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études-coloniales
15 novembre 2011

"La mosquée de Paris sous l'occupation", par Jean Laloum

 LesHommesLibres2

 

"La mosquée de Paris sous l'occupation"

 Jean LALOUM

 

Le film d'Ismaël Ferroukhi, Les Hommes libres, est un beau film plein d'humanité, mettant en scène – dans le Paris occupé –, un épisode de la Mosquée de Paris. Afin de pallier le petit nombre de documents traitant du sujet, le réalisateur a choisi de conjuguer fiction et sources historiques dans l'écriture du scénario. D'entrée de jeu, le spectateur est prévenu du mélange des genres, non de leur part respective.

Au cœur de l'intrigue, le "planquage" d'enfants juifs dans la mosquée-même et le subterfuge utilisé pour soustraire le chanteur juif natif d'Algérie, Simon – alias Salim – Halali aux desseins allemands et vichystes. La délivrance de faux papiers, l'inscription apocryphe du nom du père du chanteur bônois sur une pierre tombale du cimetière musulman de Bobigny, parviennent à contrecarrer le sort qui leur était réservé. Très tôt pourtant, les autorités allemandes suspectant le lieu de culte de collusion y enquêtent.

Dès septembre 1940, bien avant la création du Commissariat aux questions juives (CGQJ), Vichy est prévenu de ses possibles agissements : "Les autorités d'occupation, révèle une note interne au ministère des affaires étrangères, soupçonnent le personnel de la mosquée de Paris de délivrer frauduleusement à des individus de race juive des certificats attestant que les intéressés sont de confession musulmane. L'imam a été sommé, de façon comminatoire, d'avoir à avec toute pratique de ce genre. Il semble, en effet, que nombre d'israélites recourent à des manœuvres de toute espèce pour dissimuler leur identité."

Quelles institutions furent à l'initiative de la délivrance de faux certificats ? Quels furent les moyens de contrôle des services de Vichy en vue de déjouer ces pratiques ? Que penser de l'attitude prêtée au directeur de la Mosquée de Paris à partir d'un nombre réduit d'indices ? Son rôle, à la lumière d'autres archives, semble plus ambigu qu'il ne ressort du film.

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créé en mars 1941, le CGQJ était
installé place des Petits-Pères

Les attestations de complaisance circulent en nombre dans la France occupée. Au sein de l'imposante série AJ38 répertoriant les archives de l'ex-CGQJ (Commissariat général aux questions juives) conservées aux Archives nationales, les certificats de baptême, d'initiation ou d'ondoiement, de mariage ou d'inhumation adressés par les autorités religieuses à des familles présumés juives, y figurent très régulièrement.

Ceux-ci proviennent pour l'essentiel de la sphère chrétienne. S'ils sont adressés au CGQJ, c'est que celui-ci tient un rôle primordial dans la reconnaissance raciale des individus. C'est en effet l'une de ses directions – la direction du Statut des personnes – qui, par ses avis autorisés, entérine la décision. Un certificat de non-appartenance à la race juive (CNARJ) est alors délivré à la personne ayant fourni toutes les pièces justificatives de son aryanité.

 

l'identité raciale de l'individu

Une fois épuisées les possibilités de se procurer ces attestations religieuses, c'est en dernier recours le diagnostic du professeur George Montandon, expert "ethno-racial" à la solde des Allemands qui détermine, après examen, l'identité raciale de l'individu.

Montandon-1  images-2
Georges Montandon

Il se targue d'une connaissance quasi universelle sur les religions. Or, pour nombre de juifs d'origine nord-africaine justement, revêtir l'identité d'un Arabe de confession musulmane constitue un subterfuge courant. La langue arabe, longtemps langue vernaculaire de ce judaïsme d'outre-Méditerranée, est encore couramment pratiquée dans les familles installées en France. Du coup, c'est d'instinct que ceux-ci jouent sur l'ambiguïté, aussitôt qu'ils sont menacés. Très tôt cependant, le CGQJ s'avise de débusquer les fraudeurs.

La direction du Statut des personnes s'adjoint d'experts pour transcrire et authentifier les certificats en langues étrangères qui lui sont soumis. Elle fait également appel à la collaboration des différents représentants religieux pour évaluer, par des avis étayés, les déclarations des postulants se réclamant de la race aryenne, même si elle soupçonne ces religieux de se prêter à des conversions de complaisance. Ne pouvant se passer d'eux, elle les sollicite, quoiqu'avec la plus grande défiance.

Les autorités musulmanes constituées sont donc périodiquement consultées pour statuer sur les requérants se réclamant de la religion musulmane. L'onomastique, le lieu de naissance et la filiation sont les critères retenus par la direction du Statut des personnes pour déterminer la race, car la circoncision, pratiquée également par les musulmans, n'est pas un indice probant dans le cas des juifs nord-africains. Une note du CGQJ adressée le 14 septembre 1943 au directeur de l'Institut musulman – mosquée de Paris demande son avis "sur le patronyme de Amsellem Salomon, Yacouta née Ben Rhamin Bent Chemoun et enfin : Ben Aroch Messaoudah. […] Je vous demanderai également de bien vouloir me dire si ces noms vous semblent être ceux que portent les musulmans ou les arabes, et si, selon votre sens, les juifs d'Algérie peuvent porter ces mêmes noms. Une prompte réponse de votre part m'obligerait".

demandes d'expertise sur la judéité

Le 23 septembre suivant, une même demande concernant un individu natif de Guelma, Joseph Krief (ou Kriel) qui, s'étant déclaré juif par erreur alors qu'il serait musulman, souhaiterait revenir sur cette première déposition. De façon inattendue, la direction laisse la Mosquée de Paris libre d'invoquer l'incertitude, ce qui jouera au bénéfice de l'examiné. Le verdict, cinglant et circonstancié, tombe comme un couperet moins de deux semaines après : "L'Institut Musulman à qui j'avais soumis aux fins d'authentification le document que vous m'avez communiqué, vient de m'indiquer que votre nom était un nom juif algérien. Le nom de votre père, Vidal Kriel, confirme cette origine..."

Ces demandes d'expertise auprès de la Mosquée de Paris n'ont rien d'exceptionnel. Ces échanges sont répétés, sinon réguliers. Le 17 juin 1944 une nouvelle requête est adressée à Si Kaddour Ben Ghabrit au sujet de la position raciale de Germaine Roland, née Marzouk, originaire de Tunisie : "Vous avez eu l'amabilité, à diverses reprises, de me donner votre avis sur des cas d'espèce analogues à celui-ci, lui écrit-il. Puis-je vous demander à nouveau de me faire savoir si l'attestation dont il s'agit peut être tenue pour valable ou non et si les patronymes des ascendants de l'intéressée sont d'origine juive ou musulmane […]."

Le 12 juillet 1944, le CGQJ avise le mari de l'intéressée qu'en vertu des conclusions convergentes de la Mosquée de Paris et de l'"expert ethno-racial" George Montandon, Germaine Roland sera considérée comme juive au regard de la loi du 2 juin 1941. Transférée le 5 août 1944 du camp de Bassano à celui de Drancy, elle n'évite la déportation qu'en raison de la date tardive de son internement.

Jean Laloum, chercheur au CNRS
groupe Sociétés, religions, laïcités
Le Monde, 7 novembre 2011
Jean_Laloum

- articles sur le film Les hommes libres publiés sur le blog d'Études Coloniales

 

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