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études-coloniales
16 juillet 2017

Kamel Beniaiche : "Sétif, La Fosse Commune" (2016), compte rendu par Roger Vétillard

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Kamel Beniaiche : Sétif, La Fosse Commune

(éd. El Ibriz, Alger 2016)

compte rendu par Roger Vétillard

 

 

Les événements de mai 1945 à Sétif continuent d’être l’objet de publications. Bien souvent ces ouvrages ne font que répéter des légendes ou des écrits cent fois relatés. Le livre que nous livre Kamel Beniaïche, journaliste d’El Watan, né à Sétif n’est pas de ceux-là. Il donne la parole à une cinquantaine de témoins, qui livrent leurs souvenirs de cette période. On s’attend à la révélation de détails inédits.

Souvenirs issus d’une mémoire qui a traversé plus de sept décennies, et qu’évidemment il ne faut pas prendre comme autant de vérités intangibles, mais qui traduit un vécu douloureux. Et jusqu’à présent, aucun auteur n’avait à ce point réuni autant de déclarations d’une population qui a bien souffert en cette période si agitée et difficile.

 

inexactitudes

Il existe dans ce livre plusieurs inexactitudes, fruits de l’imagination et de la mémoire infidèle des témoins souvent nonagénaires. Ce n’est pas scandaleux que des contre-vérités soient proférées sept décennies plus tard, mais quand ces erreurs touchent à la probité d’un homme, elles ne doivent pas être ignorées.

C’est ainsi qu’à la page 111, un homme accuse le Dr Note de Sétif d’avoir fait de la chasse à l’indigène un jeu et d’avoir tué depuis une crête tout ce qui pouvait ressembler à un autochtone.

Or la vérité nous oblige à dire que le docteur Note en 1945 était mobilisé en tant que médecin en France, à l’hôpital militaire de Belfort dans le cadre de la Seconde Guerre mondiale et ne résidait pas à Sétif à cette époque. Il est libéré en septembre 1945, et devient chef de clinique à l’hôpital Mustapha d’Alger en octobre 1945 dans le service du Pr Duboucher. Il n’est arrivé à Sétif qu’en 1946, où il a exercé à l’hôpital régional pendant deux ans avant de s’installer en libéral dans une clinique qu’il va fonder. Tout cela est vérifié sur le livret militaire et dans les archives de l’hôpital algérois. Le docteur Note ne pouvait être à Tichy ou dans ses environs en mai 1945. De même, l’assertion de ce témoin qui accuse le receveur des Postes de Kerrata d’avoir tué un enfant…

 

autocar rue de Constantine à Sétif années 1950
autocar, rue de Constantine à Sétif, années 1950

 

Autre inexactitude : le car Deschanel qui arrive à Kerrata vers 16 heures est parti de Sétif avant 9 heures ; les voyageurs ne peuvent donc pas informer les locaux des évènements de Sétif (p. 141). Le même témoin qui n’est pas à une version près a affirmé quelques années plus tôt que c’est l’impact des balles sur la carrosserie du car qui était pour lui le signal attendu de l’insurrection [1]. Ad impossibilia nemo tenetur

Un autre témoignage erroné à la page 194, explique qu’un Européen de Bordj Bou Arreridj, membre de la milice de la ville pratiquait la chasse aux indigènes, et qu’il fut tué en 1956 parce qu’il était membre de la Main Rouge. D’une part, il n’y a pas eu de milice à Bordj Bou Arreridj en 1945, même les historiens algériens en conviennent, mais surtout La Main Rouge fut une organisation fictive créée par les agents du Service Action du SDECE pour couvrir des activités de sabotage ou d'homicides ciblés. Elle sera accusée de tous les méfaits et est probablement intervenue au Maroc en 1956, et peut-être en Algérie à partir de 1958.

Certains témoignages sont peu vraisemblables. Ainsi à la page 215, il est rapporté qu’un élève de 3e M du collège de Sétif, trésorier de la cellule du PPA, incarcéré en mai 1945 pour avoir participé à la manifestation du 8 mai 1945, n’est pas autorisé à poursuivre ses études à sa libération quelques mois plus tard Mais il fait dès lors carrière dans l’administration en étant d’abord instituteur dans la région de Kerrata (curieux pour un élève qui était en 3e), puis chef de bureau à la gare des Chemins de Fer Algériens de Bordj Bou Arréridj.

 

le projet d’insurrection du PPA

Le livre ignore un fait désormais avéré : le projet d’insurrection que le PPA voulait organiser. Les révélations d’Annie Rey-Golzeiguer, de Mohammed Harbi, de Djanina Messali, de Roger Benmebarek, de Chawki Mostefaï et celles du signataire de ces lignes, concordent pour confirmer cela.

Le projet de soulèvement existait, les dates du 15 ou du 22 mai étaient prévues, les responsables du PPA étaient informés, mais les incidents de Sétif ont été interprétés faussement comme le signal de l’insurrection. Et si Messali Hadj a été envoyé à Brazzaville, c’est parce que les responsables du PPA dont Lamine Debaghine imaginaient de le faire évader de Reibell où il était en résidence surveillée pour en faire un président du Gouvernement Provisoire de l’Algérie. L’évasion a échoué et le gouvernement devait siéger à la Dar Maïza au nord-est de Sétif.

Quand plusieurs parlent, notamment à la page 227, de «déluge de bombes», il faut rappeler que l’aviation française ne disposait que de peu d’armes, et que les aviateurs que j’ai pu rencontrer rappellent qu’ils ne possédaient pas de bombes. Les archives britanniques confirment que les autorités françaises ont sollicité l’armée anglaise pour en obtenir, mais elles se sont vues opposer un refus.

Charles Tillon était certes ministre de l’Air dans le gouvernement de De Gaulle en 1945. Ses compétences étaient limitées au secteur civil. Il n’avait aucune autorité sur l’Armée de l’air. Il ne peut donc, comme il est dit dans cet ouvrage, être rendu responsable des actions de ce corps d’armée en Algérie. Et il n’avait aucune autorité sur les généraux de l’armée de l’air ; il n’a pas pu sanctionner un général comme il est dit p 238. Charles Tillon lui-même a confirmé qu’il était, comme ses collègues communistes, «évincé des lieux où s'exerçait le véritable pouvoir.»

Il est impossible de revenir sur toutes ces révélations, mais on peut en retirer certaines confirmations : ainsi, à Saint-Arnaud, les manifestants du 8 mai parlent sans retenue des armes en possession des encadreurs («la section du PPA disposait de quelques armes et d’une mitraillette qu’un responsable portait sous son burnous pendant la manifestation» [2]), l’assassinat à la porte de Biskra à Sétif, au marché aux bestiaux le matin du 8 mai d’un Européen (p 104) : s’agit-il de Gaston Gourlier, dont j’ai pu établir qu’il avait été le premier mort de cette journée dans la capitale des hauts-plateaux [3], ou de monsieur Clarisse ? Plus loin un témoin confirme qu’il pensait que le Djihad avait été déclaré.

Un chapitre est consacré à la cécité de la presse. Il ne faut pas négliger le fait que la guerre n’était pas complètement terminée. Certes la reddition de l’Allemagne était actée, mais des combats se poursuivaient dans le Nord de la France et dans diverses poches en Allemagne. La censure était présente, comme c’est habituel en temps de guerre, et si les journaux de Sétif n’ont parlé de ces événements qu’une semaine plus tard, c’est qu’ils ont été interdits de parution. D’autre part à cette époque, les moyens de la presse en particulier en Algérie, mais aussi en France, étaient très limités, les journalistes actifs peu nombreux. Beaucoup de professionnels étaient mobilisés.

 

Ferhat Abbas
Ferhat Abbas

 

Le chapitre consacré à Ferhat Abbas est instructif. Il confirme en tous points l’analyse que j’ai faite à son sujet. Abbas ne fut pas compromis dans la genèse des évènements du mai 1945.

On retrouve également les témoignages des exactions des troupes africaines dans la région de Lafayette (Bougâa) qui ont laissé un souvenir bien pénible dans la mémoire des pauvres gens de la région, à tel point que pour beaucoup d’entre eux encore l’année 1945 reste «l’année des Sénégalais» [4], comme plusieurs personnes ont pu me le dire.

Il faut également noter que l’épidémie de typhus qui a sévi à cette époque dans la région a été à l’origine de nombreux décès ; cet épisode est souvent oublié par la plupart des auteurs. Je rappelle que je suis un des seuls à avoir évoqué son importance.

Autre affirmation importante : celle d’Houria Belkhired, épouse de Si Hacen, chef scout en 1945, qui se réfugie à Paris le 7 mai pour ne pas participer à la marche du 8 mai sur les conseils de Ferhat Abbas, flairant, dit-elle la conspiration. Ce qui prouve que des heurts étaient envisagés p224. Il faut rappeler que la plupart des hauts responsables du PPA n’étaient pas présents parmi les manifestants. Peu ont été victimes ou arrêtés.

Ce livre est en quelque sorte un complément à celui de Maurice Villard [5] qui évoquait ces journées dramatiques en s’appuyant sur les témoignages de 80 Européens de la région. Il faudra désormais que les historiens dans le souci de s’informer acceptent de se reporter également à ces deux ouvrages. Certes on sait que des témoignages recueillis des décennies après les événements concernés ne sont pas l’exact reflet des faits étudiés, mais leur confrontation ne peut que faciliter la recherche d’une certaine réalité.

Roger Vétillard

 

[2] p. 159 et 161.

[3] Roger Vétillard, Sétif, Guelma, mai1945, éd. de Paris, 2011.

[4] Op. cit p. 154.

[5] Maurice Villard, Les massacres du 8 mai 1945. Sétif-Guelma, Am. des Hauts Plateaux éd., Béziers, 2010.

 

Kamel Beniaiche portrait
       Kamel Beniaiche

 

 

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