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études-coloniales
25 mai 2008

l’exode massif des Pieds-noirs d’Algérie en 1962

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Peut-on parler sereinement

de la guerre d’Algérie ?

Arlette SCHNEIDER

 

Le lundi 26 mai 2008 à 19h, à l’Hôtel de ville de Paris, la Ligue des droits de l’homme, le Monde diplomatique et Coup de soleil organisent une conférence-débat sur les causes de l’exode massif des Pieds-noirs d’Algérie en 1962. Il m’a été demandé d’animer cette rencontre. Compte-tenu des enjeux qu’elle représente, je souhaite dire ici aux membres et amis de Coup de soleil comment je compte mener les débats.

Après une brève présentation du sujet et des intervenants, après avoir aussi rappelé les règles de base d’un débat serein sur un sujet douloureux, je donnerai la parole au journaliste Pierre Daum et au cinéaste Jean-Pierre Lledo. Le premier est l’auteur d’un article paru dans le n° de mai 2008 du Monde diplomatique, intitulé «Sans valise ni cercueil, les Pieds-noirs restés en Algérie». Le second est l’auteur d’un film «Algérie, histoires à ne pas dire». Comme tout ce qui touche à la guerre d’Algérie, cet article et ce film suscitent des avis très partagés, jusque dans nos rangs. Pierre Daum et Jean-Pierre Lledo nous expliqueront le pourquoi de leurs enquêtes respectives, les conditions de leur réalisation et l’accueil qui leur a été réservé.

Nous entendrons ensuite trois historiens, qui sont aussi membres de Coup de soleil : Mohamed Harbi, Gilles Manceron et Benjamin Stora. Chacun exprimera son point de vue sur l’article et le film ; ils s’attacheront surtout à donner leurs analyse du thème central de cette rencontre : pourquoi tant de Pieds-noirs ont ils quitté leur pays natal, si soudainement et dans des conditions aussi dramatiques ?

Nous passerons ensuite aux interrogations d’un public dont nous savons qu’il sera nombreux, dont nous devinons déjà la passion et dont nous attendons aussi la courtoisie et la dignité indispensables à la qualité du débat. Tout peut être dit, pour peu que l’on sache écouter l’autre et le respecter. Mon rôle essentiel sera d’y veiller et je suis déterminé à le faire.

J’apprends en effet que des appels à pétitionner, à manifester, à venir « soutenir X…» ou «attaquer Y …», voire à saboter cette soirée circuleraient sur la Toile. On y contesterait notamment la légitimité des intervenants à parler du sujet :

- s’agit-il de nos origines ? Mohamed Harbi, Jean-Pierre Lledo, Benjamin Stora et moi sommes originaires d’Algérie et nous avons chacun vécu, de façon différente mais «en direct», le douloureux enfantement de l’indépendance : chacun de nous a donc toute légitimité pour en parler.

- s’agit-il de nos formations ? Mohamed Harbi, Gilles Manceron  et Benjamin Stora sont des historiens de renom, dont l’essentiel des travaux porte sur l’Algérie. Je suis moi-même enseignant universitaire, Pierre Daum est journaliste, Jean-Pierre Lledo cinéaste et beaucoup de nos travaux portent aussi sur ce pays. Notre connaissance du sujet ne saurait donc davantage être contestée.

Les points de vue des six participants sont d’ailleurs loin d’être identiques. Il en ira de même dans la salle et cela est très sain. Mais, face aux drames qu’ont vécu tant d’Algériens et de Français, aucune douleur ne s’apaisera jamais si chacun n’apprend pas à écouter la souffrance de l’autre et à respecter son point de vue. Depuis 1985, Coup de soleil a su faire cohabiter tous ceux qui ont en eux la passion du Maghreb en général et de l’Algérie en particulier, quelle que soit leur origine culturelle : arabo-berbère, juive ou européenne et quelle que soit l’histoire et les engagements de leur famille :  «immigrée» ou «rapatriée» . Notre profonde cohésion, dans cette étonnante diversité, vient précisément de ce souci permanent d’écouter l’autre et d’arriver ainsi, peu à peu, à mieux comprendre les heures dramatiques de notre histoire commune.

Coup de soleil n’est pas pour autant une association qui cultiverait une «neutralité» aussi confortable que stérile. Nous défendons ensemble un certain nombre de valeurs comme la justice, la dignité et la fraternité et c’est à l’aune de ces valeurs que nous prenons position, chaque fois que de besoin. S’agissant de la question des Pieds-noirs, qui sera au centre de nos débats du 26 mai, je rappelle ici aux adhérents et amis de Coup de soleil que le bureau de notre association avait condamné, à l’unanimité, la trop fameuse loi du 23 février 2005 qui, sous prétexte de valoriser la colonisation au Maghreb, rendait le pire des services à nos compatriotes «rapatriés». Ce point de vue, le bédéiste Jacques Ferrandez et moi-même l’avions exprimé en Algérie, en décembre 2005, devant le public des centres culturels français de Constantine et d’Alger où nous présentions nos deux derniers livres respectifs. On en trouvera ci-après la relation écrite.

Arlette Schneider

 

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[Extrait de la «Lettre de Coup de soleil» n° 26]

Quant à la loi de février, Jacques et moi en avons beaucoup parlé, depuis deux semaines et ce matin encore avec Jean-Jacques Jordi. Nos analyses concordent : il s’agit d’une loi électoraliste, qui vise, selon ses promoteurs, à "défendre les pieds-noirs et les harkis". Quand donc nos élus cesseront-ils de prendre nos compatriotes pour des citoyens débiles qui voteraient comme des moutons ?

Quand comprendront-ils qu’il n’y a pas en France de vote pied-noir, comme il n’y a pas de vote protestant, de vote juif ou de vote beur, que dans ces populations comme chez tous les Français, chacun se détermine pour partie en fonction de sa propre histoire, mais surtout de son appartenance sociale, de son éducation, de ses rencontres, de ses conditions de vie et de travail ? Le problème vient sûrement du fait que, dans toutes ces minorités qui font aussi la France, certains s’en sont auto-proclamés les représentants alors qu’ils ne représentent souvent qu’eux-mêmes ! Mais les élus et les journalistes privilégient toujours le point de vue de ces "représentants", le seul qui s’exprime.

Et pour les Pieds-noirs, cela est dramatique car cela conforte dans beaucoup d’esprits l’image d’une "pseudo- communauté" bornée, raciste et revancharde : puisqu’ils sont censés regretter "le bon temps des colonies", on va donc leur faire plaisir et glorifier la colonisation ! Et, comme toujours, depuis 1962, les mâchoires du piège se referment : ou bien l’on dit du mal du système colonial et on doit donc attaquer les Pieds-noirs ; ou bien on soutient les Pieds-noirs et on doit donc encenser la colonisation ! Cela nous est insupportable !

Ferrandez___Caillou
BD de Jacques Ferrandez

Pour Ferrandez, Morin, Jordi et tant d’autres Européens d’Algérie (ceux qui militent à Coup de soleil notamment), nous avons compris depuis longtemps tout le mal qu’ont pu représenter pour les Algériens la conquête, avec son cortège de massacres et de spoliations, puis l’humiliation et l’indignité permanentes que faisait peser sur eux un système colonial brutal et inégalitaire par essence. Pour autant, et c’est là-dessus que nous insistons, nous n’acceptons pas que l’on fasse porter tout le poids de ce drame historique sur nos épaules ou sur celles de nos parents. Qu’il y ait eu de francs salauds et des racistes à tout crin parmi les Pieds-noirs, qui songerait à le nier ? Mais est-il un peuple qui échappe à cette lèpre ? La mère de Camus ou celle de Roblès étaient femmes de ménage, le père de Ferrandez médecin à Belcourt, la mère de Morin infirmière à Constantine : étaient-ils des bourreaux ou des tortionnaires ? Doivent-ils et leurs enfants après eux, être déclarés responsables de la conquête, des enfumades, de l’indignité et de la répression ? Bien pire encore, sont-ils censés en tirer, de manière quasi-atavique, un quelconque titre de gloire ?

Allons plus loin, cependant : tout en acceptant cette version des choses, beaucoup de Pieds-noirs et d’autres Français avec eux d’ailleurs, avancent en toute bonne foi que la colonisation a quand même eu quelques aspects positifs  pour les Algériens : des villes et des villages, des ports, des barrages, toutes sortes d’infrastructures modernes construites par la France. Cela est vrai mais encore faut-il se rappeler pour qui tout cela a été construit, c’est-à-dire pour le bien-être des Européens et pour celui de l’économie française ; et cela cohabitait avec un sous-développement généralisé dans le monde rural où vivaient 90 % des Algériens. Alors certes, aujourd’hui les Algériens en profitent mais ils l’ont payé cher tout au long de la colonisation.

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Reste alors l’incompressible : la santé (hôpitaux, dispensaires, etc.) et l’éducation (écoles, collèges, lycées, médersas, université d’Alger, etc.). Bien sûr, ce serait injuste de le nier, sauf qu’il faut là aussi comprendre que seule une minorité d’Algériens en bénéficiaient.

Que les plus déterminés d’entre eux se soient ensuite approprié la langue française et les valeurs de la République pour contribuer à se libérer du joug colonial, alors là, oui, ce clin d’œil de l’Histoire peut nous faire plaisir !… Et puis, comment ne pas évoquer cet autre produit "positif" d’une histoire tragique : l’existence de ces millions de Français d’Algérie et d’Algériens de France, qui sont autant de passerelles potentielles entre les deux pays !

Tout le monde, et ce fut notre conclusion, en a assez de ces histoires officielles, simplistes et réductrices que l’on veut imposer dans les esprits, en France comme en Algérie. Elles n’ont pour effet que de cacher les réalités, d’empêcher nos peuples de comprendre leur histoire et donc de l’assumer pleinement pour pouvoir bâtir solidement leur avenir.

[Texte intégral de l’article «Carnet de voyage à Constantine et à Alger» lisible sur le site de l’association : www.coupdesoleil.net]

Georges Morin
président de Coup de soleil

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Oran, 1962

 

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29 mars 2009

Essai sur la colonisation positive

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Marc Michel, Essai sur la colonisation positive



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- Marc Michel, Essai sur la colonisation positive. Affrontements et accommodements en Afrique noire, 1830-1930, éditions Perrin, avril 2009.

L'historien, spécialiste de la colonisation, répond ici à la polémique qui a nourri les débats il y a peu. Depuis la fin du commerce honteux jusqu'à l'apogée de la domination coloniale, il s'attaque aux idées reçues, "trop simples" dit-il, et veut insuffler le doute dans nos esprits…
Il y a comme une malédiction.
D'abord, on oublie des faits jadis connus de tout Français : par exemple, que la France et l'Angleterre furent au bord de la guerre pour un endroit perdu du Nil, Fachoda ; que des centaines de milliers d'Africains vinrent combattre en Europe ; que les Zoulous ont mis fin au rêve bonapartiste en tuant le prince héritier, etc.
Ensuite, on multiplie les inepties. On jauge la colonisation à l'aune de ses bienfaits ou de ses méfaits ; on prétend que les Africains ne sont pas "entrés dans l'Histoire" ; on assimile colonisation et extermination sans réaliser combien le jugement est anachronique et déplacé.
Marc Michel, historien spécialiste consacré des études africaines, passe au tamis de sa longue expérience cette lancinante question du "positif" et du "négatif" de la colonisation. Dans un essai passionnant, il remet à l'endroit un siècle et demi d'histoire coloniale.

Professeur émérite à l'université de Provence, Marc Michel a publié notamment une biographie de Gallieni, L'Appel à l'Afrique (1914-1918), et Décolonisations et émergence du tiers monde.

Marc








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diffa offerte aux Européens par une notabilité arabe

 

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les ouvrages de Marc Michel


Africains_et_Grande_Guerre
















commander : Les Africains et la Grande Guerre. L'appel à l'Afrique, 1914-1918, Khartala, 2003.

Pendant la Grande Guerre, 200 000 "Sénégalais" d'AOF ont servi la France, plus de 135 000 sont venus combattre en Europe, 30 000 d'entre eux, soit un sur cinq, n'ont jamais revu les leurs.
Dans le malheur de la guerre, ces sacrifiés ne le furent ni plus ni moins que leurs frères d'armes, les fantassins de la métropole. Néanmoins, leur sacrifice constitue encore aujourd'hui un élément très sensible des relations entre la France et l'Afrique. La "cristallisation" des pensions, autrement dit le gel de la dette contractée par la métropole, reste au coeur du contentieux. C'est l'histoire de cet engagement des Africains au service de la France que retrace d'abord ce livre.
La participation des Africains à la Grande Guerre ne se borne pas à cet impôt du sang. Profondément secouée par une série de catastrophes, sécheresse, épidémies, disette et famine, l'Afrique occidentale française est d'abord confrontée à une crise brutale provoquée par l'entrée en guerre ; puis elle est soumise à un effort de production sans précédent en direction de la métropole. La sortie du conflit ne s'effectue pourtant pas dans le désastre et les révoltes généralisées ; Blaise Diagne, seul Noir "médiatique" à l'époque, réussit même à mener à bien un tout dernier recrutement, au-delà de toute espérance.
Mais, comme le montre ce livre, une AOF nouvelle émerge où s'enracinent des germes de protestations modernes. Enfin, la Grande Guerre a modifié de façon plutôt positive les regards réciproques entre Africains et Français ; mais elle a aussi ouvert la voie à un infâme réquisitoire de "la Honte Noire" ("die schwarze Schande"), récupéré dans l'arsenal du racisme hitlérien. C'est aussi la genèse d'un imaginaire empoisonné que veut éclairer ce livre.


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commander : Décolonisations et émergence du tiers monde, Hachette, 2e édition, 2005.

En 1939, les empires coloniaux semblaient à leur apogée.
25 ans plus tard, ils ont pratiquement cessé d'exister. Comment expliquer ce phénomène majeur du XXe siècle, les décolonisations des peuples soumis à la domination de l'Europe ? Les étapes de ce processus sont examinées ici à la lumière des relations internationales. Les décolonisations ont constitué, en effet, un facteur décisif du passage d'un monde bipolaire, celui de la Guerre froide, au monde multipolaire et chaotique contemporain.
Elles ont contribué à l'émergence d'un nouvel acteur sur la scène internationale : le tiers monde.


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commander : Jules Isaac, un historien dans la Grande Guerre - Lettres et carnets, 1914-1917, Armand Colin, 2004.

Mobilisé en août 1914, à 37 ans, l'historien Jules Isaac partagea la vie des fantassins pendant plus de trente mois sur l'Aisne, en Champagne, à Verdun, avant d'être blessé et évacué de son observatoire de la forêt de Hesse, au-dessus de Vauquois, à la fin juin 1917.
Pendant toute cette période, il échangea avec son épouse Laure une correspondance très régulière relatant sa vie au front, et la barbarie quotidienne à laquelle, comme tous ses camarades, il était confronté. Ces lettres inédites, poignantes et lucides, puisqu'elles témoignent à la fois d'une expérience personnelle et du regard de l'historien sur l'événement, sont ici réunies pour la première fois. Un apport capital à la mémoire d'un conflit dans lequel on s'accorde à voir, à juste titre, la matrice du XXe siècle.


Gallieni
















commander : Gallieni, Fayard, 1989.

Patriote, républicain, laïc et colonial, Gallieni fut à l'unisson de ces modérés qui façonnèrent la IIIème République dans le sillage de Gambetta.
Il fut certainement aussi le général qui, jusqu'à la victoire de 1918, atteignit une popularité que seul Boulanger avait égalée. Elle reposait sur la reconnaissance émue que lui témoigna le petit peuple de Paris dont, aux heures les plus sombres de 1914, il avait galvanisé la résolution et dont il avait partagé le sort. Quant à l'homme, il demeura simple toute sa vie, même s'il ne dédaigna pas, au faîte de sa carrière, les attraits de la gloire et du pouvoir, et sa vie privée ne donna prise à aucune médisance (seuls l'éloignement et les soucis d'argent assombrirent un moment son bonheur familial).
Autoritaire, il le fut ; arbitraire, jamais. Austère, il le fut aussi, mais ennuyeux, jamais. Homme d'ordre mais figure originale, il ne se laissa jamais enfermer par les préjugés. Surtout, si l'on retient l'image du gouverneur militaire de Paris au visage sévère derrière ses lorgnons, on doit tout autant retenir celle du jeune homme ardent qui piaffait de s'enfoncer au coeur de l'Afrique et se prit d'une véritable fièvre d'écriture que celle de l'homme mûr prenant plaisir aux joies familières au milieu des siens.
Esprit moralisateur mais jamais étroit, il incarna à sa manière l'honnête homme de la IIIe République, belle illustration des vertus de la "médiocratie" du temps.

 

 

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commander
: La colonisation européenne, Documentation photographique, 2004.


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23 octobre 2010

empires coloniaux au XXe siècle

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les empires coloniaux au XXe siècle

 

demande d'info

Bonjour,
Je suis prof et cherche les superficies et population des empires coloniaux européens entre 1850 et 1939.
Possédez-vous ce type de documentation ou savez-vous où je peux le trouver ?
Je vous remercie
Cordialement
EA

Posté par Aujas, jeudi 21 octobre 2010 à 21:13

 

empires coloniaux

En 1939, la GB possédait un empire de 34 363 000 de km2 avec une population de 500 000 000 d'habitants.
La France en 1935 : 11 841 000 km2 et 66 M. d'hab.
La Belgique en 1937 : 2 385 000 km2 et 10 M. hab.
Les Pays-Bas en 1936 : 2 070 000 km2 et 66 M. hab. (comme la France)
Le Portugal en 1936 : 2 098 000 et 10 M. hab.
Cf. Les empires coloniaux dans le processus de mondialisation, Jacques Frémeaux, éd. Maisonneuve & Larose, 2002, p. 24.

Michel Renard


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- cf. "Les empires coloniaux : la question territoriale", Jacques Frémeaux

extraits

L’édification des empires coloniaux, dont on ne souhaite ici qu’indiquer les grand traits, apparaît, lors de leur apogée dans les années 1930, comme le résultat d’un processus plusieurs fois séculaire. En 1934, par exemple, le Portugal commémore (avec quelques années de retard) le cinquième centenaire du premier acte de son épopée coloniale, le débarquement de Ceuta, sur la côte méditerranéenne de l’actuel Maroc (1415). La France célèbre, en 1935, le tricentenaire des Antilles françaises.

Mais toutes les puissances coloniales européennes qui existent alors auraient pu faire remonter aussi haut les dates de leur histoire coloniale, tant sont nombreux les épisodes qui les ont amenées, fût-ce provisoirement, à prendre possession d’une terre africaine, américaine, ou asiatique jusque-là indépendante, pour la placer de manière définitive, peut-on croire, sous domination de l’Europe.

Cette expansion, il est vrai, n’a pas connu une progression régulière et stable : d’abord, loin de recouvrir, du début à la fin, des espaces qui se seraient étendus peu à peu, la zone de domination européenne s’est déplacée à la surface du globe, libérant certains pays, et en occupant d’autres ; par ailleurs, si le mouvement d’ensemble paraît irrésistible, il a connu, pris dans le détail, de nombreuses vicissitudes, le partage du monde qu’il impliquait ayant subi d’incessants remaniements.

Tour à tour, des empires ont été gagnés et perdus par la plupart des puissances, si bien que l’état de fait qu’on peut constater dans les années 1930 ne constitue que le cliché instantané d’une réalité fugitive, et la mémoire ne le privilégie que parce qu’il correspond, ce qu’on ignorait bien sûr à l’époque, à l’instant qui précède le reflux ; de même, les cartes de l’Empire romain les plus fréquentes représentent celui-ci au IIe siècle de notre ère, lors de sa plus grande expansion.

L'empire britannique et l'empire français

Loin d’être l’histoire d’une progression linéaire, le récit de la formation et de la transformation des empires européens est celle d’un labeur sans cesse repris. L’Empire britannique lui-même, le plus illustre et le plus puissant de tous, n’a pas connu une irrésistible ascension : les historiens opposent souvent au «vieil Empire», essentiellement fondé sur les Amériques, et largement perdu avec l’indépendance des États-Unis, l’ «Empire moderne» fondé au XIXe siècle en Asie, en Afrique et dans le Pacifique. Il en va de même d’autres grandes puissances coloniales.

C’est véritablement un nouvel Empire colonial français qui se crée au XIXe siècle et au début du XXe. La France ne conserve de son Empire d’Ancien Régime que les «vieilles colonies» qui remontent au XVIe ou au XVIIe siècle : Saint-Pierre-et-Miquelon, Antilles, Guyane, île de la Réunion, les Comptoirs de l’Inde, soit moins de 100 000 km² et un peu plus d’un million d’habitants, ce qui représente moins de 1 % de la superficie et environ 1,5 % de la population totale de l’Empire.

La même constatation peut se faire pour le Portugal. Pour les historiens portugais, l’Empire, essentiellement africain, fondé sur l’occupation de l’Angola et du Mozambique dans les années 1895, est le «troisième Empire», le premier ayant été celui des Indes orientales, conquis par les Hollandais, et le second celui du Brésil, devenu indépendant en 1880. Des immenses territoires occupés dans les siècles précédents en Asie ne subsistent que des lambeaux (outre Goa, en Inde, la partie orientale de l’île de Timor, partagée avec les Indes néerlandaises, et Macao, en Chine) : au total, 1 % de sa superficie et 13 % de sa population vers 1930.

Si, du moins, pour ceux-ci, la nostalgie des territoires perdus est atténuée par les éclatantes réussites du présent, il n’en va pas de même pour d’autres, auxquels le présent ne fait pas oublier le passé et appelle à des reprises futures. Des immenses possessions des origines, l’Espagne, privée en 1898 des Philippines, de Cuba et de Porto Rico par les États-Unis, ne conserve que quelques miettes, dont les présides de la côte marocaine (Ceuta, Mellila) remontant au XVe siècle.

Le reste n’a été acquis qu’au début du XXe siècle : le Rif, c’est-à-dire la côte méditerranéenne du Maroc, Ifni et le Rio de Oro, actuel Sahara occidental. Mais les milieux nationalistes espagnols ne perdent pas tout espoir de relancer, un jour, l’expansion en Afrique du Nord. D’autres pays, tout aussi revendicatifs, disposent de moyens plus convaincants pour faire aboutir leurs demandes : c’est le cas de l’Allemagne, privée de ses colonies au traité de Versailles, mais aussi de l’Italie, et du Japon, qui s’estiment insuffisamment pourvus par rapport à leurs aspirations à la puissance et à leurs besoins.

Cette situation n’apparaît pas aux observateurs plus avertis de l’époque comme un quelconque aboutissement, une quelconque « fin de l’histoire » coloniale. On y verrait plutôt une des étapes par lesquelles passe une histoire en perpétuel devenir. Georges Hardy parle ainsi d’une «stabilisation, au moins provisoire, du tourbillon colonial»[7] [7] G.  Hardy, La politique...

les empires coloniaux à la fin des années 1930

On peut reproduire ici un tableau des empires coloniaux à la fin des années 1930, qui correspond à leur plus grande expansion :

 

 

À l’exception des États américains, seule une poignée de peuples sont encore indépendants vers 1939. En Afrique, après l’occupation de l’Éthiopie par les Italiens en 1936, il n’y a plus que le minuscule Liberia (100 000 km2, sans doute moins d’un million d’habitants) pour échapper à l’emprise européenne. Encore cette exception n’est-elle due qu’à la protection des États-Unis et le pouvoir appartient-il aux descendants des Noirs américains installés dans le pays à partir de 1847 plus qu’aux autochtones.

En Asie occidentale et centrale, la Turquie, l’Iran et l’Afghanistan doivent leur liberté à des chefs énergiques, mais aussi à leur habileté à manœuvrer entre les ambitions de la Russie au nord et des Anglais au sud. Dans le monde arabe, l’Arabie Saoudite et le Yémen sont à peu près dégagés de la domination étrangère, mais ils restent très marginaux et vulnérables, soumis à la pression britannique, mais aussi aux ambitions italiennes, dont la confrontation leur sera, finalement, bénéfique. L’indépendance récente de l’Égypte (1936), comme celle de l’Irak (1932), impose à ces deux États de nombreuses contraintes, et maintient une tutelle britannique encore pesante.

En Extrême-Orient, la chance du Siam (qui prend en 1939 le nom de Thaïlande) a surtout été de constituer un État-tampon entre Birmanie britannique et Indochine française. Quant à la Chine, si ses dirigeants ont pu réduire les privilèges obtenus par les Européens depuis la «guerre de l’opium» de 1841 et la série de «traités inégaux» qui ont suivi, ils n’ont pu empêcher le maintien des points d’appui européens dont le symbole est le port de Hong Kong. Parmi les 45 canonnières qui croisent encore sur les grands fleuves du pays, et qui sont devenues comme le symbole d’un interventionnisme exercé au mépris de toute souveraineté, 26 sont européennes (dont 18 britanniques et 5 françaises), contre 10 américaines et 12 japonaises[8] [8] B.  Estival, «Les canonnières de Chine»

Des troupes européennes tiennent garnison dans les concessions jusqu’en 1937, où commence l’invasion du pays par les armées japonaises.

la vision idyllique d'une solidarité européenne

Selon l’historien Georges Hardy, les Européens aux colonies «se sont, en général, regardés comme des hommes d’une même race et des représentants d’une même cause. Ils se sont, en mainte circonstance, entraidés, naturellement secourus. Ils ont, par intervalles, oublié la rivalité pour s’opposer en bloc aux indigènes, comme des chasseurs de fauves. En un mot, ils ont, plus ou moins consciemment, établi et souvent observé les devoirs d’une solidarité européenne»[9] [9] G.  Hardy, Les Éléments de l’histoire coloniale...

Certes, il y a là une vision exagérément idyllique. Il n’en reste pas moins que, alors que les ambitions hégémoniques n’ont jamais manqué en Europe, les mondes d’outre-mer ont paru, très tôt, ouverts à un partage plus qu’à une exclusivité.
On peut faire remonter cette conception au traité de Tordesillas de 1494 qui partage le monde entre les deux couronnes ibériques selon une ligne nord-sud d’un pôle à l’autre. La politique coloniale est par excellence le domaine des arbitrages, dont le plus caractéristique est peut-être celui de la Conférence de Berlin de 1885, qui définit les conditions du partage de l’Afrique.

Même après ses victoires de 1815, l’Angleterre, maîtresse des mers, ne cherche pas à priver les autres puissances de leur domaine colonial, tout en s’employant à prendre le contrôle des zones jugées vitales pour ses intérêts. Avant 1914, l’affrontement colonial franco-allemand, en particulier à propos des affaires du Maroc, se règle toujours par des compromis. Le futur maréchal Lyautey, alors résident général au Maroc, déclare à ses officiers, en recevant la nouvelle de la déclaration de guerre en 1914 : «Une guerre entre Européens, c’est une guerre civile... C’est la plus grande ânerie que le monde ait jamais faite !»[10] [10] A.  Maurois, Lyautey, Plon, p.  165. ...

Jacques Frémeaux

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12 novembre 2010

les harkis : histoire impossible ?

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un ouvrage inégal sur l'histoire des harkis

général Maurice FAIVRE

 

Fatima Besnaci-Lancou, Benoit Falaise et Gilles Manceron (sous la direction de), Les harkis, histoire, mémoire et transmission , Éditions de l’Atelier (ex-Ouvrières), septembre 2010, 222 pages, 19,90 €.

Dix-sept auteurs ont participé à l’écriture de cet ouvrage collectif, qui est présenté par son préfacier comme un beau travail conjoint d’histoire et de mémoire. La Ligue des droits de l’homme et l’Institut national de recherche pédagogique se sont unis pour produire cet ouvrage qui prétend renouveler la connaissance d’un sujet qui, abordé dès 1989, s’est peu à peu enrichi au début du siècle.

D’emblée, il faut distinguer deux historiens qui n’appartiennent pas à la LDH et qui proposent des analyses objectives du problème. Mohamed Harbi replace l’histoire des harkis dans l’évolution d’une nation en formation ; l’attachement à la famille, au clan et à la religion précède en effet le sentiment national ; cette diversité de la société algérienne est ignorée par les ulemas qui ont imposé la doctrine antidémocratique d’une nation préexistant avant 1830 ; quant à certains chefs de l’ALN, ils ont porté atteinte à l’honneur des populations rurales, lesquelles se sont protégées en répondant aux campagnes de recrutement de l’armée française.

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Fils de harki, Abderhaman Moumen expose de façon claire les massacres de 1962 et les lieux de mémoire qui commémorent le passage des harkis dans divers centres d’accueil ; ayant retrouvé le rapport Massenet qui proposait un rapatriement massif, son analyse de la notion d’abandon des harkis est argumentée ; elle appelle à de nouveaux développements fondés sur les archives disponibles du CICR, des Affaires algériennes (Comité et ministre), et sur le témoignage des assistantes sociales et monitrices de hameaux forestiers.

En revanche, deux auteurs font la démonstration de leur incompétence et (ou) de leur mauvaise foi. Il s’agit du Britannique Mac Master qui critique l’idéologie de deux officiers de supplétifs : l’ethnologue Jean Servier, qui aurait monté – et raté - l’opération Oiseau bleu, et dont les connaissances manquent de fondement scientifique (sic), et le colonel Montaner, fondateur de la Police auxiliaire de Paris, dont les méthodes autoritaires s’affranchissaient du respect de la loi. Jean-Paul Brunet et Rémy Valat ont montré le manque de méthode et de morale de ce sociologue.

«L’humaniste de la LDH» Manceron, critique lui aussi les illusions de Jean Servier, et énonce un certain nombre de contre-vérités qui font sourire les anciens harkis et leurs chefs. Méconnaissant les effectifs et les modalités du recrutement des supplétifs, il affirme que les plus nombreux n’ont servi que dans des emplois civils (maçons, jardiniers …etc).

Opposés à l’indépendance, soumis à la méfiance de leurs chefs, recrutés pour la gamelle, désarmés après chaque opération, ils ont rejoint les maquis en 1962 avec armes et bagages (sic). Dans un chapitre comparant les mémoires et l’histoire, il se livre à  des attaques personnelles, inexactes et diffamatoires, contre le rédacteur de cette recension : inspirateur de la loi sur les aspects positifs de la colonisation, MF justifierait le recours à la torture, se livrerait à de violentes attaques contre l’islam dans des publications d’extrême-droite, et manquerait de rigueur scientifique.

Les chapitres consacrés à la transmission de l’histoire des harkis confirment que cette histoire est un sujet difficile, la colonisation étant un fait ambigu, les supplétifs sont pratiquement absents des manuels scolaires ; les enseignants ont peur d’être contestés et présentent les harkis comme des victimes de la colonisation, des anti-héros et des marginaux. Quant aux manuels algériens, ils évitent de parler de ces hommes affectés aux sales besognes et contradicteurs du mythe de la nation unanime.

Une bibliographie détaillée conclut cet ouvrage, dans laquelle ne figurent pas les ouvrages de Jean-Paul Brunet, les articles de l’anthropologue Khemisti Bouneb et les films d’Alain de Sédouy.

 Maurice Faivre
le 26 octobre 2010
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13 janvier 2011

harkis : je ne vous oublie pas

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un roman non simpliste et sans

concessions

sur le massacre des harkis

 

 

- Je ne vous oublie pas, de Emmanuel Sabatié,
éd. Le Cherche Midi
, octobre 2010

Vite ! Courir... Ne pas se retourner... Ne penser à rien non plus... Avancer encore et courir toujours plus vite ! Échapper aux diables et aux enfers ! Tenir encore, pour eux : Zohra, Brahim et Abdel... Car l'ennemi est partout ! Vite ! Ne pas s'arrêter... Trouver un souffle, respirer et reprendre sa course contre la montre... Fuir vers l'avant... Toujours vers l'avant... Échapper à l'ennemi qui guette, là, au prochain coin de rue, sous le masque de n'importe quel visage : ce chibani assis sur un banc ou cette Mauresque avec un cabas trop lourd pour elle. L'ennemi est un chacal qui vous renifle à distance et vous suit à la trace et n'attendant qu'une seule chose : en finir avec votre petite vie de bâtard et de traître ! II fait chaud, cet été. Très chaud en Algérie...

Été 1962... Quand les démons et les enfers sont partout ! Quand l'Algérie devient un purgatoire pour les harkis et que la nuit fait peur. Alors vous auriez fait comme Abdelkader, Benyoucef, Hamed et tous les autres. Vous auriez fui jusqu'à votre fin. Un roman halluciné et hallucinant sur une mise à mort gommée par l'Histoire.

présentation par l'éditeur

 

- entretien sur RCF Maguelone Hérault

- un commentaire sur le site critiqueslibres

- une présentation sur le site prixméditerranée

 

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25 février 2009

histoire de Mayotte

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Mayotte : entretien

avec le professeur Jean Martin

Professeur émérite d’histoire à l’Université de Lille III, spécialiste de la colonisation et de la décolonisation, du monde musulman au XIXe siècle, ainsi que des Comores, est l'auteur d'un ouvrage conséquent sur cet archipel, Comores, quatre îles entre pirates et planteurs (l'Harmattan, 1983 et 1984 ; rééd. 2000). Jean Martin nous raconte Mayotte. - par Ismail Mohammed Ali (RFO)

 

JeanMartin120209- Ismail Mohammed Ali : On va évoquer l'archipel des Comores et l'une de ses îles, Mayotte. Dites-nous : "Rêvez-vous d'île plus verte que le songe ?"
Jean Martin : Dixit Saint-John Perse qui disait « J’ai rêvé d’île plus verte que le songe ». Oui, je crois que je suis très insulaire. On m’a souvent fait remarquer, pas très charitablement, que ça correspondait à une faille de caractère, mais j’ai toujours aimé les îles. « Je suis un homme des îles qui regarde passer les cargos » a dit l’écrivain Le Clézio, plus près de nous.

- Quand avez-vous entendu parler pour le première fois de cet archipel des Comores ?
Jean Martin : Cela remonte à mon adolescence. Il y avait dans le grenier de mes grands-parents de vieux livres que plus personne ne lisait sauf moi. Notamment un ouvrage, qui datait de 1890 environ, qui s’appelait Nos colonies, qui passait en revue tous les territoires de l’empire colonial français et c’est comme ça que je me suis attardé sur Mayotte et les Comores de manière générale.

- Ce qui vous a amenez, par la suite, à travailler de manière gigantesque à un double ouvrage intitulé Comores, quatre îles entre pirates et planteurs ; avec un premier tome consacré aux razzias malgaches et aux rivalités internationales du XVIIIe siècle à 1875, et un second tome sur la genèse, la vie et la mort du protectorat. Pourquoi un tel travail ?
Jean Martin : Ma curiosité pour les Comores s’explique de deux manières. D’une part, mon intérêt pour les îles, je viens de vous en parler. Ce qu’on appelle la mezzophilie ou plus simplement le tropisme insulaire. J’ai toujours aimé les sociétés insulaires et d’autre part mon attrait pour l’islam. Or aux Comores, les deux se rejoignent : l’insularité et l’islam. J’étais en quête d’un sujet de thèse et celui-là m’est venu tout naturellement à l’esprit.

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- Dans l’avant-propos de votre ouvrage Comores, quatre îles entre pirates et planteurs, vous écrivez, je vous cite «En entreprenant de l’histoire de l’archipel des Comores, de l’île de Mayotte et des sultanats de Mohéli, Anjouan et la Grande Comore à la fin du XVIIIe siècle jusqu’à 1912, nous avons surtout envisagé de nous livrer à une étude de l’histoire de la colonisation, celle de l’instauration des Européens dans l’archipel, de leur pénétration fortuite et timide, de leurs rivalités, pour finir par la prise de possession des Comores par la France et d’une domination mal acceptée. Plus d’un siècle allait voir les quatre îles passer de sultanats africains traditionnels à celui de morne dépendance d’une grande puissance coloniale». Que voulez-vous dire par «d’une domination mal acceptée» ? 
Jean Martin : Le problème est que les Français s’établissent à Mayotte en 1843, après un traité passé en 1841, après un traité qui leur avait cédé la possession de l’île. Puis, ils établissent leur protectorat en 1886 sur les trois autres îles de l’archipel : Grande Comore, Mohéli et Anjouan. Cette domination française d’une grande puissance européenne n’a pas bien été acceptée par les Comoriens. Elle a engendré des révoltes. Si à Mayotte, il n’y a pas eu beaucoup de mouvements de résistances parce que l’île de Mayotte était peu peuplée, il y a quand même eu un soulèvement en 1856 avec la «Révolte de Bakari Koussou». Les travailleurs des plantations, qui étaient assez maltraités, se sont révoltés. Ce qui a mis en cause un instant, n’est-ce pas, l’ordre colonial. Quant aux trois autres îles, il y a eu des mouvements de résistance spectaculaires notamment à Anjouan en 1891. Il y a eu une révolution des paysans pauvres et des esclaves qui a menacé le protectorat français très sérieusement. Il a fallu évacuer l’île et la reconquérir au prix d’une expédition militaire.

- Qui était Bakari Koussou ?
Jean Martin : Je ne connais pas grand-chose de lui. Je suis allé à Mayotte et je n’ai pas pu recueillir beaucoup d’informations à son sujet. C’était un Sakalave. La population de Mayotte est mélangée culturellement parlant s’entend. Vous avez des individus de langue comorienne et des individus qui représentent peut-être le tiers de la population qui sont de langue malgache. Ils parlent principalement la langue sakalave et aussi dans certains villages la langue betsimisaraka, par exemple dans la baie de Bouéni. C’était un sakalave, un compagnon d’un des derniers sultans de Mayotte : Adrian Tsouli. Ce dernier a vendu son île aux Français moyennant une rente de 5 000 francs par an et quelques autres avantages. Bakari Koussou estimait peut-être que l’on ne l’avait pas suffisamment récompensé du rôle qu’il prétendait avoir joué dans la cession de l’île à la France. Toujours est-il qu’il a exploité le mécontentement des travailleurs des plantations sucrières et coloniales, mécontentement très grand et très justifié et qu’il a fomenté, donc, un soulèvement en 1856.

- Vous dites qu'il était originaire d'un village qui aurait disparu aujourd'hui ?
Jean Martin : C’est le village de Bouyouni. Bakari Koussou est désigné par les documents d’archives comme le chef de ce village ; c’eut été un village peuplé de Mayottais d’origine malgache. Or ce village n’apparait plus ou n’apparait plus comme peuplé de malgaches. Les habitants parlent la langue comorienne.

- Sait-on à quel endroit ce village se situait ?
Jean Martin : Pas exactement, vous savez il y a des déplacements. Les gens pratiquaient la culture sur brulis. Ce qui fait qu’il y avait des déplacements constants de populations et de village. Des villages qui se trouvaient à tel endroit, dix ans ou quinze ans plus tard, n’apparaissent plus au même lieu.

mayotte_mahorais_musulman- Ces Malgaches dont vous parlez, sont-ce des Malgaches arrivés aux premiers temps de l'histoire du peuplement des Comores ou alors sont-ils seulement cette vague d'hommes issus de la cour du roi d'origine malgache Adrian Tsouli fuyant son royaume du Boina au Nord-Ouest de Madagascar ?
Jean Martin
: Il y a plusieurs hypothèses sur le peuplement des Comores, donc de Mayotte. Mais, il est vraisemblable que beaucoup de ces gens de langue malgache, car on hésite à les appeler Malgaches, sont en fait les anciens habitants de Mayotte. Les gens de langue swahilie, qui parlent shi-maoré (le mahorais) seraient venus par la suite. Les Comores étaient une passerelle entre la côte orientale de l’Afrique et Madagascar. Ces Malgaches comme on les appelle ici correspondent aux Austronésiens. Ils étaient aussi présents sur les autres îles de l’archipel. Ce seraient des habitants venus du Sud-Est asiatique et qui seraient venus peuplés les Comores et Madagascar. Cette hypothèse est une hypothèse parmi tant d’autres. Vous savez il y a beaucoup de controverses. Il y a dans les universités d’Afrique du Sud des tenants de la thèse des bantous qui vous diront que les Bantous ont peuplé les Comores avant toute autre population. Ce qui est quand même difficile à admettre. Les Bantous n’ont jamais été de grands constructeurs de bateaux qui auraient fabriqué des barques suffisantes pour gagner les Comores à partir de ce qui est aujourd’hui le Mozambique.

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source de cette image

 

- Revenons à la personnalité d'Adrian Tsouli . On en entend souvent parler, mais qui était-il vraiment ? Avait-il vraiment un rôle fort dans la politique locale ?
Jean Martin : Non. Il suffit de lire attentivement ce que j’ai écrit, parce que c’est évidemment assez complexe. C’est un chef du Boina, région côtière donc sakalave du Nord-Ouest de Madagascar, qui est en difficulté parce que l’île de Madagascar est en voie d’unification politique. Les Mernes, les habitants du plateau central, sont en train d’unifier l’île. Je crois que le roi qui régnait dans ce qui est aujourd’hui Tananarive ou Antananarivo vers 1800 avait dit à son fils : «Souviens-toi que ta rizière n’a d’autres limites que la mer». Ce qui veut dire que les Mernes ont vocation à unifier l’île sous leur autorité bien évidemment. Tous ces chefs des royaumes périphériques se sentaient menacés. C’est ce qui amène Adrian Tsouli à émigrer à Mayotte à se mêler aux guerres incessantes qui opposent les sultans comoriens entre eux.

À Mayotte, Adrian Tsouli se convertit à l’Islam, la religion pratiquée sur place, dans l’unique but de se faire admettre par la population et prend le nom de Sultan Boubah Sadiq. Il a été accepté un temps par une partie de la population. Mais, il n’avait pas beaucoup d’illusions sur la longévité de son installation à Mayotte et il savait tôt ou tard que les sultans d’Anjouan qui disposaient de forces armées bien supérieures aux siennes allaient probablement le déloger avec l’aide d’un chef betsimisaraka qui s’était établi près de la baie de Bouéni, dans le Sud de Mayotte, qui s’appelait Adrianavi. Il y a d’ailleurs une montagne au Sud de Mayotte qui s’appelle le «Boundru Dranavi» : la colline d’Adriananavi.

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Adrian Tsouli, orthographié Ardrian Souli

 

Évidemment cette île dont il risquait fort d’être bientôt chassé mieux valait la vendre au plus offrant pendant qu’il était encore temps. C’est ce qui l’amène à vouloir céder «son île». Il l’aurait tout aussi bien vendue à l’Angleterre. Mais les Anglais n’étaient pas très désireux de l’acquérir et même un missionnaire religieux et un agent politique, le Révérend Griffith a adressé à Adrian Tsouli une lettre très dure rédigée en termes très menaçants : «You are a bad man and disshevelled» etc.... Enfin bon, une lettre pleine de menaces.

Par bonheur pour Adrian Tsouli en 1840 puis en 1841, Monsieur Passot envoyé de l’amiral De Hell, gouverneurdecouverte_mayotte9 de Bourbon, qui est aujourd’hui La Réunion, fait escale à Nosy Be. Il traite avec la reine, une cousine et/ou nièce d’Adrian Tsouli, une petite reine sakalave, vend volontiers son île à La France et aussitôt Adrian Tsouli écrit à Passot qu’il voudrait bien se lier à la France par un traité analogue. Car, d’une part, il est en danger, par la menace des Anjouanais représentent pour lui et puis bien entendu il aime la France depuis toujours. N’insistons pas sur cet aspect des choses. L’année suivante en Avril 1841, Passot revient à bord d’un petit navire de guerre, «Le Colibri».

Il fait escale à Mayotte et considère que c’est une rade magnifique. Les Français recherchent une compensation à la perte de l’île de France, de l’île Maurice, qu’ils avaient perdu en 1815. Ils ne se consolaient pas de la perte de la rade de Port-Louis. Cette belle rade, ils pensent l’avoir trouvé à Mayotte. C’est comme ça que la transaction se fait assez rapidement. Adrian Tsouli recevra une pension de 1 000 piastres - piastre d’Espagne ou Taller de Marie-Thérèse, ça équivaut à 5 francs de l’époque -, donc 5 000 francs par an. Deux de ses deux enfants pourront être élèves à l’île Bourbon dans un collège s’il le désire et il aura quelques autres gratifications et cadeaux ; voilà l’essentiel du traité.

- Comment Adrian Tsouli était-il perçu par la population indigène ?
Jean Martin : Il était bien accueilli par la population sakalave, mais les Mahorais proprement dits devaient très mal admettre sa domination. Il faut dire que les Mahorais étaient très peu nombreux. La population de l’île pas estimée à plus de 5 000 habitants à cette époque-là. Certes, il n’y a pas eu de comptabilité précise ni de recensement. Il y avait fort peu d’habitants. L’île avait été dévastée par des guerres entre Ramanetaka, un autre chef malgache convertit à l’islam et établit sur l’île voisine de Mohéli, et les sultans d’Anjouan. Puisque Mayotte était un théâtre d’affrontements et beaucoup d’habitants s’étaient enfuis.

- Qui régnait à Mayotte avant Adrian Tsouli ? À qui revient la légitimité du pouvoir ?
Jean Martin : Il est difficile de parler de légitimité. Il y avait une dynastie régnante à Mayotte, un mfaoumé (un sultan). Le dernier connu s’appelait Boina Combo. Mais, il a été tué par Ramanetaka au cours des guerres qui l’opposait à Mohéli.

- Que pensez-vous de l'appellation "Comores, l'archipel aux sultans batailleurs" ?
Jean Martin : Le terme n’est pas de moi, mais d’un historien français [Urbain Faurec], l’auteur d’un petit ouvrage intitulé Les Comores, l’archipel aux sultans batailleurs. Il y a quand même eu beaucoup de conflits dans l’histoire de l’archipel des Comores : des conflits dynastiques, des luttes intestines à l’intérieur de chaque île et des luttes qui opposaient les îles les unes aux autres. On ne peut pas le nier.

sultan_d_Anjouan_intern__Nouvelle_Cal_donie
gravure tirée de l'Illustration, 1891,
le sultan Said Athmann, chef des rebelles d'Anjoun,
interné en Nouvelle-Calédonie

- On ne parle pas de la France comme le royaume aux princes batailleurs. Pourtant la France n'a pas manqué de ce conflits de se genre, notamment au Moyen-Âge...
Jean Martin : L’exemple du Moyen-Age chrétien occidental est très bon. Il est évident qu’il y avait des guerres presque constantes entre les seigneuries du territoire français et du territoire allemand, de l’Europe occidentale. Quand apparaissent les grand États nationaux et que ces guerres féodales et seigneuriales prennent fin apparait le phénomène des grandes compagnies. Les guerriers au service de tous ses seigneurs se mettent à piller le pays et à le dévaster comme ils l’ont toujours fait. Le pape trouve un moyen très ingénieux de se débarrasser d’eux en les envoyant combattre à Jérusalem en leur disant vous allez délivrer le tombeau du Christ tombé aux mains des musulmans. Or, chacun sait que les musulmans n’ont jamais empêché les pèlerins chrétiens d’aller se rendre dans les lieux Saint d’Al-Qods. Mais, il suffisait de le dire. C’est comme ça que les chrétiens sont partis pour la Palestine.

- Pour le cas des Comores, ces luttes étaient loin d'être à l'image du haut et du bas Moyen-Âge. Elles n'étaient pas sanguinaires et encore moins meurtrières, si l'on se rapporte à l'ouvrage de Damir Boulinier et Ottino, Histoire d'une ligéne royale à la Grande Comore.
Jean Martin : Oui. Une bataille acharnée aux Comores, c’était une bataille où l’on relevait sept morts sur le terrain. Dieu merci, ce n’était pas les guerres sanglantes auxquelles le XXe siècle nous a fait assister. Les royaumes de la Grande Comore étaient en voie d’unification. Encore au XVIIIe siècle, Anjouan était diffusée en deux sultanats Domoni et Mutsamudu. Il y a eu une unification de l’île sous le règne d’un sultan Aboubacar Bin Salim du nom de Sultan Ahmed (je crois). Depuis, une cheffesse coutumière régnait à Domoni, une royauté traditionnelle. Anjouan étant un État unifié s’impose forcément aux autres îles. Je pense qu’à la Grande Comore, le processus était beaucoup plus lent. Sans l’intervention coloniale française, les Grand Comoriens auraient, je pense, terminé le processus d’unification de leur île et l’auraient transformée en sultanat unique. C’est que Saïd Ali Mfaoumé a fait, me direz-vous. Mais il l’a fait avec l’aide du colonisateur. Cette unité aurait été faite fatalement au profit d’un des principaux lignages Inya Fwambaya et Inya Matswa Pirusa, ceux de l’Itsandra ou du Bambao. Le clan Mdombozi, dans le Mbadjini au Sud de l’île, n’aurait pas eu les moyens d’imposer sa domination à l’ensemble de l’île.

- Quand êtes-vous allé à Mayotte pour la première fois ?
Jean Martin : J’ai mis les pieds à Mayotte pour la première fois en 1967, et puis après j’ai été invité par la collectivité territoriale bien plus tard.

- Quand vous mettez les pieds dans cet archipel pour la première fois, quelles ont été vos impressions ?
Jean Martin : Certainement, on est dépaysé. On croit être dans un carrefour de civilisations. On a l’impression d’être à la pointe extrême de la civilisation malayo-polynésienne. Quand vous regardez certains villages de Chiconi à Mayotte, vous avez vraiment l’impression d’être dans certains villages indonésiens à Sumatra ou à Java. L’avance extrême des Malayo-polynésien et l’avance orientale des swahilis. Quoiqu’il y a quelques villages swahilis à Nosy Be.

- L'aspect swahili et africain est-il plus fort à la Grande Comore ?
Jean Martin : Certainement et peut-être moins fort qu’à Anjouan. Cette île est quand même la plus proche de la côte africaine. Elle a dû servir très longtemps de dépôt d’esclaves, transportés par boutres depuis la côte de Mozambique. Il y avait quelques individus de langue malgache sur l’île de Mohéli à Ouallah. Certains disent que ce sont les descendants des guerriers du sultan Abderrahmane (Ramanetaka), qui est mort vers 1840 dans cette île. La fille Djumbe Fatima a eu des aventures très connues...

- Quelle est la particularité de Mayotte dans l'archipel des Comores ?
Jean Martin : Elle n’a jamais été protectorat. Elle est devenue colonie française quand les Français en ont pris possession en 1843. Elle a été beaucoup plus imprégnée par la présence française que les trois autres îles des Comores. D’autre part, il y a eu un colonat important de gens, de petits colons, venus de La Réunion, qui ont développé durant un certain temps la production sucrière et par la suite celle des plantes à parfum. Avant 1841, Mayotte me parait avoir été plus ou moins une dépendance d’Anjouan, il y a bien une liste de sultans que j’ai donnée dans cet ouvrage mais j’ai l’impression que les sultans en question étaient des vassaux de ceux d’Anjouan, qui leur payaient tribut. Et des liens familiaux existaient entre les deux familles régnantes. Les sultans d’Anjouan prétendaient que les sultanats de Mayotte et de Mohéli leur appartenaient. Mohéli, ça ne fait pas de doute. Elle était une dépendance d’Anjouan. Mayotte, ça dépendait de la puissance des sultans d’Anjouan ; tantôt Mayotte se déclarait indépendante.

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- On rapporte que le dialecte comorien d'Anjouan et celui de Mayotte [comorien oriental] seraient similaires avec quelques variantes d'accent, comme on dit également que le dialecte comorien de Mohéli serait plu sproche de celui de la Grande Comore [comorien occidental]...
Jean Martin : Cela ne m’étonnerait. Cela confirmerait la thèse de liens très étroits entre Anjouan et Mayotte. Mohéli était comme une réserve agricole et d’élevage pour les sultans d’Anjouan.

- Ce rapport de classe est-il à l'origine des problèmes que rencontrent au quotidien les Anjouanais à Mayotte ?
Jean Martin : Les Anjouanais sont mal vécus à Mayotte ; mais sont-ils bien vécus à Ngazidja [Grande Comore] ? Beaucoup de Grand Comoriens m’ont dit qu’ils supportaient mal la présence des Anjouanais. Anjouanais signifient «petits boutiquiers âpres au gain» et autres... Comme il y a beaucoup d’Anjouanais en service à Mayotte parce que cette île a été plus développée, leur présence n’est pas toujours bien admise.

- Les choses vont-elles aussi loin à la Grande Comore ? Anjouanais est devenu un terme générique...
Jean Martin : Oui, à Mayotte, «Anjouanais» est devenu un terme générique pour désigner tout immigrant indésirable. Cela ne m’étonne pas, c’est lié au statut de Mayotte, qui est restée dans la République française et qui essaie par tous les moyens de se prémunir contre l’immigration sauvage.

- Mayotte n'aurait jamais été un protectorat mais une colonie...
Jean Martin : Une colonie avant l’ensemble comorien. C’était une petite colonie dès 1843, puis en 1886, les trois autres îles deviennent des protectorats. Elles ont un résident qui représente la France. Pendant ce temps-là, le sultan règne et continue de rester en place. En 1912, il y a une loi qui annexe les îles, qui supprime les souverainetés indigènes [régime du sultanat]. Les trois îles sont annexées et il y a une colonie de Mayotte et dépendances ou des Comores. Cette colonie deviendra pendant un temps une province administrée par le gouverneur général de Madagascar. En 1975, le président Ahmed Abdallah proclame l’indépendance unilatérale des Comores. À ce moment-là les Mahorais s’y opposent et obtiennent de [la France] de former une collectivité territoriale de la République française.

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"la pacification des Comores :
indigènes de l'île d'Anjouan venant faire leur soumission à la France"

 

- Ce fameux référendum n'a pas tenu compte de l'avis de la population comorienne (Anjouan, Mayotte, Grande Comore et Mohéli). Ce fut un décompte île par île et non global comme dans toute consultation démocratique...
Jean Martin : Il a tenu compte des populations comoriennes. Il y avait un pluriel qui avait son importance après consultation non pas de la population mais des populations. C’est ce sur quoi les Mahorais se sont appuyés pour dire évidemment que l’indépendance avait été rejetée localement par la population de Mayotte. Mayotte n’avait donc pas à suivre le chemin des trois autres îles.

- Dans votre ouvrage, vous dites : "Les Comores sont exiguës et il pouvait apparaître douteux que leur histoire pût faire l'objet d'un travail de quelconque importance". Cette exiguïté appelle-t-elle un même ensemble comorien avec une même population ou plusieurs populations ?
Jean Martin : Je serais tenté de vous répondre qu’il y a des populations comoriennes, puisqu’on voit actuellement que les Comoriens, je parle de l’ex-République islamique, paraissent rechercher une formule fédérale assez souple, qui respecte l’identité culturelle de chaque île.

- N'empêche qu'en 1975, l'ensemble des habitants de l'archipel des Comores (Anjouan, Mohéli, Mayotte et Grande Comore) avaient choisi massivement d'accéder à l'indépendance, donc de fuir la tutelle française. Au moment où les Comoriens ont marqué leur volonté manifeste d'indépendance, il n'y avait aucunement la volonté chez eux de voir quatre exécutifs à la tête de cet État-nation.
Jean Martin : En effet, cette volonté [d’une formule fédérale] se serait manifestée par la suite. C’est évident.

- Le référendum qui donne l'anti-indépendance à Mayotte et lui permet de se maintenir dans le giron français était-il légal ?
Jean Martin : Il y a un principe fondamental de l’Organisation Africaine qui est l’intangibilité des frontières coloniales. Comme vous le savez en Afrique, les États se sont formés dans les frontières qui avaient été celles de défuntes colonies et les dirigeants africains ont eu pour principe, à quelques exceptions près, de respecter cette règle fondamentale. On ne peut que les en approuver, autrement ils auraient précipité le continent africain dans des guerres à n’en plus finir s’ils avaient voulu revenir sur les frontières tracées, arbitrairement il est vrai, par le colonisateur. Mais toute frontière est arbitraire. On dit aussi qu’en Afrique continentale, il y a des tribus, des ethnies par des frontières arbitrairement établies par les colons. Mais croyez-vous qu’en Europe on n’observe pas la même chose ?

Croyez-vous qu’il n’y a pas de Basques des deux côtés de la frontière franco-espagnole, qu’il n’y a pas de Catalans des deux côtés de la frontière franco-espagnole, qu’il n’y a pas de Flamands dans le territoire français et dans le territoire de la Belgique ? Et ainsi de suite, je pourrais multiplier les exemples. Toute frontière est une convention arbitre. Alors pour les archipels, c’est plus difficile et il y a souvent des ruptures. Vous en avez un exemple, il y a pas très longtemps en Indonésie, quand l’île indonésienne de Timor (oriental), qui n’avait pas été colonisée par les Pays-Bas mais par les Portugais à la différence du reste de l’archipel, a fait sécession. Cette sécession a été reconnue par la collectivité internationale.

- Ce n'est pas le cas à Mayotte.
Jean Martin : Oui, ce n’est pas le cas pour Mayotte, car le colonisateur était le même.

centenaire_m_daille_militaire_Comores

 

- Comment l'historien que vous êtes, spécialiste des Comores et de la colonisation, voit-il la manière de certains individus à vouloir séparer l'histoire de Mayotte de l'ensemble de l'archipel des Comores ?
Jean Martin : C’est certainement une erreur de vouloir étudier Mayotte séparément des trois autres îles Comores. Il est évident qu’il y a une très grande analogie linguistique, culturelle, historique entre Mayotte et Anjouan, Mohéli et Grande Comore. Même si le régime politique de Mayotte est différent - on ne sait pas ce que sera l’avenir, mon métier est de connaître le passé et non de prévoir l’avenir, Mayotte est une des Comores.

- Est-il juste de comparer la société mahoraise à la société créole, à la société réunionnaise ?
Jean Martin : Ah non ! La société mahoraise n’est pas une société créole. La société réunionnaise a été faite de toute pièce puisque cette île était parfaitement vierge de toute présence humaine quand les Français s’y sont établis. Les Français ont été des Français, des Malgaches, des esclaves noirs, puis des coolies, des Indiens etc... C’est ainsi que s’est fait le peuplement créole réunionnais, par ce mélange, cette juxtaposition.

Mayotte a été vraisemblablement peuplée par les habitants de la zone costière de l’Afrique, les Swahilis. Le mot sahel vient de l’arabe, littoral. Ce sont ces habitants qui auraient, semble t-il, transporté des esclaves noirs de la côte d’Afrique aux Comores. Il y a toujours eu une pénétration d’Arabes venus de la péninsule arabique en petit nombre mais en continu. Ces Arabes par la religion ont imposé leur langue, au moins amené de nombreux mots de leur langue. Ce qui fait que la langue comorienne comporte aujourd’hui une syntaxe et de nombreux mots arabes. Je ne vois donc rien de comparable entre la société mahoraise et la société créole.

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photos anciennes

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photos anciennes

- Quel lien entretiennent les Comores avec l'esclavage ?
Jean Martin : L’esclavage devait être dans l’ancienne société comorienne, notamment au XVIIIe siècle, une pratique assez courante. C’était l’esclavage musulman traditionnel. Vous pouvez vous rapporter à l’article «Abd» dans l’Encyclopédie de l’Islam. C’était un esclavage patriarcal pour la bonne raison qu’il n’y avait pas d’économie de plantations très importante. Mais par la suite, avec la demande émanant des Mascareignes (Maurice [île de France], Réunion [île Bourbon]), les Comores vont devenir un pivot du trafic négrier parce que les sultans comoriens comprennent tout le bénéfice qu’ils peuvent tirer du commerce des esclaves.

Ils vont chercher des esclaves dans la côte d’Afrique, par navigation par boutre. Ils sont amenés à la Grande Comore, à Anjouan et également à Mohéli et les sultans locaux les revendent aux Européens avec des navires de plus fort tonnage. Puis en 1848, l’esclavage est aboli dans les colonies françaises, en 1833, il l’avait été dans les colonies britanniques, alors ce trafic prend fin. Mais il s’y substitue un autre trafic qui n’est qu’une autre forme déguisée de l’esclavage : le trafic des engagés libres. C’est-à-dire que les sultans comoriens continuent de faire venir des esclaves puisqu’eux ne l’ont pas aboli dans leurs États.

Des navires viennent de La Réunion ou de l’île Maurice en présence d’un délégué de l’administration, un individu monte sur le bateau. Il répond «ewa [oui]» à une question posée dans une langue qu’il ne connait pas. Et il se retrouve engagé, pour cinq ans, dans les plantations qui se trouvent à Mayotte, l’île Maurice ou à La Réunion. Au XVIIe siècle, il y avait peu de rapport entre La Réunion et les Comores, parce que les Comores étaient une escale empruntée par les navires de la route des Indes surtout à l’aller. Beaucoup d’entre eux passaient par le canal du Mozambique qui touchait Anjouan et quelque fois la Grande Comore et plus rarement Mayotte, car on connaissait mal le lagon. Mohéli n’offrait pas beaucoup de ressources.

Les relations des Comores avec La Réunion se développent au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle quand les invasions malgaches s’abattent sur les Comores. Il y a dans la période 1880/1785-1810/1815 des razzias malgaches qui s’abattent sur l’archipel des Comores et déciment sa population. Le but de ces invasions est de se procurer des esclaves que l’on ramène à la côte malgache et qui sont ensuite vendus, par exemple à Tamatave, aux négriers des Mascareignes ou d’ailleurs. C’est sûr que parmi les premiers habitants de La Réunion et de Maurice, il y avait des Comoriens.

Concernant les Comores et La Réunion, on sait aussi que certains sultans ont été invités par le gouverneur de Bourbon. En 1842, il y a eu une révolution à Anjouan et un prince comorien Saïd Hamza El Macela s’est réfugié à l’île Maurice pour des raisons de conflits dynastiques. Le sultan Saïd Ali ben Saïd Omar, suzerain de la Grande Comore, a été déporté à La Réunion par le colonisateur. C’est à la fin du XIXe siècle, quand le planteur français Léon Humblot l’a fait impliquer dans un meurtre dont il était parfaitement innocent et l’a fait déposer par les autorités françaises, notamment le gouverneur Lacascade. Il avait été déporté d’abord à Madagascar, il n’y est pas resté très longtemps et ensuite à La Réunion, où il a attendu que justice lui soit rendu. Parmi ses enfants, certains sont nés à Madagascar et à La Réunion. Sur l’île Bourbon, il a eu des enfants avec une femme créole.

- Est-il vrai que la France a envoyé des Comoriens jusqu'au bagne de Guyane ?
Jean Martin : De la Nouvelle-Calédonie, je l’ai entendu dire et c’est certain. De Guyane, je n’en ai jamais entendu parler. Il s’agissait d’opposants politiques lors de la révolution de 1891 à Anjouan et à d’autres mouvements de résistance à la Grande Comore. Il y a eu, en quelque sorte, des résistants comoriens internés, un temps, à la Nouvelle-Calédonie. Et je pense que certains se sont fixés dans cette île. Il y a en Nouvelle-Calédonie, à Bourail, que l’on appelle le village kabyle, le col des Arabes ou le village des Arabes, qui est un village musulman - vous pouvez voir le cimetière et une mosquée et une école coranique construites par des fonds saoudiens, et les habitants de ce village sont très mélangés.

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Madagascar et les îles de l'océan Indien, en 1843

Il y a des descendants d’Algériens déportés après la révolte de Mokrani en 1871, des Kabyles donc, il y a des descendants de Comoriens et tout cela s’est mélangé. Ces déportés Kabyles ou Comoriens ont eu des femmes mélanésiennes de sorte que cela a abouti à une population fortement métissée. Il y a parmi eux des Indonésiens musulmans qui sont venus s’ajouter librement. Tous ont en commun la religion musulmane. Aujourd’hui, ils seraient assez hostiles à l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie et seraient plutôt loyalistes, partisans des liens avec la France.

- Actuellement on parle beaucoup de l’évolution statutaire de la collectivité départementale de Mayotte. À Mayotte, les habitants souhaitent majoritairement voir leur île évoluer en département français quand dans les autres territoires d’Outre-mer français les habitants tendent vers plus d’autonomie. Comment voyez-vous cela ?
Jean Martin
: Oui... Cela parait assez singulier. Je pense que l’attachement des Mahorais à la République française n’est peut-être pas entièrement désintéressé si vous voulez mon sentiment. Les lois et les avantages sociaux auxquels peuvent prétendre les Mahorais ne sont pas un argument mineur dans leur détermination à rester français. C’est ainsi que je vois les choses ; ça contribue à faire de Mayotte une espèce d’eldorado pour la population comorienne des autres îles, notamment d’Anjouan qui vit très difficilement. Cela ne fait pas une situation très saine, parce que les Mahorais sont une population d’assistés et vous avez des Anjouanais qui sont souvent en situation irrégulière qui sont sous-payés par les Mahorais pour effectuer tout le travail qu’il y a à faire. C’est d’ailleurs la même chose en Guyane avec les Surinamais qui viennent s’y établir et c’est pareil en Martinique et en Guadeloupe où l’on voit des Haïtiens, qui viennent faire les gros travaux d’agriculture, de bâtiments et travaux publics sous-payés.

- Que pensez-vous du terme d'immigrés clandestins concernant les ressortissants comoriens des îles d'Anjouran, Mohéli et de Grande Comore, utilisé à Mayotte ?
Jean Martin : Le déplacement des ressortissants comoriens des trois autres îles des Comores vers Mayotte est, en effet une migration. Mais à partir du moment où Mayotte constitue une collectivité départementale de la République française, il y a une frontière. Autrement c’est une population qui a toujours eu coutume de se déplacer d’une île à l’autre. Depuis toujours, il y a eu des Grand Comoriens [et des Anjouanais] établit à Mayotte.

- Younoussa Bamana, ancien édile et figure du combat pour la départementalisation française de Mayotte, déclarait : «On peut toujours pisser au sommet du Mont Shoungui, mais la pisse retombera toujours en bas». Une façon assez directe de dire que l’instauration de visas en 1995 et le gonflement des effectifs de la police maritime ainsi que la montée de radars n’empêchera pas les Comoriens des trois autres îles de venir à Mayotte.
Jean Martin
: C’est évident que ce n’est pas avec les bras qu’on arrête la mer. Il n’y aurait pas une île où l’argent coule à flot et les autres qui crèvent de faim... comme à Anjouan. Il y aura forcément une transfusion.

- Les Mahorais ont-ils vraiment plus à y gagner ?
Jean Martin : Il m’est difficile de répondre. Les Mahorais paraissent satisfaits actuellement de leur statut. Est-ce qu’ils le seront tout autant dans trente ou dans cinquante ans ? Je n’en sais rien. Le droit local a déjà subi des modifications, la polygamie est en voie de disparition. Mais vous savez la polygamie est en voie de disparition dans la plupart des pays musulmans. À la Grande Comore, par exemple, c’est rarissime. Il est très rare de trouver des jeunes femmes de moins de 40 ans qui acceptent le mariage polygame. Par rapport aux avantages sociaux qu’ils retirent de leur statut français, c’est quand même peu de choses. Le droit local ? Je ne sais pas s’ils se battront beaucoup pour un statut que beaucoup de pays musulmans tendent à abandonner peu à peu. Le Maroc a adopté un nouveau code de la famille qui rend la polygamie très difficile.

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cadi comorien

- Quelle est la particularité de cet islam mahorais ?
Jean Martin : C’est le même dans toutes les Comores. Les Comoriens sont musulmans sunnites de rite shaféite. C’est un islam confrérique avec des mosquées de type indonésien qui subit l’influence de l’Indonésie. C’est-à-dire des mosquées sans minarets. Les confréries sont assez bien développées, notamment la shaduliya. Il y en a d’autres comme la qadriya etc... La shaduliya serait la plus développée si l’on en juge la grande mosquée qu’ils ont construite à Moroni à la Grande Comore, où se trouve le mausolée du grand marabout El-Maarouf. Il est mort en odeur de sainteté en 1904 sur cette même île. Un islam confrérique, mais un islam bien vivant. Il est peu probable qu’il y ait des courants extrémistes. Il y a bien sûr des collèges islamiques qui se sont créés. Le problème est que ces gens ne trouvent pas d’emplois. Avec un cursus uniquement religieux, difficile de trouver à s’employer.

- L'état civil mahorais a être francisé, figé...
Jean Martin : Mais on est passé d’une civilisation de l’oralité à une civilisation de l’écrit. Les Comoriens ont toujours eu une écriture, mais c’était avant tout pour des textes religieux, de chroniques historiques, littéraires et aristocratiques. Ce n’était pas pour une écriture administrative. Or, maintenant il faut se doter d’une écriture administrative et fixer les règles de la langue comorienne ou des langues comoriennes. Je ne crois pas que ce soit une très bonne chose comme certains auteurs qui écrivent en français qui vous parlent de Ndzouani, Ngazidja, Moili ou Maore. Quand on écrit en Français, on doit désigner une île, une ville, un territoire quelconque par son nom français. Je vous parlerais de Pékin et non de Beijing, de Londres et non pas de London. Je ne vois pas l’intérêt de recourir à des termes que les Comoriens ont parfaitement le droit d’employer dans leur langue.

- Aux Antilles, les Antillais ont imposé l'enseignement du créole à l'école... N'y a-t-il pas un travail à effectuer sur le dialecte shi-maoré, notamment son enseignement ?
Jean Martin : Certainement, il y a des travaux à faire au niveau linguistique. Ce qui risque d’arriver c’est que le français se répande très largement à Mayotte et que le shi-maore soit marginalisé. Il serait très ennuyeux que cette langue ne soit parlée que dans les universités et ne soit plus qu’un objet d’étude pour des chercheurs et des savants. Enfin, on n’en est pas encore là.

propos recueillis par Ismaël Mohamed Ali
source

 

 

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géographie

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- géologie et hydrogéologie à Mayotte

 

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bibliographie

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24 novembre 2010

déformation/désinformation

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Témoignage sur la désinformation,

le 24 novembre 2010 devant la 17ème Chambre correctionnelle

Maurice FAIVRE

 

La Nouvelle Revue d’Histoire m’a demandé en avril de témoigner sur les erreurs et les falsifications historiques de certains cinéastes et écrivains qui ont porté plainte contre madame Dupont-Tingaud.
Je précise que je ne suis pas pied-noir, que je ne connaissais pas cette dame auparavant, et que je n’appartiens à aucun parti politique. Ayant servi 3 ans au Maroc et 5 ans en guerre d’Algérie, j’ai poursuivi ensuite des recherches de renseignement militaire sur l’armée soviétique, ai soutenu en 1986 une thèse de doctorat en science politico-militaire, et ai participé en 1988 à la fondation de l’Institut de la désinformation.

Mes recherches historiques, à partir de 1989, ont porté sur la guerre d’Algérie, après consultation de centaines de documents d’archives militaires, diplomatiques et sociales, obtenues par dérogation, et qui m’ont permis de publier 9 livres, de participer à 8 ouvrages collectifs et de rédiger tous les ans des dizaines d’articles. Mes travaux ont été reconnus par la Commission française d’Histoire militaire (CFHM) qui m’a élu vice-président, et par l’Académie des sciences d’outremer, dont je suis membre assidu.
J’entretiens des relations suivies avec des historiens qui apprécient mon objectivité ( .Frémeaux, D.Lefeuvre, JP Brunet, M.Renard, M.Vaisse, J.Valette, Ph.Conrad, JJ Jordi, R.Vétillard, J.Monneret). Guy Pervillé me cite une trentaine de fois dans son ouvrage de référence sur l’histoire de la guerre d’Algérie. En revanche, il m’arrive de critiquer des auteurs qui commettent des erreurs factuelles ou font preuve de partialité (Ageron, Manceron, Stora).
Je précise qu’en 2005 je n’ai pas approuvé l’article 4 de la loi qui reconnaissait le rôle positif de la présence française en Afrique. Reçu par J.-L. Debré, j’ai estimé que l’État ne devait pas imposer son interprétation de l’Histoire, et que la colonisation présentait des aspects positifs et négatifs.

J’ai relevé chez M. Mehdi Lalaoui certaines manipulations de l’histoire, liées sans doute à ses activités dans la Fondation algérienne du 8 mai 1945, et dans l’association "Au nom de la mémoire du 17 octobre 1961". L’historien Jauffret voit dans sa présentation de la thèse de Boucif Mekhaled «un très bel exemple de désinformation, la version du FLN reconduite sans aucune référence sérieuse ou non tronquée. Dans son film sur les massacres de Sétif, il falsifie la réalité en reproduisant deux extraits de films de la Fox Movietone, qui se passent dix ans plus tard en août 1955 à Ain Abid, et qui sont un montage de journalistes, ainsi que le démontrent les photos publiées en 1955 par les magazines Life et Express (photos jointes).

La Fondation du 8 mai 1945 créée en 1990 par l’ex-ministre Masmoudi a répandu la légende d’un génocide de 45.000 victimes, alors que le général Tubert chargé de l’enquête estime le bilan de la répression à 3 ou 4.000. 45.000 c’est le nombre des manifestants ; l’historien algérien Hammoudi estime que ce n’est pas un génocide, et Ferhat Abbas, dans son testament, porte un jugement négatif sur «les organisateurs d’émeutes, les hommes à courte vue qui prêchaient la révolte sans savoir où elle mène..ceux qui tels des chiens sauvages se sont jetés sur Albert Denier, communiste de Sétif, auquel un salaud sectionna les mains à coup de hache». Cette sauvagerie explique, sans la justifier, la brutalité de la répression.

Une image de propagande, exposée dans les gorges de Kerrata par la Fondation du 8 mai constitue une autre manipulation : il n’y a pas eu de transport de cadavres, mais des opérations ponctuelles de la Légion contre un petit nombre d’émeutiers qui harcelaient la circulation des véhicules. Le film de Lalaoui «le silence du fleuve» déforme gravement la répression de la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris. La légende des centaines de cadavres jetés dans la Seine est démentie par les historiens qui ont eu accès à toutes les archives de cette affaire : JP Brunet et le Conseiller Mandelkem, confirmés récemment par l’historien François Dosse, décomptent une douzaine de morts avérés, moins de 30 au total. L’association «au nom de la mémoire» porte ces chiffres à 200 ou 400, ce qui confirme la tendance algérienne à décupler les pertes (1,5 million de martyrs de la Révolution).

Olivier Le Cour Grandmaison est impliqué dans les mêmes exagérations, puisqu’il dirige cette association. Il faut rappeler que ses militants ont distribué à l’entrée du Stade de France, le 6 octobre 2001, des tracts virulents appelant la République à reconnaître le massacre des Algériens à Paris. Le résultat a été immédiat, c’est le jour où la Marseillaise a été sifflée par les jeunes maghrébins présents dans les tribunes.

C’est dans Coloniser, exterminer que Le Cour Grandmaison exprime son idéologie anti-colonialiste. Ses calculs des victimes de la conquête de l’Algérie ont été démentis par Daniel Lefeuvre,  Jacques Frémeaux et Guy Pervillé. On peut sans doute parler d’extermination des Indiens d’Amérique et des Aborigènes d’Australie, mais pas des Indigènes des colonies françaises.

C’est ce que confirme Mohammed Harbi, historien du FLN : «les crimes de guerre dont est jalonné son chemin vers l’indépendance de l’Algérie ne sont pas le résultat d’une idéologie visant à l’extinction totale d’un peuple». Enfin, l’idée que la guerre totale a été conçue et mise en œuvre pour les conquêtes coloniales est une idée fausse. Le colloque international d’histoire militaire de Stockholm en août 2000 a démontré que les guerres coloniales sont des conflits de basse intensité En France, c’est la Convention qui a inventé le concept de guerre totale, sur le plan intérieur (Vendée) et extérieur, conformément aux directives de Lazare Carnot : «Allez en pays ennemi, que la terreur vous précède.»

Cinéaste engagé aux côtés du FLN, René Vautier n’hésite pas à falsifier les documents. C’est ainsi qu’il transfère la photo des victimes de la répression de Philippeville le 20 août 1955, dix ans plus tôt et à Guelma. Cette transposition a été remarquée par Benjamin Stora et Jean-Louis Planche.

S’agissant de son film «avoir 20 ans dans les Aurès», son titre traduit une méconnaissance géographique, car on dit l’Aurès et non pas les Aurès, ceci n’est qu’un détail. Quant au sujet du film, il s’agit d’une caricature de la réalité. Les combattants des commandos de chasse étaient des soldats d’élite, volontaires pour cette mission, parfaitement disciplinés, et non pas les bidasses farfelus et violents que nous présente Monsieur Vautier et qui rappellent les tristesses de l’escadron du siècle dernier.

général Maurice Faivre

Considérations éventuelles
- colonialisme et colonisation, une idéologie républicaine (Victor Hugo),
- la colonisation gréco-romaine de la France,
- l’anachronisme des crimes contre l’humanité ,
- le révisionnisme et l’amnésie française, la culture de guerre du FLN et la repentance unilatérale, la guerre des mémoires de Boumaza.

 


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9 octobre 2011

la Mosquée de Paris sous l'Occupation, 1940-1944 - DOSSIER

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Résistance à la Mosquée de Paris :

histoire ou fiction ?

 Michel RENARD


Le film Les hommes libres d'Ismël Ferroukhi (septembre 2011) est sympathique mais entretient des rapports assez lointains avec la vérité historique. Il est exact que le chanteur Selim (Simon) Halali fut sauvé par la délivrance de papiers attestant faussement de sa musulmanité. D'autres juifs furent probablement protégés par des membres de la Mosquée dans des conditions identiques.

Mais prétendre que la Mosquée de Paris a abrité et, plus encore, organisé un réseau de résistance pour sauver des juifs, ne repose sur aucun témoignage recueilli ni sur aucune archive réelle. Cela relève de l'imaginaire.

Mon travail en archives depuis des années, me permet de rectifier ces exagérations et de ramener la réalité à ce qu'elle a eu de plus banale.

Le recteur Si Kaddour Ben Ghabrit fut une incontestable personnalité franco-musulmane ayant joué, au service de la diplomatie française et la défense des intérêts musulmans, un rôle primordial dès le début du siècle. Il entre dans les cadres du ministère des Affaires étrangères dès 1892. Kaddour Ben Ghabrit a su dépasser le dualisme de la confrontation et expérimenté la combinaison des cultures et des dynamiques de civilisation. Pièce maîtresse de la réalisation de la Mosquée de Paris, de 1920 à 1926, il l'a ensuite dirigée jusqu'à sa mort en 1954. Quel fut son rôle sous l'Occupation ?

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Si Kaddour ben Ghabrit et le prince Ratibor

Il n'a pas été un collaborateur, n'ayant fourni aucun renseignement, aucune aide ni à l'armée ni à la police allemande, pas plus qu'aux services de Vichy collaborationnistes. Il n'a pu éviter ni les demandes d'audience ni quelques photos prises notamment lors de la remise à ses fonctions premières de l'Hôpital franco musulman en février 1941 en présence du prince Ratibor, représentant allemand de la place de Paris. C'est tout.

Mais il a refusé toute photo prise dans l'enceinte de la Mosquée, comme il a habilement repoussé tout appui à une déclaration du mufti de Jérusalem, collaborant avec l'Allemagne nazie, pour un appel au soulèvement des peuples musulmans colonisés par la France et la Grande-Bretagne. Il s'est toujours réfugié derrière la distinction du religieux et du politique. À la Libération, il fut accusé par certains d'avoir été complaisant avec les Allemands. Et a dû se défendre.

Or, j'ai découvert les rapports écrits par Si Kaddour Ben Ghabrit lui-même, par Rageot, consul de France au ministère des Affaires étrangères, chargé depuis 1940 de suivre les affaires de la Mosquée de Paris, et par Rober Raynaud, secrétaire général de l'Institut musulman depuis sa création. Ces écrits furent remis au capitaine Noël, officier d'ordonnance du général Catroux à l'Hôtel Intercontinental le 22 septembre 1944. Ils concernent tous l'activité de la Mosquée sous l'Occupation.

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le général Catroux

Voici le témoignage de Rageot : "Je dois dire que j'ai moimême été tenu au jour le jour, exactement informé de ce qui se passait, coups de téléphone, demandes d'audience, conversations, démarches, etc... et que M. Ben Ghabrit et moi nous sommes régulièrement concertés sur l'attitude à observer et les réponses à faire. Nous ne pouvions demeurer invulnérables qu'à deux conditions : rester sur le terrain religieux et nous abstenir de toute politique. M. Ben Ghabrit y a parfaitement réussi.
Sur le terrain cultuel, en multipliant son aide et ses soins aux musulmans, prisonniers ou civils qui ont afflué à la Mosquée chaque année de plus en plus nombreux. Sur le terrain politique, en s'abstenant de prendre parti dans les questions touchant à la collaboration, au séparatisme, au Destour et d'une façon plus générale, de répondre aux attaques dont la Mosquée a été l'objet de la part de musulmans à la solde de l'ambassade. Jamais, en cette matière, M. Ben Ghabrit ne s'est laissé prendre en défaut et il a su imposer la même discipline à son personnel religieux. En cela il s'est attiré personnellement et à plusieurs reprises l'animosité des autorités allemandes."

Par contre, aucun de ces mémorandums ne mentionne la moindre activité de résistance, ce qui aurait constitué – si cela avait été vrai – la meilleure défense contre l'accusation de collaboration.

La seule mention d'une activité de résistance organisée et systématique en faveur des juifs et d'autres (communistes, francs-maçons) par la Mosquée de Paris provient d'un témoignage postérieur et unique, celui d'Albert Assouline, aujourd'hui disparu. Il a écrit dans le Bulletin des Amis de l'islam, n° 11, 3e trimestre 1983, déposé aux archives de la Seine-Saint-Denis. Mais ce n'est pas une "archive".

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le Dr Albert Assouline, image tirée du documentaire de Derri Berkani (1990)

Il a ensuite réitéré ses affirmations dans le documentaire, Une résistance oubliée… la Mosquée de Paris, 40 à 44 dû à Derri Berkani en 1990. Mais Assouline ne parle pas de réseaux de résistance et ses propos empathiques sur des centaines de personnes abritées et sauvées sont suspects aux yeux de l'historien qui cherche à confronter les témoignages et à les recouper. Je pourrai prouver qu'il se trompe sur un point précis concernant le sort d'une importante personnalité française qui n'a jamais été accueillie par la Mosquée contrairement à ce que dit Assouline. De toute façon, jamais aucun témoin n'a corroboré ses dires.

L'activité de la Mosquée de Paris sous l'Occupation a essentiellement consisté à assurer les ablutions, ensevelissements et obsèques de 1500 musulmans décédés à leur domicile, dans les hôpitaux, les prisons ou les sanas ; à distribuer des denrées, des secours et vêtements aux indigents, aux prisonniers libérés, évadés ou en situation irrégulière. Des repas ont été servis tous les vendredi au restaurant de la Mosquée, réservés plus spécialement aux prisonniers musulmans en traitement dans les hôpitaux et en instance de libération.

Trois fêtes musulmanes ont été célébrées chaque année : Aïd-Es-Seghir, Aïd-El-Kebir et Mouloud. Ces fêtes ont toujours revêtu un caractère purement religieux et aucun élément étranger à l'Islam n'a été autorisé à assister à ces manifestations. Les imams de la Mosquée de Paris se rendaient fréquemment en province pour assister aux obsèques de militaires musulmans prisonniers de guerre etc...

Mais ces histoires d'évasions rocambolesques par les souterrains de la Mosquée et les égouts menant à la Seine relèvent d'une littérature à la Alexandre Dumas ou Eugène Sue. Pas de la réalité historique. Il est quand même surprenant que la fiction l'emporte à ce point sur la vérité. On ne manie pas impunément le réel historique. 

Michel Renard, historien, chercheur
Co-auteur de Histoire de l'islam et des musulmans en France
(Albin Michel, 2006)
et Histoire de la Mosquée de Paris (à paraître chez Flammarion).

 

- cet artucle a été édité sur le site Rue89 : http://www.rue89.com/2011/10/01/resistance-a-la-mosquee-de-paris-histoire-ou-fiction-224418, le 1er octobre 2011

 

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- Daniel Lefeuvre a fait parvenir cette autre critique au site Rue89 qui ne l'a pas publiée...

daniel lefeuvre 

"Les hommes libres"

et les approximations historiques

Daniel LEFEUVRE


La sortie, mercredi 28 septembre 2011, du film Les hommes libres s’accompagne de la diffusion d’un dossier pédagogique, destiné aux professeurs de collège et de lycée. L’objectif est assumé : susciter des sorties scolaires et transformer une œuvre, ô combien de fiction comme le démontre l’historien Michel Renard, en «document» historique[1].

Pour asseoir auprès du public et du monde enseignant la crédibilité historique du film, le metteur en scène s’est attaché la participation de Benjamin Stora dans la rédaction de ce dossier. Dès lors, il n’est pas déplacé d’en mesurer la pertinence scientifique. Et, autant le dire tout de suite, certaines affirmations de Benjamin Stora laissent stupéfait.

Ainsi, comment peut-il affirmer que «dans l’Algérie de l’époque, les Algériens musulmans n’avaient pas la nationalité française. Ni Français, ni étrangers : ce sont donc des "hommes invisibles" qui n’auraient donc "aucune existence juridique ou culturelle"» ?

 

Pas Français, les Algériens musulmans ?

On peut admettre que B. Stora ignore que, dès les années 1840, la nationalité française a été reconnue aux Algériens musulmans – comme d’ailleurs aux Juifs de l’ancienne Régence – par plusieurs arrêts de la Cour supérieure d’Alger qui rappelle, en 1862, que «tout en n’étant pas citoyen, l’Indigène est Français»  et de la Cour de Cassation qui stipule que «la qualité de Français est la base de la règle de leur condition civile et sociale». Il est, en revanche, incompréhensible qu’il ignore  le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 qui confirme que «l’indigène musulman est Français».

Bien d’autres dispositions, dans le droit du travail, comme l’accès à la plupart des emplois à la fonction publique (à l’exception de quelques fonctions d’autorité), consacré par la loi Jonnart de 1919 ou l’intégration des travailleurs algériens dans la sphère de protection de la main-d’œuvre nationale du 10 août 1932, etc. suffisent à démontrer que les Algériens disposent bien de la nationalité française.

Autre confirmation : répondant à une enquête prescrite en juillet 1923 par le ministre de l’Intérieur sur «la situation des indigènes originaires d’Algérie, résidant dans la métropole[2]», le préfet de Paris avoue son incapacité à fournir des informations détaillées car, contrairement aux étrangers, les Algériens, «sujets français», ne sont astreints «à aucune déclaration de résidence, ni à faire connaître leur arrivée ou leur départ».

D’ailleurs, au grand dam du gouverneur général de l’Algérie, qui s’en plaint auprès du ministre de l’Intérieur, certaines municipalités, principalement communistes, n’hésitent pas à délivrer à ces Français des cartes d’électeurs !

 

Les Algériens sont-ils, en métropole,

des «hommes invisibles» ? autre assertion étonnante.

Pour le pire et le meilleur, la présence des Algériens en métropole est loin d’être invisible. Combattants aux côtés des Poilus de métropole et des Alliés, travailleurs venus complété les effectifs de l’industrie et de l’agriculture, les Algériens ont noué des liens, parfois étroits, avec les Français qu’ils ont côtoyés lors de la Première Guerre mondiale.

Cette participation à l’effort de guerre a laissé des traces, y compris dans le paysage : des tombes musulmanes sont présentes dans les carrés militaires, une kouba est édifiée, en 1919, au cimetière de Nogent-sur-Marne pour rendre hommage aux soldats musulmans morts pour la France. Enfin, l’existence de la Grande Mosquée de Paris, inaugurée par les plus hautes autorités de l’État en 1926, ne rend-elle pas visible cette présence au cœur de la capitale ?

À Paris encore, mais aussi en banlieue, le Bureau des Affaires Indigènes (BAI) de la Ville de Paris, créé en mars 1925, ouvre à l’intention des Algériens des foyers rue Leconte, à Colombes, à Gennevilliers et à Nanterre ainsi que deux dispensaires. C’est également à son initiative qu’est construit l’hôpital franco-musulman de Bobigny, inauguré en 1935, auquel est adjoint, en 1937, un cimetière musulman.

Le BAI s’est également préoccupé de l’importance du chômage qui touche de nombreux Algériens du département de la Seine, dès la fin des années 1920. Une section de placement est créée à cet effet : entre 1926 et 1930, 15 130 chômeurs ont bénéficié de son concours.

Progressivement, ses activités se sont élargies : assistance juridique aux accidentés du travail pour faire valoir leurs droits et obtenir le versement des indemnités ou des rentes auxquelles ils peuvent prétendre (1 534 dossiers traités) ; démarches en vue du versement des primes de natalité et indemnités pour charges de famille (9 696 dossiers). On peut estimer insuffisante l’ampleur de l’action entreprise, en particulier en matière d’habitat.

On peut également trouver, dans cette sollicitude des autorités parisiennes à l’égard des Nord-Africains du département de la Seine, une volonté de contrôle – sanitaire et politique – et pas seulement l’expression de sentiments philanthropiques. Mais, outre qu’il est impossible de nier l’intérêt qu’elle a représenté pour ses bénéficiaires, en particulier pour les milliers de patients pris en charge par les dispensaires ou l’hôpital franco-musulman, elle prouve la visibilité des Algériens et l’attention que leur portent les autorités départementales.

C’est bien aussi parce qu’ils sont visibles et, à ses yeux potentiellement dangereux, que la Préfecture de Police juge utile de créer une Brigade nord-africaine quelques semaines après la création du BIA – également située rue Leconte mais qui ne se confond pas avec le BAI - chargée de surveiller, avec moins d’efficacité qu’on le prétend généralement -, les Algériens du département de la Seine.

 

Victimes du racisme de la population métropolitaine ?

Le procès, une nouvelle fois, mérite d’être instruit avec plus de nuance. Certes, des sentiments racistes se manifestent et on en trouve bien des traces, dans l’entre-deux-guerres, dans la presse de droite. Sont-ils aussi généralisés que Benjamin Stora le sous-entend ?

Laissons la parole à l’une de ces prétendues victimes de l’ignorance, du mépris et du racisme des Français. Quel souvenir garde-t-il en mémoire de sa vie à Paris au cours des années vingt ? : «Nous étions unanimes à nous réjouir de l’attitude de sympathie des populations à notre égard, et à faire une grande différence entre les colons d’Algérie et le peuple français dans leur comportement avec nous. Les gens nous manifestaient du respect et même une grande considération mêlée de sympathie.»[3]

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Messali Hadj, leader du nationalisme algérien
marié avec une Française

Paroles d’un «béni-oui-oui» aux ordres de l’administration ? Non. Éloge du peuple français extrait des Mémoires de Messali Hadj, le père fondateur du nationalisme algérien lui-même, que Benjamin Stora connaît bien mais qu’il semble avoir oublié le temps d’un film !

D’autres sources rapportent cette «sympathie», cette fois pour s’en inquiéter. En juillet 1919, l’administrateur de la commune-mixte de Ténès rapporte que les Algériens de sa commune, revenus de France, «ont été particulièrement sensibles aux marques d’affabilité et de politesse, quelque fois exagérées, que leur ont prodiguées nos compatriotes, ignorants de leurs mœurs et de leur esprit ; mais ces démonstrations auxquelles ils n’étaient pas accoutumés les ont conduits, par comparaison, à penser que les Algériens, les colons en particulier, n’avaient pas pour eux les égards qu’ils méritaient. Un simple khamès débarquant en France devenait un “sidi” […]. Il est donc indéniable que le séjour en France des travailleurs coloniaux les a rapprochés des Français de la métropole[4]».  

Ce «rapprochement», Genevière Massard-Guilbaud en montre un aspect dans son ouvrage Des Algériens à Lyon de la Grande Guerre au Front populaire [5] qui met en évidence une proportion particulièrement importante de mariages avec des Françaises métropolitaines, dès les années 1930. Selon cette historienne, «contrairement à l’image qu’on a donnée d’eux, les Algériens de cette époque s’intégraient mieux que d’autres en France, dans la classe ouvrière ou la petite bourgeoisie commerçante. Le grand nombre de mariages mixtes n’en est-il pas un signe ? Dans quelle communauté étrangère d’ancienneté comparable en France en rencontre-t-on autant ?»

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Dépourvus d’existence culturelle ?

On se demande alors à quoi pouvait bien répondre la Grande Mosquée de Paris et le cimetière musulman de Bobigny, si ce n’est aux besoins culturels et cultuels des musulmans du département ? Mais il existe bien d’autres manifestations[6] de cette existence et de sa prise en compte : respect par l’Armée des prescriptions en matière d’alimentation, des fêtes et des rites funéraires musulmans ; aménagement, avant la Première Guerre mondiale, par la Compagnie des mines d’Auby-les-Douai (département du Nord), d’un lieu de prière pour ses ouvriers musulmans. Benjamin Stora entre sur ce plan en contradiction avec lui-même, quand il rappelle que c’est à Paris qu’est né, avec la création en 1926, de l’Étoile Nord-Africaine, le nationalisme algérien organisé et qui regroupe, en métropole, environ 3 000 militants. N’est-ce pas là une manifestation culturelle autant que politique ? C’est à Paris, également, que sont publiés journaux et revues nationalistes. Enfin, le film et le dossier rappellent qu’il existe à Paris de nombreux cabarets «orientaux» comme le Tam-Tam, La Casbah, El Djezaïr ou encore El Koutoubia.

Enfin, Benjamin Stora affirme qu’après le débarquement anglo-saxon en Afrique du Nord (novembre 1942) «coincé par les autorités allemandes qui le pressent […] de collaborer franchement», le directeur de la Mosquée a été «obligé de se soumettre».

Kaddour Ben Ghabrit collaborateur ? L’accusation est grave. Elle mériterait d’être étayée. Comment, par quels actes, par quels propos cette collaboration s’est-elle manifestée ? Dans quelles circonstances ? il ne nous le dit pas. Comment admettre une telle liberté vis-à-vis de la méthode historique qui exige, pour toute affirmation,  l’administration de preuves.

Le film et le dossier pédagogique témoignent aussi d’un angélisme confondant. Magnifiant, en l’amplifiant démesurément, le soutien que la Mosquée a pu apporter à quelques Juifs pendant l’occupation allemande, il laisse ignorer la profondeur de l’antijudaïsme d’un nombre considérable d’Algériens musulmans, qui s’est manifesté dans les émeutes qui ensanglantèrent Constantine en août 1934 et qui s’exprime tout au long de la guerre et ultérieurement.

Ainsi, en mars 1941, le CEI – équivalent en Algérie au service métropolitain des Renseignements généraux – note-t-il que «L’abrogation du décret Crémieux avait été quand elle fut connue, accueillie avec une grande joie par les Musulmans.» Cet antijudaïsme se rencontre même parmi les Algériens les plus libéraux et les plus laïques comme en témoigne cette lettre de Ferhat Abbas au préfet d’Alger, datée du 30 janvier 1943, connue de Benjamin Stora, et dans laquelle on retrouve bien des poncifs de l’antisémitisme :

- « Il me parvient de tous côtés que certains éléments importants de la population juive s’emploient à dénigrer systématiquement, auprès des Anglo-Américains, les Musulmans algériens. Je fais appel, Monsieur le Préfet, à votre haute autorité pour intervenir auprès des dirigeants israélites afin de mettre un terme à cette propagande insidieuse et malhonnête. Ce n’est pas la première fois que les juifs adoptent une double attitude et se livrent à un double jeu. Le torpillage du Projet Viollette en 1936 est encore présent à notre mémoire. Il convient, dans leur propre intérêt, de les persuader que les méthodes d’hier sont périmées et que nous nous devons, les uns et les autres, une franchise et une loyauté réciproques. Si cette franchise et cette loyauté n’étaient pas en mesure de faire de nous des amis, elles éviteraient pour le moins de faire de nous des ennemis. Et c’est beaucoup.»

Cet antijudaïsme culturel a-t-il disparu lors de la traversée de la Méditerranée ? En tout cas, de nombreux maghrébins parisiens, notamment d’anciens nationalistes – mais il faut le souligner exclus du parti par Messali Hadj dont l’attitude est, sur ce plan, irréprochable – ont collaboré avec l’occupant et les collaborationnistes français, par la propagande – en exprimant un antisémitisme violent - et comme supplétifs de la Gestapo dans la chasse aux résistants et aux juifs.

Au total, trop d’erreurs, parfois grossières, trop d’affirmations non étayées, trop de non-dits entachent ce dossier pour qu’il constitue un outil pédagogique fiable et dont on puisse en recommander l’usage aux professeurs, d’autant que, dans les documents proposés à la réflexion des élèves, la confusion est entretenue en permanence entre immigrés d’origine étrangère et Algériens, ce qui ouvre à des contresens.

Par ailleurs, je ne prête évidemment aucune arrière-pensée, ni au metteur en scène, ni à Benjamin Stora et je suis persuadé de leur entière bonne foi lorsqu’ils espèrent que le film permettra de rapprocher les communautés musulmanes et juives de France. Je ne peux qu’exprimer mon scepticisme à cet égard. Une autre conclusion, lourde de menaces, pourrait en être tirée, au moment même où l’Autorité palestinienne s’efforce de faire reconnaître l’existence d’un État palestinien contre la volonté d’Israël : les Juifs sont décidément bien ingrats vis-à-vis des Musulmans qui ont tant fait et pris tant de risques, sous l’Occupation, pour les sauver de la barbarie nazie.

Daniel Lefeuvre
Professeur d’histoire contemporaine, Université Paris 8 Saint-Denis

 



[1] Preuve de cette confusion, le libellé de la question n° 3, activité 3, p. 21 du dossier : «d’après le film, quelles actions les résistants maghrébins entreprennent-ils contre l’Occupant ?».

[2] Archives nationales d’Outre-Mer (ANOM), 9 H / 112.

[3] Cité par Benjamin Stora, Ils venaient d’Algérie, Fayard, 1992, p.15.

[4] ANOM, Alger, 2 I 49, Enquête sur l’état d’esprit des travailleurs coloniaux revenus dans la colonie prescrite par le gouverneur général, 31 juillet 1919. Réponse de l’Administrateur de la  commune-mixte de Ténès, 16 août 1919.

[5] Massard-Guilbaud Genevière, Des Algériens à Lyon de la Grande guerre au Front populaire, Paris, Ed. l’Harmattan, 1995.

[6] Sur cette question, se reporter au travail novateur de Michel Renard, notamment "Gratitude, contrôle, accompagnement ; le traitement du religieux islamique en métropole (1914-1950)", Bulletin de l’IHTP, n° 83, premier semestre 2004, pp. 54-69.

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 - le 4 octobre, le site Rue89 publiait une réponse de Benjamin Stora ainsi que quelques commentaires de Pierre Haski, responsable du site

 

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Benjamin Stora répond aux critiques

des «Hommes libres»

 

Pierre Haski
Rue89

Le film « Les Hommes libres » d'Ismaël Ferroukhi, sur la mosquée de Paris pendant la Seconde Guerre mondiale, déclenche une polémique entre historiens. Benjamin Stora, spécialiste de l'Algérie, qui fut conseiller historique lors de la réalisation de ce film, a vivement réagi à la tribune, diffusée par Rue89 la semaine dernière, contestant la véracité du film.

Benjamin Stora nous a adressé des remarques concernant la tribune de Michel Renard, lui aussi historien, reprenant point pas point les critiques de son confrère.

Il est écrit par Michel Renard, en préambule de ce texte publié par Rue89 :

«Il est exact que le chanteur Selim (Simon) Halali fut sauvé par la délivrance de papiers attestant faussement de sa musulmanité. D'autres juifs furent probablement protégés par des membres de la Mosquée dans des conditions identiques.»

Benjamin Stora :

«C'est très exactement ce que montre le film “Les Hommes libres”.»

Michel Renard ajoute :

«Mais prétendre que la mosquée de Paris a abrité et, plus encore, organisé un réseau de résistance pour sauver des juifs, ne repose sur aucun témoignage recueilli ni sur aucune archive réelle. Cela relève de l'imaginaire.»

Benjamin Stora répond :

«Le film n'a jamais prétendu dire qu'il y avait un réseau organisé (ce mot n'est jamais été prononcé dans tout le film) (1), et il n'évoque jamais le sauvetage massif de juifs et de résistants (Michel Renard doit confondre avec des articles de presse à propos du film).

Le film montre un résistant algérien (l'exemple est celui de Salah Bouchafa, ancien du PCF, qui a rejoint le PPA, est mort en déportation), et une réunion du PPA clandestin, et l'histoire d'un chanteur, Salim Halali, dont l'histoire est bien réel.

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Pour le sauvetage de juifs, il est montré deux petits enfants (sur la base de témoignages de personnages toujours vivants et qu'il est possible de rencontrer).

Si tous ces personnages ont réellement existé, alors pourquoi un article si virulent ? Ce film, à mon sens, s'inscrit dans la lignée d'autres films, comme “Le Vieil Homme et l'enfant”, de Claude Berri (l'histoire d'un vieil homme joué par Michel Simon, qui sauve un enfant juif). »

Michel Renard poursuit :

«Le recteur Si Kaddour Benghabrit fut une incontestable personnalité franco-musulmane ayant joué, au service de la diplomatie française et la défense des intérêts musulmans, un rôle primordial dès le début du siècle. Il entre dans les cadres du ministère des Affaires étrangères dès 1892. Kaddour Benghabrit a su dépasser le dualisme de la confrontation et expérimenté la combinaison des cultures et des dynamiques de civilisation.»

Benjamin Stora :

«Précisément, c'est ce que montre le film ! !»

Kaddour Benghabrit «n'a pas été un collaborateur»

Lorsque Michel Renard fait observer que Kaddour Benghabrit «n'a pas été un collaborateur», Benjamin Stora répond que c'est précisément «ce que montre le film». Même réponse lorsque Michel Renard ajoute qu'«il n'a pu éviter ni les demandes d'audience ni quelques photos prises» : «C'est ce que montre le film», répond Stora.

Plus loin, Benjamin Stora reprend un autre passage du texte de Michel Renard :

«Sur le terrain politique, en s'abstenant de prendre parti dans les questions touchant à la collaboration, au séparatisme, au Destour et d'une façon plus générale, de répondre aux attaques dont la mosquée a été l'objet de la part de musulmans à la solde de l'ambassade. Jamais, en cette matière, M. Benghabrit ne s'est laissé prendre en défaut et il a su imposer la même discipline à son personnel religieux. En cela il s'est attiré personnellement et à plusieurs reprises l'animosité des autorités allemandes.»

Pour Benjamin Stora, «c'est ce que montre, encore, le film».

Par contre, lorsque Michel Renard fait observer qu'«aucun de ces mémorandums ne mentionne la moindre activité de résistance, ce qui aurait constitué – si cela avait été vrai – la meilleure défense contre l'accusation de collaboration», Benjamin Stora répond que « le film s'arrête en 1944».

Michel Renard poursuit :

«La seule mention d'une activité de résistance organisée et systématique en faveur des juifs et d'autres (communistes, francs-maçons) par la mosquée de Paris provient d'un témoignage postérieur et unique, celui d'Albert Assouline, aujourd'hui disparu.

Il a écrit dans Le Bulletin des amis de l'islam, n° 11, troisième trimestre 1983, déposé aux archives de la Seine-Saint-Denis. Mais ce n'est pas une “archive”.

Il a ensuite réitéré ses affirmations dans le documentaire "Une résistance oubliée : la mosquée de Paris, 40 à 44" dû à Derri Berkani en 1990. Mais Assouline ne parle pas de réseaux de résistance et ses propos empathiques sur des centaines de personnes abritées et sauvées sont suspects aux yeux de l'historien qui cherche à confronter les témoignages et à les recouper.

Je pourrai prouver qu'il se trompe sur un point précis concernant le sort d'une importante personnalité française qui n'a jamais été accueillie par la Mosquée contrairement à ce que dit Assouline. De toute façon, jamais aucun témoin n'a corroboré ses dires.»

Benjamin Stora lui répond :

«Et Salim Hallali précisément ? Le film est surtout centré sur lui... Il est possible de rencontrer aujourd'hui des juifs séfarades qui ont demandé à être musulmans pendant cette période pour échapper à la mort.»

Michel Renard concluait ainsi sa tribune :

«L'activité de la mosquée de Paris sous l'Occupation a essentiellement consisté à assurer les ablutions, ensevelissements et obsèques de 1 500 musulmans décédés à leur domicile, dans les hôpitaux, les prisons ou les saunas ; à distribuer des denrées, des secours et vêtements aux indigents, aux prisonniers libérés, évadés ou en situation irrégulière. [...]

Mais ces histoires d'évasions rocambolesques par les souterrains de la mosquée et les égouts menant à la Seine relèvent d'une littérature à la Alexandre Dumas ou Eugène Sue. Pas de la réalité historique. Il est quand même surprenant que la fiction l'emporte à ce point sur la vérité. On ne manie pas impunément le réel historique.»

«Un film qui montre des gestes d'humanité»

Benjamin Stora lui répond :

«La critique historique de Michel Renard de cette œuvre est infondée. Le film n'a jamais montré la mosquée comme lieu central de la Résistance. Les sauvetages sont le produit de rencontres et pas de plans idéologiques pré-établis. Si le film n'évoque que le sort d'un résistant algérien, de l'amitié entre un jeune immigré et un chanteur juif sauvé par la mosquée (tous ces personnages sont bien réels), alors pourquoi cet article si virulent contre un film qui montre des gestes d'humanité ?

Je voudrais simplement rappeler cette phrase, à propos de polémiques sur les “chiffres” : Celui qui sauve une vie sauve l'humanité toute entière."

Et Salim Hallali a bien été sauvé par la Mosquée de Paris.»

 

1 - Beaucoup de spectateurs le voit pourtant ainsi. À commencer par le compte rendu, signé André Videau, sur le site de la Cité nationale de l'histoire de l'immigration : "L’histoire est peu connue. Dans le Paris occupé de 1942, alors que les autorités de Vichy, pactisent sans vergogne avec les nazis et participent à la traque des juifs, un réseau de soutien clandestin s’est organisé autour de la mosquée de Paris, sous la houlette de son Recteur Si Kaddour Ben Ghabrit." http://www.histoire-immigration.fr/magazine/2011/10/les-hommes-libres - Michel Renard

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Pierre Haski

Cette polémique entre deux spécialistes de l'Algérie a une toile de fond : les rapports entre juifs et musulmans en France, et la question plus large du conflit israélo-arabe.

«Les juifs sont bien ingrats vis-à-vis des musulmans»

Ce mardi, Rue89 a reçu un nouveau texte mettant en cause « les erreurs de Benjamin Stora », et signé par Daniel Lefeuvre, professeur d'histoire contemporaine, université Paris-VIII Saint-Denis. Daniel Lefeuvre se réfère à la tribune de Michel Renard, avec lequel il avait signé, en 2008, un texte commun intitulé : « Faut-il avoir honte de l'identité nationale ? » (Larousse), écrit en réponse à l'opposition suscitée par la création du ministère de l'Identité nationale (aujourd'hui disparu) par Nicolas Sarkozy.

Après avoir relevé ce qu'il qualifie d'«erreurs» ou de «non-dits» du dossier historique acompagnant le film, Daniel Lefeuvre ajoute :

« Je suis persuadé de leur [Benjamin Stora et le réalisateur Ismël Ferroukhi, ndlr] entière bonne foi lorsqu'ils espèrent que le film permettra de rapprocher les communautés musulmanes et juives de France. Je ne peux qu'exprimer mon scepticisme à cet égard. »

Sa conclusion donne peut-être une des clés de cette polémique, puisqu'il rattache le film, et le récit du sauvetage de juifs par la mosquée de Paris, aux débats actuels autour de la Palestine :

«Une autre conclusion, lourde de menaces, pourrait en être tirée, au moment même où l'Autorité palestinienne s'efforce de faire reconnaître l'existence d'un Etat palestinien contre la volonté d'Israël : les juifs sont décidément bien ingrats vis-à-vis des musulmans qui ont tant fait et pris tant de risques, sous l'Occupation, pour les sauver de la barbarie nazie.»

C'était donc ça ? Toute cette polémique pour éviter qu'on puisse penser que juifs et musulmans aient une histoire commune ou des raisons de vivre ensemble en bonne intelligence ? Dérisoire

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- le site Rue89 a ensuite renoncé de publier le texte de Daniel Lefeuvre ainsi que ma réponse à Benjamin Stora. Voici ces textes :

 

texte adressé à Rue89

Daniel LEFEUVRE

Monsieur,

Je viens de prendre connaissance de la mention que Rue89 fait de mon article consacré aux erreurs historiques énoncées par Benjamin Stora, dans le dossier de presse et dans le dossier pédagogique accompagnant le film. Je vous remercie d'avoir souligné que mes divergences d'appréciation sur la portée politique - ou citoyenne, selon l'expression à la mode - du film ne mettent pas en cause la bonne foi du réalisateur ni celle de son conseiller historique.

En revanche, alors que vous faites état des "erreurs" que je reproche à Benjamin Stora, vous n'avez pas pris soin de les porter à la connaissance de vos lecteurs. Or, ces critiques relèvent du rétablissement de réalités historiques que Benjamin Stora paraît avoir oubliées (notamment sur le statut juridique des Algériens pendant la période coloniale) et de questionnements à propos de certaines de ses affirmations qu'il ne prend pas la peine de justifier (par exemple lorsqu'il explique, qu'après le débarquement anglo-américain au Maghreb en  novembre 1942, je cite : "Ben Ghabrit est coincé par les autorités allemandes qui le pressent de rompre ses liens avec le Sultan et de collaborer franchement. Il est obligé de se soumettre". Ben Ghabrit, collaborateur, l'accusation mériterait d'être étayée par des faits !

Confiant dans votre scrupule à offrir à vos lecteurs une information complète et honnête, je ne doute pas que vous aurez à coeur d'éclairer complètement vos lecteurs en publiant l'intégralité de mon texte. Ils pourront ainsi juger de sa pertinence en toute connaissance.

Je vous en remercie par avance et vous prie de croire en l'assurance de mes salutations les meilleures.

Daniel Lefeuvre

Professeur des Universités en histoire contemporaine, Université Paris 8 Saint-Denis", nous avons tout à y gagner parce que nous avons raison.

Salut, et vive la polémique.

 

 réponse à Benjamin Stora

 Michel RENARD

 

J'ai vu le film dont je parle. Il montre plus que – même si il est centré sur…- l'histoire de Selim Halali. Si le mot "réseau" n'est pas prononcé, sa réalité est montrée.
Ces résistants cachés dans les caves de la Mosquée appartiennent à un réseau, ils organisent le sauvetage du résistant Francis en le faisant sortir de l'Hôpital franco-musulman. Ce qui fait dire à Si Kaddour qu'ils ont mis la Mosquée "en danger" (dialogue Si Kaddour / Younès).

Ben Ghabrit est informé préventivement – par qui ? – de la rafle du Vel d'Hiv, comme il l'est de la descente de la police – par qui ? - ce qui lui permet de faire évacuer toutes les personnes cachées dans la Mosquée.

Selon le film, les soupçons formulés par les Allemands sur son activité le font convoquer par Knochen, représentant de Himmler à Paris… ce qui, à ma connaissance, n'a jamais été le cas.

La scène des fidèles qui se lèvent ensemble, à la demande de l'imam pour sortir entourer Younès et la fillette juive et leur permettre de s'échapper, ne correspond à rien de réel.

Benjamin Stora répond que le film s'arrête en 1944. Or, justement les rapports que j'évoque (Ben Ghabrit, Rageot et Rober Raynaud) sont rédigés en 1944 et portent sur toute la période de l'Occupation. Aucun des trois n'évoquent ces activités.

Je n'ai tout de même pas inventé la fin du film avec cette évasion de nombreuses personnes par les égouts, leur accueil sur une péniche qui les attendait… toutes choses difficilement envisageables hors l'activité d'un réseau organisé.

Le film ne dit pas explicitement que Ben Ghabrit en était l'organisateur direct mais laisse bien comprendre que la Mosquée de Paris a accueilli cette structure résistante. On imagine malaisément, dans la logique du récit de ce film, que cela fût possible sans l'accord tacite de Ben Ghabrit.

Or, il n'existe aucune preuve de tout cela. Le documentaire de Derri Berkani (1990) pêchait déjà par l'absence de preuve ainsi que le court métrage de Mohammed Ferkrane l'année dernière… Le film d'Ismaël Ferroukhi, et ses propres commentaires ("Ben Ghabrit… tout en risquant sa vie pour sauver des hommes et des femmes en danger : résistants, Juifs, indépendantistes d'Afrique du Nord…", cf. dossier de presse), offrent une vision qui dépasse le secours apporté à Selim Hallali et à des Juifs sépharades selon des "rencontres fortuites".

Il laisse penser que la Mosquée a été le lieu d'une intense activité résistante.

 

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Benjamin Stora rétorque à mon affirmation selon laquelle Ben Ghabrit n'a pas été un collaborateur : "c'est ce que montre le film". Or, dans son interview, il affime que "la Mosquée de Paris a collaboré avec le régime de Pétain et les autorités allemandes". Où est alors la vérité ?

La "virulence" (?) de ma critique ne portait pas sur les gestes d'humanité portés à quelques juifs aidés par la Mosquée mais sur tout ce qui dans le film évoquait une activité résistante dont il n'existe aucune preuve historique. Ou alors, je les attends.

Michel Renard

 

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Il est dommage, pour la "vie des idées", que le site Rue89 n'ait pas assumé le débat jusqu'au bout... Il y a encore des vérités historiques qui sont dérangeantes pour la "Gauche"... MR

- voir aussi : le père de Philippe Bouvard sauvé par la Mosquée de Paris

 

 

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9 novembre 2011

les disparus européens de la guerre d'Algérie

9782916385563FS 

 

les disparus civils européens en Algérie,

1954-1963

un scandale d'État ?

 Roger VÉTILLARD

 

Il s'agit d'un sujet très sensible. Les recherches sur les disparus européens de la guerre d'Algérie n'ont pas été rares. Mais elles ont toujours été approximatives faute de pouvoir recourir aux documents et archives mises à part celles de Jean Monneret qui a pu en utiliser quelques-unes.

La plupart de ces recherches n'ont utilisé que des témoignages parfois imprécis, parfois convergents mais critiquables car difficilement vérifiables. Et en la matière quand on ne sait pas tout, la tendance est à l'exagération ou à la récusation, selon le côté où l'on se situe.

Le travail de Jean-Jacques Jordi, historien universitaire spécialiste de l'Algérie, vient combler les incertitudes. Il a pu – enfin, avec un demi-siècle de retard – accéder aux archives du Comité International de la Croix Rouge, des ANOM, du CHAN–CARAN, du Ministère des Affaires Étrangères, du CAC de Fontainebleau, du SHD, du Cabinet Militaire de la délégation générale du gouvernement en Algérie et du Service Central des Rapatriés. La consultation de la quasi-totalité de ces archives reste soumise à autorisation dérogatoire. Il a ainsi pu consulter près de 12 000 dossiers.

des révélations impressionnantes

Ce qui est révélé dans ce livre est saisissant. Ce que beaucoup d'Européens d'Algérie affirmaient pour l'avoir vécu est ici confirmé par les archives, rapports, références précises et témoignages. L'enquête est très transparente. Rien n'est avancé sans que la source, toujours vérifiable, ne soit précisée. C'est un travail d'histoire scientifique qui ne peut être contesté. Mais peut-être sera-t-il occulté, ignoré et escamoté ?

Ainsi est-il affirmé, preuves à l'appui, qu'au moins 1583 personnes dont l'état-civil est précisé sont présumées décédées, que le sort de 171 autres personnes est incertain et que les corps de 123 autres personnes ont été retrouvés. Ainsi donc, il n'est plus possible de dire que moins de 1877 personnes sont concernées par ces disparitions.

Et qui dit disparition veut parler des personnes victimes d'un enlèvement, c'est-à-dire d'une mise au secret, d' une privation de liberté avec une dénégation complète des responsables de l'enlèvement et une dissimulation du sort réservé à la personne disparue. On ne parle pas ici des personnes dont le corps a été retrouvé ou qui ont été tuées sans être enlevées.

Et pourtant les archives confirment que les autorités françaises savaient que des Européens étaient disparus, que bien souvent elles connaissaient les ravisseurs, les lieux de détention et qu'elles ont toujours refusé d'intervenir en particulier après le 19 mars 1962 période où se situe la plupart des enlèvements et même quand il s'agissait encore d'un territoire où les forces de l'ordre françaises pouvaient intervenir sans difficultés.

Elles savaient que ces personnes enlevées subissaient des sévices corporels importants, qu'elles étaient parfois, donneurs de sang forcés, saignées à blanc jusqu'à ce que mort s'ensuive, qu'elles étaient torturées puis exécutées, que les femmes étaient violées et parfois enfermées dans des bordels. Dès lors les autorités militaires et civiles françaises peuvent être accusées de non assistance à personne en danger et on peut affirmer que ces exactions de l'ALN envers les Européens d'Algérie sont également des crimes contre l'humanité (Commission de droit international - 1995- vol. II -2ème partie). Et leurs auteurs parfois parfaitement identifiés (par exemple Attou à Oran) ne sont jamais inquiétés.

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une épuration ethnique

Il faut rappeler que sous couvert de lutte contre l'OAS, c'est en fait à une épuration ethnique que nous avons assisté en Algérie sur un mode "mineur" avant la signature des accords d'Evian (il s'agit de 320 personnes) , d'une façon méthodique après le 19 mars 1962 (cela concerne près de 3000 personnes) avec parfois le concours de l'administration française ou des "barbouzes" qui n'hésitaient pas à livrer des pieds-noirs au FLN, voire même à remettre à l'ALN des personnes qui avaient réussi à échapper à leurs agresseurs et qui croyaient naïvement que demander la protection de la gendarmerie française leur épargnerait d'être renvoyés vers leurs tortionnaires.

Les noms de ces Français coupables qui ont laissé faire ce massacre sont cités de Fouchet à Katz, de Lemarchand à Louis Joxe… Les archives du CICR et les autres sont éloquentes sur ce sujet. En effet à partir du cessez-le-feu l'ennemi en Algérie pour l'armée et la gendarmerie c'est l'OAS. Et comme les Européens sont réputés dans leur grande majorité être favorables à cette organisation clandestine, ils deviennent tous présumés coupables d'assistance à organisation terroriste. Et une justice immanente est dès lors légitimée.

 

faire fuir le Français d'Algérie par la terreur

Les exactions algériennes se sont poursuivies plusieurs mois après l'indépendance. On en recense 1128 entre le 19 mars et le 1er juillet 1962, 1849 au cours du second semestre de cette année 1962, 367 entre le 1er janvier le 30 septembre 1963. Il est désormais difficile de continuer à soutenir que la guerre d'Algérie a pris fin le 19 mars 1962 et il est impossible d'affirmer que le déchaînement de violence, fin 1961 - début 1962, venait essentiellement de l’OAS, comme le soutient Pierre Daum. Car la stratégie, des commandos du FLN est claire : faire fuir le Français d'Algérie par la terreur.

L'auteur s'attarde 34 pages durant sur les massacres survenus à Oran en juin et Juillet 1962. Ici les documents parlent. Il n'est nul besoin de les commenter ; ils accablent le général Katz en dépit des interventions de plusieurs officiers qui ont bravé les interdits de leur hiérarchie. Un général Katz à la mémoire défaillante dans le livre qu'il a publié en 1992 où il contredit ses propres rapports dans cet ouvrage qu'il a osé intituler L'Honneur d'un Général !

Il faut lire cet ouvrage de Jean-Jacques Jordi. Il qui se situe bien au-delà de ce que beaucoup imaginaient et il est écrit par un historien rigoureux et averti qui parait surpris par ce qu'il a découvert. Alors Silence d'État ou Scandales d'États ?

Il reste à écrire au moins trois autres études du même calibre concernant les militaires, les civils musulmans et les harkis disparus.

 Roger Vétillard
historien

Jean-Jacques Jordi, Un silence d'État – Les disparus européens de la guerre d'Algérie, SOTECA éd. St Cloud, 2011 – 200 p - ISBN 978 2 9163 8556 3

Disparus Marseille 5 juillet 2006 C Garcia 16060 JOURS

 

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17 octobre 2011

le père de Philippe Bouvard sauvé par la Mosquée de Paris

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Philippe Bouvard à Si Kaddour ben Ghabrit :

"merci d'avoir fait libérer mon père"

 

À l’occasion de la sortie du film “les hommes libres”, le célèbre journaliste révèle que son père adoptif fut sauvé par le recteur de la mosquée de paris. Il ne l’a jamais oublié.

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«Enfant, j’ai bien connu ce Si Kaddour Ben Ghabrit que, dans “Les Hommes libres”, Michaël Lonsdale campe magistralement. Ce recteur de la mosquée de Paris avait fasciné ma mère par sa culture et son œcuménisme avant de réussir à faire libérer mon père adoptif, arrêté par les Allemands. Je n’ai jamais oublié la bonté rayonnante de ce saint homme, haut dignitaire religieux qui ne se souciait jamais de la religion de ceux qu’il secourait.»

En quelques lignes, bouclant son bloc-notes hebdomadaire, Philippe Bouvard a revivifié une page enfouie de son passé. Il se réfère au film d’Ismaël Ferroukhi, actuellement à l’affiche, retraçant le sauvetage de nombreux juifs par le recteur de la grande mosquée, à la barbe des nazis, sans distinction de race ou d’origine. Il s’est donc trouvé dans le Paris vert-de-gris des hommes courageux, musulmans à la hauteur des circonstances, prêts à prendre des risques, pour aider leurs “frères”. L’exhumation de cet exemple de vrai courage par le cinéma met du baume au cœur. Philippe Bouvard, bientôt 82 ans, a, par un de ces accidents de l’Histoire, été le témoin direct de cette aide décisive. Bouvard a connu l’exode. Bouvard n’est pas un ingrat. Il a de la mémoire. Il témoigne. «Cette histoire m’est revenue en tête grâce au film. Je n’y avais plus songé depuis des années. Mais elle perdurait en moi. Car ce nom n’est pas commun.

En fait, tous les deux mois, ma mère m’emmenait à la Mosquée de Paris pour prendre le thé à la menthe et dialoguer avec le recteur. J’avais 10, 11 ans. C’était mon premier vrai dépaysement. Parce que je découvrais un chef-d’œuvre de l’architecture arabe, intérieur et extérieur. Tout respirait le calme et l’exotisme. Et puis sa façon de s’habiller m’impressionnait. Il portait une djellaba et sa tête était couverte, je n’en voyais qu’une petite partie.» «J’avais le sentiment d’avoir rencontré le Bon Dieu».

Le Bouvard enfant n’en croit pas ses yeux. Il regarde, absorbe la scène devenue indélébile. Et garde du saint homme une image précise. «Il était en parfait équilibre sur les deux cultures, grand connaisseur du Coran et de la littérature française du XIXe siècle. Il était d’une courtoisie extrême. Je ne savais pas que, 70 ans plus tard, le cinéma lui rendrait justice. Et pour ma part, au sortir de ces visites régulières, j’avais le sentiment d’avoir rencontré le bon Dieu !»

Le père adoptif de Philippe Bouvard est tailleur pour hommes en appartement, faubourg Montmartre. Résistant de la première heure, il a monté une filière pour rhabiller en civil les déserteurs allemands. «Un jour, il est arrêté, non pas comme juif, mais comme résistant, reprend Bouvard. Ma mère, qui ne connaissait personne, s’adresse alors au recteur, le seul homme influent de son entourage. Elle lui a demandé son aide et il la lui a accordée pleinement. Il a joué un peu le même rôle que ces consuls et diplomates qui firent libérer des juifs dans leur pays. Normal, à l’époque, on ne discernait aucune hostilité entre juifs et arabes.»

Son père adoptif fut libéré et se fit oublier jusqu’à la fin de la guerre. Il vécut encore 25 ans et reçut la médaille de la Résistance. «On en parlait en famille», se souvient Bouvard. Quant au vrai père biologique de Bouvard, catholique français, il brilla par son absence : «Il a disparu le jour de l’accouchement de votre serviteur, avec argent et bijoux. Je l’ai revu 23 ans plus tard. J’étais au “Figaro”. On m’appelle : – Monsieur Bouvard, quelqu’un veut vous voir pour affaire de famille. «Faites monter.» – Bonjour, je suis votre père. «Vous y avez mis le temps», ai-je répondu. «En fait, imprimeur au Maroc, il pensait vendre du papier au journal qui m’employait. On en est restés là. Je ne l’ai jamais revu. Mon vrai père est mon père adoptif, celui qui m’a élevé.»

La famille Bouvard suivit la route de l’exode en 1940 comme ces milliers de Français transbahutés dans un pays en déroute. Elle ne remonta à Paris qu’en 1945. «J’ai connu dix, douze résidences, La Baule, Limoges, Le Loiret, le Midi. On était comme des oiseaux sur la branche.» Que conserve-t-il de cette période ? L’esprit clair, il chronique ses propres sentiments : «Comme la plupart des gens de cette génération qui ont connu la guerre, à savoir la peur de manquer, une colère non apaisée contre les responsables de la Shoah, qui fait que je ne me sens pas très Européen.»

Dimanche 16 Octobre 2011, 11h29 - par MEEUS, BERNARD
source
article signalé par Benjamin Stora. Merci.

 

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15 novembre 2011

"La mosquée de Paris sous l'occupation", par Jean Laloum

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"La mosquée de Paris sous l'occupation"

 Jean LALOUM

 

Le film d'Ismaël Ferroukhi, Les Hommes libres, est un beau film plein d'humanité, mettant en scène – dans le Paris occupé –, un épisode de la Mosquée de Paris. Afin de pallier le petit nombre de documents traitant du sujet, le réalisateur a choisi de conjuguer fiction et sources historiques dans l'écriture du scénario. D'entrée de jeu, le spectateur est prévenu du mélange des genres, non de leur part respective.

Au cœur de l'intrigue, le "planquage" d'enfants juifs dans la mosquée-même et le subterfuge utilisé pour soustraire le chanteur juif natif d'Algérie, Simon – alias Salim – Halali aux desseins allemands et vichystes. La délivrance de faux papiers, l'inscription apocryphe du nom du père du chanteur bônois sur une pierre tombale du cimetière musulman de Bobigny, parviennent à contrecarrer le sort qui leur était réservé. Très tôt pourtant, les autorités allemandes suspectant le lieu de culte de collusion y enquêtent.

Dès septembre 1940, bien avant la création du Commissariat aux questions juives (CGQJ), Vichy est prévenu de ses possibles agissements : "Les autorités d'occupation, révèle une note interne au ministère des affaires étrangères, soupçonnent le personnel de la mosquée de Paris de délivrer frauduleusement à des individus de race juive des certificats attestant que les intéressés sont de confession musulmane. L'imam a été sommé, de façon comminatoire, d'avoir à avec toute pratique de ce genre. Il semble, en effet, que nombre d'israélites recourent à des manœuvres de toute espèce pour dissimuler leur identité."

Quelles institutions furent à l'initiative de la délivrance de faux certificats ? Quels furent les moyens de contrôle des services de Vichy en vue de déjouer ces pratiques ? Que penser de l'attitude prêtée au directeur de la Mosquée de Paris à partir d'un nombre réduit d'indices ? Son rôle, à la lumière d'autres archives, semble plus ambigu qu'il ne ressort du film.

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créé en mars 1941, le CGQJ était
installé place des Petits-Pères

Les attestations de complaisance circulent en nombre dans la France occupée. Au sein de l'imposante série AJ38 répertoriant les archives de l'ex-CGQJ (Commissariat général aux questions juives) conservées aux Archives nationales, les certificats de baptême, d'initiation ou d'ondoiement, de mariage ou d'inhumation adressés par les autorités religieuses à des familles présumés juives, y figurent très régulièrement.

Ceux-ci proviennent pour l'essentiel de la sphère chrétienne. S'ils sont adressés au CGQJ, c'est que celui-ci tient un rôle primordial dans la reconnaissance raciale des individus. C'est en effet l'une de ses directions – la direction du Statut des personnes – qui, par ses avis autorisés, entérine la décision. Un certificat de non-appartenance à la race juive (CNARJ) est alors délivré à la personne ayant fourni toutes les pièces justificatives de son aryanité.

 

l'identité raciale de l'individu

Une fois épuisées les possibilités de se procurer ces attestations religieuses, c'est en dernier recours le diagnostic du professeur George Montandon, expert "ethno-racial" à la solde des Allemands qui détermine, après examen, l'identité raciale de l'individu.

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Georges Montandon

Il se targue d'une connaissance quasi universelle sur les religions. Or, pour nombre de juifs d'origine nord-africaine justement, revêtir l'identité d'un Arabe de confession musulmane constitue un subterfuge courant. La langue arabe, longtemps langue vernaculaire de ce judaïsme d'outre-Méditerranée, est encore couramment pratiquée dans les familles installées en France. Du coup, c'est d'instinct que ceux-ci jouent sur l'ambiguïté, aussitôt qu'ils sont menacés. Très tôt cependant, le CGQJ s'avise de débusquer les fraudeurs.

La direction du Statut des personnes s'adjoint d'experts pour transcrire et authentifier les certificats en langues étrangères qui lui sont soumis. Elle fait également appel à la collaboration des différents représentants religieux pour évaluer, par des avis étayés, les déclarations des postulants se réclamant de la race aryenne, même si elle soupçonne ces religieux de se prêter à des conversions de complaisance. Ne pouvant se passer d'eux, elle les sollicite, quoiqu'avec la plus grande défiance.

Les autorités musulmanes constituées sont donc périodiquement consultées pour statuer sur les requérants se réclamant de la religion musulmane. L'onomastique, le lieu de naissance et la filiation sont les critères retenus par la direction du Statut des personnes pour déterminer la race, car la circoncision, pratiquée également par les musulmans, n'est pas un indice probant dans le cas des juifs nord-africains. Une note du CGQJ adressée le 14 septembre 1943 au directeur de l'Institut musulman – mosquée de Paris demande son avis "sur le patronyme de Amsellem Salomon, Yacouta née Ben Rhamin Bent Chemoun et enfin : Ben Aroch Messaoudah. […] Je vous demanderai également de bien vouloir me dire si ces noms vous semblent être ceux que portent les musulmans ou les arabes, et si, selon votre sens, les juifs d'Algérie peuvent porter ces mêmes noms. Une prompte réponse de votre part m'obligerait".

demandes d'expertise sur la judéité

Le 23 septembre suivant, une même demande concernant un individu natif de Guelma, Joseph Krief (ou Kriel) qui, s'étant déclaré juif par erreur alors qu'il serait musulman, souhaiterait revenir sur cette première déposition. De façon inattendue, la direction laisse la Mosquée de Paris libre d'invoquer l'incertitude, ce qui jouera au bénéfice de l'examiné. Le verdict, cinglant et circonstancié, tombe comme un couperet moins de deux semaines après : "L'Institut Musulman à qui j'avais soumis aux fins d'authentification le document que vous m'avez communiqué, vient de m'indiquer que votre nom était un nom juif algérien. Le nom de votre père, Vidal Kriel, confirme cette origine..."

Ces demandes d'expertise auprès de la Mosquée de Paris n'ont rien d'exceptionnel. Ces échanges sont répétés, sinon réguliers. Le 17 juin 1944 une nouvelle requête est adressée à Si Kaddour Ben Ghabrit au sujet de la position raciale de Germaine Roland, née Marzouk, originaire de Tunisie : "Vous avez eu l'amabilité, à diverses reprises, de me donner votre avis sur des cas d'espèce analogues à celui-ci, lui écrit-il. Puis-je vous demander à nouveau de me faire savoir si l'attestation dont il s'agit peut être tenue pour valable ou non et si les patronymes des ascendants de l'intéressée sont d'origine juive ou musulmane […]."

Le 12 juillet 1944, le CGQJ avise le mari de l'intéressée qu'en vertu des conclusions convergentes de la Mosquée de Paris et de l'"expert ethno-racial" George Montandon, Germaine Roland sera considérée comme juive au regard de la loi du 2 juin 1941. Transférée le 5 août 1944 du camp de Bassano à celui de Drancy, elle n'évite la déportation qu'en raison de la date tardive de son internement.

Jean Laloum, chercheur au CNRS
groupe Sociétés, religions, laïcités
Le Monde, 7 novembre 2011
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- articles sur le film Les hommes libres publiés sur le blog d'Études Coloniales

 

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17 janvier 2012

un numéro des Temps Modernes sur les harkis

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un événement : le numéro des Temps Modernes

sur les harkis

général Maurice FAIVRE

 

 Les Temps Modernes, n°666, "Harkis. 1962-2012. Les mythes et les faits".
Sodis-revues. Novembre-décembre 2011, 290 pages, 19,5 €.

Préambule

La parution de ce numéro est un événement. A.-G. Slama le juge étonnant, alors que le directeur de revue Claude Lanzmann l’estimait hautement improbable jusqu’à ce jour. 22 auteurs et quelques témoins ont été sollicités pour démontrer que les faits contredisent les mythes. On pourrait penser à l’inverse que l’idéologie connue de la plupart des contributeurs ne confirme pas cette prétention. Une recension attentive devrait démontrer qu’ils exposent  davantage de mythes que de faits. Plusieurs articles abordent des problèmes juridiques ou sociologiques qui appellent une analyse approfondie de la part de spécialistes avertis. Je fais donc appel à mes amis historiens, sociologues et témoins de la réalité des faits pour apporter leur contribution. Je me contente ici d’une première impression sur les faits que je connais.

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Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir

Le témoignage de Claude Lanzmann, limité à deux pages, rappelle qu’il considérait les harkis de Paris, comme les chiens de l’humaniste Papon (et de Patin), et qu’il les accusait de se livrer aux basses besognes dans les caves de la Goutte d’Or. Lanzmann ignore cependant qui est Maurice Patin, éminent magistrat de la cour de Cassation et de la Commission de Sauvegarde du droit, dont les rapports reconnaissent quelques actions illégales des harkis de la FPA, mais les exonérent de tout acte de torture.

Ce témoignage doit être complèté par sa biographie, Le lièvre de Patagonie, un chef d’oeuvre littéraire selon BHL. En 1954 et auparavant, Lanzmann avait pris parti pour l’insurrection communiste au Vietnam, au point de sabler le champagne à l’annonce de la chute de Dien Bien Phu (sic).

Pendant la guerre d’Algérie, Lanzmann confirme que Les Temps modernes fondés par Sartre comptaient dans leur comité des personnages célèbres tels que les porteurs de valises Francis Jeanson et Marcel Péju, et que ce dernier était l’homme du FLN ; c’est lui qui avait rédigé la fausse lettre de Sartre au Tribunal.

La signature du manifeste des 121 pour l’insoumission a conduit Lanzmann devant ce tribunal, où l’avocat Roland Dumas était appelé le harki (sic) des défenseurs. Lanzmann s’est ensuite rendu à Ghardimaou, le PC de l’ALN, où il a  sympathisé avec Boumediene et Bouteflika, avant de vivre une semaine exaltante dans un poste de l’ALN à la frontière tunisienne. Il adopte donc les thèses mensongères du FLN sur les incendies de mechtas et le ravage des campagnes (sic) par l’armée française.

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L’adhésion des sartriens aux thèses antifrançaises de l’anticolonialisme est encore attestée par leur admiration du psychiatre Frantz Fanon, rencontré à Rome par Sartre et Simone de Beauvoir, où il les a convaincus de la nécessité du terrorisme contre les colons (1). Le racisme de Fanon l’amènera ensuite à être horrifié de recevoir des perfusions de sang blanc dans un hôpital américain.

Les relations d’amitié avec les Algériens du FLN ont connu cependant  une baisse de ferveur au moment de l’indépendance. Péju a été exclu du Comité, et Simone de Beauvoir a condamné l’institution de la polygamie. Lanzmann lui-même a rompu avec Ben Bella quand ce dernier a envisagé d’intervenir militairement contre l’État d’Israel ; les colons israêliens semblent avoir eu sa préférence par rapport aux colons français ; il ne fallait pas les tuer.

Lanzmann regrette sa posture partisane d’autrefois, et parfois son aveuglement. Il estime aujourd’hui nécessaire de faire connaître le sort tragique des harkis, en se référant à son ami André Wormser qui s’est dévoué pour améliorer les conditions d’existence des harkis rapatriés. Mieux vaut tard que jamais.

 Historiographie

La reproduction des messages du 12 mai 1962 de Louis Joxe et P. Messmer, et du rapport du sous-préfet d’Akbou, introduisent le débat pour les lecteurs qui ignoreraient ces documents implacables. S’appuyant sur des témoignages qui restent à confirmer (voir additif  de François Meyer), Fatima Besnaci-Lancou insiste sur la cruauté de l’armée dans la guerre d’Algérie, comparable à celle du FLN. Puis la cruauté française se poursuit par la relégation dans les camps, qui aurait duré des décennies.

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Fatima Besnaci-Lancou

Or les camps de transit ont été fermés en 1964 et les centres d’accueil en 1975 ; il reste alors moins de 3% des rapatriés dans quelques hameaux forestiers. Madame Besnaci se rallie enfin au combat anticolonialiste des Temps Modernes ; c’est son droit de citoyenne. Mais sa volonté d’éviter tout manichéisme paraît illusoire : peut-on persuader les harkis que le FLN n’était pas leur ennemi ? Les recensions des ouvrages de l’AHDH dans la Bibliographie militaire et dans les Études coloniales ne sont pas totalement favorables à ses thèses.

On est surpris par la modération de Benjamin Stora et de  FX. Hautreux sur l’engagement des harkis ; Stora reconnaît que c’est par souci de sécurité que des paysans indigènes illettrés (sans nationalité selon lui) se sont engagés en marge de l’armée, et qu’ils ont bénéficié de promotion sociale.

Il reconnaît le rôle initiateur de Jean Servier, et souligne que la terreur pratiquée par le FLN à Melouza entraîne une contre-terreur, tandis que l’ALN extérieure est soumise à une idéologie politique. Sacrifiés par peur de l’OAS - ce qui reste à prouver, - les harkis ont été écrasés par les Algériens en 1962. Une élite culturelle des enfants de harkis se dégage dans les années 1970 ; elle intervient dans le débat historique. Le problème des harkis lui semble relever relève d’un passif franco-algérien.

Examinant les raisons de l’engagement, Hautreux retient d’abord l’autorité des élites tribales et les pressions de l’armée. Les motivations patriotique et alimentaire lui paraissent secondaires. Pour finir, les harkis se sont engagés parce qu’on les a recrutés, explication un peu courte. Hautreux ne reprend pas ses thèses sur la méfiance des officiers et la non-combativité des harkis. Il se réfère à Ageron, dont les articles sur les harkis sont très mal documentés, et qui exonère le gouvernement de toute responsabilité dans la politique d’abandon.

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cavalier harki

Ni l’un ni l’autre cependant ne traite de l’efficacité au combat des harkis, reconnue par Bouderbala, chef de zone dans le Constantinois, interrogé par l’historien Daho Djerbal : «Avec le temps, nous dûmes faire face aux harkas qui  connaissaient nos moeurs et notre mentalité. Ils arrivaient à démonter nos réseaux  de soutien… Ils montaient même des embuscades contre nous. C’étaient des harkas recrutées sur place. Elles connaissaient le terrain aussi bien que nous…».

Le chapitre de Manceron sur «un abandon et un massacre aux responsabilités multiples» n’évite pas un grand nombre d’erreurs factuelles (2) et de jugements orientés. L’histoire des harkis, longtemps privilégiée par les colonialistes, serait heureusement réinterprétée par certains enfants de harkis ouverts aux droits de l’homme (mais pas tous).

 La référence aux harkas du bachaga Boualem et à la Force de police auxiliaire (l’adversaire de son ami Péju) ne serait pas pertinente ; en fait, Manceron ne comprend pas qu’il n’y a pas un modèle unique de harka : l’objectif commun est la lutte contre le FLN, mais chaque responsable de harka s’adapte à la situation locale ; les bleus de Léger, les gendarmes auxiliaires et les membres de la FPA sont aussi des supplétifs.

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combattants harkis

Penser que l’on aurait dû recruter des conscrits et non des supplétifs ne tient pas compte du fait que les harkas avaient un recrutement et une action locale, et que les appelés ont également été abandonnés en 1962. Notre anticolonialiste estime enfin que la guerre à outrance de Salan et Challe a favorisé leur recrutement, ils seraient donc responsables (sic) de leur massacre. Cet antimilitarisme outrancier ne le conduit pas cependant à nier les horribles supplices perpétrés en 1962 par l’ALN et les marsiens. Il est vrai qu’il y a alors non-assistance de la France à personnes menacées.

L’affirmation de Manceron sur la généralisation du sentiment national dans la population algérienne est heureusement rectifiée par le texte de l’historien du FLN. Mohamed Harbi confirme que dans des régions rurales, l’identité du lignage ou de la confrérie était beaucoup plus forte que l’identité nationale.

Niant toute comparaison entre la rébellion algérienne et la résistance française de 1944, il estime que la brutalité de certains chefs de maquis, et l’imposition du critère religieux, ont pu favoriser l’engagement des supplétifs, en particulier dans les regroupements de population. Certains harkis qu’il a rencontrés à la prison de Lambèse avaient été retournés. Il faut donc éviter de traiter les harkis de traîtres et collabos.

Problèmes d’intégration.

Quatre auteurs traitent des difficultés de l’intégration dues aux lenteurs du gouvernement, à l’inconfort de l’installation dans des camps de transit, puis des centres d’accueil et des hameaux forestiers. L’impréparation des camps en 1962 est certaine et entraîne des problèmes de santé et de formation des jeunes. Les menaces des militants FLN imposent des mesures de sécurité et d’isolement, tandis que le Parti communiste manifeste son opposition à Rivesaltes (Moumen).

La loi Boulin de décembre 1961 privilégie les rapatriés européens, et l’ordonnance du 21 juillet 1962 remet en cause la nationalité acquise, contrairement aux accords d’Evian (Scoldio Zûrcher)

Les difficultés d’accès à l’emploi entraînent des mouvements de protestation, des grèves et des violences parfois fomentées de l’extérieur, de 1975 à 1997 (Pierret). L’ONASEF est critiquée, la résorption des hameaux forestiers est lente à mettre en œuvre. La loi Romani de 1994  s’efforce de résoudre les problèmes les plus urgents (Sung Choi).

Ces chapitres, qui ne font que répéter des questions connues, appellent quelques réserves. L’impréparation des camps est due à une décision tardive du gouvernement, mais les conditions s’améliorent en 1963-1964 ; une formation professionnelle, ménagère et scolaire est dispensée par des formateurs et des monitrices (3) d’un grand dévouement ;

– les logements de la Sonacotra sont des HLM plus confortables que les baraquements militaires ;

– les centres de formation créés par madame Massu  en région paloise ne sont pas des maisons de redressement – la loi Mauroy-Ibrahimi de 1983  concerne les immigrés, et non les enfants de harkis ;

– il n’y a pas 90.000 supplétifs rapatriés, mais 66.000 avec les familles ;

– les rapports de Servier  de 1972 et 1975, et la thèse de Anne Heinis semblent ignorés, de même que le jugement de Maurice Benassayag, qui fut délégué aux Rapatriés de 1988 à 1991.

Celui-ci estime que le problème des Harkis a été négligé jusqu’en 1977, en raison de la collusion entre gaullistes et   communistes. Le premier hommage aux harkis a été rendu aux Invalides le 9 décembre 1989 par le Secrétaire d’État socialiste Gérard Renon, en même temps que Claude Evin inaugurait le timbre Harkis-Soldats de France, et que Charles Hernu mettait en place 300 appelés comme éducateurs des enfants de harkis.

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Problèmes de mémoire et d’association

Trois chapitres sont consacrés aux problèmes de mémoire des harkis et des femmes, et aux associations. Bien qu’elles reconnaissent un mieux-être de leur situation, certaines femmes se sentent rejetées, alors que les hommes critiquent l’état sordide des camps d’accueil (Ali Benali). Certains enfants ne comprennent pas pourquoi leurs pères étaient opposés à l’indépendance de l’Algérie. Ils considèrent que leur histoire a été tronquée (Crapanzano). Les portes-parole de la communauté ont permis une prise de conscience des problèmes à résoudre, mais les associations constituent une mouvement hétérogène où se disputent des enjeux identitaires (Moumen).

Les témoignages recueillis sont intéressants, mais ils ne reflètent pas le point de vue de ceux qui ont réussi. Secrétaires d’État, Conseillers économiques, maires et adjoints, professeurs, docteurs et ingénieurs, ils se déclarent fiers de leurs pères, ils sont reconnaissants aux moniteurs qui les ont accueillis dans les camps et les hameaux.

Il est certain que les mères de famille venant du bled algérien se sont adaptées difficilement, certaines ne parlent pas français, les parents illettrés n’ont pas toujours compris la nécessité d’encourager l’éducation des enfants. Parfois il a suffit qu’un frère réussisse pour que toute la famille progresse. Il est exact enfin que les associations sont trop nombreuses et ne coopérent pas ; certaines d’ailleurs n’ont pratiquement pas d’adhérents.

L’anthropologue Khemisti Bouneb donne un avis qui semble ignoré des sociologues de la revue : «Pour avoir vécu avec mes parents harkis dans différents camps, je pense qu’il y a eu une très grande exagération à propos de ces milieux fermés. Les chefs et les monitrices n’étaient pas des monstres et des sadiques comme le prétendent certains ! … Parmi les dirigeants de ces camps, souvent d’anciens militaires pieds-noirs ou Français de souche, il y avait des gens formidables et dévoués qui ont eu envers les harkis et leurs familles des conduites tout à fait admirables».

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harkis massacrés en 1962 en Algérie

 

Problèmes d’enseignement de l’histoire.

Le professeur Benoît Falaise note que les programmes scolaires n’ont pas parlé des harkis avant 1983. Quelques progrès ont été accomplis, mais les enseignants ont tendance à présenter la colonisation comme contraire aux valeurs de la République. Les harkis seraient alors des anti-héros, considérés comme traîtres et honteux en France, traîtres et coupables en Algérie, alors que les héros seraient de Gaulle et le FLN (sic). Un histoire scolaire apaisée lui paraît nécessaire.

Lydia Aît Saadi Bouras montre que l’enseignement de l’histoire relève en Algérie du ministère des moudjahidines. Les harkis n’ont pas de place dans cette histoire fondée sur trois mythes : - l’oubli du passé – le peuple uni derrière le FLN – une armée de paysans. On parle cependant de 500.000 traîtres et de 125.000 informateurs de l’ennemi. Les massacres de 1962 sont ignorés.

Ces exposés se suffisent. Tout commentaire serait superflu.

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Problèmes juridiques

Quatre contributions (Todd Shepard, A.David, FD. Sebah, Geouffre de la Pradelle) abordent les problèmes juridiques de la nationalité des harkis dans la République, et de la notion de crime contre l’humanité. Faute de compétence juridique, ces problèmes sont laissés à l’analyse des spécialistes.

 

Hommage à André Wormser

Le sociologue Mohand Hamoumou dialogue avec Gérard, neveu d’André Wormser, lequel a servi un an au commando Georges, a succédé à Parodi à la tête du Comité national pour les musulmans français, a écrit «en quête d’une patrie» dans Les Temps Modernes de 1984, est décédé en avril 2008. Son livre Pour l’honneur des harkis, 1  an de combat, 45 années de luttes est paru en 2009.

Accueillant les harkis en métropole, André Wormser s’est employé  à favoriser leur installation. Il a constaté qu’ils étaient menacés, que les enfants étaient désorientés et que les survivants étaient mis au ban de la société en Algérie. Victimes de la raison d’État, «ils ont des droits sur nous», écrit-il en reprenant la formule de Clemenceau.

Contre la gauche anticoloniale, et en liaison avec des officiers SAS dévoués (4), il obtient que le pouvoir reconnaisse les droits civiques d’une communauté de destin et s’emploie à résoudre les problèmes de la 2ème génération.

Une enquête effectuée en 1992 dans le Puy-de-Dôme montre que les familles de harkis ont atteint un niveau d’intégration équivalent aux autres communautés. La déclaration de Chirac en 2001 «la France n’a pas su sauver ses enfants» et l’institution d’une journée d’hommage tous les 25 septembre constituent une première reconnaissance.

Hamoumou rappelle les premiers travaux historiques (5)  qui ont montré que les harkis n’étaient pas opposés à l’indépendance de l’Algérie. Des historiens de gauche ont compris alors que le régime de parti unique et la réécriture de l’histoire en Algérie trahissaient les idéaux de la révolution algérienne. Les harkis n’étaient pas les collaborateurs du colonialisme. Il fallait donc lever les tabous d’une histoire tronquée (6) en France  et occultée en Algérie.

ALG-60-372-R27
unité harki à l'instruction

 

Annexes.

La revue est complètée par : - des repères chronologiques de 1515 à 2012 - un lexique - une carte des camps en France - une bibliographie, qui mériterait d’être complètée et amendée.

 

Conclusion

L’observation des faits conduit l’historien à formuler des idées simples,  en se gardant de la mythologie :

-  l’histoire des harkis ne commence pas en 1962 ; ils étaient opposés au terrorisme FLN, mais non à l’indépendance de l’Algérie ; les drames de 1962 en ont fait une communauté solidaire ;
-  les témoignages enrichissent l’histoire à condition d’être recoupés ou vérifiés par des documents ; le combat politique n’est pas celui de l’historien ;
-  le rejet du manichéisme ne doit pas conduire à réhabiliter le terrorisme ou la torture, les enfants des harkis sont donc fiers de leur pères ;
-  les premiers soutiens des harkis n’étaient pas des extrémistes cherchant à instrumentaliser leur histoire, mais des officiers attachés à la population musulmane et partisans d’une Algérie nouvelle associée à la France (7) ;
-  la relégation dans des camps a été réelle, mais exagérée pour la majorité des familles, et limitée dans le temps ; la responsabilité est gouvernementale.

Le texte de Mohammed Harbi et l’hommage à André Wormser corrigent dans une large mesure les approximations historiques des prestations initiales. Il faut donc remercier Les Temps Modernes de les avoir publiés.

Maurice Faivre
le 14 janvier 2012

 

notes

1 - Fanon, Les Damnés de la terre, 1961 : «la vie ne peut surgir que du cadavre décomposé d’un colon ». Préface de Sartre : «il faut tuer : abattre un Européen…c’est supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé. Restent un homme mort et un homme libre». «Quel démoniaque égarement» écrit Jean Daniel (La blessure, 1992), Réf. AG Slama, Histoire d’une déchirure. Gallimard, 1996, p.147.
2 -  Voici quelques exemples :
- il n’y a pas eu 60.000 appelés FSNA, mais 170.000 en effectifs cumulés – ce  n’est pas l’armée qui a recruté les premiers supplétifs, mais l’ethnologue Servier, le directeur de la Sureté Vaujour et le gouverneur Soustelle – le promoteur des harkas est Lorillot et non Salan ;
– l’auto-défense armée par Servier à Arris est devenue en six mois une harka de 120 hommes ;
– l’affaire de l’Oiseau bleu décrite par Lacoste-Dujardin est contredite par Servier, les historiens Frémeaux, Vincent Joly et moi-même – les AASSES ne sont créés qu’en 1960 ;
– les effectifs des supplétifs ne sont pas secrets, ils  sont diffusés chaque mois par le 1er Bureau, et des courbes récapitulatives ont été reproduites par la RHCC en 2002 ;
– l’accusation par Buis du double jeu des harkis a été démentie par son successeur Crémière – l’obligation d’enchaîner les armes concernait toutes les unités régulières et supplétives, elle était rarement appliquée ;
– l’obligation de doubler les sentinelles est une légende ;
– il n’y eut pas de refus d’engager les membres du commando Georges, ils ont été invités à rejoindre le 8°RIM – Challe n’est plus en Algérie en septembre 1960 – les 60 à 90.000 fellaghas décomptés en 1958 n’étaient pas tous des combattants, ils ne disposaient que de 20.000 armes de guerre ;
– le général de Gaulle ne s’est pas opposé au recrutement des supplétifs ; il accepte 33.000 harkis en 1958 et 60.000 en 1959 ; en revanche,  l’ordre de confier à des illettrés des tâches administratives, évoqué par son gendre,  est une idée «originale» ;
– en mars 1962, l’effectif des harkis n’était pas de 60.000, mais de 42.000 – les harkis des commandos de chasse ne sont pas des PIM ;
– de Gaulle a approuvé le plan Challe lors de sa visite au PC de Jumelles – il est exact que Servier n’approuvait pas les organisations retenues pour les harkas et les SAS ; il aurait fallu préciser que son opinion était fondée sur sa connaissance approfondie de la culture berbère – lapalissade ou sophisme : si on n’avait pas engagé de harkis, ils n’auraient pas été massacrés.
3 - L’assistante sociale du CADA de Bias est appelée la Samaritaine de la Casbah par la revue Ancrage de Villeneuve sur Lot. – Camel Bechikh universitaire fondateur du Club Fils de France, est admiratif de la cohésion de la communauté harki de Dreux, due aux efforts des maires, des associations et des assistantes sociales.
4 - Yvan Durand, Nicolas d’Andoque, aux cotés de Anne Heinis, du colonel Schoen et du général de Segonzac
5 - Il se réfère à M. Faivre et A. Moumen, puis à F. Meyer, Lucette Valensi et Dominique Schnapper.
6 - On regrettera une appréciation contestable de la FPA.
7 -  On peut se référer au général Ely, au commandant de Saint-Marc, et à Claude Paillat qui les décrit comme «des enfants de la Révolution française : on apporte la liberté, on va régénérer les gens… on va refaire une autre société que ces colonies un peu pourries».
 
9782070136469FS
 
 
________________________________________
 
 

additif

Témoignage de Daniel X qui a convoyé des harkis vers l’Algérie en 1962

Cette histoire me semble, hélas, vraisemblable. Elle est scandaleuse, mais elle correspond tout à fait à la situation et à l’atmosphère que j’ai bien connues en 1962.

Le Comité des Affaires Algériennes ayant décidé (et P. Messmer, en exécution, comme ministre) :

1/  que le vote sur la politique et les accords d’Évian ne serait le fait que des Français en France (les Européens en Algérie ont fortement protesté d’être ainsi écartés d’un vote qui les concernait plus que tout) ;

2/  Que le vote d’autodétermination-Indépendance du 1er juillet serait le fait de tous les citoyens français (de droit civil commun ou de droit civil local) en Algérie même.

C’est bien à cause de cela que malgré ma demande officielle de transfert en France de mes harkis de Géryville – dits «harkis de Bou Alam» - j’ai dû attendre trois mois et protéger sur place autour de mon poste d’Aïn El Orak ces futurs rapatriés. Il n’était pas question de commencer de rapatrier des musulmans en France avant le vote d’autodétermination du 1er juillet 62.

Ce n’est qu’en raison des premiers massacres de harkis (15-20 avril, harkis de Bou Alam et Cdos Georges).

En raison de la révélation dans la presse  du message du 12 mai de Louis Joxe (par le journaliste Jacques Lethiec de Combat, ancien sous-lieutenant à la SAS de Bou Alam).

En raison aussi de la pression de l’opinion (débat à l’Assemblée nationale),  Le Figaro, Le Monde, 23 mai 1962,

Que le Plan de Rapatriement va être rapidement mis en place  (26 mai, mise à disposition du camp du Larzac  montages des tentes etc… et 13 juin, premiers bateaux d’Oran, d’Alger…

En France, avant le vote de l’Autodétermination, il n’avait pas été question de toucher aux «musulmans engagés» dans leurs régiments,

Les «appelés» en revanche, étant alors renvoyés en Algérie et libérés ou versés dans les unités de la Force Locale créée pour servir au Gouvernement Exécutif Provisoire. Ils déserteront dès les premiers jours de l’Indépendance et apporteront leurs armes aux katibas de l’intérieur qui se reconstituaient au plus tôt.  

 

SI L’ON CONSIDERE LE CAS DES HARKIS :

Outre les harkis de Paris qui seront protégés et engagés par la Préfecture de Police, il existait bien aussi quelques harkis en France. Souvent ramenés par des filières individuelles ou des régiment rentrant d’Algérie dès 1961, et qui, poursuivant vers l’Allemagne, laissaient leurs quelques protégés dans des compagnies d’entretient des camps de l’Est, Mailly, Mourmelon etc… où l’emploi était abondant et le logement assuré.

Que ces compagnies de camp aient – sur ordre du commandement ou du cabinet du ministre – renvoyé en Algérie leurs harkis pour qu’ils puissent voter dans le cadre de l’autodétermination le 1er juillet ne m’étonne pas. C’est bien le signe du peu de connaissance, d’intérêt et de considération dont bénéficiaient les harkis en dehors de leur proche environnement. C’était déjà le cas en Algérie. Je m’en suis hélas bien souvent rendu compte.

J’ai par ailleurs déjà entendu parler du témoignage de Daniel X  paru sur Internet il y a deux ans. Il serait vérifiable, comme quelques autres du même genre, à partir des journaux de marche des compagnies de camp de Mailly, Mourmelon etc…

Pour Fatima Besnaci, qui a l’âme algérienne, (mais peut-on lui en vouloir ?), la repentance de la France – quant au non accueil des harkis en France, et aux massacres de 1962 -  constitue le combat de sa vie. Elle relaie largement la Ligue des Droits de l’Homme. Malheureusement, tous ces défenseurs du point de vue des Algériens en France n’appuient généralement leurs accusations que sur des témoignages, ou quand il s’agit de la télévision, sur des fictions.

Général (2S) François MEYER

 

 

Commentaire

Je note que c'est en avril que Joxe a prescrit le maintien des harkis en Algérie, il fait confiance aux promesses du FLN  et ne sait pas encore que des massacres ont commencé.

Son message d'interdiction date du 12 mai, et les premiers bateaux partent le 12  juin.

Je n'ai pas trouvé dans les archives privées de Messmer un ordre de refoulement des harkis de Mailly et autres lieux, et la thèse de Chantal Morelle sur «Louis Joxe diplomate», bien documentée, n'en fait pas état.

D'autre part, je suis réservé sur le nombre de 4 à 500 harkis refoulés.

Il se peut qu'il y ait parmi eux des appelés démobilisés en métropole (ils sont 17.000 en mars 1962), dont certains éléments douteux sont affectés dans des unités de pionniers (Mende et autres lieux).

Les questions posées aux chercheurs sont les suivantes :

- de quel régiment relevaient ces harkis ? à quelle date sont-ils arrivés en France ?

- d’où venaient ceux qui ont rejoint à Marseille ?

- étaient-ils en tenue militaire ?

- par qui étaient-ils accueillis à Alger ?

- avaient-ils reçu un pécule ou un bon de chemin de fer pour rejoindre leur village ?

Selon son habitude, Fatima Besnaci s'est emparée de ce témoignage sans le vérifier dans les archives.

Général (2S) Maurice  Faivre

 
 
22 janvier 2012

les décès dus à la manifestation du 17 octobre 1961

 17-octobre-1961-elie-kagan-tous-droits-reserves-bdic-1

 

 les victimes du 17 octobre 1961 ?

selon Jean-Luc EINAUDI

commentaire de Michel Renard

  

Liste des victimes de la répression de la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris sous les ordres de Maurice Papon, préfet de police.

Source : Jean-Luc Einaudi : La bataille de Paris, Seuil, 1991, ISBN : 978-2-02-091431-4

En 1997, devant la Cour d’assises de Bordeaux, Jean-Luc Einaudi a témoigné sur le 17 octobre 1961 lors du procès intenté à Maurice Papon pour son action de 1942 à 1944. Il a présenté une liste de 73 tués et de 67 disparus.

Source : Cercle Bernard-Lazare de Grenoble.

On trouve également cette liste sur le site consacré au procès de Maurice Papon par la section de Toulon de la Ligue des Droits de l'homme : "les 140 Algériens disparus en 1961 à Paris".

* les liens indiqués ci-dessus sont aujourd'hui défectueux, c'est pourquoi nous avions pris la précaution de reproduire la totalité de la liste produite par Einaudi avec les dates (17 octobre 2021)

 

Tués

1

Abadou Abdelkader

noyé, date indéterminée

2

Abadou Lakhdar

noyé le 17/10/1961

3

Abbas Ahmed

arrêté le 10/10/1961, inhumé le 09/12/1961

4

Achermanne Lamara

tué le 17/10/1961

5

Adrard Salah

tué le 17/10/1961

6

Ait Larbi Larbi

tué le 17/10/1961

7

Akkache Amar

tué le 28/09/1961

8

Alhafnaoussi Mohamed

retiré de la Seine le 17/09/1961

9

Achrab Belaïd

tué le 18/10/1961

10

Barache Rabah

retrouvé noyé le 30/09/1961

11

Bedar Fatima

noyée, repêchée le 31/10/1961

12

Bekekra Abdelghani

tué par balles, date indéterminée

13

Belkacemi Achour

tué par balles le 18/10/1961, inhumé le 7/11/1961

14

Benacer Mohand

tué le 8/10/1961

15

Bennahar Abdelkader

tué par balles, date indéterminée, inhumé le 7/11/1961

16

Bouchadou Lakhdar

noyé, retiré de la Seine le 21/10/1961

17

Bouchebri

arrêté le 2/10/1961, décès annoncé le 12/10/1961

18

Bouchrit Abdallah

tué par balles, date indéterminée

19

Boussouf Achour

noyé le 7/10/1961, inhumé le 17/10/1961

20

Chabouki Kassa

arrêté le 25/09/1961, repêché le 29/09/1961

21

Chamboul Abdelkader

tué le 2/10/1961

22

Chaouch Raba

tué par balles, date indéterminée

23

Chemloul Amrane

tué le 3/10/1961

24

Chevalier Guy

tué le 17/10/1961

25

Dakar Ali noyé

date indéterminée

26

Dalouche Ahmed

tué par balles, inhumé le 12/12/1961

27

Daoui Si Mokrane

tué le 17/10/1961

28

Derouag Abdelkader

noyé le 17/10/1961

29

Deroues Abdelkader

tué le 17/10/1961, inhumé le 31/10/1961

30

Djebali Mohamed

arrêté le 15/09/1961, tué, date indéterminée

31

Douibi Salah

tué le 17/09/1961

32

Ferdjane Ouali

noyé le 14/10/1961

33

Ferhat Mohamed

tué par balles, date indéterminée

34

Gargouri Abdelkader

tué par balles, date indéterminée, inhumé le 10/11/1961

35

Garna Brahim

tué le 18/10/1961

36

Guenab Ali

arrêté et tué le 3/10/1961

37

Guerral Ali

tué par balles, date indéterminée

38

Habouche Belaïd

tué le 22/09/1961

39

Haguam Mohamed

noyé, date indéterminée

40

Hamidi Mohand

tué le 11/10/1961, inhumé le 18/10/1961

41

Hamouda Mallak

tué le 11/10/1961

42

Houbab Lakdhar

noyé le 17/10/1961

43

Kara Brahim

blessé le 18/10/1961, mort le 21/10/1961, inhumé le 9/11/1961

44

Kelifi

repêché le 30/10/1961

45

Kouidji Mohamed

date indéterminée

46

Lamare Achemoune

tué le 17/10/1961

47

Lamri Dahmane

tué le 5/10/1961

48

Laroussi Mohamed

noyé, date indéterminée

49

Lasmi Smail

tué le 08/10/1961; inhumé le 10/11/1961

50

Latia Younès

noyé le 06 ou 07/09/0961

51

Loucif Lakhdar

noyé, date indéterminée

52

Mallek Amar

arrêté le 17/10/1961, décès annoncé le 21/10/1961

53

Mamidi Mohand

tué le 11/11/1961

54

Mehdaze Cheriff

tué le 27/09/1961

55

Marakeb Mohamed

tué le 02/09/1961, repêché le 10/10/1961, inhumé le 21/10/1961

56

Merraouche Moussa

tué le 10/10/1961

57

Messadi Saïd

tué le 27/09/1961

58

Meziane Akli

tué le 17/10/1961, inhumé le 25/10/1961

59

Meziane Mohamed

tué le 17/10/1961

60

Ouiche Mohamed

tué le 24/09/1961

61

Saadadi Tahar

date indéterminée

62

Saidani Saïd

tué le 17/10/1961

63

Slimani Amar

date indéterminée

64

Smail Ahmed

tué le 27/09/1961

65

Tarchouni Abdelkader

tué le 09/10/1961

66

Teldjoun Aïssa

noyé, date indéterminée

67

Telemsani Guendouz

tué le 17/10/1961, inhumé le 04/11/1961

68

Theldjoun Ahmed

tué le 18/10/1961

69

Yahlaoui Akli

tué par balles, inhumé le 07/11/1961

70

Yahlaoui Larbi

tué le 17/10/1961

71

Zebir Mohamed

tué par balles, inhumé le 07/11/1961

72

Zeboudj Mohamed

tué le 11/09/1961

73

Zeman Rabah

tué le 11/09/1961

 

Disparus

1

Abbes Si Ahmed

18/10/1961

2

Achak Elkaouari

18/10/1961

3

Adjenec Hocine

date indéterminée/10/1961

4

Aisani Mohamed

17/10/1961

5

Aitzaid Mehena

17/10/1961

6

Aillou Saïd

29/09/1961

7

Aoumar Saïd

17/10/1961

8

Arabi Achour

17/10/1961

9

Baali Abdelaziz

17/10/1961

10

Belahlam Rabah

date indéterminée/10/1961

11

Belhouza Areski

date indéterminée

12

Ben Abdallah Mohamed

17/10/1961

13

Ben Abdel Halim

17/10/1961

14

Benouagui Omar

20/10/1961

15

Berbeha Rabah

18/10/1961

16

Bouchouka

date indéterminée

17

Boukrif Saïd

17/10/1961

18

Boulemkahy Abdellah

17/10/1961

19

Boumeddane Rabah

17/10/1961

20

Boussaid Ahmed

17/10/1961

21

Chaouche Rabah

17/10/1961

22

Cheili Lounis

date indéterminée

23

Chemine Azouaou

17/10/1961

24

Cherbi Areski

17/10/1961

25

Dehasse Aïssa

10/10/1961

26

Drif Akli

17/10/1961

27

Fares Mohamed

17/10/1961

28

Ferhi Saïd

10/10/1961

29

Gacem Abelmadjid

17/10/1961

30

Ghezali Ahcene

date indéterminée/10/1961

31

Gides Lakhdar

17/10/1961

32

Guattra Ali

17/10/1961

33

Hadj Ali Saïd

17/10/1961

34

Harndani Hocine

17/10/1961

35

Hamidi Titouche

26/10/1961

36

Ioualalene Kassi

17/10/1961

37

Izerou Saïd

17/10/1961

38

Kalfouni Ahmed

18/10/1961

39

Kakhal Ahmed

21/10/1961

40

Kettfa Mohamed

17/10/1961

41

Khadraoui Mohamed

17/10/1961

42

Halfi Ahmed

23/10/1961

43

Khlifi Ahmed

18/10/1961

44

Laazizi Cherif

17/10/1961

45

LamChaichi M'hamed

18/10/1961

46

Medjahi Abdelkader

17/10/1961

47

Mermouche Rabah

18/10/1961

48

Messaoudi Saïd

17/10/1961

49

Meszouge

17/10/1961

50

Metraf Chabane

18/10/1961

51

Milizi Hocine

17/10/1961

52

Moudjab Mohamed

15/10/1961

53

Ould Saïd Mohamed Saïd

17/10/1961

54

Ouzaid Mohand

17/10/1961

55

Reffas Mohamed

14/10/1961

56

Sadi Mohamed

22/09/1961

57

Salhi Djeloule

17/10/1961

58

Si Amar Akli

18/10/1961

59

Slaman Rachid

20/10/1961

60

Soualah Mustapha

17/10/1961

61

Tebal Tahar

date indéterminée/10/1961

62

Yali Amrane

20/10/1961

63

Yanath Mani

fin/10 début/11/1961

64

Yekere Chabane

17/10/1961

65

Yosfi Mabrouk

17/10/1961

66

X, domicilié 121 rue georges Triton, Gennevilliers

17/10/1961

67

X, domicilié 37 av Lot-Communaux, Gennevilliers

17/10/1961

 

 source 1 - source 2

794874_guerre-d-algerie-manifestants-expulsion

 

commentaire

"tués"

Dans la liste des "73 "tués" le 17 octobre 1961, produite par Jean-Luc Einaudi, on compte 17 morts le jour même. 28 sont décédés antérieurement à cette manifestation. 10 sont morts postérieurement à cette date. 18 sont notés morts à une date indéterminée.

On ne peut donc imputer tous ces décès à la seule manifestation du 17 octobre, en particulier ceux morts antérieurement, ni ceux ceux dont la date ne peut être fixée. Comme on ne peut déterminer qui sont les auteurs des assassinats. La police bien sur, mais on sait aussi que le FLN a réglé des comptes.

"disparus"

Sur un total de 67 "disparus" fournis par Jean-Luc Einaudi, on recense : 38 disparus le 17 octobre 1961, 4 disparus antérieurement à cette date, 18 après, et 7 à une date indéterminée.

On ne peut donc parler de "centaines" de morts" à l'occasion du 17 octobre 1961 ni imputer tous ces décès avec certitude à la seule police française.

L'historien Jean-Paul Brunet a affirmé : "Si l’on se limite à la répression des manifestations des 17 et 18 octobre, je suis parvenu, et sans avoir été démenti par aucune nouvelle étude, à une évaluation de plusieurs dizaines (de 30 à 50), en comptant large". (source)

Michel Renard

9782080676917FS 

 

- retour à l'accueil

2 février 2012

réponse à Gilles Manceron sur Hélie Denoix de Saint Marc

0d365a47c57ddb5d124826bb5d14461d 

 

oubli ou ignorance ?

réponse à G. Manceron sur Hélie Denoix de Saint Marc

 général Maurice FAIVRE

 

L'article de Gilles Manceron, intitulé "Hélie Denoix de Saint-Marc ou la fabrication d'un mythe", confirme sa manière de faire, qui consiste à utiliser des petites phrases, non vérifiées (1) et extraites de leur contexte, pour les transformer en pamphlet anticolonialiste et antimilitariste, conforme à une idéologie dévoyée des droits de l’homme.

Dans cet article, un certain nombre de faits historiques sont instrumentalisés :

Les officiers colonialistes

- Hélie de Saint Marc, et les officiers d’Algérie en général, seraient des «nostalgiques de la colonisation».

- Or dans l’article du Livre blanc incriminé, le commandant de Saint Marc estime qu’il faut «en sortir par le haut» et établir «une relation privilégiée» entre la France et l’Algérie ; les officiers «ne sont pas fanatiques de l’Algérie française» et «n’ont pas pour mission de conserver les privilèges de la colonisation… ni d’empêcher l’indépendance».

- On retrouve la même opinion, dès juin 1956, dans la lettre du général Ely au ministre Cheysson, où il estime l’indépendance inéluctable et se prononce pour une solution fédérale.

- Plus tard, le général Salan approuve la loi-cadre de Robert Lacoste, qui prépare une autonomie de l’Algérie sans exclure l’indépendance (2).

- Claude Paillat, proche des officiers parachutistes, les décrit comme «des enfants de la Révolution française : on apporte la liberté, on va refaire une autre société que ces colonies un peu pourries».

La bataille d’Alger et la torture

- Ce serait Massu qui aurait demandé et obtenu de rétablir l’ordre à Alger en employant des méthodes policières brutales, dont la torture, en suivant les conseils des colonels Godard et Trinquier.

- en réalité, c’est  l’Assemblée nationale qui approuve les pouvoirs spéciaux le 12 mars 1956, donnant des pouvoirs accrus à l’armée et planifiant d’importantes réformes sociales.

- le 30 juin 1956, Lacoste confie à l’armée la respnsabilité du maintien de l’ordre. Peut-on ignorer la démarche de Lacoste auprès de Guy Mollet en décembre 1956, confirmée  par la biographie de Pierre BRANA ?

- d’autre part, la deuxième phase de la bataille d’Alger, après avril 1957, a été conduite par infiltration des réseaux terroristes grâce aux  bleus du capitaine Léger, et non par des interrogatoires musclés (3).

- c’est ce que reconnaît Zora Driff face à Lartéguy : «ces méthodes  n’avaient plus court  quand j’ai été prise (septembre 1957)».

- la directive de Massu sur le renseignement, de novembre 1957, ne prescrit pas la violence,

- son aveu de général vieillissant à Florence Beaugé : «on aurait pu faire autrement» correspond à ce qui a été fait.

- la présentation du colonel Trinquier comme un adepte de la torture a été démentie par ses adjoints au secteur d’El Milia : Messmer, Dabezies et le général Jacquinet ; elle y était formellement interdite.

 

PUTSCH-ALGER-AVRIL-19611

Le livre blanc de l’armée en Algérie

- la genèse du Livre blanc de l’armée en Algérie est totalement ignorée par Manceron qui en fait une critique fausse et tronquée.

- Le projet en a été lancé par des officiers de réserve qui estimaient totalement injustifiée la campagne antimilitariste des années 2000.

- 521 généraux ont approuvé non pas l’ensemble du texte, mais seulement la préface du général Gillis, dont Manceron n’a lu que les dix premières lignes.

- Or la préface reconnaît que «certains, pendant la bataille d’Alger, ont été confrontés à un dilemme : se salir les mains en interrogeant durement de vrais coupables ou accepter la mort certaine d’innocents. S’il y eut des dérives, elles furent marginales et en contradiction même avec les méthodes et les objectifs poursuivis par la France et son armée».

La pacification couverture de la violence

- considérer la pacification comme destinée à dissimuler la violence est une autre méconnaissance des faits.

- Parcourant le Constantinois en 1958, Lacouture observe que «l’action menée par quelques officiers et leurs hommes m’a paru en tout état de cause positive et fructueuse, quel que puisse être demain le statut de l’Algérie… ce que l’armée est en train de faire ressemble à un travail révolutionnaire».

- La directive de Salan du 24 novembre 1957 institue les centres militaires d’internement (CMI) pour les rebelles pris les armes à la main (PAM) conformément aux Conventions de Genève.

- 400 jeunes européennes et musulmanes des Equipes médico-sociales itinérantes accompagnent les médecins de l’AMG et se dévouent auprès des femmes et des enfants musulmans.

- à la rentrée de 1961, plus des deux tiers des enfants sont scolarisés grâce à la coopération de l’Éducation nationale, des Centres sociaux éducatifs et des instituteurs militaires.

- en 1961, 4.800 moniteurs et monitrices  du Service de formation de la jeunesse rassemblent des milliers de garçons et de filles dans des Foyers de jeunes et des internats.

Participation au putsch.

Penser que le commandant de Saint Marc a été manipulé par ses sous-officiers traduit une certaine ignorance du déroulement de la journée et de la discipline militaire.

Des humanistes admirables ?

- L’évocation élogieuse de Paul Teitgen et de Bollardière par Manceron mériterait d’être nuancée (4).

- Michelo Debré écrit à Edmond Michelet le 19 septembre 1960 que «les mérites du personnage sont minces… Outre que son récit est mensonger, sa conduite n’est pas admissible et ses propos ne sont pas tolérables». Le même Michelet déplore la déclaration de Teitgen au procès Jeanson.

- l’historien Pervillé met en doute les estimations de Teitgen sur les assignations à résidence.

- Les mêmes réserves peuvent être exprimées sur le général de Bollardière, qui reçu par le général Allard, ne peut lui expliquer les raisons de son désaccord avec Massu. Avant de quitter Alger, il déclare à Salan qu’il se tiendra «à l’écart de toute polémique» ; c’est parce qu’il n’a pas respecté cet engagement qu’il sera sanctionné. Le général Ely estime «sa faute très grave ; il a fait le jeu de l’ennemi».

- Il y aurait beaucoup à dire sur les qualités attribuées à Vidal-Naquet et au général Katz. Mais une recension historique n’est pas un exercice de polémique.

Nombreux sont les Français qui se réjouissent que l’État ait reconnu les mérites d’un officier hors du commun.

 

Maurice Faivre
le 2 février 2012

 

1 - C’est ainsi que dans « Les harkis, histoire, mémoire et transmission », Manceron m'attribuait trois prises de position erronées, sans avoir fait aucune vérification des faits.
2 - Réf. Pierre Brana et Joelle Dusseau. Robert Lacoste. L’Harmattan 2010
3 - Confirmation par le général Schmitt, qui a fini par gagner sa deuxième bataille d’Alger en Cassation contre la fausse terroriste Ighilariz.
4 - Fonds Debré 2DE21 – Rapport Allard du 28 mars 1957 – Rapport Salan du 29 mars 1957 – Fonds Ely 1K233 – article Pervillé : la guerre d’Algérie revisitée, colloque des 14-16 novembre 2002.

 
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Hélie Denoix de Saint Marc

 

___________________________________

 

texte de Gilles Manceron

 

Le pompeux "Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire" n'a pas l'habitude de publier les réponses adressées aux critiques qu'il publie. La vraie confrontation lui fait peur. Nous l'avons déjà vérifié quand Daniel Lefeuvre a répondu aux critiques de Catherine Coquery-Vidrovitch (relire le débat ici).
Nous procédons différemment. Voici le texte de Manceron.

Études Coloniales

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un officier hors du commun

 

La discrétion du commandant Hélie de Saint-Marc

Il arrive qu’un peuple, une minorité, une corporation éprouve le besoin de désigner une personne jugée remarquable par l’action ou la pensée pour l’exalter en un personnage exemplaire, à qui le groupe ou l’individu puissent s’identifier. Le héros, la part faite à sa valeur humaine intrinsèque, est une construction collective. Le phénomène s’observe au mieux dans le domaine du politique, dont relèvent les deux articles qui suivent, s’agissant d’une personne vivante qui se prête à la fabrication de la légende élaborée à son sujet, voire l’alimente.

L’enjeu est de la mémoire d’une sanglante décolonisation achevée voilà près d’un demi-siècle, du sens à donner à des événements politiques et militaires qui ont laissé des traces profondes dans la conscience de ceux qui les ont vécus, mais aussi de qui en éprouve encore aujourd’hui les conséquences, en Algérie, en France, en Indochine et ailleurs. Examiner, jusqu’à les déconstruire, la constitution à leur propos de représentations historiques erronées, est profitable à tout un chacun.

Le présent dossier comprend deux éléments :

- l’article « Hélie Denoix de Saint-Marc ou la fabrication d’un mythe », par Gilles Manceron, historien [ci-dessous].

- « La restitution du débat : Mémoires des guerres de décolonisation et l’institution militaire (20 septembre 2006) », par Valentin Pelosse, sociologue.

Hélie Denoix de Saint-Marc ou la fabrication d’un mythe

par Gilles Manceron

Parmi les instrumentalisations contemporaines de l’histoire figure, dans certains milieux nostalgiques de la colonisation et qui ne se sont jamais faits à l’idée des indépendances, le mythe de l’homme sage et attaché à la vérité qu’aurait été Hélie Denoix de Saint-Marc. La vie de cet officier parachutiste membre de l’état-major du général Massu lors de la Bataille d’Alger en 1957, participant au putsch d’avril 1961, est présentée de façon à susciter une admiration pour sa personne, que ceux qui défendent une certaine Algérie française cherchent à faire rejaillir à la fois sur les méthodes employées par les parachutistes lors de la Bataille d’Alger et sur les chefs de l’OAS avec lesquels – bien qu’il ne les ait pas suivis au lendemain du putsch – il s’est retrouvé emprisonné et vis-à-vis desquels il se refuse à exprimer la moindre critique.

On assiste ainsi à la construction d’un discours en partie fictif, qui n’est possible qu’au prix de l’oubli ou de la déformation de certains éléments de l’histoire. Le récit que fait Hélie Denoix de Saint-Marc, qui est toujours le même, souvent au mot près, est, en effet un discours construit, truffé d’occultations, de trous de mémoire et de « vérités officielles » qui sont des contre-vérités flagrantes. Tel est le cas, en particulier, sur deux sujets. D’abord, sur la Bataille d’Alger, puisqu’il affirme que c’est à son corps défendant qu’on a confié à la division parachutiste de Massu les pouvoir de police, alors que tous les historiens sont amenés à dire, en se fondant sur de nombreuses archives et même sur tous les écrits de ce dernier, que l’état-major de la 10e division parachutiste a longtemps, au contraire, réclamé qu’on les lui confie afin de mettre en œuvre les méthodes qu’elle a ensuite appliquées. Ensuite, sur le putsch d’avril 1961, où il s’attribue un rôle décisif qu’il n’a pas joué dans le basculement du 1er régiment étranger de parachutiste dans la rébellion.

Le site internet consacré à Hélie Denoix de Saint-Marc (heliedesaintmarc.com), qui parle de son « exigence de vérité » et le présente comme « un sage » qui cherche « à livrer sa part de vérité » (1) sert de chambre d’écho à ce récit construit. Et l’instrumentalisation de l’image de cet officier est manifeste aussi dans le Livre blanc de l’armée française en Algérie (2). Paru en 2001 dans le but de démentir et de disqualifier les travaux historiques, témoignages, articles de presse et films qui avaient, en 2000 et 2001, apporté de nouveaux éclairages précis sur la conduite de l’armée française dans la guerre d’Algérie, et de leur opposer une version mise à jour du discours officiel justifiant ces méthodes, ce livre a choisi, en effet, de le mettre en avant (3) en s’ouvrant sur une interview de lui qui s’étale sur dix pages… Cette place accordée à un officier au grade modeste de commandant, dans une opération telle que ce Livre blanc soutenue par 521 officiers généraux ayant servi en Algérie, pourrait surprendre si on ne comprenait pas que cet officier est l’un des rares parmi les jusqu’au-boutistes de l’Algérie française à avoir un passé de résistant et de déporté et une allure qui tranche avec le profil de baroudeur de beaucoup d’autres.

Car, en effet, l’engagement d’Hélie Denoix de Saint-Marc très jeune dans la Résistance et le récit de sa déportation à Buchenwald forcent le respect. Mais ce qui est escompté par la construction à son propos d’une légende, c’est l’idée que le parcours de cet homme entre 1940 et 1945 légitimerait ses choix entre 1955 et 1961, ou encore que sa propre déportation sous le nazisme confirmerait ses dénégations ou ses minimisations de la torture pratiquée par l’armée française en Algérie. Or, dans cette dernière période, il a croisé la route de bien d’autres anciens résistants et déportés dont la plupart ont pris des positions résolument opposées aux siennes en ce qui concerne l’usage de la torture, tel le ministre de la Justice Edmond Michelet, le secrétaire général de la préfecture d’Alger Paul Teitgen (4) ou le général Jacques de Bollardière, saint-cyrien, condamné à mort en 1940 par un tribunal militaire vichyste et compagnon de la Libération. Le président de l’Association des anciens déportés d’Algérie n’était autre qu’Yves Le Tac, l’un des animateurs en 1960 des mouvements gaullistes favorables à l’autodétermination de l’Algérie, qui fera l’objet de trois tentatives d’assassinats de la part des hommes de l’OAS qu’Hélie Denoix de Saint-Marc s’abstient soigneusement de désavouer. Utiliser le passé de Saint-Marc pendant la seconde guerre mondiale pour induire une approbation de sa conduite en Algérie entre 1955 et 1961 relève donc de la manipulation.

Les méthodes de la « pacification »

Après avoir participé à la guerre d’Indochine puis à l’expédition de Suez, il est en Algérie au 1er Régiment étranger de parachutistes (1er REP). On attendrait de sa part, cinquante ans plus tard, un témoignage précis, voire la réflexion d’un officier français de la Légion sur ce qu’on désignait alors pudiquement par le terme de « pacification ». Depuis cinquante ans, sur cette manière de faire la guerre, les témoignages se sont amoncelés, venant aussi bien d’appelés, d’officiers français que de civils ou d’anciens maquisards algériens – témoignages à passer, bien entendu, au crible de l’analyse critique, mais dont l’abondance permet de reconstituer, autant que faire se peut, cette forme de guerre. Il n’est qu’à lire, par exemple, pour en avoir une idée, le récit de l’appelé Jacques Pucheu intitulé « Un an dans les Aurès. 1956-1957 », publié par Pierre Vidal-Naquet dans Les crimes de l’armée française (5) pour mesurer à quel point les conventions internationales protégeant les populations civiles en temps de guerre et régissant le sort des prisonniers de guerre ont été systématiquement violées au cours de ces opérations dites de maintien de l’ordre.

Or, les actes précis qui ont fait partie de la « pacification » à laquelle se livrait l’armée française en Algérie ne sont abordés ni dans ses récits, ni dans les ouvrages et articles qui reprennent ses propos et cultivent sa légende, ni sur le site internet qui lui est consacré.

La torture durant la Bataille d’Alger

Pendant la bataille d’Alger, en 1957, le capitaine Denoix de Saint-Marc a été chef de cabinet du général Massu, qui, à la tête de la 10e division parachutiste, s’était vu confier les pouvoirs de police sur le Grand Alger, et il a été chargé en son sein, à partir de mai 1957, des relations avec la presse (6). Aux fonctions qu’il occupait, Saint-Marc était parfaitement au courant des méthodes de la Bataille d’Alger, de ce qui se passait à la villa Sésini et à la villa des Roses, et autres lieux de tortures de sinistre mémoire pratiquées par les hommes du 1er REP (7). Sorte d’attaché de presse du général Massu à partir du mois de mai, son travail consistait à défendre et à justifier aux yeux de l’opinion le rôle de police joué dans le Grand Alger par la 10e division parachutiste. Son passé de résistant déporté et son allure différente de celle de la plupart des autres officiers parachutistes l’avaient fait choisir pour tenter de faire passer auprès de la presse et des hommes politiques venus de France le discours de l’armée destiné à jeter un voile pudique sur la torture et les exécutions sommaires.

Loin de se livrer à un effort de lucidité sur cet épisode de son passé, Saint-Marc le reconstruit. Il affirme, par exemple, que les fonctions de police ont été imposées contre sa volonté à la 10e division parachutiste et à Massu « à son corps défendant » (8), par Robert Lacoste et Guy Mollet, ce qui est contraire à la réalité. En fait, Massu, secondé et conseillé par les colonels Roger Trinquier, commandant adjoint de la 10e division parachutiste, et Yves Godard, chef d’état-major puis commandant adjoint de la division, avait énoncé depuis longtemps les moyens à employer pour lutter contre le FLN et réclamé la charge de les appliquer. En particulier, nommé en août 1956 à la tête d’une commission chargée d’élaborer une doctrine de contre-terrorisme urbain, il a élaboré avec Godard et Trinquier une note préconisant de donner à l’armée la charge du maintien de l’ordre et précisant les méthodes qu’elle devrait employer, et qui seront celles-là mêmes de la Bataille d’Alger : « 1/ Tout individu entrant dans une organisation terroriste, ou facilitant sciemment l’action de ses éléments (propagande, aide, recrutement, etc.), est passible de la peine de mort. 2/ Tout individu, appartenant à une organisation terroriste et tombant entre les mains des forces spécialisées du maintien de l’ordre, sera interrogé sur le champ, sans désemparer, par les forces mêmes qui l’ont arrêté. 3/ Tout individu suspecté d’appartenir à une organisation terroriste pourra être arrêté chez lui et emmené pour interrogatoire devant les forces spécialisées de l’ordre, à toute heure du jour et de la nuit » (9)…

Trinquier, Godard, et leur chef Massu qui reprenait leurs théories, ont affirmé hautement, dès 1956, détenir la solution pour rétablir l’ordre et appelé explicitement Robert Lacoste et le gouvernement à leur donner les moyens de le faire en acceptant de confier à l’armée, et, en l’occurrence, aux parachutistes les pouvoirs de police car « nos lois actuelles sont inadaptées au terrorisme » (10). Une note du 22 septembre 1956 signée Massu précisait, par exemple : « Dans le cadre de la mission de l’armée en AFN, il apparaît nécessaire de préciser celle des unités de parachutistes. […] pour tout observateur militaire quelque peu averti et impartial, le problème actuel de l’AFN s’apparente à la pacification. L’armée résoudra ou non ce problème : mais elle apparaît seule susceptible d’y parvenir ». Dans les derniers jours de 1956, les autorités civiles ont accédé à ces demandes et accordé finalement à l’armée, et précisément aux parachutistes, ce qu’ils réclamaient depuis des mois. La directive de février 1957 du 2e bureau de la 10e division parachutiste confirmera qu’elle est enfin chargée de la mise en œuvre des méthodes qu’elle avait préconisées et qu’elle assume pleinement : « depuis un an et demi l’emprise rebelle sur l’Algérie n’a fait que croître […]. Si l’on veut extirper la plante malfaisante, il faut détruire la racine. Cette tâche incombe théoriquement aux différentes polices, mais l’expérience de dix ans de guerre subversive a prouvé que c’était aussi la tâche de l’armée. En fait, la destruction de l’infrastructure politico-administrative rebelle est la mission numéro un de l’armée » (11).

La 10e division parachutiste n’a donc pas reçu des gouvernants civils des pouvoirs de police à son corps défendant, elle a élaboré une méthode de guerre qu’elle a présentée comme la seule solution face au terrorisme et demandé au pouvoir civil d’appliquer, ce qu’elle a finalement obtenu. Or Hélie Denoix de Saint-Marc, chargé au sein du cabinet de Massu en mai 1957 d’expliquer et de justifier l’action de la 10e division parachutiste en matière de police, dit aujourd’hui : « Je pensais à cette époque et je le pense toujours […] l’armée ne doit pas se voir confier des missions de police ». Qu’il pense cela aujourd’hui, acceptons-en l’augure et déduisons qu’il aurait, par conséquent, changé d’avis. Mais qu’il l’ait pensé à l’époque tout en acceptant la fonction consistant à convaincre l’opinion française du contraire, on ne pourrait qu’en conclure un singulier manque de courage de sa part. Il eut été logique, s’il est vrai qu’il l’avait pensé alors, qu’il réagisse comme l’a fait, en mars 1957, le général de Bollardière qui pensait effectivement cela et qui a protesté contre le fait qu’on ait confié des pouvoirs de police à l’armée et les méthodes qui en découlaient. Commandant le secteur Est-Atlas Blidéen de la Région militaire d’Alger, il a fait part le 7 mars au commandant de la région militaire de son désaccord avec Massu : « Convoqué ce jour à dix heures par le général Massu, j’ai été obligé de prendre conscience du fait que j’étais en désaccord absolu avec mon chef sur sa façon de voir et sur les méthodes préconisées. Il m’est donc impossible de continuer honnêtement à exercer mon commandement dans ces conditions. J’ai donc l’honneur de vous demander d’être immédiatement relevé de mes responsabilités et remis à la disposition du commandement en France ». A l’opposé de Bollardière, Saint-Marc a suivi le courant. Il a accepté de justifier que l’on confie des missions de police à l’armée et les méthodes qui en découlaient. Bollardière pensait-il à lui quand, évoquant l’attitude d’alors de nombre d’autres officiers parachutistes, il écrivit : « Dans cette période où l’hésitation et l’attentisme de beaucoup m’écœuraient, j’éprouvais le besoin d’un choix clair » (12).

Quant à son rôle de relations avec la presse, Saint-Marc affirme : « vis-à-vis d’eux, j’ai toujours essayé d’être honnête, je crois ne jamais leur avoir menti, je ne leur ai pas toujours dit la vérité, mais je crois ne leur avoir dit que des vérités » (13). Faire l’histoire de la Bataille d’Alger oblige pourtant à dire que le rôle de l’officier de presse de la 10e division parachutiste a été précisément en 1957 d’organiser le mensonge. Et quand un site internet se voue aujourd’hui à l’hagiographie du vieillard à l’allure vénérable qui prononce ces paroles, on ne peut que songer à la phrase de Pierre Vidal-Naquet : « il vaut mieux, pour une nation, que ses héros, si elle en a encore, en dehors de ceux, éphémères, que choisissent chaque semaine deux émissions concurrentes de télévision, ne soient pas des menteurs » (14).

Que dit aujourd’hui Saint-Marc de la torture ? Il prétend avoir été à l’époque et être aujourd’hui « contre la torture » tout en disant qu’il faut parfois employer « des moyens que la morale réprouve » : « Dans l’action, que faut-il faire si vous vous trouvez responsable du maintien de l’ordre dans un quartier où les bombes éclatent, est-ce que vous allez essayer de sauver des vies humaines au risque de vous salir les mains ou bien vous allez refuser de vous salir les mains au risque d’accepter que des innocents meurent ? » (15) Il a beau prendre la précaution d’ajouter « Je n’ai pas de réponse », sa manière de poser le problème vise à justifier l’emploi de la torture, sous couvert, comme il le dit encore, « d’accepter certains moyens condamnables pour éviter le pire » (16).

C’est l’argumentaire de tous ceux qui légitiment « dans certains cas » l’utilisation de la torture. On le retrouve dans le Livre blanc de l’armée française en Algérie, dont le texte d’ouverture justifie la torture et les exécutions sommaires d’alors en les présentant comme une nécessité. On peut y lire, par exemple, que « ce qui a caractérisé l’action de l’armée en Algérie, ce fut sa lutte contre toutes les formes de torture, d’assassinat, de crimes idéologiquement voulus et méthodiquement organisés » (17).

Laisser entendre la possibilité du recours à la torture, c’est aussi prendre le contre-pied des engagements formels de la France, l’un des premiers États à ratifier la Convention internationale contre la torture de 1984 qui dispose qu’« aucune circonstance exceptionnelle, quelle qu’elle soit, qu’il s’agisse de l’état de guerre ou de menace de guerre, d’instabilité politique intérieure ou de tout autre état d’exception, ne peut être invoqué pour justifier la torture ». Là encore, le discours confus de Saint-Marc se distingue du langage clair de Bollardière qui a parlé de « l’effroyable danger qu’il y aurait pour nous à perdre de vue, sous le prétexte fallacieux de l’efficacité immédiate, les valeurs morales qui seules ont fait jusqu’à maintenant la grandeur de notre civilisation et de notre Armée » (18) – Bollardière qui a été envoyé en forteresse, et, à la différence de Saint-Marc et des officiers condamnés pour leur participation au putsch et à l’OAS réintégrés pleinement dans leur grade par la loi de novembre 1982 voulue par François Mitterrand, et qui, lui, n’a jamais été réintégré dans ses droits…

Ressassant, encore aujourd’hui, la thèse de l’efficacité de la torture, Saint-Marc n’a même pas connu l’évolution tardive de son chef d’alors, le général Massu, qui, à la fin de sa vie, a remis en cause le bien fondé de ces méthodes : « Non, la torture n’est pas indispensable en temps de guerre… Quand je repense à l’Algérie, on aurait pu faire les choses différemment » (19).

Le putsch d’Alger

Dans le putsch du 21 avril 1961, Hélie de Saint-Marc a à la fois assumé une responsabilité importante et joué un rôle de comparse. Les organisateurs du complot étaient les colonels Broizat, Argoud, Godard, Lacheroy et Gardes, les généraux Salan, Jouhaux et Gardy et les civils extrémistes qui avaient constitué au début de 1961 l’Organisation de l’armée secrète (OAS). Pour eux, le putsch n’était qu’un moment dans un combat qu’ils avaient déjà commencé depuis plusieurs mois, avec les premières désertions, comme celle du lieutenant du 1er REP Roger Degueldre et d’autres sous-officiers de ce régiment, et avec les premiers attentats terroristes, comme l’assassinat à Alger de l’avocat maître Popie le 25 janvier, et dans un combat qu’ils étaient décidés à poursuivre, quelle que soit l’issue du putsch.

Le capitaine Saint-Marc se trouvait alors à la tête du 1er REP par intérim, en l’absence de son chef le colonel Guiraud en permission en France, un régiment largement acquis aux idées des ultras favorables à la poursuite de la « guerre révolutionnaire » contre le FLN par tous les moyens, quitte à se rebeller contre les institutions de la République, et qui avait probablement été rapproché d’Alger et cantonné à Zéralda dans la perspective de la préparation du coup d’Etat. Saint-Marc n’apparaissait pas lié aux hommes de l’OAS ni aux militaires qui en étaient proches. Il avait même quitté l’armée pendant environ six mois, donnant sa démission et tentant une expérience professionnelle en Italie en 1959, avant de revenir en Algérie et d’être réintégré au 1er REP.

C’est au dernier moment qu’il a été mis au courant du projet de putsch, et, en réalité, son rôle s’est borné à suivre les sous-officiers et les hommes de son unité qui était celle la plus acquise à cette opération. Tout indique qu’avec la présence du lieutenant Roger Degueldre, déserteur depuis janvier et revenu clandestinement à Zéralda, la préparation de la rébellion du 1er REP était déjà fort avancée, impliquant l’ensemble des commandants de compagnie, quand Degueldre et des civils membres de l’OAS ont approché Saint-Marc pour savoir s’il se joindrait au plan prévu et lui proposer de rencontrer Challe. Avec Degueldre, des officiers qui avaient été écartés du régiment comme Sergent, La Briffe, Ponsolle, Godot et La Bigne étaient du complot. Dans son récit d’aujourd’hui, Saint-Marc préfère ne pas nommer Degueldre – qui deviendra le chef des commandos Delta de l’OAS auteurs des dizaines d’assassinats, dont le 15 mars 1962 à Alger de six enseignants des Centres sociaux éducatifs fondés par Germaine Tillion –, et parler de « civils ». Ceux-ci étaient très certainement résolus, dans le cas où Saint-Marc ne les suivrait pas, à le neutraliser par la force, comme l’ont été des officiers loyalistes tels les généraux Gambiez et Vézinet (20). Or, de son ralliement aux conjurés, Saint-Marc fait un récit très théâtral, lui aussi reconstruit rétrospectivement, qui lui donne, contre toute vraisemblance, un rôle décisif dans le basculement du 1er REP. Il dit avoir répondu, après un long silence, au général Challe : « je pense que le 1er REP me suivra », alors que son choix a été, non d’inciter le régiment à se rebeller, mais de suivre ses subordonnés et de rester avec son régiment dans la rébellion.

Les quelque 2 000 hommes du 1er REP qu’avaient rejoints, outre Degueldre, des officiers qui en avaient été écartés récemment pour n’avoir pas caché leur hostilité à la politique algérienne de la France, ont marché sur Alger et pris le contrôle des principaux points stratégiques de la ville. Quand le putsch a échoué, Saint-Marc, à la différence de ceux-ci, n’est pas entré en clandestinité pour continuer le combat au sein de l’OAS. Pourtant, par la suite, ces jusqu’au-boutistes de l’Algérie française qui l’avaient rallié à leur projet et utilisé lors du putsch, choisiront d’utiliser encore sa personnalité comme un emblème de leur combat, celle-ci ayant des aspects sensiblement plus respectables que celles des Sergent, Degueldre et autres instigateurs du pronunciamento, déserteurs, plastiqueurs et assassins qui ont continué leur lutte après le 24 avril 1961 par des voies terroristes.

Il est vrai que Denoix de Saint-Marc semble accepter d’être ainsi utilisé. Officier putschiste qui s’est livré à la justice et n’a pas rejoint l’OAS, il accepte cependant d’être l’objet de cette récupération par les nostalgiques de l’OAS en gardant le silence sur celle-ci et en s’abstenant de condamner son action ou même de l’évoquer. Il fait, pour cela, l’éloge d’une loi du silence qui revient à une solidarité tacite et à sens unique avec ceux qui ont déserté et combattu avec cette organisation terroriste. Pour justifier ce choix, il cite volontiers Saint-Exupéry : « Puisque je suis l’un d’eux, je ne renierai jamais les miens, quoi qu’ils fassent, je ne parlerai jamais contre eux devant autrui ; s’il est possible de prendre leur défense, je les défendrai ; s’ils se sont couvert de honte, j’enfermerai cette honte dans mon cœur et je me tairai ; quoi que je pense alors d’eux, je ne servirai jamais de témoin à charge » La phrase de Saint-Exupéry est elle-même discutable si on l’érige en règle générale, car elle pourrait alors justifier toutes les complicités et toutes les non dénonciations de crimes que la loi et la morale réprouvent, au prétexte que ce sont « les miens » qui les ont commis. La prendre au pied de la lettre et pousser sa logique à son terme risque d’aboutir aux limites de l’esprit de corps, à une sorte d’omerta aux allures de solidarité mafieuse. En l’occurrence, Saint-Marc fait de cette règle un usage à sens unique. Qui sont, finalement, ceux qu’il considère comme « les siens » ? Ses légionnaires et militaires putschistes et tous ceux qui ont fait partie de l’OAS. Sur eux, il ne veut rien dire, même s’il sous-entend par l’usage qu’il fait de cette citation qu’ils se sont, par certains de leurs actes, « couverts de honte ». Mais il n’observe pas la même réserve quand il participe au Livre blanc de l’armée française en Algérie qui s’en prend aux partisans de la paix en Algérie, du général de Gaulle à Bollardière, en passant par le général Katz qui a lutté dans des conditions difficiles contre l’OAS à Oran en 1962. Pas plus qu’il ne ressent le moindre devoir de solidarité avec les citoyens français qui s’étaient prononcés massivement par référendum le 8 janvier 1961, avec 75% de oui, en approuvant « l’autodétermination des populations algériennes ». Ses concitoyens, les institutions républicaines de la France, pas plus que les chefs de l’armée française qui ont dû affronter l’OAS ne font partie « des siens »… Sans parler des journalistes, hommes politiques, écrivains et artistes qui avaient dénoncé à l’époque qu’on confie les pouvoirs de police à l’armée et les méthodes qui en découlaient, traités dans ce Livre blanc de « porteurs de valises » du FLN et vis-à-vis desquels nulle obligation de réserve n’empêche ce livre qui l’exhibe comme une icône de proférer les plus infamantes accusations de trahison. Notons enfin que le site internet entièrement voué à sa légende propose entre autres un lien renvoyant à l’Association des amis de Raoul Salan.

Le film de Georges Mourier et son instrumentalisation

Ceux qui cherchent à utiliser la légende de Denoix de Saint-Marc tentent aussi de détourner à leur profit un film documentaire qui lui a été récemment consacré, en proposant son achat sur le site qui lui est voué. C’est ce film intitulé Servir qui a été projeté 20 septembre 2006 dans l’auditorium Foch de l’Ecole militaire, suivi d’un débat dont le sociologue Valentin Pelosse nous propose sur le site du CVHU sa propre restitution personnelle.

Il s’agit d’un épisode d’une série de Georges Mourier intitulée « Le choix des hommes » dont la thématique générale est de brosser le portrait de personnes qui, à un moment donné, se sont trouvées contraintes dans un contexte de crise d’effectuer un choix dramatique. Sur ses sept épisodes, la plupart ne concernent pas les questions coloniales. Dans le film Croire ? Georges Soubirous, déporté au camp de Dora, évoque la foi qui lui avait permis de tenir et qu’il a abandonnée depuis ; dans Agir ? Gilbert Brustlein revient sur l’attentat que, jeune résistant communiste, il a commis le 20 octobre 1941 contre un officier allemand, provoquant les représailles contre les 27 otages de Chateaubriant ; dans Trahir ? Paul Nothomb, aviateur communiste et compagnon d’armes d’André Malraux dans la guerre d’Espagne, revient sur le moment où, arrêté et torturé en mai 1943 par la Gestapo, il a feint de se rallier en s’efforçant de ne par trahir ses amis ; dans Mentir ? Jacques Bureau, membre en 1943 d’un réseau de résistance franco-anglais, raconte qu’interrogé par les Allemands, il leur livra de fausses informations sur un débarquement imaginaire que les services anglais leur avaient données dans ce but ; dans Tricher ? le français Jacques Rossi, militant communiste et agent du Komintern, rappelé d’Espagne à Moscou en 1937, dit comment il a été pris dans les purges staliniennes et a fait dix-neuf ans de Goulag, ne rentrant finalement en France qu’en 1985. Seuls, deux épisodes de cette série, produite par les Films de la Lanterne et RTV, renvoient à la guerre d’Algérie, et, en dehors de Servir ? consacré à Hélie Denoix de Saint-Marc, l’autre, intitulé Combattre ?, porte sur un homme au parcours bien différent : Abdelkader Rahmani, qui, jeune officier de l’armée française né en Algérie, avait décidé avec 52 autres officiers d’origine algérienne d’écrire au président Coty pour lui demander d’arrêter la guerre et fut, comme tous les autres, arrêté et emprisonné.

Mais seul celui consacré à Hélie Denoix de Saint-Marc est distribué en DVD, par les éditions LBM (21), et sa diffusion, isolée des autres épisodes, s’effectue manifestement dans un cadre idéologique qui cherche à instrumentaliser cette légende. D’autant que le choix du documentariste de laisser s’exprimer librement les différents témoins sur ce moment où ils ont été amenés à prendre une décision dramatique, conduit, dans le cas de ce film, à ce que Saint-Marc délivre son récit rétrospectif de la bataille d’Alger et du putsch sans que personne ne vienne mettre le doigt sur ses reconstructions du passé et ses omissions. Personne ne le contredit, ou même lui demande de confirmer ce point, quand il affirme qu’en 1957 la division de parachutistes de Massu a été chargée « à son corps défendant » des missions de police. Personne ne lui demande, quand il affirme qu’à l’époque, il était opposé à ce qu’on lui confie cette mission, pourquoi il ne l’a pas dit ni n’a démissionné comme son supérieur le général de Bollardière, pourquoi il a accepté au contraire de justifier officiellement son action auprès de la presse. Personne ne lui demande si c’est le lieutenant déserteur Degueldre qui lui a demandé de rencontrer Challe et de participer au putsch ; s’il pense qu’en cas de refus, les hommes qui avaient préparé le putsch l’auraient arrêté par la force comme l’ont été les généraux Gambiez et Vézinet ; ni s’il pense aujourd’hui que le courage consistait davantage à faire comme ces deux généraux ou bien à suivre ses sous-officiers dans le putsch. Personne ne lui demande pourquoi il n’a pas rejoint l’OAS comme de nombreux militaires putschistes ; par désaccord avec leur action ou pour une autre raison ? pourquoi, s’il était ou s’il est aujourd’hui en désaccord avec leur action, ne l’a-t-il pas dit ni ne le dit-il aujourd’hui ? Pourquoi son sentiment de solidarité avec « les siens » ne s’étend pas, pour lui, aux électeurs français ou aux institutions républicaines de son pays. Au fait, que pense cet homme, né dans une famille aristocratique et de culture catholique traditionaliste, de la République ? Autant de questions qui ne lui ont pas été posées.

Sans explication historique du contexte, on peut craindre que l’utilisation de ce film, séparé délibérément du reste de la série, serve à conforter des discours idéologiques et éloigne d’une véritable histoire de la guerre d’Algérie. L’hebdomadaire Valeurs actuelles du 29 septembre 2006 commente ainsi l’image de Saint-Marc donnée par ce DVD : « il est le symbole de la conscience libre, celle qui, à un moment donné, décide de désobéir car ce qu’on lui demande de faire va à l’encontre de sa morale ». L’étude de l’histoire incite plutôt à penser que cet officier n’a fait, en 1957 comme en 1961, que suivre. Il n’a pas eu le courage moral de refuser, en 1957, comme de Bollardière, auquel pourtant ses propos actuels donnent raison ; ni en 1961, comme les officiers qui n’ont pas suivi les putschistes ; ni même celui de se lancer dans la rébellion folle de l’OAS, qui, si elle conduisait, certes, à une dérive criminelle, pouvait se prévaloir d’une forme de fidélité aux discours tenus pendant des décennies par la République. Le fait de ne pas avoir eu le courage de le faire explique-t-il son silence aujourd’hui à son sujet ? Quoi qu’il en soit, compte tenu de ce que j’ai montré plus haut des propos de Saint-Marc sur la Bataille d’Alger et le putsch de 1961, je serais tenté de penser que c’est à ce film de sa série que le réalisateur aurait pu donner pour titre : « Mentir ? ».


Notes :

(1) Voir aussi l’article de Jean-Claude Raspiengas, dans La Croix du 4 mars 2005.

(2) Livre blanc de l’armée française en Algérie, éd. Contretemps, 2001.

(3) Livre blanc de l’armée française en Algérie, op. cit. Entretien avec Hélie Denoix de Saint-Marc, pp. 18 à 27.

(4) Paul Teitgen, secrétaire général de la préfecture d’Alger, a démissionné pour protester contre la torture et les exécutions sommaires pratiquées par les parachutistes du général Massu. Sa lettre de démission du 24 mars 1957 a été publiée dans Le Monde du 1er octobre 1960. Il a communiqué au Comité Maurice Audin des informations importantes sur la pratique de la torture et des exécutions sommaires par la 10e division parachutiste.

(5) Pierre Vidal-Naquet Les crimes de l’armée française, éd. Maspero, 1975, p. 63.

(6) Jacques Massu, La vraie bataille d’Alger, Plon, 1973, p. 151.

(7) Raphaëlle Branche, La torture et l’armée, éd Gallimard, 2001, pages 124, 125 et suivantes.

(8) Livre blanc de l’armée française en Algérie, op. cit., p. 23.

(9) Jacques Massu, op. cit., p. 49.

(10) Ibid.

(11) Ibid., p. 129.

(12) Général Jacques Paris de Bollardière, Bataille d’Alger, bataille de l’homme, Desclée de Brouwer, Paris, 1972, p. 110.

(13) Propos tenus par Hélie Denoix de Saint-Marc dans le film Servir ? de Georges Mourier.

(14) Pierre Vidal-Naquet, Le trait empoisonné, La Découverte, 1993, p. 141.

(15) Propos tenus par Hélie Denoix de Saint-Marc dans le film Servir ? de Georges Mourier.

(16) Ibid.

(17) Voir l’article « 500 généraux montent en ligne... » de Jean-Dominique Merchet, Libération, 23 janvier 2002.

(18) Lettre du 21 mars 1957 du général de Bollardière à Jean-Jacques Servan-Schreiber.

(19) Le Monde, 21 juin 2001 : « Le remords du général Massu ».

(20) Jacques Fauvet et Jean Planchais, La Fronde des généraux, Arthaud, 1961, p. 112.

(21) Les éditions LBM (Little Big Man), dirigées par Pierrre De Broissia (12, Rue Rougemont 75009 Paris).

 

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5 février 2012

Algérie coloniale : génocide culturel, économique et civique ?

 mosquée Relizane 

 

Génocide culturel en Algérie coloniale ?

Ce que nous apprend l'historiographie

Michel RENARD

 

Dans plusieurs commentaires sur le blog Études Coloniales, Michel Mathiot a réfuté, comme d'autres, la réalité d'un génocide en Algérie durant la période française. Mais il avance une notion qui mérite un examen, celle de "génocide des âmes" ou de "génocide culturel".

Il écrit, par exemple, à la date du 30 décembre 2011, sur ce même blog: "Le «génocide» fut culturel, économique et citoyen, il suffit de lire Jean Amrouche et d’autres pour le comprendre (cf André Mandouze à l’honneur aujourd’hui). Un «génocide» consenti par des «petits Pieds-Noirs», inconscients et menés à la baguette depuis des générations par des possédants et potentats élus, à qui ils faisaient confiance. Là est le «génocide moral», car il y eut volonté politique des élus européens d’Algérie de refuser tout cadre pour le bien commun de tous les enfants de ce pays, de prendre en main le destin de l’Algérie".

Cette présentation reste confuse, englobant trop de paramètres. Examinons-les les uns après les autres.

 

 marchands d'alfa
l'alfa, graminée à la tige creuse qui sert à la fabrication du papier

 

1) Génocide économique ?

Un génocide économique ? Non. Il y eut dépossession foncière, c'est connu. Elle débuta vraiment après 1871 quand les républicains décidèrent de passer de la colonisation d'encadrement à la colonisation de peuplement – malgré les  essais infructueux de Bugeaud. Les modalités furent diverses : colonisation officielle à destination des familles aidées matériellement et financièrement, grande colonisation capitaliste, colonisation privée par francisation de la terre due à la loi Warnier de 1873.

Cette disposition permit de "casser" l'indivision des terres algériennes. La colonisation rurale fut le fruit d'une domination politique et de l'imposition d'une législation à la population indigène. C'est évident. Le résultat n'est pas toujours aisé à formuler. Mais on estime qu'à la veille de 1914, les Algériens indigènes ont été dépossédés de 2millions d'ha (Gilbert Meynier, p. 162). La conséquence en fut une "détérioration de la situation économique des populations musulmanes au cours des années 1870 à 1914" (Ch.-R. Ageron, p. 201).

Les investigations de ce dernier ont fourni des ordres de grandeur du phénomène foncier sous la colonisation :

- "Au total, de 1877 à 1917, les Musulmans avaient dû abandonner dans leurs transactions avec les colons 843 922 ha (…). Par ailleurs ils avaient perdu les quelques 897 000 ha livrés à la colonisation officielle de 1871 à 1920. Enfin et surtout le service des Domaines, qui détenait en 1895 2 700 000 ha de forêts et 800 000 ha de terrains, put grâce au petit senatus-consulte mettre la main de 1887 à 1921 sur 1 179 664 ha de forêts et 1 935 128 ha de terrains.

Algérie la forêt
Hammam R'Hira, la forêt (à l'est de Miliana)

Des chiffres contradictoires entre les différentes enquêtes ne permettent pas de conclusions chiffrées sûres, mais on pense qu'entre 1880 et 1920, les Musulmans ont perdu la propriété de quelque 4 150 000 ha, auxquels il faut ajouter les pertes importantes de la décennie 1870-1880 et naturellement celles des années antérieures. En 1895, l'enquête de Peyerimhoff estimait que les Musulmans avaient perdu la jouissance depuis la conquête de 5 056 000 ha. Ils perdirent encore la propriété et partiellement la jouissance d'environ 2,5 millions d'ha jusqu'en 1920.

femme arabe trainant la charrue
labourage avec une femme traînant la charrue

En 1914 – dit Charles-Robert Ageron, la propriété musulmane francisée ou recensée comme melk ou ‘arch atteignait 9 226 470 ha, soit 44,33% de la superficie des Territoires du Nord et la propriété privée des colons 2 317 447 ha, soit 11,13%. Sans doute les communautés musulmanes disposaient-elles encore en principe de quelque millions d'hectares de communaux, mais tous les douars n'en possédaient pas et une partie d'entre eux était louée à des exploitants européens ou musulmans.
Les terres communales ne pouvaient donc fournir des réserves bien importantes pour l'avenir. Jusqu'en 1914 elles ont en partie permis à la paysannerie algérienne de subsister malgré l'énorme dépossession de terres dont elle avait été victime" (Ageron, p. 203-204).

 

violence économique mais pas génocide

On perçoit bien la violence d'une domination coloniale de peuplement et la victimisation des indigènes qui n'ont pas les moyens de résister. Mais l'imposition de ce rapport de forces ne saurait être qualifié de génocide (la "population algérienne a subsisté"). La population rurale indigène n'a pas été l'objet d'une tentative d'extermination en tant que telle, ni en tant qu'élément ethnique ni en tant que groupe social. Deux systèmes de propriété et de fiscalité se sont affrontés et l'un a vaincu, des spoliations ont été habilement menées mais l'objectif ne fut jamais l'extirpation ni l'anéantissement du ruralisme algérien.

 

cave vinification Arena Oran
cave de vinification, Arena à Oran

D'autant que des redistributions de puissance économique ont œuvré au sein même du paysannat algérien. Un ensemble de petits propriétaires se maintenait tout en subissant une paupérisation (due en partie à la croissance démographique). Et de grands propriétaires algériens détenaient des domaines.
Ils provenaient des "grandes seigneuries de jadis" mais surtout de "familles d'enrichis qui avaient réussi par de multiples achats de terre musulmanes ou coloniales, à agrandir leur propriété familiale (…) Le processus de cette concentration tenait au fait que la propriété ‘arch inaliénable pouvait désormais être constituée et cédée. Les propriétaires aisés, les cadis accapareurs ou de simples usuriers arrivaient par des prêts accompagnés de rahnyia – hypothèques particulièrement favorables au créancier – à se créer de vastes propriétés peuplés de khammès. Dans les arrondissements où les colons étaient relativement peu nombreux, la grande propriété musulmane se développait même rapidement" (Ageron, p. 220-221).

Le cours de l'évolution économique et sociale a conduit dans les années 1930 à la constitution d'une bourgeoisie rurale "musulmane", fierté de l'Administration française : "si l'on adopte le critère administratif du début des années 30 selon lequel un propriétaire «aisé» pouvait se définir par la mise en culture annuelle de 10 à 20 ha, soit par la mise en jachère annuelle de 20 à 40 ha de terres, on a vu que, vers 1914, 17 à 18% des fellahs pouvaient être rangés dans cette catégorie en moyenne nationale dans l'Algérie du Nord" (Ageron, p. 508).

un paysannat musulman aisé

La statistique désignait comme propriétaire "aisé" celui qui détenait de 10 à 20 ha en culture annuelle (ou de 20 à 40 en jachère biennale). On en comptait 17 à 18% en 1914. Dans les années 1930, on recensait 22,6% de propriétaires de 11 à 50 ha (mais tous n'étaient pas toujours "aisés") sur les 617 500 propriétaires musulmans. En 1950, on trouvait 26,5 des fellahs détenant de 11 à 50 ha possédant 40% de la propriété musulmane (Ageron, p. 508). Ce groupe subvenait à ses besoins et commerçait. Il était en essor.

 

la "clochardisation" selon Germaine Tillion

Il ne faut pas imaginer le paysannat algérien "clochardisé". L'expression utilisée par Germaine Tillion, dans L'Algérie en 1957 (éd. de Minuit, 1957) porte sur une région des Aurès qu'elle avait connue dans les années 1930 et quittée en mai 1940 :
- "Quand je les ai retrouvés, entre décembre 1954 et mars 1955, j'ai été atterrée par le changement survenu chez eux en moins de quinze ans et que je ne puis exprimer que par ce mot : «clochardisation» . Ces hommes qui, il y a quinze ans, vivaient sobrement mais décemment et dans des conditions à peu près identiques pour tous, étaient maintenant scindés en deux groupes inégaux : dans le moins nombreux, l'aisance, il est vrai, était plus grande qu'autrefois, mais dans l'autre plus personne ne savait comment il mangerait entre décembre et juin. Jadis, après une bonne récolte, le plus pauvre homme en répartissait l'excédent sur les trois années suivantes - car une expérience millénaire avait appris à tous la prévoyance - et maintenant neuf familles sur dix vivaient au jours le jour.
Comment expliquer cela ? Les explications abondent mais beaucoup ne valent pas cher. En voici une première série classique : «Ils sont imprévoyants... ce sont de grands enfants... le fatalisme musulman», etc.
Malheureusement pour les explications en question, j'étais là, précisément là, il y a quinze ans, et j'ai connu ces mêmes hommes, les mêmes enfants, ni imprévoyants, ni fatalistes, ni «grands enfants», mais au contraire, pleins de sagesse, de gaieté, d'expérience et d'ingéniosité.
Seconde série d'explications, également classique : le Colonialisme, vieux Croquemitaine.
Malheureusement encore, il n'y a jamais eu de colon ni hier ni aujourd'hui, à moins de cent kilomètres à la ronde et seuls le vent de sable et les chèvres peuvent à la rigueur être accusés d'une diminution de la surface des terres cultivables (mais ce n'est pas le «colonialisme» qui a inventé les chèvres et le vent)" (p. 27-28).

 

transport par ânes
transport par ânes

une bourgeoisie rurale musulmane

Dans la catégorie des paysans possédant plus de 50 ha, l'Algérie a connu une progression entre 1914 et 1930, puis une régression. Mais des distinctions devaient être opérées dans ce reprérage statistique. En effet, la tranche la plus élevée de ce groupe prospérait ; on était "très aisés" à plus de 6000 francs de revenus.
"Ce serait donc nécessairement la grande bourgeoisie rurale et l'aristocratie foncière, c'est-à-dire le petit nombre des grands propriétaires musulmans possédant plus de 100 ha, qui aurait le plus accru statistiquement leurs domaines" (Ageron, p. 509).

La notion de génocide économique n'a donc aucune réalité historique. Ce "concept" n'est d'aucune utilité pour comprendre les dynamiques de sortie du système ruralo-tribal traditionnel vers un système capitaliste et moderne – même si cette dynamique n'a pas été conduite à son terme.
Que ce processus ait été violent dans ses dimensions sociales, cela est certain. Comme de nombreuses métamorphoses économiques ailleurs dans le monde non colonial, tel que le mouvement des enclosures dans l'Angleterre des XVIe et XVIIe siècles jusqu'à la disparition de la paysannerie française dans la France gaulliste. Mais le qualifier de "génocide" est une imposture intellectuelle totale.

 

2) Génocide citoyen ?

La domination coloniale n'a pas pratiqué un "génocide" de citoyens pour la bonne raison qu'il n'y en avait que très peu. Très peu de citoyens "indigènes". On peut entendre l'argument comme si la République coloniale avait été incapable de faire de ses sujets dominés des citoyens à égalité de droits avec les autres dans le cadre d'une politique d'assimilation affichée. Donc un génocide par défaut...

C'est vrai et, en même temps, lié à la conception de la citoyenneté que la République se faisait de ses tributaires. Un citoyen devait approuver l'ensemble des principes et des lois qui présidaient au pacte civique français. L'acceptation du Code civil n'était pas négociable. La conciliation du respect des normes musulmanes émanant du droit "coranique" (en fait le droit musulman est une élaboration humaine largement postérieure à la révélation coranique, mais massivement intériorisée par les sociétés musulmanes) avec celles du droit français était impossible sauf hypocrisie.

mehakma du cadi Constantine
la mahakma du cadi à Constantine

La colonisation française, dans sa version la plus plus candide, s'est voulue assimilatrice. Mais elle s'est heurtée au socle géologique, culturel et religieux, d'une vision du monde (Weltantschaung) et d'une combinaison sociétale entre individus, entre hommes et femmes, profondément hétérogènes à la sienne. L'islam n'est pas une seule relation métaphysique à une transcendance confuse, c'est un code social plus ou moins lâche selon les écoles juridiques (hanbalite, hanafite, chafiite ou malékite), le malékisme étant dominant en Algérie, qui est censé régenté la vie quotidienne et la destinée terrestre de l'individu.

Le poids du passé colonial en Algérie doit s'évaluer dans ses modalités contradictoires. Comme le dit Mohammed Harbi : "La colonisation a été ambivalente dans ses effets. D'un côté, elle a détruit le vieux monde, au détriment de l'équilibre social et culturel et de la dignité des populations. D'un autre coté, elle a été à l'origine des acquis qui ont créé la modernité algérienne. (...) On peut même dire, sans risque de se tromper, que la colonisation a été le cadre d'une initiation à ce qui est une société civile, même si cet apprentissage s'est fait malgré elle et s'est heurté à une culture coloniale, d'essence raciste" dans L'Algérie et son destin. Croyants ou citoyens en 1992 (p. 26 et 27). On peut difficilement conclure qu'il s'agirait là d'un "génocide" citoyen...

l'assimilation : source d'une volonté de réforme chez les Algériens

En Algérie, le courant assimilationniste (fin XIXe - début du XXe siècle) qui s'incarna dans les "Jeunes056__ferhat_abbas_2_ Algériens", ou dans les personnalités du Dr Bendjelloul et de Ferhat Abbas, s'incrivait dans le cadre d'une intégration de l'Algérie à la France tout en réclamant la citoyenneté et en soutenant le combat pour la modernité. Ils ont été politiquement dépassés par le mouvement nationaliste mais leur apport est à examiner pour qui s'intéresse à l'émancipation sociale. Mohammed Harbi est très clair à ce sujet :

"Du courant assimilationniste, l'historiographie nationaliste élude les évolutions et ne retient que la démission devant la question nationale. Que d'arguments pourtant il a fourni au nationalisme ! Son intérêt ne s'arrête pas là. Les assimilationnistes ont diffusé depuis le début du siècle une littérature d'une valeur considérable. On trouve chez eux une volonté profonde de réforme morale et intellectuelle, une conscience plus nette que chez les nationalistes des effets négatifs des archaïsmes sur la situation de la femme [par leur alliance avec les islamistes, les "Indigènes de la République" de 2005  et tant d'autres bonnes âmes naïves sont en-deçà des assimilationnistes algériens des années 1920 ou 1930 au sujet de l'émancipation féminine...] comme sur la personnalité de l'Algérien et une lucidité aiguë sur les rapports intérieurs de dépendance (khamessat ou métayage au 1/5e et clientélisme). Leurs attaques contre l'absolutisme des notables et le charlatanisme des marabouts sonnent juste" (Mohammed Harbi, 1954, la guerre commence en Algérie, p. 109-110).

Quand on examine l'attitude des "Jeunes Algériens" revendiquant "la naturalisation, la constitution de la propriété privée, la justice, l'établissement de l'état-civil, la scolarisation des enfants"...,  on s'aperçoit qu'ils "jouent" la modernité générée par la colonisation pour contrer le traditionalisme des notables et que cela implique un sens politique : "Le groupe des Jeunes Algériens, conscient de la difficulté de faire admettre aux masses musulmanes des institutions proposées par la colonisation, demande qu'on ne les brusque pas. Il faut suivre à leur égard une politique adaptée à leur niveau en attendant que l'école les prépare à embrasser la civilisation moderne. Seule cette institution les disposera à se débarasser de leurs préjugés et à revendiquer la citoyenneté française" (Mahfoud Smati, Les élites algériennes sous la colonisation, p. 209).

Mahfoud Smati cite Louis Khodja, "qu'on peut considérer comme le leader des jeunes Algériens" :
"Je veux bien admettre pour un instant que le Coran sera toujours un obstacle infranchissable à l'assimilation de l'indigène. Est-ce à dire que la France doive abandonner l'oeuvre, aussi noble que charitable, d'élever l'Arabe à son niveau social ? Certes, je n'hésite pas à répondre non. La France pourrait encore tenter, en effet, l'assimilation progressive par l'instruction et par l'éducation de la jeunesse actuelle ; la dépouiller aussi peu à peu de ses préjugés, et se l'attacher insensiblement d'une manière sûre et définitive. Dans cet acheminement lent vers un but aussi généreux, le Gouvernement devra montrer la plus grande bienveillance envers les Arabes qui, trop vieux pour apprendre, ne sauraient se dépouiller immédiatement des usages et des moeurs séculaires ; mais qui, en laissant aller leurs enfants aux écoles françaises, sacrifient par là même une part de leurs croyances et de leur fanatisme" (Les élites..., p. 209-210). Louis Khodja écrivait ceci en 1891 dans : À la Commission du Sénat, la question indigène par un Français d'adoption.

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même inégale, la colonisation français a introduit
la pratique élective en Algérie

Le "génocide" civique, cela ne veut rien dire. D'ailleurs, il n'y a toujours pas de citoyens au sens rigoureux de ce terme en Algérie, cinquante ans après l'indépendance. Il n'y a que des sujets d'une nomenklatura mafieuse et prédatrice des ressources nationales, gouvernant comme les Turcs de la Régence à base de patronage et de clientélisme, appuyée par un appareil répressif et les manipulations politico-religieuses les plus malhonnêtes.

 5afgenerauxalgeriemafiaun peuple qui se gouverne lui-même ?

 

3) Génocide moral ou culturel ?

Dans un autre commentaire sur ce blog (5 février 2012), Michel Mathiot écrit à propos de ce "génocide moral" (qu'il a aussi appelé "génocide des âmes") dont on ne voit pas très bien ce qu'il désigne sinon la domination coloniale d'une manière générale :

- "Ce «génocide moral» ne fut pas celui d’une armée contre des insurgés ni des opprimés, mais il fut permis par des gouvernements, à l’initiative d’une infime partie du peuple français (les puissants parmi les Européens d’Algérie) à l’encontre de l'immense majorité (9/10è) des habitants autochtones maintenus en situation de faiblesse économique et sociale – nationaux de seconde zone, interdits de citoyenneté et de loi française sauf quelques privilégiés et à l’exception du code de l’Indigénat, exclus des couches élevées de la fonction Publique et de l’armée autres que subalternes, oubliés de l’instruction Publique sauf en quelques milieux urbanisés (...)
Pour couronner le tout, ces autochtones furent victimes quotidiennes d’un racisme ordinaire, soit ouvertement, soit sous-couvert d’un paternalisme bon-enfant distillé par le petit peuple pied-noir (...) Devant les réformes improbables, longtemps réclamées, une poignée de révoltés a réussi, dans un premier temps, à tenir tête à l’armée française par une guerre de maquis. Puis dans un deuxième temps, en se ralliant le peuple indigène par la persuasion et par la terreur selon les règles de la guerre subversive, elle est parvenue à transformer cette guérilla en une force politique finalement victorieuse.
En ce sens, on peut dire qu’en Algérie un «génocide moral» s’est fait jour tout au long d’une large période, mais qu’il a finalement débouché sur le droit acquis par un peuple à se gouverner lui-même. (...) la formule de «génocide moral» s’adapte comme un gant à la situation politique de ce pays entre 1830 et 1962. La force d’un tel concept n’a d’égal que la cruauté de cette guerre, et l’exode massif et inédit qui en a marqué la fin" (Michel Mathiot).

 

Tlemcen marché arabe
Tlemcen, marché arabe

 

choc, oui... mais pas génocide

J'avoue ma perplexité devant cet argumentaire confus et contradictoire (d'un côté on révoque l'aspect militaire puis on finit par le retenir...?!). Je ne comprends pas l'usage du terme de "génocide" pour décrire des formes de domination coloniale qui n'ont jamais visé à l'extermination du peuple dominé.

La démographique interdit déjà de parler de "génocide". En 1936, la population musulmane en Algérie comptait 6,2 millions de personnes ; en 1948 : 7,5 millions ; en 1954 : 8,4 millions ; en 1962 : 9,5 millions. Où est le génocide ? (voir Kamel Kateb, Européens, indigènes et juifs en Algérie (1830-1962).

Chacun s'accorde à reconnaître la puissance du choc colonial, la destructuration partielle d'une sociabilité traditionnelle, de son identité et les véhémences - mais aussi les accommodements - que cela a suscité - Mohammed Harbi le disait plus haut. Ce témoin et analyste a retracé les étapes intellectuelles de sa perception du nationalisme et des caractères de la société algérienne dans plusieurs ouvrages dont L'Algérie et son destin en 1992. À la croisée d'une culture religieuse traditionnelle, d'une sensibilité révoltée à l'injustice coloniale et d'une acquisition de références théoriques notamment marxistes, il a évolué dans l'appréhension de tous ces facteurs.

En 1953, quand il arrive à Paris, s'inscrit à la Sorbonne et à Langues'O, sa vision du nationalisme change : "Celui-ci me paraissait de plus en plus devoir être compris comme une réaction de défense identitaire contre une société coloniale qui menaçait de décomposition et d'anomie, voire de clochardisation culturelle, les couches les plus nombreuses et les plus défavorisées de la société. Mais il me paraissait également devoir être compris comme un instrument de déligitimation de toute lecture sociale du conflit politique" (p. 15).

école arabe en plein air
école arabe en plein air

Puis son investigation historienne l'a conduit à minorer les effets du choc culturel : "Le surnaturel, le merveilleux et le fantastique concourent à la formation de la conscience collective et des représentations mentales, inspirent les choix et les attitudes politiques. Confinée dans des cercles restreints, l'influences des Lumières n'avait pas entamé la foi populaire qui était d'un poids décisif dans la reproduction des mentalités et dans la sacralisation des habitudes familiales et patriarcales. Les effets critiques du matérialisme industriel, la dépersonnalisation des rapports concernaient d'infimes minorités. Si l'on ne veut pas limiter l'histoire de l'Algérie à leur histoire, force est de constater que la rupture culturelle est plus limitée qu'on ne l'a dit et écrit. C'est sur un terrain largement irrigué par les archaïsmes qu'a pu reverdir l'arbre de feu nationaliste" (p. 21).

Je ne vois pas comment conclure au "génocide des âmes" après une telle démonstration. Il ne correspond à rien de ce que fut la rencontre d'une civilisation moderne et d'une civilisation traditionnelle en contexte colonial. Rencontre qui n'a affecté qu'une fraction de la population formellement dominée. D'ailleurs son diagnostic avait déjà été formulé par l'historienne Yvonne Turin qui avait tenté d'évaluer ce type de contact dans Affrontements culturels dans l'Algérie coloniale. École, médecins, religion, 1830-1880 en 1971. On ferait mieux de la lire plutôt que de parler de "génocide des âmes"…! Elle distinguait "le concept d'influence et celui de colonisation intellectuelle" (p. 17).

Évoquant la fin de la période étudiée, elle disait : "Les notions de progrès, d'évolution, de mouvement qui dominent la société européenne du XIXe s., (…) cet esprit de transformation dont les Européens sont si fiers et dont ils se considèrent tous comme les «missionnaires», toutes ces attitudes dynamiques par nature, n'ont pas entamé, à cette époque, la société colonisée. Méthodes autoritaires ou persuasion, tout est resté vain. C'est là la grande surprise de la première période coloniale" (p. 414).

marchands arabes
marchands arabes

Finalement, le bilan reste à faire des efforts ou des entraves dont l'administration coloniale fut responsable à l'égard du maintien et de l'entretien des lieux d'enseignement "indigènes" (écoles arabes) et des lieux de culte. Pour l'instant, l'évaluation reste soumise aux revendications des Oulémas qui firent entendre des exigences dont l'intérêt politique ne pouvait qu'inquiéter l'autorité coloniale.

Augustin Berque l'avait parfaitement pointé : "Dans le système uléma, l'Islam n'est plus cette intimité infiniment respectueuse qu'est le sentiment religieux ; il devient offensif, xénophobe et, pour tout dire, anti-français. La syntaxe arabe ne ressortit pas à une transformation linguistique ; elle s'instaure arme d'assaut. L'Histoire se transforme en une apologétique de l'Orient, et tourne ses pointes agressives contre l'Occident. Civilisation matérialiste, pourriture morale de la Chrétienté, sont affrontées à la grandeur, à la pureté islamique" (p. 99).

Les réticences et les obstacles que la France coloniale a posés à l'arabisation et à l'islamisation en Algérie ne relevèrent donc que du politique, que de la conscience que ces deux vecteurs culturels portaient la contestation de sa domination et de sa prééminence. Jamais il n'y eut de volonté d'extirpation religieuse ni de dissolution linguistique. Et les Arabes algériens sont restés arabophones. Leur religion est demeurée l'islam. Le génocide culturel, le "génocide des âmes" est une pure et simple vue de l'esprit. Jamais un programme de la France colonisatrice de l'Algérie de 1830 à 1962.

Michel Renard

mosquée Rélizane
mosquée de Rélizane, années 1920

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Références bibliographiques

- Charles-Robert Ageron, Histoire de l'Algérie contemporaine, 2 / 1871-1954, éd. Puf, 1979.
- Gilbert Meynier, L'Algérie révélée. La guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe siècle, Droz, Genève-Paris, 1981.
- Mohammed Harbi, L'Algérie et son destin. Croyants ou citoyens, éd. Arcantère, 1992.
- Mohammed Harbi, 1954, la guerre commence en Algérie, éd. Complexe, 1989.
- Mahfoud Smati, Les élites algériennes sous la colonisation, tome 1, éd. Dahlab/Maisonneuve & Larose, 1998.
- Kamel Kateb, Européens, indigènes et juifs en Algérie (1830-1962, Ined, 2001)
- Yvonne Turin, Affrontements culturels dans l'Algérie coloniale. École, médecins, religion, 1830-1880, Maspéro et Enal, 1971.
- Augustin Berque, Écrits sur l'Algérie, réunis et présentés par Jacques Berque, Édisud, 1986.

 

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19 février 2012

la torture en Algérie... en prévision d'un anniversaire à venir 1962-2012

9782070760657FS 

 

 

Raphaëlle Branche :

L’armée et la torture pendant

la guerre d’Algérie

1954-1962 (2001)

Guy PERVILLÉ (2004)

 

- Ce compte-rendu du livre de Raphaëlle Branche, L’armée et la torture pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris, Gallimard, 2001, 474 p, a été publié dans la revue Annales, Histoire, Sciences sociales, 59ème année, n° 3, mai-juin 2004, pp. 683-684. [nous le republions en prévision des débats, des controverses affrontées et effrontées de mémoires pour le 50e anniversaire de l'indépendance de l'Algérie]

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Peu de thèses d’histoire ont davantage attiré l’attention des médias que celle de Raphaëlle Branche sur les violences illégales de l’armée française pendant la guerre d’Algérie, brillamment soutenue le 5 décembre 2000 à l’Institut d’études politiques de Paris.
Sa notoriété a bénéficié de la résurgence de la mémoire de cette guerre que l’on constate depuis quelques années, et de l’exacerbation de la «guerre des mémoires», provoquée en juin 2000 par la demande de repentance du président algérien Bouteflika et par la campagne de presse lancée aussitôt après par Le Monde (puis relayée par L’Humanité), sur le thème «La France face à ses crimes en Algérie».
C’est pourquoi elle a été utilisée ou rejetée. Philippe Bernard l’a louée dans Le Monde du 7 décembre 2000 : «Une thèse souligne la généralisation de la torture. La thèse de Raphaëlle Branche montre que la torture s’inscrit dans l’histoire de la colonisation». Puis le Livre blanc de l’armée française en Algérie l’a stigmatisée comme étant la «caution de l’Université» à une campagne de dénigrement.
Raphaëlle Branche ne se cache pas de situer sa recherche dans le prolongement des livres de Pierre Vidal-Naquet - historien de métier qui a le premier affronté le problème en tant que citoyen engagé - mais elle est bien consciente de la différence entre le point de vue des témoins et des politiques d’un côté, et celui des historiens qui cherchent à connaître et à comprendre le passé de l’autre.
 
Elle a défini sa problématique en s’inspirant des nombreuses recherches d’histoire et de sciences humaines actuellement en cours sur la violence de guerre dans les deux guerres mondiales. Elle s’est attachée à comprendre ce qui a rendu possible les violences illégales commises par l’armée française, en distinguant la torture et les exécutions sommaires à l’encontre des «hors-la-loi» - qui relevaient de l’inavouable parce que le commandement les jugeait nécessaires sans pouvoir le proclamer - et celles qui n’ont jamais été autorisées parce que nuisibles à la «pacification», telles que les vols et les viols au détriment des civils.
Elle en a recherché les traces dans les archives publiques et privées, qui ont le mérite de se démarquer des discours de propagande (même s’ils camouflent certains faits sous un langage codé) ; et par des entretiens permettant d’approcher le vécu subjectif de témoins qu’elle a choisis parmi des soldats français ayant fait la guerre sur le terrain (à l’exclusion des chefs et des états-majors). Cette entreprise était particulièrement difficile, et demandait beaucoup de courage intellectuel.  
 
 livre Raphaëlle Branche pagepage 325 du livre de Raphaëlle Branche
 
Si la lecture de la thèse est éprouvante, en dépit d’un style d’une haute tenue littéraire, cela tient à la dureté de la réalité qu’elle étudie, et qui «offre un angle de vue sur toute la guerre, permet de la saisir dans son contexte colonial mais aussi dans une histoire plus vaste de la violence de guerre» (introduction, p. 15).
Le livre suit un plan bien ordonné, combinant habilement la périodisation et l’analyse, pour montrer comment les dirigeants de la Quatrième République ont laissé les chefs militaires instaurer en Algérie le règne de l’arbitraire au nom des nécessités de la guerre anti-subversive, puis comment ceux de la Cinquième ont tenté à la fois de le limiter en le codifiant et de reprendre l’armée en main. Sa lecture attentive ne donne pas la même impression que certains résumés parus dans la presse. En suivant sa démonstration pas à pas, je l’ai trouvée globalement convaincante, à l’exception de quelques phrases.
 
confiance excessive en des idées reçues de l’anticolonialisme
Certaines affirmations m’ont semblé faire preuve d’une confiance excessive en des idées reçues de l’anticolonialisme, au sujet des bilans chiffrés de la répression de mai 1945 et de celle d’août 1955. L’étude de la «bataille d’Alger» est rigoureuseusement conduite, mais ne fournit pas la preuve indiscutable des 3024 disparitions d’Algériens affirmées par le secrétaire général de la préfecture d’Alger Paul Teitgen (p. 144).

Le-mepris-absolu-de-la-dignite-humainevictimes des barbaries du FLN

Le passage le plus malencontreux est celui de la page 44 sur les mutilations sexuelles commises par des Algériens sur les cadavres de leurs ennemis, laissant supposer qu’il s’agit d’une pratique normale et légitime. Le constat d’une suspicion généralisée des soldats français envers les musulmans et d’une volonté de terroriser les «hors-la-loi» et leurs complices est juste, mais je ne suis pas convaincu par l’affirmation que la torture visait, non seulement à arracher des renseignements, mais à «terroriser tout un peuple» (notamment dans la conclusion, p. 425).
 
En effet, le soutien unanime du peuple algérien postulé par le FLN est plutôt un problème historique à résoudre qu’un fait indiscutable. Si les responsables militaires et politiques français avaient eu conscience d’avoir contre eux un peuple unanime, auraient-ils pu persévérer si longtemps dans leur action ? Dans leur esprit, le FLN-ALN était une minorité organisée qui s’était imposée à la masse par la terreur et la propagande, et la recherche du renseignement par tous les moyens, y compris la torture, visait à éviter une répression aveugle et indiscriminée.
 
Il est vrai qu’ils ne considéraient pas les «rebelles» comme des «adversaires dignes», mais ce n’était pas seulement une «disqualification a priori» héritée du racisme colonial : l’horreur du terrorisme leur inspirait une bonne conscience relative. En histoire comme en photographie, c’est le cadrage qui crée l’image et qui lui donne son sens. La thèse de Raphaëlle Branche est un gros plan sur un aspect, particulièrement pénible à regarder en face, de l’action de l’armée française durant la guerre d’Algérie. Son très grand mérite est de l’avoir fait.

En même temps, l’image qu’elle renvoie aux anciens combattants français explique la véhémence des réactions de ceux qui n’ont pas voulu s’y reconnaître : ceux qui ont combattu ou «pacifié» sans torturer, ceux qui connaissaient l’existence de la torture mais en avaient une vision abstraite d’état-major, et enfin ceux qui l’ont pratiquée mais croient encore se justifier en disant que «ceux d’en face avaient fait bien pire» (sans voir qu’ils se sont ainsi en partie alignés sur leur comportement).

mutilation+algérieAlgérien dont le nez et les lèvres ont été mutilés
par le FLN pour avoir fumé pour avoir fumé

Peut-être Raphaëlle Branche aurait-elle pu prévenir ces réactions si elle avait davantage pris en considération les violences extrêmes de l’autre camp (reconnues dans l’introduction, p. 12, puis évacuées du sujet dès la page 14) et leurs interactions et influences réciproques avec celles de l’armée française. On ne peut lui reprocher de s’en être tenue à son sujet. Depuis lors, la publication par Gilbert Meynier en 2002 d’une Histoire intérieure du FLN sans complaisance a montré qu’une histoire dialectique de la violence de guerre dans les deux camps à la fois est désormais possible. Elle est aussi nécessaire pour dépasser enfin la guerre des mémoires, et permettre une vraie réconciliation par des examens de conscience simultanés.
Guy Pervillé
2004 - samedi 3 mai 2008.
source

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Raphaëlle Branche

L’armée et la torture pendant la guerre d’Algérie

général Maurice FAIVRE


Cette thèse se présente sous la forme de 5 volumes : volumes 1 et 2 de texte (753 pages) ; volume 3 d’archives (81 pages) ; volume 4 de témoignages (non consultables) ; volume 5 de bibliographie, sources et index (107 pages).

L’auteur a eu accès par dérogation à plus de 150 cartons du SHAT. Elle a consulté également les archives d’Outre-mer, de l’Intérieur, de la Justice, de l’Assemblée nationale, du CARA, du POURS, du PCF, de Radio-France, de la Ligue des droits de l’Homme, et de nombreux fonds privés (dont ceux du colonel Godard à Stanford).

Le texte est articulé en quatre séquences de deux ans.

Après l’introduction consacrée à Violences de guerre, les soldats et les corps, la 1ère partie est intitulée Les nouveaux visages de la guerre (fin 1954-fin 1956). Raphaëlle Branche conclut que pour atteindre les buts de guerre : rétablir l’ordre et renforcer l’Algérie française, les lois et règlements donnent les moyens de répression dans une nouvelle "guerre de conquête qui n’épargne pas les civils".

La recherche du renseignement, nerf de la guerre, conduit à des illégalités qui sont couvertes par les autorités politiques et militaires. La pratique de la torture contre les suspects est répandue, "bien qu’on n’en trouve pas de traces écrites dans les archives" (p. 113). Des O.R. (Officiers de Renseignement) sont mis en place dans toutes les unités.

La 2e partie, de 1957 à mai 1958, consacre le triomphe des rationalisateurs. La bataille d’Alger révèle le règne de la torture, c’est le modèle et le moteur de la guerre contre-révolutionnaire, selon la théorie du 5e Bureau. L’arbitraire est organisé sous la forme des DOP (Détachements Opérationnels de Protection), qui, spécialisés dans la violence extrême, renforcent les officiers de renseignement et les CRA (Centres de Renseignement et d’Action) dans la lutte contre l’OPA (Organisation Politico-Administrative) hors des villes.

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De juin 1958 à la fin de 1959, les violences illégales sont pratiquées en toute impunité, en particulier à la ferme Améziane de Constantine. La guerre se durcit, les femmes et les enfants n’échappent pas à la torture, "les viols sont prémédités ou opportunistes" (p. 387), le corps médical est complice ou impuissant, le Délégué Delouvrier sans pouvoir contre les militaires. Mais, après le discours du 16 septembre 1959, le pouvoir politique reprend peu à peu la main.

De 1960 à mars 1962 se produit une rupture radicale. Retour dans la règle ? se demande Raphaëlle Branche. L’armée est sous haute surveillance, des procureurs militaires sont mis en place, dans les Secteurs, les Centres de tri et de transit (CTT) sont contrôlés, "le 5e Bureau (utopie totalitaire) est dissous" (p. 589). Les DOP sont débaptisés et intégrés dans la hiérarchie, mais "leur statut reste ambigu".

La Justice est impuissante, alors qu’elle a été "l’auxiliaire de la répression". Le décret d’amnistie du 22 mars 1962 interdit l’inculpation pour les actes en liaison avec le maintien de l’ordre, à l’exception des désertions. Des ordonnances de non-lieu sont prononcées par la Justice. Bien que "leur souffrance [soit] difficile à repérer", certains appelés restent traumatisés par le souvenir de la torture (p. 752).

Dans le volume 3 sont reproduits plusieurs documents intéressants : directives du commandement et des ministres, dénonciations de sévices, extraits de rapports du CICR et de la Commission de Sauvegarde des libertés, lettre de 35 prêtres à leur évêque en mars 1959.

L’importance de la recherche effectuée est impressionnante, et l’on comprend qu’elle ait convaincu une assistance venue pour applaudir et encourager la doctorante. Rédigé avec une application certaine, le texte est davantage littéraire qu’historique (1).

L’argumentation est habile, malgré un certain nombre d’erreurs factuelles (2) et l’on trouve dans la conclusion des phrases qui semblent contredire la thèse : "La torture n’était pas pratiquée systématiquement sur tous les suspects et tous les OR n’y avaient pas recours. De même bien sûr, tous les prisonniers ne la subissaient pas" (p. 750). Or trois lignes plus loin, est affirmée la thèse, à savoir que "la torture a été pratiquée sur tout le territoire algérien pendant toute la guerre et dans tout type d’unité". Ceci est présenté comme une pétition de principe, faisant suite à la "révélation" ressentie à la lecture des ouvrages de son maître Pierre Vidal-Naquet, et allant au-delà de leur confirmation.

Il ne s’agit pas pour nous de nier le fait que la torture et les exécutions sommaires ont existé. Des témoignages de militaires le reconnaissent. Mais nous pourrions citer des centaines d’officiers, dont une dizaine de chefs de corps parachutistes, qui se sont refusé à employer de tels moyens. Des milliers d’appelés, consultés par leurs associations, sont traumatisés non par le souvenir de la torture, mais par les accusations portées par une certaine presse. C’est pour eux que ces associations ont publié un Livre blanc qui met à plat tous les aspects, positifs et négatifs, de cette guerre.

9782702513149FS

 

désaccords de fond

Après une lecture attentive de l’ouvrage, il nous paraît opportun et salutaire de souligner les désaccords de fond qui doivent être opposés aux arguments de Madame Branche.

Le premier est relatif à sa méconnaissance des problèmes liés au renseignement. Sans doute le renseignement a-t-il une importance primordiale dans la guerre et plus particulièrement dans une guerre subversive, mais ce n’est pas le seul problème, et surtout, les interrogatoires n’en constituent qu’une petite partie.

Le renseignement d’habitant (anciens combattants et familles de supplétifs et de tirailleurs), les honorables correspondants des polices et de l’administration, l’observation terrestre et aérienne, la surveillance maritime, les écoutes électro-magnétiques, les documents récupérés sur le terrain, et à l’extérieur les agents des Services et les dépêches diplomatiques, sont autant de sources riches et variées qui appellent une coordination entre les deuxièmes Bureaux et les Services de renseignement, coordination assurée par les CRO, CRA et autres COMIR créés à cet effet.

Quant aux officiers de renseignement, ils n’ont pas été créés pour l’Algérie (p. 300) ; il existait des OR dans tous les régiments et bataillons du temps de paix, que l’on a retrouvés dans les Secteurs et les Quartiers de pacification, et que le commandement s’est employé à adapter au contexte algérien.

 

la plus franche exagération

La torture fut-elle au centre des violences illégales relevées par cette thèse ? Ancien directeur à la Délégation générale, au temps de M. Delouvrier, le libéral René Mayer note que R. Branche, "inspirée par des considérants psychanalytiques, affirme que la torture fut motivée non seulement par la recherche du renseignement, mais par la volonté de terroriser une population entière pour la dominer. On glisse là dans la plus franche exagération... Ceux qui faisaient la guerre cherchaient surtout à ne pas la perdre, à regagner le terrain perdu et à rallier les populations". Quant à la terreur, elle s’exerçait dans les villages sous la forme d’égorgements, de mutilations faciales, d’enlèvements, et dans les villes par les bombes déposées dans les lieux publics.

Ainsi les atrocités du FLN, génératrices à leur tour de répression et de contre-terrorisme, sont-elles sous-évaluées, de même que les actions de pacification des SAS, qui ne sont pas traitées parce que les SAS étaient des organismes civils (p. 568). Le soutien de la population au FLN, affirmé par l’auteur, était loin d’être total, au moins jusqu’aux manifestations de décembre 1960.

Le thème de l’illégalité conduit à oublier le contexte historique, et à évaluer les événements d’une guerre cruelle avec les idées humanitaires de l’an 2000. C’est la guerre qui est une violence illégale, et l’État de droit est incompatible avec les lois de la guerre ; il est vrai que dans l’urgence celles-ci ne sont pas toujours respectées. Les présidents des Commissions de Sauvegarde le reconnaissent ; M. Patin estime que "la nature du conflit rend très difficile le maintien scrupuleux de la légalité". Mais l’auteur semble ignorer ce rapport, elle cite surtout les membres des Commissions qui ont démissionné (Delavignette et Me Garçon).

La focalisation de la thèse sur les violences des militaires entraîne l’auteur à des interprétations abusives et partiales. Les directives des généraux sont soumises à la critique interne et externe, base de la recherche historique. Elles lui paraissent peu claires, ambiguës, entachées de thèmes de propagande. En revanche, les témoignages des dénonciateurs sont tous crédibles, ils sont sans appel, leurs dossiers sont parfaits (pp. 204, 548, 659, 689).

Il n’est pas dit que le capitaine Thomas est un ancien FTP (p. 135), que tel journaliste est communiste ou proche du FLN, que 7 sur 12 des témoins civils consultés sont des porteurs de valises, que sur 22 témoins ex-militaires (faible pourcentage sur 1 million d’appelés, mais pour l’auteur (pp. 97, 121) ils sont innombrables), plusieurs ont déjà fait campagne contre la torture et pour l’insoumission.

Il n’est pas dit que les dénonciateurs de la torture enseignée à l’École Jeanne d’Arc se sont rétractés, ils voulaient seulement "inquiéter les bourgeois". Alors que Gisèle Halimi, citée dans la thèse, affirme que 80 % des femmes arrêtées ont été torturées, Djemila Amrane-Minne n’a recueilli aucune information sur la torture dans sa thèse sur les combattantes du FLN.

 

Djamila Amrane

 

Le même pourcentage de 80 % est attribué aux interrogés du colonel Allaire, qui déclare que "9 sur 10 parlent tout de suite". Et comme il semble que le témoin Allaire n’a pas tout dit, Raphaëlle Branche affirme sans rire : "C’est dans ce blanc qu’aurait pu être raconté l’interrogatoire de Mohamed !" N’y a-t-il pas un blanc dans la déclaration de cet autre témoin, qui déclare que "Monseigneur Duval m’a appris à lui raconter ?"

Même interprétation des archives des DOP, qui n’apportent rien de précis, mais sont interprétées dans le même sens : un suspect réticent ou difficile est forcément un suspect torturé. Les sources les plus citées sont en définitive les articles de la presse orientée, dont ceux d’El Moudjahid et de Vérité-Liberté, la feuille de Vidal-Naquet.

Alors que les viols ont été peu nombreux, et sanctionnés quand ils étaient connus, le chapitre qui leur est consacré est particulièrement excessif, et frise l’absurdité. Toutes les femmes arrêtées ont été violées, affirme Gisèle Halimi, citée dans la thèse. Le viol est même considéré par Raphaëlle Branche comme "participant à la conquête de la population", ilvise "à maintenir la France dans le corps des femmes" !…

 

témoins ignorés

Dans sa recherche de témoins, l’auteur s’est refusé à consulter des témoins à décharge, qui lui avaient été signalés par une lettre du 8 décembre 1999. Elle n’a donc pas rencontré l’ancien chef des DOP (Lieutenant-colonel Ruat), ni le capitaine Léger inventeur des bleus, ni le commandant de Saint-Marc, ni le lieutenant Durand responsable de la SOR (Section opérationnelle de recherche) de Duperré. Le témoignage du général F. Meyer a été tronqué. M. Patin émet des doutes sur la plainte tardive de Djemila Boupacha, le P. de la Morandais, dans L’honneur est sauf, contredit la thèse de la torture généralisée.

Tout n’est pas à rejeter dans la thèse de Raphaëlle Branche. Certaines analyses sont intéressantes, comme le chapitre consacré à la position des aumôniers militaires, les réflexions sur l’éthique de responsabilité, les contrôles effectués par les Inspecteurs des Centres d’internement et de détention administrative, ou les relations entre civils et militaires. D’autres sont carrément hors sujet, et inconvenantes, comme l’évocation du Bataillon de police n°101, qui en Pologne met en œuvre la solution finale !

Maurice Faivre
mai 2001, source

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Notes

1 - Cela l’amène parfois à des expressions dignes de M. Prudhomme, comme p. 748 : "La France coloniale réveillée de son sommeil civilisateur" ; p. 753 : "La loi soulève le voile opaque et lourd du décret du 22 mars".

2 - il n’y a pas eu 2 millions d’appelés en Algérie, mais 1,1 million ; le cumul des pouvoirs de Salan est une décision de F. Gaillard et de P. Pflimlin dans la nuit du 13 au 14 mai 1958, confirmée par de Gaulle début juin ; le colonel Schoen (bulletin mensuel du SLNA) estime à 1 200 le nombre des victimes de la répression en août 1955 ; le plan de Constantine n’était qu’une reconduction du plan Maspetiol de 1955 ; M. Delouvrier a critiqué le rapport de M. Rocard sur les centres de regroupement, publié par Le Monde du 18 avril 1959 ; ce rapport incomplet ne lui avait pas été demandé

 

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Raphaëlle Branche,

La torture et l’armée pendant

la guerre d’Algérie

(1954-1962)

Paris, Gallimard, 2001, 474 p.
Sharon Elbaz

Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie (1954-1962), Paris, Gallimard, 2001, 474 p.

Cet ouvrage de Raphaëlle Branche, comme celui de Sylvie Thénault, est issu d’une thèse de doctorat d’histoire soutenue en décembre 2000, au moment précis où une polémique fait rage sur la pratique de la torture pendant la Guerre d’Algérie.
Un débat relancé par l’appel des douze, d’intellectuels demandant à l’État, dans L’Humanité (31 octobre 2000), la reconnaissance et la condamnation de la torture durant cette période, appel à son tour relayé par les révélations du Général Aussaresses, personnage-clé de la «Bataille d’Alger», dans son livre Services Spéciaux, Algérie 1955-1957 (mai 2001).
Pur hasard de calendrier qui témoigne néanmoins des relations complexes que la recherche historique entretient avec la «demande sociale» articulée autour du devoir de mémoire. Un travail que l’accès aux archives publiques notamment celles de l’Armée de Terre (directives, rapports, journaux de marche) distingue de travaux plus militants, contemporains ou postérieurs à la guerre d’Algérie, à la documentation naturellement plus fragmentaire, tels que les travaux de Pierre Vidal-Naquet.
 
un objet circonscrit
Pour parer à toute critique Raphaëlle Branche prend soin dès l’introduction de circonscrire l’objet de sa recherche : «on ne traitera pas ici de l’internationalisation du conflit, des violences des nationalistes algériens, notamment en métropole, ni de l’OAS», mais de «l’utilisation de la torture par l’armée française dans la répression du nationalisme algérien entre novembre 1954 et mars 1962» (p. 14).
Si la pratique de la torture durant cette période est présentée comme «arme de guerre, une violence employée à dessein, pour gagner», elle est inséparable de la logique de domination à l’œuvre dans le rapport colonial. Pourtant l’historienne réintroduit la chronologie dans cette longue durée coloniale en démontrant comment à partir de 1957 et de la «Bataille d’Alger» la torture devient «l’arme reine du conflit». La période gaullienne ne s’inscrit pas immédiatement en rupture avec un processus qui place la torture au cœur du système répressif. Il faut attendre le printemps 1960 et le «rappel à l’ordre de l’armée d’Algérie par le pouvoir politique» pour qu’une «amélioration lente et très imparfaite» intervienne. Mais jusqu’à la fin de la guerre tant que les illégalités servent la raison d’État, et restent commises dans l’ombre, elles demeurent «autorisées au plus haut niveau».
Au-delà d’une périodisation qui rejoint celle de Sylvie Thénault, Raphaëlle Branche substitue une approche de la torture comme «système», produit de la «guerre contre-révolutionnaire» chère au général Salan, à une approche de la torture comme «dérapage» inhérent à ce type de conflit, aux vertus absolutoires.
En effet l’auteur s’attache à démontrer le processus qui conduit à une institutionnalisation de la torture allant de pair avec la priorité accordée au Renseignement : l’officier de Renseignement (OR) constitue ainsi avec l’officier d’action psychologique l’un des piliers de la «guerre contre-révolutionnaire» puis en 1957 un Centre de Coordination interarmées (CCI) est mis sur pied en Algérie, qui coordonnera l’action des Détachements Opérationnels de Protection (DOP), véritables «instruments sur mesure de la guerre contre-révolutionnaire» qui évolueront jusqu’à la fin de la guerre dans la semi-clandestinité.
Dans une optique pluridisciplinaire, Raphaëlle Branche enrichit la méthode historique d’une approche anthropologique dans la lignée des historiens de la Grande Guerre en s’attachant à restituer les «microhistoires de la douleur». Pour ce faire, elle explore minutieusement aussi bien les lieux que les différentes méthodes de tortures dans toute leur âpreté.

«la torture visait bien autre chose que des renseignements» [1]

Aux termes de cette analyse, il est clair que «la torture visait bien autre chose que des renseignements, plus que faire parler, elle voulait faire entendre», perdant par là même sa justification externe, l’obtention du renseignement, pour recouvrer son vrai visage, celui d’un instrument politique au service d’un discours de domination : «Jusque dans le corps des prisonniers, l’électricité peut être considérée comme une marque de civilisation française…».
outefois, décontextualisée, la pratique de la torture pendant la Guerre d’Algérie perd quelque peu de sa spécificité. Consubstantielle au rapport colonial, elle n’est pas l’apanage de la Guerre d’Algérie, ni de l’Algérie elle-même comme l’attestent les multiples exemples de répression en Indochine ou à Madagascar.
À la différence certaine que le drame algérien introduit des «tortionnaires ordinaires», des appelés confrontés directement ou indirectement à une réalité à laquelle ils n’étaient pas accoutumés. L’ouvrage, s’il rend compte avec précision de la constitution d’un groupe de professionnels militaires prenant la relève de policiers dans la pratique de la question, ne permet pas de déterminer avec certitude le degré d’implication du contingent soumis au volontariat pour le service de renseignement ou les «corvées de bois».
En conclusion, Raphaëlle Branche envisage l’épineuse question des responsabilités en soulignant la difficulté de saisir des responsabilités collectives alors que le droit ne reconnaît que des responsabilités individuelles. Au delà c’est bien la question de la responsabilité de l’État qui est posée, un débat aux réminiscences très contemporaines.

Sharon Elbaz, «Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie (1954-1962)», Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique [En ligne], 85 | 2001, mis en ligne le 22 novembre 2009, Consulté le 06 février 2012. URL : http://chrhc.revues.org/index1759.html

source : http://chrhc.revues.org/index1759.html
Doctorant Paris X, prépare une thèse sur «Les avocats de la décolonisation de 1945 à 1962»

[1] thèse réfutée par le général Maurice Faivre dans l'article ci-dessus

 

monde21juin2000-51038

 

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GUERRE D’ALGERIE, TORTURE, JUSTICE : LA PAROLE AUX HISTORIENS

Dans l’OURS n°310 (juin 2001) nous avons ouvert un premier dossier sur la guerre d’Algérie à l’occasion de la sortie de l’ouvrage de Denis Lefebvre, Guy Mollet face à la torture en Algérie 1956-1957 (Editions Bruno Leprince).
Les choix et attitudes des gouvernements français pendant les « événements » d’Algérie
(1954-1962), et notamment le ministère Guy Mollet, continuent à susciter débats et controverses, historiques et politiques et à mobiliser les éditeurs.
Vincent Duclert analyse ici deux ouvrages issus de travaux universitaires soutenus récemment par deux jeunes historiennes.


RAPHAËLLE BRANCHE
La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie (1954-1962)
Gallimard 2001 474 p. 175 F 26,6 e

SYLVIE THENAULT
Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie
préface de Jean-Jacques Becker, postface de Pierre Vidal-Naquet,
La Découverte 2001 347 p. 150,90 F 23 e

Issus de deux thèses de doctorat d’histoire, les ouvrages de Raphaëlle Branche et de Sylvie Thénault traitent de deux sujets distincts, la torture dans la guerre d’Algérie, la magistrature dans la guerre d’Algérie. Malgré cette différence d’objet, ils abordent en réalité une question commune et centrale, celle de l’Armée, de son pouvoir dans la guerre alors même que l’état de guerre n’était pas reconnu à cette époque (1) et de la place qu’elle a fini par occuper dans la République.

Torture et violence coloniale
En effet, tant la torture que la justice relevèrent de la responsabilité de l’autorité militaire. Celle-ci créa des systèmes administratifs propres permettant d’une part l’application d’une violence extrême sur les détenus algériens (ou européens), et d’autre part l’usage aux fins de répression policière de l’outil judiciaire.

Il exista ainsi des institutions interarmées spécialisées, destinées à rationaliser l’administration de la torture, les Détachements opérationnels de protection (DOP) dépendant d’un service né de la guerre d’Indochine et recréé le 1er juin 1956, le Renseignement, action, protection (RAP). Le développement de ces services qui attestent du caractère systématique (au sens de système) de la torture dans la guerre d’Algérie découle notamment des constats faits pendant la bataille d’Alger au cours de laquelle l’action des policiers avait provoqué des dysfonctionnements dans la répression.

Il exista aussi une fonction spécifique, celle de l’officier de renseignement (OR) «entre tâches policières, militaires et judiciaires» qui doit être, avec l’officier d’action psychologique, «l’incarnation de la guerre nouvelle» que veut mener l’armée en Algérie et qui placent ces hommes en position de détenir un droit de vie ou de mort sur les suspects.

Ces dispositifs administratifs à grande échelle organisent et codifient des pratiques qui s’inscrivent dans une double tradition, celle de la violence coloniale que l’on méconnaît et mésestime toujours, et celle de la guerre d’Indochine encore elle aussi très méconnue. Les pratiques elles-mêmes sont décrites et expliquées par Raphaëlle Branche. Elles jettent un regard désespérant sur l’humanité en général et sur la France en particulier.

La torture et l’armée démontre ainsi que la torture n’est pas seulement un outil pour le renseignement (dont le «rendement» est présupposé plutôt que validé) mais aussi l’acte par lequel un pouvoir, et des agents de ce pouvoir, exercent et expriment leur domination. «Torturer un homme, résume Raphaëlle Branche, c’est s’octroyer sur lui un pouvoir absolu, puisque c’est manipuler l’idée de sa mort. […] C’est s’autoriser des gestes qui contiennent la potentialité de la mort de l’autre, c’est transformer le rapport de forces en rapport de domination absolue.»

Les voies par lesquelles des soldats et des officiers se transforment en milliers de bourreaux ordinaires suggèrent inévitablement une réflexion sur les processus de culture de terreur, fondés ici sur des éléments objectifs tels le racisme envers les Algériens, l’obsession de la victoire dans un conflit sans nom et sans issue, le culte de la rationalisation et de l’organisation, l’expression de la supériorité masculine et de la virilité, la construction de la subversion révolutionnaire, ou bien la seule riposte à la violence des nationalistes…

Raphaëlle Branche s’intéresse courageusement aux gestes, aux rites et aux méthodes de la torture, réalisant un travail d’anthropologie sur l’acte, sur le moment et le lieu, sur le rite, sur le bourreau, sur la victime, sur le témoignage enfin qui a permis, incontestablement, à des tortionnaires qui n’étaient pas des monstres de libérer leur conscience. Cette histoire du reste, de ce point de vue-là, ne fait que commencer. De cette lecture de La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, personne ne peut sortir indemne et pourtant celle-ci est absolument nécessaire, à la fois parce que la qualité d’écriture restaure l’humanité qui a fui cette histoire et parce que l’éthique de connaissance constitue un antidote efficace au retour de ces pratiques.

Une justice aux ordres
Devant la torture menée par l’armée en Algérie, et dans un cadre nécessairement encore civil puisque l’état de guerre n’est pas déclaré (même si l’autorité militaire se voit confier de nombreux pouvoirs et prérogatives), la magistrature ordinaire est impuissante quand bien même elle choisirait de réagir aux violations du droit, de la loi et in fine aux principes fondateurs de l’ordre judiciaire. A partir de 1957, la justice est devenue, à l’instar de la torture, un instrument de la guerre révolutionnaire. La magistrature ordinaire n’existe pratiquement plus en Algérie parce qu’elle est soumise, en droit ou en fait, à l’autorité militaire.

Dès 1956, analyse Sylvie Thénault, la coopération des tribunaux civils avec la justice militaire, inscrite dans les lois et permise par l’état d’urgence, «rodée, s’amplifie […] Par la suite, les pouvoirs spéciaux accentuent la participation de la justice militaire et l‘activité des tribunaux militaires».
Le tout culmine vers le décret du 12 février 1960 qui «rompt avec la procédure aménagée par les décrets issus de l’état d’urgence puis des pouvoirs spéciaux. Il écarte la justice civile, supprime l’instruction, confie aux TPFA [tribunaux permanents des forces armées] le jugement de tous les actes commis par les nationalistes et leurs partisans ; il conduit aussi au rappel massif de magistrats civils sous les drapeaux pour exercer une fonction nouvelle : procureur militaire.»

L’histoire de la magistrature pendant la guerre d’Algérie conduite par Sylvie Thénault est bien celle d’une «drôle de justice» dans la mesure où les juges ont abdiqué de ce qui fait leur souveraineté, leur compétence et leur indépendance afin de servir l’ordre administratif et politique établi dans les trois départements algériens par les autorités militaires.
Certes, des magistrats comme le procureur général Jean Reliquet ou son subordonné Paul Pézaud tentent de démontrer que l’intérêt de la France résidait bien dans la lutte contre «les agissements excessifs de l’Armée». Mais la soumission générale des corps judiciaires, le choix du politique en métropole, le poids des armées en Algérie font que toute défense de la procédure, de la légalité et du droit – et pour ne pas parler d’éthique ou de morale du juge – est vaine.

La magistrature sortira profondément atteinte, dans son identité même et dans celle de ses membres. Elle saura réagir néanmoins à travers un réinvestissement dans des valeurs professionnelles incarnées dans le nouveau Syndicat de la magistrature né des conséquences de ce suicide légal et consenti des serviteurs de la justice. De cette lecture des Magistrats dans la guerre d’Algérie, on ne ressort pas non plus indemne, et pourtant la grande qualité d’analyse de la question judiciaire qui s’y déploie permet de comprendre comment la justice s’est perdue dans l’armée.

Séparer les fonctions, distinguer les pouvoirs, refuser l’impunité constituent les moyens les plus élémentaires et les plus essentiels pour conjurer cette violence d’État que la République a tolérée sans la comprendre. Le livre de Sylvie Thénault démontre la validité de l’histoire intellectuelle, sociale et politique de l’État et la nécessité de connaître le mécanisme des administrations pour reconnaître à la fois le phénomène de la faillite généralisée qui affecte la justice dans la guerre d’Algérie et la portée des actes de résistance qui honore certains magistrats dans l’exercice de leurs fonctions.

l’heure de l’histoire
Dans cette double instrumentalisation à grande échelle de la violence sur les personnes et de l’exercice de la justice, l’Armée, les armées, ses officiers généraux, ses acteurs sur le terrain portent une terrible responsabilité. Il ne s’agit pas d’accabler ses responsables actuels pour des actes dont ils sont bien évidemment étrangers mais il faut inciter toute l’institution à un travail de mémoire sur cette époque où un corps de la République s’est transformé en pouvoir autonome au service d’une mission de terreur.

On sait aujourd’hui que ce travail de mémoire se fonde sur la recherche en histoire : les deux livres de Raphaëlle Branche et de Sylvie Thénault constituent les prolégomènes d’une histoire militaire de la guerre d’Algérie qui serait, ni plus ni moins, qu’une histoire politique de l’État dans une guerre qui ne disait pas son nom.

À cet égard et compte tenu du vœux des plus hautes autorités politiques en faveur d’une lecture lucide du passé national, il conviendrait que ces déclarations d’intention et la ronde des rapports débouchent sur des actions concrètes et volontaires, en matière de politique et de loi pour les Archives en France, un secteur totalement sinistré depuis vingt ans (2).

L’autonomie administrative et la force politique que l’armée a pu conquérir en Algérie s’expliquent par la relative politisation de ce corps confronté au traumatisme non assumé de la Seconde Guerre mondiale et de la fascination pour la guerre subversive apparue dans la guerre d’Indochine.

Tout est stratégie du point de vue des officiers généraux investis de pouvoirs extra-militaires, y compris lorsqu’ils exigent le respect des formes élémentaires de légalité, simples moyens pour récuser les mises en cause de journaux de «trahison». Elles s’expliquent aussi – mais ceci n’excuse pas cela, elle l’éclaire – par la défaillance de l’autorité politique représentée constitutionnellement par le parlement et le gouvernement. Sur ce plan, les années 1956-1957 sont accablantes pour le ministère Guy Mollet.

De manière froide et méthodique, Raphaëlle Branche et Sylvie Thénault montrent que le sommet du système de concentration militaire des pouvoirs est atteint à ce moment. Guy Mollet ne l’a pas objectivement voulu mais il n’a pas voulu s’y opposer comme un de Gaulle en 1960.

Cependant, il ressort des deux livres que la volonté politique en faveur d’une guerre respectueuse du droit et de l’adversaire n’existait pas. Certes, le général de Gaulle combattit l’usage de la torture et l’exercice de la justice par l’armée, mais il le fit d’abord pour restaurer le pouvoir civil et son propre pouvoir de président de la République, chef de l’État, chef des armées. La chronologie établie par Raphaëlle Branche et Sylvie Thénault le montre bien puisque la fin des pratiques les plus scandaleuses sur le plan du droit et de l’intégrité physique intervient à partir de 1960. C’est «le retour à la règle ?».


Histoire de l’insoutenable, histoire difficile, histoire nécessaire, ces recherches publiées ici par deux grands éditeurs aux traditions humanistes posent toutes deux la question de la responsabilité et de son éthique. La responsabilité est aussi celle de l’historien qui n’a pas pour fonction d’accuser ou de juger mais de savoir et de comprendre. Les livres de Raphaëlle Branche et de Sylvie Thénault défendent cette responsabilité-là qui oblige à toujours nuancer, distinguer, contextualiser, une tâche contraignante mais indispensable si l’on veut que la recherche serve non seulement au progrès de l’histoire mais aussi à l’apaisement des mémoires.

Vincent Duclert
source

(1) La loi du 10 juin 1999 a permis de substituer à l’expression d’ «opérations de maintien de l’ordre en Afrique du Nord» celle, plus conforme, de «guerre d’Algérie».
(2) Les recherches qui pourraient être menées actuellement au Service historique de l’Armée de terre se heurteraient tout simplement au fait que les salles de lecture de Vincennes sont fermées jusqu’à nouvel avis !

 

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30 décembre 2011

Philippeville, 1955

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L'Écho d'Alger, 21-22 août 1955

 

Philippeville et l’après 20 août 1955

Contribution à l’histoire

de la fin de l’Algérie française

Michel MATHIOT

 

Ce texte préfigure un ouvrage à paraître. Il annonce les questions principales posées aux archives, aux témoignages, et qui seront développées dans une monographie micro-historique de Philippeville, ses quartiers, ses banlieues et ses habitants au moment du 20 août 1955.

Plus de quatre-cent-cinquante récits individuels d’époque ou actuels, plus de 12 000 feuillets d’archives sont utilisés. Certains présentent un caractère unique. Partir du terrain et d’une analyse fine des archives et des témoignages pour en déduire une histoire locale, c’est introduire le genre micro-historique dans l’histoire de la guerre d’Algérie. Il s’agit d’établir des faits, ce qui n’a pas été effectué sauf de manière partielle ou globale.

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enfants "européens", victimes des massacres du FLN

Au moyen d’informations longtemps demeurées secrètes ou non élaborées, il s’agit de compléter l’étude de Claire Mauss-Copeaux dans ses deux ouvrages et de montrer la logique politico-militaire qui, à un moment donné dans le creuset philippevillois, a permis que les événements se déroulent de cette manière, de poser la question des responsabilités de centaines de morts à Philippeville, mais également de l’évolution catastrophique du conflit. À cet effet nous ne ferons pas l’économie d’une étude historique de Philippeville en perspective sur l’année 1955.

Dans la nuit du 1er novembre 1954, les «événements» d’Algérie émettent leurs premiers soubresauts. L’Algérie commence une guerre avec d’un côté des armes de civils : police, gendarmerie, justice, juste ce qu’il faut de militaires en temps de paix, et quelques maquisards de l’autre. Elle a connu différents régimes politiques pour le compte d’une intelligentsia travailleuse et fière de ses racines, d’un petit peuple non moins laborieux et d’une volumineuse population indigène qui s’en remet à ses choix. Cet ensemble en équilibre instable avait survécu à divers soulèvements en cent-vingt-quatre ans. Depuis le 1er novembre, la rébellion dure tant bien que mal.

Philipeville panorama

Entre le massif de l’Edough au levant et celui de Collo au couchant, voici Philippeville, commune de près de 70 000 habitants sur la côte où Français musulmans et Européens se répartissent à égalité, à dominante européenne en ville. Bâtie sur les flancs d’un ravin nord/sud, la ville débouche sur l’étendue fertile de la plaine du Saf‑Saf. De part et d’autre se font face le Skikda, avec l’hôpital à l’Est, le Bou Yala avec la porte des Aures à l’Ouest, qui communique avec un autre ravin : le Beni-Melek où se blottissent des villas et, plus au fond, des fermes et des mechta.

Philipeville allées Barrot
Philipeville, allées Barrot

 

Vers le sud, une route prolongeant la rue Clemenceau conduit au stade municipal par les allées Barrot, une autre traverse en oblique le faubourg de L’Espérance et le Montplaisant vers Constantine. Un peu plus loin, le djebel Soubouyou forme un V entre les routes de Valée et de Saint‑Antoine, avec le cimetière musulman abandonné de Zef-Zef, la mechta des «Carrières Romaines» et des fermes européennes du même nom.

Philipeville rue Clemenceau

Vers l’Est, La plage de Jeanne-d’Arc s’étend sur plusieurs kilomètres jusqu’à la mine de fer d’El‑Alia où les ouvriers besognent dans un isolement total.

Philippeville Béni-Melek
Philippevile, le ravin des Beni-Melek

 

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Des événements graves sont en gestation, et vont se dérouler dans ce chef-lieu d’arrondissement dont le calme est largement perturbé depuis le début de l’année. De quels événements s’agit-il ? Des massacres, il va y en avoir. Oui, mais lesquels ? Quels ont été les ressorts de ces massacres ? Quels drames les habitants de Philippeville et de ses banlieues vont-ils vivre dans les rues, les maisons, les fermes et les mechta, dans leurs biens et dans leur chair ?

Plus que des faits qu’il faut établir dans toute leur dureté, ce sont des sentiments de peur, de revanche et de violence qu’il faut ne pas oublier, dans toute leur cruauté. Entre la «loi d’urgence» du 3 avril 1955 et le départ du gouverneur général Jacques Soustelle le 9 février 1956, "l’après 20 août" à Philippeville sert de catalyseur à la guerre et fournit, en quelque sorte, un passeport pour l’exode.

 

L’attaque

Le 20 août en début de matinée un barrage de feu est déclenché à proximité des «Carrières Romaines» par une patrouille de police, dépêchée sur renseignement au-devant de colonnes de «hors-la-loi» se dirigeant vers la ville avec armes et fûts d’essence. À la mi-journée, le restant de ces colonnes populaires pénètre dans la ville, venant de Valée, des «Carrières Romaines», et du Beni‑Melek par la porte des Aures et le Montplaisant.

Cette foule vient grossir les insurgés dissimulés dans des caves et précédemment infiltrés. Environ six-cent personnes munies de serpes, de couteaux, bâtons et divers instruments tranchants avancent, canalisés par des hommes du FLN en armes et en nombre plus restreint. La caserne Mangin aux portes de la ville et le bâtiment du commandant d’Armes, les commissariats de la police d’État et des Renseignements Généraux sont harcelés.

caserne Mangin 1956caserne Mangin en 1956, à Philippeville

La gendarmerie du Faubourg est attaquée, ainsi que les petites rues du quartier des Aures sur les hauteurs vers la vieille enceinte fortifiée. Des maisons sont assaillies, des voitures incendiées, des magasins pillés. Des dizaines de plaintes instruites en sous-préfecture permettent de reconstituer l’ambiance de cet après-midi. Les Européens surpris se jettent dans des abris, ou sont pris à partie, battus, blessés, voire tués dans la rue. L’armée, déjà alertée, mais dont les effectifs étaient ce jour-là réduits, riposte assez rapidement dès le début de l’après-midi, et fait feu dans un discernement relatif. En revanche, pour le passant ignorant la réalité la surprise est totale. La presse et les archives font état d’une progression des «actes de terrorisme» depuis le début de l’année. Mais entre les «accrochages» dans le djebel ou le harcèlement de fermes isolées, et l’attaque surprise d’une petite ville européenne, il y a – pour le commun des mortels - un fossé à imaginer.

Les foules musulmanes qui ne se sont pas échappées finissent par être stoppées, puis rassemblées. Pour d’autres, c’est un combat sans merci qui se livre jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Il est de coutume de se livrer au dénombrement de victimes. Se battre sur des chiffres, les uns faibles et précis, les autres vagues et volumineux, n’est pas le but de cet article où nous les évoquerons en quantité relative. Nous traiterons ultérieurement cet aspect qui prendra en compte les victimes recensées de toute origine et statut social. Quelques morts dus aux attaques et à la riposte immédiate sont comptés parmi les Européens et les forces de l’ordre, plus d’une centaine chez les Français musulmans. L’hôpital recueille des victimes de toute origine, pris en charge par le personnel médical présent à Philippeville ce jour-là.

À la même heure plusieurs troupes FLN d’une quarantaine d’hommes prennent El‑Alia en tenaille, rejointes par des mineurs et villageois, formant une foule d’environ 500 personnes. Les Européens sont attaqués à l’arme blanche. Il y a des femmes et des enfants dans la rue et les maisons. Certains se réfugient, se barricadent, se terrent immobiles dans des remises, des buissons. Des enfants se font liquider sur place. Les destructions sont massives. Ici aussi, la population civile est attaquée par surprise. Des hommes affolés, ayant conservé par‑devers eux quelques armes, tirent et déclenchent une spirale infernale déjà bien engagée car, face à cette maigre défense, les assaillants ripostent en redoublant de sauvagerie, se livrent à des atrocités.

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atrocités commises par le FLN contre des enfants

Des femmes sont poignardées dans le dos, des hommes sortis de leur cache également. Les photos montrant des corps mutilés - particulièrement des enfants alignés sur la terre battue - prouvent la violence employée par les insurgés. Entre temps la troupe est intervenue grâce au directeur de la mine, "marathonien miraculé" arrivé au pas de course à travers bois et dunes au camp Pehau, centre d’instruction militaire à dix kilomètres sur la plage. Aidée de l’aviation, elle riposte en anéantissant les insurgés attardés sur le terrain, abandonnés par les maquisards en fuite. Le beau livre de témoignage de Louis Arti (1) restitue l’atmosphère et les sentiments des humains assiégés et terrorisés, ayant perdu trente-cinq de leurs proches.

Les pertes officielles et publiées pour le Nord‑Constantinois sont de soixante-et-onze Européens civils, vingt-et-un Français musulmans, trente-et-un des forces de l’ordre, et il serait intéressant de brosser un tableau de l’insurrection dans son ensemble car d’autres localités sont attaquées, et l’événement va affecter le destin de l’Algérie toute entière. Nous choisissons d’en décrire l’épicentre philippevillois, archétype des modes de violence outrancière, et d’essayer de les expliquer.

Roger Vétillard prépare la publication d’un livre faisant le tour de la question (2). Nous disposons à ce jour des informations fournies sur le Nord-Constantinois par l’enquête pionnière du journaliste Yves Courrières (3) et l’article fondateur de l’historien Charles-Robert Ageron (4) tous deux décédés, ainsi que de l’ouvrage novateur de Claire Mauss-Copeaux (5). Les autres auteurs n’ayant fait – sauf exception - que se recopier les uns les autres.

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cimetière de Philippeville

 

Les origines

Il est possible que les Français ne partagent pas avec leurs anciens compatriotes algériens le même système de décodage des événements, les mêmes valeurs de référence. L’indigène observe ses conditions de vie à travers le prisme de la richesse, de la justice et de la reconnaissance, et se repose sur ses élites et ses élus. Et c’est dans un précaire équilibre que vogue ce vaste vaisseau de ligne des Français musulmans – "une majorité rurale qui n’était pas en contact avec les Français" (6) - jusqu’à ce que certains, déçus de la politique, se mettent à la barre dans l’intention de donner, en ultime recours et dans la violence, un brutal coup de gouvernail.

Mais, la petite corvette des Européens n’est pas non plus épargnée par les alea de la politique. Le petit peuple pied-noir aussi se repose sur ses élites et ses élus. Il a ses problèmes et n’a la force de s’occuper de la «misère du monde». Tacitement, il consent - comme l’ont fait avant lui ses ancêtres - à cette Société où il vit. "L’Algérie, dans son fonctionnement quotidien, était faite pour [lui]" (7). Des écarts de niveau de vie et d’instruction, de responsabilité ou de justice, il en vit lui aussi. Il ne choisit pas un modèle de Société qui pourrait être différent.

16"Européens" d'Algérie (Oran)

Le Statut de l’Algérie a huit ans d’existence. Aux yeux des élites françaises musulmanes il reste "gangrenée" par l’injustice du «double collège» électoral : une voix européenne valait neuf voix indigènes. Depuis le début de l’année les «actes de terrorisme» ne cessent pas. Le législateur invente «l’état d’urgence» pour le constantinois. Pour être à même d’opposer à ces «actes de terrorisme» une riposte efficace, la loi donne pouvoir à la police et à l’armée pour régler rapidement des situations ordinairement examinées par des juges. D’autre part, aux «hors-la-loi» n’est pas reconnu le statut de combattant lorsqu’ils sont faits prisonniers. Enfin, la récente directive militaire sur la «responsabilité collective» entraîne inévitablement des injustices, en condamnant des populations innocentes de crimes, seraient-elles néanmoins sympathisantes du FLN.

En ce printemps 1955 la «rébellion» totalise quelques centaines d’hommes dans la Zone II de Constantine (future wilaya II), traqués par les paras de Ducourneau. La logistique des maquis n’est pas celle de l’armée française. Les fellagha sont sans bases ni nourriture, sans ressources ni armes et sans liaisons. C’est une caricature, mais il y a beaucoup de vrai.

La «révolution» s’essouffle. En face, le gouverneur Soustelle annonce des réformes. Des élites musulmanes dites modérées vont se voir proposer des discussions, danger majeur aux yeux des chefs FLN dont le but de guerre est l’indépendance. Les efforts déployés par ceux qui ont déclenché le 1er novembre ne sont pas reconnus internationalement. Et surtout manque l’adhésion du peuple indigène qui se montre indécis, effrayé et au mieux attentiste, et qui ne fournit pas le moteur essentiel à une guerre de maquis.

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Zighoud Youssef

C’est au chef de la Zone II, Zighoud Youssef, que revient l’élaboration de la stratégie : grossir les rangs en mobilisant le peuple, trouver gîte et nourriture, capter les ressources des paysans, chercher de l’armement, effrayer les «modérés», se donner un statut dans le concert des nations. Et avant tout, se mouvoir dans le bled "comme un poisson dans l’eau", en enrôlant une population à l’existence précaire et pouvant tout attendre de ceux qui se présentent comme ses sauveurs.

L’idée de base est qu’une bonne stratégie est une stratégie gagnante à long terme, devrait-elle imposer à court terme d’importants dégâts dans les deux camps : Provoquer une levée en masse aux yeux de tous en relançant un conflit qui se meurt, pour passer de «l’acte de terrorisme» à la «guerre de libération». Pour parachever son dessein politique, Zighoud fait coïncider les attaques avec le deuxième anniversaire de la déposition du Sultan du Maroc (20 août 1953). Enfin, il a peut-être répondu à un appel à l’aide des chefs de l’Aures pour détourner vers d’autres cibles les pilonnages de l’armée française, pilonnages constituant en eux-mêmes un appel à la violence.

Mais qu’est-ce que le 20 août ? Des «massacres» seulement ? Claire Mauss‑Copeaux défend la thèse de l’insurrection primant sur «les massacres». Aucun des papiers saisis dans la sacoche de Zighoud Youssef le jour de sa mort en septembre 1956, et dont nous avons consulté une traduction retrouvée dans les archives, ne vient accuser ce dernier de massacres prémédités à finalité politique.

En attaquant non plus des fermes isolées, mais une ville européenne, l’A.L.N. de Zighoud Youssef a voulu montrer au monde qu’elle existait. Mais cette question de l’origine des massacres des Européens mérite de rester en discussion car a contrario dès le mois de juin 1955, alors que le chaudron commençait à bouillir, un rapport des RG de Constantine accrédite la thèse de la préméditation. Pour autant les autorités françaises, aveuglées, manipulés ou non par le FLN, vont reproduire de manière contre‑productive des erreurs déjà commises dix ans plus tôt.

 

Les ripostes

Il faut revenir à Philippeville, car «le 20 août», ce n’est pas le 20 seulement. Ce n’est pas non plus El-Alia seulement. Le «20 août» n’est pas terminé. Celui de Zighoud Youssef est fini. Celui des Français commence.

La riposte a consisté - on l’a vu - à essayer d’étouffer l’attaque en début de matinée : la mechta des «Carrières Romaines» a été neutralisée dès les premiers quarts d’heures. Puis dans les rues tous les efforts se sont portés sur les tireurs et les foules qui ne se s’étaient pas échappées. La caserne Mangin, le stade Cuttoli (le stade municipal), se remplissent sous surveillance militaire. Selon des témoignages des GMC chargés de prisonniers sillonnent les rues. Dans le stade municipal sont alignés les cadavres d’hommes tombés dans les combats de rue. Des camions transportent des prisonniers en direction du djebel Soubouyou qui domine le stade municipal.

À deux kilomètres de la route de Saint‑Antoine, un chemin mène au cimetière de Zef-Zef. Les hommes sont poussés le long des fosses creusées par le bulldozer de l’Ecole d’Agriculture et de Viticulture. À la vue des armes automatiques dirigées vers eux, ils meurent - eux aussi - dans des hurlements de terreur, semblables - dans le même malheur - aux victimes d’El‑Alia. La vulgate mémorielle conserve le stade municipal comme lieu emblématique d’exécutions sommaires et de charnier. Est-ce la réalité ? Aucune source ne le mentionne, contrairement à Zef-Zef. Paul Aussaresses ne valide d’exécutions ni sur le stade ni à Zef-Zef, mais reconnaît la création de la fosse.

À part ses confessions il n’est jusqu’à présent fait mention d’aucune archive détaillant les pertes. Des sources d’époque restées secrètes permettent d’approcher la réalité, de se mettre dans la peau des hauts décideurs de l’époque. Pour l’ensemble du Nord‑Constantinois les historiens se contentent avec dépit d’une "fourchette" de mille-deux-cent soixante-treize (chiffre officiel) à douze mille (chiffre du FLN). Il y eut à Philippeville et sa banlieue cinq cent tués en tout, avec des femmes et des enfants. La description de la mechta martyre faite par le reporter du MONDE, qui a fait l’objet d’une polémique sur laquelle nous ferons la clarté, est aussi éloquente que celle des rescapés d’El-Alia. Elle a le mérite d’exister et d’avoir provoqué le lever d’un voile. Pour autant, les faits révélés grâce à sa présence ainsi que celle de l’envoyé spécial de l’Humanité n’ont pas été retenus par la postérité. Le nombre, la qualité des victimes de la mechta et les circonstances de sa destruction ne sont pas publiés, mais ils seront approchés à l’aide de l’extraordinaire capacité d’archivage de l’administration française.

Au Beni-Melek, la mechta de la Prise d’eau est détruite le 23 et tous les hommes sont enlevés sans espoir de retour. À la Cité Indigène au Faubourg, des dizaines d’habitations sont incendiées. Avec les «Carrières Romaines», ce sont les lieux authentiques de la répression touchant les habitations, leur contenu et leurs occupants : des baraques en dur, des gourbis avec le mobilier, les effets et objets personnels, l’argent et les papiers, ainsi que les réserves alimentaires sont détruits.

Des plaintes évoquent des fusillades mortelles et des enlèvements. Notre monographie s’attachera à entrer pour la première fois dans le détail de cette micro-histoire qui a touché plusieurs dizaines de familles nommément désignées, soit plusieurs centaines de personnes. Entre-temps, c’est dans une atmosphère délétère, mélange de désespoir, de terreur, de ressentiment et de menace que se déroulent le 23 les obsèques européennes devant le cimetière de Philippeville. On n’a pas retrouvé à ce jour et à notre connaissance de récit faisant état d’enterrement des morts indigènes du 20 août.

Du côté d’El-Alia, les reporters de presse n’ont pas laissé de trace. Le gendarme de la brigade des recherches de Philippeville a immortalisé les corps massacrés dans des photos universellement connues. Hormis ces photos les archives sont pour le moment muettes et les sources jusqu’alors utilisées sont exclusivement orales. Mais des rapports inexploités et des archives privées vont permettre de compléter les analyses de Claire Mauss-Copeaux. La découverte de charniers à Filfila et les allusions de l’ancien commandant Aussaresses tendent à attester le scénario de représailles, officiellement autorisées - il faut le rappeler - par l’état d’urgence. Il y eut à El-Alia de deux-cent à trois-cent tués (dont une soixantaine de prisonniers exécutés dans la foulée et une centaine quelques jours plus tard).

Philippeville en 1950
Philippeville en 1950

La poursuite du «nettoyage» n’est pas terminée dans la région. Les opérations de répression dans le Nord‑Constantinois, liées aux événements du 20 août, sont supposées prendre fin vers le 28, si l’on se réfère à une directive sibylline du général Lavaud en date du 26 : «[…] toute action de représailles y compris aérienne risquant mettre en cause vie femmes et enfants sera soumise à décision personnelle général commandant division» (9). Avant cette date les militaires avaient les mains libres. Nous appuyant sur des sources restées secrètes, nous réfléchissons au déroulement du processus de décision dans l’esprit du gouverneur général Soustelle et des généraux de l’état-major entre le 20 et le 26 août. Nous aboutirons à une répartition plus juste des responsabilités que celle ayant habituellement cours dans les écrits sur le 20 août.

Poser des chiffres disponibles et mettre à plat les responsabilités, c’est permettre une petite avancée de l’Histoire, une fin de deuil pour les familles des victimes innocentes et oubliées, et tous les exilés de cette guerre. Plus qu’une journée, le 20 août c’est une semaine. Plus qu’une mine, c’est une ville. Plus qu’un mort, c’est dix morts. Le 20 août est un marqueur essentiel de la guerre en Algérie. On ne peut évoquer les enfants et les femmes égorgés d’El-Alia sans connaître les femmes et les enfants exécutés des «Carrières Romaines» ; les mineurs abattus sans les paysans fusillés de Zef‑ZEF ni les hommes disparus de la Prise d’eau, dont les familles attendent toujours l’acte de décès.

Car si les égorgés ont droit à notre compassion, les fusillés ont droit à la vérité. Les balles des FM français, pas plus que les autres, ne savent faire de différence entre les innocents et les autres. La presse a rendu compte en février et mars 1958 de quinze condamnations à mort sur quarante-quatre prévenus par le tribunal militaire. Le rapport du légiste reconnu erroné, et, plaidant les aveux obtenus sous la torture, les avocats obtinrent le renvoi en cassation. Le jugement du 1er décembre 1958 a maintenu deux condamnations, commuées plus tard en réclusion. Aux yeux de la justice, les «tueurs d’El-Alia» n’en étaient pas.

La semaine du 20 août, ce sont des massacres à analyser ensemble, en perspective historique. Celui d’El-Alia, les fellagha n’ont pas su l’éviter. Celui de Philippeville les Français non plus. La violence est toujours idiote. L’Algérie n’a-t-elle été «soldée» par les Français eux-mêmes ? Les uns depuis des décennies par égoïsme et négligence, les autres depuis cette semaine du 20 août par absence de maturité politique ? L’envoi du contingent et l’élargissement de l’état d’urgence firent le reste. En septembre, les élus du deuxième Collège quittèrent la séance à l’Assemblée Algérienne, estimant ne plus être en mesure de représenter la République aux yeux de leurs mandataires. La violence politique s’empare désormais de la partie la plus massive de la population d’Algérie. Dans la «motion des 61» - soixante-et-uns élus indigènes protestataires - est inscrit «l’exode» de 1962. Dans l’intervalle, tout fut péripétie, sanglante, coûteuse et inutile.

Michel MATHIOT
20 août 2011

 

1 - Louis Arti, EL HALIA, Comp’act, 1997.
2 - Roger Vétillars, Le 20 août 1955, D’El Halia à Aïn Abid, Constantine et Philippeville : un tournant dans la guerre d’Algérie, ouvrage à paraître en 2012 aux éditions Riveneuve
3 - Yves Courrières, La Guerre d’Algérie, T2, Le temps des léopards, 1969.
4 - Ch.-Robert Ageron, « L’insurrection du 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois. De la résistance armée à la guerre du peuple », in La guerre d’Algérie des Algérien, 1954-1962, A. Colin, 1997.
5 - Claire Mauss-Copeaux, Algérie, 20 août 1955, Insurrection, répression, massacres, Payot, 2011. Voir également notre critique dans Etudes Coloniales du 4 août 2011.
6 - Mohammed Harbi, El Watan, 26 mai 2011, cité dans LDH Toulon, Les deux rives de la Méditerranée, 30 mai 2011.
7 - M. HARBI, op. cit.
8 - « […] les séparatistes espèrent qu’une répression ‘’sévère et aveugle’’ s’ensuivra et qu’ils pourront, grâce à la complicité du Parti Communiste et d’une certaine presse métropolitaine ‘’monter l’affaire en épingle’’ sur le plan international […] » (ANOM, Préfecture de Constantine, 93 5Q/228, Police des Renseignement Généraux, Constantine, 8 juin 1955).
9 - ANOM 93/424, 93/177, ainsi que Cl. Mauss-Copeaux, Appelés en Algérie, La parole confisquée, Paris, Hachette, 1998, p. 175.

 

 Philippeville quartier arabe
Philippeville, quartier arabe, carte postale ancienne postée en 1905

 

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10 février 2012

"civilisations supérieures"

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civilisations supérieures ou non ?

positions contradictoires :

civilisation ou régime politique ?

Bernard LUGAN

 

Avec ce qu'il faut désormais appeler l'«affaire Guéant», nous nageons en plein confusionnisme. D'abord parce que Monsieur Guéant a confondu «Civilisation» et régime politique, ce qui, convenons-en, n’est pas tout à fait la même chose…

Ensuite, parce que la gauche dénonce des propos inscrits dans l'exacte ligne de ceux jadis tenus par Victor Hugo, Jules Ferry, Léon Blum ou encore Albert Bayet. Pour ces derniers, il existait en effet une hiérarchie entre, d'une part les «peuples civilisés», c'est-à-dire ceux qui se rattachaient aux Lumières et à l'«esprit de 1789», et d'autre part ceux qui vivaient encore dans les ténèbres de l'bscurantisme. Jules Ferry déclara ainsi devant les députés le 28 juillet 1885 :

«Il faut dire ouvertement qu'en effet, les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures ; mais parce qu’il y a aussi un devoir. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures».

Quant à Léon Blum, le 9 juillet 1925, toujours devant les députés, il ne craignit pas de prononcer une phrase qui, aujourd'hui, le conduirait immédiatement devant les tribunaux :

«Nous admettons le droit et même le devoir des races supérieures d'attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture et de les appeler aux progrès réalisés grâce aux efforts de la science et de l'industrie.»

Reconnaissons que Monsieur Guéant est bien loin d’avoir tenu de tels propos clairement racistes. La gauche ferait donc bien de balayer devant sa porte et si les représentants de la «droite» avaient eu un minimum de culture, ils auraient pu, en utilisant ces citations et bien d’autres encore, renvoyer le député Letchimy au passé de son propre parti.

Le problème est que Monsieur Guéant est un universaliste pour lequel l'étalon maître de la «Civilisation» est, selon ses propres termes, le respect des «valeurs humanistes qui sont les nôtres».

À ce compte là, effectivement le plus qu'un milliard de Chinois, le milliard d'Indiens, les centaines de millions de Japonais, d'Indonésiens etc., soit au total 90% des habitants de la planète, vivent en effet comme des «Barbares» ou des «Sauvages». Barbares et sauvages donc les héritiers de Confucius, des bâtisseurs des palais almohades et de ceux du Grand Moghol puisqu'ils n'ont pas encore adhéré à nos «valeurs humanistes», ces immenses marques du progrès humain qui prônent l'ndividu contre la communauté afin que soient brisées les solidarités, la prosternation devant le «Veau d'Or» afin d'acheter les âmes, la féminisation des esprits contre la virilité afin de désarmer les peuples, les déviances contre l'ordre naturel afin de leur faire perdre leurs repères.

Face à cette arrogance et à cet aveuglement qui constituent le socle de la pensée unique partagée par la «droite» et par la gauche, se dresse l'immense ombre du maréchal Lyautey qui, parlant des peuples colonisés, disait : «Ils ne sont pas inférieurs, ils sont autres». Tout est dans cette notion de différence, dans cet ethno différentialisme qui implique à la fois respect et acceptation de l'évidence.

Or, c'est cette notion de différence que refusent tous les universalistes. Ceux de «droite», tel Monsieur Guéant, au nom des droits de l'Homme, ceux de gauche au nom du cosmopolitisme et du «village-terre».

Bernard Lugan
8 février 2012
Bernard-Lugan-281p

 

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Civilisations, esclavage, nazisme :

les réponses de Roucaute, la plume de Guéant

 

L'information a été révélée par Europe 1, et confirmée au Monde par l'intéressé : c'est le philosophe Yves Roucaute qui a fourni à Claude Guéant la formule qui enflamme, depuis le week-end dernier, le débat politique.

Samedi, lors d'un colloque organisé par le syndicat étudiant de droite Uni, le ministre de l'Intérieur avait appelé à «protéger notre civilisation» :

«Contrairement à ce que dit l'idéologie relativiste de gauche, pour nous, toutes les civilisations ne se valent pas. Celles qui défendent l'humanité nous paraissent plus avancées que celles qui la nient. Celles qui défendent la liberté, l'égalité et la fraternité, nous paraissent supérieures à celles qui acceptent la tyrannie, la minorité des femmes, la haine sociale ou ethnique

Un communiste devenu néoconservateur

Yves Roucaute
Yves Roucaute

Yves Roucaute, professeur à l'université de Nanterre, est lui-même un rescapé du «relativisme de gauche» : dans les années 70, il avait été un des dirigeants de l'Unef et de l'Union des étudiants communiste. Un égarement de jeunesse. Le philosophe a finalement évolué vers un néoconservatisme à l'américaine, en apportant au passage ses lumières à plusieurs figures de droite, comme Alain Madelin, Alain Carignon et, donc, Claude Guéant.

Si son discours écrit pour le ministre de l'Intérieur restera dans les mémoires, c'est aussi parce qu'il a été à l'origine d'un incident de séance historique à l'Assemblée nationale. Mardi, lors des questions au gouvernement, le député de Martinique Serge Letchimy, apparenté socialiste, a évoqué le nazisme pour dénoncer les propos de Claude Guéant :

«Vous nous ramenez, jour après jour, à ces idéologies européennes qui ont donné naissance aux camps de concentration, au bout du long chapelet esclavagiste et colonial

Le gouvernement et l'UMP ont immédiatement quitté l'Hémicycle. Pourtant, Claude Guéant aurait pu trouver des réponses prêtes à l'usage dans les œuvres de sa plume (on n'ose pas écrire «son nègre», sans doute par relativisme de gauche).

Le nazisme «inventé par la gauche»

Par exemple, dans cette tribune publiée dans Le Figaro le 3 septembre, expliquant «ce qui ne peut plus durer au PS». Yves Roucaute veut en finir avec «les accusations de collusion de la majorité avec le FN» et les «attaques ad hominem contre un ministre de l'Intérieur» :

«Le Tartuffe Harlem Désir le sait bien : ce sont ses amis d'extrême gauche qui inventèrent le fascisme avec le socialiste Mussolini, numéro deux du Parti socialiste italien, le national-socialisme avec Hitler, leader du Parti ouvrier allemand, tout autant que le goulag et le laogai. Il faut avoir le verbe plus fin que le nez pour oublier qu'en France même le parti nazi a été construit par Jacques Doriot, numéro deux du Parti communiste, et le parti fasciste par Jacques Déat, député socialiste [il s'agit en fait de Marcel Déat, ndlr]. Et pour oublier que celui qui lança le Front national s'appelle François Mitterrand

Des esclavagistes noirs ou arabes

Et si, mardi à l'Assemblée, Serge Letchimy s'était contenté d'évoquer l'esclavage ? On ignore si Claude Guéant aurait aussi quitté l'Hémicycle, mais là encore, il aurait pu se plonger dans l'œuvre d'Yves Roucaute.

Le ministre de l'Intérieur aurait ainsi pu piocher dans La Puissance de la liberté, publié en 2004. Le Figaro en avait offert un extrait à ses lecteurs, justement consacré à l'esclavage :

«Comment peut-on continuer à prétendre attribuer aux Blancs, Américains en tête, l'origine et le goût de l'esclavage ? [...]

Comment ignorer que depuis la plus haute antiquité, tous les peuples ignorant l'inaliénabilité des droits fondamentaux pratiquèrent l'esclavage ? En Afrique, avant même la traite des Noirs par les Blancs, il y eut celle des Noirs par les Noirs et celle des Blancs par les Arabo-Berbères et les Turcs [...]. L'esclavagisme, reconnu par la Charia, était une pratique courante des Arabes, avant d'influencer le monde musulman d'Afrique et d'Orient [...].

Leur traitement ? L'ignominie atteint des sommets inconnus chez les Européens. La mutilation génitale infligée aux garçons de 8 ans pour fabriquer des eunuques était courante. Les femmes noires (et blanches) étaient systématiquement violées. Si elles devenaient enceintes, elles étaient avortées ou leurs enfants se trouvaient réduits en esclavage s'ils n'avaient pas été tués à la naissance par les concubines arabes [...]

Yves Roucaute avait déjà beaucoup réfléchi à l'histoire de l'esclavage : il y avait consacré une tribune dans Le Figaro (non disponible en ligne) en 2001, avec Jean-Jacques Roche, professeur à l'université Paris-Assas. Les auteurs dénonçaient «la repentance à sens unique», alors que se déroulait la conférence de Durban contre le racisme.

Défendre les minorités «sans idéologie»

Le racisme, justement : voilà une autre de ces accusations que Claude Guéant, avec l'aide d'Yves Roucaute, devrait pouvoir écarter facilement. Le ministre n'aurait qu'à relire ce que le philosophe écrivait en 2008, à propos de Barack Obama.

Dans La Tribune, Yves Roucaute renvoyait les admirateurs du nouveau président américain à leurs contradictions :

«Faut-il au moins saluer le recul de l'anti-américanisme via l'élection d'un “Président noir”  ? Recul momentané. Aurais-je d'ailleurs la cruauté de noter la myopie  ? Le rêve de Martin Luther King, celui de tout humaniste, de ne plus voir la couleur de la peau en regardant un enfant, où est-il  ?»

«L'intérêt de la France et de l'Europe», c'était l'élection du républicain John McCain, avait averti Yves Roucaute dans Le Figaro quelques mois plus tôt. Au passage, il refusait l'idée «que Barack Obama réconcilierait l'Amérique avec elle-même, Blancs et Noirs».

Selon lui, la «réconciliation raciale» était déjà terminée. Grâce aux Républicains, d'Abraham Lincoln à George W. Bush, de celui qui avait aboli l'esclavage à celui qui avait recruté Condoleezza Rice, à la fois «une femme et une Afro-Américaine» :

«Il ne suffit donc pas de dire que la gauche démocrate n'a pas le monopole de la défense des femmes et des minorités, il faut ajouter que la droite républicaine, fidèle à ses valeurs judéo-chrétiennes de liberté, les défend mieux et sans idéologie

Remplacez George W. Bush par Nicolas Sarkozy, Condoleezza Rice par Rachida Dati ou Rama Yade : grâce à Yves Roucaute, voilà Claude Guéant prêt à répliquer «sans idéologie» aux prochaines attaques des relativistes de gauche.

 

François Krug, journaliste
10 février 2012

 

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"Toutes les civilisations ne se valent pas"

André COMTE-SPONVILLE cité par Luc FERRY

 

Le philosophe et ancien ministre de l'Éducation, Luc Ferry, se moquait hier de "l'effervescence proprement stupide" autour des propos de Claude Guéant. À ses yeux, les civilisations ne se valent "évidemment pas" et il n'est nullement scandaleux de le dire. "Toutes les civilisations se valent-elles? Evidemment non. Est-il scandaleux de le dire? Pas davantage", écrit-il dans une tribune au Figaro .

"Les cris d'orfraie poussés par les bien-pensants touchant les propos de Guéant sont d'autant plus ridicules que ces derniers relèvent plus de l'évidence que de la provocation".
L'écrivain se dit "prêt à parier qu'en leur for intérieur, nos éléphants du PS pensent exactement la même chose". "Au nom de quoi pourrait-on refuser à quiconque le droit de préférer les traditions qui ont engendré une grande littérature à celles qui commandent les sociétés sans écriture?"

Quant à vouloir distinguer civilisation et régime politique, "l'argument est spécieux : de toute évidence les deux sont inséparables". L'ex-ministre fournit à Claude Guéant un argumentaire qu'il tire d'un autre philosophe, André Comte-Sponville, défini comme "l'un des plus éminents penseurs se réclamant aujourd'hui de la gauche" et qui écrit, cite Luc Ferry : "Toutes les civilisations ne se valent pas, ni tout dans chacune d'elles". Il salue "une Europe qui eut le génie de développer une civilisation laïque de liberté et de bien-être à nulle autre pareille". "Pour combien de temps encore si nous n'y croyons plus nous-mêmes?", s'interroge-t-il en conclusion.

Le Figaro, 9 février 2012
source

 

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Claude Lévi-Strauss (1908-2009)

 

les cultures attachées chacune à un style de vie,

à un système de valeurs,

doivent veiller sur leurs particularismes

Claude LÉVI-SRAUSS

 

"À la fin de Race et histoire, je soulignais un paradoxe. C'est la différence des cultures qui rend leur rencontre féconde. Or ce jeu en commun entraîne leur uniformisation progressive : les bénéfices que les cultures retirent de ces contacts proviennent largement de leurs écarts qualitatifs ; mais, au cours de ces échanges, ces écarts diminuent jusqu'à s'abolir. N'est-ce pas ce à quoi nous assistons aujourd'hui ?

(…) Que conclure de tout cela, sinon  qu'il est souhaitable que les cultures se maintiennent diverses, ou qu'elles se renouvellent dans la diversité ?  Seulement il faut consentir à en payer le prix : à savoir, que des cultures attachées chacune à un style de vie, à un système de valeurs, veillent sur leurs particularismes ; et que cette disposition est saine, nullement - comme on voudrait nous le faire croire - pathologique.

Chaque culture se développe grâce à ses échanges avec d'autres cultures. Mais il faut que chacune y mette une certaine résistance, sinon, très vite, elle n'aurait plus rien qui lui appartienne en propre à échanger. L'absence et l'excès de communication ont l'un et l'autre leur danger."

Claude Lévi-Strauss, De près et de loin,
Paris, Points, Seuil, 1990, p. 206-207.

 

9782738121400FS

 

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13 janvier 2012

le livre de Daniel Lefeuvre au programmme de l'IEP de Grenoble

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Pour en finir avec la repentance coloniale,

le livre de Daniel Lefeuvre

au programme d'entrée à l'IEP de Grenoble

le dossier complet

 

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Pour en finir avec la repentance coloniale (Flammarion, 2006 ; plusieurs rééditions en poche, "Champs-actuel", Flammarion) est au programme d'entrée à l'IEP de Grenoble (2012). L'ouvrage de Daniel Lefeuvre a certes provoqué des polémiques mais il s'agit d'abord d'un essai historique pertinent dont aucune des données factuelles ni analytiques n'a donné lieu à une contestation sérieuse.

La "note" de Sarah Mekdjian - que nous publions intégralement - n'y procède pas non plus réellement. Elle attaque vivement le choix de ce livre avec pour seule référence la "critique" de Catherine Coquery-Vidrovitch à laquelle Daniel Lefeuvre a longuement répondu sans susciter aucune réplique de sa contradictrice. Celle-ci a même refusé que le texte de Daniel Lefeuvre paraisse sur le site qui avait édité sa propre "critique"...

Sarah Mekdjian qualifie ce livre de "pamphlet politique réactionnaire"... C'est du maccarthysme, du jdanovisme, rien de plus. Qu'elle s'explique donc...! Si au moins elle a lu l'ouvrage et si elle est compétente... Et puisqu'elle évoque Jules Ferry, je la renvoie à l'analyse que j'en ai faite : http://etudescoloniales.canalblog.com/archives/2007/06/13/5297508.html

Nous publions les deux textes de Catherine Coquery-Vidrovitch et de Daniel Lefeuvre, dans leur intégralité. Nous renvoyons par ailleurs aux nombreuses interventions mises en ligne sur ce blog :

http://etudescoloniales.canalblog.com/archives/____pour_en_finir_avec_la_repentance_coloniale/index.html

Les préparateurs comme les candidats pourront se faire une idée des débats suscités par ce livre. Ils comprendront qu'une part de l'historiographie coloniale a été anti-coloniale par idéologie plus que par rigueur historienne.

Michel Renard

- les RÉPONSES aux questions de Quentin Ariès, préparateur à l'IEP de Grenoble

 

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Réflexions et propositions pour un renouvellement de l'enseignement de l'histoire et de la géographie du primaire à l'université.
 

Note à l’attention des préparateurs et candidats

au concours d’entrée 2012 de Sciences Po Grenoble

 Rédactrice :  Sarah Mekdjian

«Sciences Po» Grenoble est un des neuf Instituts d’Études Politiques (IEP) de France. Alors que certaines IEP proposent un concours commun (Aix, Lille, Lyon, Rennes, Strasbourg, Toulouse), les IEP de Paris, Bordeaux et Grenoble définissent chacun les modalités de leurs concours d’entrée.

Chaque année, un ouvrage unique est au programme de l’épreuve d’histoire du concours d’entrée en première année à l’IEP de Grenoble. En 2012, c’est le livre de Daniel Lefeuvre, professeur d’histoire à l’université de Paris 8, intitulé Pour en finir avec la repentance coloniale (Flammarion, 2006), qui a été retenu.

L’auteur vise dans cet ouvrage à «démonter […] à l’aide des bons vieux outils de l’historien - les sources, les chiffres, le contexte - […] les contrevérités, billevesées et bricolage [qui composent] le réquisitoire des repentants» (extrait de la quatrième de couverture). Le ton est donné ; Daniel Lefeuvre compte rétablir des «vérités» contre les discours de tous ceux (politistes, historiens, journalistes, politiciens…, les «repentants») qui «mènent combat pour dénoncer le péché capital que nous devons tous expier : notre passé colonial, à nous Français» (ibid.).

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L’ouvrage proposé cette année au concours d’entrée de l’IEP doit-il être considéré par les candidats et les préparateurs comme un livre d’histoire sur la colonisation, comme un document historique sur les conflits actuels autour de la mémoire coloniale, ou bien encore comme un essai partisan ? Sans doute est-il l’œuvre d’un historien ; mais il s’agit en réalité d’un pamphlet politique, qui vise la controverse, et qui cherche bien davantage à condamner ce que l’auteur perçoit être «une propagande repentante» (p. 157), qu’à offrir une histoire de la colonisation. La «propagande repentante» comprend aussi bien, pour l’auteur, les travaux de nombreux professeurs d’histoire, spécialistes de la colonisation, que les discours de Tarik Ramadan.

Dans ces conditions, il semble donc nécessaire que l’IEP précise clairement le statut de l’ouvrage au programme qui est conféré pour ce concours – et d’autant plus qu’il s’agit d’une année électorale, qui provoquera des débats où les questions dont traite l’ouvrage ne seront sans doute pas absentes.

Par ailleurs, l’ouvrage comprend de nombreuses provocations et erreurs.

Parmi ces provocations, l’auteur explique que les «repentants» diaboliseraient outrageusement Jules Ferry, auteur du discours sur la mission civilisatrice de la France, au point de le comparer à Hitler : «la colonisation a été rien moins qu’une entreprise de génocide : Jules Ferry, c’était, déjà, Hitler !» (quatrième de couverture). Les nombreux développements sur l’Islam et les Musulmans comportent des erreurs et imprécisions. «Un pays, le Nigeria, applique la charia» (p. 228), or le Nigeria, composé de 36 États, est un État fédéral laïc. Le compte-rendu écrit par Catherine Coquery-Vidrovitch, professeur émérite d’histoire à l’Université de Paris 7, et publié le 9 mars 2007 sur le site du Comité de Vigilance face aux Usages Publics de l’Histoire (http://cvuh.free.fr/spip.php?article73), recense ces provocations et erreurs de manière très précise. Daniel Lefeuvre répondait sur son blog par un billet intitulé «Les erreurs de Catherine Coquery-Vidrovitch» le 27 juin 2007 (http://www.blog-lefeuvre.com/?p=20).

 

un "pamphlet politique réactionnaire"... carrément...!

Les candidats au concours d’entrée de l’IEP de Grenoble ne sont pas dans la position qui leur permettrait d’analyser l’ouvrage au programme. Présenté comme un «ouvrage d’histoire contemporaine», un ouvrage scientifique de référence en histoire, le livre de Daniel Lefeuvre tient en réalité du pamphlet politique réactionnaire.

Dans le contexte actuel de repli identitaire et de montée du Front National, le choix de cet ouvrage pourrait avoir du sens, s’il était accompagné d’une note qui le mettait en perspective, à l’aide par exemple d’une brève bibliographie complémentaire, et s’il invitait à une analyse critique portant non pas sur «un ouvrage d’histoire contemporaine», mais sur une source historique, un pamphlet politique. Les candidats pourraient ainsi s’interroger sur la constitution de la discipline historique, sur l’historiographie des recherches portant sur la colonisation, sur l’histoire des idées.

Une note aux préparateurs et aux candidats contextualisant l’ouvrage et engageant une réflexion critique et épistémologique lèverait toute ambiguïté et permettrait d’aborder des thèmes historiques et contemporains, tels que la xénophobie, le racisme, la constitution d’ennemis intérieurs, l’histoire des mouvements identitaires et nationalistes par exemple. En son absence, on ne peut que souhaiter ouvrir un débat plus large sur les motifs qui peuvent conduire les responsables de concours de recrutement de futurs spécialistes de sciences politiques à promouvoir un tel ouvrage.

Précisions sur les épreuves du concours d’entrée première année à l’IEP de Grenoble

Pour intégrer l’IEP de Grenoble, deux concours sont ouverts aux candidats. Un concours dit de «première année» réservé aux bacheliers de l’année en cours et de l’année précédente (2011 et 2012), et un concours de «deuxième année» pour les étudiants de niveau bac+1 minimum validé ou en cours de validation dans un établissement reconnu par l’Éducation nationale, y compris les étudiants autorisés à passer en seconde année de classe préparatoire.

Le concours de première année se compose de deux épreuves écrites :

«- une épreuve de langue étrangère (allemand, anglais, espagnol ou italien au choix du candidat) durée de l’épreuve : 1 heure (coeff. 1) ;

- une épreuve sur un ouvrage d’histoire contemporaine avec deux questions sur l’ouvrage (chaque question notée sur 3) et une dissertation d’ouverture sur l’histoire et l’actualité (notée sur 14) – durée de l’épreuve : quatre heures (coeff. 3) » (http://www.sciencespo-grenoble.fr/etudier-a-sciences-po/sinscrire/).

Chaque année, l’ouvrage au programme change. En 2009, les candidats ont travaillé sur La force du nombre. Femmes et démocratie présidentielle (Éditions de l’Aube, 2008), écrit par Mariette Sineau, directrice de recherche au CNRS ; en 2010, il s’agissait de l’ouvrage de Marc Lazar, professeur d’histoire et de sociologie politique à l’IEP, intitulé Le communisme, une passion française (Librairie Académique Perrin, 2005) ; en 2011, les candidats ont travaillé sur L’idée d’Europe au XXe siècle – des mythes aux réalités, écrit par Elisabeth du Réau, professeur d’histoire à l’université de Paris 3 (Éditions Complexe, 2008).

Au programme du concours d’entrée de 2012, figure un ouvrage de Daniel Lefeuvre, professeur d’histoire à l’université de Paris 8, Pour en finir avec la repentance coloniale, publié en 2006 aux éditions Flammarion.

Sarah Mekdjian
Maître de conférences en géographie à l’Université de Grenoble II
Avec le soutien du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH)

 

NB  de l’aggiornamento : Aujourd’hui 12 janvier, alors que les étudiants travaillent sur cet ouvrage depuis septembre, la direction de l’IEP a publié la note suivante sur son site :

Ouvrage

- Daniel Lefeuvre, Pour en finir avec la repentance coloniale Paris : Flammarion (Champs. Actuel), 2008, 229 p.
L’ouvrage de Daniel Lefeuvre est volontairement polémique. Il appelle donc à une lecture critique et ne doit en aucun cas être considéré comme une approbation par l’IEPG des thèses qu’il défend. Les candidats sont donc invités, dans leur préparation comme lors du concours, à replacer les opinions défendues par D. Lefeuvre dans une perspective critique.

réponse à la direction de l'IEP

- La polémique n'est pas une notion forcément péjorative en histoire. Voir http://www.amazon.fr/Mythes-pol%C3%A9miques-lhistoire-Jacques-Heers/dp/275900466X. En 1965, les thèses de François Furet et de Denis Richet sur la Révolution française et le "dérapage de 1793" ont suscité de violentes polémiques. Le Livre noir du communisme dirigé par Stéphane Courtois (1997) a, lui aussi, alimenté des polémiques sur le nombre de victimes, sur la comparaison avec le nazisme. Le livre des deux archéologues, Israel Finkielstein et Neil Asher Silberman, La Bible dévoilée (2002) a nourri une formidable polémique. Et combien d'autres encore... Par ailleurs, tout livre appelle à une lecture critique. C'est la base de l'intelligibilité historienne.

Michel Renard

9782081213067FS 

 

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Daniel Lefeuvre, Pour en finir avec la repentance coloniale,

Paris, Flammarion, 2006

par Catherine Coquery-Vidrovitch

(professeur émérite à l’Université de Paris 7)


Mis en ligne le 9 mars 2007

[février 2007]

En qualité d’historienne, je récuse absolument ce terme de repentance, qui n’a été utilisé par aucun historien sinon pour en attaquer d’autres et qui est injurieux à l’égard de collègues dont la conscience professionnelle est indéniable mais dont, pour des raisons diverses, à mon avis essentiellement politiques (mais qu’il est de bon ton d’appeler «idéologiques») on ne partage pas certaines des interprétations (1).

De la part d’un polémiste, on peut tout attendre, et les colères peuvent avoir leurs raisons et leurs effets, voire leurs enseignements. Mais de la part d’un historien, l’ouvrage de Daniel Lefeuvre est surprenant.

D’abord les règles élémentaires d’un historien ne sont pas respectées. À qui s’adressent les critiques de l’auteur, et qu’est-ce qu’un «Repentant» ? Apparemment, celui qui n’est pas d’accord avec lui sur son interprétation de l’histoire coloniale. L’ouvrage de Lefeuvre ne viserait donc pas les historiens, car l’histoire est affaire de savoir et non de morale : je parle d’historiens de métier et de conscience, qui appliquent avec le plus de rigueur possible les méthodes des sciences sociales. Celles-ci, par définition, ne peuvent pas non plus éviter une certaine subjectivité, celle du point de vue auquel on se place ou plutôt où l’on est placé par les hasards du temps et de l’espace.

Comme tous les historiens, l’historien de la colonisation examine les faits, les restitue dans leur réalité la plus probable, et surtout les interprète, cherche à en comprendre les raisons, le fonctionnement toujours complexe et les effets. Il peut exister de bons ou de mauvais historiens ; j’aurais tendance à penser qu’un mauvais historien n’est pas un historien du tout, s’il se laisse guider par sa subjectivité au lieu de la connaître et donc de la contrôler. En tous les cas, la repentance n’a pas place dans cet effort.

Or, à regarder de plus près à qui s’adressent les attaques de l’auteur, c’est à quelques collègues. L’adversaire d’abord privilégié n’est d’ailleurs pas historien mais politiste, Olivier Le Cour Grandmaison (2) ; les adversaires secondaires sont des historiens non universitaires (ce qui n’est pas de ma part un reproche mais un constat) ; l’un, Gilles Manceron, est auteur de plusieurs livres originaux et utiles et par ailleurs vice-président de la Ligue des Droits de l’Homme ; l’autre, Pascal Blanchard, est un historien entrepreneur, plein d’idées neuves mais parfois, effectivement, un peu rapide ou provocateur. Sont écornés par ailleurs, de façon plus légère, plusieurs autres collègues, parmi lesquels Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire ou (incidemment) Claude Liauzu ou moi-même.

Alors, historiens ou pas historiens ? Car on y retrouve aussi, bizarrement ... Tarik Ramadan (p. 163). Ce sont les seuls nommément désignés à la vindicte de l’auteur. La confusion demeure donc totale, le reste concernant de façon indistincte probablement les médias (?), ou bien tout bonnement «on» («on disait alors», «on refait l’histoire», on ne les compte plus, ces «on» constamment appelés à la rescousse !) ; il y a même des expressions aussi précises que «contrairement à une légende tenace» (p. 146).

Le tout est constitué en un adversaire imaginaire collectif désormais intitulé : «les Repentants» voire, pire encore, «la propagande repentante» (p. 157) - sans plus de précision ni référence, sinon que «la mythologie de la repentance» (p. 199) entend vouloir «à tout prix prouver que seuls les coloniaux sont stigmatisés» (p. 210). Cela est gênant, particulièrement de la part d’un historien dont la règle devrait être de citer chaque fois précisément ses sources, quelque peu obscures lorsqu’il vise «le prêche des sectateurs de la repentance coloniale [qui] repose sur une suite d’ignorances, d’occultations et d’erreurs, voire de contre vérités» (p. 12) : ou l’invective à défaut de raisonnement...

À propos d’ignorances, d’occultations et d’erreurs, Daniel Lefeuvre aurait pu éviter quelques bourdes, en affirmant par exemple que l’ «islamophobie ... n’est en rien la survivance d’une culture coloniale plutôt islamophile... à la manière d’un Augustin Berque qui faisait preuve de curiosité humaniste. Sa construction, au contraire, est récente» (p. 228). Augustin Berque comme porte parole de l’opinion publique française en matière d’islam ? Je renvoie, entre autres, à la thèse d’État de Jean-Louis Triaud, au titre pourtant évocateur, démonstration majeure de la construction de l’islamophobie coloniale française pendant plus d’un siècle (3). D’ailleurs c’est contre l’islamophobie qu’avait déjà voulu réagir Napoléon III et son «royaume arabe». Et je rappelle aussi les multiples développements coloniaux du XIXe et du XXe siècle, étudiés entre autres par Charles-Robert Ageron, opposant le «mythe» des Berbères ou Kabyles civilisables aux Arabes («plus musulmans») qui ne le seraient guère (4). Bien sûr, nous assistons aujourd’hui à de nouvelles constructions de l’islamophobie (qui le nie ?) mais il ne s’agit pas de génération spontanée...

Autre erreur choquante : «un pays, le Nigeria, applique la charia» (p. 228). Eh non, «le Nigeria» n’applique pas la charia (5). Le Nigeria, composé de 36 États, est un État fédéral laïc, ce qui, entre autres, lui interdit la lapidation des femmes adultères : certes, deux ou trois provinces du Nord très majoritairement musulmanes font mine de l’appliquer et prononce même des sentences, ce qui est très grave ; mais c’est une manoeuvre éminemment politique qui vise à embarrasser le gouvernement central et, jusqu’à plus ample informé, fort heureusement, aucune condamnation n’a pu être exécutée.

Lefeuvre n’hésite pas non plus à se contredire à deux pages d’intervalle : p. 158, il récuse l’argument de Pascal Blanchard selon lequel, «si l’État favorise cette venue de Nord-Africains en métropole [il veut dire Algériens], ce serait sous la pression du patronat». Or p. 159 il précise lui-même «ainsi, la direction des Charbonnages de France envoie-t-elle des recruteurs sillonner l’Anti-Atlas où elle embauche 30 000 mineurs [marocains] entre 1945 et 1979» : alors ? Il faudrait savoir ? ou bien les Marocains ne seraient-ils pas «nord-africains» ?

Enfin l’ouvrage déforme outrageusement la pensée de ses « adversaires » lorsque, par exemple, il accuse Le Livre noir du colonialisme de présenter le nazisme comme un héritage colonial : Marc Ferro a simplement rappelé, dans son introduction, qu’Hannah Arendt répertoriait non pas deux totalitarismes (nazisme et communisme), mais trois au XXe siècle. Or c’est au nom de cette invention de filiation, cette fois-ci sans citation et pour cause, que Lefeuvre dénigre l’ouvrage sans autre forme de procès :  C’est tout le but [sic !] du Livre noir du colonialisme, publié en 2003, de nous convaincre de cette filiation» [avec Hitler] (p.10). Par ailleurs, il pense faire de l’esprit (par une allusion à une utile édition de sources récemment publiée par Manceron (6)) en faisant mine de croire que celui-ci (dont la citation donnée est malicieusemment interprétée) présente Hitler comme le «fils spirituel de Gambetta ou de Ferry» (p. 10 encore) ; mais Hitler utilisateur des constructions racistes «scientifiques» de la fin du XIXe siècle, au demeurant opportunes pour les «expansionnistes coloniaux» de l’époque, cela, il se garde de le rappeler : ou de l’usage du sarcasme pour déformer la pensée d’autrui...

Un premier étonnement de la part d’un historien économiste distingué : faut-il consacrer le tiers de son ouvrage (pp.95-140) à expliquer, à partir de la seule Algérie, que la colonisation française fut globalement une mauvaise affaire pour la métropole, ce qui est connu et explicité depuis près d’un demi siècle par tous les historiens de la colonisation, dont le premier fut Henri Brunschwig en 1960, avec son Mythes et réalités de l’impérialisme français, qui demeure un chef d’oeuvre en la matière ?

Faut-il rappeler à notre historien économiste 1. que l’on peut faire dire aux statistiques ce que l’on veut, en particulier lorsqu’il s’agit de moyennes générales, en fonction de la façon dont on les utilise ? Et 2. qu’il vaut mieux éviter, en historien, de valser entre les périodes sans crier gare ? C’est du moins ce que nous sommes chargés d’enseigner à nos étudiants. Absurde donc de se réfugier derrière la pureté des chiffres («voyons donc, pour la conquête d’Alger, ce que nous disent les chiffres», p. 24) : les chiffres sont certes utiles, mais à l’historien de les faire parler, et eux nous diraient plutôt ce que nous voulons entendre. Ainsi, affirmer tout de go, et sans autre précision, que «de 1900 à 1962 le solde commercial des colonies avec la métropole n’a été excédentaire qu’une année sur trois» (p. 123) ne signifie pas grand chose sur la rentabilité très diffférenciée de territoires variés et étendus dont, selon les lieux et les époques, les uns furent des gouffres et les autres des pactoles (au moins pour quelques investisseurs privés chanceux ).

Notre auteur assène des vérités implacables sans aucune référence : «les deux tiers du temps [quel temps ?], les colonies [lesquelles ?] vivent à découvert parce qu’un tuteur généreux, l’État français, assure leurs fins de mois» (p. 123) : a-t-il seulement lu l’article de l’historien économiste F. Bobrie, qui a démontré que l’Indochine entre 1890 et 1914 a été si rentable (à l’opposé de l’AEF) qu’elle a, entre autres profits, remboursé à l’État français la totalité des dépenses de conquête qui en ce cas ne furent pas minces, et dont il en trouvera le détail quantifié ? (7). Certes, ce qu’il expose vaut (en partie) pour l’après seconde guerre mondiale, mais seulement pour l’Afrique noire puisque l’Indochine est perdue et l’Algérie en guerre : c’est précisément la raison pour laquelle les indépendances africaines ont été si faciles à obtenir puisque, à partir du moment où le Code du travail français était promulgué en AOF (1952), l’Afrique s’était mise à coûter trop cher notamment en charges sociales.

En répétant ces données bien connues pendant un demi chapitre (pp. 130-134), Lefeuvre ne nous apprend vraiment rien de neuf : qui le nie, chez les historiens s’entend ? En revanche, pourquoi a-t-il omis de rappeler que, de 1900 à 1946, la loi d’autonomie financière des colonies avait stipulé que les colonies ne devaient dépenser qu’en fonction de leurs recettes propres (impôts et droits de douane), ce qui a considérablement et fort longtemps freiné la «générosité» de l’État français ? Le durable non investissement français outre-mer (à la différence de la Grande Bretagne en Afrique du sud, par exemple) ou, quand ils ont eu lieu, les graves errements de ces investissements pourtant largement étudiés (dans le cas de l’office du Niger), de cet héritage l’auteur n’en dit pas un mot.

Enfin, l’exploitation des colonies s’est révélée être un «tonneau des Danaïdes» (titre du chapitre 7, p. 117). Ce fut donc un drame pour l’État colonial comme pour les colonisés. Personne n’y a trouvé avantage. Lefeuvre fournit ainsi des arguments de poids à ceux qu’il veut exécuter : si l’on suit son raisonnement, en effet, les gouvernants et les homme d’affaires français n’étant pas tous des imbéciles, on peut quand même se poser quelques questions sur le bien-fondé d’une aventure coloniale si continuement et si profondément catastrophique, et se demander innocemment dans ces conditions s’il n’y aurait pas quelque repentance à avoir d’avoir si gravement fauté pendant si longtemps ? À quoi bon défendre une entreprise à ce point condamnée ? Je me moque, évidemment, mais c’est pour mieux montrer la faiblesse du raisonnement strictement quantitatif présenté comme infaillible...

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Omission plus grave : à trois reprises, il qualifie improprement les Algériens de « Français » (p. 150, 152 et 197). Or sous la colonisation ils étaient indifféremment «Arabes» ou «Musulmans» (la dénomination d’Algériens étant alors réservée aux Français d’Algérie). Certes, il utilise à deux reprises des expressions plus conformes à la réalité en les qualifiant de «partie intégrante de la main d’oeuvre nationale» (p. 150) et en précisant que sur «le marché français du travail» ils jouissaient de l’«égalité des droits» : du travail, s’entend, et ce exclusivement en France. L’honnêteté historique exigeait qu’il rappelât en revanche que les «Musulmans», certes, vivaient dans trois départements français, mais qu’ils n’y étaient pas français : c’est précisément en Algérie que fut d’abord adopté en 1894 (avant d’être généralisé ailleurs) le régime dit de l’ «Indigénat». Les droits du citoyen français ne furent même pas accordés à une poignée d’évolués, malgré les efforts du député Viollette, pourtant cité, dont la proposition de loi en ce sens (dite loi Blum-Viollette) contribua à faire tomber le gouvernement du Front populaire. Enfin, la constitution de 1946 ne parlait que de citoyenneté impériale, et la citoyenneté française stipulée par la loi Lamine Gueye (1946) ne fut pas appliquée en droit politique. D’où l’inexactitude (le mot est faible) d’affirmer sans nuance et sans date que les Algériens étaient français ? Tout au plus furent-ils étiquetés sur le tard «Français Musulmans» -, au lieu de reconnaître une lapalissade : il n’y aurait pas eu d’ «Indigènes de la République»... s’il n’y avait pas eu l’Indigénat ; que celui-ci fût en principe supprimé après la seconde guerre mondiale ne l’a pas rayé des mémoires.

Daniel Lefeuvre a beau jeu de reprocher à ses « adversaires » de tronquer les citations, je le cite : «deux citations isolées de leur contexte et tout est dit» (p. 221). Or il fait exactement pareil, ce qui est, je lui accorde volontiers, de la malhonnêteté intellectuelle. Ainsi m’épingle-t-il parce que j’ai écrit :

«C’est entre les deux guerres que le Maghreb allait à son tour remplir les caisses de l’État, et surtout des colons et des industriels intéressés, grâce aux vins et au blé d’Algérie, et aux phosphates du Maroc». Il a pris soin de taire la phrase suivante : «Mais, comme l’a montré Jacques Marseille, ce soutien fut de bout en bout un leurre. Car, comme on l’a suggéré plus haut, l’économie coloniale, toujours prônée par les gouvernements successifs, eut pour effet majeur de protéger l’économie française de façon malthusienne.»

Si l’effet majeur fut d’entraver l’économie française, c’est bien que ce n’était pas «rentable». Lefeuvre fait mine de prendre l’expression au pied de la lettre, et me fait donc passer pour une idiote, comme si toutes les recettes françaises venaient d’Afrique du nord ; j’espère pour sa culture historienne qu’il sait que c’est avec Jacques Marseille et sous ma houlette (prenant la suite de Jean Bouvier) que nous avons mené, de 1973 à 1979, une enquête quantitative aussi exhaustive que possible sur la rentabilité détaillée des différents territoires de l’empire, colonie par colonie (8).

Cette enquête a servi à Jacques Marseille de premier support pour élaborer son grand livre ; je répète donc ici ce que j’ai toujours expliqué (y compris dans le paragraphe précédant la citation épinglée) : les seules affaires rentables le furent au profit d’entreprises coloniales qui représentaient une part minime du capital français, en Indochine avant la guerre de 1914, au Maghreb entre les deux guerres et en Afrique noire au début des trente glorieuses... Lefeuvre a dû se donner du mal pour trouver à exploiter quelque part une expression trop rapide qui contredirait la totalité des résultats de ma thèse d’État ! (9). Cela n’est guère digne d’un collègue sérieux.

Si j’ai décrit en détail cette anecdote, c’est que le livre de Daniel Lefeuvre procède exactement comme il le reproche aux autres : l’un de ses tics récurrents est de procéder à coup d’exemples pris pour le tout ; le procédé est particulièrement frappant p. 160-162, où il fait bon marché des « très nombreuses déclarations d’Algériens assurant s’être rendus en France après avoir été contactés... par des agents patronaux », mais les réfutent (sans les avoir analysés) par l’énumération de ... six cas censés prouver le contraire : une note du préfet de la Nièvre en octobre 1923, du directeur de la Co des Mines de houille de Marles en 1937, un entrefilet de la Dépêche de Constantine en 1949, un compte-rendu d’un inspecteur des Renseignements généraux à Bougie en 1949, un article du Bulletin du CNPF en 1952, et à nouveau une étude patronale de 1953 : belle démonstration, vraiment ! N’enseigne-t-on pas aux étudiants qu’exemples ne font pas preuve ? (je ne discute pas ici le fond, mais la méthode).

Le deuxième procédé, systématique, est d’extraire les citations de leur contexte pour mieux les ridiculiser. N’accuse-t-il pas Claude Liauzu d’appuyer son assertions de profits parfois immenses de sociétés coloniales « tout en n’en donnant que deux exemples... et à une seule date, 1913 » (p. 128). ? Et l’enquête dont je viens de parler, il ne la connaît pas ? Algérie, Tunisie et Maroc ont eu leurs données dépouillées annuellement de la fin du XIXe siècle (et si je me souviens bien, pour l’Algérie, depuis 1830) ; les plusieurs centaines de sociétés commerciales d’outre mer cotées en bourse étudiées sur un demi siècle par Jacques Marseille, alors qu’il les cite à la page suivante, tout à coup il les a oubliées ? C’est du mensonge par omission ou je ne m’y connais pas...

Ce qui est surtout désarmant dans ce livre, c’est son positivisme simplificateur. Manifestement, la complexité des facteurs historiques est une dimension qui lui échappe. Il s’escrime à discuter à l’unité près le nombre de morts provoqués par la conquête de l’Algérie stricto sensu : c’est à peu près aussi intéressant que de calculer le nombre de tués par balle lors des expéditions des conquistadores en Amérique latine ! Tout le monde sait que ce ne sont pas les guerres de conquête qui ont fait disparaître les 9/10e de la population amérindienne, mais les épidémies, les crises de subsistance, et la désorganisation profonde des structures politiques et sociales préexistanrtes (même si les expropriations de terres, compte tenu du petit nombre relatif de colons espagnols et portugais concernés, ont été proportionnellement (du moins au XVIe siècle, le seul concerné ici) bien inférieures à celles provoquées par les vagues successives de colons en Algérie (expropriations dont Lefeuvre ne dit mot).

Au lieu de cela, nous avons droit à un raisonnement désarmant : ou bien, ou bien ; si le nombre de tués par la guerre a été faible, la colonisation n’y est pour rien : le seul responsable de la baisse effroyable de la population algérienne dans la seconde moitié du XIXe siècle est intégralement due à la crise climatique (chapitre 3. «Les années de misère»). Et la conjonction des facteurs, cela n’existe pas ? Je renvoie pour cette analyse notre auteur à la formidable étude historico-géographique, d’une grande érudition, publiée au début des années 60 par Yves Lacoste, André Nouschi et André Prenant sur l’Algérie, passé et présent (10).

Au-delà du seul cas algérien, on remarque que nombre d’entreprises coloniales dans l’histoire se sont accompagnées d’une chute très nette des populations colonisées : en Amérique latine déjà citée, en Algérie et en Afrique du Sud exactement à la même époque et pour les mêmes raisons, et un demi-siècle plus tard (1885-1920) en Afrique noire où les historiens les plus sérieux s’accordent pour estimer entre un tiers et la moitié, selon les régions, la chute de la population. Cette coïncidence renouvelée ne peut qu’interpeller l’historien. Certes, s’il n’y avait eu, chaque fois, des crises parallèles de pluviométrie et de subsistance accentuées par les retombées des crises économiques des métropoles, on peut espérer que les pertes démographiques auraient été inférieures. Mais ce n’est en aucun cas «ou bien», «ou bien» : lorsqu’il y a une telle redondance des effets démographiques, on ne peut que s’interroger sur les modalités entrecroisées des facteurs explicatifs dont la combinaison a pu s’avérer dramatique, même s’il n’y avait pas préméditation !

Même étroitesse d’esprit à propos de l’historique, pourtant précisément rappelé, des migrations du travail en : France (chap. 10) : en 1951, il y a 160 000 Maghrébins (et non pas «coloniaux»), en France, soit «moins de 1% de la population active». (p. 155). C’est très faible, mais cela ne signifie pas grand chose, tout dépend des catégories socio-professionnelles concernées. Lefeuvre ne le nie pas, mais comme il est facile de biaiser un commentaire ! Il remarque p. 225 que, en 1996, «42% des Français estiment que tous les êtres humains font partie de la même race» et il en paraît content. Mais plus de la moitié des Français croient donc encore que le concept de race est acceptable, et au total près de 20% affirment que ces races sont inégales entre elles, et il trouve cela plutôt rassurant ? Moi je trouve cela inquiétant, 3/4 de siècle après que la génétique ait démontré le contraire, et trente ans après que Jacquard ait commencé à se donner tant de mal pour en populariser les résultats (11) : ce qui prouve à tout le moins que nos subjectivités sont différentes...

De même, chez Renault, les 4/5 des ouvriers non qualifiés, écrit-il, ne sont pas maghrébins et, par conséquent, le rôle des travailleurs colonisés dans la reconstruction française est «marginal» et largement surfait ; l’interprétation ne serait-elle pas modifiée s’il disait exactement la même chose en sens inverse : 20 % de travailleurs maghrébins, tous dans les emplois non qualifiés chez Renault, ce n’est pas rien. Une fois de plus, les chiffres disent surtout ... ce que l’on veut leur faire dire. Alors cela justifie-t-il cet excès attribué à tous les « Repentants » : «Affirmer que [la main d’oeuvre algérienne] a joué un rôle décisif [dans la reconstruction] n’est pas seulement excessif. À ce niveau d’exagération, c’est de fable ? ou de mensonge ? qu’il faut parler» (p. 157). Or, pour justifier sa colère, mystérieusement, les «Repentants» cités se réduisent en fin de compte... à une déclaration de Tarik Ramadan sur France 3 selon laquelle les travailleurs d’Afrique du Nord «ont reconstruit la France» (p. 163).

Bien entendu, Lefeuvre a raison de rappeler qu’il ne faut pas non plus s’obnubiler sur un pan de l’histoire au détriment des autres, et que le «racisme» anti-maghrébin n’a rien à envier à ce qu’il est advenu avant eux aux immmigrés pauvres arrivant en masse : Polonais des houillères, Italiens du bâtiment, etc. Les guerres coloniales ont été atroces, mais il a raison de rappeler que beaucoup d’autres guerres aussi ; son long développement sur les massacres vendéens ou sur les camisards (on aurait pu y ajouter les Cathares) renforce bien cette idée-force : les guerres les plus meurtrières et les plus aveugles sont les guerres civiles, car ce sont celles qui, quasi par définition, confondent les civils et les militaires (de même qu’il n’y a jamais eu de guerre sans viols souvent massifs des femmes).

D’où la justesse du rapprochement. Le petit Lavisse d’autrefois ne faisait pas autrement, qui enseignait aussi bien les dragonnades de Louis XIV que les enfumades de Bugeaud (est-ce la peine de vouloir minimiser celles-ci (pp. 50-53) ? Bien sûr, comme Lefeuvre l’argumente, si les insurgés s’étaient rendus au lieu de se réfugier dans des grottes, ils n’auraient pas été enfumés : c’est donc « leur faute » ?) Une enfumade est une enfumade et ce ne fut pas la seule, j’en connais au moins une autre assez terrible en Centrafrique - Oubangui-Chari d’alors - en 1931. Il n’empêche : les hommes d’aujourd’hui ne sont pas tous des historiens, beaucoup ont aussi oublié ou tout simplement ignorent que, depuis toujours, les guerres de religions, quelles qu’elles soient, ont compté parmi les pires.

Ce qui demeure dans la mémoire des gens, ce qui a formé à la guerre de guerrilla, et ce qui a justifié la torture (voir Aussaresses), ce sont les guerres françaises les plus récentes, et celles-ci ont été les guerres coloniales... On ne peut nier l’influence de cet héritage dans l’« idée de guerre » en France aujourd’hui. Ce qui apparaît aussi, c’est que les moins intégrés à la France jacobine sont les immigrés les plus récents, et que parmi ces immigrés récents, un nombre très élevé est issu des anciennes colonies (pas tous, il y a aussi les gens d’Europe de l’Est, et les Roumains ne sont guère aimés non plus que le «plombier polonais»). Ceci dit, en moyenne, les immigrés les moins intégrés ne sont plus les Maghrébins : ce sont les gens qui se déversent d’Afrique noire, et comme Lefeuvre ne nous parle que de l’Algérie, cela entâche son raisonnement devenu de ce fait en partie obsolète.

Enfin, ce que prouve ce pamphlet, c’est l’inculture de son auteur concernant la postcolonialité. Il feint de croire qu’il s’agit de démontrer la continuité chronologique entre périodes coloniale et postcoloniale (entre autres exemples : «la mythologie de la repentance... sert à justifier le continuum entre la période coloniale et aujourd’hui», p. 199). Pour comprendre la pensée postcoloniale, renvoyons à quelques lectures de culture, par exemple le numéro spécial récent de la revue Esprit paru sous ce titre (12).

Le postcolonial, ce n’est pas une période : c’est un mode de penser pluriel qui consiste à relire le passé et à le réutiliser, ou à en réutiliser l’imaginaire dans un présent imprégné d’héritages multiples, parmi lesquels l’épisode colonial joue son rôle et a laissé des traces, et qui plus est des traces qui ne sont pas les mêmes pour tous, a fortiori du côté des ex-colonisés et du côté des ex-colonisateurs, bien que les deux soient à la fois contradictoires et inséparables, comme l’a déjà montré Albert Memmi à la fin des années 1940 (13). Il est intéressant de noter que Lefeuvre ignore ces termes de «colonisés» et de «colonisateurs» ; les concepts correspondants ne l’intéressent visiblement pas ; il n’utilise, probablement à dessein, que le terme «coloniaux» qui, selon les pages, désigne indifféremment les uns ou les autres. C’est un lissage peu convaincant.

Le dualisme simpliste de Daniel Lefeuvre lui fait penser que « les Repentants » expliquent tout à partir de la colonisation. Bien sûr que non, même si personne n’est parfait, et que des contresens peuvent apparaître parfois. L’histoire - et donc la culture nationale - est cumulative, les différents strates de notre passé se sont entremêlés, produisant chaque fois de nouveaux syncrétismes faits de l’accumulation de toute notre histoire. S’y ajoute, ce qu’il rappelle fort bien (p. 153 à 190), que depuis la seconde guerre mondiale le nombre des immigrés originaires des anciennes colonies s’est démultiplié, pour des raisons diverses.

Or, malgré ce contexte culturel métissé, l’héritage colonial a été ignoré, nié ou oublié, alors qu’il est si prégnant que cette attitude de déni et d’oubli nous revient aujourd’hui en boomerang de façon violente et parfois irraisonnable : raison de plus pour ne pas l’escamoter à nouveau au nom de la morale de l’autruche ! Je renvoie pour une analyse autrement plus lucide et fine du processus au chapitre consacré par Jean-Pierre Rioux, dans un ouvrage récent, à la mémoire algérienne contrastée (14).

Certes, il s’agit aussi d’un pamphlet, mais qui a le mérite (outre de n’être pas injurieux à longueur de page) d’être un vrai ouvrage de réflexion qui souligne la complexité de ce présent «postcolonial» qu’il a parfaitement le droit de déplorer, même si je ne partage guère les mêmes conclusions. Notre historien économiste devrait se mettre un peu à l’écoute de l’histoire culturelle, autrement plus compliquée que des tableaux chiffrés. L’«histoire sociale est reine», avait coutume d’enseigner Henri Moniot, c’est-à-dire toute l’histoire, dans toutes ses dimensions, économique, sociale, politique, intellectuelle... y compris en histoire coloniale !

Catherine Coquery-Vidrovitch

 
Notes :

(1) En revanche le thème de la «repentance» est utilisé par les hommes politiques (par exemple par le président Bouteflika). Mais les politiques ont souvent des raisonnements qui ne tiennent pas la route, en tous les cas qui n’ont rien de scientifique, et par conséquent ne relèvent pas de l’histoire. Donc il faut savoir à qui s’adresse ce livre : aux politiciens, ou aux historiens ? La confusion est totale.

(2) Le fait que Olivier Le Cour Grandmaison ne soit pas historien est important : c’est un spécialiste du présent, qui découvre (et fait donc découvrir) avec un effroi non dénué de naïveté les horreurs d’un passé colonial qu’il ignorait ou négligeait. Il réagit en moraliste et, ma foi, s’il propose quelques bêtises, il rappelle aussi beaucoup de faits fort justes... Les historiens, eux, savent d’une part que le fait colonial a existé depuis les débuts de l’histoire et, côté horreurs de la guerre, ils en ont hélas vues d’autres. Mais ceci n’est pas une raison pour minimiser ce qu’on connaît le mieux au nom de la « concurrence des victimes ».

(3) Jean-Louis Triaud, La Légende noire de la Sanûsiyya : une confrérie musulmane saharienne sous le regard français, 1840-1930, Paris : Maison des sciences de l’homme, 1995, 2 vol.

(4) Voir, entre autres, Charles-Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la France 1871-1919, Paris, PUF, 1968, t.1, pp. 267-277, et Politiques coloniales au Maghreb, Paris, PUF, 1972, pp. 110-120. Patricia M.E. Lorcin, Imperial Identities : Stereotyping, Prejudice and Race in Colonial Algeria, Londres, I.B. Tauris, 1995.

(5) La constitution du Nigeria (1999) stipule « The Government of the Federation or of a State shall not adopt any religion as State religion » (chapitre 1, section 2, article 10).

(6) Gilles Manceron, (introduit par), 1885 : le tournant colonial de la république. Jules Ferry contre Georges Clémenceau, et autres affrontements parlementaires sur la conquête coloniale, Paris, La Découverte, 2006.

(7) François Bobrie, « Finances publiques et conquête coloniale : le coût budgétaire de l’expansion coloniale entre 1850 et 1913 », Annales ESC, no 6, 1976, pp. 1225-1244.

(8) Les bordereaux informatiques de l’enquête n’ont pas été intégralement publiés, mais ils ont abondamment servi à plusieurs thésards, dont Jacques Marseille (qui avait dépouillé tout ce qui concerne l’Indochine), Hélène d’Almeida-Topor (qui a inventorié tout ce qui concerne l’AOF) et plusieurs autres. Une exploitation comparative globale mais limitée dans le temps (1924-1938) a donné lieu à une publication qui fait toujours autorité : « L’Afrique et la crise de 1930 », Revue Française d’Histoire d’Outre-Mer, n° 232-233 (parution 1978), Actes du colloque de l’Université Paris-7, 380 p. L’enquête a aussi donné lieu à plusieurs mises au point dont, entre autres, de ma part : « A propos des investissements français outre-Mer : firmes d’Afrique occidentale », in Actes du 2ème Congrès des Historiens économistes français (M. Lévy-Leboyer éd.), La Position internationale de la France, Paris, EHESS éd., 1977, pp. 413-426 ; « Le financement de la "mise en valeur" coloniale. Méthode et premiers résultats », Etudes africaines offertes à Henri Brunschwig, EHESS, 1983, pp. 237-252 ; « Enquête statistique sur le commerce extérieur des territoires francophones d’Afrique de la fin du XIXème siècle à l’Indépendance », in G. Liesëgang, H. Pasch et A. Jones (eds), Figuring African Trade : Proceedings of the Symposium on the Quantification and Structure of the Import and Export and Long Distance Trade in Africa c.1800-1913, Berlin, D. Reimer, 1986, pp.34-45.

(9) Mon « amour immodéré de l’Afrique », en sus « troublé par des considérations idéologiques » [lesquelles ?] comme il l’écrit p. 122, m’a en effet incitée à démontrer en quelque 600 pages que l’Afrique équatoriale française fut pour la France un fardeau dont les résultats économiques furent, jusqu’à la seconde guerre mondiale, quasi nuls, si l’on excepte quelques rares compagnies forestières de triste mémoire (dont l’une évoquée par Louis Ferdinand Céline dans Voyage au bout de la nuit sous le nom évocateur de « Compagnie Pordurière » par laquelle il fut employé au Cameroun) : Le « Congo français » au temps des grandes compagnies concessionnaires, 1898-1930, Paris, Mouton, 1972 (rééd. Éditions de l’EHESS, 2001, 2 vol.).

(10) Yves Lacoste, André Nouschi et André Prenant, L’Algérie : passé et présent. Le cadre et les étapes de la constitution de l’Algérie actuelle, Paris, Éditions sociales, 1960.

(11) Albert Jacquard, Éloge de la différence, la génétique et les hommes, Paris, Seuil, 1978.

(12) « Pour comprendre la pensée postcoloniale », Esprit, n° 330, décembre 2006, pp. 76-158.

(13) Portrait du colonisé, suivi de Portrait du colonisateur, d’abord publié dans la revue Esprit

(14) Jean-Pierre Rioux, La France perd la mémoire. Comment un pays démissionne de son histoire, pp. 126-148. Paris, Perrin, 2006.

 

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Les erreurs de Catherine Coquery-Vidrovitch

Daniel LEFEUVRE

 

Catherine Coquery-Vidrovitch me fait l’honneur de publier, sur le site du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire, un long compte rendu consacré à mon livre Pour en finir avec la repentance coloniale.

les Repentants existent-ils ?

Dans ce texte quelque peu confus, C. Coquery-Vidrovitch me reproche, d’abord, de n’avoir pas respecté «les règles élémentaires d’un historien» en ne définissant pas rigoureusement le milieu des repentants auquel je m’attaque, en confondant dans le même mouvement des politistes, des historiens «non universitaires» et quelques collègues, dont elle-même, Tariq Ramadan, et certains médias.

Bref, je construirais, pour les besoins de ma (mauvaise) cause, un «adversaire collectif» sorti tout droit de mon imagination.

Ainsi, pour C. Coquery-Vidrovitch rien ne permettrait de repérer un courant d’opinion prônant la condamnation – et non pas la connaissance et la compréhension - du passé colonial de notre pays et exigeant de l’État, par la voix de ses plus hauts représentants, des manifestations de regrets et des demandes d’excuse auprès des victimes – ou plutôt de leurs descendants – de ce passé, sous le prétexte que ce courant serait hétérogène, constitué de personnalités diverses par leurs statuts comme par leurs motivations, s’appuyant sur des positions institutionnelles (Ligue des Droits de l’Homme ou MRAP) ou des organisations (Indigènes de la République)  et bénéficiant d’un accès privilégié à certains médias (Le Monde diplomatique par exemple). Depuis quand, l’homogénéité d’un groupe de pression serait-il nécessaire à son existence ?

islamophobie / islamophilie

13391291C. Coquery-Vidrovitch relève ensuite les «bourdes» qui émailleraient mon texte, notamment lorsque j’avance l’idée que loin d’avoir été uniment islamophobe, la culture coloniale a été empreinte d’islamophilie, comme l’atteste la personnalité d’Augustin Berque. «Augustin Berque comme porte-parole de l’opinion publique en matière d’islam ?», la référence fait sourire mon critique.  Inutile de rappeler à Coquery-Vidrovitch ce que Bourdieu disait de cette notion d’opinion publique.

Si j’ai fait référence à Augustin Berque c’est qu’il était chef du service des Affaires indigènes au sein du Gouvernement général de l’Algérie et qu’à ce titre son opinion est révélatrice d’une culture et d’une pratique de l’administration coloniale et, plus généralement, de l’État français. Bien d’autres exemples de la politique d’égard de la France vis-à-vis de l’islam peuvent être produits (respect par l’armée des prescriptions musulmanes, construction de la Grande Mosquée de Paris… ainsi que la politique du royaume arabe esquissée par Napoléon III et que cite d’ailleurs C. Coquery-Vidrovitch). Certes, cette politique d’égard s’est accompagnée, tout au long de la période coloniale, d’une surveillance du culte musulman, mais celle-ci était d’ordre politique et non pas d’ordre religieux.

 

8832-12
ouvriers durant la construction de la Mosquée de Paris

Je confesse une erreur, et C. Coquery-Vidrovitch a raison de me reprendre sur ce point : ce n’est pas tout le Nigéria qui applique la charia mais certaines provinces du Nord de ce pays. En revanche, comment admettre la complaisance avec une législation qui bafoue la dignité et le droit des femmes, que manifeste C. Coquery-Vidrovitch qui ne craint pas d’affirmer que les dirigeants islamistes des provinces en cause «font mine de l’appliquer» uniquement pour embarrasser le gouvernement central, aucune condamnation n’ayant été à ce jour exécutée. Mais que des femmes aient été condamnées pour «adultère», qu’elles aient vécu et vivent encore sous la contrainte et la menace d’un islamisme réactionnaire ne semble pas émouvoir plus que cela notre historienne qui paraît faire bon marché à cette occasion des valeurs du combat féministe. Décidément, je crois que certains rapprochements avec Tariq Ramadan ne sont pas infondés et je constate, hélas, que l’actualité récente me donne raison : on ne fait pas «mine» d’appliquer la charia dans les provinces du Nord du Nigeria.

les Algériens étaient français

Aussi sourcilleuse avec la réalité historique qu’elle affirme l’être, C. Coquery-Vidrovitch commet elle-même, dans son compte rendu quelques «bourdes» qui méritent d’être rectifiées. D’abord lorsqu’elle s’indigne que je qualifie - «improprement» selon elle - les Algériens de Français, alors que «l’honnêteté historique» aurait dû me rappeler que «les Musulmans vivaient dans trois département français, mais qu’ils n’y étaient pas Français».

Cette assertion témoigne d’une vision quelque peu étroite, en tout cas confuse, des réalités algériennes. L’ordonnance royale du 22 juillet 1834, qui fait de l’ancienne Régence une possession française, conduit la cour d’Alger à juger, le 24 février 1862, que de ce fait, les indigènes d’Algérie étaient devenus des sujets français.  Confirmant cette interprétation, le sénatus consulte du 14 juillet 1865 «sur l’état des personnes et la naturalisation en Algérie»  précise, dans son article premier, que «L’indigène musulman  est Français ; néanmoins il continuera à être régi par la loi musulmane.»

Autrement dit, et cela est également vrai pour les Juifs résidant sur le territoire de l’ancienne régence d’Alger, le sénatus consulte opère une distinction entre la nationalité et la citoyenneté – au demeurant moins étanche qu’on ne le prétend généralement, la nationalité conférant, de fait, certains éléments de citoyenneté - celle-ci pouvant être acquise à la suite d’une démarche volontaire entraînant l’abandon des statuts personnels. C’est d’ailleurs cet abandon que le décret Crémieux du 24 octobre 1870  impose aux Juifs du Nord de l’Algérie lorsqu’il leur accorde collectivement la citoyenneté (et non pas la nationalité dont ils jouissaient déjà) française. En Algérie, comme en métropole, les Algériens sont donc bien des Français et la critique de C. Coquery-Vidrovitch est sans fondement. Il n’est pas inintéressant de souligner que le décret du 25 mai 1881, «relatif à la naturalisation des Annamites», étend à la Cochinchine des dispositions similaires.

Rue-de-Mascara

 

 

code de l'indigénat

C. Coquery-Vidrovitch, toujours en délicatesse avec cette chronologie, chère aux positivistes qu’elle semble dédaigner, commet une deuxième «bourde» lorsqu’elle date de 1894, la promulgation du  régime de l’Indigénat en Algérie («avant d’être généralisé ailleurs», ajoute-t-elle). En réalité, expérimenté en Kabylie en 1874 (décret du 29 août), à la suite de l’insurrection de 1871, l’indigénat a été étendu à l’ensemble des Algériens musulmans (non citoyens) résidant dans les communes-mixtes du territoire civil par la loi du 28 juin 1881. L’extension, sous des formes et avec des contenus variés, aux autres colonies, n’a pas attendu 1894 : elle intervient au Sénégal et en Nouvelle-Calédonie dès 1887 et en Indochine en 1890. Mais il est supprimé dès 1903 en Cochinchine tandis qu’en Algérie, il est très largement vidé de son contenu, au fur et à mesure que le Parlement en vote la prorogation et, en particulier, après la Première Guerre mondiale.

"pression du patronat" ?

Je me contredirais d’une page à l’autre à propos de la politique migratoire de la France à l’égard des Nord-Africains. Je crains, sur ce plan, que Coquery-Vidrovitch m’ait lu trop rapidement.  Indiscutablement, au cours de la Première Guerre mondiale, pour son effort de guerre, la France a recruté massivement, en même temps que des soldats, de la main-d’œuvre coloniale, au Vietnam, en Algérie et au Maroc principalement, procédant même, à partir de 1916, à une «véritable chasse à l’homme».

Mais, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et contrairement aux affirmations hasardeuses de Pascal Blanchard, dont C. Coquery-Vidrovitch se fait l’avocate, l’État ne s’est pas attaché à faire venir des Algériens «sous la pression du patronat». Ils venaient, spontanément et de plus en plus nombreux, chercher en France le travail et les revenus qu’ils ne trouvaient pas en Algérie. Le rôle de l’État n’a donc pas été de répondre aux demandes d’un patronat avide de main-d’œuvre à bon marché. Bien au contraire, il s’est efforcé d’imposer au patronat, qui n’en voulait pas, l’embauche de travailleurs algériens, par la mise en œuvre d’une politique de préférence nationale.

Toute autre est la situation des Marocains recrutés pour une trentaine de milliers d’entre eux par les Charbonnages de France, ce qui confirme que les causes du rejet de la main-d’œuvre algérienne par le patronat français ne se réduisent pas à un «racisme anti-maghrébin». Quant au terme «nord-africain», s’il apparaît dans mon livre comme synonyme d’Algériens, ce n’est pas, comme le croit C. Coquery-Vidrovitch, que j’ignore qu’il s’appliquerait aussi aux Marocains, mais parce qu’au-delà de son acception géographique, il a revêtu une définition historique et parce que la littérature administrative, notamment, l’utilise, des années 1920 jusqu’à la fin des années 1950, comme synonyme d’Algériens.

Concernant les Algériens qui assurent avoir été démarchés par des «agents patronaux», loin de faire «bon marché» de leurs témoignages, je les cite et si j’en réfute, non pas la sincérité, mais le bien-fondé, c’est justement après les avoir analysés et m’être attaché à débusquer l’origine du quiproquo, notamment grâce aux archives du gouvernement général et à un article publié par Alger Républicain. Il ne me semble pas que l’historien sorte de son rôle en passant les témoignages au crible de la critique historique, fussent-ils les témoignages des «victimes» de l’histoire.

Au-delà du cas d’espèce, c’est la méthode que C. Coquery-Vidrovitch met en cause puisqu’à ces yeux «exemples ne font pas preuve». Un exemple, je veux bien, mais une suite d’exemples, d’origines diverses (de préfets, de milieux patronaux, d’un journal proche du Parti communiste algérien et d’un grand quotidien algérien) créé, me semble-t-il, un ensemble suffisamment cohérent pour conforter une hypothèse et justifier une affirmation. C. Coquery-Vidrovitch est parfaitement en droit de contester celle-ci. Mais alors qu’elle avance ses propres arguments.

 

"Profits immenses"

Menteur par omission, ensuite, parce que je reproche à Claude Liauzu d’appuyer son affirmation que la colonisation a été l’occasion de «profits immenses» sur deux exemples. Tiens ! Six exemples d’un livre de Lefeuvre témoignent de l’incompétence de l’auteur, mais deux exemples d’un livre de Liauzu auraient valeur démonstrative ! Le procès de Catherine Coquery-Vidrovitch est d’autant plus mal venu, sur ce point, que, page 129 de mon essai je souligne que «toute une série de sociétés coloniales sont, avant la Première Guerre mondiale, de bonnes  affaires pour leurs actionnaires».

9782020108942FS

Mais je rappelle aussi, m’appuyant sur les travaux de Jacques Marseille, que la mortalité des entreprises coloniales, en particulier du secteur minier, a été beaucoup plus élevée que la mortalité des entreprises métropolitaines et qu’il est donc inexact de présenter l’investissement dans les colonies comme une poule aux œufs d’or. C’était, bien souvent, un pari hasardeux, dont de nombreux rentiers ont fait les frais.

domination coloniale : totalitarisme ?

Je déformerais «outrageusement» la pensée de mes «adversaires». D’abord en accusant Le livre noir du colonialisme de présenter le nazisme comme «un héritage colonial». Une première remarque : s’appuyant sur une lecture me semble-t-il superficielle d’Hannah Arendt, Marc Ferro reproche aux historiens qui travaillent sur les régimes totalitaires d’avoir «omis de s’apercevoir qu’au nazisme et au communisme, elle avait associé l’impérialisme colonial» [M. Ferro, Le livre noir du colonialisme, p. 9]. Derrière le paravent d’H. Arendt, M. Ferro analyse donc bien la domination coloniale comme une des trois formes du totalitarisme.

Compte tenu de son antériorité chronologique sur l’Union soviétique stalinienne et sur l’Allemagne nazie, ce serait même la première forme historique du totalitarisme. Pointer cela n’est en rien trahir la pensée du maître d’œuvre du Livre noir. Dans les pages qui suivent, celui-ci s’efforce d’entretenir une certaine filiation entre conquête et domination coloniales d’une part et nazisme d’autre part. Comment lire autrement cette affirmation  [p. 28] : «Autre forme de racisme, pas spécialement occidentale : celle qui consiste à estimer qu’il existe des différences de nature ou de généalogie entre certains groupes humains. La hantise principale porte alors sur le mélange ; mais cette hantise peut avoir des relents biologiques et criminels, le croisement étant jugé, par les nazis notamment, comme une transgression des lois de la nature.»

Ensuite, pensant «faire de l’esprit» je m’attaquerais à «une utile édition de sources récemment publiée » par Gilles Manceron. C. Coquery-Vidrovitch est une nouvelle fois en délicatesse avec la chronologie [1]. L’ouvrage auquel elle fait référence (voir sa note 6) n’a été publié qu’en février 2007, soit plus de cinq mois après le mien et je puis assurer que ni G. Manceron ni son éditeur ne m’en ont communiqué le contenu avant sa publication. Je ne m’essaie donc pas «à faire de l’esprit» à l’égard d’un ouvrage que je ne pouvais pas avoir lu et lorsque je dénonce le rapprochement fait entre la colonisation et les pratiques d’extermination mises en œuvre par les armées nazies dans l’Europe occupée, c’est au livre précédent de G. Manceron que je fais explicitement référence [Marianne et les colonies, p. 295], citation sourcée en note de bas de page à l’appui.

 

colonies et "caisses de l'État"

Je témoignerais d’une singulière « malhonnêteté intellectuelle » en mettant en cause une affirmation de C. Coquery-Vidrovitch, selon laquelle, dans l’entre-deux-guerres «le Maghreb allait à son tour remplir les caisses de l’État, et surtout des colons et des industriels intéressés, grâce aux vins et au blé d’Algérie, et aux phosphates du Maroc»  puisque j’aurais pris soin de «taire la phrase suivante» : «mais comme l’a montré Jacques Marseille, ce soutien fut de bout en bout un leurre.»

Je renvoie évidemment le lecteur au texte original de C. Coquery-Vidrovitch ("Vendre : le mythe économique colonial",  dans P. Blanchard et alii, Culture coloniale, 1871-1931, Autrement, 2003, p. 167) : il constatera de lui-même que la phrase suivante est, en réalité, le début d’un nouveau paragraphe qui ne prolonge pas la même démonstration, puisque le «leurre» renvoie au fait que « l’économie coloniale, toujours prônée par les gouvernements successifs, eut pour effet majeur de protéger l’économie française de façon malthusienne ». Ajouter cela,  n’invalide donc pas, ni même ne nuance, la «bourde» de l’historienne qui feint d’ignorer – peut-être pour être dans le ton de l’ouvrage auquel elle participe - qu’à partir des années 1930, non seulement le Maghreb ne remplit pas les caisses de l’État, bien au contraire, mais encore que les colons subissent une crise de trésorerie dramatique qui aurait conduit la plupart à la faillite si la Métropole n’avait volé à leur secours (voir l’article de René Gallissot sur la révolte des colons tondus du Maroc qui vaut aussi pour les colons algériens étranglés par un niveau d’endettement auquel la plupart ne peuvent plus faire face, dans "L’Afrique et la crise de 1930", RFHOM, 1976, sous la direction de C. Coquery-Vidrovitch elle-même).

Mais, et je l’ai bien compris, il ne faut pas prendre au pied de la lettre les affirmations de notre historienne, car on risquerait alors de la faire passer pour une «idiote». Ce qu’elle écrit doit donc être interprété et j’attends donc qu’elle livre,  avec ses textes, un mode de lecture pour m’éviter toute interprétation malveillante. Curieusement dans son compte rendu, C. Coquery-Vidrovitch préfère garder le silence sur une autre de ses affirmations que je critique pourtant : «C’est seulement à partir des années 1950 […] que l’Afrique noire à son tour, allait soutenir l’économie française» ["Vendre : le mythe économique colonial", p. 169]. Sans doute, là encore, ne faut-il pas prendre au pied de la lettre cette affirmation. Quel soutien l’Afrique noire apporta-t-elle à l’économie française entre 1950 et 1959 ?

 

quel soutien l’Afrique noire apporta-t-elle à l’économie française entre 1950 et 1959 ?

Un soutien financier ?  Jamais au cours de cette période, ni l’AOF, ni l’AEF ne dégagèrent une balance commerciale positive avec la France, leur déficit commercial cumulé s’élevant à 3 988,6 millions de NF, pour l’essentiel couvert par des transferts de fonds publics en provenance de la métropole. Un soutien économique ? Entre 1950 et 1959, l’AOF et l’AEF réunies absorbent autour de 10 % du total des exportations françaises, avec, d’ailleurs au fil des ans, une tendance à l’effritement, et livrent environ 7,2 % des importations. 10 %, 7 %, ce n’est pas négligeable, et bien entendu, pour certains produits la part de l’Afrique noire française était beaucoup plus élevée, mais tout de même, cela ne justifie aucunement qu’on parle de «soutien» à l’économie française. D’autant que C. Coquery-Vidrovitch omet de s’interroger sur le financement du commerce extérieur de l’Afrique française, largement pris en charge par le contribuable français.

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Je n’ignore évidemment pas l’enquête quantitative sur la réalité détaillée des différents territoires de l’empire, colonie par colonie, entreprise sous sa houlette, à laquelle Jacques Marseille a participé et dont il a utilisé les résultats dans sa thèse. Lectrice un peu plus attentive, C. Coquery-Vidrovitch n’aurait pas manqué de voir, dans mon livre, des références à ce travail, notamment un tableau sur la démographie des sociétés coloniales qui contredit l’idée d’un eldorado colonial.

Mais, depuis cette enquête, au demeurant inachevée et incomplètement publiée, d’autres travaux ont été menés et, s’agissant du poids des colonies sur le Trésor public métropolitain, C. Coquery-Vidrovitch n’ignore pas la contribution du même Jacques Marseille, présentée lors du colloque Finances [J. Marseille, "La balance des paiements de l’outre-mer sur un siècle, problèmes méthodologiques", dans La France et l’outre-mer, Un siècle de relations monétaires et financières, CHEFF, 1998] qui fait, non pas de la conquête, mais de la domination coloniale un «tonneau des Danaïdes» pour les contribuables français.

À ma connaissance, cette démonstration n’a pas été invalidée, y compris par l’africaniste C. Coquery-Vidrovitch. Pourquoi ? L’affirmation selon laquelle «l’économie coloniale, toujours prônée par les gouvernements successifs, eut pour effet majeur de protéger l’économie française de façon malthusienne» repose elle-même sur une série d’erreurs factuelles : le pacte colonial ne s’est pas toujours ni partout déployé dans l’espace colonial français, ne serait-ce que parce que des conventions internationales ne le permettaient pas (la Conférence de Berlin définit des zones de libre-échange pour les pays du bassin du Congo, tandis que l’acte final de la conférence d’Algésiras – 7 avril 1906 – réaffirme le principe de la «porte ouverte» au Maroc). Le pacte colonial est ensuite largement abandonné, au moins pour l’Afrique du Nord, à partir de Vichy.

Cette affirmation témoigne aussi, et c’est sans doute plus grave, d’une conception systémique de l’histoire coloniale qui gomme la diversité des situations dans les espace coloniaux et dans les durées de la domination coloniale, mais aussi les stratégies diverses prônées ou suivies par les différentes administrations coloniales ou les milieux patronaux. Je renvoie à mon tour, C. Coquery-Vidrovitch à une lecture plus attentive de la thèse de Jacques Marseille.

positivisme

Victime d’«un positivisme simplificateur», je m’attacherais à compter un par un le nombre des victimes des conquêtes coloniales en ignorant – volontairement ou par bêtise – «la complexité des facteurs historiques». Sur ce plan, le débat est effectivement d’ordre méthodologique.

Ce mépris pour le «positivisme» dont C. Coquery-Vidrovitch témoigne, justifie qu’on puisse dire tout et n’importe quoi. Elle ne s’en prive d’ailleurs pas, dans Le livre noir du colonialisme (p. 560), lorsqu’elle affirme que la guerre d’Algérie aurait fait un million de victimes parmi la population algérienne musulmane. C. Coquery-Vidrovitch, qui me reproche d’ignorer les travaux d’André Prenant, sait pertinemment qu’elle énonce, là, un mensonge grossier, forgé par la propagande du FLN et qui sert, aujourd’hui encore, à conforter le pouvoir des dictateurs algériens : tous les travaux des démographes et des historiens français (d’André Prenant à Charles-Robert Ageron, de Benjamin Stora à Guy Pervillé et Gilbert Meynier) ont infirmé ce chiffre et proposé des estimations beaucoup plus basses : 250 000 morts environs, parmi lesquels, selon Gilbert Meynier, environ 200 000 auraient été victimes de l’armée française et 50 000 du FLN.

Tout comme est mensonger le chiffre d’un million de morts liés à la conquête de l’Algérie, qui ignore l’ampleur de la catastrophe démographique des années 1865-1868, tout à la fois alourdie ET amortie par le fait de la colonisation, comme je me suis attaché à le montrer dans mon livre.

immigration coloniale et Trente Glorieuses

Mon «étroitesse d’esprit» m’interdirait également de penser le rôle de l’immigration coloniale en France au-delà du pourcentage global – moins de 1 % de la population active – qu’elle représenterait, ce qui conduit C. Coquery-Vidrovitch à m’inviter à regarder du côté des catégories professionnelles.

Qu’elle me permette à mon tour de l’inviter à lire un peu plus sérieusement les livres qu’elle entend critiquer : que ce soit pour les années 1920 comme pour celles d’après la Seconde Guerre mondiale, c’est très précisément ce que je fais, en m’attachant, notamment pages 145, 146 (note1) et 156, à mesurer le poids de cette immigration selon les principaux secteurs d’activité ou en fonction des catégories professionnelles dont elle relevait. Et, loin d’invalider la conclusion que le pourcentage global autorise, cette ventilation sectorielle ne fait que la renforcer : l’immigration d’origine coloniale a bien jouer un rôle économique marginal dans les reconstructions d’après-guerre et au cours des Trente Glorieuses.

Quant au «commentaire» qui biaiserait les statistiques que je présente, j’attends que C. Coquery-Vidrovitch veuille bien le citer. Que les quatre-cinquièmes de OS employés par Renault dans ses usines de Billancourt ne soient pas des travailleurs coloniaux ne signifie évidemment pas que ceux-ci n’ont pas contribué à la production automobile française, ou, pour d’autres secteurs, à la production nationale. Cela veut simplement souligner que, même dans la plus grosse des entreprises françaises employeuses de main-d’œuvre coloniale, cette dernière n’a pas joué le rôle central que certains lui prêtent.

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Contrairement à C. Coquery-Vidrovitch, sur tous ces points – bilan des victimes des guerres coloniales ; bilan de l’exploitation économique des colonies et des populations colonisées ; rôles des soldats coloniaux durant les guerres mondiales, etc. ; rôle de la main-d’œuvre coloniale dans la croissance française – je crois en effet que le premier devoir de l’historien est d’établir les données les plus précises possibles (au passage, on pouvait espérer de C. Coquery-Vidrovitch plus de précision à propos de l’enfumade qui aurait été perpétrée, en 1931, en Oubangui-Chari qu’elle se contente d’évoquer). C’est seulement à partir de ce socle de connaissances «positives» que des interprétations peuvent être proposées.

Et, toujours contrairement à mon censeur, je ne pense pas qu’on puisse faire dire ce que l’on veut aux statistiques, dès lors qu’elles sont honnêtement construites. Jean Bouvier, qui dirigea mon mémoire de maîtrise sur "L’Industrialisation de l’Algérie dans le cadre du plan de Constantine" et Jacques Marseille qui dirigea ma thèse n’ont, à ma connaissance, jamais dit autre chose ni pratiqué autrement. Le relativisme dans lequel C. Coquery-Vidrovitch se complet actuellement,  adossé à - ou rendu nécessaire par - un tiers-mondisme qui l’amène à minimiser le poids que la charia fait peser sur les femmes de «deux ou trois provinces» du Nord du Nigéria et à justifier la propagande des dictateurs algériens –  conduit à tourner le dos aux principes fondamentaux de la discipline historique.

 

racisme

C. Coquery-Vidrovitch se scandalise du fait que, dans un chapitre consacré à la mesure et aux origines du racisme dans la société française actuelle, je cite un sondage de novembre 1996 – tiré de la thèse de Yves Gastaut, L’immigration et l’opinion en France sous la Ve République, Le Seuil, 2000 – qui indique que 42 % des Français estiment que tous les hommes appartiennent à la même race tandis que 38 % admettent l’existence de races mais sans établir entre elles une hiérarchie. Au total, l’inégalité des races serait admise par un cinquième de la population. C. Coquery-Vidrovitch, croit pouvoir dire que je trouverais rassurant ce résultat et que j’en serais content, alors qu’elle-même s’en inquiète. Nos «subjectivités» seraient donc différentes et me voilà, au détour d’une phrase, rendu suspect d’une coupable indulgence pour les sentiments racistes d’une fraction de nos compatriotes, à moins que je partage ce sentiment !

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Tout cela n’est pas raisonnable. Ce que montre la thèse d’Y. Gastaut c’est, premièrement que le racisme est un sentiment largement rejeté par la société française, comme la mobilisation des habitants de Montfort-sur-Meu (Ille-et-Vilaine) en ont apporté une nouvelle démonstration au mois de mars dernier en se mobilisant contre l’expulsion des travailleurs maliens employés par l’abattoir de la commune. Ce qu’elle montre ensuite c’est que le racisme actuel, réel par ailleurs, même s’il n’est pas aussi répandu qu’on [en particulier le MRAP et toutes les organisations dont le fond de commerce repose sur la supercherie d’une France malade du racisme] tente de nous le faire croire, ne relève pas d’abord de la subsistance d’une «culture coloniale» dans la France contemporaine mais de mécanismes actuels qui doivent plus à la crise sociale et identitaire que notre pays traverse et aux violences – application de la charia, appels aux meurtres, attentats, massacres … - perpétrés à travers le monde par les fascistes islamistes de tout poil.

 

"post-colonialité"

Enfin, C. Coquery-Vidrovitch brocarde mon inculture à propos de la post-colonialité. Je me sens, sur ce plan en bonne compagnie, puisqu’Éric Hobsbawn lui-même ne craint pas de railler les «errements de l’histoire coloniale» dans sa préface au livre de C. A. Bayly, La Naissance du monde moderne (Traduction française, Les Editions de l’Ateliers, 2007, p. 14). Mais évidemment, raillerie pour raillerie, cette réponse n’est pas suffisante et comme le sujet est important, non pas, à mon sens, du fait de la valeur heuristique de ce faux concept mais parce qu’il devient un phénomène de mode, je serais ravi d’engager, sur le fond, le débat avec Catherine Coquery-Vidrovitch et j’espère qu’elle voudra bien accepter mon invitation à participer aux journées d’études que je co-organise à Paris 8 Saint-Denis, au début de la prochaine année universitaire, sur le thème : La France est-elle une société post-coloniale ?

Je rejoins C. Coquery-Vidrovitch sur la nécessité d’être vigilant face aux usages publics et politiques de l’histoire. Mais cette vigilance suppose, d’abord, des historiens qu’ils ne se trompent pas de métier. Ni juges, ni même juges d’instruction, ils ne sont pas là pour instruire le procès du passé et des acteurs de ce passé, fusse-t-il le passé colonial. Ils sont là pour l’étudier, principalement à partir des archives de toute nature que ce passé nous a léguées, pour le connaître et le comprendre.

En s’attachant à défendre l’indéfendable et à contester l’incontestable, outre les remarques qu’elle appelle de ma part, la critique que C. Coquery-Vidrovitch fait de mon livre, sous prétexte de me donner une leçon d’histoire, conforte le mésusage de l’histoire dont elle s’inquiète par ailleurs.

Daniel Lefeuvre (2007)
Professeur d’histoire contemporaine
Université Paris VIII-Saint-Denis


[1] Elle semble aussi parfois fâchée avec la géographie lorsqu’elle écrit, note 24 de la page 565 du Livre noir du colonialisme : «le plan de Constantine lança de même un énorme chantier de modernisation de ce port en Algérie, mais il fut interrompu par la guerre d’Indépendance». Rappelons que le plan de Constantine a été annoncé par le général De Gaulle le 3 octobre 1958, donc en pleine guerre d’indépendance algérienne, dont il est une des composantes. L’autre correction qu’appelle cette note de C. Coquery-Vidrovitch, c’est que Constantine est situé à environ 80 km du littoral et à une altitude moyenne de 650 mètres et que même dans ses rêves les plus fous le «colonialisme» n’a jamais envisagé d’y construire un port, pas même sur les rives du Rummel.

 

* cf. "Réplique à un argument de Catherine Coquery-Vidrovitch : un historien peut-il faire dire ce qu'il veut aux statistiques ?" (Michel Renard)Diapositive1

 

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- "Jack Lang se fait moucher par un historien"

 

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23 février 2012

Charonne (1962) et la CGT

Charonne CGT (3) 

 

la CGT n'a rien appris de l'histoire

Michel RENARD

 

L'Union régional Île-de-France de la CGT a publié, début 2012, une plaquette commémorative de la manifestation du 8 février 1962 restée sous le nom de "Charonne" (du nom d'une station de métro du 11e arrondissement de Paris) et des neuf morts assassinés par la police (dont huit membres du Parti communiste).

Historiquement, on ne peut y être insensible. Personnellement, je le suis encore moins puisque ma propre mère fut l'une de ces manifestantes. Lorsqu'elle décéda, beaucoup plus tard, et qu'on l'inhuma, le 28 février 2008 à Bezons, j'ai prononcé ces mots au sujet de cet événement : "Le 8 février 1962, à proximité du métro Charonne, avec d'autres, elle fut malmenée par la charge policière et ne dut qu'à la vigilance d'un anonyme compagnon de manifestation d'échapper au piège qui fut fatal à plusieurs."

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8 février 1962

J'ai longtemps cru qu'il s'agissait d'une vérité familiale et historique. Or, mon père vient de m'appendre que j'ai dû confondre avec la manifestation contre la venue du général américain Ridgway le 28 mai 1952. Ce jour-là, la répression fut terrible : on compta un mort parmi les manifestants et des dizaines de blessés. C'est à cette occasion que ma mère fut renversée. Un manifestant proche puis mon père (qui se souvient du prénom du premier) se portèrent à son secours, la dégagèrent et la mirent à l'abri du danger. Ma mère n'était pas à Charonne, sinon "nous serions rentrés ensemble" me fit remarquer mon père.

Entre parenthèses, ce souvenir écran atteste de la terrible vulnérabilité du témoignage de mémoire. Et des processus complexes de déplacement de souvenirs. Il me semblait pourtant en avoir plusieurs fois discuté avec mes parents. Ma mère était à Charonne, j'en étais persuadé. À tort.

Mon père, de son côté, fait depuis longtemps partie du "Comité Vérité et Justice Charonne" (lire son interview ci-dessous paru en 2010) Je ne livre pas ces confidences famliliales comme argument d'autorité pour valider ce que je vais dire. Seulement, pour signifier que "Charonne" est loin de m'être indifférent.

Mon ami Daniel Lefeuvre, lui, a participé au cortège des obsèques de ces décédés, le 12 février 1962, ce fut sa première manifestation, je crois. Il en garda le souvenir d'un impressionnant silence. "Charonne" est l'un des ferments de notre réceptivité à la période coloniale et anti-coloniale.

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12 février 1962

 

quelques critiques de la plaquette de la CGT

Ce qui me gêne dans la plaquette de la CGT n'est pas le rappel de ces tragiques événements. Il faut le dire et le redire. Mais ce sont plusieurs affirmations, cadres d'analyse ou même silences qu'il est impossible de continuer à répéter aujourd'hui. Par exemple :

1) la plaquette commence ainsi : le 18 mars 1962, les accords d'Évian mettaient fin à huit ans d'une guerre..." Faux. On sait très bien que la "guerre" continua pendant des mois, que la direction du FLN à Tripoli n'approuva pas les accords, que des centaines de morts tombèrent après mars 1962.

Charonne CGT

2) le texte se poursuit par un bilan : "Environ 400 000 Algériens sont morts, 90 000 harkis, 29 000 militaires français, 6000 civils «européens». Il y eut environ 65 000 blessés". D'abord, le chiffre de morts algériens est inférieur, environ 300 000 selon l'historien Yacono et probablement inférieur à 250 000 selon Charles-Robert Ageron (cf. Guy Pervillé, Pour une histoire de la guerre d'Algérie, éd. Picard, 2002, p. 239). Ensuite, on pourrait expliciter que les harkis ont été tués par les Algériens, que des Algériens messalistes (Messali Hadj) furent égorgés par des Algériens du FLN...

3) on utilise la formule : "l'ultra-colonisation de l'Algérie". Qu'est-ce cela veut dire ? D'où sort cette caractérisation ? Aucun historien ne l'a jamais employée, personne ne l'a jamais élucidée. Pourquoi cette emphase ? Le terme de colonisation suffit, même si la réalité a montré "des" colonisations différentes. Le terme "ultra" voudrait-il renvoyer aux "ultras" de la collaboration qui s'affichèrent avec les nazis entre 1940 et 1944 ?

4) d'autant que si "l'ultra-colonisation" voulait évoquer la colonisation de peuplement, les chiffres qui figurent dans la plaquette elle-même subviennent à prouver la marginalité de ce peuplement : la conquête du territoire se double de l'installation des colons. Quand le général Bugeaud quitte ses fonctions, 11 000 européens (notamment espagnols) et 47 000 Français colonisent l'Algérie"...! Et puis quoi encore ! Cinq dizaines de milliers de personnes colonisent l'Algérie. Ce n'est pas sérieux. Par ailleurs, la plupart étaient à Alger et dans ses alentours immédiats.
Comme le note Jacques Frémeaux : "La véritable prospérité de la colonie ne commence réellement qu'à partir des années 1880, poussée par le développement du vignoble" (La France et l'Algérie en guerre, 1830-1870, 1954-1962, éd. Economica, 2002, p. 52).

5) l'évocation de la conquête militaire est très lapidaire : "le général Bugeaud conduit une guerre d'une sauvagerie extraordinaire. Il organise la torture contre les populations locales en pratiquant par exemple l'enfumage des populations"? La guerre de conquête a été violente. Le mot "torture" contre des populations locales est-il approprié ? Le défaut du raisonnement tient dans sa généralisation.


a) L'affrontement avec les tribus passait par le contrôle des territoires où elles trouvaient refuge, ce qui conduisit aux "razzias" avec destruction des douars, confiscation des récoltes, déplacement des populations... Ces méthodes terribles n'étaient pas spécifiquement françaises ni nouvelles.
L'historien Jacques Frémeaux précise : "Bugeaud n'est pas, à vrai dire, l'inventeur de la razzia. Celle-ci est largement inspirée de celle des anciens dominateurs turcs, qui eux-mêmes n'avaient sans doute qu'emprunté à leurs prédécesseurs une technique de domination employée depuis des temps anciens par les États du Maghreb. Faute de pouvoir occuper et administrer de manière permanente les pays relevant de leur souveraineté, ils y envoyaient régulièrement des colonnes armées, dites mehalla, chargées de lever les impôts. En cas de résistance, celles-ci opéraient des ravages qui ne cessaient qu'au moment où les notables venaient faire leur soumission. Il semble que parmi les premiers Français à avoir recours de manière systématique à ces méthodes figure le genéral Lamoricière, jeune rival de Bugeaud, mais un des plus anciens «Africains» de l'armée. Elles deviennent en tout cas une constante des campagnes françaises en Afrique du Nord (La France et l'Algérie en guerre, 1830-1870, 1954-1962, éd. Economica, 2002, p. 197).

Mais ci, le terme de "torture" est inapproprié.

b) les autorités militaires coloniales considéraient les insurgés comme des rebelles à l'ordre colonial mais pas comme des Français coupables de rébellion à l'autorité de l'État. Jacques Frémeaux, encore, note : "les commandants des colonnes qui recueillent les redditions ont pour coutume d'imposer aux survivants de rendre leurs armes, et de les frapper de peines collectives, notamment sous forme d'amendes, et non de les condamner à mort ou à des peines de travaux forcés" (id, p. 88). Alors que les insurgés vaincus et prisonniers de 1848 ou ceux de 1871, en métropole furent fusillés. Là encore, on ne peut qualifier cela de "torture".

c) par contre l'affaire des enfumades des grottes du Dahra (19 juin 1845) manifeste un degré de cruauté qu'il faut cependant tempérer par les réactions des militaires qui ont eu à la mener ou à la commenter. Talonnée par les troupes de Pélissier, une partie des populations de la tribu des Ouled Riah se réfugie dans un massif montagneux à l'est de la ville de Chlef, les grottes du Dahra. Des négociations s'engagent entre les "insurgés" et les militaires français après les ripostes armées des "encavernés" qui tirent. L'accord ne se conclue pas. Pélisssier décide de faire sortir les barricadés en enfumant l'entrée des grottes et fait tirer sur ceux qui tentent de s'extraire du piège. Plus de cinq cents personnes y laissèrent la vie, hommes, femmes enfants, dit-on. Horrible épisode de guerre.
Pélissier rend compte à Bugeaud : "Ce sont des opérations, Monsieur le maréchal, que l'on entreprend quand on y est forcé, mais que l'on prie Dieu de n'avoir à recommencer jamais" (cf Jean-Pierre Bois, Bugeaud Fayard, 1997, p. 455). Ce qui prime dans ce face à face est l'aspect militaire. Il n'y a pas de caractérisation ethnico-péjorative de l'adversaire. Ni "torture", mais logique de choc militaire sans concessions. Comme l'avaient été toutes les guerres jusqu'alors.

5) La référence au "facisme" du régime gaulliste. C'est un contre-sens historique bien connu. On peut discuter des conditions du retour au pouvoir du général De Gaulle en mai-juin 1958. Mais cela n'a jamais approché le fascisme. Répéter en 2012, les slogans alarmistes et anachroniques lancés en 1958, c'est ne rien avoir appris de l'histoire.

Alors, oui, en tant que citoyen, il faut condamner la violence politique et policière de 1962. Oui, il faut honorer la mémoire des sacrifiés. Mais en tant qu'historien, on ne peut réitérer les catégories d'appréhension du passé relevant d'une idéologie et non de la rigueur d'analyse.

Michel Renard

Charonne CGT (2) 

 

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metro-charonne 

 

Charonne : «Un crime pour mémoire»

Daniel RENARD (2010)

21218138Quarante-huit ans après, l’État n’a toujours pas reconnu sa responsabilité dans le crime du métro Charonne. Entretien avec Daniel Renard, président du Comité Charonne pour la vérité et la justice.

Jean-Pierre Bernard, Fanny Dewerpe, Daniel Fery, Anne-Claude Godeau, Édouard Lemarchand, Suzanne Martorelle, Hippolyte Pina, Maurice Pochard, Raymond Wintgens. Il y a quarante-huit ans, le 8 février 1962, ces neuf syndicalistes de la CGT, dont huit étaient militants du Parti communiste, étaient assassinés, à la station de métro Charonne, par les brigades spéciales dirigées par Maurice Papon, à l’époque préfet de police de Paris. Ils venaient de participer à une manifestation contre l’OAS (1) et pour la paix en Algérie.
Daniel Renard, aujourd’hui président du "Comité Charonne pour la vérité et la justice", faisait partie des organisateurs de cette manifestation. Il témoigne.

Pourquoi un comité Charonne et pourquoi ce nom : vérité et justice ?

Daniel Renard - Parce que nous voulons que l’État reconnaisse enfin sa responsabilité dans le crime du 8 février 1962 et que justice soit rendue aux familles des victimes. Nous voulons aussi faire connaître ce qui s’est passé. Beaucoup, surtout parmi les jeunes, ignorent tout de Charonne. On ne leur en parle pas à l’école.

Quel était l’objectif de cette manifestation du 8 février ?

Daniel Renard - Elle avait deux objectifs : la riposte aux attentats de l’OAS et la paix en Algérie. Le 7 février, une charge de plastic au domicile du ministre André Malraux avait défiguré la petite Delphine Renard. D’autres attentats avaient visé notamment le député communiste Raymond Guyau et l’écrivain Vladimir Pozner qui avait été sérieusement blessé.
Le soir même, les unions départementales CGT de la Seine et de la Seine-et-Oise provoquaient donc une réunion des organisations syndicales et politiques pour riposter. Et, le matin du 8 février, un tract appelait à manifester à 18 h 30 à la Bastille. Il était signé par les syndicats CGT de Seine et de Seine-et-Oise, les organisations parisiennes de la CFTC, de l’Unef, du SGEN, les sections de Seine-et-Oise de la Fédération de l’éducation nationale (FEN) et du Syndicat des instituteurs. Les fédérations de Seine et de Seine-et-Oise du Parti communiste et du PSU, les Jeunesses communistes, les Jeunesses socialistes unifiées, le Mouvement de la paix de Seine et de Seine-et-Oise s‘associaient à l’appel.



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Comment les événements se sontils déroulés ? Vous étiez parmi les organisateurs…

Daniel Renard - J’étais secrétaire général de la FEN de Seine-et-Oise. Lorsque nous avons su que le gouvernement interdisait la manifestation, nous avons tenté en vain d’avoir un rendez- vous à la préfecture de police. Il faut rappeler que le préfet de police, Maurice Papon, venait de s’illustrer dans le massacre des Algériens lors de la manifestation du 17 octobre 1961 à l’appel du FLN – on connaît aussi son rôle, en Gironde, pendant l’Occupation. La Bastille n’étant pas accessible, nous avons constitué cinq cortèges différents. En tête de chacun il y avait des responsables des organisations qui appelaient.
On a évalué à 60 000 le nombre total de manifestants. Je me trouvais dans le cortège qui, parti du boulevard Beaumarchais, est arrivé à l’angle de la rue des Écoles et du boulevard Saint-Michel où la dislocation s’est effectuée dans le calme.
Je suis alors rentré chez moi, à Bezons. C’est dans la nuit que j’ai été informé de ce qui s’était passé au métro Charonne. Alors que des responsables de la CGT et de la CFTC venaient de s’adresser aux manifestants et avaient appelé à la dispersion, la police a chargé avec une violence inouïe. Il y a eu huit morts sur le champ, un neuvième est décédé huit semaines plus tard. Parmi les nombreux blessés, certains l’étaient très sérieusement. Selon la thèse que Papon et le gouvernement ont tenté d’accréditer, les manifestants se seraient rués dans l’escalier du métro dont les grilles étaient fermées et se seraient écrasés les uns sur les autres. Mais c’est faux, les grilles n’étaient pas fermées.

Comment expliquez-vous une telle violence ?

Daniel Renard - Papon et le gouvernement cherchaient à en découdre. Les unités de police avaient été particulièrement choisies et comportaient des éléments qui revenaient d’Algérie. Or la volonté d’écraser la lutte du peuple algérien avait été mise à mal. Avec une certaine mauvaise volonté, le gouvernement français avait dû engager, le 20 mai 1961 à Évian, des pourparlers avec le gouvernement provisoire de la République algérienne. L’OAS, qui voulait y faire échec, multipliait les attentats.
Mais la mobilisation contre la guerre s’élargissait. Le 16 janvier 1962, un appel à «agir au grand jour contre les factieux de l’OAS» avait été signé par cent anciens résistants, parmi lesquels des gaullistes comme le général Billotte. Évidemment, les militants communistes qui luttaient depuis des années contre la guerre d’Algérie étaient particulièrement motivés. Le 8 février ils constituaient le gros des cortèges, ce qui fait que sur les neuf victimes, huit étaient communistes.

Quel a été l’impact de Charonne ?

Daniel Renard - Cela a déclenché un mouvement auquel le pouvoir ne s’attendait pas. Le lendemain, l’appel à un arrêt de travail d’une heure a été massivement suivi dans tout le pays. Les obsèques ont eu lieu le 13 février à l’appel de toute la gauche, de toutes les organisations syndicales. La foule était immense – on a parlé de 1 million de personnes. La pression pour que les négociations avec le FLN progressent est devenue telle que le 19 mars 1962 les accords d’Évian étaient signés.

Quel enjeu représente aujourd’hui la reconnaissance de ce crime ?

Daniel Renard - Cette reconnaissance est très importante pour agir contre toutes les survivances du colonialisme. Nous associons le 8 février 1962 et le 17 octobre 1961 qui était aussi une manifestation pacifique. Faire reconnaître ces crimes par l’État français est aussi une façon de travailler à l’amitié franco-algérienne. Ces dates marquent l’histoire de France et font partie de l’identité populaire.

entretien réalisé par Jacqueline Sellem, L'Humanité, 10 février 2010


(1) Organisation de l’armée secrète dirigée par les généraux Jouhaud et Salan qui avaient participé au putsch d’Alger du 13 mai 1958. Ils seront amnistiés en juillet 1968.

 

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les neuf morts du métro Charonne, le 8 février 1962

 

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1 février 2012

Centre de documentation des Français d’Algérie - Daniel Lefeuvre

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 Centre de documentation

du Cercle Algérianiste à Perpignan

Daniel LEFEUVRE

 

Le Centre de documentation des Français d’Algérie, inauguré le dimanche 29 janvier par M. Pujol, maire de Perpignan, M. Longuet, ministre de la Défense, Thierry Rolando et Suzy Simon-Nicaise, président et vice-présidente du Cercle algérianiste, fait l’objet, depuis plusieurs années, d’une vive polémique.

Pour l’opposition socialiste et communiste au Conseil municipal de Perpignan, il s’agit d’une «faveur faite aux nostalgiques de l’Algérie française», selon les propos de Mme Jacqueline Amiel-Donat, responsable locale du Parti socialiste, ou d’un centre «offrant une vision unique de l’histoire à la gloire de la période française de l’Algérie» pour Michel Franquesa, secrétaire local du Parti communiste.
Pour preuve, ajoute ce dernier, «le fonds de ce centre dépourvu de comité scientifique est constitué des documents amassés par le Cercle algérianiste, organisation créée en 1973 pour "sauver (la) culture en péril" des Français d’Algérie.» (Déclarations rapportées par La Dépêche du Midi du 30 janvier 2012.)

Un collectif «Pour une histoire franco-algérienne non falsifiée», (regroupant diverses organisations, notamment ATTAC, CGT, la LDH, le MRAP, le PCF), s’est élevé contre le financement, pour partie public, de ce centre et a appelé à manifester  «tous ceux qui veulent s’opposer aux mensonges sur les crimes du colonialisme français et à l’hystérie xénophobe et raciste.» (L’Humanité, 27 janvier 2012).

qu’est-ce qui justifierait l’opprobre autour de ce Centre ?

Au total, qu’est-ce qui justifie l’opprobre qui entoure ce Centre ? Passons sur l’accusation de xénophobie qu’absolument rien ne justifie. D’abord être le produit d’une association de rapatriés, le Cercle algérianiste, coupable de défendre une histoire falsifiée, positive, de l’Algérie durant la période coloniale. Deuxièmement, la constitution d’un ensemble documentaire à partir de dons privés provenant de rapatriés. Troisièmement, que des subventions publiques aient contribué à son financement.

 

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vitrines d'exposition

 

Membre du Comité de pilotage du Centre, ces critiques appellent de ma part quelques remarques.

centre documentaire à vocation historique

En premier lieu, je ne vois pas pourquoi une association s’interdirait de créer un centre documentaire à vocation historique. De nombreux exemples existent :

- N’est-ce pas une fédération d’associations, loi de 1901, qui est à l’origine du Musée de la Résistance Nationale (Champigny). Pourtant, nul ne conteste son utilité à la fois historique et pédagogique, nul ne conteste le partenariat qui le lie, depuis 1985,  au ministère de l’Education nationale ?

- La Fondation pour la Mémoire de la Shoah n’est-elle pas également une fondation privée ? Sa dotation financière ne repose-t-elle pas sur la restitution par l’État et les établissements financiers français des fonds en déshérence, issus de la spoliation des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ? Qui pourrait s’en offusquer ?

Faut-il faire grief au Cercle algérianiste de vouloir rassembler des documents offerts par des rapatriés ? Qui reproche à la CGT d’avoir créé un Institut CGT d’histoire sociale, conservant des «archives relatives aux activités confédérales et à celles des militants responsables de la CGT» ?

Quel historien refuserait de se rendre à l’OURS (Office Universitaire de Recherche Socialiste), organisme privé fondé par Guy Mollet, pour consulter les précieux fonds d’archives qu’il conserve, sous prétexte qu’il est lié au mouvement socialiste ? Faut-il bouder les archives de Saint-Gobain ou de Berliet, parce qu’elles sont propriétés d’organismes privés (de l’entreprise ou d’une fondation) ? On pourrait multiplier les exemples.

Quant à l’indignation sur la participation de financements publics au Centre de documentation, elle me paraît d’autant plus déplacée qu’elle émane pour une part d’organisations groupusculaires – comme le MRAP – bénéficiant de subventions publiques particulièrement généreuses qui constituent l’essentiel de leurs ressources.

Mais venons-en au fond de l’affaire.

 

la valeur des archives privées

Nul ne contestera, que les archives privées, complémentaires des archives publiques, constituent une  des sources essentielles de documentation historique. Au-delà de leur fonction mémorielle, elles sont indispensables à la connaissance et à l’écriture de l’histoire. Les services des Archives nationales consacrent, d’ailleurs, beaucoup de moyens humains et financiers  à les collecter, afin de les sauvegarder et de les mettre à disposition des chercheurs. Comment imaginer faire de l’histoire économique, sans les archives des entreprises ? Comment faire de l’histoire sociale en se privant des archives des associations, des partis, des militants ?

Le Cercle algérianiste entend recueillir, dans le centre de documentation de Perpignan,  les archives personnelles – de toute nature - de rapatriés. Pour ma part, je salue cette démarche et je m’en réjouis. Pourquoi ? D’abord parce qu’elle permet de sauver des archives qui, sans cela, seraient pour la plupart, définitivement perdues, détruites ou dispersées.

Dans leur grande majorité, les rapatriés d’Algérie nourrissent une méfiance née des blessures historiques des années 1960. Ils préfèrent, aujourd'hui, confier à un organisme associatif les documents qu'ils ont précieusement conservés plutôt que les confier aux services publics des archives. Tout comme le Centre de Documentation sur l’Histoire de l’Algérie (CDHA, Aix-en-Provence), le Cercle algérianiste leur offre un lieu de dépôt et de conservation auquel ils peuvent s’adresser en toute confiance. Ainsi les historiens disposeront-ils d’archives qui auraient été définitivement perdues autrement. C’est donc un service public qui est rendu, justifiant les subventions accordées.

 

il n’y a pas de «bonnes» et de «mauvaises» archives

Ces documents qui concernent la vie quotidienne des Français d’Algérie, en Algérie puis en métropole après leur exode, constituent une source d’information essentielle pour notre connaissance de cette histoire. Dictent-ils le contenu de cette histoire ? Evidemment non. Le Centre de documentation s’est engagé à mettre à disposition de tous les chercheurs les documents recueillis, laissant à leur responsabilité scientifique et morale, l’usage et l’interprétation qu’ils en feront. Autrement dit, à fonctionner sur les mêmes principes que les services publics des archives. Quelles garanties demander de plus ?

Pourquoi intenter un procès d’intention à ses fondateurs ? Il faut être prisonnier d’une conception très étriquée de l’histoire pour s’indigner d’une telle initiative, au lieu de s’en féliciter et de l’encourager. Ne devons-nous pas être comme les abeilles ? Toute fleur n’est-elle pas bonne à faire notre miel, où qu’elle se trouve ? J’ajouterai que, pour les historiens, il n’y a pas de «bonnes» et de «mauvaises» archives. Quant à moi, je préfère remercier les promoteurs de ce centre et me tenir à leur disposition pour contribuer à le faire vivre comme lieu de recherche sur l’histoire, mal connue – et trop souvent caricaturée –, des Français d’Algérie.

 

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le ministre Gérard Longuet

qu'est-ce qu'une "histoire franco-algérienne non falsifiée" ?

Enfin, que signifie cette revendication d’une «histoire franco-algérienne non falsifiée» de la part d’organisations et de personnalités qui  ont une conception hémiplégique de l’histoire, dénonçant à qui mieux mieux les «crimes» du colonialisme français, qui ont de l’histoire une conception procédurale, mais qui restent très discrets – c’est un euphémisme - sur les crimes et les massacres perpétrés par le FLN, dont ont été victimes des milliers d’Européens et des dizaines de milliers d’Algériens musulmans ?

Qui sont si peu prolixes – autre euphémisme - sur la politique de terreur du FLN, sur son recours massif aux enlèvements, à la torture et aux viols, pour imposer sa domination sur les populations algériennes et contraindre les Européens à quitter un pays qui les a vu naître.

Qui n’évoquent que du bout des lèvres le drame des harkis, victimes d’abord de la barbarie et de l’esprit de vengeance du FLN, qui ne leur pardonnait pas d’avoir combattu aux côtes de l’armée française, foulant aux pieds l’engagement souscrits lors des «accords» d’Evian, avant même que l’encre n’en soit séchée.

Qui vitupèrent l’ouverture d’un centre de documentation, mais font silence sur la fermeture des archives du FLN aux chercheurs ! Que ces donneurs de leçons, ces parangons de vertu, balaient donc devant leur porte !

 Daniel Lefeuvre

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professeur d'histoire contemporaine
université Paris VIII

 

 

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presse

 

Perpignan. La mémoire toujours à vif

des Français d'Algérie

Perpignan

Le ministre de la Défense, Gérard Longuet, a fait face à la colère des rapatriés réunis hier [29 janvier 2012] à Perpignan, pour inaugurer le Centre de documentation des Français d'Algérie.

Le ministre de la Défense Gérard Longuet a affronté hier à Perpignan la colère des rapatriés d'Algérie contre 50 ans de politique gouvernementale, augure d'un âpre combat entre UMP et Front national pour le vote d'un groupe largement acquis à la droite et l'extrême droite.

Le ministre avait fait le voyage pour inaugurer le Centre de documentation des Français d'Algérie, dédié à l'histoire de la présence française en Algérie et délivrer un message du président Nicolas Sarkozy aux plus de 1500 rapatriés présents au congrès national du Cercle algérianiste.


Des cris et des sifflets

Il a essuyé cris et sifflets quand il a cité le nom du général de Gaulle - homme du «Je vous ai compris» et des accords d'Évian - avec celui du chancelier allemand Konrad Adenauer pour dire la nécessité d'une réconciliation franco-algérienne comme il y eut une réconciliation franco-allemande. Haussant la voix sans se démonter, il a aussi provoqué de vives protestations quand il a évoqué le message qu'il s'apprêtait à lire de la part de Nicolas Sarkozy, accusé par nombre de pieds-noirs et de harkis d'avoir, comme ses prédécesseurs, manqué à ses promesses à leur endroit.

Le temps des historiens est venu

«Je vous affirme que cette année 2012, cinquantenaire de la fin de la guerre d'Algérie, sera l'année du souvenir et du recueillement, et sûrement pas celle de la repentance» a-t-il déclaré, citant le président de la République.
Et d'ajouter : «Les hommes et les femmes qui sont partis s'installer en Afrique du Nord […], loin d'être frappés d'opprobre, méritent notre reconnaissance. En développant l'économie de ces nouveaux territoires, ils ont œuvré à la grandeur de la France». «Le temps des historiens est venu avec la valorisation des fonds documentaires. Ce centre permettra d'accueillir et de nourrir le débat» a pour sa part expliqué Jean-Marc Pujol, le maire de Perpignan qui veut retenir l'émotion de cette journée. Plus que les échos politiciens.

Christian Goutorbe, La Dépêche.fr
30 janvier 2012

 

 

Perpignan dédie un lieu aux

Français d'Algérie,

Le Pen pas loin

L'Express.fr - publié le 27/01/2012 à 13:34

Perpignan dédie un lieu aux Français d'Algérie, Le Pen pas loin

afp.com/Raymond Roig

TOULOUSE - Le maire pied-noir de Perpignan Jean-Marc Pujol (UMP) inaugure dimanche un centre dédié aux Français d'Algérie, projet dénoncé par la gauche comme un cadeau de plus fait à des électeurs qui pourraient être sensibles aux charmes de Marine Le Pen, présente en ville le même jour.

Le Centre de documentation des Français d'Algérie qui ouvre dans un ancien couvent de clarisses entend participer à "la recherche de la vérité historique débarrassée des idéologies", selon le maire.

Si Mme Le Pen est à Perpignan ce jour-là, ce n'est pas pour assister à cet évènement ni courtiser un électorat nombreux sur le pourtour méditerranéen, en cette année de présidentielle et de cinquantième anniversaire de l'indépendance algérienne, dit Louis Aliot, son compagnon, numéro deux du parti et conseiller régional de Languedoc-Roussillon.

Marine Le Pen vient pour parler de travail et d'emploi "dans l'une des grandes villes les plus pauvres de France, dans le deuxième département le plus pauvre de France". Et la concomitance de l'inauguration (le matin) et de la réunion publique (l'après-midi) est pure coïncidence, dit M. Aliot.

Cela ne l'empêche pas de s'indigner. Non pas de la création du centre, qu'il salue au nom de la "mémoire des Français d'outre-mer". Mais du fait qu'il n'ait pas été invité, lui le fils de rapatriée et élu implanté à Perpignan.

Si le ministre de la Défense Gérard Longuet vient, comme l'annonce le maire, ou si certains élus UMP sont présents, M. Pujol est un "fieffé menteur", dit M. Aliot, puisqu'il assure que personne ne récupérera l'inauguration.

En fait, M. Pujol, comme les Alduy qui ont dirigé la ville avant lui pendant cinquante ans, "ont toujours utilisé les pieds-noirs comme une variable d'ajustement de leur vote", dit-il.

"Ici, l'UMP a besoin pour gagner d'intégrer les voix les plus extrêmes", résume Jacqueline Amiel-Donat, chef de file socialiste de l'opposition perpignanaise.

Ce centre est, selon elle, une faveur supplémentaire faite aux nostalgiques de l'Algérie française, après la stèle dédiée aux anciens de l'Organisation armée secrète (OAS) par exemple.

Le centre offre une vision unique de l'histoire, "à la gloire de la période française de l'Algérie", s'émeut Michel Franquesa, secrétaire local du Parti communiste. Pour preuve, dit-il, le fonds de ce centre dépourvu de comité scientifique est constitué des documents amassés par le Cercle algérianiste, organisation créée en 1973 pour "sauver (la) culture en péril" née de la présence française en Algérie.

Il met certes à la disposition des chercheurs, des étudiants ou des descendants le fonds du Cercle algérianiste, mais en espérant bénéficier un jour du soutien de l'Etat et de l'ouverture progressive par celui-ci de ses archives, dit le maire, natif de Mostaganem et parti en 1962 à 12 ans, "comme tout le monde, du jour au lendemain".

"Mon action parle pour moi. J'ai fait mon premier combat en 1989 contre le Front national. Mon père était engagé contre les nazis à 17 ans et demi, il est revenu à 22 ans grand invalide de guerre. C'était pas un commentateur; je suis pas un commentateur non plus".

Mais si M. Aliot s'invite à l'inauguration, comme il a annoncé vouloir le faire avec des rapatriés, "pas question non plus d'utiliser la force publique pour (l'en) empêcher".

Par

 

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Inauguration du Centre de Documentation

des Français d’Algérie à Perpignan

MESSAGE DU PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE

Lu par M. Gérard LONGUET
Ministre de la Défense et des Anciens Combattants

Dimanche 29 janvier 2012


Mes chers compatriotes, mes chers amis,

J'aurais aimé être parmi vous ce matin alors qu'est inauguré le musée consacré aux souvenirs des Français d'Algérie, dans cette ville de Perpignan, qui a su accueillir chaleureusement tant de rapatriés et s'est toujours trouvée à vos côtés. Les circonstances m'en ont empêché. La crise grave qui frappe notre pays comme l'ensemble des pays européens me contraint à préparer et à mettre en place sans attendre des mesures énergiques pour y faire face. Vous comprendrez, j'en suis sûr, que je ne pouvais quitter Paris aujourd'hui. Mais soyez-en assurés, notre rendez-vous n'est que différé.

J'aurais voulu vous affirmer, à vous dont la plupart se trouvaient avec moi à Toulon il y a cinq ans, le 7 février 2007, que je ne changerais pas un mot, pas une virgule à ce que je vous avais dit alors.

Je m'étais engagé auprès des rapatriés à tout faire pour que soit rétablie la vérité sur leur histoire, et que cette histoire, l'oubli ne vienne jamais l'ensevelir.

Vous le savez, je me suis toujours opposé à toute forme de repentance. Les hommes et les femmes qui sont partis s'installer en Afrique du Nord pour y travailler et fonder des foyers, loin d'être frappés d'opprobre, méritent notre reconnaissance ; en développant l'économie de ces nouveaux territoires, ils ont œuvré à la grandeur de la France.

Ils ont bâti des routes, des ponts, des écoles, des hôpitaux, ils ont cultivé des sols arides, ils y ont planté. Poursuivant leur œuvre, leurs descendants ont tout donné à la terre sur laquelle ils étaient nés.

 

La loi du 23 février 2005, si décriée par les adeptes de la repentance

Leurs mérites je les connais et j'ai toujours veillé à mener une politique qui en soit respectueuse, en demandant notamment à la Mission interministérielle aux rapatriés de rester en permanence à l'écoute de vos grandes associations nationales.

La loi du 23 février 2005, voulue par un gouvernement auquel je participais, si décriée par les adeptes de la repentance, a permis de prendre en compte les attentes justes, exprimées depuis longtemps par les rapatriés.

Je puis ainsi vous affirmer que le 5 décembre est et restera l'unique date de commémoration et d'hommage de la Nation à tous ses enfants tombés pour la France en Afrique du Nord, avant et même après le cessez-le-feu. Vous le savez j'ai voulu, comme vous me l'aviez demandé, que les victimes civiles, notamment celles de la rue d'Isly, ainsi que tous les disparus, soient justement associés à cette journée nationale.

Vous gardez dans votre chair, vous, rapatriés et harkis, le souvenir douloureux de cette année 1962. Je veux que l'ensemble des Français, notamment les plus jeunes, sachent ce qu'ont été les épreuves, l'exil et le déchirement des Français d'Afrique du Nord au moment de leur rapatriement en métropole.

Je veux que la mémoire de ceux qui ont dû quitter, au prix d'une douleur et d'une souffrance indicibles, la terre qui les avait vus naître, soit préservée, respectée et défendue. Aussi ai-je attaché beaucoup d'importance à la mise en place de la Fondation pour la mémoire de la guerre d'Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie, ainsi qu'à l'ouverture des archives pour que les Français puissent mieux connaître et mieux comprendre la réalité de cette période de notre histoire, si souvent déformée par une analyse sommaire et sectaire des événements qui l'ont marquée.

 

Défendre la mémoire de tous les Français rapatriés

Oui, la France a le devoir de reconnaître le courage, la dignité et les sacrifices des rapatriés et d'honorer leur mémoire et leur culture.

C'est dans cette volonté de ne pas laisser insulter l'Histoire que s'inscrit la proposition de loi présentée par Raymond Couderc, adoptée à l'unanimité par le Sénat, visant à sanctionner pénalement les injures et les diffamations à l'égard des harkis. C'est à l'Assemblée Nationale de se prononcer maintenant. Elle le fera le 13 février prochain.

Vous estimez sûrement que beaucoup reste encore à faire et que toutes ces avancées restent fragiles, car rien n'est définitivement acquis si l'on n'y prend garde. J'en suis bien conscient. C'est pourquoi, j'aurai toujours cette même volonté de défendre la mémoire de tous les Français rapatriés, qu'ils soient pieds-noirs ou harkis, afin que leur histoire ne soit ni dénaturée ni oubliée.

J'aurai prochainement l'occasion et le plaisir de vous le dire et de m'adresser à vous tous, mes chers compatriotes, mes chers amis, lors d'un déplacement dans quelques semaines.

D'ores et déjà, je vous affirme que cette année 2012, cinquantenaire de la fin de la guerre d'Algérie, sera l'année du souvenir et de recueillement, sûrement pas celle de la repentance.

Nicolas Sarkozy
source

 

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Culture - mairie de Perpignan


Centre de documentation des Français d’Algérie,

un lieu vivant et accessible à tous.

À la fin du mois sera inauguré à l’ancien Couvent Sainte-Claire le Centre de documentation des Français d’Algérie. L’aboutissement d’un projet de plusieurs années qui permettra de transmettre, explorer, enrichir et analyser le patrimoine matériel et immatériel des Français d’Algérie. Suzy Simon-Nicaise, maire adjoint délégué aux Relations avec les associations et aux Rapatriés répond à nos questions.

En quoi ce projet était-il important pour la ville ?
Suzy Simon-Nicaise : Ce centre est important à double titre. Tout d’abord parce que Perpignan est la première collectivité publique à créer en France un centre de documentation dédié à la mémoire des Pieds-Noirs, ensuite parce que chercheurs, historiens, familles et curieux vont enfin bénéficier d’un lieu pour faire des recherches, apprendre, comprendre et ressentir, ce que fut la vie de ces Français pendant les 132 années de présence française en Algérie. Aujourd’hui, il est d’autant plus important que de très nombreux jeunes Perpignanais comptent dans leur famille des parents ou grands-parents nés avant 1962 en Algérie.
C’est au centre de documentation qu’ils découvriront l’environnement social, culturel, géographique de leurs aînés. Les plus anciens ont maintenant disparu emportant avec eux leurs souvenirs, ils ont fort heureusement laissé des objets, des films, des témoignages écrits…un fonds important d’archives à exploiter. 50 ans après l’exil, ce centre s’impose désormais comme celui de la transmission mémorielle d’une catégorie de Français, des provinciaux sans province : les Français d’Algérie.
Pour nombre de ces déracinés, ils se sont reconstruits à Perpignan qui, grâce à Paul Alduy, a été une des rares villes en France ayant su les accueillir et leur apporter le soutien matériel dont ils avaient besoin alors qu’ailleurs l’accueil était beaucoup plus mitigé voire carrément hostile. C’est donc bien normal qu’ils aient choisi de rassembler ici leurs archives pour les partager avec le plus grand nombre. L’objet du centre est aussi l’organisation d’expositions, colloques, manifestations diverses pour partager cette tranche de l’histoire de France et éventuellement tordre le coup aux idées reçues.

Le projet a été mis en place en lien avec le Cercle algérianiste, pourquoi ?
Suzy Simon-Nicaise  : Dans les années 1980, la Ville de Perpignan  a mis à disposition de cette association des locaux qui depuis, lui ont permis de rassembler tous les témoignages matériels et immatériels qui constituent aujourd’hui un fonds documentaire d’exception. Il a donc été aisé d’entreprendre avec elle un véritable travail de collaboration.
Une convention de partenariat a été établie entre la Ville de Paerpignan et le Cercle algérianiste qui est une fédération de plus de 15 000 membres dont plus de 550 à Perpignan. L’exploitation du très riche fonds d’archives doit notamment permettre des travaux universitaires même si, en tout état de cause c’était déjà le cas jusqu’à présent, cependant tous ces documents étaient difficilement exploitables de par l’exigüité des locaux occupés et le défaut de numérisation qui s’impose aujourd’hui.

Que pourra-t-on y trouver ?
Suzy Simon-Nicaise  : Comme je le viens de le dire des documents importants à mettre à la connaissance des chercheurs et pour certains d’une grande rareté.
Le centre regroupera plus de 5 000 ouvrages, 25 000 opuscules, 5 000 cartes postales, diverses collections de timbres, d’objets anciens, mais également des centaines de témoignages de ce que fût la vie des Français d’Algérie.
Ces témoignages se manifestent de 2 façons, à la fois des témoignages écrits et oraux, mais également des archives familiales comme des albums photos ou encore des archives d’entreprises, de commerçants, d’agriculteurs, d’enseignants, de médecins… Des archives tout à fait exceptionnelles que l’association est particulièrement fière d’avoir rassemblées, de  pouvoir exposer et mettre à la disposition du public.

Extrait du Journal de la Culture – Janv. 2012
mairie de Perpignan

 

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22 mars 2012

Djamila Boupacha

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critique du film Pour Djemila (2012)

général Maurice FAIVRE

 

Pour Djemila,  présenté le 20 mars 2012 par FR3 est un excellent film de fiction, en ce sens qu'il reproduit le livre publié début 1962 par Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi. La chronologie des faits est exacte, mais leur interprétation n'est pas partagée  par les juristes de haut niveau qui l'ont suivie.
C'est le cas de Maurice Patin, ridiculisé dans le film, alors qu'il présidait la Commission de Sauvegarde du droit et des libertés individuels, collaborateur apprécié du général de Gaulle depuis 1945.
 
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image du film
 
1. Contradiction des faits. Ayant interrogé Djamila avant G.Halimi, M. Patin estime que les déclarations tardives de Djamila ne sont pas convaincantes, et que les violences subies sont sans gravité. Ses rapports successifs, de 1958 à 1961, concluent à la diminution des pratiques illégales. Il estime que l'armée protège la population, qui lui fait confiance. Le système de la torture a été disloqué par les Procureurs militaires.
 
Les rapports des médecins-légistes ne constatent aucune trace de violence ou brûlure de cigarettes, et ne confirment pas la défloration sexuelle. Cependant la gynécologue Michel-Wolfrom estime que "l'examen psychique rend probable cette défloration".
 
L'instruction de l'affaire est poursuivie à Caen par le juge Chausserie-Laprée. Le président Patin estime que "les accusations ridicules et malveillantes" publiées dans le livre de madame Halimi portent atteinte à son  honneur. Djamila n'a jamais été  condamnée. Il n'y avait aucun risque qu'elle soit guillotinée, mais il fallait le faire croire aux médias !

Elle est libérée le 7 mai 1962 par ordonnance de non-lieu, en application du décret d'amnistie du 22 mars. Réfugiée chez madame Halimi,  elle est séquestrée puis transférée à Alger par la Fédération de France du FLN, qui dénonce "l'opération publicitaire tentée à des fins personnelles" par l'avocate G.Halimi (Le Mondedu 3 mai 1962). 

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image du film 
 
2. Personnalité de Djamila.
Djamila Boupacha appartient à une riche famille  bourgeoise de banlieue. Elle se prétend exploitée par la colonisation, ce qui relève de la propagande politique subie. Elle avait tous les moyens de réussir. Il est intéressant de noter que les officiers qui l'ont interrogée à Alger expriment des opinions favorables.

Pour l'OR du sous-secteur de Bouzareah (14 février 1960), c'est une fille farcie de propagande, tendant au mysticisme,  ne cachant pas ses idées, les exposant d'ailleurs avec une certaine noblesse d'esprit.

Le commandant du sous-secteur de Bouzareah (11 mars 1960) l'estime comme une jeune fille physiquement et moralement saine, qui a témoigné d'une grande noblesse d'esprit et de beaucoup d'honnêteté dans ses déclarations. Le commandant du Secteur d'Alger-Sahel (3 juin 1960) note qu'elle est fortement imprégnée de propagande, rebelle avec une tendance au mysticisme, franche, exprimant ses idées avec courage.

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image du film

3. Débat sur la culpabilité.
Confronté à des témoins anticolonialistes et antimilitaristes, ou à des actrices incompétentes, F. Taddei n'obtient pas de réponse à la question de la moralité du terrorisme. L'historienne  Sylvie Thénault soutient la thèse de l'armée d'occupation(largement musulmane!) imposant une logique de terreur (sic).

Or tous les acteurs et historiens sérieux savent que la terreur fut d'abord celle du FLN, imposée dès 1955 à des paysans non convaincus, puis à des Européens qu'il fallait terroriser, et dont la phase ultime fut constituée par les enlèvements et massacres de 1962.

Sans doute faut-il rappeler que Sartre et S. de Beauvoir sont dans l'admiration de Franz Fanon qu'ils viennent de rencontrer. Le théoricien du terrorisme, raciste antiblanc notoire, affirme que "La vie ne peut surgir que du cadavre en décomposition du colon". Sartre écrit qu'il faut tuer le colon ! J.Daniel est horrifié par cette "philosophie".
 
Pour ces sartriens, il est normal que le civil innocent soit soumis au terrorisme.
Interrogée à Alger, Djamila ne nie pas, elle exécutait les ordres. mais elle n'a pas jugé nécessaire de venir en débattre.
 
4. Non-dit.
Le juge d'instruction de Caen a lui aussi été oublié dans le débat. Je connais ses convictions, et sais qu'il n'aurait pas approuvé l'exploitation de l'affaire.
 
Maurice Faivre, historien CFHM et
Académie des sciences d'Outre-mer

 

9782070205240 

 

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14 février 2012

famine au Tonkin en 1945, par Pierre Brocheux

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victmes de la famine de 1944-45 au Tonkin (source)

 

La famine au Tonkin en 1945

 Pierre BROCHEUX

 

La grande famine de 1945 fut à la fois une réalité et l'argument majeur de la propagande du Viet Minh pour mobiliser la population contre les Français et les Japonais.

Pour le Viet Minh  cette catastrophe tombait à point nommé, façon de parler, en effet le 9 mars 1945, les Japonais mettaient fin au pouvoir des Français et ils étaient sur le point de capituler devant les Anglo-Américains : l’interrègne de six mois allait être mis à profit par l'organisation frontiste du Parti communiste indochinois pour prendre le pouvoir. Par conséquent, aujourd’hui on ne saurait écrire l’histoire de l'année qui fut décisive pour le Viet Nam en ignorant ce désastre.

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troupes japonaises au Tonkin en 1941 (source)

 

bilan épouvantable mais incalculable

Le nombre des victimes provient de deux sources principales, le chiffre d’1 million est cité par l’amiral Decoux, dernier gouverneur général de l’Indochine française, dans ses mémoires À la barre de l’Indochine (1949). Hô Chi Minh, énonça le chiffre de 2 millions.

Depuis, ce chiffre est répété sans l’ombre d’un comptage statistique pour la simple raison que tous les acteurs et témoins, avaient d’autres «chats à fouetter». Par conséquent, pour se rendre compte de l’ampleur de la catastrophe on ne peut que s’appuyer sur les témoignages des survivants, tels qu’ils ont été recueillis par les historiens vietnamien et japonais, Văn Tạo et Furuta Moto, Nạn đói năm 1945 ở Việt Nam/ La famine de 1945 au Viet Nam (1995).

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victmes de la famine de 1944-45 au Tonkin (source)

Ces récits sont  forcément subjectifs et émotionnels, et ils ont été recueillis un demi-siècle après l’évènement. L’historien américain David Marr qui eut accès aux archives de l’année 1945 et notamment au recensement partiel effectué sur l’ordre du vice-roi du Tonkin en mai 1945 (puisque le pouvoir français avait été renversé par les Japonais le 9 mars et remplacé par le gouvernement royal de Trần Trọng Kim) estime que le chiffre de 1 million est très plausible, chiffre élevé puisqu’il représente 10% de la population des provinces touchées en l’espace de cinq mois.

 

qui est responsable de la famine ?

Cependant, le problème n’est pas là. À qui imputer la responsabilité de la famine ? À la nature et à la nature seule ? Aux hommes, et quels hommes ? Leurs actes furent ils intentionnels ou imposés par la «force des choses» autrement dit témoignent-ils d’une programmation ou d’une impuissance à maîtriser le cours des choses ?

Il importe de préciser que la famine (accompagné du typhus dans certaines localités) sévit dans cinq des principales provinces du Tonkin, dans deux du nord Annam, et pas ailleurs en Indochine. Le Tonkin, notamment le delta du Fleuve rouge, était surpeuplé (en moyenne 417 h/km2 mais à l’extrême, 1500) et soumis à des aléas climatiques parfois violents (typhons annuels, inondations ou au contraire sécheresses) qui aggravaient une situation alimentaire et sanitaire précaire.

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après le passage d'un typhon au Tonkin en 1903

Les disettes fréquentes, chroniques pourrait-on dire, et dégénérant en famines, existaient bien avant la conquête française. La famine est due à l’inégale répartition des vivres plutôt qu’à l’insuffisance de la production selon l’économiste indien Amartya Sen : le Tonkin, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, illustrait ce propos, la ration optimale de riz par tête d’habitant et par an était fixée à 337 kilos, elle n’était que de 217 kg , et 233 kg en Annam ; de nombreux Tonkinois ou Annamites du Nghe Tinh ne faisaient qu’un repas tous les deux jours selon les rapports des agronomes français.

À la fin 1944 et en ce début de 1945, l’économie générale des pays indochinois était en train de s’effondrer. Certes, à la différence de la Chine, de la Birmanie, de Java et des Philippines, l’Indochine ne fut pas un champ de bataille où s’affrontèrent les armées mais ses ports, usines, voies de communications et moyens de transport furent bombardés intensivement. Une paix relative avait été préservée jusque là par le fait que le gouvernement de Vichy et celui de Tokyo avaient signé en 1940 des accords instaurant une cohabitation mais aussi (il faut le rappeler) une collaboration d’État.

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l'amiral Decoux, gouverneur général de l'Indochine et des officiers japonais, 1941

Pour les Japonais, laisser en place le pouvoir des Français, assurait leurs arrières tandis que leurs armées progressaient vers l’Inde et dans le Pacifique. Les accords économiques étaient primordiaux : le gouvernement Decoux s’était engagé à livrer un contingent annuel de riz, de charbon et de caoutchouc aux Japonais. En outre, les Japonais avaient exigé la culture obligatoire du colza, de l’arachide, du coton et du jute ; celles-ci avaient-elles réduit la surface consacrée aux cultures vivrières ?

Les «anticolonialistes» l’affirment mais il n’est pas prouvé que ces cultures fussent pratiquées de façon obligatoire dans le delta rizicole et surpeuplé et qu’elles le fussent seulement dans la Moyenne région et sur des superficies en friche (selon les autorités françaises).

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repiquage du riz au Tonkin, début du XXe siècle

Quoiqu’il en fut, le gouvernement général qui pratiquait une politique dirigiste prenait possession d’une partie des récoltes de riz pour les livraisons aux Japonais et pour constituer ses propres stocks. Ce qui restait pour alimenter la population était objet de spéculation des acheteurs en gros chinois et des marchandes vietnamiennes détaillantes (hàng xào). Ce n’était pas seulement la pénurie mais aussi les tensions à laquelle la politique dirigiste soumettait la production et les échanges qui entretenaient le marché noir.

 

désorganisation des voies de transport

En temps dit normal, les disettes qui intervenaient souvent, presque annuellement au Tonkin, au moment de la soudure entre la récolte de riz du 10e mois et celle du 5e mois, étaient compensées par l’arrivée du riz du «grenier à riz» cochinchinois (exportateur d’un million de tonnes à la veille de la Seconde Guerre mondiale).

Tonnage de riz expédié de Saigon à Hanoi entre 1941 et 1945 (voie ferrée et voie maritime confondues)

1940 :25 900

1941 :185 900

1942 :126 670

1943 : 29 700

1944 : 6 830

Or, dès 1944, le chemin de fer n’est plus opérationnel sur tout son parcours Hanoi-Saigon, parce que l’aviation américaine a détruit plusieurs tronçons du Transindochinois ; la navigation, sauf le cabotage, est pratiquement interrompue parce que les sous-marins américains ont coulé tous les navires à vapeur et même les jonques de haute mer.

Si bien qu’à partir de 1943 même les contingents de riz destinés au Japon ne partent plus : en septembre 1945, les Anglais découvrirent 69 000 tonnes dans les entrepôts de la société Mitsui à Cholon et 25 000 t. dans le delta du Mékong tandis que le Comité des céréales français détenait encore 60 000 tonnes dans ses entrepôts (enquête faite par les Britanniques lorsqu’ils débarquèrent à Saigon en septembre 1945 pour désarmer les troupes japonaises).

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rizeries à Cholon, début du XXe siècle

À partir de la fin 1944, le nord de l’Indochine est frappé par trois typhons qui se succèdent et détruisent les récoltes. Leurs effets sont immédiats sur la répartition alimentaire qui est inégale de façon chronique. La désorganisation des pouvoirs publics à partir du 9 mars 1945 ne fait qu’aggraver la situation, dans un premier temps le résident supérieur japonais qui avait remplacé le français donna l’ordre de poursuivre les livraisons obligatoires puis il fit faire des distributions en leur donnant toute la publicité possible.

De son côté, le Viet Minh lança le mot d’ordre d’attaquer les dépôts japonais et français pour s’emparer des stocks de riz. Un mouvement de solidarité dans  la population de l’Annam et de la Cochinchine organisa des convois à destination du nord.

causes naturelles et politique dirigiste

La famine de 1945 est née de la conjonction de causes naturelles et de la situation de guerre où les autorités d’un pays adoptèrent une politique dirigiste destinée à satisfaire en priorité les besoins stratégiques - politique dont souffrirent les populations civiles.

En ce sens on peut imputer la responsabilité de la tragédie aux hommes, en l’occurrence au gouvernement français et au commandement japonais mais aussi aux Américains dont l’aviation et la flotte sous-marine détruisirent le système de communication et de transport. Celui ci n’était pas indispensable seulement au ravitaillement du Japon et de l’armée japonaise mais aussi vital pour la population du nord de la péninsule.

Les hommes eurent donc une grande part de responsabilité dans le désastre de 1945 mais il ne faut pas exonérer la nature : depuis 1945, les aléas climatiques continuent de produire des ravages en Indochine et ailleurs dans l’Asie du Pacifique.

Pierre Brocheux
14 février 2012

 

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soldats japonais en Indochine française

PS : Il est intéressant de rappeler la famine qui frappa le Bengale occidental en 1943, en pleine guerre, et fit 3 millions de morts tandis que les greniers de Calcutta n’étaient pas vides.
Là aussi, un typhon dévastateur était passé alors que les troupes japonaises avaient atteint la frontière de l’Inde, occupant la Birmanie (premier producteur mondial de riz avec la Thailande, alliée du Japon) qui, avant la guerre, pourvoyait à 20% des besoins en riz du Bengale (et de Ceylan). Les autorités anglo-indiennes accordaient la priorité du ravitaillement aux troupes qui se battaient contre les Japonais.
Mais, de même  que certains Vietnamiens avaient accusé les Français d’avoir provoqué intentionnellement la famine comme solution au surpeuplement du Tonkin, des nationalistes indiens allèrent jusqu’à accuser nominalement Winston Churchill d’avoir organisé la famine du Bengale !

 

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troupes japonaises en Indochine française

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- sources de certaines photographies sur les Japonais en Indochine : 1) un site ; 2) un autre site

- autre référence-témoignage : la famine de 1944-1945 au Tonkin, par Do Phong Châu

- analyse historique de la famine de 1945 au Tonkin, en langue anglaise par Geoffrey Gunn

 

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20 février 2012

cartes de l'Afrique pré-coloniale et coloniale

 Fort-Joseph en Galam

 

cartes de l'Afrique pré-coloniale et coloniale

tirées de

l'Histoire des colonies françaises (1931)

 

page titre
page de titre du livre de Hanotaux et Martineau

 

dos couv Hist colonies
dos de
couverture

 

carte physique Afr occ et équat
début du livre, non paginée

 

 Fort-Joseph en Galam
Fort Saint-Joseph en Galam, p. 22
lien externe : sites liés à la traite négrière

 

rivière de Gambie
cours de la rivière de Gambie, p. 30

 

carte de Gorée
carte de Gorée, p. 37  (à 4 km au large de Dakar, Sénégal),

 

entrée de la rivière de Gambie
entrée de la rivière de Gambie, p. 68

 

carte du haut Sénégal
carte du Haut Sénégal, p. 148

colonie du Sénégal
colonie du Sénégal, p. 167

 

 pénétration des pays voisins du Soudan
pénétration de pays voisins du Soudan, p. 230

 

 Guinée franaise et Côté d'Ivoire
Guinée française et Côte d'Ivoire, p. 263

 

 plan de Conakry
plan de Conacry, p. 266 (Guinée)

 

territoire du Bas-Niger
Territoires du Bas-Niger - Dahomey - Côte d'Ivoire, p. 307

 

AOF chemins de fer
Afrique occidentale française (AOF) : chemins de fer, p. 318

 

port de Dakar
port de Dakar, p. 320

 

 Afrique équatoriale française
Afrique équatoriale française, p. 358

 

Afr équatoriale XVIIe s
carte de l'Afrique équatoriale française au XVIIe siècle,
hors-planche, entre p. 368 et 369

 

Soudan égyptien
Soudan égyptien, p. 514

 

occupation du bassin du Tchad
occupation du bassin du Tchad, p. 544

 

Somalis et Djibouti
Somalis et Djibouti, p. 580

 

missions Bonchamps, Clochette et Charles Miche
Missions de Bonchamps, Clochette, Charles Michel, p. 584


- les cartes sont reproduites ici [en cliquant dessus, on peut les agrandir], à l'état brut, sans commentaires. Il en faudrait. Mais elles sont déjà à la disposition de chacun. Elles proviennent de l'énorme entreprise historique et éditoriale, en six volulmes, dirigée par Gabriel Hanotaux et Alfred Martineau, à partir de 1929, avec la collaboration de nombreux spécialistes. Le titre, Histoires des colonies françaises et de l'expansion de la France dans la monde, marque évidemment un paradigme historien qui est aujourd'hui dépassé.

Cependant, le savoir narratif et événementiel est toujours valable et peut servir de base à des analyses moins dépendantes d'une idéologie excessivemement empathique et édifiante. Car, c'est un des défauts de notre époque, que de disserter sur l'histoire coloniale en l'absence d'une connaissance de sa réalité positive (ou positiviste). Les slogans (génocide, déculturation, ultra-colonisation...) peuvent revêtir une apparence de réalité parce qu'on ignore ce qu'ont été l'histoire complexe, les rapports et contacts réels entre puissances colonisatrices et peuples colonisés.

Les massacres de la colonne Voulet-Chanoine (1898-1899) ne résument pas les innombrables expéditions, les succès et les échecs sanglants des colonisateurs en Afrique. De nombreux travaux en témoignent, y compris certains récents tels les deux livres de Marc Michel, Essai sur la colonisation positive. Affrontements et accommodements en Afrique noire, 1830-1930 (Perrin, 2009) et Fachoda. Guerre sur le Nil (Larousse, 2010). Ou encore l'incontournable travail de Jacques Frémeaux, De quoi fut fait l'empire. Les guerres coloniales au XIXe siècle (CNRS, éd. 2010), sans oublier les ouvrages de Henri Wesseling, par exemple : Les empires coloniaux européens, 1815-1919 (Folio-Histoire, 2009). La logomachie repentante actuelle est largement en dessous du savoir de ces auteurs.

Michel Renard

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30 mai 2012

un livre de Gregor Mathias sur David Galula

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la politique de la tache d'huile

du capitaine Galula

général Maurice FAIVRE

 

Gregor Mathias, David Galula, combattant, espion, maître à penser de la guerre contre-révolutionnaire, Economica, 2012, collection Guerres et guerriers, 190 pages, 29E.

Après plusieurs travaux sur les SAS en Algérie, Gregor Mathias se livre à une recherche approfondie sur le Lt-colonel Galula, considéré par le général US Petraeus comme le «Clausewitz de la contre-guérilla». L'auteur a eu accès aux archives de la Division Information de l'Etat-Major Ely, au JMO du 45°BIC, aux archives des SAS , au fond Belorgey et aux articles de la revue Contacts.

Nous découvrons ainsi qu'avant d'écrire son ouvrage théorique, Galula a eu des activités qui ont nourri sa réflexion sur les révolutions. St Cyrien de 1939, rayé des cadres en septembre 1941, il joue un rôle d'espion à Tanger avant de réintégrer l'armée pour les campagnes de l'ile d'Elbe, de France et d'Allemagne.

De 1945 à 1948, il est attaché militaire à Pékin ; en 1949-50 il est observateur des Nations -Unies en Grèce, puis Attaché militaire à Hong-Kong de 1951 à 1956. Il commande en 1956-57 la 3ème compagnie du 45°BIC au djebel Aissa Mimoun en Kabylie et de 1958 à 1962, sert à la Division Information du général Ely. Un stage à l'École d'état-major de Norfolk, et sa participation à un Séminaire de la Rand l'incitent à donner sa démission et à publier ses ouvrages aux États-Unis : Pacification in Algeria et Contre-insurrection, théorie et pratique.

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La biographie montre comment le capitaine Galula a appliqué en Kabylie une manœuvre en 8 étapes correspondant à sa doctrine de 1964. Il pratique en particulier la politique de la tache d'huile en occupant plusieurs hameaux, en désignant des délégués locaux et en créant des écoles, une harka et des autodéfenses. Coopérant étroitement avec l'officier SAS, il parvient à rassurer la population et à détruire quelques OPA.

Mais il est muté au bout de 14 mois ; le succès n'est que passager, les harkis, autodéfenses et délégués ne sont pas tous fiables. Une lente détérioration se produit. Il apparaît en outre que ses connaissances de la situation sont parfois incomplètes, en particulier en ce qui concerne l'affaire Oiseau bleu et les résultats des opérations Jumelles (les 20 rebelles de 1956 sont toujours en place en 1960 !). Il devra d'autre part se défendre contre des articles défaitistes du journaliste Belorgey, qui décrit son parcours comme allant «de l'utopie au totalitarisme».

Les activités de Galula à l'EMGFA l'amènent à s'intéresser à la guerre des ondes. Il participe au Comité d'organisation de la radio, qui propose de détruire ou de brouiller tel ou tel poste subversif. Ayant fait la connaissance du colonel Lacheroy, il ne semble pas apprécier l'idéologie de la guerre révolutionnaire, et n'observe pas que les succès de la pacification sont compromis par la politique de l'État.

Cet ouvrage très documenté conduit à s'interroger sur la pertinence de la théorie de Galula et sur ses applications. A-t-elle-été prise en compte en Indochine, et en Irak ? En Afghanistan, la limitation des effectifs militaires ne permet pas de réaliser l'étape n°1 de supériorité des forces, et la pratique des Bases opérationneles avancées (FOB) contredit les étapes 2 et 3 de contrôle des villages par le procédé de la tache d'huile. La leçon reste théorique et demande à être adaptée à chaque situation.

Maurice Faivre
le 30 mai 2012

 

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_________________________________

 

Résumé

Totalement inconnu en France, cet officier français a pourtant inspiré les méthodes de contre-insurrection de l’armée américaine et de l’OTAN en Irak et en Afghanistan.

Cet ouvrage retrace l’itinéraire de Galula qui a connu les soubresauts de la deuxième moitié du XXe siècle. Jeune officier, renvoyé de l’Armée à la suite des lois antisémites de Vichy, Galula devient espion et combat les forces de l’Axe en Afrique du Nord. Il participe à la libération de l’Europe du joug nazi. Officier de renseignements en Chine, il assiste à la prise de pouvoir de Mao, puis étudie comme observateur de l’ONU la guerre civile en Grèce.

Pendant la guerre d’Algérie, il expérimente une méthode novatrice de guerre contre-révolutionnaire dans son secteur. Cet ouvrage reprend les huit étapes de sa méthode de contre-insurrection expérimentée par le capitaine Galula dans son secteur militaire du Djebel Aïssa Mimoun en Kabylie et confronte ses écrits stratégiques et tactiques aux archives administratives et militaires. Il s’agit de la première étude historique qui fait un bilan objectif du résultat de la méthode de contre-insurrection mise en place par D. Galula.

Repéré pour son dynamisme et son originalité, D. Galula devient un «homme de l’ombre» et travaille pour les services du Premier ministre spécialisés dans le domaine de l’information. Il est un des acteurs du contrôle de l’information radiophonique en Algérie, mais aussi à l’échelle de l’Afrique francophone. Au début des années 60, il part aux États-Unis, où il expose ses réflexions sur la contre-insurrection (D. Galula, Contre-insurrection, théorie et pratique, Praeger, 1964, Economica, 2008). Ses enseignements sont repris par les autorités militaires américaines pour lutter contre la guérilla au Vietnam.

 

L’auteur

Professeur certifié d’histoire-géographie en Alsace, Gregor Mathias est l’auteur des Sections administratives spécialisées (SAS) en Algérie entre idéal et réalité, L’Harmattan, 1998. Spécialiste de la guerre d’Algérie, il a enseigné les relations internationales à l’ENSOA (Ecole nationale des sous-officiers d’active) et a été chercheur associé au SHD (Service historique de la Défense). Il est également enseignant associé aux écoles de Saint-Cyr Coëtquidan.

 

 

 

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