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études-coloniales
29 avril 2008

Yvan-Georges Paillard

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Yvan-Georges Paillard (1928-2007)

historien de Madagascar au temps colonial

Paillard_portrait_photo

 

Yvan-Georges Paillard, né en 1928, historien de Madagascar, est décédé le 22 novembre 2007. Il était maître de conférence honoraire à l'université de Provence et ancien directeur adjoint de l'institut d'histoire des pays d'outre-mer (IHPOM). Il avait aussi enseigné à l'université de Madagascar et assuré un service de cours à l'université de Berkeley. Ses recherches et ses publications étaient principalement consacrées à l'histoire de Madagascar aux XIXe et XXe siècles et à celle du colonialisme français.

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un homme chaleureux, un historien scrupuleux

J’ai été le collègue d’Yvan Paillard depuis 1985-1986. J’ai trouvé auprès de lui une amitié spontanée et une collaboration jamais démentie. Nous avons eu souvent les mêmes étudiants ; ceux-ci trouvèrent chez lui toujours la même disponibilité, la même écoute attentive.

Yvan Paillard fut longtemps l’animateur dévoué de l’Institut d’Histoire des Pays d’Outre-Mer aux côtés d’Anciens de l’Université de Provence comme Régine Goutalier et sous la direction de Jean-Louis Miège qui lui confia la responsabilité de nombreuses rencontres.

Tout le monde connaissait et estimait l’enseignant compétent et apprécié, l’Homme discret et chaleureux, l’Historien auteur de nombreux travaux sur et l’auteur d’une magistrale synthèse publiée en 1994, Expansion occidentale et dépendance mondiale. Yvan Paillard appartenait à la première génération de l’Université de Madagascar, après l’indépendance de ce pays. Il avait participé activement à sa genèse et il a été un spécialiste reconnu de l’histoire de la Grande Ile. Il fut historien scrupuleux, soucieux de ne rien avancer sans la preuve des archives et, à cet égard, il a été un modèle pour les jeunes chercheurs.

Marc MICHEL
professeur émérite à l'université de Provence

 

incertitudes_colonialisme_couv

 

Paillard_portrait_photo

les ouvrages et articles d'Yvan-Georges Paillard

 

 

 

- Les incertitudes du colonialisme. Jean Carol à Madagascar, l'Harmattan, 1990. [Jean Carol, 1848-1922]

- Expansion occidentale et dépendance mondiale, fin du XVIIIe siècle-1914, éd. Armand Colin, coll. "U", 1994 et 1999.

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- Australes : études historiques aixoises sur l'Afrique australe et l'océan Indien occidental, préf. [et présentation de] Marc Michel et Yvan-G. Paillard, l'Harmattan et IHCC d'Aix-en-Provence, 1996.

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- «Les échanges de population entre la Réunion et Madagascar à la fin du XIXe : un marché de dupes», in Minorités et gens de mer dans l'océan Indien, XIXe siècle, n° 12, 1979.

- «Les recherches démographiques sur Madagascar au début de l'expansion coloniale et les documents de l'"AMI"», Cahiers d'études africaines, 1987, vol. vol. 27, no 105-106, p. p. 17-42.

- «Domination coloniale et récupération des traditions autochtones. Le cas de Madagascar de 1896 à 1914», Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, janvier-mars 1991, p.73-104.

- «Les avatars de la "Grande Nation" à Madagascar de 1895 à 1914», in Révolution française et océan Indien, prémices, paroxysme, héritages et déviances, textes réunis par Claude Wanquet et Benoît Jullien, l'Harmattan, 1996.

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- «De l’exploration à la reconnaissance : Madagascar dans la seconde moitié du XIXe siècle», Sources, Travaux Historiques, n°34-35, Actes du colloque International de Bordeaux, «Découvertes et Explorateurs», Paris, L’Harmattan, 1994, p. 289-299.

- «Faut-il admettre les jeunes "indigènes" dans les collèges français de Madagascar (1913)», in L’Information Historique, n° 33, Mai-Juin 1971, p. 115-120.

- «Victor Augagneur, socialisme et colonisation», in Bulletin de l’Académie malgache, tome 52/1-2, Tananarive, 1974, p. 65-79.

- «Les premières générations d’auxiliaires merina de l’administration coloniale et l’identification d’une nation moderne (1896-1914)», La nation malgache au défi de l’ethnicité, dir. Françoise Raison-Jourde et Solofo Randrianja, Khartala, 2002, p. 153-168.

- (2000). «La Colonisation par le verbe ? Le discours colonial et la diffusion de la langue française (fin XIXe-début XXe s.)», dans Dubois, C., Kasbarian, J.-M. & Queffélec, A. (éds), L'expansion du français dans les Suds (XVe-XXe siècles). Hommages à D. Baggioni (Actes du colloque international d'Aix-en-Provence, Mai 1998), Aix-en-Provence, Publications de l'Université de Provence, 2000, p. 191-197.

- «Les étapes de la colonisation de l’Afrique subsaharienne», Historiens et géographes, juillet-août 1999, n° 367, p. 137-150.

- «Les Rova de Tananarive et Ambohimanga : représentations et manipulations coloniales (fin XIXe siècle-1939)», Annuaire des pays de l'océan Indien, 1999/2000, vol. 16, p. 325-356.

 

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Madagascar_foire_1923

 

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Paillard_portrait_photo

 

textes d'Yvan-Georges Paillard

Les incertitudes du colonialisme

 

 

 

incertitudes_colonialisme_couvA-t-on moralement le droit de priver par la conquête coloniale des nations lointaines de leur liberté ? Leur assurances de "civilisés" face à des peuples réputés inférieurs rassure très vite les rares Européens qui, à la fin du XIXe siècle, se posèrent la question.

Romancier, journaliste Gabriel Laffaille, alias Jean Carol, partage cette bonne conscience. Mais le voici qui, fin 1895, s'embarque pour Madagascar comme secrétaire particulier du résident général Laroche, chargé de mettre en place un régime de protectorat français. Hommes de bonne volonté, Laroche et Carol découvrent dans les "Hova" (les Mérina) une nation certes techniquement en retard, mais qui possède une civilisation originale avec ses propres valeurs et qui, éprise de progrès, souhaite n'adopter des Européens que les innovations convenant à son génie particulier.

Avec les cadres Mérina Laroche organise une collaboration qui ménage leur susceptibilité tout en préservant les intérêts métropolitains. Carol envoie au Times des correspondances où, faisant part de ses étonnements, il veut éveiller la curiosité et la sympathie de ses compatriotes pour les dominés.

Mais le protectorat devient rapidement colonie pure et simple. Laroche cède la place à Gallieni : dans la "paix française" que Gallieni doit faire régner, plus question de dialoguer avec les Malgaches. Dénonçant dans Le Temps les méthodes militaires qui le révulsent, Carol est bientôt prié de se réembarquer. À Paris, il regroupe ses articles dans le livre Chez les Hova..., publié en 1898.

Solidaire par patriotisme de la prise de possession, mais le coeur torturé, il se fait un devoir de témoigner, rejoignant le petit groupe de ceux par la faute de qui l'européocentrisme cesse d'être tranquille.

 

Les incertitudes du colonialisme. Jean Carol à Madagascar,
Yvan-Georges Paillard,
l'Harmattan, 1990, quatrième de couverture

Chez_les_Hova

 

femme_hova
une femme hova en filanzane (chaise à porteurs)

 

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«Les Rova de Tananarive et Ambohimanga : représentations et manipulations coloniales (fin XIXe siècle-1939)», résumé

Le terme malgache de rova, enceinte entourant la résidence royale et se situant toujours sur une hauteur, est aussi traduit par celui de "colline sacrée". Cet article pose la question de savoir si les Français, à partir de la fin du XIXe siècle, coloniaux ou métropolitains, étaient conscients de la signification de ces rova pour leurs nouveaux sujets les Malgaches, l'importance de cette image transparaissant ou non dans les expositions universelles (Paris 1889, Marseille 1906 et 1922, Vincennes 1931) et les récits de voyage.

Sous le gouverneur général Albert Picquié, le site d'Ambohimanga, dans les environs de Tananarive, redevient un haut lieu historique reconnu. C'est une manifestation de la "politique d'association" que le gouverneur général veut mettre en place à Madagascar, visant à se rapprocher des autochtones et à les ouvrir aux techniques modernes tout en les préservant de tout déracinement culturel. Le rapatriement des cendres de l'ex-reine Ranavalona III en 1938 favorise un regain de fidélité à la famille royale. Mais les diverses célébrations coloniales aux rova de l'après-guerre n'empêcheront pas l'avènement de l'indépendance.

«Les Rova de Tananarive et Ambohimanga : représentations et manipulations coloniales (fin XIXe siècle-1939)», Annuaire des pays de l'océan Indien, 1999/2000, vol. 16, p. 325-356.

reine_Rasoherina
la reine Rasoherina (1863-1868)

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Les recherches démographiques sur Madagascar
au début de l'expansion coloniale - résumé

L'exploitation des archives coloniales, et précisement des archives médicales de l'AMI (Assistance Médicale Indigène), mise en place à Madagascar des 1898, fournit de précieuses informations sur : la population de l'île au début du XXe siecle (estimée à 2,5 ou 3 millions), sa distribution, les variations dans les taux de natalité et de mortalité, ainsi que sur les maladies, leur diffusion et leurs effets démographiques.

«Les recherches démographiques sur Madagascar au début de l'expansion
coloniale et les documents de l'"AMI"»
, Cahiers d'études africaines, 1987,
vol. vol. 27, no 105-106, p. p. 17-42

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Majunga__Madagascar__mai_1895
débarquement à Madagascar, mai 1895

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témoignages

J'ignorais la disparition de M. Paillard dont je garde un excellent souvenir. Ayant perdu le contact avec l'IHPOM (j'avais déposé un sujet de thèse sur Léon Cayla à Madagascar en 1988, mais je n'ai pu mener à bien ce projet), c'est donc par vous que j'apprends son décès.

J'étais coopérant en Algérie quand je rencontrai le fils de Léon Cayla qui y travaillait. Il me parla de son père et me proposa de consulter ses archives à son domicile à Saint-Germain-en-Laye. Je fis part à M. Paillard de cette découverte, et il me conseilla vivement d'en tirer parti. J'avais soutenu une maîtrise avec Jacques Valette sur l'Algérie en 1983 à Poitiers, mais M. Valette n'était pas intéressé par Léon Cayla.

Il m'accueillit à Aix avec la plus grande cordialité, et me donna tous les conseils nécessaires pour ce travail. Les archives étaient très importantes, je mis du temps à les dépouiller. Il y avait un très grand nombre de photos notamment, la correspondance avec Lyautey, dont Cayla était le disciple et l'ami, etc.

Je rencontrai M. Paillard à plusieurs reprises avant la soutenance du DEA, notamment au cours d'un colloque à Aix en 1988 à l'IHPOM dirigé par Jean-Louis Miège, et il fit preuve à chaque fois de la même gentillesse, et j'avais besoin d'être rassuré car M. Miège était impressionnant...

Après la soutenance (le jury était composé de Miège et lui-même), il m'encouragea à poursuivre mon travail et me parla de Madagascar où il avait enseigné, et dont il gardait un souvenir enthousiaste.

Jean-Pierre Jourdain
(Montgeron, Essonne)

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Yvan-Georges Paillard, 1928-2007

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22 avril 2008

la supériorité scientifique et technique de l'Europe

Soleil_Royal

 

la supériorité scientifique et technique

de l'Europe aux XVIIe-XVIIIe siècles,

la domination des mers

Michel DEVÈZE (1970)

 

Sur le plan politique, l'Asie tient-elle une place plus importante que l'Europe jusqu'au milieu du XVIIe siècle ? C'est ce qu'affirme J. Pirenne. Ce serait alors minimiser ce que représentent, outre la colonisation ibérique en Amérique, déclenchée au XVIe siècle et toujours vivace, l'odyssée des Hollandais, des Anglais et des Français dans l'Océan Indien et jusqu'au Pacifique, la poussée nouvelle des Anglais et des Français sur le Nouveau Continent.

Sans doute, en Asie, les Européens se comportent en petits parasites vivant aux dépens des énormes masses continentales : mais ces parasites sont mordants, parfois venimeux, et leurs piqûres risquent d'affaiblir déjà les corps gigantesques de l'Inde et de la Chine. En vérité, l'Europe tient déjà la clé de l'avenir : si l'empire turc reste encore menaçant pour l'Europe elle-même jusqu'en 1680, si les empires chinois ou hindou continuent d'absorber les surplus d'or et d'argent apportés par les marins européens, l'Europe a déjà tourné les positions des uns et des autres : la conquête de la haute mer, réalisée par elle, dès le XVe siècle, lui donne désormais une primauté qui durera tant que d'autres modes de circulation intercontinentale ne prévaudront pas.

Tandis que les jonques chinoises, venues au XVe siècle jusqu'aux rivages africains, sont reparties dans leur pays sans idée de retour, tandis que les navigateurs arabes qui tenaient jusqu'alors les routes de l'océan Indien se dispersent ou se mettent aux ordres des Européens, l'Europe peut se permettre de faire le tour du monde sans craindre d'autres ennemis que les tempêtes ou ses propres pirates. Les conquérants venus d'Asie centrale, qui ont tour à tour formé l'empire turc, donné des maîtres à la Perse, à l'Inde, à la Chine, ont perdu leurs penchants expansionnistes ; seuls subsistent les conquistadores européens, dont la venue épouvante les peuples primitifs, mais qui composent avec les peuples forts, en attendant de les subjuguer, un jour.

caravelle_manuscrit_italien_gd
Type de caravelle évoluée d'après un manuscrit italien.
  Le trinquet et le grand mât gréent des voiles carrées,
l'artimon et le contre-artimon des voiles latines (source)

C'est que depuis la Renaissance, les Européens de l'Ouest, ont non seulement une indéniable supériorité navale, mais ils possèdent sur leurs bateaux des armes plus efficaces que celles de leurs adversaires, et ils sont surtout animés d'un esprit de convoitise et de prosélytisme à la fois qui les laisse toujours insatisfaits. La caravelle et le gouvernail d'étambot n'ont pas été les seuls outils du succès, puisque les Russes, qui n'étaient pas des marins, se sont mis aussi en mouvement à la fin du XVIe siècle, pour conquérir les immenses espaces sibériens. Disons que le dynamisme des peuples européens était alors supérieur à celui des autres. La religion a joué un rôle plus faible qu'on ne l'a dit, malgré le message chrétien poussant à convertir : les Européens étaient poussés par l'esprit de lucre et l'esprit d'aventure. Et ils avaient les moyens de leur politique.

Vasco_de_GamaDepuis le jour où Vasco de Gama, presque perdu dans un monde étranger avec quelques navires et quelques centaines de compatriotes, eut l'audace de bombarder l'Asie et de pourchasser des bateaux musulmans, bien des victoires avaient confirmé les Européens dans leur croyance à la supériorité. Il ne s'agissait plus seulement d'une supériorité militaire, mais bien d'une supériorité scientifique et technique qui pouvait, mieux encore qu'une religion souvent mal pratiquée et qu'une morale souvent plus que médiocre, justifier les conquêtes des Européens et donner à la plupart d'entre eux une bonne conscience.

 

 

 

I - La supériorité scientifique de l'Europe

Pour Robert Lenoble, il y eut "une mutation véritable dans l'histoire de la science au XVIIe siècle, comparable à celle qui avait transformé laLeeuwenhoek Grèce au IVe siècle av. J.-C., comparable à celle que nous commençons à vivre avec la découverte de la relativité et des quantas". C'est à ce moment qu'on invente et met au point la lunette astronomique, le microscope [ci-contre : Leeuwenhoek, 1632-1723, inventeur d'un microscope], qu'on inventorie un nombre considérable d'espèces vivantes. Mais c'est surtout l'apparition de nouvelles théories qui est importante : l'idée que la terre est un astre, une planète semblable aux autres planètes, qu'elle tourne autour du soleil, que les tâches du soleil montrent que les astres du firmament ne sont pas immuables, qu'ils sont sans doute formés d'une matière qui se retrouve partout la même, voilà une doctrine nouvelle et pleinement révolutionnaire. L'opinion que Copernic avait soutenue presque en se cachant est affirmée par Galilée que la peur seule a fait se rétracter.

Mais surtout l'époque se fait une idée nouvelle de la nature : il ne s'agit plus d'univers de "formes" et de "matières", comme l'Antiquité et le Moyen Âge l'avaient admis ; mais la nature devient un ensemble de phénomènes, les uns visibles à l'oeil humain, les autres invisibles, dont certains peuvent être découverts grâce à des instruments d'approche, et qui sont tous, en tous cas, réguliers et calculables mathématiquement. Jusqu'alors, la nature était considérée comme un ensemble d'êtres et d'objets toujours semblables à eux-mêmes et hiérarchisés, jusqu'au bien suprême ou jusqu'à Dieu. La nature devient maintenant une masse d'objets soumis à des lois, et qui ne sont nullement irréductibles les uns aux autres. On a pu parler à juste titre de "démocratisation" de la nature. Il n'y a pas que la terre qui s'est agrandie Blaise_Pascalavec les découvertes, il y a l'univers qui a pris des proportions jusqu'alors insoupçonnées. Le temps lui-même, qu'on faisait jusqu'alors remonter à une création tout juste vieille de 5 à 6 000 ans, recule aussi indéfiniment. L'infiniment petit commence à se dévoiler, et les Pensées de Pascal [ci-contre] sont une prise de conscience angoissée de l'immensité du monde par rapport à l'homme.

La raison et l'expérience, qualités éminentes du savant mises en relief par Francis Bacon [ci-contre, à droite] dans le NovumFrancis_Bacon Organum (vers 1620), ne sont pas en elles-mêmes des qualités révolutionnaires : Aristote, les savants arabes du Moyen Âge, les médecins chinois les utilisaient aussi ; l'acupuncture chinoise est bien le résultat de séries d'expérience raisonnablement interprétées. Mais Bacon, en attendant Descartes, rejette dans le domaine scientifique la sacro-sainte autorité. "Rien de plus faux ou de plus hasardé que la plupart des notions reçues, soit en logique, soit en physique, telles que celles de substance, de qualité, d'action, de passion, et la notion même de l'être", écrivait déjà Bacon.

Le doute cartésien procède du même état d'esprit. Cette attitude devait, tôt ou tard, entraîner une révision complète des notions reçues : Descartes essaya de reconstituer par la raison les sources de la foi, car il n'est pas sans apercevoir le danger. Mais c'est le XVIIIe siècle qui, avec audace, passera au crible de la raison toutes les notions religieuses, politiques, sociales, anciennement admises. L'idée de lois constantes et mathématiques semble condamner alors la notion de miracle. Mais il est incontestable que l'essor du rationalisme a donné aux Européens une nouvelle supériorité, en libérant la la science des entraves philosophiques et théologiques qui gênaient ses effets.

En effet, pendant ce temps, l'empire turc et le monde musulman tout entier s'étaient endormis dans la tradition pleine d'entraves du Coran. L'Inde paraissait figée dans ses religions multiples et son système de castes. La Chine seule, ayant accueilli les missionnaires jésuites, semblait en tirer parti, mais la science chinoise au XVIIIe siècle est très loin d'accomplir des progrès comparables à l'essor spectaculaire de la chinois2science européenne de l'époque.

La Chine des Mandarins est restée fidèle au confucianisme, au système mandarinal, fondé sur les concours, c'est-à-dire sur l'écriture compliquée, la poésie, la philosophie rituelle. Les machines modernes apportées par les jésuites paraissent utiles, mais on ne conçoit pas qu'elles puissent permettre une véritable explication des choses. Joseph Needham a reproduit, à la suite du P. Bernard Maître, ce poème émanant d'un haut dignitaire de l'empire chinois, au début du XIXe siècle :

Avec un microscope, on peut voir la surface des choses.
Il les agrandit, mais n'en révèle pas la réalité,
Il fait apparaître chaque chose plus haute et plus large,
Mais n'allez pas croire que vous voyez les choses elles-mêmes.

Plusieurs sciences seront cependant revivifiées en Chine, au contact de l'Occident : il y eut notamment une renaissance des mathématiques chinoises avec la publication de l'Océan des Calculs du Calendrier dû à la collaboration d'un jésuite, d'un lazariste et du mathématicien chinois Mei-Kou-Tch'eng ; renaissance de l'astronomie avec la publication à Pékin du Catalogue de 3 038 étoiles fixes (1757) ; mais la médecine, la géographie changent peu. On peut seulement citer le Traité des Marées de Yu-Sé-Kien, qui étudie l'action de la lune sur les marées (1781) et la La description complète des rivières et des digues (1776) de Ts'i-Chao-Nan.

On aurait pu s'attendre à de plus amples développements, si l'on songe que pendant deux siècles, les jésuites avaient mis à la disposition des Chinois des télescopes, des microscopes, des planisphères et beaucoup de manuels traduits ; mais comme l'a fait remarquer justement Needham, les jésuites eux-mêmes n'ont guère évolué depuis le XVIIe siècle, et leur apport est resté pour ainsi dire fixé, "fossilisé". Au moment où la science européenne au XVIIIe siècle déborde le christianisme et subit un développement autonome, les jésuites refusent de suivre. Le rôle des jésuites, on va le voir, sera plus important en matière de science appliquée. La tâche scientifique des jésuites n'a d'ailleurs pas été facilitée par la hautaine conception chinoise d'une supériorité, certes ancienne, mais de plus en plus dépassée.

Le Japon, en principe plus fermé que la Chine, en réalité moins convaincu de sa supériorité et plus curieux, a peut-être bénéficié, comme on le verra, d'un apport plus important que son grand voisin de la science européenne, malgré les difficultés suscitées par les autorités.

Mais que sont ces quelques progrès si les pays les plus développés du monde en dehors de l'Asie de l'Est et du Sud, restaient attachés aux "idéaux de l'Orient", comme leurs philosophes le proclameront encore au XIXe siècle ? Les "barbares" européens avaient désormais une véritable supériorité, celle de la science qui accomplit au XVIIIe siècle des progrès décisifs dans tous les domaines (en particulier, analyse mathématique, infinitésimale, naissance de la chimie, de l'électricité, de la géométrie descriptive, de l'aérostation, développement de la botanique, de la zoologie, etc.).

 

II - La supériorité technique de l'Europe

Techniquement, la supériorité de l'Europe n'est pas moindre, dans la plupart des domaines tout au moins : car les secrets artistiques de la porcelaine chinoise ou les raffinements de la fabrication des mousselines ou des toiles peintes hindoues ont longtemps étonné les Européens qui ne sont parvenus qu'à la fin même du XVIIIe siècle à copier ces procédés ou à s'en inspirer.

Mais dans le domaine de la technique navale, militaire, dans les arts de l'émail, du vitrail, des fils d'or et d'argent, dans l'imprimerie et la fabrication des cartes et plans, dans la métallurgie, dans l'art du verre, dans la technique des ponts et chaussées, dans le domaine d'utilisation des sources d'énergie, dans la production des outils, dans l'organisation des moyens de transport, dans la construction en bois et en pierre, dans le traitement des forêts, dans la préparation culinaire et celle des boissons, dans la confection des chapeaux et des manteaux de fourrure, dans la construction des machines à ressort, horloges, automates, dans la quincaillerie, la bijouterie, la joaillerie, où trouve-t-on la supériorité de l'Asie, au XVIIIe siècle ? et à plus forte raison de l'Afrique ? des Indiens d'Amérique ? peut-être dans quelques recettes rares, dans quelques préparations spéciales, que les Européens ne tarderont pas à connaître ou à découvrir.

horloge_horizontale_1741
Horloge horizontale décrite dans le livre de Thiout (1741) (source)

En vérité, à l'époque où la technique, naguère humble et modeste, parce que réservée aux artisans du tiers état, prend ses titres de noblesse avec l'Encyclopédie, on peut se demander si la prépondérance européenne n'est pas plus grande encore sur le reste du monde, dans ce domaine immense de la technique, que dans le domaine proprement scientifique. On peut même se demander si la prépondérance européenne n'était pas aussi plus anciennement acquise sur le plan matériel. C'est, semble-t-il, en effet, à la fin du Moyen Âge, que l'Europe s'en est emparée, et les innombrables voyages, découvertes et explorations du monde entier n'ont fait que confirmer l'Europe dans cette supériorité. "C'est pour avoir su tirer parti de tant d'intelligences créées parles plus vieilles civilisations du monde", écrit justement Charles Morazé, "que l'Europe a pu conquérir la première place".

Les Arabes eux-mêmes, grands voyageurs, avaient tenu quelque temps cette place au coeur du Moyen Âge : transmetteurs de l'Antiquité gréco-romaine pour une large part, ayant eux-mêmes constitué un vaste empire des rivages de l'Atlantique à Bagdad, et même au-delà, grâce aux remarquables voyages de leurs navigateurs dans l'océan Indien, les Arabes, bien qu'adversaires religieux des Européens, les ont directement beaucoup aidés à la fin du Moyen Âge.

Pour Fernand Braudel, l'Europe, ayant assimilé les connaissances techniques venues d'Extrême-Orient ou duBraudel_couv Proche-Orient, soit directement, soit par l'intermédiaire des Arabes, a devancé dès le XVe siècle ses compétiteurs arabes : il faut voir dans cette soudaine avancée de l'Europe, non pas sans doute une supériorité intellectuelle innée, ni même le fait que le christianisme était d'essence moins conservatrice que l'Islam, mais tout simplement le jeu des facteurs naturels (découpage des côtes, favorisant le développement de la marine ; divisions intestines provoquant chez les Européens un esprit constant de lutte et donc de progrès, surtout sur le plan militaire ; enfin et surtout abondance des sources d'énergie - bois, eau et vent - que les pays arabes ne possédaient pas au même degré).

De même l'Extrême-Orient, dont la technique dans la plupart des domaines était plus avancée que celle de l'Europe au XIIe siècle (imprimerie, poudre à canon, utilisation du charbon de terre, métallurgie, etc.), n'a pas progressé depuis lors au même rythme que l'Europe et se trouve également dépassé par elle, sauf dans le domaine technico-artistique, dès le XVIe siècle.

Mystère, a-t-on souvent dit. En fait, il est à supposer que la Chine - véritable Europe, mais plus massive, à l'autre bout du monde, ayant fait son unité très tôt - n'a pas connu les mêmes motifs internes de développement, c'est-à-dire la concurrence de plus en plus acharnée entre elles des petites nations européennes. Elle n'avait pas non plus, comme l'Europe avec l'Islam, des voisins dangereux et évolués.

L'Europe pouvait donc prétendre, à la fin du XVIIIe siècle à une certaine maîtrise du monde. Or, il existe un domaine, répétons-le, où cette maîtrise était considérable et essentielle, c'est le domaine maritime. Par la mer, l'Europe tient le globe comme l'araignée tient les insectes dans sa toile. Ce tissu de routes maritimes est aussi le lien entre les divers continents. Grâce à l'Europe, l'unité du monde était en marche depuis les grandes découvertes.

Enfin c'est pas la marine que les communications sont alors les plus faciles, et les moins coûteuses. Les ports occidentaux sont les poumons de l'Europe : ils aspirent la richesse et donnent à l'Europe une avance de plus ne plus considérable sur les reste de l'univers.

planisph_re_1780
planisphère de Rigobert Bonne (1727-1795), cartographe français, hydrographe
officiel du Département de la Marine en 1773, projection Mercator, 1780

 

III - La supériorité maritime de l'Europe

a) La marine de guerre. - La marine de guerre au XVIIIe siècle a subi une évolution plus rapide que l'armée de terre. Sans doute n'est-il pas toujours facile de déterminer le chiffre des flottes de guerre, car d'un côté certains bateaux, dits de guerre, n'étaient pas vraiment aptes au combat, tandis que des bateaux de commerce, munis de canons, devenaient d'excellents corsaires.

On peut cependant avancer des chiffres qui, à quelques unités près, seront plutôt des ordres de grandeur. Or, la Grande-Bretagne a démontré dans ce domaine une supériorité constante, acquise véritablement depuis 1690 environ. Elle ne perdit jamais le premier rang, même pendant les jours sombres de la guerre d'Amérique. En 1721, l'Angleterre compte officiellement 124 vaisseaux de ligne et 104 bateaux plus petits. On la retrouve en 1762 avec 141 vaisseaux de ligne et 224 bateaux plus petits. En 1783, ces chiffres étaient montés à 174 et 294 respectivement. Jamais aucune puissance navale n'avait encore disposé d'un pareil nombre de bateaux de guerre.

l_Hermione_par_Rossel_de_Cercy
la frégate l'Hermione, mise à l'eau à Rochefort le 28 avril 1779

La grande rivale de l'Angleterre sur mer, et outre-mer, au XVIIIe siècle, la France, a compté des chiffres nettement plus modestes, et surtout la marine française , et surtout la marine française a suivi une marche très irrégulière. les guerres continentales, financièrement épuisantes, obligeaient la France à négliger souvent sa flotte. Peu de temps après le règne de Louis XIV et la longue guerre de Succession d'Espagne, la France ne possédait que 48 bateaux de guerre de tous types. En 1739, grâce à l'action de Maurepas, secrétaire d'État à la marine, elle se retrouve avec 50 vaisseaux de ligne (contre 120 alors à l'Angleterre). En 1754, malgré la guerre de Succession d'Autriche, la France dispose de 57 vaisseaux et de 24 frégates. La guerre de Sept ans entraîne de lourdes pertes ; mais en 1770, par suite du réarmement organisé par Choiseul, la marine française atteint un plus haut rang : 66 vaisseaux de ligne (la moitié du chiffre anglais). La progression continue jusqu'en 1781 : 81 vaisseaux de ligne. La France a été plus forte sur mer à la fin de l'Ancien Régime, qu'elle ne le sera jamais dans son histoire.

Du côté espagnol, l'évolution ressemble à celle de la France. En 1713, l'Espagne, après une guerre civile et une invasion de dix ans, n'a presque plus de marine. Mais la volonté d'Alberoni, puis de Patino, lui permet de compter 33 vaisseaux de ligne en 1737. Les pertes dans les grandes guerres du milieu du siècle sont plus faibles que les pertes françaises, et l'attention que portait alors à la marine Ensenada, qui fit même venir d'Angleterre des charpentiers de marine et des techniciens, permit à l'Espagne de devenir la troisième puissance navale : 58 vaisseaux de ligne en 1774 et même 72 en 1789. L'alliance des deux Bourbons leur permettait donc d'aligner presque autant de bateaux que l'Angleterre seule.

Tchesm_
vaisseau russe de 66 canons à la bataille de Tchesmé
contre l'empire ottoman (1770)

À la fin du XVIIIe siècle, ce n'est pas la Hollande qui sur le plan militaire avait la quatrième place en Europe, mais la Russie, dont le génial Pierre le Grand avait préparé l'essor maritime au début du siècle. La marine avait été négligée par les tsarines succédant à Pierre le Grand, mais Catherine II la fit revivre pour mieux lutter contre la Turquie, grâce au concours d'ingénieurs allemands et anglais. Malgré le manque d'expérience de beaucoup de marins russes et le caractère d'improvisation de cette marine, elle vint à bout de la première marine non européenne, la marine turque, en 1770, à la bataille de Tchesmé, en mer Égée.

Cette bataille a donc une importance particulière : elle démontre le retard technologique accumulé par les Turcs (qui avaient encore maintenu en service beaucoup de galères, d'ailleurs mal entretenues). Les Russes vont donc pouvoir dominer le mer Noire et construire l'arsenal de Sébastopol (1784). En 1791, ils avaient 22 vaisseaux de ligne en mer Noire ; ils en avaient d'autre part, 37 en mer Baltique.

Mais on comptait en Europe les flottes des petites puissances maritimes de l'ouest : Danemark, Suède et surtout Hollande. La Hollande et le Danemark avaient beaucoup plus d'importance sur le plan de la marine de commerce et de pêche que sur le plan proprement naval. La Hollande, qui avait eu même une prééminence militaire sur mer au milieu du XVIIe siècle, l'avait perdu au profit de l'Angleterre dès 1675. Vivant après 1688 dans le sillage de l'Angleterre, trop intéressée par les rapports financiers pour s'imposer les sacrifices d'une forte marine de guerre, la Hollande se retrouva en danger, lorsque, vers 1775, elle changea d'alliance, au moment où l'Angleterre grignotait son empire colonial. À cette époque, la Hollande ne put aligner plus d'une cinquantaine de bateaux de guerre de toutes catégories.

L'Europe, malgré ses luttes intestines - et peut-être à cause d'elles, à cause de l'âpre concurrence entre puissances maritimes qui les amène à toutes les nouveautés - domine entièrement les mers à la fin du XVIIIe siècle. La seule riposte des non-Européens, c'est désormais la piraterie, comme celle qui se développe alors dans l'Insulinde.

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Vernet, port de Rochefort, 1759

b) La marine de commerce. - Vers 1600, l'Europe avait probablement à son service de 600 à 700 00O tonneaux de navires de commerce. Or, à la veille de la Révolution, selon une statistique française, la flotte européenne dépassait 3 300 000 tonnes de navires marchands. L'Angleterre, à cette date, se trouve à la première place, comme pour la marine de guerre (1 088 000 tonnes en 1787).

Le tonnage anglais avait augmenté brusquement depuis la guerre d'Amérique, après avoir plafonné à 650 000-700 000 tonnes depuis 1763, la montée devait continuer ensuite rapidement (1 590 000 tonnes en 1794). Pour la France, en 1787, les probabilités sont de l'ordre de 700 000 tonnes au plus.

Le total européen de 1787 représente aujourd'hui le total d'une flotte nationale très moyenne.

c) Progrès technique. - Beaucoup fut fait au XVIIIe siècle pour améliorer les formes des bateaux à voiles. Architectura_Navalis_MercatoriaLes travaux des grands mathématiciens comme Euler, Bernoulli et Borda, sur la résistance des fluides et les corps flottants, furent très utiles. Sans doute, un grand nombre de charpentiers de bateaux continuaient à construire selon les normes traditionnelles. Mais des livres comme l'Architectura Navalis Mercatoria du Suédois Chapmann (1768) et l'Examen Maritimo Teorico Practico de l'Espagnol Jorge Juan (1771) montrent que les études commençaient à avoir de l'influence sur les constructeurs. C'est en France, peut-être, où une nouvelle classe d'ingénieurs constructeurs de la marine fut constituée en 1765, que la construction navales fit le plus de progrès, comme le reconnaissaient les Anglais eux-mêmes.

C'est ce qu'écrivaient en 1800 Charnock dans son History of Marine Architecture, c'est ce qu'écrit encoreDuhamel_du_Monceau aujourd'hui l'Anglais G. J. Marcus dans A Naval History of England. Les États de Bourgogne de 118 canons, dessiné par J.-N. Sané, et lancé en 1782, était sans doute le bateau techniquement le plus accompli de l'Europe à son époque. Il fut d'ailleurs utilisé comme modèle très longtemps (jusqu'en 1848). En France, les livres techniques de Duhamel du Monceau [ci-contre] (comme le Traité des Bois de Marine) sont supérieurs à ceux de l'Anglais Mungo Murray (Treatise on Shipbuilding and Navigation, 1774).

Marine de commerce et marine de guerre ont profité des améliorations à des degrés divers ; en faut, les bateaux ont peu augmenté de taille par rapport au siècle précédent mais leur voilure s'est compliquée. Le grand dominateur des mers, c'est le trois-mâts à voiles carrées nombreuses qui permettent de régler exactement la proportion de la voilure à la force du vent. Mais les deux-mâts se multiplient ; il s'agit soit du brick à voiles carrées, soit de la goélette à voiles auriques. Le vaisseau marchand ordinaire ne dépasse pas en général 300 tonneaux. Les Indiamen, ou bateaux de la carrière des Indes, atteignent cependant jusqu'à 1 500 tonnes. Ces bateaux, à la voilure très développée par rapport à la coque, sont plus rapides qu'autrefois. Le gaillard d'arrière est moins dominant que dans les anciens galions car on s'était aperçu qu'il offrait de la résistance au vent.

La marine anglaise a tout de même réalisé en fin de siècle deux modifications importantes : la couverture de la coque en cuivre, ce qui retardait le pourrissement du bois dû aux vers aquatiques, les tarets (auparavant le goudron paraissait suffisant), et pour les bateaux de guerre, la caronade, canon court et large sur glissières, assez facile à manier, moins gênant que les anciennes batteries qui étaient fixes. La technique de la couverture en cuivre ne fut utilisée par les Français qu'après 1778, après la capture de navires anglais ainsi protégés, pendant la guerre d'Amérique.

caronade_2
caronade

Les chantiers navals se rationalisent quelque peu : les plus importants situés en général près des ports d'estuaire, possèdent des bassins de radoub depuis le XVIIIe siècle (autrefois on couchait le bateau pour le réparer). Les bateaux de guerre sont de plus en plus construits sur des chantiers gouvernementaux plutôt que par des firmes privées. On sait que l'outre-mer a concouru à donner à l'Europe des matériaux complémentaires pour sa marine : toutes les puissances navales de l'ouest avaient été frappées, tour à tour, par la pénurie de grands bois nécessaires  la construction de la coque ou des mâts (chênes, sapins, pins). L'appel aux pays de la Baltique ne fut pas toujours suffisant, et il fut interrompu souvent par des guerres. De là, malgré les distances, l'importation de bois d'Amérique du Nord. La France, avant la perte du Canada (1763), n'avait pas su, comme l'a montré Walden Bamford, tirer un grand parti des ressources considérables de ce pays.

Les Anglais furent plus habiles : ils avaient eu d'ailleurs de grands chantiers dans les Treize Colonies (en smithdimonparticulier au Massachusetts, avant 1775). Robert Albion a étudié l'organisation des coupes et des chantiers tant aux États-Unis qu'au Canada au XVIIIe siècle. Le premier rival non européen des puissances navales européennes allait être naturellement les États-Unis, dont les navires se déploient rapidement sur lesmers dès l'époque de l'Indépendance.

Les Grandes Antilles et la côte Pacifique du Mexique fournissent aussi des bateaux à l'Espagne, le Brésil au Portugal, la Birmanie du teck aux Compagnies des Indes. Le bon marché de la main d'oeuvre ou la solidité des matériaux coloniaux sont fort utiles.

Les améliorations nautiques de détail sont d'ailleurs multiples au XVIIIe siècle : sur le plan du confort matériel, les Anglais ont sans doute devancé tous les autres. En 1764, on commence à utiliser à bord la pompe de William Cole ; pour vider une tonne d'eau, il ne faut plus que 4 hommes en 38 secondes au lieu de 7 hommes auparavant en 76 secondes. On installe à bord des ventilateurs (système de Hale) ; des appareils à air chaud permettant d'évacuer l'air usé - et souvent pestilentiel autrefois dans les cales - ou bien il s'agit de système d'éventails agités par des moulins à vent. D'autres améliorations - pour laJames_Cook_1728_1779_ nourriture, un peu plus varié qu'autrefois -, pour le logement (cabines pour un certain nombre de passagers) rendent les voyages maritimes moins dangereux pour la santé. Le scorbut est en nette régression. Cook [ci-contre], qui est un modèle il est vrai, réussit à rapatrier tout son monde sauf quatre hommes, après son extraordinaire voyage dans le Pacifique qui avait duré trois ans (1772-1775) et qui avait fait changer les équipages constamment de région climatique. Il y eut davantage de pertes sur les bateaux hollandais.

Le progrès atteint aussi le système des communications en mer : les Français gardent une nette supériorité sur les signaux (bien que l'amiral Howe ait fait voter des crédits par la Navy pour améliorer le système), mais les Anglais se montrent plus capables que tous les autres peuples pour les appareils nautiques. Ce sont les Anglais qui mettent au point, dans les années 1730-1740, le quadrant (John Hadley), qui permet de calculer, grâce à un système de double réflexion, la hauteur d'un astre au-dessus de l'horizon. Les progrès de détail continuent, et vers 1760, John Campbell parvient à construire le sextant moderne, appareil composé d'un secteur circulaire (un sixième de cercle) articulé (le rayon du milieu est une alidade), d'une lunette et de miroirs, qui permet de "faire le point" par la mesure de l'angle de l'astre avec l'horizon.

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le quadant de Hadley (1731) - source

Mais un autre progrès encore plus considérable fut atteint grâce à la mise au point progressive d'un chronomètre par l'extraordinaire artisan anglais Harrison, qui passa une partie de sa vie à ce travail : premier chronomètre (1735), deuxième (1739), troisième (1748). Il s'agissait, en effet, de mesurer la longitude en haute mer, et les calculs étaient extrêmement difficiles parce que l'on n'avait pas pu garder jusqu'alors avec précision l'heure du méridien d'origine ou du point de départ. Les procédés de mesure de longitude par la distance lunaire, la hauteur relatives ou l'occultation de certains astres étaient très compliqués et rendaient nécessaires l'emploi de "tables lunaires" (dont l'Allemand Tobbie Mayer donna cependant une édition en 1753).

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chronomètre de Harrison

Le Bord of Longitude, créé en Angleterre en1714, avait institué une grosse récompense (20 000 livres sterling), pour quiconque construirait une montre susceptible de ne retarder ou avancer de plus de 30 minutes sur le trajet de Londres aux Indes occidentales. C'est ce qui poussa peut-être Harrison à travailler ou à réussir.

Mais Harrison n'avait construit que des protoypes et de très rares bateaux purent être dotés de chronomètres. Cook n'en avait pas pour son premier voyage ; et il n'en eut que pour le second et le troisième.

En France, cependant, l'Académie de Marine cherchait de son côté à devancer les Anglais sur le plan technique. Un horloger parisien, Pierre Le Roy (1717-1785), découvrit une méthode industrielle de fabrication de chronomètres, grâce surtout à l'utilisation d'un balancier compensateur des variations de température.

À Brest, l'Académie de Marine, menée surtout par Borda, avait de grands projets : grande bibliothèque, laboratoires de recherche, amphithéâtres : c'était un véritable centre moderne.

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Le monde entier a coopéré sous la direction de l'Europe (qui pratique alors une véritable "dictature de la raison") à l'avancement des sciences. Les océans sont un lieu permanent d'expérimentation. Les continents, explorés peu à peu, fournissent aux chercheurs des plantes et des animaux jusqu'alors inconnus. Les grandes expéditions astronomiques européennes se déplacent en Laponie (Maupertuis, Clairaut, Le Monnier) et au Pérou (La Condamine, Bouguer, Godin). Le passage de Vénus devant le disque solaire suscite les voyages de Bougainville et de Cook, mais aussi les déplacements de l'abbé Chappe à Tobolsk, de Le Gentil à Pondichéry. Pour des savants comme Linné, Banks, Humboldt, la terre entière est un immense champ d'expériences. La science est universelle, mais ce sont alors les Européens qui la construisent à 99%.

Michel Devèze (1914-1979)
professeur à l'université de Reims
L'Europe et le monde à la fin du XVIIIe siècle,
Albin Michel, 1970, p. 23-37

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21 avril 2008

L'Algérie en 1957 (Germaine Tillion)

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la chance de la France

et la malchance de l'Algérie

Germaine TILLION (1957)

 

M0705281328062_p1La disparition équivaut fréquemment à la simplification. Voire à la dénaturation. La pensée de Germaine Tillion (1907-2008) – souvent plus citée que réellement lue… c'est malheureusement la règle… - était réduite ces dernières années à un vocable, celui de clochardisation.

Cette grande observatrice et analyste de l'Algérie aurait stigmatisé la colonisation coupable de la clochardisation des populations soumises. Et voilà Germaine Tillion icône idéologique d'un anticolonialisme vertueux et sans concession. Il n'en est rien. La pensée de l'anthropologue n'est pas celle-là, nous l'avons déjà dit dans l'article "France-Algérie : l'impossible travail historique" (Daniel Lefeuvre, Michel Renard).

 

pas d'idéalisation anticoloniale

Aux premières pages de son livre, L'Algérie en 1957 (publié avant les événements de cette même année 1957...), Germaine Tillion avait repoussé tout idéalisation "anticoloniale". Elle écrivait :

"Ce n'est pas moi qui vous présenterait un beau coupable bon à pendre, ni une happy end facile et radicale, malgré le vaste choix qui nous est proposé. La tragédie algérienne, telle que je la vois, comporte beaucoup de victimes, peu de traîtres – et ses possibilités de dénouement m'apparaissent comme un bon point de départ pour d'autres tragédies" (p. 14).

L'ethnographe de la vie paysanne des Aurès n'érige pas le colonialisme en figure abstraite du Mal, elle l'inclut dans la mondialisation de l'ère industrielle : "le malheur actuel de l'Algérie était vraisemblablement inévitable - dans la mesure où il est désormais impossible d'épargner à un peuple archaïque tout contact avec ce monstre prodigieux qu'est la Civilisation Planétaire et dans la mesure où ce contact est fatal au peuple non préparé qui le subit" (p. 67-68).

...Ce que démontre, cinquante ans après, l'historien britannique Christopher Bayly dans La naissance du monde moderne (1780-1914) en insistant sur les interactions comme le note Eric Hobsbawm : "la naissance du monde moderne ne fut pas quelque chose simplement imposé de l'extérieur par l'Occident, mais un processus complexe fait d'évolutions interagissant les unes avec les autres et émanant des deux côtés bien qu'à l'évidence dominé par la force des puissances impériales et par l'hégémonie du modèle occidental…" (La naissance..., p. 13).

l'anti-colonialisme, alibi de la clochardisation

Relisons donc Germaine Tillion, et les histoires non idéologiques du temps colonial, pour comprendre que la colonisation ne fut pas cette "décivilisation" qu'éreintait Aimé Césaire. On y apprendra à dépasser les slogans : "L'anti-esclavagisme a été l'alibi du colonialisme (il l'est encore parfois), et je me demande si l'anti-colonialisme n'est pas en train de devenir l'alibi de la clochardisation. Non pas que le colonialisme soit tout à fait mort - il est seulement moribond -, ni qu'il n'ait pas aggravé la situation économique des pays où il a sévi, mais il n'est pas seul responsable de leur misère, et, à l'heure actuelle, par exemple, la situation alimentaire dans les régions d'Algérie où il n'y a jamais eu de colons apparaît comme un peu plus alarmante pour les indigents que dans celles où les colons sont en nombre..." (L'Algérie en 1957, p. 41).

Michel Renard

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extraits de L'Algérie en 1957

 

Alg_rie_57_couv_rectoConsidérez maintenant, dans cette perspective, le destin de notre pays - pays relativement comblé par la nature, mais pas plus que certaines régions du monde où les gens vivent encore aujourd'hui dans une sordide indigence.
Première chance : nous réussissons notre révolution politique et notre réforme agraire cinquante ans environ avant le début de l'essor industriel et un bon siècle avant la révolution biologique ; nous nous trouvons donc bien placés au moment le plus important de l'histoire du monde : la première moitié du XIXe siècle.

C'est pourquoi (malgré notre hémorragie de 1914, malgré la catastrophe de 1940, malgré onze ans de guerres mondiales, et je ne sais combien d'années de guerres coloniales, malgré nos malheurs et nos sottise) on peut dire que nous avons eu de la chance, puisque, au moment voulu, nous nous sommes trouvés dans le clan des gagnants. Entendez par là : les pays où le niveau de vie s'élève régulièrement. On imagine volontiers que le hasard seul n'a pas tout fait et que nous pouvons aussi revendiquer des mérites (mais il est possible d'avoir des mérites lorsqu'on est placé pour en tirer le meilleur parti).

Cette ligne ascendante de notre chance, chacune [ce texte fut initialement destiné aux adhérentes de l'Association nationale des Déportées et Internées de la Résistance] d'entre vous peut facilement en suivre quelques étapes, sans pour cela feuilleter des livres ou inventorier des statistiques. Asseyez-vous plutôt à côté d'un paysan pauvre ou d'un vieil ouvrier - n'importe lequel, dans n'importe laquelle de nos provinces - et, comme je l'ai fait moi-même tant de fois, laissez-le parler et écoutez-le.

Il vous racontera son enfance : à six ans l'école, "pour apprendre ses lettres" ; "placé" à huit ans comme berger - plus petit que ses moutons ; des maîtres avares, qui mesurent le pain ; pas de viande, pas de sucre. Plus tard : "on gagnait trois francs par jour, à faucher à la main, comme des martyrs ; la moisson durait deux mois. Après c'était le trimard"... (entendez : la mendicité). Et la maladie, et le chômage, et le terme...

Certes, il y a actuellement en France bien des choses qui vont mal - logements indignes, salaires insuffisants, enfants abandonnés, vieillards misérables - mais, dans tous les domaines, l'amélioration est constante et régulière. Cette amélioration, nous la retrouvons dans tous les pays qui sont en-deça du seuil - non pas un seuil qui séparerait le bloc marxiste et le bloc atlantique, mais un autre, qui ne correspond ni aux alliances ni aux programmes politiques : le bloc des Affamés, qui chaque année auront un peu plus faim, et le bloc des Rassasiés, que chaque année enrichit.

 

le malheur actuel de l'Algérie

était vraisemblablement inévitable

Allez maintenant en Algérie - j'en viens - et asseyez-vous à la porte d'un gourbi, à côté du grand-père - cela aussi, je l'ai fait des milliers de fois. Parlez de la dernière récolte, de l'état des pâturages, de la santé des chèvres, du prix de l'huile, du prix des dattes... Ensuite écoutez, prenez des notes, contrôlez, comparez.

Les deux tiers des Algériens ont eu le sort inverse des Français : leur malheur a voulu qu'ils se trouvent dans la zone d'ébranlement de la révolution biologique moderne avant d'avoir atteint ce niveau de vie et ce niveau de culture que je vous propose d'appeler "niveau d'auto-protection". Et c'est là qu'intervient, à mon avis, notre responsabilité.

Responsabilité et non culpabilité, car, le malheur actuel de l'Algérie était vraisemblablement inévitable - dans la mesure où il est désormais impossible d'épargner à un peuple archaïque tout contact avec ce monstre prodigieux qu'est la Civilisation Planétaire et dans la mesure où ce contact est fatal au peuple non préparé qui le subit. Il n'en est pas moins vrai que notre présence en Algérie a accéléré le phénomène de désintégration sociale de ce malheureux pays. Disons, si vous préférez, que si l'Algérie était restée indépendante, sa population aurait seulement doublé, alors qu'elle a quadruplé avec nous (ce qui aggrave considérablement sa position actuelle et contribue à la rendre insoluble). Mais c'est une conséquence imprévue et involontaire du "paternalisme colonial", dont nous sommes à la fois responsables et innocents - aussi responsables et aussi innocents que ceux qui en sont victimes.

L'Algérie compte aujourd'hui neuf ou dix millions d'habitants ; en 1830, elle en avait probablement moins de deux millions ; les statisticiens prévoyaient pour elle (si les conditions économiques de 1954 s'étaient maintenues) vingt millions dans vingt ans et quarante millions dans quarante ans. Tout cela est fou, car une Algérie autonome, donc nécessairement agricole, n'en peut nourrir - mal - que deux ou trois millions.

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Aïn M'lila, la médersa (carte ayant voyagée en 1954)

En 1954, dans la population musulmane, les illettrés en français atteignaient la proportion de 94% des hommes et 98% des femmes, et les enfants algériens allaient en classe dans la proportion de un sur quatre. Mais, attention, ce pourcentage correspondait à la totalité des enfants - garçons et filles, Musulmans et non-Musulmans. En réalité, un petit garçon musulman sur cinq allait en classe et une petite fille musulmane sur seize.

Ces chiffres honteux étaient eux-mêmes inexacts - comme le sont toutes les statistiques qu'on n'analyse pas - car, en Algérie, plus encore qu'une problème "Musulman/non-Musulman" ou "colon/indigène", c'était le problème "ville/campagne" qui tendait à s'imposer : la scolarisation totale des enfants de toutes les confessions allait être atteinte dans les villes (dans la commune d'Alger, treize enfants musulmans sur dix-huit), tandis que dans les campagnes elle constituait un rêve inaccessible. (Dans telle commune, il y place dans les écoles pour un enfant sur cinquante ; ailleurs, pour un enfant sur soixante-dix).

On ne désire pas ce qu'on ignore et, dans les cavernes aurignaciennes, nos ancêtres sont morts sans avoir souffert de l'absence de radio ou de chauffage central. Mais l'Algérie est probablement le pays où coexistent le plus constamment les connaissances directes et personnelles d'un certain nombre de privilèges (instruction, droits politiques, structure familiale évoluée, possibilité d'améliorer une situation) avec l'impossibilité pratique de les acquérir. De tous ces biens dont nous bénéficions avec indifférence, les Algériens sont frustrés, en connaissance de cause, avec une immense amertume.

Nos journaux se plaisent à comparer les niveaux de vie algériens avec d'Égypte ou d'Arabie (1). Eh oui ! on est un peu moins pauvre à Alger ou à Constantine que sur les rives de la Mer Rouge, mais, sur les rives de la Mer Rouge, on ne sait pas ce que c'est que l'aisance, la liberté ou même le simple bien-être de manger tous les jours à sa faim, et surtout on ne sait pas que ce bien-être est une chose commune et ordinaire que des peuples entiers possèdent, sans avoir même conscience d'être des privilégiés.

 

faim primaire et faim secondaire

Inversement, cette expérience vécue de la faim, il faut des cataclysmes comme ceux que nous avions traversés il y a douze ans pour que, dans nos pays heureux, on connaisse ses méandres et ses nuances.

Il y a deux faims :

Dans la faim primaire, on est exclusivement obsédé par une certaine masse qui remplira l'estomac - pain, farine, riz. Sous l'influence de cette "faim primaire", nous avons vu certains camarades avaler, coup sur coup, deux, trois gamelles de rutabagas (quand il y avait des malades ou des mortes dont on leur laissait la ration). Dans les blocks, lorsqu'on énumérait les précieuses denrées qui hantent le cerveau des affamés, nous avons entendu souvent répondre : "D'abord du pain, beaucoup de pain".

Ensuite, lorsque l'estomac est plein naît, une autre faim de viande, de graisse, de fruit - et, au fur et à mesure que cette "faim secondaire" est satisfaite, la consommation de pain, de pommes de terre, de riz (voire de rutabagas) diminue.

Dans les campagnes d'Algérie, les enquêtes que j'ai faites sur les consommations familiales me permettent de penser que la "faim primaire" est, vaille que vaille, grâce à l'émigration des travailleurs algériens en France, à peu près satisfaite. Pas tout le temps et pas pour tout le monde, car, hélas ! au moment de la soudure (janvier-février), on connaît en Kabylie, dans certaines maisons, la galette de glands et, dans les Aurès, les baies de genévrier bouillies. Quant à la "faim secondaire", seules les familles riches (un dizième de la population) et celles des travailleurs de l'industrie (100 000 travaillant sur place, 400 000 émigrés en France) peuvent la rassasier.

Lorsque dans un gourbi de Zaccar, de l'Ouarsenis, je demandais combien de temps dure "une charge" de blé ou d'orge, si la réponse correspondait à une consommation supérieure à un litre par personne et par jour, je savais que la "faim primaire" était apaisée, mais que la "faim secondaire" planait en permanence sur le pauvre foyer. Lorsque la consommation des céréales diminuait, cela signifiait ou bien l'aisance (un peu de sucre, un peu de beurre, un peu de viande et de lait), ou bien le dénuement total et la faim qui fait mal au ventre.

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Jeune fille réalisant un bouquet de blé, Algérie, circa 1910 (source)

Or, il ne faut pas l'oublier, un homme algérien adulte sur deux a vécu en France et, à l'arrière-plan de cette misère qu'il a sous les yeux, il peut évoquer (et il évoque) des images d'un autre monde : enfants joyeux, bien habillés, bien débarbouillés, qui mordent dans la tartine du goûter en revenant de classe, ménagères affairées faisant leurs copieuse emplettes du jour, et ces petites cuisines chaudes et commodes qu'on aperçoit parles fenêtres, le soir, entre le moment où la lampe s'allume et celui où se ferment les volets...

 

l'Algérien qui a travaillé en France, un privilégié...

Certes, l'homme qui travaille ou qui a travaillé en France est, par rapport à ses autres compatriotes, un privilégié : sa famille est moins mal nourrie, moins mal vêtue que celle de ses voisins, il participe aux avantages acquis par les travailleurs français, du moins dans le domaine du salaire, puisque nos lois exigent qu'on le paie au même tarif que son camarade métropolitain.

Voyons cependant les conditions de vie de ce privilégié : il gagne en France théoriquement autant que l'ouvrier d'ici, mais l'ouvrier d'ici vit en famille ; en ville, bien souvent, sa femme travaille de son côté et le ménage (qui subsiste sur deux salaires) dispose d'un peu plus que le strict nécessaire - cet "un peu plus", c'est justement une des conditions du bonheur. Lorsque la femme ne travaille pas, elle administre la maison, cuisine, lave, coud, repasse, fait le marché, économise...

Dans la famille ouvrière musulmane, il n'y a qu'un seul salaire et, en moyenne, deux fois plus d'enfants ; c'est l'homme qui fait le marché, qui coud, qui calcule, qui administre, c'est lui qui soigne le bébé malade et, lorsque l'enfant ne peut être nourri par sa mère, il arrive que ce soit le père qui doive faire le biberon. J'ai connu, dans des milieux divers, des hommes qui avaient patiemment transmis à leurs femmes quelques-uns des miettes de civilisation ramassées dans leurs voyages, mais ils avaient, croyez-moi, du mérite ; les autres - la majorité - renoncent. Je me souviens d'un petit fonctionnaire dont tous les enfants étaient trachomateux, disant à un coreligionnaire qui lui donnaient des conseils d'hygiène : "Tu sais bien que nous avons tous épousé des s...".

famille_mauresque_avant_1910
carte postale ancienne, avant 1910

Les femmes, du moins, ignorent-elles qu'il existe une autre condition que la leur ? Même pas. Dans les villes, elles vont maintenant au cinéma, elles écoutent la radio (chez elle ou chez une voisine, peu importe), elles parlent entre elles, elles s'informent et, même dans les villages du bled, j'ai entendu cette année des réflexions stupéfiantes d'amertume. Elles savent qu'il est plus facile, dans leur pays, de répudier une épouse honnête et de la séparer à jamais de ses enfants, que dans le nôtre de renvoyer une domestique.

Femmes mariées de force, petites filles vendues légalement à des vieillards, polygamie, spoliation des veuves et des orphelins, cohabitation avec les beaux-parents et, quelquefois, les beaux-frères et les belles-soeurs, tout cela est vu et senti comme une odieuse contrainte.

Lorsque, dans un bidonville de Constantine ou d'Alger, on demande aux enfants ce qu'ils veulent faire quand ils seront grands, les petits garçons (comme tous les petits garçons d'Europe ou d'Amérique) parlent d'une belle auto, mais les petites filles veulent presque toutes être institutrices - et ne pas se marier. Or, quelle chance le garçon a-t-il d'avoir une auto s'il reste dans son pays ? Quant à la fille, elle sera mariée avant quinze ans, peut-être de force et peut-être à un vieux retraité en âge d'être son grand-père.

Alg_rie_enfants_et_figuier_de_barbarie

"Tout cela, c'est bien leur faute", disent certains colons. "Pourquoi divorcent-ils pour le moindre caprice ? Pourquoi séparent-ils sans pitié les mères de leurs enfants ? Pourquoi traitent-ils si mal leurs femmes ? Pourquoi ont-ils tant d'enfants ? Et si ce n'est pas leur faute, c'est celle de leur religion. En tout cas, pas la nôtre".

Non, ce n'est pas leur faute, et pas davantage celle des colons, et pas non plus celle de l'Islam (2), mais c'est la faute d'un certain état social, directement issu du choc de leurs institutions avec les nôtres. Et, à l'intérieur de cet état social, il n'est plus possible de vivre.

Les deux millions de musulmans qui sont, économiquement, des Européens, bien que relativement favorisés par rapport à leurs coreligionnaires, n'en sont que plus sensibles aux mille brimades que la désagrégation sociale de leur pays accumule contre eux. Comme il faut bien un responsable de tant de grands malheurs ou de petites vexations, on s'en prend au "colon" ou au "colonialisme" (qui ne sont ni l'un ni l'autre, complètement innocents ou complètement coupables).

Selon un processus bien connu, les hommes appartenant au groupe économiquement favorisé, mais brimé socialement et politiquement (3), ont constitué les cadres de la révolution actuelle, en sorte que, s'ils réussissent, certains figureront parmi les éléments qui chercheront à émigrer (probablement en France) pour échapper au désastre qu'ils auront contribué à provoquer. Il faut bien avouer que cette perspective a pour nous quelque chose d'agaçant, mais c'est à ce genre de sottises qu'il faut s'attendre lorsqu'on laisse dans un pays s'instaurer une situation anormale ; et c'est au fond tout aussi naturel et pas plus gribouille que les sottises qui ont été, en sens inverse, accomplies là-bas par la minorité qui se réclame de la France. Dans les deux cas, on lance un boomerang et on reçoit en plein crâne le coup qu'on destinait à "l'homme d'en face".

S'il y a, en Algérie, un être humain sur trois qui est, économiquement, un Européen, que sont les deux autres ?

Des gens qui ne participent à aucun des substantiels avantages de notre civilisation, mais qui néanmoins les connaissent infiniment mieux, les désirent infiniment plus et sont, pas conséquent, infiniment plus aptes à s'en servir que n'importe quels habitants des autres pays d'Afrique ou d'Asie.

 

l'indépendance n'y changera rien...

Ce contraste cruel doit être médité par les hommes d'affaires internationaux. Ailleurs - la condition de gaver d'argent une poignée de petits tyrans -, on peut encore exploiter à peu près en paix des gisements fructueux. Pas en Algérie. Et, à ce point de vue, on peut vraiment dire que "l'Algérie, c'est la France", car j'ose affirmer que, tant que tous les Algériens n'auront pas le minimum vital français, aucun capital ne pourra être investi, avec sécurité, dans leur pays. L'indépendance n'y changera rien - je dirais même : au contraire - car toutes ces amertumes, toutes ces frustrations qui convergent sur l'homme algérien se confondent plus ou moins avec la revendication politique de l'indépendance. Qu'est-ce que l'indépendance pour le fellagha militant ? "C'est la fin de notre misère", disent-ils, c'est-à-dire : du travail, des écoles, des maisons, des femmes propres et actives, de l'argent, des terres, du pain... Et pas un État arabe ? Mais si, bien sûr : un État arabe qui donnera tout cela - sinon, gare à lui, car c'est pour tout cela qu'on se bat, amèrement et douloureusement.

Et ces faits devraient être médités aussi par les chefs nationalistes et par les hommes d'État voisins de l'Algérie.

"Tout-ce-que-la-France-a-fait-en-Algérie" (des hôpitaux, des routes, des installations portuaires, des grandes villes, une petite industrie, le quart des écoles nécessaires) et "Tout-ce-que-la-France-n'a-pas-fait-en-Algérie" (les trois quarts des écoles nécessaires, d'autres industries, un plan agricole avec la réforme agraire et les techniciens qu'elle exige...) constituent, ensemble, une sorte de mélange détonant où nos méfaits et nos bienfaits se confondent avec une nocivité provisoirement équivalente et réciproquement renforcée.

Et maintenant que le bien et le mal que nous avons faits s'additionnent pour constituer une des plus redoutables machines infernales du globe, il faut bien avouer que le rêve d'une partie des Français serait de laisser l'Algérie et les Algériens se débrouiller en toute indépendance, dans leurs problèmes. Or, ces problèmes, nous avons entrepris de les résoudre et ils étaient désormais solubles, au prix d'un effort énorme, mais qui n'excède pas nos moyens. Sans nous, ils ne peuvent plus désormais être résolus, quoi qu'il arrive.

Germaine Tillion, L'Algérie en 1957,
Éditions de Minuit, 1957,p. 65-79

 

 

(1) Revenu moyen d'un Algérien, par an : 54 000 fr. ; d'un Italien du Sud : 50 000 fr. ; d'un Égyptien : 40 000 fr. ; d'un Hindou : 35 000 fr. ; d'un Arabe du Yémen : 14 000 fr.

(2) L'Islam est plus tolérant que l'Église catholique en matière de contrôle des naissances et, au VIIe siècle, époque où le Coran fut promulgué, la condition de la femme ne différait guère de pays musulmans à pays chrétiens.

(3) Il existait en Algérie, avant 1954, deux groupes d'électeurs : le Premier et le Second Collège. Chaque Collège avait le même nombre de représentants. Le Second Collège comprenait la plupart des électeurs musulmans ; le Premier Collège groupait les électeurs d'origine européenne, les électeurs autochtones juifs et certains musulmans (en particulier les Anciens Combattants). Au dernier recensement électoral, 570 000 électeurs (correspondant approximativement à une population de 1 250 000 non-Musulmans et de 350 000 Musulmans) constituaient le Premier Collège, tandis que le Second Collège (avec 1 450 000 électeurs) aurait dû représenter la quasi-totalité de la population musulmane, soit plus de huit millions d'âmes. Il est facile d'en conclure que le vote d'un électeur du premier Collège avait, pour le moins, six fois plus de valeur que celle d'un électeur du Second Collège.

 

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L'Algérie en 1957, Germaine Tiliion

 

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quatrième de couverture

 

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17 avril 2008

Discours sur le colonialisme (Aimé Césaire, 1955)

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Discours sur le colonialisme

Aimé CÉSAIRE (1950) - extraits

 

Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente.
Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte.
Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde.

Le fait est que la civilisation dite «européenne», la civilisation «occidentale», telle que l’ont façonnée deux siècles de régime bourgeois, est incapable de résoudre les deux problèmes majeurs auxquels son existence a donné naissance : le problème du prolétariat et le problème colonial ; que, déférée à la barre de la «raison», comme à la barre de la «conscience», cette Europe-là est impuissante à se justifier ; et que, de plus en plus, elle se réfugie dans une hypocrisie d’autant plus odieuse qu’elle a de moins en moins chance de tromper.

L’Europe est indéfendable.
Il paraît que c’est la constatation que se confient tout bas les stratèges américains.
En soi cela n’est pas grave.
Le grave est que «l’Europe» est moralement, spirituellement indéfendable.
Et aujourd’hui il se trouve que ce ne sont pas seulement les masses européennes qui incriminent, mais que l’acte d’accusation est proféré sur le plan mondial par des dizaines et des dizaines de millions d’hommes qui, du fond de l’esclavage, s’érigent en juges.

On peut tuer en Indochine, torturer à Madagascar, emprisonner en Afrique, sévir aux Antilles. Les colonisés savent désormais qu’ils ont sur les colonialistes un avantage. Ils savent que leurs «maîtres» provisoires mentent.
Donc que leurs maîtres sont faibles.
Et puisque aujourd’hui il m’est demandé de parler de la colonisation et de la civilisation, allons droit au mensonge principal à partir duquel prolifèrent tous les autres.

Colonisation et civilisation ?
La malédiction la plus commune en cette matière est d’être la dupe de bonne foi d’une hypocrisie collective, habile à mal poser les problèmes pour mieux légitimer les odieuses solutions qu’on leur apporte.
Cela revient à dire que l’essentiel est ici de voir clair, de penser clair, entendre dangereusement, de répondre clair à l’innocente question initiale : qu’est-ce en son principe que la colonisation ? De convenir de ce qu’elle n’est point ; ni évangélisation, ni entreprise philanthropique, ni volonté de reculer les frontières de l’ignorance, de la maladie, de la tyrannie, ni élargissement de Dieu, ni extension du Droit ; d’admettre une fois pour toutes, sans volonté de broncher aux conséquences, que le geste décisif est ici de l’aventurier et du pirate, de l’épicier en grand et de l’armateur, du chercheur d’or et du marchand, de l’appétit et de la force, avec, derrière, l’ombre portée, maléfique, d’une forme de civilisation qui, à un moment de son histoire, se constate obligée, de façon interne, d’étendre à l’échelle mondiale la concurrence de ses économies antagonistes.

Poursuivant mon analyse, je trouve que l’hypocrisie est de date récente ; que ni Cortez découvrant Mexico du haut du grand téocalli, ni Pizarre devant Cuzco (encore moins Marco Polo devant Cambaluc), ne protestent d’être les fourriers d’un ordre supérieur ; qu’ils tuent ; qu’ils pillent ; qu’ils ont des casques, des lances, des cupidités ; que les baveurs sont venus plus tard ; que le grand responsable dans ce domaine est le pédantisme chrétien, pour avoir posé les équations malhonnêtes : christianisme = civilisation ; paganisme = sauvagerie, d’où ne pouvaient que s’ensuivre d’abominables conséquences colonialistes et racistes, dont les victimes devaient être les Indiens, les Jaunes, les Nègres.

Cela réglé, j’admets que mettre les civilisations différentes en contact les unes avec les autres est bien ; que marier des mondes différents est excellent ; qu’une civilisation, quel que soit son génie intime, à se replier sur elle-même, s’étiole ; que l’échange est ici l’oxygène, et que la grande chance de l’Europe est d’avoir été un carrefour, et que, d’avoir été le lieu géométrique de toutes les idées, le réceptacle de toutes les philosophies, le lieu d’accueil de tous les sentiments en a fait le meilleur redistributeur d’énergie.

Mais alors je pose la question suivante : la colonisation a-t-elle vraiment mis en contact ? Ou, si l’on préfère, de toutes les manières d’établir contact, était-elle la meilleure ?
Je réponds non.
Et je dis que de la colonisation à la civilisation, la distance est infinie ; que, de toutes les expéditions coloniales accumulées, de tous les statuts coloniaux élaborés, de toutes les circulaires ministérielles expédiées, on ne saurait réussir une seule valeur humaine.

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Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a au Viêt-nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et «interrogés», de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.

Et alors, un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On dit : «Comme c’est curieux ! Mais, bah ! C’est le nazisme, ça passera !» Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne.

Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’un Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.

J’ai beaucoup parlé d’Hitler. C’est qu’il le mérite : il permet de voir gros et de saisir que la société capitaliste, à son stade actuel, est incapable de fonder un droit des gens, comme elle s’avère impuissante à fonder une morale individuelle. Qu’on le veuille ou non : au bout du cul-de-sac Europe, je veux dire l’Europe d’Adenauer, de Schuman, Bidault et quelques autres, il y a Hitler. Au bout du capitalisme, désireux de se survivre, il y a Hitler. Au bout de l’humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler.

Et, dès lors, une de ses phrases s’impose à moi :
«Nous aspirons, non pas à l’égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s’agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d’en faire une loi.»

Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d’un degré.
Qui parle ? J’ai honte à le dire : c’est l’humaniste occidental, le philosophe «idéaliste». Qu’il s’appelle Renan, c’est un hasard. Que ce soit tiré d’un livre intitulé : La Réforme intellectuelle et morale, qu’il ait été écrit en France, au lendemain d’une guerre que la France avait voulue du droit contre la force, cela en dit long sur les mœurs bourgeoises.

«La régénération des races inférieures ou abâtardies par les races supérieures est dans l’ordre providentiel de l’humanité. L’homme du peuple est presque toujours, chez nous, un noble déclassé, sa lourde main est bien mieux faite pour manier l’épée que l’outil servile. Plutôt que de travailler, il choisit de se battre, c’est-à-dire qu’il revient à son premier état. Regere imperio populos, voilà notre vocation. Versez cette dévorante activité sur des pays qui, comme la Chine, appellent la conquête étrangère. Des aventuriers qui troublent la société européenne, faites un ver sacrum, un essaim comme ceux des Francs, des Lombards, des Normands, chacun sera dans son rôle. La nature a fait une race d’ouvriers, c’est la race chinoise, d’une dextérité de main merveilleuse sans presque aucun sentiment d’honneur ; gouvernez-la avec justice, en prélevant d’elle, pour le bienfait d’un tel gouvernement, un ample douaire au profit de la race conquérante, elle sera satisfaite ; une race de travailleurs de la terre, c’est le nègre ; soyez bon pour lui et humain, et tout sera dans l’ordre ; une race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne. Réduisez cette noble race à travailler dans l’ergastule comme des nègres et des Chinois, elle se révolte. Tout révolté est, chez nous, plus ou moins, un soldat qui a manqué sa vocation, un être fait pour la vie héroïque, et que vous appliquez à une besogne contraire à sa race, mauvais ouvrier, trop bon soldat. Or, la vie qui révolte nos travailleurs rendrait heureux un Chinois, un fellah, êtres qui ne sont nullement militaires. Que chacun fasse ce pour quoi il est fait, et tout ira bien

Hitler ? Rosenberg ? Non, Renan.

Mais descendons encore d’un degré. Et c’est le politicien verbeux. Qui proteste ? Personne, que je sache, lorsque M. Albert Sarraut, tenant discours aux élèves de l’École coloniale, leur enseigne qu’il serait puéril d’opposer aux entreprises européennes de colonisation «un prétendu droit d’occupation et je ne sais quel autre droit de farouche isolement qui pérenniserait en des mains incapables la vaine possession de richesses sans emploi.»
Et qui s’indigne d’entendre un certain R.P. Barde assurer que les biens de ce monde, «s’ils restaient indéfiniment répartis, comme ils le seraient sans la colonisation, ne répondraient ni aux desseins de Dieu, ni aux justes exigences de la collectivité humaine» ?

Attendu, comme l’affirme son confrère en christianisme, le R. P. Muller : «… que l’humanité ne doit pas, ne peut pas souffrir que l’incapacité, l’incurie, la paresse des peuples sauvages laissent indéfiniment sans emploi les richesses que Dieu leur a confiées avec mission de les faire servir au bien de tous».
Personne.
Je veux dire : pas un écrivain patenté, pas un académicien, pas un prédicateur, pas un politicien, pas un croisé du droit et de la religion, pas un «défenseur de la personne humaine».
Et pourtant, par la bouche des Sarraut et des Barde, des Muller et des Renan, par la bouche de tous ceux qui jugeaient et jugent licite d’appliquer aux peuples extra-européens, et au bénéfice de nations plus fortes et mieux équipées, «une sorte d’expropriation pour cause d’utilité publique», c’était déjà Hitler qui parlait.

Où veux-je en venir ? À cette idée : que nul ne colonise innocemment, que nul non plus ne colonise impunément ; qu’une nation qui colonise, qu’une civilisation qui justifie la colonisation — donc la force — est déjà une civilisation malade, une civilisation moralement atteinte, qui, irrésistiblement, de conséquence en conséquence, de reniement en reniement, appelle son Hitler, je veux dire son châtiment.

Colonisation : tête de pont dans une civilisation de la barbarie d’où, à n’importe quel moment, peut déboucher la négation pure et simple de la civilisation.

J’ai relevé dans l’histoire des expéditions coloniales quelques traits que j’ai cités ailleurs tout à loisir.
Cela n’a pas eu l’heur de plaire à tout le monde. Il paraît que c’est tirer de vieux squelettes du placard. Voire !
Était-il inutile de citer le colonel de Montagnac, un des conquérants de l’Algérie : «Pour chasser les idées qui m’assiègent quelquefois, je fais couper des têtes, non pas des têtes d’artichauts, mais bien des têtes d’hommes.»

Convenait-il de refuser la parole au comte d’Herisson : «Il est vrai que nous rapportons un plein baril d’oreilles récoltées, paire à paire, sur les prisonniers, amis ou ennemis.»

Fallait-il refuser à Saint-Arnaud le droit de faire sa profession de foi barbare : «On ravage, on brûle, on pille, on détruit les maisons et les arbres.»

Fallait-il empêcher le maréchal Bugeaud de systématiser tout cela dans une théorie audacieuse et de se revendiquer des grands ancêtres : «Il faut une grande invasion en Afrique qui ressemble à ce que faisaient les Francs, à ce que faisaient les Goths.»

Fallait-il rejeter dans les ténèbres de l’oubli le fait d’armes mémorable du commandant Gérard et se taire sur la prise d’Ambike, une ville qui, à vrai dire, n’avait jamais songé à se défendre : «Les tirailleurs n’avaient ordre de tuer que les hommes, mais on ne les retint pas ; enivrés de l’odeur du sang, ils n’épargnèrent pas une femme, pas un enfant… À la fin de l’après-midi, sous l’action de la chaleur, un petit brouillard s’éleva : c’était le sang des cinq mille victimes, l’ombre de la ville, qui s’évaporait au soleil couchant.»

Oui ou non, ces faits sont-ils vrais ? Et les voluptés sadiques, les innombrables jouissances qui vous frisselisent la carcasse de Loti quand il tient au bout de sa lorgnette d’officier un bon massacre d’Annamites ? Vrai ou pas vrai (1) ? Et si ces faits sont vrais, comme il n’est au pouvoir de personne de le nier, dira-t-on, pour les minimiser, que ces cadavres ne prouvent rien ?

Pour ma part, si j’ai rappelé quelques détails de ces hideuses boucheries, ce n’est point par délectation morose, c’est parce que je pense que ces têtes d’hommes, ces récoltes d’oreilles, ces maisons brûlées, ces invasions gothiques, ce sang qui fume, ces villes qui s’évaporent au tranchant du glaive, on ne s’en débarrassera pas à si bon compte. Ils prouvent que la colonisation, je le répète, déshumanise l’homme même le plus civilisé ; que l’action coloniale, l’entreprise coloniale, la conquête coloniale, fondée sur le mépris de l’homme indigène et justifiée par ce mépris, tend inévitablement à modifier celui qui l’entreprend ; que le colonisateur, qui, pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir dans l’autre la bête, s’entraîne à le traiter en bête, tend objectivement à se transformer lui-même en bête. C’est cette action, ce choc en retour de la colonisation qu’il importait de signaler.

Partialité ? Non. Il fut un temps où de ces mêmes faits on tirait vanité, et où, sûr du lendemain, on ne mâchait pas ses mots. Une dernière citation ; je l’emprunte à un certain Carl Sieger, auteur d’un Essai sur la Colonisation (2) :
«Les pays neufs sont un vaste champ ouvert aux activités individuelles, violentes, qui, dans les métropoles, se heurteraient à certains préjugés, à une conception sage et réglée de la vie, et qui, aux colonies, peuvent se développer plus librement et mieux affirmer, par suite, leur valeur. Ainsi, les colonies peuvent, à un certain point, servir de soupape de sûreté à la société moderne. Cette utilité serait-elle la seule, elle est immense.»

En vérité, il est des tares qu’il n’est au pouvoir de personne de réparer et que l’on n’a jamais fini d’expier.
Mais parlons des colonisés.
Je vois bien ce que la colonisation a détruit : les admirables civilisations indiennes et que ni Deterding, ni Royal Dutch, ni Standard Oil ne me consoleront jamais des Aztèques et des Incas.
Je vois bien celles — condamnées à terme — dans lesquelles elle a introduit un principe de ruine : Océanie, Nigéria, Nyassaland. Je vois moins bien ce qu’elle a apporté.

Sécurité ? Culture ? Juridisme ? En attendant, je regarde et je vois, partout où il y a, face à face, colonisateurs et colonisés, la force, la brutalité, la cruauté, le sadisme, le heurt et, en parodie de la formation culturelle, la fabrication hâtive de quelques milliers de fonctionnaires subalternes, de boys, d’artisans, d’employés de commerce et d’interprètes nécessaires à la bonne marche des affaires.

J’ai parlé de contact.
Entre colonisateur et colonisé, il n’y a de place que pour la corvée, l’intimidation, la pression, la police, l’impôt, le vol, le viol, les cultures obligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue, la suffisance, la muflerie, des élites décérébrées, des masses avilies.
Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission qui transforment l’homme colonisateur en pion, en adjudant, en garde-chiourme, en chicote et l’homme indigène en instrument de production.

À mon tour de poser une équation : colonisation = chosification.
J’entends la tempête. On me parle de progrès, de «réalisations», de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes.
Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, des cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées.

On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemins de fer.
Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse.
Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme.

On m’en donne plein la vue de tonnage de coton ou de cacao exporté, d’hectares d’oliviers ou de vignes plantés.
Moi, je parle d’économies naturelles, d’économies harmonieuses et viables, d’économies à la mesure de l’homme indigène désorganisées, de cultures vivrières détruites, de sous-alimentation installée, de développement agricole orienté selon le seul bénéfice des métropoles, de rafles de produits, de rafles de matières premières.

On se targue d’abus supprimés.
Moi aussi, je parle d’abus, mais pour dire qu’aux anciens — très réels — on en a superposé d’autres — très détestables. On me parle de tyrans locaux mis à la raison ; mais je constate qu’en général ils font très bon ménage avec les nouveaux et que, de ceux-ci aux anciens et vice-versa, il s’est établi, au détriment des peuples, un circuit de bons services et de complicité.

On me parle de civilisation, je parle de prolétarisation et de mystification.
Pour ma part, je fais l’apologie systématique des civilisations para-européennes.
Chaque jour qui passe, chaque déni de justice, chaque matraquage policier, chaque réclamation ouvrière noyée dans le sang, chaque scandale étouffé, chaque expédition punitive, chaque car de C.R.S., chaque policier et chaque milicien nous fait sentir le prix de nos vieilles sociétés.
C’étaient des sociétés communautaires, jamais de tous pour quelques-uns.
C’étaient des sociétés pas seulement anté-capitalistes, comme on l’a dit, mais aussi anti-capitalistes.
C’étaient des sociétés démocratiques, toujours.
C’étaient des sociétés coopératives, des sociétés fraternelles.

Je fais l’apologie systématique des sociétés détruites par l’impérialisme.
Elles étaient le fait, elles n’avaient aucune prétention à être l’idée, elles n’étaient, malgré leurs défauts, ni haïssables, ni condamnables. Elles se contentaient d’être. Devant elles n’avaient de sens, ni le mot échec, ni le mot avatar. Elles réservaient, intact, l’espoir.

Au lieu que ce soient les seuls mots que l’on puisse, en toute honnêteté, appliquer aux entreprises européennes hors d’Europe. Ma seule consolation est que les colonisations passent, que les nations ne sommeillent qu’un temps et que les peuples demeurent.
Cela dit, il paraît que, dans certains milieux, l’on a feint de découvrir en moi un «ennemi de l’Europe» et un prophète du retour au passé anté-européen.

Pour ma part, je cherche vainement où j’ai pu tenir de pareils discours ; où l’on m’a vu sous-estimer l’importance de l’Europe dans l’histoire de la pensée humaine ; où l’on m’a entendu prêcher un quelconque retour ; où l’on m’a vu prétendre qu’il pouvait y avoir retour.

La vérité est que j’ai dit tout autre chose : savoir que le grand drame historique de l’Afrique a moins été sa mise en contact trop tardive avec le reste du monde, que la manière dont ce contact a été opéré ; que c’est au moment où l’Europe est tombée entre les mains des financiers et des capitaines d’industrie les plus dénués de scrupules que l’Europe s’est «propagée» ; que notre malchance a voulu que ce soit cette Europe-là que nous ayons rencontré sur notre route et que l’Europe est comptable devant la communauté humaine du plus haut tas de cadavres de l’histoire.

Par ailleurs, jugeant l’action colonisatrice, j’ai ajouté que l’Europe a fait fort bon ménage avec tous les féodaux indigènes qui acceptaient de servir ; ourdi avec eux une vicieuse complicité ; rendu leur tyrannie plus effective et plus efficace, et que son action n’a tendu a rien de moins qu’à artificiellement prolonger la survie des passés locaux dans ce qu’ils avaient de plus pernicieux.
J’ai dit — et c’est très différent — que l’Europe colonisatrice a enté l’abus moderne sur l’antique injustice ; l’odieux racisme sur la vieille inégalité.

Que si c’est un procès d’intention que l’on me fait, je maintiens que l’Europe colonisatrice est déloyale à légitimer a posteriori l’action colonisatrice par les évidents progrès matériels réalisés dans certains domaines sous le régime colonial, attendu que la mutation brusque est chose toujours possible, en histoire comme ailleurs ; que nul ne sait à quel stade de développement matériel eussent été ces mêmes pays sans l’intervention européenne ; que l’équipement technique, la réorganisation administrative, «l’européanisation», en un mot, de l’Afrique ou de l’Asie n’étaient — comme le prouve l’exemple japonais — aucunement liés à l’occupation européenne ; que l’européanisation des continents non européens pouvait se faire autrement que sous la botte de l’Europe ; que ce mouvement d’européanisation était en train ; qu’il a même été ralenti ; qu’en tout cas il a été faussé par la mainmise de l’Europe.

À preuve qu’à l’heure actuelle, ce sont les indigènes d’Afrique ou d’Asie qui réclament des écoles et que c’est l’Europe colonisatrice qui en refuse ; que c’est l’homme africain qui demande des ports et des routes, que c’est l’Europe colonisatrice qui, à ce sujet, lésine ; que c’est le colonisé qui veut aller de l’avant, que c’est le colonisateur qui retient en arrière.

Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme,
éd. 1955, Présence Africaine, p. 7-23

Notes

(1) Il s’agit du récit de la prise de Thouan-An paru dans Le Figaro en septembre 1883 et cité dans le livre de N. Serban : Loti, sa vie, son œuvre. «Alors la grande tuerie avait commencé. On avait fait des feux de salve-deux ! et c’était plaisir de voir ces gerbes de balles, si facilement dirigeables, s’abattre sur eux deux fois par minute, au commandement d’une manière méthodique et sûre… On en voyait d’absolument fous, qui se relevaient pris d’un vertige de courir… Ils faisaient en zigzag et tout de travers cette course de la mort, se retroussant jusqu’aux reins d’une manière comique… et puis on s’amusait à compter les morts…» etc.

(2) Carl Sieger : Essai sur la Colonisation, Paris, 1907.


cesaire_haut

 

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Aimé Césaire, né le 25 juin 1913 à Basse-Pointe (Martinique), est décédé le jeudi 17 avril 2008 au CHU de Fort-de-France où il était hospitalisé depuis le 9 avril. Co-auteur avec Léopold Sédar Senghor de la "négritude", il est l'une des grandes voix du XXe siècle à revendiquer la dignité de l'homme en combattant le racisme et le colonialisme et en attachant sa pensée et sa poésie à l'horizon de l'universalisme. Son texte, Discours sur le colonialisme (1950), véhicule, cependant, une pensée de l'hypostase. Rabattre la colonisation sur la décivilisation n'est pas soutenable. Dominé par la véhémence d'une hostilité principielle, Césaire absolutise le colonialisme et pousse jusqu'à l'outrance. Ainsi écrire : "Au bout du cul-de-sac Europe, je veux dire l'Europe d'Adenauer, de Schuman, Bidault et quelques autres, il y a Hitler (...) Au bout de l'humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler" (p. 13), fut non seulement une erreur de prospective historique mais aussi un abus d'idéologie anticoloniale.

Michel Renard
Études Coloniales

 

 

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16 avril 2008

réponse de Jean-Pierre Renaud et dernière réponse de Jean Fremigacci

Diapositive1

 

Mots et rapprochement de

mots pertinents ?

après la réponse de Jean Fremigacci

Jean-Pierre RENAUD

 

«Critiquez le (cet essai) mais sans m’injurier» Beaumarchais

À en juger par les mots utilisés par un historien (ridicule… ignorance abyssale...) [lire cet article], aurais-je offensé une nouvelle autorité de la critique historique ? L’histoire des historiens serait-elle à l’abri de toute critique ?

Passons ! Et revenons aux mots importants

Je rappelle tout d’abord que le sous-titre visé était : Des mots justes ? Donc avec un point d’interrogation !

 

guérilla

1 - J’ai contesté le sens donné à «guérilla» dans la phrase : «Les résistances ne peuvent s’exprimer que par la guérilla». La guérilla, dans l’acception des dictionnaires et des bons auteurs militaires (y compris Mao Tsé-Toung) est une guerre de partisans avec embuscades, ce qui ne fut pas le cas dans les colonies évoquées, au delà de celui de Madagascar, qui n’en fut pas non plus une. Il est possible d’interpréter la conquête de la grande île comme une «guerre d’opérette», mais elle mettait face à face deux petites armées, composées de milliers d’hommes, également équipées en armement moderne (canons et fusils à tir rapide), qu’il faut replacer dans le contexte des expéditions coloniales de l’époque.

Fut-elle vraiment une galéjade pour l’armée malgache et ses «honneurs» qui croyaient pouvoir pratiquer une stratégie indirecte, avec le concours efficace des deux généraux qu’étaient traditionnellement, selon Radama 1er, la fièvre et les communications ? Car il ne s’agissait évidemment pas là, comme au Soudan et au Dahomey, d’une guerre à l’échelle européenne, mais la guerre franco-chinoise du Tonkin des années 1884-1885  y ressembla beaucoup.

En ce qui concerne l’Afrique, quoi de mieux que d’inviter nos lecteurs à se reporter aux pages 149 et 151 de L’histoire générale de l’Afrique (Unesco,1987, tome VII, sous la direction de A. A. du Bohaen), pages figurant dans la partie intitulée "Initiatives et résistances africaines en Afrique occidentale de l’Ouest".

Cette analyse décrit bien des situations de résistance militaire qui n’avaient pas grand-chose à voir avec une guérilla.

 

mémoire d'effroi

2 - J’ai contesté également l’interprétation donnée à l’insurrection de 1947 : 

«Une mémoire d’effroi se constitue, longtemps refoulée du fait qu’après 1960 le pouvoir revint à des collaborateurs des Français… - ce qui rend très difficile, face à une question devenue, pour l’intelligentsia et la diaspora malgache, l’équivalent de ce qu’est l’esclavage pour les Africains et les Antillais

Ma critique porte sur le rapprochement entre l’insurrection et l’esclavage, en observant que les traumatismes de l’esclavage malgache sont beaucoup plus présents dans la mémoire malgache que l’insurrection. Le dit effroi s’inscrit beaucoup plus, à mon avis, dans l’épidémie ou la mode des victimisations mémorielles, qui escamotent la mémoire collective beaucoup plus profonde des stigmates de l’esclavage.

À ce sujet, et en premier lieu, je propose à nos lecteurs de prendre connaissance de l’éditorial intitulé "Patriotisme de pacotille", paru le 31 mars 2008 à Antananarivo dans le journal Tribune. Cet éditorial évoque précisément la mémoire de l’insurrection, pour ainsi dire inexistante, et ma foi, pour juger de l’état actuel de l’opinion malgache, le jugement d’un journaliste vaut bien celui d’un historien.

En deuxième lieu, et afin d’apprécier le sens de mes propos et l’étendue de mon ignorance abyssale, je les invite également à se reporter à un document très intéressant, intitulé L’esclavage à Madagascar - Aspects historiques et résurgences contemporaines- Actes du Colloque International sur l’esclavage, Antananarivo, 24-28 septembre 1996

Ils seront en mesure de comprendre pourquoi je continue à penser qu’il est hardi d’effectuer le rapprochement mémoriel en question.

Ces Actes constituent une somme de contributions riches et précises d’historiens malgaches, dans leur grande majorité, et ces contributions démontrent clairement que la mémoire de l’esclavage a beaucoup contribué à structurer l’histoire malgache, et qu’elle continue à le faire.

Donnons leur la parole :

"Après l’abolition de l’esclavage à Madagascar le devenir immédiat des esclaves émancipés", par G. A. Rantoandro (p. 273), et dans le dernier paragraphe de sa conclusion (p. 288) :

«L’insertion des esclaves émancipés s’annonce donc très longue : on a voulu laisser dans l’oubli un problème social dont les séquelles étaient, à l’époque, prévisibles. Même de nos jours, elles ne sont pas près de disparaître et dans les paysages et dans les représentations collectives.»

Madagascar_femme_hova
Madagascar : femme hova en filanzane

La quatrième partie des actes du colloque porte le titre "Résurgences et Séquelles" (p. 292). La plupart des études faites montrent que la stigmatisation des anciens esclaves et de leurs descendants existe toujours, et qu’elle revêt des aspects multiples, politiques, économiques, sociaux, culturels.

Citons également un extrait de la conclusion de l’étude de F. Rajaoson intitulée "Séquelles et résurgences de l’esclavage en Imerina"(p. 353).

"De ce qui précède, il convient de souligner la nécessité d’un dépassement pour une vraie libération sous-tendue par une lutte quotidienne. En effet, les combats menés sur le plan socio-économique, pour les droits de l’homme et contre l’exclusion, devraient intégrer la banalisation du parler vrai pour une réelle libération psychologique, aussi bien des Mainty que des Fotsy.    

Le dépassement des séquelles et des résurgences de l’esclavage, qui relèvent des non-dits de l’histoire de la société merina, suppose une éducation permanente des citoyens, notamment sur l’importance d’une conscience nationale devant transcender les particularités des groupes" (p. 353).

 

persistance des blessures

L’ensemble des contributions converge sur le constat de la persistance de blessures et de discriminations qui affectent les descendants d’anciens esclaves malgaches, et c’est la raison pour laquelle le rapprochement fait entre mémoire de l’insurrection et esclavage ne parait pas fondé.

Et comment ne pas noter enfin que depuis 1972, soit depuis 36 ans, arrivée d’un chef d’État marxiste au pouvoir, l’Amiral, les Malgaches ont eu maintes occasions de défoulement mémoriel ?

Quant à mon «ignorance abyssale» de l’histoire contemporaine de l’île, je renvoie l’auteur de cette appréciation louangeuse au contenu d’une contribution très documentée du même ouvrage, dont il connaît sans doute l’existence, celle de J. R. Randriamaro, intitulée, "L’émergence politique des Mainty et Andevo au XXème siècle" (p. 357).

Son analyse montre parfaitement le rôle qu’ont joué les différents partis qui les ont représentés dans les crises successives qui ont jalonné l’histoire récente de l’île. Rappelons que l’AKFM, parti marxiste, disputait alors au Padesm le même électorat prolétarien, pendant la période de la guerre froide.

Les différentes formations politiques qui se sont succédé au pouvoir ne se sont pas fait faute d’ailleurs de manipuler l’électorat des mainty et des andevos.

Le débat engagé sur la mémoire de l’insurrection et de l’esclavage a donc son importance, mais je regrette que le petit livre en question n’ait pas mentionné, sur un plan général, et sur le plan particulier de Madagascar, le mot ancêtre, un mot capital : la culture des ancêtres éclaire toute l’histoire de l’île, et encore son présent. Et à cet égard, le mot famadihana (retournement des morts), serait sans doute plus approprié, au même titre que fady, que les quelques mots populaires que l’auteur aurait pu citer, tels que ramatoa ou sakafo ! Mais conviendrait-il peut être de laisser les Malgaches s’exprimer à ce sujet.

Alors oui, je fais sans doute partie «des gens à qui il faut tout expliquer !»

Jean-Pierre Renaud
15 avril 2008

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Madagascar_guerriers_Antandroy
Madagascar : guerriers Antandroy

 

Seconde et dernière réponse

à Jean-Pierre Renaud

Jean FREMIGACCI

 

La réponse de M. Renaud est à côté de la plaque et ne fait qu'ajouter à ma consternation et à ma conviction qu'il n'a, hélas, pas la compétence nécessaire pour parler d'histoire de Madagascar.

campagne de 1895

- Sur la campagne de 1895 : où sont "les vraies batailles" que M. Renaud voit "au débarquement des troupes françaises" jusqu'à "enfin la prise de Tananarive" ?

Au lieu de répondre, il se replie sur une "stratégie indirecte" appuyée sur la fameuse référence aux généraux Hazo (la forêt ) et Tazo (la fièvre)... armes par excellence de la guérilla, comme on devait le voir en 1947.

En réalité, pas un Malgache n'ignore que la vraie résistance à la conquête coloniale a été constituée par les guérillas populaires de 1896 à 1902, des Menalamba aux Sakalava, Mahafaly, Antandroy... Je rappelle que nous ne traitons ici que du cas de Madagascar, et pas de l'Afrique, d'Isandhlwana ou d'Adoua. La référence au T. VII de l'Histoire de l'Afrique  de l' Unesco est hors de propos.

esclavage, problème interne

- Sur la question de l'esclavage, M. Renaud essaie encore de noyer le poisson et ne fait qu'ajouter de la confusion à son contre-sens initial.

Que l'on relise mon texte : je n'ai fait référence à la mémoire de l'esclavage que dans le cadre des relations entre Français d'un côté, Africains et Antillais de l'autre. Ce, pour préciser que ce problème ne se pose pas dans les relations franco-malgaches, et que la mémoire d'effroi de 1947 en tient lieu comme base de ressentiment et d'exigence de repentance vis-à-vis de la France.

Je n'ai bien entendu jamais écrit qu'il n'y avait pas de mémoire de l'esclavage chez les anciens andevo. Mais c'est là un problème interne à la société malgache, non un problème franco-malgache. Pour s'en sortir, M. Renaud mélange tout, mémoire de 1947 et mémoire de l'esclavage, en avançant une thèse plus que discutable suivant laquelle la seconde serait beaucoup plus pesante et présente que la première. La comparaison n'a en elle-même en effet aucune pertinence pour des raisons qu'il serait trop long d'exposer ici, mais que tout historien de Madagascar connaît bien.

Je me contenterai de citer deux phrases de M. Renaud. La première suscitera la colère de mes collègues malgaches (dont mes amis et anciens étudiants Jean-Roland Randriamaro et Gabriel Rantoandro cités par M. Renaud). Il s'agit de l'affirmation concernant :
- "...la mémoire de l'insurrection, pour ainsi dire inexistante, et ma foi, pour juger de l'état actuel de l'opinion malgache, le jugement d'un journaliste vaut bien celui d'un historien".

Heureusement, la seconde les fera rire. Il s'agit de :
- "...L'AKFM, parti marxiste, disputait alors au PADESM  le même électorat prolétarien pendant la période de la guerre froide".
Vraiment ? L'AKFM, parti de la grande bourgeoisie protestante d'origine surtout andriana de Tananarive, a été créé en 1958 à une époque où le PADESM avait disparu... Et son "marxisme " n'empêchait pas son chef, le Pasteur Andriamanjato, de prêcher le dimanche au très select temple d'Ambohitantely dans la Haute-ville de Tananarive. Il y est toujours, d'ailleurs.

Je m'arrêterai là, il y aurait encore beaucoup à dire...

Jean Fremigacci
16 avril 2008

Madagascar_guerrier_sakalava__2_
Madagascar : guerrier Sakalava

 

Madagascar_guerrier_sakalava__1_
Madagascar : guerrier Sakalava

 

 

articles de ce blog cités en références

- Réponse à J.-P. Renaud sur Madagascar, Jean Fremigacci :  11 avril 2008

- À propos du livre Les mots de la colonisation, Jean-Pierre Renaud : 14 mars 2008 

- Parution du livre Les mots de la colonisation : 14 janvier 2008
 

autres liens

- iconographie expédition Madagascar 1895 : military-photos.com
 

Madagascar_Antandroy___la_saga_e
Madagascar : guerrier Antandroy à la sagaïe

 

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15 avril 2008

Débaptiser les rues "19 mars 1962" ?

Diapositive1

 

 

Faire débaptiser légalement

les rues mensongères

"19 mars 1962, fin de la guerre d'Algérie"

communiqué de l'A.S.A.F.

"19 mars 1962, fin de la guerre d'Algérie" et le Tribunal administratif

 

Lorsque le Maire d'une commune fait voter par son Conseil Municipal le baptême d'une voie «19 mars 1962, fin de la guerre d'Algérie», tout citoyen, et encore plus un membre d’une Association de Français Rapatriés ou d’Anciens Combattants, ou mieux encore, un conseiller municipal, a le droit de saisir le Tribunal Administratif du département : en effet, on ne peut afficher publiquement ce qui est contraire à la loi.

C'est la loi du 9 décembre 1974 qui a fixé la période, des opérations en AFN du 1er janvier 1952 au 2 juillet 1962. De plus, la loi du 18 octobre 1999 substitue à l'expression «opérations en AFN» celle de «Guerre d'Algérie et combats en Tunisie et au Maroc» et rappelle la période «entre le 1er janvier 1952 et le 2 juillet 1962».

Ne pas oublier qu'il s'agit de saisir le Tribunal Administratif pour faire annuler une délibération en faveur d'une voie du 19 mars portant mention «FIN DE LA GUERRE D'ALGÉRIE». Le recours est à déposer sous forme de lettre recommandée avec A.R., et, à l'audience, il faudra fournir un mémoire* assez court. La procédure est gratuite.

 

le_figaro

 

* voir le site JPN

Associations pouvant vous aider dans la préparation du mémoire
A.S.A.F http://asafrance.chez-alice.fr/Sommaire.htm
18, rue de Vézelay, 75008 PARIS - Tél/fax : 01 42 25 48 43
Courriel : mailto:asaf.paris@libertysurf.fr

 

VERITAShttp://veritas.cybermatrice.biz/z_4647/index.asp?page=1
Maison Alphonse Juin - B.P 21- 31620 – FRONTON
Télécopie : 05.61.09.98.73.
Courriel : maito:c.comiteveritas@tele2.fr

 

JEUNE PIED-NOIR – BP 4 – 91570 Bièvres
mailto: jeunepiednoir@wanadoo.fr
http://pagesperso-orange.fr/jeunepiednoir/jpn.wst

 

drapeau_et_m_dailles
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14 avril 2008

Archivistes français

Diapositive1
source de la photo
 


L’Association des Archivistes français

se prononce

sur le projet de loi sur les archives


L’Association des Archivistes français se félicite que le projet de loi sur les archives ait été adopté en première lecture à l’unanimité par le Sénat. Néanmoins, à l’heure où le texte va être examiné par l’Assemblée nationale, elle souhaite rappeler les principes auxquels les professionnels des archives, tous secteurs confondus, sont attachés, et qu’ils estiment devoir être pris en compte ou maintenus dans la loi, ainsi que souligner les points qui lui paraissent poser problème.

L’AAF regrette qu’une étude d’impact n’ait pas été menée qui aurait permis d’évaluer les conséquences de l’application du nouveau texte sur le fonctionnement des services d’archives publics.

Ainsi :

L’AAF confirme la nécessité d’un régime d’accès aux documents libéralisé dans une rédaction claire et applicable aux fonds d’archives tels qu’ils sont produits et communiqués. Si le principe de communication immédiate proposé dans le nouveau texte constitue une avancée, en revanche le délai de 75 ans correspondant à la mise en cause de la vie privée représente un recul par rapport au délai de 60 ans appliqué aujourd’hui. L’adoption du délai de 75 ans signifierait par exemple qu’un certain nombre de dossiers produits pendant la période de la 2e Guerre mondiale, communicables aujourd’hui, ne le seront plus.

archives_ninutier_central
minutier central des notaires parisiens

L’AAF souhaite également que soit reconsidéré le principe de non-communicabilité permanente de certains documents, et que soit plutôt appliqué à ceux-ci la procédure de classification, voire un délai pouvant aller jusqu’à cent ans. Elle met par ailleurs en garde sur le risque d’interprétation de la notion de «sécurité des personnes», qui peut être considérée comme très extensive et pourrait aboutir à l’incommunicabilité totale de documents comme les listes électorales, puisque l’adresse privée des personnes y figure.

Elle attire en outre l’attention du législateur sur les difficultés pratiques d’application de la loi pour les services d’état civil (sollicitations accrues du public sans que soient prévues les conditions d’accès à des actes qui auront encore une utilité administrative).

L’AAF prend bonne note de la prise en compte du caractère public des archives décisionnelles et politiques.

Archives__tata_de_sinventaires
état des inventaires

L’obligation de versement des documents politiques et administratifs à caractère public dans un dépôt d’archives publiques devrait être observée dans tous les cas. De ce point de vue, l’AAF n’approuve pas qu’une autonomie ait été conférée aux assemblées (Assemblée nationale et Sénat), disposition paradoxale quand on sait que l’origine des Archives nationales se trouve dans celles de l’Assemblée nationale.

L’AAF aurait souhaité une prise en compte plus claire et plus concrète des archives électroniques qui permettrait d’ancrer le texte dans l’évolution des pratiques de gouvernement et d’administration, et des contextes de production des documents.

En ce qui concerne les archives des collectivités territoriales, l’AAF préconise :

  • l’obligation pour les régions d’assumer la responsabilité de la gestion et de la conservation de leurs archives ;

  • la reconnaissance des archives de l’intercommunalité qui permettrait d’améliorer la couverture archivistique du territoire.

Enfin, en ce qui concerne la disparition de la notion d’ «entreprise publique», qui ne correspond en effet pas à une forme statutaire d’entreprise, l’AAF insiste pour que les archives d’entreprise fassent l’objet d’une réelle attention de la part de l’État, tant dans le cadre du contrôle scientifique et technique pour les archives publiques que dans celui de la sauvegarde des archives privées en France.

A.A.F., 3 avril 2008


- Association des Archivistes français


archives_Caran
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11 avril 2008

réponse de Jean Fremigacci

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réponse à J.-P. Renaud sur Madagascar

Jean FREMIGACCI

 

C'est avec consternation que j'ai pris connaissance de la note critique de J.-P. Renaud rendant compte du petit livre Les mots de la colonisation. M. Renaud s'en prend en particulier à la rubrique Insurrection malgache dont je me trouve être l'auteur. Je le cite :

"Première observation : la répression de 1947 n'a pas été occultée. À titre d'exemple, le livre de P. Boiteau paru en 1958 l'évoque longuement, et une multitude d'autres sources, notamment les journaux de l'époque..."

Cette critique est absurde : je n'ai jamais écrit que la répression de 1947 avait été occultée, mais exactement le contraire, en parlant de "Cette révolte, médiatisée dès mai 1947..." et je n'ignore rien des échos qu'elle a eu en Métropole, ayant entre autres dirigé l'excellent mémoire de maîtrise de Grégoire Pourtier sur "Les évènements de 1947 à Madagascar à travers la presse parisienne" (Paris I, CRA, 1999).

J'ai souligné en revanche le refoulement de la mémoire d'effroi de cette révolte. Je rappelle que j'ai enseigné à Madagascar de 1965 à 1988, J'y ai vécu la première commémoration de 1947 qui a eu lieu en... 1967 : le mot d'ordre gouvernemental était d'observer un pieux recueillement et le silence, il ne fallait pas diviser les Malgaches. Et à la Fac, les étudiants en Histoire se plaignaient auprès de leurs profs que leurs parents refusaient de leur parler de ce qu'ils avaient vécu en 47...

Madagascar_ancien_esclave

esclavage...

Mais une seconde critique est tout aussi mal venue. Elle porte sur ma phrase "...ce qui rend le travail des historiens très difficile face à une question devenue, pour l'intelligentsia et la diaspora malgaches, l'équivalent de ce qu'est l'esclavage pour les Africains et Antillais".

Il est d'abord ridicule de me mettre en demeure de démontrer mon affirmation à l'aide "d'enquêtes d'opinion". Car d'une part je rappelle que mon texte ne devait pas dépasser 3000 signes, d'autre part, tous les historiens savent combien 1947 a été pour les Malgaches le traumatisme majeur (voir mon article dans L'Histoire, n° 318, mars 2007 ).

Mais il est encore plus ridicule de m'objecter sentencieusement : "Quant à l'esclavage, il suffit de rappeler que c'est le pouvoir colonial qui l'a supprimé dans la grande île". Car c'est justement ce que sous-entend mon texte. J'ai déjà abordé la question (cf. la revue Sociétés & Représentations, n° 22, oct. 2006, pp. 81-91), mais il y a des gens à qui il faut tout expliquer :

1) l'esclavage est le grand reproche des Africains et Antillais à la France ;

2) à Madagascar, on ne peut utiliser ce thème, car l'esclavage, aboli par les Français, avait été une institution sociale majeure du royaume merina, lui-même importateur d'esclaves africains au XIXe siècle ;

3) dans ces conditions, c'est la répression de 1947, au besoin amplifiée par une légende noire, qui fournit matière à demande de repentance de la part du colonisateur.

Pour faire bonne mesure, J-P Renaud ajoute un point de vue totalement faux : "Une bonne [!!] enquête dirait peut-être que l'effroi véritable s'inscrirait beaucoup plus dans la mémoire des descendants d'andevo (esclaves) que dans celle des habitants actuels de l'île par rapport à l'insurrection de 1947".

C'est là, de la part de M. Renaud, montrer une ignorance abyssale de l'histoire contemporaine de Madagascar. Car les groupes statutaires dominés de la société merina (Mainty et Andevo) ont formé la clientèle du PADESM, le parti francophile ennemi des insurgés de 1947 et la mémoire d'effroi dont je parle concerne avant tout les groupes dominants Andriana et Hova.

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Madagascar, construction de la voie ferrée du lac Alaotra

En fait, c'est tout l'article de M. Renaud que je juge criticable. Laissant aux autres auteurs le soin d'y répondre, je citerai encore un exemple, le reproche que des mots malgaches comme fady ("tabou") ne figurent pas dans le livre : mais, outre le fait qu'il ne s'agissait pas de faire un dictionnaire ethnologique, s'il avait fallu citer des mots malgaches repris par les colonisateurs, bien d'autres mots se seraient imposés avant fady : fokonolona ("communauté villageoise"), ramatoa ("madame", qui prend le sens colonial de "bonne"), manafo ("homme de peine"), sakafo ("repas"), kapoaka (boite de lait Nestlé devenue la mesure du riz quotidien, 400 grammes ; "gagner sa kapoaka" = gagner sa vie), et j'en passe...

Je relève encore deux erreurs graves dans l'article de J.-P. Renaud :

- Lors de la conquête de 1895, il voit des batailles entre armées française et malgache au débarquement (??), puis lors de la remontée vers la capitale, et enfin avec la prise de Tananarive (!) : galéjade que tout cela... Toute la campagne de 1895 n'a fait que 14 tués au combat côté français (mais plus de 5000 morts de maladie, c'est une autre histoire).
Un historien malgache, Manassé Esoavelomandroso a fait justice de ces soi-disantes "batailles" voici plus de 30 ans : cf "Le mythe d'Andriba", revue Omaly sy Anio, n° 1-2, 1975, p. 43-73
. La prise de Tananarive ? 3 coups de canon et on a vu monter le drapeau blanc, les soldats sont restés l'arme à la bretelle...

Tananarive_monument_1895
Tananarive, monument commémoratif
de la campagne de 1895

- J.-P. Renaud n' a jamais rencontré le terme d'«indigénophile» ? Dommage pour lui, il est d'un usage courant, surtout dans les années 1910-1930, dans la presse des colons de Madagascar, pour désigner péjorativement tout fonctionnaire colonial qui prend la défense des Malgaches notamment sur la question du travail forcé.

Très cordialement et sans rancune.

Jean Fremigacci

 

 

Tamatave__rue_du_Commerce
Tamatave, la rue du Commerce

 

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Tananarive, l'avenue de la Libération

 

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10 avril 2008

Guerre des images, guerre sans image ? (Marie Chominot)

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source de la photographie

 

Guerre des images, guerre sans image ?

Pratiques et usages de la photographie pendant la guerre

 

d’indépendance algérienne (1954-1962)

 

Marie CHOMINOT



thèse de doctorat préparée sous la direction de

 

Benjamin STORA, Professeur d’Histoire contemporaine à l’INALCO.

La soutenance se déroulera le

Mercredi 14 mai à 9 heures,

Université de Paris 8 – Saint-Denis,

Salle des thèses, Bâtiment A Salle 010

 

 

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source


Le jury sera composé de :

 

- Stéphane Audouin-Rouzeau, directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales

- Omar Carlier, professeur à l’université Paris VII

- Christian Delage : maître de conférences HDR à l’université Paris VIII

- Abdelmajid Merdaci, maître de conférences à l’université Mentouri de Constantine

- Michel Poivert, professeur à l’université Paris I

- Benjamin Stora, professeur à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales

 


résumé succinct


Pendant la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962), conflit qui n’a pas officiellement le statut de guerre, les deux camps en présence incluent la photographie dans des stratégies de légitimation et de communication complexes, mettant en œuvre une véritable politique des images. Dans le cadre de l’internationalisation du conflit, la communication française est dans une perpétuelle logique de riposte aux initiatives des nationalistes algériens. Pourtant, lorsque l’on se rapproche géographiquement du cœur du conflit, le rapport de forces s’inverse et l’on voit pleinement fonctionner un système d’information mis en place par l’armée française et assumé par le pouvoir politique, qui est aussi un système hégémonique de représentation du conflit.


La photographie se trouve au cœur d’une vaste entreprise de maîtrise de la guerre : elle sert à faire la guerre (comme auxiliaire du renseignement), elle sert aussi à la dire. Dans le but de maîtriser le récit confié à l’opinion publique par les médias, l’armée a organisé une forme de monopole de production et de diffusion des images photographiques, s’efforçant de tarir à la source la réalisation de photographies par des journalistes civils, tout en alimentant régulièrement le système de diffusion médiatique qui se fait par conséquent le relais, consentant mais forcé, d’une vision univoque. Le fonctionnement du système d’information français révèle des failles dont la moindre ne fut pas de générer une «guerre sans image». L’invisibilité du conflit est la conséquence d’un système de représentation qui se veut hégémonique et qui, par l’application de filtres successifs, engendre une banalisation de la vision.

 

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source

 


présentation détaillée


Pendant la guerre d’indépendance algérienne (1954
1962), conflit qui n’a pas officiellement le statut de guerre, les deux camps en présence incluent la photographie dans des stratégies de légitimation et de communication complexes, mettant en œuvre, selon des modalités différentes, une véritable politique des images. Le conflit franco-algérien fut bien une guerre des images, et, si cette dernière fut marquée du sceau de l’inégalité en termes de production, la conclusion est tout autre si l’on déplace le curseur vers la question de la diffusion et que l’on élargit l’échelle géographique. L’enquête en terrain algérien révèle que le camp nationaliste a mis en œuvre, dès 1955-1956, une véritable stratégie de communication qui passe par une utilisation raisonnée de l’image photographique et, dans une moindre mesure filmique.


Peu importe que les Algériens n’aient pas les moyens de produire massivement des images du conflit, ils se donnent tous les moyens d’assurer la diffusion maximale de toutes celles qui leur parviennent, quelle que soit la filière empruntée. La question du déséquilibre est en effet à interroger dans une perspective multiscalaire. Si l’activité d’information par l’image menée par le camp algérien parvient à mettre en échec le système hégémonique de représentation de la guerre qu’ont tenté de construire les Français, c’est à l’échelle mondiale (dans le monde arabe, en Europe, mais surtout sur le front des pays non-alignés et à la tribune de l’ONU).


Dans le cadre de l’internationalisation du conflit, la communication française est dans une perpétuelle logique de riposte aux initiatives algériennes. Pourtant, lorsque l’on resserre la focale, que l’on se rapproche géographiquement du cœur du conflit (le territoire algérien, lieu des affrontements et la France métropolitaine, siège des décisions politiques et de l’opinion publique nationale), le rapport de forces s’inverse et l’on voit pleinement fonctionner un «système d’information» mis en place par l’armée française (et assumé par le pouvoir politique), qui est aussi un système hégémonique de représentation de cette guerre.

L’expression «système d’information» permet de décrire les différents usages de la photographie par l’armée française en Algérie et rend compte d’une soldat_karkitendance globalisante de cette armée qui tend, dans le domaine de l’information comme dans bien d’autres, à s’arroger des pouvoirs qui ne sont habituellement pas les siens. La photographie se trouve au cœur d’une vaste entreprise de maîtrise de la guerre par l’armée : elle sert à faire la guerre et à la dire, à maîtriser le faire et le dire. Le terme d’ «information» doit dès lors être entendu dans trois acceptions différentes. Dans son sens le plus classique, il renvoie à la question de la médiatisation d’un événement, à la manière dont il est mis en récit et transmis à un public. [source photo ci-contre]

Dans le but de maîtriser le récit confié à l’opinion publique par les médias, l’armée a organisé (avec l’accord plein des autorités civiles) une forme de monopole de production et de diffusion des images photographiques relatives au conflit, s’efforçant de tarir à la source la réalisation de photographies par des journalistes civils, tout en alimentant régulièrement en images le système de diffusion médiatique (agences photographiques et journaux), qui se fait par conséquent le relais, consentant mais forcé, d’une vision univoque.
Par «information», il faut aussi entendre «renseignement» car ce dernier permet, en l’informant, de maîtriser le faire de la guerre. En amont et en aval des opérations militaires, la photographie intervient pour repérer, identifier, contrôler des objectifs terrestres et humains. Aux usages proprement stratégiques de la photographie en temps de guerre (photographie aérienne, cartographie), l’armée ajoute ici des pratiques qui relèvent de l’utilisation policière et judiciaire de la photographie (fichage et identification des individus, vivants comme morts). Les populations civiles algériennes, tout comme les combattants algériens, sont pris dans les rets d’un vaste système d’images qui sert à la fois à les contrôler et à les persuader de rejoindre le camp de la France.


Pour ce faire, certains services de l’armée mettent en œuvre une forme particulière d’information, qui s’applique directement sur les publics ciblés (d’abord, exclusivement en son sein, les appelés, puis les populations civiles et les combattants algériens), sans emprunter le canal des médias civils. Cette «action psychologique», forme de propagande ouvertement inspirée de l’agit-prop de tradition marxiste,
s’inscrit dans le cadre d’une interprétation théorique de la guerre pensée, à partir de la fin de l’année 1956, sur le modèle de la «guerre révolutionnaire», issu de l’expérience indochinoise. La conquête des populations (par la persuasion, la séduction ou la terreur) est alors considérée comme un élément fondamental pour gagner la guerre.

Il s’agit d’asseoir sa domination à la fois sur un territoire et sur les esprits de ceux qui le peuplent, afin que l’Algérie reste française. Outil pour garder la maîtrise du conflit, autant dans sa dimension stratégique que dans sa dimension politique, la photographie est réellement utilisée par les Français comme un instrument pour gagner la guerre. Or, malgré le déploiement de considérables moyens humains et matériels, malgré la mise en place d’un système d’information qui se veut verrouillé, les Français perdent la guerre sur le terrain médiatique.

Cet échec médiatique ne saurait être exclusivement imputé à l’activisme du FLN sur la scène internationale. Analysé de l’intérieur, le fonctionnement du système d’information français révèle des failles dont la moindre ne fut pas de générer une «guerre sans image». L’invisibilité du conflit, en effet, n’a pas été élaborée a posteriori par une occultation volontaire, elle a émergé dès l’époque. Elle est la conséquence d’un système de représentation qui se veut hégémonique et qui, par l’application de filtres successifs, engendre une banalisation de la vision.

Au regard de l’océan de photographies produites par l’armée française, la proportion des images effectivement diffusées est minime. Soigneusement choisies et filtrées à toutes les étapes (production, exploitation, diffusion), les mêmes photographies sont destinées à toutes les catégories de publics (soldats, opinion publique française et internationale, populations civiles et combattants algériens). Pendant toute la guerre, seul un petit nombre de figures photographiques, fortement stéréotypées, circule. L’armée a organisé la pauvreté visuelle de l’événement. L’impact relatif des propagandes française et algérienne doit aussi être étudié, au-delà de la question des moyens mis en œuvre de part et d’autre, à la lumière de cette opposition : invisibilité versus dévoilement.

 

Marie CHOMINOT 

 

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