popularise les thèses de ce «complexe hollandais» dans une série d’articles publiés dans Paris-Match. La Hollande, demande-t-il, serait-elle dans la même situation, «si, au lieu assécher son Zuyderzee et de moderniser ses usines, elle avait dû construire des chemins de fer à Java, couvrir Sumatra de barrages, subventionner les clous de girofle des Moluques et payer des allocations familiales aux polygames de Bornéo ?» Dès lors, «il est impossible de ne pas se demander s’il n’eût pas mieux valu construire à Nevers l’hôpital de Lomé, à Tarbes le lycée de Bobo-Dioulasso et si l’asphalte de la route réalisée par l’entreprise Razel au Cameroun ne serait pas plus judicieusement employé sur quelque chemin départemental à grande communication ?»

Certes, ce pacte colonial renversé a assuré les profits de certains sociétés métropolitaines, qui ont été de bonnes affaires pour leurs actionnaires. Mais la rentabilité de quelques-unes ne doit pas être généralisée, et, à côté de succès brillants, combien d’échecs et de désillusions ! Loin d’être un eldorado, le placement colonial a conduit souvent aux mêmes infortunes que celui de Panama.

Une autre interrogation naît du rapprochement entre les performances des entreprises françaises au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qui montre que le débouché colonial, «compagnon des mauvais jours» pendant les années 1930, devient après 1946, la béquille des branches déclinantes du capitalisme français. Au surplus, ce marché perd de son importance. De 1952 à 1959, les exportations à destination de l’étranger augmentent de 131% et la consommation des ménages de 72%. Avec la zone franc, la croissance est de seulement 47%.

Preuve du caractère désormais globalement secondaire des débouchés coloniaux ; en queue de peloton, des pays de l’OCDE pour son rythme de croissance jusqu’en 1962, la France rejoint le trio de tête après cette date.

Ainsi, le rôle de la colonisation dans le développement économique de la France peut-il «être réévalué à la lumière du paradoxe suivant», emprunté au grand économiste et historien Paul Bairoch : il n’est pas exclu que l’entreprise coloniale ait nui au développement économique de la France,  plus qu’il ne l'aurait favorisé.

Daniel Lefeuvre
Le Figaro Histoire,
avril/mai 2013, p. 60-67

 

Michel Georges Dreyfus, dit Géo Michel, Principales productions d’origine végétale, vers 1930
Michel Georges Dreyfus, dit Géo Michel, Principales productions d’origine végétale, vers 1930

 

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la critique de la thèse simpliste du «pillage» des colonies :

 

Marseille et Lefeuvre, couv

 

 

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1 juillet 2019

L’Europe seule est partie à la découverte du monde, Étienne Taillemite (1999)

le Victoria (flotte de Magellan)
le Victoria, flotte de Magellan

 

L’Europe seule est partie

à la découverte du reste du monde

Étienne TAILLEMITE (1999)

 

L’Europe seule est partie à la découverte du reste du monde. Les autres peuples, dont certains comme les Arabes, les Chinois, les Polynésiens ne manquaient pourtant pas de capacités nautiques souvent brillantes, n’ont jamais tenté la même aventure.

Comme le remarquait Emmanuel Berl, il n’y eu jamais ni croisades, ni grandes découvertes, ni essais d’emprise sur le monde provenant d’ailleurs que de l’Europe. Peut-on expliquer ce mouvement à sens unique ? Quels furent les mobiles de cette percée progressive vers les autres continents ? L’Europe possédait-elle seule cette vocation à déborder sur le monde pour lui communiquer voire lui imposer sa foi, ses techniques, ses manières de vivre ? Pourquoi, en un mot, la conquête de la haute mer et de l’ensemble de la planète fut-elle le seul fait des Européens ? «L’Europe, écrit Michel Mollat du Jourdin, s’est crue appelée à assumer l’activité maritime du monde et presque tous les États ont estimé que leur rôle était d’y participer» (1). Pourquoi ?

le souci de progrès technique fut typiquement européen

Fernand Braudel fut certainement l’un des premiers à poser cette question et à lui apporter des éléments de réponse en mettant en évidence le fait que la solution du problème ne résidait pas dans les techniques mais dans les mentalités.

À ses yeux, la faim de l’or et des épices, si bien étudié par Jean Favier (2), a joué certes mais elle «s’accompagne dans le domaine technique d’une recherche constante de nouveautés et d’applications utilitaires, c’est-à-dire au service des hommes afin d’assurer à la fois l’allègement et la plus grande efficacité de leur peine. L’accumulation de découvertes pratiques et révélatrices d’une volonté consciente de maîtriser le monde, un intérêt accru pour ce qui est source d’énergie, donnent à l’Europe, bien avant sa réussite, son vrai visage et la promesse de sa prééminence » (3).

Le souci de progrès technique fut en effet typiquement européen car les sociétés établies sur les autres continents demeureront, selon le mot de Gilles Lipovetsky, «hyperconservatrives » et vivront pendant des siècles dans une quasi-immobilité (4). S’il exista, en France ; des «villages immobiles», le reste du monde connu le même phénomène à l’échelon de groupes entiers et les descriptions qu’en donnent les marins à diverses époques montrent bien cette permanence. Tocqueville parlait en 1840 de «l’immobilisme chinois» qu’il opposait à la mobilité de l’Europe et ajoutait : «Quelque chose de plus important, de plus extraordinaire que la fondation de l’Empire romain est en train de naître grâce à notre époque sans que personne n’y prenne garde : c’est l’asservissement par la cinquième partie du monde des quatre autres.

l'esprit de curiosité

D’autres éléments jouèrent aussi, en premier lieu, le prosélytisme religieux. Mais il en est encore un auquel les historiens se sont peut-être trop peu intéressés et qui paraît cependant fondamental : la curiosité. Celle-ci semble bien avoir été l’un des moteurs principaux des découvertes, et cela dès l’Antiquité. Les Grecs, selon Jacqueline de Romilly, possédaient déjà le goût de l’exploration, provoqué, dit-elle, par le «désir de connaître, de se renseigner».

Si les Phéniciens ne songeaient qu’au commerce, les Grecs développaient un remarquable esprit de curiosité qui transparaît à toutes les époques de l’hellénisme mais «explose avec Hérodote». Celui-ci a visité quantité de régions peu accessibles ; notant tout ce qu’il voyait et entendait : usages, coutumes, religions, cultures, établissant dès le Ve siècle avec J.-C. de véritables enquêtes géographiques et sociologiques, comme le feront bien des marins de l’époque moderne, ce qui trahissait «une grande curiosité et un intérêt pour le monde environnant absolument stupéfiants». Déjà, à cette époque, «les hommes ont été mus par l’ambition, l’intérêt, l’esprit de conquête auxquels s’ajoutent l’attrait du pays inconnu et l’envie d’apprendre». Alexandre ne partait jamais en expédition lointaine «sans son aréopage d'historiens, de botanistes, de zoologistes et de cartographes chargés de recueillir des informations sur toutes les contrées traversés». L’exemple sera suivi quelques siècles plus tard (5).

Cet esprit de curiosité, nous allons le retrouver sans cesse du Moyen Âge à l’époque contemporaine. Il s’exprimait déjà en 1356 dans le livre de Jean de Mandeville, invitant ses lecteurs «à aller du par-deçà connu au par-delà imaginé» (6). Montaigne sera peut-être l’un des premiers à employer le mot lorsqu’il reprochera aux Européens d’avoir «les yeux plus grands que le ventre et plus de curiosité que nous n’avons de capacité». Sans nier la part tenue par l’intérêt et la soif de gloire chez Magellan, Jean Favier ajoutait «la curiosité qui paraît bien avoir été le trait dominant de tous ces découvreurs», avides de spectacles nouveaux et de «merveilles» enfin réelles. Magellan le dit lui-même, il veut «voir de ses propres yeux» (7).

Detroit-Magellan-Hondius-1611
détroit de Magellan : entre le sud du continent américain et les îles de la Terre de Feu

Le Dieppois Nicolas Le Challeux, qui a participé au XVIe siècle aux voyages en Floride, précisait que lui-même et ses compagnons étaient partis pour faire fortune mais aussi «incités d’un désir honnête et louable de s’avancer en la connaissance de l’Univers pour en rapporter la science» (8).

La tradition continue au XVIIe siècle avec Robert Challe qui, arrivant à Pondichéry, en août 1690, proclamait : «J’obéirai à ma curiosité le plus qu’il me sera possible» (9). Il n’est pas jusqu’aux flibustiers, pourtant en général peu orientés vers la connaissance, pour exprimer leur goût des nouveaux horizons. L’un d’eux, Reveneau de Lussan, dans l’Avertissement de son Journal de voyage à la mer du Sud, publié pour la première fois en 1684, exprimait ainsi ses sentiments : «Je n’avais que voyages en tête ; les plus longs, les plus périlleux me semblaient les plus beaux. Ne point sortir de son pays, et ne pas savoir comment le reste de la terre est fait, je trouvais cela bien pour une femme, mais il me semble qu’un homme ne devait pas toujours demeurer dans la même place et que rien ne lui seyait mieux que de faire connaissance avec tous ses semblables». La mer, «cet élément que tous les voyageurs maudissent si souvent, me parut le plus beau et le plus aimable du mode» et le jour de l’appareillage «un des plus beaux de ma vie».

Lors du grand mouvement de reprise des voyages de découvertes au milieu du XVIIIe siècle, le même sentiment s’exprima sous la plume du président de Brosses qui notait dans son Histoire des navigations aux Terres australes, parue en 1756 : «Il ne faut pas beaucoup s’occuper des utilisés qu’on peut recueillir de ces entreprises : elles se présenteront assez par la suite […]. Ne songeons qu’à la géographie, à la pure curiosité de découvrir, d’acquérir à l’univers de nouvelles terres, de nouveaux habitants».

Ce «désir de savoir» qui possédait déjà Henri le Navigateur au XVe siècle, ce «voyage» déjà noté au XVIe siècle par un compagnon de Gonneville, nous le retrouvons aujourd’hui inentamé chez Théodore Monod. À la question d’un journaliste : qu’est-ce qui vous fait courir ? quel est votre moteur ? celui-ci répondit sans hésiter : «La curiosité, le désir de savoir, d’apprendre les choses […] je veux d’abord regarder. Savoir regarder n’est pas simple. Ensuite il faut vouloir comprendre. L’homme est fait pour comprendre l’univers dans lequel il vit. C’est sa noblesse, sa grandeur» (10).

Théodore Monod, Tibesti, 1941
Théodore Monod et un vieux Toubou à Erbi au Tibesti en 1941

Laissons enfin le dernier mot à Jean d’Ormesson : «Il y a pourtant au cœur des hommes quelque chose d’aussi fort que l’amour de la vie : c’est la curiosité. Ils veulent toujours savoir ce qui se passera après, ce qui s’est passé avant, ce qui se passe ailleurs, un peu plus loin au-delà de la mer et des collines… Et au cœur du de la curiosité, il y a quelque chose qui est comme l’âme du monde et son moteur : c’est le désir… Il jette les hommes hors d’eux-mêmes. Il les fait partir sur les mers et au-delà des déserts, à la recherche de l’or, du sexe, du pouvoir et du savoir. S’il n’y avait pas de désir, il n’y aurait pas d’histoire et il n’y aurait pas d’hommes» (11).

Il a donc existé deux variétés d’hommes dans le monde : ceux du désir et ceux de l’indifférence, les curieux et les autres. Il faudrait écrire une histoire de la curiosité…

Étienne Taillemite
Marins français à la découverte du monde,
Fayard, 1999, p. 7-10.

Taillemite, couv

Étienne Taillemite (né en 1924), inspecteur général honoraire des Archives de France, membre de l'Académie de marine, auteur de nombreux travaux et ouvrages savants sur l'histoire de la marine.

Étienne Taillemite, portrait

 

notes

1 - Michel Mollat du Jourdin, L’Europe et la mer, Paris, 1993, p. 277.
2 -  Jean Favier, De l’or et des épices. Naissance de l’homme d’affaires au Moyen Âge, Paris, 1987.
3 -  Fernand Braudel, Civilisation matérielle et capitalisme, Paris, 1967, p. 313-314.
4 -  Gilles Lipovetsky, L’empire de l’éphémère, Paris, 1987, p. 29.
5 - Interview de Jacqueline de Romilly, Le Figaro littéraire, 10 juin 1993.
6 - Christiane Deluz, «Découvrir un monde imaginé : le monde de Jean de Mandeville», dans Terre à découvrir, terres à parcourir, Paris, 1996, p. 43.
7 - Jean Favier, Les Grandes Découvertes, d’Alexandre à Magellan, Paris, 1991, p. 554.
8 - 1492-1992. Des Normands découvrent l’Amérique, Rouen, 1992, p. 113.
9 - Robert Challe, Journal d’un voyage fait aux Indes orientales, éd. Fr. Deloffre et M. Menemencioglu, Paris, 1983, t. II, p. 9.
10 - Interview de Théodore Monod, Le Figaro littéraire, 9 septembre 1994.
11 – Jean d’Ormesson, La Douane de mer, Paris, 1993, p. 215.

 

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