famine au Tonkin en 1945, par Pierre Brocheux
victmes de la famine de 1944-45 au Tonkin (source)
La famine au Tonkin en 1945
Pierre BROCHEUX
La grande famine de 1945 fut à la fois une réalité et l'argument majeur de la propagande du Viet Minh pour mobiliser la population contre les Français et les Japonais.
Pour le Viet Minh cette catastrophe tombait à point nommé, façon de parler, en effet le 9 mars 1945, les Japonais mettaient fin au pouvoir des Français et ils étaient sur le point de capituler devant les Anglo-Américains : l’interrègne de six mois allait être mis à profit par l'organisation frontiste du Parti communiste indochinois pour prendre le pouvoir. Par conséquent, aujourd’hui on ne saurait écrire l’histoire de l'année qui fut décisive pour le Viet Nam en ignorant ce désastre.
troupes japonaises au Tonkin en 1941 (source)
bilan épouvantable mais incalculable
Le nombre des victimes provient de deux sources principales, le chiffre d’1 million est cité par l’amiral Decoux, dernier gouverneur général de l’Indochine française, dans ses mémoires À la barre de l’Indochine (1949). Hô Chi Minh, énonça le chiffre de 2 millions.
Depuis, ce chiffre est répété sans l’ombre d’un comptage statistique pour la simple raison que tous les acteurs et témoins, avaient d’autres «chats à fouetter». Par conséquent, pour se rendre compte de l’ampleur de la catastrophe on ne peut que s’appuyer sur les témoignages des survivants, tels qu’ils ont été recueillis par les historiens vietnamien et japonais, Văn Tạo et Furuta Moto, Nạn đói năm 1945 ở Việt Nam/ La famine de 1945 au Viet Nam (1995).
victmes de la famine de 1944-45 au Tonkin (source)
Ces récits sont forcément subjectifs et émotionnels, et ils ont été recueillis un demi-siècle après l’évènement. L’historien américain David Marr qui eut accès aux archives de l’année 1945 et notamment au recensement partiel effectué sur l’ordre du vice-roi du Tonkin en mai 1945 (puisque le pouvoir français avait été renversé par les Japonais le 9 mars et remplacé par le gouvernement royal de Trần Trọng Kim) estime que le chiffre de 1 million est très plausible, chiffre élevé puisqu’il représente 10% de la population des provinces touchées en l’espace de cinq mois.
qui est responsable de la famine ?
Cependant, le problème n’est pas là. À qui imputer la responsabilité de la famine ? À la nature et à la nature seule ? Aux hommes, et quels hommes ? Leurs actes furent ils intentionnels ou imposés par la «force des choses» autrement dit témoignent-ils d’une programmation ou d’une impuissance à maîtriser le cours des choses ?
Il importe de préciser que la famine (accompagné du typhus dans certaines localités) sévit dans cinq des principales provinces du Tonkin, dans deux du nord Annam, et pas ailleurs en Indochine. Le Tonkin, notamment le delta du Fleuve rouge, était surpeuplé (en moyenne 417 h/km2 mais à l’extrême, 1500) et soumis à des aléas climatiques parfois violents (typhons annuels, inondations ou au contraire sécheresses) qui aggravaient une situation alimentaire et sanitaire précaire.
après le passage d'un typhon au Tonkin en 1903
Les disettes fréquentes, chroniques pourrait-on dire, et dégénérant en famines, existaient bien avant la conquête française. La famine est due à l’inégale répartition des vivres plutôt qu’à l’insuffisance de la production selon l’économiste indien Amartya Sen : le Tonkin, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, illustrait ce propos, la ration optimale de riz par tête d’habitant et par an était fixée à 337 kilos, elle n’était que de 217 kg , et 233 kg en Annam ; de nombreux Tonkinois ou Annamites du Nghe Tinh ne faisaient qu’un repas tous les deux jours selon les rapports des agronomes français.
À la fin 1944 et en ce début de 1945, l’économie générale des pays indochinois était en train de s’effondrer. Certes, à la différence de la Chine, de la Birmanie, de Java et des Philippines, l’Indochine ne fut pas un champ de bataille où s’affrontèrent les armées mais ses ports, usines, voies de communications et moyens de transport furent bombardés intensivement. Une paix relative avait été préservée jusque là par le fait que le gouvernement de Vichy et celui de Tokyo avaient signé en 1940 des accords instaurant une cohabitation mais aussi (il faut le rappeler) une collaboration d’État.
l'amiral Decoux, gouverneur général de l'Indochine et des officiers japonais, 1941
Pour les Japonais, laisser en place le pouvoir des Français, assurait leurs arrières tandis que leurs armées progressaient vers l’Inde et dans le Pacifique. Les accords économiques étaient primordiaux : le gouvernement Decoux s’était engagé à livrer un contingent annuel de riz, de charbon et de caoutchouc aux Japonais. En outre, les Japonais avaient exigé la culture obligatoire du colza, de l’arachide, du coton et du jute ; celles-ci avaient-elles réduit la surface consacrée aux cultures vivrières ?
Les «anticolonialistes» l’affirment mais il n’est pas prouvé que ces cultures fussent pratiquées de façon obligatoire dans le delta rizicole et surpeuplé et qu’elles le fussent seulement dans la Moyenne région et sur des superficies en friche (selon les autorités françaises).
repiquage du riz au Tonkin, début du XXe siècle
Quoiqu’il en fut, le gouvernement général qui pratiquait une politique dirigiste prenait possession d’une partie des récoltes de riz pour les livraisons aux Japonais et pour constituer ses propres stocks. Ce qui restait pour alimenter la population était objet de spéculation des acheteurs en gros chinois et des marchandes vietnamiennes détaillantes (hàng xào). Ce n’était pas seulement la pénurie mais aussi les tensions à laquelle la politique dirigiste soumettait la production et les échanges qui entretenaient le marché noir.
désorganisation des voies de transport
En temps dit normal, les disettes qui intervenaient souvent, presque annuellement au Tonkin, au moment de la soudure entre la récolte de riz du 10e mois et celle du 5e mois, étaient compensées par l’arrivée du riz du «grenier à riz» cochinchinois (exportateur d’un million de tonnes à la veille de la Seconde Guerre mondiale).
Tonnage de riz expédié de Saigon à Hanoi entre 1941 et 1945 (voie ferrée et voie maritime confondues)
1940 :25 900 |
1941 :185 900 |
1942 :126 670 |
1943 : 29 700 |
1944 : 6 830 |
Or, dès 1944, le chemin de fer n’est plus opérationnel sur tout son parcours Hanoi-Saigon, parce que l’aviation américaine a détruit plusieurs tronçons du Transindochinois ; la navigation, sauf le cabotage, est pratiquement interrompue parce que les sous-marins américains ont coulé tous les navires à vapeur et même les jonques de haute mer.
Si bien qu’à partir de 1943 même les contingents de riz destinés au Japon ne partent plus : en septembre 1945, les Anglais découvrirent 69 000 tonnes dans les entrepôts de la société Mitsui à Cholon et 25 000 t. dans le delta du Mékong tandis que le Comité des céréales français détenait encore 60 000 tonnes dans ses entrepôts (enquête faite par les Britanniques lorsqu’ils débarquèrent à Saigon en septembre 1945 pour désarmer les troupes japonaises).
rizeries à Cholon, début du XXe siècle
À partir de la fin 1944, le nord de l’Indochine est frappé par trois typhons qui se succèdent et détruisent les récoltes. Leurs effets sont immédiats sur la répartition alimentaire qui est inégale de façon chronique. La désorganisation des pouvoirs publics à partir du 9 mars 1945 ne fait qu’aggraver la situation, dans un premier temps le résident supérieur japonais qui avait remplacé le français donna l’ordre de poursuivre les livraisons obligatoires puis il fit faire des distributions en leur donnant toute la publicité possible.
De son côté, le Viet Minh lança le mot d’ordre d’attaquer les dépôts japonais et français pour s’emparer des stocks de riz. Un mouvement de solidarité dans la population de l’Annam et de la Cochinchine organisa des convois à destination du nord.
causes naturelles et politique dirigiste
La famine de 1945 est née de la conjonction de causes naturelles et de la situation de guerre où les autorités d’un pays adoptèrent une politique dirigiste destinée à satisfaire en priorité les besoins stratégiques - politique dont souffrirent les populations civiles.
En ce sens on peut imputer la responsabilité de la tragédie aux hommes, en l’occurrence au gouvernement français et au commandement japonais mais aussi aux Américains dont l’aviation et la flotte sous-marine détruisirent le système de communication et de transport. Celui ci n’était pas indispensable seulement au ravitaillement du Japon et de l’armée japonaise mais aussi vital pour la population du nord de la péninsule.
Les hommes eurent donc une grande part de responsabilité dans le désastre de 1945 mais il ne faut pas exonérer la nature : depuis 1945, les aléas climatiques continuent de produire des ravages en Indochine et ailleurs dans l’Asie du Pacifique.
Pierre Brocheux
14 février 2012
soldats japonais en Indochine française
PS : Il est intéressant de rappeler la famine qui frappa le Bengale occidental en 1943, en pleine guerre, et fit 3 millions de morts tandis que les greniers de Calcutta n’étaient pas vides.
Là aussi, un typhon dévastateur était passé alors que les troupes japonaises avaient atteint la frontière de l’Inde, occupant la Birmanie (premier producteur mondial de riz avec la Thailande, alliée du Japon) qui, avant la guerre, pourvoyait à 20% des besoins en riz du Bengale (et de Ceylan). Les autorités anglo-indiennes accordaient la priorité du ravitaillement aux troupes qui se battaient contre les Japonais.
Mais, de même que certains Vietnamiens avaient accusé les Français d’avoir provoqué intentionnellement la famine comme solution au surpeuplement du Tonkin, des nationalistes indiens allèrent jusqu’à accuser nominalement Winston Churchill d’avoir organisé la famine du Bengale !
troupes japonaises en Indochine française
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- sources de certaines photographies sur les Japonais en Indochine : 1) un site ; 2) un autre site
- autre référence-témoignage : la famine de 1944-1945 au Tonkin, par Do Phong Châu
- analyse historique de la famine de 1945 au Tonkin, en langue anglaise par Geoffrey Gunn
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