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études-coloniales
24 mai 2006

À propos du quôc ngu et d’agression culturelle (Pierre Brocheux)

phan_van_truong
Phan Van Truong
(1875-1933)

À propos du quôc ngu

et d’agression culturelle

Pierre BROCHEUX

 

Je viens ajouter mon grain de sel au commentaire de Patrice sur le quôc ngu. «L’indigène de la république» auquel Patrice fait allusion confond visiblement langue et écriture. La langue des Viet fait partie de la famille austrasiatique différente de la famille chinoise. Les «mille ans» de la domination han ont fait naître une transcription par idéogrammes à partir de laquelle les Viêt ont mis au point une écriture démotique, le nôm, dont on peut dire qu’il fut le premier quôc ngu (littéralement : langue nationale). Au XVIIème siècle et matteoricci_cl1pour les besoins de l’évangélisation, les jésuites portugais et français, parmi lesquels Alexandre de Rhodes, ont mis au point une transcription par l’alphabet latin. Par la suite, on en a attribué le mérite au seul jésuite français, attribution qu’il faut replacer dans le contexte de la domination française.  Quoiqu’il en soit cette opération est indépendante de l’arrivée des conquérants français au milieu du XIXème siècle.

Pour des raisons à la fois pratique (apprentissage et outil d’administration) et politique, les Français officialisèrent et généralisèrent cette écriture latinisée (à partir de 1897). L’apprentissage de celle-ci était plus simple et rapide que celle des caractères chinois ou sino-viet, il était accompagné de l’adoption de la syntaxe française et facilitait ainsi la traduction et aussi le passage à la connaissance du français. Du même coup les Français faisaient sortir la culture viet de l’orbite si ce n’est de la matrice culturelle chinoise. En011 1917, les concours de recrutement du mandarinat sur la base des dissertations en caractères chinois furent supprimés ; l’enseignement franco-indigène fut créé, l’université de Hanoi ré-ouverte, mais l’apprentissage des caractères ne fut jamais complètement éliminé, encore moins interdit par les Français. Ainsi le lettré et mandarin Nguyen Sinh Sac enseigna les caractères à son fils (le futur Hô Chi Minh) mais il l’inscrivit aussi à l’école franco-indigène de Quy Nhon avant que le jeune homme ne s’embarque pour la France en 1911.

Si, incontestablement, les Français considéraient le quôc ngu comme un instrument de leur pouvoir, de leur influence et comme un moyen de communication subalterne, une infra-langue destinée aux indigènes pas assez évolués pour accéder à la langue du maître, les Vietnamiens eux mêmes en firent le ciment de la nation viet* en créant très tôt (au début des années 1900) un journalisme d’opinion et une littérature moderne inspirée par la littérature occidentale (dans les années 1920). Un homme a joué un rôle capital dans l’adoption et l’évolution du quôc ngu et illustré de façon éclatante «le retournement des armes» (André Nouschi) : cet homme se nommait Phan Van Truong (1875-1933).

phan_van_truong1Issu d’une famille de lettrés du Tonkin, Truong était naturalisé français et avocat inscrit au barreau de Paris. En 1912, il fonde la Fraternité, «association d’Indochinois ayant pour but de travailler à l’instruction du peuple indochinois par la vulgarisation au moyen d’ouvrages en quoc ngu des connaissance utiles, scientifiques et littéraires». Il justifie son propos «La vaillante race annamite… a une langue originale» qui dispose dorénavant du quôc ngu : un merveilleux instrument. Reste à le doter d’un vocabulaire technique et scientifique». Truong encourageait ses compatriotes à lui envoyer des manuscrits en quoc ngu que l’association se chargerait de publier.

 Truong s’opposa vigoureusement à l’inspecteur des colonies Salles qui était aussi le secrétaire général adjoint de l’Alliance française. Salles avait clairement exposé l’enjeu du choix entre l’enseignement dunguyen_an_ninh Français en Indochine et le perfectionnement du quôc ngu, en ces termes : «l’Annamite (le quôc ngu) tel qu’il est est un outil utile à employer. L’Annamite enrichi que rêvent certains deviendrait vite un puissant levier pour le nationalisme indigène» (1911). Rentré en Cochinchine en 1923, Truong (qui fut emprisonné à deux reprises pour «menées antifrançaises») poursuivit son travail d’avocat et surtout de traducteur et journaliste aux côtés de Nguyen An Ninh, militant anticolonialiste que l’on peut qualifier de radical libertaire, qui ne cachait pas son admiration pour la Révolution française.

tutuong_cachtan_sangtao_phanchautrinhCes patriotes modernisateurs (dans le sillage du lettré Phan Chu Trinh) avaient compris tout le parti qu’ils pouvaient tirer de «l’agression culturelle française». Ces deux hommes comptent parmi la centaine d’intellectuels vietnamiens qui, dans les années 1920, 1930, 1940, ont fait passer leur culture dans la modernité…avec l’aide du quôc ngu.

Pierre Brocheux
Paris, le 21 mai 2006

brocheux_petite_photo1

 

 

 

* et le quôc ngu fut le lien permanent entre  deux populations, deux États et deux cultures dans un Vietnam divisé entre 1955 et 1975.

 

Nguyen An Ninh, militant anticolonialiste que l’on peut qualifier de radical libertaire, qui ne cachait pas son 2846030057.08.lzzzzzzzadmiration pour la Révolution française (ci-dessus, photo de 1926 - tirée du livre de Ngo Van : Viêt-nam, 1920-1945, révolution et contre-révolution sous la domination coloniale, éd. L'insomniaque, 1995/2000)

 

nguyen_an_ninh_2
                    «L’oppression nous vient de France,
                    mais l'esprit de libération aussi
»
                    Nguyên an Ninh (cité par Ngo Van)

 

le livre de Phan van Truong

conspirateurs

- Phan van Truong,
Une histoire de conspirateurs à Paris, ou la vérité sur l'Indochine,
éd. L'insomniaque, 2003

 

- retour à l'accueil

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Commentaires
P
Bonjour,<br /> <br /> Avec un peu de retard, certes, je lis ces commentaires qui restent sans doute d'actualité (en termes d'interprétations, sinon de polémiques) en 2015.<br /> <br /> Ils provoquent quelques questions que je laisse les spécialistes résoudre:<br /> <br /> 1) En quoi le Nôm serait-il l'écriture originelle des vietnamiens ? Depuis quand ? Ecrit par qui ?<br /> <br /> 2) Quelle est donc cette continuité culturelle du Japon permise par les idéogrammes ?<br /> <br /> 3) L'intelligentsia vietnamienne indépendantiste utilisant les caractères chinois avait-elle les mêmes revendications que les autres couches populaires ?<br /> <br /> 4) Combien de vietnamiens, membres de l'Intelligentsia vietnamienne ou pas, utilisaient les idéogrammes au début de la colonisation française ? Même question pour le début de la colonisation chinoise.<br /> <br /> 5) Questions provocatrices (j'en suis conscient): un Gaulois d'aujourd'hui, en France, qui écrit en caractères romains, peut-il s'estimer victime de l' ancienne agression culturelle romaine ? Mieux (ou pire) : un Amérindien d'aujourd'hui parlant (et écrivant) anglais, doi-il encore se vivre comme une victime de la conquête européenne et s'estimer être un Mauvais Indien, sinon un Indien Impur ?<br /> <br /> 6) Question finale : existe t-il sur notre planète, une quelconque communauté humaine (tribu, clan, village, nation, etc...) qui peut se dire héritière d'une culture millénaire sans contact ancien avec d'autres communautés humaines, et sans transfert culturel ? Si oui: lesquelles ?<br /> <br /> <br /> <br /> MERCI de votre attention<br /> <br /> Patrice
Répondre
T
Je me permets de relever quelques omissions et erreurs dans le message de Pierre Brocheux. Des erreurs sans doute dues à sa méconnaissance de la langue vietnamienne, de l’écriture Nôm et Quôc Ngu et aussi à un manque de rigueur scientifique dans ses raisonnements.<br /> <br /> Dans sa conclusion, il tente de faire croire aux lecteurs que le quôc ngu permettait aux vietnamiens de, je cite : « faire passer leur culture dans la modernité », affirmant implicitement que leur écriture originelle, le Nôm, basée sur des idéogrammes similaires à l’écriture chinoise, ne le permettrait pas. <br /> Cette affirmation est une complète aberration, il suffit de relever la grande similitude entre l’écriture Nôm et l’écriture japonaise formée de Kanji venant du chinois et des Hiraganas et les Katakanas pour la prononciation.<br /> Cette écriture a-t-elle empêché les japonais de « faire passer leur culture dans la modernité » ? Au contraire, le fait de garder cette écriture leur a permis d’obtenir une continuité culturelle entre l’ancien et la modernité.<br /> <br /> Le quôc ngu en lui même n’est certainement pas une agression culturelle. Le fait de l’imposer par la force à toute une nation (à partir de 1918), dans le but de :<br /> <br /> • déraciner les mouvements indépendantistes liés à l'intelligentsia écrivant en caractères chinois ;<br /> • obtenir rapidement des interprètes, relais de l'action des colonisateurs.<br /> <br /> pourrait obtenir ce qualificatif.
Répondre
P
bonjour,<br /> je suis Jean-François Phan, fils de Bernard Phan, petit-fils de Robert Phan, et donc arrière petit fils de phan van Truong.<br /> Plus j'avance, et plus j'en découvre sur mon ancêtre.<br /> merci<br /> JF P
Répondre
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