Guerre d’Algérie, enlèvements d’Européens : contre une erreur trop répandue (Jean Monneret)
Guerre d’Algérie, enlèvements d’Européens :
contre une erreur trop répandue
Jean MONNERET
Divers commentateurs ont cru pouvoir dénoncer à ce sujet une responsabilité du clan Ben-Bella/Boumediene.
Qu’une erreur soit avalisée par des gens plus ou moins nombreux ne l’empêche pas de demeurer une erreur. Concernant les enlèvements d’Européens, chacun sait aujourd’hui que leur chiffre explosa après le 19 mars 1962, jour de la proclamation des Accords d’Évian. Divers commentateurs (il s’agit rarement d’historiens «patentés») ont cru pouvoir dénoncer à ce sujet une responsabilité du clan Ben-Bella/Boumediene. Qu’en est-il ?
Au printemps 1962, alors que la perspective de l’Indépendance de l’Algérie se rapprochait à grands pas, le FLN fut traversé par une grave scission. Deux camps s’opposèrent : d’un côté le GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne) établi à Tunis et que présidait Ben Khedda et l’Etat-Major Général (EMG) de l’Armée des frontières, basé en Tunisie et au Maroc et dirigé par Houari Boumediene. Ben Bella, l’ancien prisonnier d’Aulnoye fit allégeance à ce dernier, dès sa libération.
Le clan Ben-Bella/Boumediene et ses partisans n’hésitèrent pas à contester une partie des Accords d’Évian, lors du Conseil National de la Révolution Algérienne (CNRA) tenu à Tripoli le 25 mai 1962.
Dès lors certains en conclurent qu’ils les avaient ensuite sabotés Le texte des Accords dûment revêtu de la signature de Krim Belkacem reconnaissait aux Européens le droit de séjourner en Algérie et d’y participer à la vie politique. Il n’en fallait pas davantage à quelques commentateurs pour juger le GPRA plus modéré tandis que l’EMG et le clan Ben-Bella/Boumediene leur paraissaient plus radicaux.
De là à imaginer que ledit clan avait utilisé les enlèvements pour faire fuir les Pieds-Noirs et rendre l’exode irréversible, il n’y avait qu’un pas. Il fut vite franchi. Pourtant, il manquait, afin d’établir ce point, une chose indispensable aux yeux des Historiens : un socle documentaire solide et des témoignages divers et convergents. À ce jour, les deux font toujours défaut.
La responsabilité du clan Ben-Bella/Boumediene dans l’épuration ethnique qui toucha les Européens d’Algérie demeure donc une simple hypothèse. Plus que jamais s’impose à l’Historien de rappeler les contraintes de la méthode historique comme la nécessité de se méfier des fausses évidences.
Car, en effet plusieurs faits établis vont à l’encontre de ladite hypothèse.
1°/ L’idée qu’à Tripoli, il y avait le GPRA qui soutenait les Accords d’Évian et le clan Ben-Bella/Boumedienne qui les combattait devrait être nuancée. La Charte de Tripoli qui constituait un programme de réformes révolutionnaires pour l’Algérie et traitait les Accords d’Evian de « Plateforme néo-coloniale » fut adopté à l’unanimité. Trois personnes (on est tenté d’écrire : seulement) refusèrent d’approuver les Accords d’Évian dont Boumedienne, mais là n’était pas l’origine du clivage. C’est la désignation du Bureau Politique qui se révéla une pierre d’achoppement et entraîna la rupture.
2°/ L’idée que les Algériens opposés au GPRA fussent décidés à mettre Évian en échec (voire à en croire certains à poursuivre la guerre) et qu’ils aient organisé à cette fin les rapts d’Européens est fort discutable. Bien sûr, ces rapts sont une réalité et une réalité dramatique. Nombreux après le 19 mars, ils se sont poursuivis jusqu’en octobre 1962. Ceci est largement établi, mais, affirmer que la responsabilité en incomberait, en quelque sorte exclusivement, aux partisans de l’EMG est une reconstitution a posteriori. Elle implique de considérer le GPRA comme un groupe porté aux compromis, simplification pour le moins abusive.
Évian fut le fruit d’un marchandage aigu qui dura des mois. Il résulta d’un abandon quasi-complet par la partie française de ses «exigences». (Cf le livre de Robert Buron Carnets politiques de la Guerre d’Algérie et notre propre ouvrage La phase finale de la Guerre d’Algérie). Il ne fut en aucun cas le résultat d’un adoucissement de la délégation FLN.
3°/ À partir du 16/17 avril 1962, les rapts devinrent massifs dans la ville d’Alger et la région algéroise. Ces deux endroits étaient respectivement dirigés par la Zone Autonome d’Alger du FLN ayant à sa tête Si Azzedine (Rabah Zérari) et par la wilaya 4 ayant à sa tête Si Hassan (Youcef Khatib). Ces deux secteurs détiennent un record des enlèvements d’Européens. Or, ils n’avaient nullement fait allégeance au clan Ben-Bella/Boumediene. Ils soutenaient le GPRA. Ceci ne peut, ni ne doit être escamoté.
4°/ Dans l’Algérois, des partisans du clan Ben-Bella/Boumediene s’organisèrent pour contrer les partisans du GPRA. Leur cible n’était pas les Européens. Mohammed Khider réunit les Benbellistes en des comités de base qui se lancèrent dans des manifestations diverses, y compris contre les soldats de la wilaya 4.
Yacef Saadi vieux routier du terrorisme depuis la Bataille d’Alger se mit à leur service. Il organisa dans la Casbah, où il avait des appuis, des commandos visant des chefs de la Zone Autonome. L’un d’eux fut abattu le 23 juillet 1962 alors qu’il passait Rampe Valée. Or, il s’agissait de Mohammed Oukid responsable du Renseignement à la Zone Autonome et grand commanditaire des enlèvements d’Européens. Ceci ne peut davantage être escamoté. (Cf. L’organigramme de la Zone Autonome, fourni par Si Azzedine dans son livre Et Alger ne brûla point. Ed. Stock).
5°/ Comment les choses se passèrent-elles en Oranie ? Cette Zone, comme la ville d’Oran s’affichait favorable au clan Ben-Bella/Boumediene.
Le phénomène des enlèvements, comme à Alger, y a débuté le 16/17 avril 1962. Ceci indique clairement qu’il y avait à l’origine un mot d’ordre central, transcendant le clivage entre le GPRA et l’EMG.
Néanmoins, le nombre des enlèvements resta plus faible à Oran et en Oranie que dans l’Algérois. Toutefois, le vaste massacre survenu le 5 juillet 1962 dans Oran égalisa, si l’on peut dire, les scores. Il est vrai que certains attribuent également ce massacre au clan Ben-Bella/Boumediene, mais là aussi sans preuves sérieuses.
6°/ Enfin un autre point ne saurait être escamoté. Le Consul Général Jean Herly a laissé au CDHA un témoignage important. Il affirme avoir reçu de Ben-Bella une aide considérable pour retrouver et souvent faire libérer des Européens enlevés.
Ajoutons qu’au lendemain du 5 juillet, à partir notamment du 8, Ben Bella et son partenaire se montrèrent d’une sévérité exemplaire envers les auteurs d’exactions contre les Européens.
Ben-Bella en personne reçut les chefs d’entreprises Pieds-Noirs oraniens. Il affirma vouloir les débarrasser du «complexe de la souricière». (Comprendre, l’impossibilité de sortir du territoire). Il organisa aussi une vaste récupération des voitures volées les jours précédents et invita les Européens à venir les récupérer.
L’efficacité d’une telle démarche resta douteuse car, nombreux étaient ceux qui étaient déjà définitivement partis, mais sa symbolique fut forte à l’époque.
Les troupes de Boumediene imposèrent à Oran et dans l’Oranie un ordre de fer. Les fusillades par l’Armée ne furent pas rares. Pendant l’été, la zone oranienne fit contraste avec l’Algérois en proie aux exactions de la wilaya 4 qui durèrent jusqu’aux affrontements de l’automne avec l’Armée des frontières qui y mit fin pour l’essentiel.
Bien entendu, ni Ben-Bella, ni Boumediene n’agissaient par humanisme ou affection pour les Pieds-Noirs. L’opportunité politique seule les guidait. Cependant, la crainte, très répandue alors, que l’Algérie ne s’engageât dans la même voie que le Congo belge sous Lumumba, se dissipa. Hélas ! Les Pieds-Noirs étaient partis, l’exode était irréversible. Pour le malheur des uns comme pour celui des autres.
Jean MONNERET
27 octobre 2021