la supériorité scientifique et technique
de l'Europe aux XVIIe-XVIIIe siècles,
la domination des mers
Michel DEVÈZE (1970)
Sur le plan politique, l'Asie tient-elle une place plus importante que l'Europe jusqu'au milieu du XVIIe siècle ? C'est ce qu'affirme J. Pirenne. Ce serait alors minimiser ce que représentent, outre la colonisation ibérique en Amérique, déclenchée au XVIe siècle et toujours vivace, l'odyssée des Hollandais, des Anglais et des Français dans l'Océan Indien et jusqu'au Pacifique, la poussée nouvelle des Anglais et des Français sur le Nouveau Continent.
Sans doute, en Asie, les Européens se comportent en petits parasites vivant aux dépens des énormes masses continentales : mais ces parasites sont mordants, parfois venimeux, et leurs piqûres risquent d'affaiblir déjà les corps gigantesques de l'Inde et de la Chine. En vérité, l'Europe tient déjà la clé de l'avenir : si l'empire turc reste encore menaçant pour l'Europe elle-même jusqu'en 1680, si les empires chinois ou hindou continuent d'absorber les surplus d'or et d'argent apportés par les marins européens, l'Europe a déjà tourné les positions des uns et des autres : la conquête de la haute mer, réalisée par elle, dès le XVe siècle, lui donne désormais une primauté qui durera tant que d'autres modes de circulation intercontinentale ne prévaudront pas.
Tandis que les jonques chinoises, venues au XVe siècle jusqu'aux rivages africains, sont reparties dans leur pays sans idée de retour, tandis que les navigateurs arabes qui tenaient jusqu'alors les routes de l'océan Indien se dispersent ou se mettent aux ordres des Européens, l'Europe peut se permettre de faire le tour du monde sans craindre d'autres ennemis que les tempêtes ou ses propres pirates. Les conquérants venus d'Asie centrale, qui ont tour à tour formé l'empire turc, donné des maîtres à la Perse, à l'Inde, à la Chine, ont perdu leurs penchants expansionnistes ; seuls subsistent les conquistadores européens, dont la venue épouvante les peuples primitifs, mais qui composent avec les peuples forts, en attendant de les subjuguer, un jour.
Type de caravelle évoluée d'après un manuscrit italien.
Le trinquet et le grand mât gréent des voiles carrées,
l'artimon et le contre-artimon des voiles latines (source)
C'est que depuis la Renaissance, les Européens de l'Ouest, ont non seulement une indéniable supériorité navale, mais ils possèdent sur leurs bateaux des armes plus efficaces que celles de leurs adversaires, et ils sont surtout animés d'un esprit de convoitise et de prosélytisme à la fois qui les laisse toujours insatisfaits. La caravelle et le gouvernail d'étambot n'ont pas été les seuls outils du succès, puisque les Russes, qui n'étaient pas des marins, se sont mis aussi en mouvement à la fin du XVIe siècle, pour conquérir les immenses espaces sibériens. Disons que le dynamisme des peuples européens était alors supérieur à celui des autres. La religion a joué un rôle plus faible qu'on ne l'a dit, malgré le message chrétien poussant à convertir : les Européens étaient poussés par l'esprit de lucre et l'esprit d'aventure. Et ils avaient les moyens de leur politique.
Depuis le jour où Vasco de Gama, presque perdu dans un monde étranger avec quelques navires et quelques centaines de compatriotes, eut l'audace de bombarder l'Asie et de pourchasser des bateaux musulmans, bien des victoires avaient confirmé les Européens dans leur croyance à la supériorité. Il ne s'agissait plus seulement d'une supériorité militaire, mais bien d'une supériorité scientifique et technique qui pouvait, mieux encore qu'une religion souvent mal pratiquée et qu'une morale souvent plus que médiocre, justifier les conquêtes des Européens et donner à la plupart d'entre eux une bonne conscience.
I - La supériorité scientifique de l'Europe
Pour Robert Lenoble, il y eut "une mutation véritable dans l'histoire de la science au XVIIe siècle, comparable à celle qui avait transformé la Grèce au IVe siècle av. J.-C., comparable à celle que nous commençons à vivre avec la découverte de la relativité et des quantas". C'est à ce moment qu'on invente et met au point la lunette astronomique, le microscope [ci-contre : Leeuwenhoek, 1632-1723, inventeur d'un microscope], qu'on inventorie un nombre considérable d'espèces vivantes. Mais c'est surtout l'apparition de nouvelles théories qui est importante : l'idée que la terre est un astre, une planète semblable aux autres planètes, qu'elle tourne autour du soleil, que les tâches du soleil montrent que les astres du firmament ne sont pas immuables, qu'ils sont sans doute formés d'une matière qui se retrouve partout la même, voilà une doctrine nouvelle et pleinement révolutionnaire. L'opinion que Copernic avait soutenue presque en se cachant est affirmée par Galilée que la peur seule a fait se rétracter.
Mais surtout l'époque se fait une idée nouvelle de la nature : il ne s'agit plus d'univers de "formes" et de "matières", comme l'Antiquité et le Moyen Âge l'avaient admis ; mais la nature devient un ensemble de phénomènes, les uns visibles à l'oeil humain, les autres invisibles, dont certains peuvent être découverts grâce à des instruments d'approche, et qui sont tous, en tous cas, réguliers et calculables mathématiquement. Jusqu'alors, la nature était considérée comme un ensemble d'êtres et d'objets toujours semblables à eux-mêmes et hiérarchisés, jusqu'au bien suprême ou jusqu'à Dieu. La nature devient maintenant une masse d'objets soumis à des lois, et qui ne sont nullement irréductibles les uns aux autres. On a pu parler à juste titre de "démocratisation" de la nature. Il n'y a pas que la terre qui s'est agrandie avec les découvertes, il y a l'univers qui a pris des proportions jusqu'alors insoupçonnées. Le temps lui-même, qu'on faisait jusqu'alors remonter à une création tout juste vieille de 5 à 6 000 ans, recule aussi indéfiniment. L'infiniment petit commence à se dévoiler, et les Pensées de Pascal [ci-contre] sont une prise de conscience angoissée de l'immensité du monde par rapport à l'homme.
La raison et l'expérience, qualités éminentes du savant mises en relief par Francis Bacon [ci-contre, à droite] dans le Novum Organum (vers 1620), ne sont pas en elles-mêmes des qualités révolutionnaires : Aristote, les savants arabes du Moyen Âge, les médecins chinois les utilisaient aussi ; l'acupuncture chinoise est bien le résultat de séries d'expérience raisonnablement interprétées. Mais Bacon, en attendant Descartes, rejette dans le domaine scientifique la sacro-sainte autorité. "Rien de plus faux ou de plus hasardé que la plupart des notions reçues, soit en logique, soit en physique, telles que celles de substance, de qualité, d'action, de passion, et la notion même de l'être", écrivait déjà Bacon.
Le doute cartésien procède du même état d'esprit. Cette attitude devait, tôt ou tard, entraîner une révision complète des notions reçues : Descartes essaya de reconstituer par la raison les sources de la foi, car il n'est pas sans apercevoir le danger. Mais c'est le XVIIIe siècle qui, avec audace, passera au crible de la raison toutes les notions religieuses, politiques, sociales, anciennement admises. L'idée de lois constantes et mathématiques semble condamner alors la notion de miracle. Mais il est incontestable que l'essor du rationalisme a donné aux Européens une nouvelle supériorité, en libérant la la science des entraves philosophiques et théologiques qui gênaient ses effets.
En effet, pendant ce temps, l'empire turc et le monde musulman tout entier s'étaient endormis dans la tradition pleine d'entraves du Coran. L'Inde paraissait figée dans ses religions multiples et son système de castes. La Chine seule, ayant accueilli les missionnaires jésuites, semblait en tirer parti, mais la science chinoise au XVIIIe siècle est très loin d'accomplir des progrès comparables à l'essor spectaculaire de la science européenne de l'époque.
La Chine des Mandarins est restée fidèle au confucianisme, au système mandarinal, fondé sur les concours, c'est-à-dire sur l'écriture compliquée, la poésie, la philosophie rituelle. Les machines modernes apportées par les jésuites paraissent utiles, mais on ne conçoit pas qu'elles puissent permettre une véritable explication des choses. Joseph Needham a reproduit, à la suite du P. Bernard Maître, ce poème émanant d'un haut dignitaire de l'empire chinois, au début du XIXe siècle :
Avec un microscope, on peut voir la surface des choses.
Il les agrandit, mais n'en révèle pas la réalité,
Il fait apparaître chaque chose plus haute et plus large,
Mais n'allez pas croire que vous voyez les choses elles-mêmes.
Plusieurs sciences seront cependant revivifiées en Chine, au contact de l'Occident : il y eut notamment une renaissance des mathématiques chinoises avec la publication de l'Océan des Calculs du Calendrier dû à la collaboration d'un jésuite, d'un lazariste et du mathématicien chinois Mei-Kou-Tch'eng ; renaissance de l'astronomie avec la publication à Pékin du Catalogue de 3 038 étoiles fixes (1757) ; mais la médecine, la géographie changent peu. On peut seulement citer le Traité des Marées de Yu-Sé-Kien, qui étudie l'action de la lune sur les marées (1781) et la La description complète des rivières et des digues (1776) de Ts'i-Chao-Nan.
On aurait pu s'attendre à de plus amples développements, si l'on songe que pendant deux siècles, les jésuites avaient mis à la disposition des Chinois des télescopes, des microscopes, des planisphères et beaucoup de manuels traduits ; mais comme l'a fait remarquer justement Needham, les jésuites eux-mêmes n'ont guère évolué depuis le XVIIe siècle, et leur apport est resté pour ainsi dire fixé, "fossilisé". Au moment où la science européenne au XVIIIe siècle déborde le christianisme et subit un développement autonome, les jésuites refusent de suivre. Le rôle des jésuites, on va le voir, sera plus important en matière de science appliquée. La tâche scientifique des jésuites n'a d'ailleurs pas été facilitée par la hautaine conception chinoise d'une supériorité, certes ancienne, mais de plus en plus dépassée.
Le Japon, en principe plus fermé que la Chine, en réalité moins convaincu de sa supériorité et plus curieux, a peut-être bénéficié, comme on le verra, d'un apport plus important que son grand voisin de la science européenne, malgré les difficultés suscitées par les autorités.
Mais que sont ces quelques progrès si les pays les plus développés du monde en dehors de l'Asie de l'Est et du Sud, restaient attachés aux "idéaux de l'Orient", comme leurs philosophes le proclameront encore au XIXe siècle ? Les "barbares" européens avaient désormais une véritable supériorité, celle de la science qui accomplit au XVIIIe siècle des progrès décisifs dans tous les domaines (en particulier, analyse mathématique, infinitésimale, naissance de la chimie, de l'électricité, de la géométrie descriptive, de l'aérostation, développement de la botanique, de la zoologie, etc.).
II - La supériorité technique de l'Europe
Techniquement, la supériorité de l'Europe n'est pas moindre, dans la plupart des domaines tout au moins : car les secrets artistiques de la porcelaine chinoise ou les raffinements de la fabrication des mousselines ou des toiles peintes hindoues ont longtemps étonné les Européens qui ne sont parvenus qu'à la fin même du XVIIIe siècle à copier ces procédés ou à s'en inspirer.
Mais dans le domaine de la technique navale, militaire, dans les arts de l'émail, du vitrail, des fils d'or et d'argent, dans l'imprimerie et la fabrication des cartes et plans, dans la métallurgie, dans l'art du verre, dans la technique des ponts et chaussées, dans le domaine d'utilisation des sources d'énergie, dans la production des outils, dans l'organisation des moyens de transport, dans la construction en bois et en pierre, dans le traitement des forêts, dans la préparation culinaire et celle des boissons, dans la confection des chapeaux et des manteaux de fourrure, dans la construction des machines à ressort, horloges, automates, dans la quincaillerie, la bijouterie, la joaillerie, où trouve-t-on la supériorité de l'Asie, au XVIIIe siècle ? et à plus forte raison de l'Afrique ? des Indiens d'Amérique ? peut-être dans quelques recettes rares, dans quelques préparations spéciales, que les Européens ne tarderont pas à connaître ou à découvrir.
Horloge horizontale décrite dans le livre de Thiout (1741) (source)
En vérité, à l'époque où la technique, naguère humble et modeste, parce que réservée aux artisans du tiers état, prend ses titres de noblesse avec l'Encyclopédie, on peut se demander si la prépondérance européenne n'est pas plus grande encore sur le reste du monde, dans ce domaine immense de la technique, que dans le domaine proprement scientifique. On peut même se demander si la prépondérance européenne n'était pas aussi plus anciennement acquise sur le plan matériel. C'est, semble-t-il, en effet, à la fin du Moyen Âge, que l'Europe s'en est emparée, et les innombrables voyages, découvertes et explorations du monde entier n'ont fait que confirmer l'Europe dans cette supériorité. "C'est pour avoir su tirer parti de tant d'intelligences créées parles plus vieilles civilisations du monde", écrit justement Charles Morazé, "que l'Europe a pu conquérir la première place".
Les Arabes eux-mêmes, grands voyageurs, avaient tenu quelque temps cette place au coeur du Moyen Âge : transmetteurs de l'Antiquité gréco-romaine pour une large part, ayant eux-mêmes constitué un vaste empire des rivages de l'Atlantique à Bagdad, et même au-delà, grâce aux remarquables voyages de leurs navigateurs dans l'océan Indien, les Arabes, bien qu'adversaires religieux des Européens, les ont directement beaucoup aidés à la fin du Moyen Âge.
Pour Fernand Braudel, l'Europe, ayant assimilé les connaissances techniques venues d'Extrême-Orient ou du Proche-Orient, soit directement, soit par l'intermédiaire des Arabes, a devancé dès le XVe siècle ses compétiteurs arabes : il faut voir dans cette soudaine avancée de l'Europe, non pas sans doute une supériorité intellectuelle innée, ni même le fait que le christianisme était d'essence moins conservatrice que l'Islam, mais tout simplement le jeu des facteurs naturels (découpage des côtes, favorisant le développement de la marine ; divisions intestines provoquant chez les Européens un esprit constant de lutte et donc de progrès, surtout sur le plan militaire ; enfin et surtout abondance des sources d'énergie - bois, eau et vent - que les pays arabes ne possédaient pas au même degré).
De même l'Extrême-Orient, dont la technique dans la plupart des domaines était plus avancée que celle de l'Europe au XIIe siècle (imprimerie, poudre à canon, utilisation du charbon de terre, métallurgie, etc.), n'a pas progressé depuis lors au même rythme que l'Europe et se trouve également dépassé par elle, sauf dans le domaine technico-artistique, dès le XVIe siècle.
Mystère, a-t-on souvent dit. En fait, il est à supposer que la Chine - véritable Europe, mais plus massive, à l'autre bout du monde, ayant fait son unité très tôt - n'a pas connu les mêmes motifs internes de développement, c'est-à-dire la concurrence de plus en plus acharnée entre elles des petites nations européennes. Elle n'avait pas non plus, comme l'Europe avec l'Islam, des voisins dangereux et évolués.
L'Europe pouvait donc prétendre, à la fin du XVIIIe siècle à une certaine maîtrise du monde. Or, il existe un domaine, répétons-le, où cette maîtrise était considérable et essentielle, c'est le domaine maritime. Par la mer, l'Europe tient le globe comme l'araignée tient les insectes dans sa toile. Ce tissu de routes maritimes est aussi le lien entre les divers continents. Grâce à l'Europe, l'unité du monde était en marche depuis les grandes découvertes.
Enfin c'est pas la marine que les communications sont alors les plus faciles, et les moins coûteuses. Les ports occidentaux sont les poumons de l'Europe : ils aspirent la richesse et donnent à l'Europe une avance de plus ne plus considérable sur les reste de l'univers.
planisphère de Rigobert Bonne (1727-1795), cartographe français, hydrographe
officiel du Département de la Marine en 1773, projection Mercator, 1780
III - La supériorité maritime de l'Europe
a) La marine de guerre. - La marine de guerre au XVIIIe siècle a subi une évolution plus rapide que l'armée de terre. Sans doute n'est-il pas toujours facile de déterminer le chiffre des flottes de guerre, car d'un côté certains bateaux, dits de guerre, n'étaient pas vraiment aptes au combat, tandis que des bateaux de commerce, munis de canons, devenaient d'excellents corsaires.
On peut cependant avancer des chiffres qui, à quelques unités près, seront plutôt des ordres de grandeur. Or, la Grande-Bretagne a démontré dans ce domaine une supériorité constante, acquise véritablement depuis 1690 environ. Elle ne perdit jamais le premier rang, même pendant les jours sombres de la guerre d'Amérique. En 1721, l'Angleterre compte officiellement 124 vaisseaux de ligne et 104 bateaux plus petits. On la retrouve en 1762 avec 141 vaisseaux de ligne et 224 bateaux plus petits. En 1783, ces chiffres étaient montés à 174 et 294 respectivement. Jamais aucune puissance navale n'avait encore disposé d'un pareil nombre de bateaux de guerre.
la frégate l'Hermione, mise à l'eau à Rochefort le 28 avril 1779
La grande rivale de l'Angleterre sur mer, et outre-mer, au XVIIIe siècle, la France, a compté des chiffres nettement plus modestes, et surtout la marine française , et surtout la marine française a suivi une marche très irrégulière. les guerres continentales, financièrement épuisantes, obligeaient la France à négliger souvent sa flotte. Peu de temps après le règne de Louis XIV et la longue guerre de Succession d'Espagne, la France ne possédait que 48 bateaux de guerre de tous types. En 1739, grâce à l'action de Maurepas, secrétaire d'État à la marine, elle se retrouve avec 50 vaisseaux de ligne (contre 120 alors à l'Angleterre). En 1754, malgré la guerre de Succession d'Autriche, la France dispose de 57 vaisseaux et de 24 frégates. La guerre de Sept ans entraîne de lourdes pertes ; mais en 1770, par suite du réarmement organisé par Choiseul, la marine française atteint un plus haut rang : 66 vaisseaux de ligne (la moitié du chiffre anglais). La progression continue jusqu'en 1781 : 81 vaisseaux de ligne. La France a été plus forte sur mer à la fin de l'Ancien Régime, qu'elle ne le sera jamais dans son histoire.
Du côté espagnol, l'évolution ressemble à celle de la France. En 1713, l'Espagne, après une guerre civile et une invasion de dix ans, n'a presque plus de marine. Mais la volonté d'Alberoni, puis de Patino, lui permet de compter 33 vaisseaux de ligne en 1737. Les pertes dans les grandes guerres du milieu du siècle sont plus faibles que les pertes françaises, et l'attention que portait alors à la marine Ensenada, qui fit même venir d'Angleterre des charpentiers de marine et des techniciens, permit à l'Espagne de devenir la troisième puissance navale : 58 vaisseaux de ligne en 1774 et même 72 en 1789. L'alliance des deux Bourbons leur permettait donc d'aligner presque autant de bateaux que l'Angleterre seule.
vaisseau russe de 66 canons à la bataille de Tchesmé
contre l'empire ottoman (1770)
À la fin du XVIIIe siècle, ce n'est pas la Hollande qui sur le plan militaire avait la quatrième place en Europe, mais la Russie, dont le génial Pierre le Grand avait préparé l'essor maritime au début du siècle. La marine avait été négligée par les tsarines succédant à Pierre le Grand, mais Catherine II la fit revivre pour mieux lutter contre la Turquie, grâce au concours d'ingénieurs allemands et anglais. Malgré le manque d'expérience de beaucoup de marins russes et le caractère d'improvisation de cette marine, elle vint à bout de la première marine non européenne, la marine turque, en 1770, à la bataille de Tchesmé, en mer Égée.
Cette bataille a donc une importance particulière : elle démontre le retard technologique accumulé par les Turcs (qui avaient encore maintenu en service beaucoup de galères, d'ailleurs mal entretenues). Les Russes vont donc pouvoir dominer le mer Noire et construire l'arsenal de Sébastopol (1784). En 1791, ils avaient 22 vaisseaux de ligne en mer Noire ; ils en avaient d'autre part, 37 en mer Baltique.
Mais on comptait en Europe les flottes des petites puissances maritimes de l'ouest : Danemark, Suède et surtout Hollande. La Hollande et le Danemark avaient beaucoup plus d'importance sur le plan de la marine de commerce et de pêche que sur le plan proprement naval. La Hollande, qui avait eu même une prééminence militaire sur mer au milieu du XVIIe siècle, l'avait perdu au profit de l'Angleterre dès 1675. Vivant après 1688 dans le sillage de l'Angleterre, trop intéressée par les rapports financiers pour s'imposer les sacrifices d'une forte marine de guerre, la Hollande se retrouva en danger, lorsque, vers 1775, elle changea d'alliance, au moment où l'Angleterre grignotait son empire colonial. À cette époque, la Hollande ne put aligner plus d'une cinquantaine de bateaux de guerre de toutes catégories.
L'Europe, malgré ses luttes intestines - et peut-être à cause d'elles, à cause de l'âpre concurrence entre puissances maritimes qui les amène à toutes les nouveautés - domine entièrement les mers à la fin du XVIIIe siècle. La seule riposte des non-Européens, c'est désormais la piraterie, comme celle qui se développe alors dans l'Insulinde.
Vernet, port de Rochefort, 1759
b) La marine de commerce. - Vers 1600, l'Europe avait probablement à son service de 600 à 700 00O tonneaux de navires de commerce. Or, à la veille de la Révolution, selon une statistique française, la flotte européenne dépassait 3 300 000 tonnes de navires marchands. L'Angleterre, à cette date, se trouve à la première place, comme pour la marine de guerre (1 088 000 tonnes en 1787).
Le tonnage anglais avait augmenté brusquement depuis la guerre d'Amérique, après avoir plafonné à 650 000-700 000 tonnes depuis 1763, la montée devait continuer ensuite rapidement (1 590 000 tonnes en 1794). Pour la France, en 1787, les probabilités sont de l'ordre de 700 000 tonnes au plus.
Le total européen de 1787 représente aujourd'hui le total d'une flotte nationale très moyenne.
c) Progrès technique. - Beaucoup fut fait au XVIIIe siècle pour améliorer les formes des bateaux à voiles. Les travaux des grands mathématiciens comme Euler, Bernoulli et Borda, sur la résistance des fluides et les corps flottants, furent très utiles. Sans doute, un grand nombre de charpentiers de bateaux continuaient à construire selon les normes traditionnelles. Mais des livres comme l'Architectura Navalis Mercatoria du Suédois Chapmann (1768) et l'Examen Maritimo Teorico Practico de l'Espagnol Jorge Juan (1771) montrent que les études commençaient à avoir de l'influence sur les constructeurs. C'est en France, peut-être, où une nouvelle classe d'ingénieurs constructeurs de la marine fut constituée en 1765, que la construction navales fit le plus de progrès, comme le reconnaissaient les Anglais eux-mêmes.
C'est ce qu'écrivaient en 1800 Charnock dans son History of Marine Architecture, c'est ce qu'écrit encore aujourd'hui l'Anglais G. J. Marcus dans A Naval History of England. Les États de Bourgogne de 118 canons, dessiné par J.-N. Sané, et lancé en 1782, était sans doute le bateau techniquement le plus accompli de l'Europe à son époque. Il fut d'ailleurs utilisé comme modèle très longtemps (jusqu'en 1848). En France, les livres techniques de Duhamel du Monceau [ci-contre] (comme le Traité des Bois de Marine) sont supérieurs à ceux de l'Anglais Mungo Murray (Treatise on Shipbuilding and Navigation, 1774).
Marine de commerce et marine de guerre ont profité des améliorations à des degrés divers ; en faut, les bateaux ont peu augmenté de taille par rapport au siècle précédent mais leur voilure s'est compliquée. Le grand dominateur des mers, c'est le trois-mâts à voiles carrées nombreuses qui permettent de régler exactement la proportion de la voilure à la force du vent. Mais les deux-mâts se multiplient ; il s'agit soit du brick à voiles carrées, soit de la goélette à voiles auriques. Le vaisseau marchand ordinaire ne dépasse pas en général 300 tonneaux. Les Indiamen, ou bateaux de la carrière des Indes, atteignent cependant jusqu'à 1 500 tonnes. Ces bateaux, à la voilure très développée par rapport à la coque, sont plus rapides qu'autrefois. Le gaillard d'arrière est moins dominant que dans les anciens galions car on s'était aperçu qu'il offrait de la résistance au vent.
La marine anglaise a tout de même réalisé en fin de siècle deux modifications importantes : la couverture de la coque en cuivre, ce qui retardait le pourrissement du bois dû aux vers aquatiques, les tarets (auparavant le goudron paraissait suffisant), et pour les bateaux de guerre, la caronade, canon court et large sur glissières, assez facile à manier, moins gênant que les anciennes batteries qui étaient fixes. La technique de la couverture en cuivre ne fut utilisée par les Français qu'après 1778, après la capture de navires anglais ainsi protégés, pendant la guerre d'Amérique.
caronade
Les chantiers navals se rationalisent quelque peu : les plus importants situés en général près des ports d'estuaire, possèdent des bassins de radoub depuis le XVIIIe siècle (autrefois on couchait le bateau pour le réparer). Les bateaux de guerre sont de plus en plus construits sur des chantiers gouvernementaux plutôt que par des firmes privées. On sait que l'outre-mer a concouru à donner à l'Europe des matériaux complémentaires pour sa marine : toutes les puissances navales de l'ouest avaient été frappées, tour à tour, par la pénurie de grands bois nécessaires la construction de la coque ou des mâts (chênes, sapins, pins). L'appel aux pays de la Baltique ne fut pas toujours suffisant, et il fut interrompu souvent par des guerres. De là, malgré les distances, l'importation de bois d'Amérique du Nord. La France, avant la perte du Canada (1763), n'avait pas su, comme l'a montré Walden Bamford, tirer un grand parti des ressources considérables de ce pays.
Les Anglais furent plus habiles : ils avaient eu d'ailleurs de grands chantiers dans les Treize Colonies (en particulier au Massachusetts, avant 1775). Robert Albion a étudié l'organisation des coupes et des chantiers tant aux États-Unis qu'au Canada au XVIIIe siècle. Le premier rival non européen des puissances navales européennes allait être naturellement les États-Unis, dont les navires se déploient rapidement sur lesmers dès l'époque de l'Indépendance.
Les Grandes Antilles et la côte Pacifique du Mexique fournissent aussi des bateaux à l'Espagne, le Brésil au Portugal, la Birmanie du teck aux Compagnies des Indes. Le bon marché de la main d'oeuvre ou la solidité des matériaux coloniaux sont fort utiles.
Les améliorations nautiques de détail sont d'ailleurs multiples au XVIIIe siècle : sur le plan du confort matériel, les Anglais ont sans doute devancé tous les autres. En 1764, on commence à utiliser à bord la pompe de William Cole ; pour vider une tonne d'eau, il ne faut plus que 4 hommes en 38 secondes au lieu de 7 hommes auparavant en 76 secondes. On installe à bord des ventilateurs (système de Hale) ; des appareils à air chaud permettant d'évacuer l'air usé - et souvent pestilentiel autrefois dans les cales - ou bien il s'agit de système d'éventails agités par des moulins à vent. D'autres améliorations - pour la nourriture, un peu plus varié qu'autrefois -, pour le logement (cabines pour un certain nombre de passagers) rendent les voyages maritimes moins dangereux pour la santé. Le scorbut est en nette régression. Cook [ci-contre], qui est un modèle il est vrai, réussit à rapatrier tout son monde sauf quatre hommes, après son extraordinaire voyage dans le Pacifique qui avait duré trois ans (1772-1775) et qui avait fait changer les équipages constamment de région climatique. Il y eut davantage de pertes sur les bateaux hollandais.
Le progrès atteint aussi le système des communications en mer : les Français gardent une nette supériorité sur les signaux (bien que l'amiral Howe ait fait voter des crédits par la Navy pour améliorer le système), mais les Anglais se montrent plus capables que tous les autres peuples pour les appareils nautiques. Ce sont les Anglais qui mettent au point, dans les années 1730-1740, le quadrant (John Hadley), qui permet de calculer, grâce à un système de double réflexion, la hauteur d'un astre au-dessus de l'horizon. Les progrès de détail continuent, et vers 1760, John Campbell parvient à construire le sextant moderne, appareil composé d'un secteur circulaire (un sixième de cercle) articulé (le rayon du milieu est une alidade), d'une lunette et de miroirs, qui permet de "faire le point" par la mesure de l'angle de l'astre avec l'horizon.
le quadant de Hadley (1731) - source
Mais un autre progrès encore plus considérable fut atteint grâce à la mise au point progressive d'un chronomètre par l'extraordinaire artisan anglais Harrison, qui passa une partie de sa vie à ce travail : premier chronomètre (1735), deuxième (1739), troisième (1748). Il s'agissait, en effet, de mesurer la longitude en haute mer, et les calculs étaient extrêmement difficiles parce que l'on n'avait pas pu garder jusqu'alors avec précision l'heure du méridien d'origine ou du point de départ. Les procédés de mesure de longitude par la distance lunaire, la hauteur relatives ou l'occultation de certains astres étaient très compliqués et rendaient nécessaires l'emploi de "tables lunaires" (dont l'Allemand Tobbie Mayer donna cependant une édition en 1753).
chronomètre de Harrison
Le Bord of Longitude, créé en Angleterre en1714, avait institué une grosse récompense (20 000 livres sterling), pour quiconque construirait une montre susceptible de ne retarder ou avancer de plus de 30 minutes sur le trajet de Londres aux Indes occidentales. C'est ce qui poussa peut-être Harrison à travailler ou à réussir.
Mais Harrison n'avait construit que des protoypes et de très rares bateaux purent être dotés de chronomètres. Cook n'en avait pas pour son premier voyage ; et il n'en eut que pour le second et le troisième.
En France, cependant, l'Académie de Marine cherchait de son côté à devancer les Anglais sur le plan technique. Un horloger parisien, Pierre Le Roy (1717-1785), découvrit une méthode industrielle de fabrication de chronomètres, grâce surtout à l'utilisation d'un balancier compensateur des variations de température.
À Brest, l'Académie de Marine, menée surtout par Borda, avait de grands projets : grande bibliothèque, laboratoires de recherche, amphithéâtres : c'était un véritable centre moderne.
Le monde entier a coopéré sous la direction de l'Europe (qui pratique alors une véritable "dictature de la raison") à l'avancement des sciences. Les océans sont un lieu permanent d'expérimentation. Les continents, explorés peu à peu, fournissent aux chercheurs des plantes et des animaux jusqu'alors inconnus. Les grandes expéditions astronomiques européennes se déplacent en Laponie (Maupertuis, Clairaut, Le Monnier) et au Pérou (La Condamine, Bouguer, Godin). Le passage de Vénus devant le disque solaire suscite les voyages de Bougainville et de Cook, mais aussi les déplacements de l'abbé Chappe à Tobolsk, de Le Gentil à Pondichéry. Pour des savants comme Linné, Banks, Humboldt, la terre entière est un immense champ d'expériences. La science est universelle, mais ce sont alors les Européens qui la construisent à 99%.
Michel Devèze (1914-1979)
professeur à l'université de Reims
L'Europe et le monde à la fin du XVIIIe siècle,
Albin Michel, 1970, p. 23-37
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