La mémoire d'un "grand colonial" : Gallieni (Marc Michel)
La mémoire d'un "grand colonial" :
Gallieni
par Marc MICHEL
Patriote, républicain, laïque et colonial, Gallieni (1849-1916) fut à l'unisson de ces modérés qui façonnèrent la IIIe République dans le sillage de Gambetta. Il fut certainement aussi le général qui, jusqu'à la victoire de 1918, atteignit une popularité que seul Boulanger avait égalée. Elle reposait sur le reconnaissance émue que lui témoigna le petit peuple de Paris dont, aux heures les plus sombres de 1914, il avait galvanisé la résolution et dont il avait partagé le sort.
Si l'on retient l'image du gouverneur militaire de Paris au visage sévère derrière ses lorgnons, on doit tout autant retenir celle du jeune homme ardent qui piaffait de s'enfoncer au cœur de l'Afrique et se prit d'une véritable fièvre d'écriture que celle de l'homme mûr prenant plaisir aux joies familières au milieu des siens. Esprit moralisateur mais jamais étroit, il incarna à sa manière l'honnête homme de la IIIe République, belle illustration des vertus de la "méritocratie" du temps.
(extrait de la quatrième de couverture du livre de Marc Michel)
Joseph Simon Gallieni, 1849-1916
La mémoire d'un "grand colonial"
Marc MICHEL
[à côté des militaires qui, les premiers, revendiquèrent la mémoire de Gallieni], les plus hautes autorités académiques ne demeurent pas en reste au moment de l'Exposition coloniale pour célébrer le "pacificateur de peuples" : Grandidier en 1931, Hanotaux en 1932. Un moment, la mémoire du colonial se superposa à celle du soldat de la Grande Guerre, sans l'estomper. À trois reprises, en effet, la presse célébra la mémoire du colonial.
En pleine Seconde Guerre mondiale, d'abord, pour ses souvenirs du Tonkin, parus en 1941. Cet hommage d'époque se teintait d'une certaine ambiguïté, tant il s'agissait surtout, pour certains, par l'exemple de Gallieni, de stigmatiser "l'indécision" des gouvernants de la IIIe République rendus responsables du désastre de 1940. L'occasion se présentait aussi d'exciter la fibre anglophobe de beaucoup, comme le confirme la parution au même moment de plusieurs biographies de Marchand rappelant "la honte de Fachoda" aux esprits trop ouverts aux séductions de Londres. Curieusement, à la même époque, Jean Gottmann, un Français émigré aux Etats-Unis, professeur de géographie à la Sorbonne avant la guerre, publie à Princeton la première étude sérieuse montrant la continuité de conceptions militaires de Bugeaud à Lyautey par l'intermédiaire de Gallieni. Peut-être beaucoup de jeunes officiers coloniaux des années 20, dont ils étaient les pères spirituels, "devront-ils être crédités d'une éventuelle influence dans les décades à venir", remarquait le nouveau professeur à Princeton, en plaçant Catroux, Noguès… et Giraud dans le même héritage !
La seconde occasion, nous la trouvons, aux lendemains immédiats de la Seconde Guerre mondiale, quand la "reprise du rang" de la France commandait de reconstruire l'Empire sur de nouvelles bases. Dès 1945, le gouverneur général Robert Delavignette, bientôt directeur des Affaires politiques de la France outre-mer, et Charles-André Julien, déjà connu pour ses travaux sur l'Afrique du Nord et ses engagements militants, décidèrent la publication d'une anthologie des "Constructeurs de la France d'outre-mer". Charles-André Julien y fit la louange de "l'œuvre de Gallieni".
La même année, le grand géographe Pierre Gourou consacrait une vingtaine de pages à celui qui montrait par son œuvre que "le colonisateur a plus de devoirs que de droits" dans un volume d'une autre collection "impériale", les Techniciens de la colonisation, également dirigée par Charles-André Julien. Gallieni est redevenu d'actualité. Après la conférence de Brazzaville et dans ces débuts de l'Union française, c'est avant tout l'homme du réalisme intelligent, souple, humain, qu'on entendait exalter, celui chez qui "la colonisation qui est entrée dans une ère nouvelle", pour reprendre la formule de Charles-André Julien, pourra trouver un "maître à organiser", des méthodes et un modèle.
Le centenaire de la naissance de Gallieni, à Saint-Béat, fournit la troisième occasion de célébrer la mémoire et l'œuvre du "grand colonial". La France était une nouvelle fois engagée en Indochine. Le Monde publia alors, sous la plume d'Edmond Delage, une chronique où les anciens principes de la pacification par la "tâche d'huile" étaient invoqués comme modèles toujours valables : "Les temps ont changé, les moyens matériels ont été révolutionnés par la technique. La règle conserve toute sa valeur", concluait l'auteur. Mais, a contrario, Gallieni servit aussi de caution à l'adversaire qu'on espérait réduire, au cours de cette même guerre. La première édition de Gallieni au Tonkin, en 1941, contenait une phrase explosive, à la fin de son second chapitre : "J'ajouterai que, sans tenir compte des pertes des partisans, je me suis toujours efforcé de les lancer en avant pour ménager nos propres troupes ; la colonne n'a eu qu'un mitrailleur blessé et deux morts de maladie". Elle ne fut pas supprimée dans la seconde édition, en dépit de certains avertissements, ni dans les extraits publiés en 1949 par le gouverneur Paul Chauvet, ancien résident à Lang Son. Celui-ci avait même ajouté une note expliquant que c'étaient les débris des bandes organisées par les Japonais, et détruites dans la région par des colonnes concentrique en décembre 1940, qui avaient constitué plus tard les premiers éléments du Viêt Minh. Celui-ci l'avait bien remarqué, de même qu'une autre phrase que Gallieni aurait prononcée devant le ministre André Lebon, en 1895, à la veille de son départ pour Madagascar : "Il faut emmener les légionnaires là où l'on meurt…" Aussi, le Viêt Minh, passé maître dans l'art de la propagande, sut-il utiliser ces atouts dans ses tracts de 1951, qui incitaient les légionnaires et les partisans à déserter. L'Histoire procède à des retournements imprévus.
Dans la France de 1949, cependant, le "doute colonial" n'est encore qu'en germe et n'atteint que peu d'esprits. Cette année-là, deux anciens gouverneurs passés au "métier d'historien", Paul Chauvet et Hubert Deschamps – celui-ci professeur à l'Institut d'études politiques de Paris – présentèrent les "écrits coloniaux" de Gallieni, sous le titre de Gallieni pacificateur. L'ouvrage entrait dans une collection, encore patronnée par Charles-André Julien, dont l'intitulé était bien l'affirmation d'une continuité : "Colonies et Empires". Gallieni y prenait place dans la galerie des "classiques de la colonisation" aux côtés de Faidherbe, Bugeaud, Pavie et Ferry, après Richelieu, Colbert et l'abbé Raynal, le défenseur des colonisés. L'esprit de renouveau n'était pas l'esprit de rupture.
D'ailleurs, beaucoup de colonisés honoraient toujours la mémoire de Gallieni. Il est remarquable, par exemple, que la famille royale de Madagascar exilée continua à entretenir des relations affectueuses avec la famille Gallieni, au moins jusqu'à la mort de la princesse Marie-Louise Ranavalo, nièce de la reine déchue, en janvier 1948 ; et que de nombreux Malgaches se soient longtemps réclamés de l'héritage de leur vainqueur. Le réveil de l'ancienne légende de Gallieni, celle du général Maziaka, c'est-à-dire "le Cruel", paraît bien avoir caractérisé une prise de conscience fort postérieure.
Peut-être encore plus significatifs furent les hommages réitérés d'un des hommes politiques les plus en vue de la nouvelle Afrique qui s'éveillait au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le député du Soudan Fily Dabo Sissoko. En 1949, à propos des campagnes de Gallieni dans le haut Sénégal et le Niger, il s'écriait à la fin d'un vibrant hommage prononcé à Saint-Béat : "Gallieni n'est pas un César. Il ne mourut pas en César. Mais comme César, il a mérité devant l'Histoire le titre de fondateur d'Empire". Discours de circonstance, dira-t-on. Peut-être, mais propos sincère auquel un des chefs politiques de l'Afrique noire "française" tenait encore en 1961, autant qu'en 1949.
Le souvenir du colonial s'estompait cependant alors dans le lointain d'un passé qui paraissait bien révolu et qu'on enfouissait dans le tréfonds d'une mauvaise conscience que les drames de la décolonisation avait engendrée. (…)
…les Colonies. Certes, des considérations matérielles, prosaïques et très personnelles, l'y retinrent peut-être plus qu'il n'aurait souhaité. Mais les carrières militaires outre-mer n'offraient guère d'avantages et, par contre, beaucoup de risques pour la santé. Elles n'attirèrent jamais à l'époque qu'une minorité d'officiers, et la plupart parce qu'ils n'avaient pas le choix. Cependant, pour Gallieni, les colonies furent bien autre chose. Il s'y lança à corps perdu, dans son désir de "revanche" après l'humiliation de 1870. Il y trouva surtout la vraie réalisation de lui-même par l'action. Celle-ci, au cœur de l'aventure coloniale, fut bien une sorte de sublimation d'une pulsion que la vie monotone, terne, de l'officier de garnison en métropole ne pouvait satisfaire. Mais cette action ne fut pas seulement une action militaire ; l'action "civile" s'empara de lui tout autant, le posséda.
On a retenu longtemps que la première, parce qu'on était convaincu qu'elle offrait des recettes ; la "pacification", "tâche d'huile", etc., quitte à les accommoder aux exigences du moment. Après tout, le quadrillage, le regroupement des villages, l'armement des partisans, la connaissance intime des populations et l'action psychologique constituent des nouvelles versions des méthodes que Gallieni avait perfectionnées au Soudan, au Tonkin, puis à Madagascar. D'ailleurs, quand on en prit conscience, on s'y référa. Ces méthodes, Gallieni n'en fut tout de même pas l'inventeur exclusif. Un Pennequin les expérimenta avant lui. Le rôle de Gallieni consista surtout à les systématiser, les théoriser et les publier. On put s'en inspirer plus tard. Mais les conditions avaient changé ; là où elles avaient réussi en 1894 ou 1896, elles devaient échouer en 1950. Objets d'histoire, elles n'ont plus pour beaucoup qu'un intérêt rétrospectif.
Le bilan de l'action "civile" telle que la pratiqua Gallieni est plus actuel, pas ses séquelles et ses héritages, au moins à Madagascar.
Gallieni voulut construire un État. Le seul modèle qui lui paraissait valide était celui de son propre pays et il entendait réaliser, à sa manière, le "double mandat" prôné plus tard par le célèbre administrateur colonial britannique, lord Lugard : "Que l'Europe est présente en Afrique pour le bénéfice commun de ses classes industrieuses et des populations indigènes dans leur progression vers un plus haut niveau ; que le bénéfice peut être réciproque, et que le but et le désir d'une administration civilisée sont d'accomplir ce double mandat". Il y aurait beaucoup de mauvaise foi à accuser Gallieni d'hypocrisie ou de le blâmer de tant de naïveté. Les temps étaient ainsi. Il y a plus de fondement à lui reprocher des négligences de commandement, ou plutôt du contrôle de l'autorité subalterne, une théorie abstraite et pernicieuse de "l'impôt moralisateur", une certain dureté. Mais on ne saurait prendre au pied de la lettre le procès en "erreurs et brutalités coloniales" que lui intentèrent ses ennemis, Augagneur, Jean Carol ou Vigné d'Octon.
Ce qu'il légua à Madagascar est finalement le plus décisif, qu'on le juge bon ou mauvais. Une réalité d'abord : la fin de la monarchie et l'instauration d'un État républicain, laïque et rénové. Un bouleversement des structures sociales et aussi l'unification des ethnies et des régions, qui constituèrent une véritable révolution et la condition préalable d'une prise de conscience nationale. Enfin, une tentative et un projet de construire les bases d'une économie nouvelle, capable d'un démarrage autonome. Il se heurta là à l'indifférence d'une métropole égoïste, aux appétits des colons et des affairistes de tout poil, autant qu'aux difficultés de tout pays sous-développé. Quoi qu'il en fut, son action coloniale, ce fut aussi, dans un monde en crise, une accélération décisive de la "modernité".
Ce terme, fort imprécis au demeurant, peut, certes, être rejeté au nom des valeurs "traditionnelles" de la société qu'elle a bouleversée en lui imposant le modèle de l'Occident. La réalité moderne ne peut naître que d'une revendication de cette même "modernité" par ceux qui en furent tout à la fois les victimes et acteurs. Gallieni le comprit fort bien quand il fit appel aux Hovas vaincus pour reconstruire l'État à Madagascar. Il n'exclut même pas que ce grand choc puisse permettre la naissance d'une conscience nationale malgache. Mais, évidemment, il se trompait lorsqu'il croyait qu'elle se constituerait seulement dans l'allégeance à la puissance coloniale.
Marc Michel, Gallieni, Fayard, 1989, p. 319-326.
Marc Michel, agrégé d'histoire, ancien élève de l'école normale supérieure, a enseigné l'histoire coloniale, professeur émérite à l'université de Provence (Aix- Marseille)
- Décolonisation et émergence du tiers-monde, Hachette-Supérieur, 2005.
- Jules Isaac : un historien dans la Grande Guerre - Lettres et carnets, 1914-1917, Armand Colin, 2004.
- Les Africains et la Grande Guerre : l'appel à l'Afrique (1914-1918), Karthala, 2003.