La France n'a pas de dette envers ses ex-colonies, mais une histoire commune (Daniel Lefeuvre)
affiche, vers 1930 (Caom, Aix)
«La France n'a pas de dette
envers ses ex-colonies, mais une
histoire commune»
Daniel LEFEUVRE
Professeur d'histoire économique et sociale à l'université Paris VIII, spécialiste de l'Algérie coloniale, Daniel Lefeuvre publie un essai au titre choc : Pour en finir avec la repentance coloniale *.
Le Figaro Magazine - Pourquoi cette vague de repentance à propos de l'histoire coloniale de la France ?
Daniel Lefeuvre - Amplifié à l'extrême ces cinq ou six dernières années, le phénomène tient moins à des questions historiques qu'à des problèmes politiques. Il est lié aux difficultés rencontrées par certains jeunes des banlieues à se faire une place dans la société. Il est lié aussi au malaise qu'ont ressenti des intellectuels français engagés dans le soutien au tiers-monde quand ils ont dû constater l'échec politique, économique, social et même culturel des nations anciennement colonisées. L'exemple de l'Algérie montre qu'une référence pervertie à l'héritage colonial permet aux dirigeants algériens de s'exonérer à bon compte de leurs responsabilités. En accusant la colonisation de tous les péchés du monde, on reporte sur le passé les difficultés du présent. En France, où les politiques d'intégration et de lutte contre le racisme montrent des limites, la stigmatisation du passé colonial est un exutoire facile, mais largement abusif.
Historiquement parlant, le projet colonial fut d'abord un projet républicain, avec un fort ancrage à gauche. Pourquoi l'avoir oublié ?
Parce que la gauche républicaine est passée d'un colonialisme pensé comme «devoir de civilisation» à un anticolonialisme imposé par le monde d'après 1945, sans examen de conscience des injustices que colportait le premier ni des naïvetés qui accompagnaient le second. Au XIXe siècle, si Jules Ferry est le praticien de la colonisation, Léon Gambetta en est le théoricien. Ces deux hommes, en effet, se situent à gauche de l'échiquier politique. A cette époque, le projet impérial n'est pas très populaire. Il est dénoncé par une partie de la droite. Les plus critiques sont les nationalistes, qui estiment que le projet colonial détourne les Français de la revanche sur l'Allemagne, et les économistes libéraux dont la pensée se retrouvera, soixante-dix ans plus tard, chez Raymond Aron. Les radicaux ne se rallient à la politique coloniale qu'à l'extrême fin du siècle, alors que les socialistes glissent du rejet du colonialisme à une politique de réformisme colonial.
Le basculement s'opère avec la Grande Guerre. La France fait appel à des soldats coloniaux qui constituent une force d'appoint certes secondaire, mais dont la valeur symbolique est très forte. Au lendemain de la guerre, les troupes coloniales, avec la Légion, sont les plus applaudies lors des défilés du 14 Juillet : une histoire d'amour s'est ouverte entre les Français et les coloniaux. La publicité de l'époque le sent bien, puisque la thématique coloniale y est très présente. Prenons l'exemple de Banania. Au départ, les boîtes s'ornent de l'effigie d'une Antillaise. En 1915, la marque lui préfère celle du célèbre tirailleur sénégalais. Pourquoi ? Parce que pour vendre du chocolat pour les enfants, il faut une image qui soit sympathique et rassurante. On peut juger aujourd'hui que l'effigie du tirailleur est paternaliste, qu'elle ne correspond pas à nos critères moraux, mais c'est un anachronisme que de la définir uniquement comme l'expression même du racisme. Jamais une marque allemande, au même moment, n'aurait affiché un Noir.
Messali Hadj, le père fondateur du nationalisme algérien, témoigne dans ses Mémoires de l'accueil chaleureux et de la considération dont les travailleurs algériens ont été l'objet dans la France des années 20. Cette page d'amour se prolonge jusqu'aux années 50. Un nouveau basculement a lieu avec la guerre d'Algérie, opérant de fait une rupture entre Français et Algériens. Mais le problème ne se pose pas de la même façon pour la Tunisie ou pour le Maroc, ou pour l'Afrique noire, où les indépendances ont été moins conflictuelles.
La France a-t-elle une dette envers les pays qui furent jadis ses colonies ?
La notion de dette n'a pas de sens dans ce contexte. On ne parle pas de dette de la France envers les Etats-Unis à propos du plan Marshall : or la France a donné à ses territoires coloniaux trois fois et demie plus que le montant du plan Marshall. Au moment de l'indépendance du Maroc, le dirigeant nationaliste Ben Barka affirme que le pays n'est pas en voie de développement, mais qu'il est «sur la voie du développement». Et tous ses amis du tiers-monde s'extasient devant lui sur le niveau d'infrastructure légué par la France.
Il n'y a pas de dette, mais une histoire commune. La colonisation a permis l'entrée dans les relations économiques mondiales des Etats qui ont été colonisés. La colonisation est un moment de la mondialisation du XIXe siècle, et le mode d'intégration de ces territoires à cette économie mondialisée. On dira que ce développement a été lacunaire, inégal, injuste. C'est vrai, mais il en a été de même en Occident : toute la France n'a pas basculé en même temps dans la modernité. La colonisation fut donc un moment de la mondialisation. Est-ce bien, est-ce mal, ce n'est pas le problème de l'historien.
* Flammarion, 230 p., 18 euros.
entretien réalisé par Sylvie Pierre-Brossolette,
Jean Sévillia et Jean-Louis Tremblais.
Le Figaro Magazine, 29 septembre 2006
affiche, vers 1935 (Caom, Aix)
La colonisation a permis l'entrée
dans les relations économiques mondiales des États
qui ont été colonisés