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études-coloniales
14 mars 2007

Mise au point sur les événements de Constantine en 1956 (Gilbert Meynier)

Diapositive1

 

Pour une histoire critique de l’Algérie

Mise au point factuelle

sur les événements de Constantine,

12 mai 1956 et jours suivants

Gilbert MEYNIER

 

Cette mise au point concerne factuellement les douloureux événements de Constantine de l’ ‘aïd as saghir 1956 – le 12 mai et les jours suivants – que j’ai évoqués dans mon Histoire intérieure du FLN, et qui a les histoire_interieure_du_FLNmois derniers suscité trouble et émotion chez nombre d’humains d’origine constantinoise juive. J’ai pensé un temps que la présente mise au point devrait être faite à l'occasion d'une synthèse historique, qui aurait elle-même valeur de mise au point, faite après analyse et recoupement du plus grand nombre possible de sources, chose que j'ai l'intention de mener à bien, avec l’aide de quelques amis, chercheurs et historiens, et de témoins. Entre autres après avoir pris sérieusement connaissance des travaux sur la question de l’historien israélien Michael Laskier, spécialiste des Juifs dans le monde arabe, avec lequel je suis depuis deux mois en rapport constant. Je voulais évidemment savoir jusqu’à quel point je m’étais ou non trompé sur un fait historique – les événements de mai 1956 de Constantine –, et essayer d'appréhender au plus près la réalité du fait en question. Peut-être ai-je eu tort de ne pas m’être exprimé plus tôt. En tout cas, les  – pressantes – amicales sollicitations de Benjamin Stora m’ont finalement décidé à faire cette mise au point.

J’ai eu tort, en tout cas, de parler à ce sujet de «pogrom», je le reconnais volontiers : ce terme appartient trop à l’histoire de l’Europe centrale et orientale du XIXe siècle pour qu’il puisse être ainsi utilisé innocemment : il n’y eut pas plus de pogrom les 12-13 mai 1956 qu’il n’y en avait eu à Constantine en 1934 : dans les deux cas, furent en jeu, à mon avis, les entrelacs d’un contentieux communuautaire judéo-musulman, à la fois à vif, et en même temps autorisant pour la vie au jour le jour – mais non sans un certain malaise – une cohabitation avérée.

Constantine__meutes_1934__2_
émeutes de Constantine, 1934

 

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émeutes de Constantine, 1934

J’ai eu tort, aussi, de ne mentionner dans mon livre que le seul point de vue de Anne-Marie Louanchi-Chaulet, qui était alors surveillante au lycée de filles de Constantine. Je la cite dans mon livre au conditionnel, et en précisant «d’après Anne-Marie Louanchi». Cette dernière, qui provenait du mouvement scout catholique, était sœur de Pierre Chaulet, qui représenta, au FLN, la mince cohorte des catholiques s’étant joints au combat du Front. Au FLN, ou parmi les sympathisants du FLN, rappelons qu’il y eut aussi des Juifs, comme en témoigne l’appel du Comité des Juifs pour l’indépendance de l’Algérie. Anne-Marie Louanchi, récemment décédée, dans le livre d’hommage qu’elle a consacré à son mari Salah Louanchi  – qui fut, fin 1956-début 1957, dirigeant de la Fédération de France du FLN – parle, à propos des événements de mai 1956 à Constantine, d’un bilan de 230 victimes. Elle écrit que ce bilan lui aurait été fourni par un commandant de CRS. Là, j’ai bel et bien commis une faute comme historien : j’ai cité une seule source, au lieu d’en rechercher et d’en produire d’autres, je n’ai donc pas procédé au recoupement des sources, dont le recours est une obligation de la recherche historique, et j’ai ainsi manqué à l’esprit critique historien.

Par ailleurs, j’ai, depuis deux mois, conjointement avec des amis, des témoins, et autres historiens, tenté de recueillir témoignages et documents sur ces événements. J'ai eu pendant ce temps une correspondance assidue avec Michael Laskier, dont j’ai lu les livres en anglais qui traitent de ces questions. Il a conclu qu'il y avait eu, certes non pas un «pogrom» ayant fait «230 victimes», mais bel et bien, à la suite d'explosions ayant frappé des cafés juifs, le 12 mai 1956, des réactions de Juifs constantinois, encadrées par des membres de la Misgeret (dont le rôle précis est matière à discussion historique, et là-dessus, ma religion n'est pas vraiment faite), organisation correspondante du Mossad pour l'Afrique du Nord. J'ai dû aussi faire faire le compte-rendu de son article en hébreu sur ce sujet, publié par la revue israélienne Pe'amim en 1998 – malheureusement  je ne lis pas l'hébreu – , par la professeure d'hébreu de l'Ecole normale supérieure- Lettres et Sciences humaines, Mme Dorit Shilo, à qui vont mes remerciements.

Constantine_pont_El_Kantara
Constantine, pont et porte El-Kantara

Les témoins sollicités, ou bien n’ont pas répondu, ou bien ont déclaré qu’ils n’avaient jamais entendu parler de ces événements, ou encore, s’ils en ont souvenir, le problème est qu’ils ne se rappellent pas tous exactement la même chose, loin de là. Le Constantinois Benjamin Stora m’a écrit (il avait 6 ans à l’époque des faits) qu’il n’en avait jamais entendu parler dans sa famille. M. Bernard Cohen, lui aussi de Constantine, tout en reconnaissant les faits, a estimé que le nombre des victimes n’avait pas dû excéder la dizaine.

Un gestionnaire du cimetière musulman de Constantine s’est rappelé, lui, avoir fait creuser, alors, 130 tombes. Le journal du FLN El Moudjahid, N° 1, a consacré quatre pleines pages aux événements de Constantine, et a produit une liste de 61 victimes – dont il avertit qu’elle n’est pas limitative. Il n’est évidemment pas question pour l’historien d’avaliser purement et simplement de tels points de vue et témoignages : il faut les analyser, les recouper avec d’autres, bref les rendre productifs au sens historique du terme. Mais, à l’inverse, il faut se rappeler que, de notoriété connue, l’amnésie est, aussi, constitutive de mémoire. La consultation de la Dépêche de Constantine – qui met les événements de Constantine sur le compte originel d’un terrorisme algérien fondateur, et qui ne dit pas un mot des Juifs –  et la consultation des cartons des Archives historiques de l’Armée, conservées au fort de Vincennes, consacrés à ces événements (malheureusement consultables seulement sur dérogation), permettront sans doute de mieux préciser les faits.

L’historien israélien Michael Laskier aboutit, lui, au bilan de 26 morts musulmans en deux jours (12 et 13 mai 1956), suite aux actions conduites par des Juifs constantinois qu’il dit liés à la Misgeret – M. Bernard Cohen estime, lui, que M. Laskier exagère le rôle de la Misgeret. Et, dans ses livres en anglais que je me suis procurés, comme dans son article de Pe’amim, Laskier s'appuie sur de solides sources, israéliennes notamment, pour rendre compte d’événements tels que ceux de Constantine.

Dans les échanges directs que je viens d'avoir avec lui, il estime qu'il y a pu y avoir, suite à ces journées des 12 et 13 mai, une répression de la part de l'armée française et d'ultras européens de l'Algérie française, qui a bien pu alourdir le bilan – mais, là, rien de spécifiquement "juif", même si des Juifs ont pu, aussi, se trouver parmi les ultras. Un vieil ami juif originaire de Constantine m'a bien affirmé de son côté que des parents à lui avaient été des activistes de l'OAS. Cela signifierait que, si, en 1956, le bilan a été lourd – chose que l’historien doit s’attacher à déterminer ou à démentir  –, il l’a peut-être bien été dans les jours qui ont suivi le 13 mai 1956, mais cela principalement du fait d’une répression de l’armée française, et non d’éléments «juifs». – il y avait, stationnés  à Constantine, la valeur d’au moins deux régiments, sans compter la gendarmerie et les CRS.

Constantine_1906
Constantine, entrée de la Casbah, carte ayant circulé en 1906

Pour expliquer ma légèreté – il ne s’agit pas là d’une excuse, mais d’une explication –,  j'avais été tellement plombé, quand j’ai réalisé mon Histoire intérieure du FLN, par la litanie des horreurs que j'ai eues sous les yeux dans d'innombrables documents, concernant de multiples autres événements la guerre de 1954-62, que je n'ai pas cherché plus avant ; et j'ai eu tort : j’ai été victime d’une manière de banalisation de l’horreur. Et j’avoue que, ayant rencontré et connaissant le frère d’Anne-Marie Louanchi, Pierre Chaulet, ce dernier m’avait fait forte impression ; et je n’ai pour cela sans doute pas, alors, songé à examiner plus avant le témoignage de sa sœur, que je n’ai jamais vue. L’historien, sur un tel sujet, se devrait bien sûr de recueillir, aussi, le témoignage de Pierre Chaulet. Il serait de même indispensable de faire une études comparative, mois par mois, pour l’année 1956, ou au moins pour le premier semestre, des registres de dé-cès de la ville de Constantine.

En un mot comme en cent, tout historien peut être amené, pour une raison ou une autre, à écrire des choses erronées. S’il est honnête, il doit le reconnaître dès qu’il s’en est convaincu. Dans l’air du temps actuel, il est vrai que bien des énormités sont proférées au jour le jour. Il est certain, par exemple, que le terme de «génocide» est mis à toutes les sauces, et qu’il n’y a pas eu, en effet, de «génocide» à Constantine en mai 1956, comme l’a pu affirmer par exemple le journal algérien El Acil. Et les propos du ministre algérien des anciens Moudjahidine Cherif Abbas, porte-parole du Président Bouteflika, au colloque commémoratif de Sétif, le 6 mai 2005, qui assimilaient la colonisation au nazisme et les fours à chaux de Guelma aux fours crématoires d’Auschwitz, représentent une évidente falsification de l’histoire.

Quelque sanglante, à raison de milliers de victimes, qu’ait pu être, par exemple la répression coloniale de mai 1945 dans le Constantinois, elle n’a pas été un «génocide», comme tend à l’alléguer le nom même de la très officielle algérienne «Fondation pour le génocide du 8 mai 1945». Il n’y a pas «génocide» toutes les foispurifier_et_d_truire_couv qu’il y a massacre : le récent livre de Jacques Sémelin, Purifier et détruire ; usages politiques des massacres et des génocides, fournit à ce sujet des critères opératoires plausibles pour désigner la spécificité historique des «génocides». Ces critères n’ont pas, semble-t-il, beaucoup modifié les termes médiatiques simplificateurs du débat actuel. Il faut dire que les contre-vérités produites à Sétif se sont inscrites dans la réaction, symétrique, aux âneries officielles françaises de la loi du 23 février 2005, prétendant faire enseigner les «aspects positifs» de la colonisation française, chose tout aussi inacceptable pour l’historien. Tout historien qui se respecte ne doit relever d’aucune injonction officielle, d’aucun communautarisme, quel qu’ils soient, et n’être complaisant avec aucun d’entre eux.

Les historiens se doivent donc d’étudier patiemment les phénomènes, en se gardant des injonctions mémorielles et victimisantes d’où qu’elles viennent. Aujourd’hui, de part et d’autre de la Méditerranée, mais aussi au sein de l’hexagone, l’historien doit ne pas se mêler des parties de ping pong mémoriels où s’affrontent tels partisans bruyants de la nostalgérie française, et tels anticolonialistes médiatiques de combat de la 25e heure. Et ce n’est pas parce qu’on a établi que l’OAS s’est rendue coupable de crimes qu’on est «antifrançais» Ce n’est pas parce qu’on a démontré que des crimes furent en effet accomplis sous la houlette du FLN –  principalement sur des Algériens  – que l’on est «colonialiste». Et ce n’est pas parce qu’on a mis en évidence que des Juifs ont, en telle ou telle occasion, pu réprimer et tuer, qu’on est pour autant «antisémite». Ou alors il faudrait accuser d’antisémitisme les auteurs israéliens d’un documentaire qui a fait récemment scandale, et qui accuse nommément l’actuel ministre des Infrastructures Benyamin Ben Eliezer d’avoir fait exécuter, lors de la guerre de 1967, 250 prisonniers égyptiens.

Constantine_quartier_arabe
Constantine, quartier arabe, carte postée en 1913

Dans les débats trop souvent frelatés d’aujourd’hui, l’historien ne peut non plus, en toute conscience déontologique, choisir entre les injonctions respectives des dogmatiques d’«Occident» et d’«Islam». D’un côté, l’universitaire idéologue Samuel Huntington parle, comme s’il s’agissait d’essences essentiellement et intemporellement opposées, de «l’Islam» et de «l’Occident», sur fond de commerce émotionnel débile d’un fondamentalisme protestant bien américain, dont George Bush est le représentant de commerce sur le champ de l’impérialisme d’aujourd’hui. De l’autre, les Ben Laden et la cohorte «islamiste» manichéenne qui se reconnaît en lui, énoncent symétriquement la même dichotomie simpliste, et historiquement fausse. L’«Islam» et l’«Occident» : comme s’il s’agissait d’essences une fois pour toutes monolithiques ; comme si l’histoire n’avait pas d’abondance démontré qu’il n’y eut jamais au fond de muraille de Chine entre les deux : des abrutis et des gens ouverts d’esprit se trouvent, et d’un côté, et de l’autre. Comme aimait à le dire plaisamment le regretté, et grand orientaliste Jacques Berque – un Pied noir qui était pénétré de culture arabe –, les imbéciles, même démonstrativement ennemis, sont «unis comme le sont les nénuphars par leurs racines».

 

l'historien ne peut renvoyer dos à dos

toutes les violences

Cela n’empêche pas que l’historien ne peut renvoyer dos à dos, concernant la guerre de 1954-62, toutes les violences : la violence française coloniale y fut industrielle et massive ; la violence algérienne fut artisanale et plus ponctuelle ; elle fut en partie une violence réactionnelle, dans une contexte de domination, de violence (re)conquérante et répressive, de discrimination et de racisme portant la marque du colonial. Personnellement, j’ai été traité de «raciste anti-algérien» et de «colonialiste» d’un côté, et, symétriquement, d’ «agent du FLN» et d’ «anti-français» de l’autre, voire même, plus poétiquement, de «capitaine de galère barbaresque» (ce qui, pour un Lyonnais originaire des Alpes du Sud, représente une spectaculaire mutation) sur un site «pied-noir». Cela notamment pour avoir osé initier l’organisation à Lyon – cela va sans dire, hors de la collaboration des mémorialistes de combat –, à l’École Normale Supérieure-Lettres et Sciences Humaines, en juin  2006 –, un colloque international sur l’histoire franco-algérienne, qui a accueilli 83 participants – algériens, anglais, français, hongrois, italiens, palestiniens, etc. : l’histoire appartient à tous, y compris à des gens ne relevant pas de la séquence franco-algérienne de l’histoire des humains de ce bas-monde.  Riad_el_Fath

L’historien se doit de regimber contre l’inflation victimisante, qu’elle émane des officiels algériens (qui martèlent, sans aucune preuve à l’appui, le chiffre de 1 500 000 morts algériens pour la guerre de 1954-62), ou qu’elle émane des harkî(s) (on a dit dans leur camp mémoriel 150 000 morts ; aujourd’hui on dit plutôt maintenant, mais là aussi, sans aucune preuve avérée, 100 000 ou 70 000 : le niveau baisse, et tant mieux…). Or, l’historien rigoureux qu’est Charles-Robert Ageron a conclu, sur la base de documents démographiques, qu’il y avait eu 250 000 victimes algériennes de la guerre de 1954-62 . De son côté, le démographe algérien Kamel Kateb, à partir de sources analogues, arrive à un total de 400 000 – ce qui est déjà énorme  : plus, proportionnellement, que les morts français de la Première guerre mondiale ; mais en aucun cas 1 500 000. Et le même Charles-Robert Ageron, dans trois articles définitifs, a aussi montré que les chiffres victimisants produits à propos des massacres des harkî(s) étaient de beaucoup exagérés. Cela n’empêche pas que, sans doute, plusieurs milliers de harkî(s) ont été massacrés, ce qui fut, là aussi, terrible. Mais, dès lors qu’il a constaté l’horreur, dans tous les cas, l’historien a mission de ne pas en rajouter.

Constantine_synagogue
synagogue de Constantine

Et il importe aussi, me semble-t-il, de réfléchir aussi sur la mémoire : Benjamin Stora m'a pertinemment fait remarquer que tout le monde, parmi les Juifs de Constantine, se souvenait des événements douloureux de Constantine de 1934, et que pratiquement personne ne se rappelait ceux de 1956 – un autre Constantinois, M. Bernard Cohen, lui, m'a écrit en avoir eu connaissance, même s'il a contesté les chiffres gonflés de Anne-Marie Louanchi. Où situer, donc, la différence entre 1956 et 1934 ? Je dirais, d'une part, que, en 1934, c'étaient les Juifs de Constantine qui avaient été molestés, cela suite à la provocation - involontaire - de l'un d'eux : un zouave juif ivre surpris à uriner sur le mur d'une mosquée. En 1956, les 12 et 13 mai, à l'inverse, ce sont des Juifs qui ont molesté des Musulmans, suite à des attentats contre des cafés juifs. Chacun sait que la mémoire a toujours tendance à être sélective : n'a-t-on pas tendance à retenir les horions qu'on subit, davantage que ceux qu'on donne?

Par ailleurs, il est probable que, si un bilan lourd de mai 1956 est avéré (là, je redis que la consultation des registres de décès sera d'un apport important), il fut redevable, de manière plausible, à une répression de l'armée française/d'ultras européens, qui a continué dans les jours suivants; ce ne fut donc, à coup sûr, pas spécifiquement une répression menée par les Juifs, même si, les 12 et 13 mai – c'est, là, avéré –, des Juifs ont pu y être impliqués. L'éventuelle lourdeur du bilan se réfère à des événements postérieurs : la Dépêche de Constantine continue pendant plusieurs jours à évoquer des actions de l'armée française à Constantine.

 

les contextes de 1934 et de 1956 sont bien différents

Enfin, les contextes de 1956 et de 1934 sont bien différents : en 1934, l'Algérie n'était pas en guerre ; et un événement, même traumatisant et sanglant comme celui de 1934, a été dans la mémoire forcément mis en relief du fait même de son caractère factuellement exceptionnel.

À l'inverse, en 1956, on est bien installé dans la guerre, et les événements sanglants se succèdent à une allure vertigineuse : c'est exactement un mois avant le 12 mai 1956 (donc le 12 avril) qu'est intervenu le massacre le plus lourd de la guerre : le massacre de la totalité des habitants de la dechra Tifraten, près d'Oued Amizour, dans la Kabylie de la Basse Soummam, qui a été ordonné, on le sait, par le lieutenant Fadel H’mimi, mais couvert par Amirouche, capitaine de la zone dont dépendait la Basse Soummam : le drame a fait l’objet d’une âpre altercation lors du congrès de la Soummam, le 20 août de la même année, entre partisans et détracteurs d’Amirouche. Des sources françaises, qui furent celles à avoir été portées à la connaissance des congressistes, parlent d’un bilan de 1 200 morts. Mohamed Benyahia, lui, avance le chiffre de 490 personnes égorgées, cela en une seule nuit, pour cela dénommée depuis, en Kabylie, «la nuit rouge». Peu importe le chiffre exact, et on ne le connaîtra sans doute jamais. Mais le massacre a été à coup sûr plus important que celui de Melouza, un peu plus d'un an plus tard, qui fut bien plus médiatisé, pour des raisons que j'expose dans mon Histoire intérieure du FLN.

CONSTANTINE_rue_NationaleDonc, à Constantine, au printemps 1956, les attentats (FLN ? provocations des ultras ? Les deux ? ou encore expression de contentieux communautaristes locaux ?) se sont enchaînés avec des répressions ; il y avait déjà eu, notamment, un attentat contre un café juif en mars. Et les affrontements ont peut-être bien pu constituer, au printemps 1956, le leit-motiv d'un quotidien douloureux, cela expliquant peut-être une sorte de banalisation de la violence, laquelle a pu s'installer dans les mémoires de manière latente et synthétique, sur fond de l'horreur générale de la guerre.

Et puis, l'argument consistant à dire que, s'il y avait eu autant de morts que l'écrit Anne-Marie Louanchi, jamais les communautés composant la ville n'auraient pu continuer à vivre côte à côte jusqu'à 1962, est bien sûr à considérer, mais on peut le discuter en le contextualisant : en effet, le bilan de la grande répression d’Alger, couramment dénommée «bataille d'Alger», un an plus tard, a été autrement plus lourd, et les gens ont tout de même continué à y vivre - mal, certes -, mais ils ont survécu, avec toute la haine refoulée par une implacable répression, dans une ville où il y avait des Algériens, des Européens, des Juifs, etc. À ma connaissance, il n'y a pas eu à Constantine la même intensité répressive, étalée sur plusieurs mois, comme à Alger ; et il n'y avait pas eu, de même, à un niveau de violence comparable, un pareil enchaînement d'attentats, depuis celui de la rue de Thèbes de l'été 1956, puis ceux du Milk Bar, du casino de la Corniche, etc.
   
Pour terminer, sur ces événements de Constantine de mai 1956, j’essaierai, quand j’aurai accumulé tous les documents possibles, que j’aurai procédé aux analyses et recoupements indispensables, d’enclencher – de participer à – une synthèse historique digne de ce nom. Pour l’heure, ce serait prématuré car tout ce travail a été à peine amorcé. J’ajoute que tous ceux qui pourront aboutir à établir la vérité seront les bienvenus pour participer à ce travail. Certes, nous savons que la Vérité n’appartient qu’à Dieu si l’on y croit, en tout cas au corpus intangible de valeurs humaines auquel on adhère si l’on n’y croit pas.

 

Il y a bien d’autres problèmes qui assaillent les Agériens

que l’obsession focalisée sur le colonial/post-colonial

Il est plus qu’urgent de faire advenir une histoire critique de l’Algérie coloniale, une histoire critique de l’Algérie tout court : les Algériens, pour marqués qu’ils ont été par la phase coloniale, ont eu une histoire bien avant 1830, et même une histoire à eux en pleine phase coloniale. Cette histoire n’a commencé ni en 1954 ; ni en 1830, ni en 1516, ni en 698  : en tous les temps, et dans toutes les circonstances, ils ont mené leur vie, aimé et souffert, et conduit malgré tout leur destin.

Ce serait être colonialiste que de les réifier à leur pur statut de colonisés. De même qu’il serait inepte de ne réduire «les Juifs» qu’à une judéité monolithique, les «Pieds noirs» à leur statut d’agents et/ou de fusibles coloniaux, et aussi les «Français» à une essence qui serait elle-même intemporellement coloniale : tous ont eu, aussi, une vie avant la colonie, et en dehors de la colonie, et ils continuent à en avoir une après la colonie. Et cette vie n’est pas marquée tout uniment que par le post-colonial. Il y a bien d’autres problèmes, tout à fait actuels eux, qui les assaillent, et que l’obsession focalisée sur le colonial/post-colonial a trop souvent tendance à occulter.

Gilbert Meynier

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Constantine, hôtel Cirta

 

 

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12 mars 2007

les Français d'Oujda à l'époque coloniale

Diapositive1

 

pour un dictionnaire des Français

d'Oujda à l'époque coloniale

histoire d'une ville cosmopolite

 

Nous avons reçu le message suivant :

demande

Je prends la liberté de vous féliciter tout d'abord de vos grands efforts pour la découverte de la mémoire coloniale. Il est très primordial pour moi de vous informer que je travaille sur un : Dictionnaire des Français d'Oujda, 1830-1956. C'est un appel pour toutes les personnes concernées par la "nostaloujdie" et la mémoire coloniale, qui sont deux phases d'une ville cosmopolite jadis. Merci

posté par Badr Maqri, lundi 12 mars 2007 à 21:29


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154

 

bibliographie


- Oujda. Une ville frontière du Maroc
, Yvette Katan, coll. "Histoires et perspectives méditerranéennes", L'Harmattan, 1991.

présentation éditoriale

Cet ouvrage est moins une monographie urbaine qu'une étude des interrelations entre les groupes ethno-confessionnels musulmans, juifs, chrétiens et des fractures opérées à l'intérieur de ces groupes par l'attribution plus ou moins complète de la citoyenneté française. La non-intégration dans la cité française, une politique scolaire concomitante ségrégative (étudiée ici très précisément) ne furent-elles pas un facteur accélérateur du nationalisme marocain et pour les juifs rejetés aussi de la communauté marocaine, de l'adhésion au sionisme ? À l'évidence en effet, la disparition presque complète des juifs dans cette ville comme ailleurs au Maroc pose le problème de leur intégration dans un pays qu'ils aimaient, dont ils gardent la nostalgie et où leurs ancêtres étaient installés depuis des millénaires.

 

 

iconographie

 

Oujda__8_
avenue de France et banque d'État

Oujda__1_
avenue Mohammed V et banque d'État (carte ayant circulé en 1959)

 

Oujda__2_
les "Galeries Lafayette de Paris" et la fontaine de la place de Gaulle

 

Oujda__3_
la Subdivision (carte ayant circulée en 1950)

 

Oujda__4_
le Grand Hôtel Simon

 

Oujda__5_
le Grand Hôtel Simon

 

Oujda__6_
arrivée d'un train en gare d'Oujda

 

Oujda__7_
la gare d'Oujda

 

Oujda__9_
lycée de jeunes filles


Oujda__10_
avenue de France, vers l'église Saint-Louis d'Anjou

 

Oujda__11_
rue du maréchal Bugeaud, bazar Verney

 

Oujda__14_
bazar Verney, av. du maréchal Bugeaud

 

Oujda__12_
photo de personnage anonyme à Oujda, 1948

 

Oujda__15_
le quartier européen

 

Oujda__17_
la rue du maréchal Bugeaud

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ajout de quelques photos, le 10 décembre 2007

 

Oujda_caf__Simon
rue du maréchal Bugeaud, café Simon

Oujda_la_gare
Oujda, la gare

h_tel_Lutetia
hôtel Lutetia

 

internat_jeunes_filles
internat du collège de jeunes filles (image un peu floue)


parc_Ren__Maitre_cpa
plan d'eau du parc René Maître

le_camp_h_pital
le Camp, intérieur de l'hôpital

Oujda_la_medina_cpa
Oujda, la medina

 

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ajout d'autres photos, le 20 janvier 2008

 

Oujda_b_timent_officiel
cour du lycée de jeunes filles Paule Fertin

 

Oujda_deux_femmes_plan
qui sont ces deux femmes...?
19 novembre 2011, un correspondant, Gérard Rastoll, nous précise
que la femme située à gauche est probablement sa mère, née en 1920

Oujda_deux_femmes
la Région civile


Oujda__glise
église



Oujda_entr_e_mosqu_e
entrée de la mosquée



Oujda_grand_h_tel_Simon
le grand hôtel Simon



Oujda_h_tel_Simon
hôtel Simon



Oujda_h_tel_Terminus
hôtel Terminus


Oujda_march_
le marché


Oujda_monument_aux_morts_dat_e_20_mai_1954
monument aux morts, carte datée du 20 mai 1954

 

Oujda_palais_de_Justice
le palais de Justice

 

Oujda_plcae_couleurs



Oujda_r_gion_civile

 

Oujda_rue_coloris_e
rue du maréchal Bugeaud

 

Oujda_comptoir_des_Mines_rue_Gambetta
Comptoir des Mines, rue Gambetta

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photos envoyées par Badr Maqri, juin 2008



Sidi_Yahya
Sidi Yahya


lyc_e_de_gar_ons
lycée de garçons

 

_cole_Lavoisier_en_1935
école Lavoisier, 1935


fanfare_municipale_fin_ann_es_1940
fanfare municipale, fin années 1940




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9 mars 2007

Les médecins français au Maroc (Marie-Claire Micouleau-Sicault)

Diapositive2

 

Les médecins français au Maroc

Marie-Claire MICOULEAU-SICAULT




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- Marie-Claire Micouleau-Sicault, Les médecins français au Maroc, combats en urgence (1912-1956), L'Harmattan, 2000.

 

présentation par l'éditeur

De 1912 à 1956 la présence française au Maroc a représenté pour de jeunes médecins qui commençaient leur carrière, l'accomplissement d'un destin qu'ils consacrèrent avec passion au soulagement des souffrances de populations décimées par les épidémies et la malnutrition infantile. Cette histoire est celle de l'aventure extraordinaire de ces jeunes équipes médicales qui ont su construire au Maroc un vrai réseau sanitaire, dans le respect de la culture et des traditions du pays.

Marie-Claire Micouleau-Sicault - Née à Rabat, professeur de Lettres classiques, fille du Dr G. Sicault, directeur de la santé publique au Maroc sous le Protectorat, j'ai été témoin de la création de la première politique de santé publique du tiers-monde.

- le livre de Marie-Claire Micouleau-Sicault est publié chez l'Harmattan

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dr_sicaultLe Dr Georges Sicault a dirigé le Service Antipaludique du Maroc. Entre 1944 et 1946, il a été directeur de l'Institut d'Hygiène du Maroc (devenu après l'indépendance, Institut National d'Hygiène). A travaillé ensuite pour l'UNICEF comme directeur général adjoint à New York.

 

 

Historique11
laboratoire du paludisme, à l'Institut d'Hygiène du Maroc (créé en 1930) - (source)

 

- voir l'historique de l'INH (anciennement Institut d'Hygiène du Maroc), avec les discours prononcés lors de l'inauguration le 30 décembre 1930.

- sur le même site, le clip de présentation de l'Institut d'Hygiène du Maroc

- note historique figurant sur ce site :

L'Institut d'Hygiène du Maroc a été inauguré le 30 décembre 1930 à Rabat par le Professeur Léon BERNARD, Président du Conseil Supérieur d'Hygiène de France, sous la présidence de M. Lucien SAINT, Résident Général de la République Française au Maroc, dans le but de prendre en charge les problèmes d'hygiène et d'épidémiologie des maladies transmissibles du Maroc et de diffuser les notions élémentaires de l'hygiène et de la prophylaxie pour protéger la santé de la population.

 

INHHistor
entrée principale de l'Institut d'Hygiène du Maroc, 1930 (source)

 

L'action médicale française sous le Protectorat
Chronologie abrégée

1912 : le Corps de Santé Militaire est constitué en Direction du Service de Santé militaire avec deux sous-directeurs :
- un sous-directeur militaire
- un sous-directeur civil
Apparition des premiers cadres civils  : Lyautey dit  «Il n’y a pas au Maroc une médecine militaire et une médecine civile, il y a simplement des médecins que la besogne médicale seule distingue et non une étiquette».
1913 :  Premier plan de défense sanitaire et de protection de la santé publique.
Premiers Groupes Sanitaires Mobiles (les GSM) qui succèdent aux «Dispensaires de consultation  en marche» sur le même principe.
1921-1926 : Médecin-Général Marcel Oberlé, Chef Supérieur du Service de Santé du Maroc.
1926 : Création de la Direction de la Santé et de l’Hygiène Publiques (la SHP) : un Service Central, des services régionaux avec un Médecin Chef pour chacune des sept régions.
Docteur Jules Colombani,  Directeur du Service de la Santé et de l’Hygiène Publiques, 1926-1934.
1930 : Création de l’Institut d’Hygiène.
Docteur Maurice Gaud,  Directeur du Service de la Santé et de l’Hygiène Publiques, 1934-1944.
Docteur Maurice Bonjean,  Directeur du Service de la Santé et de l’Hygiène Publiques, 1944- 1946.
1946 : La SHP devient la Direction de la Santé Publique et de la Famille.
Docteur Georges Sicault, Directeur de la Santé Publique et de la Famille 1946-1956.
Création d’un grand Service Médico-Social. (services médico-sociaux spécialisés, Service Social de secteur, Protection Maternelle et Infantile, Education Sanitaire, Bureau de l’Assistance)
Achèvement du Grand Hôpital Musulman de Casablanca.
Construction de trois grands hôpitaux mixtes à Oujda, à Meknès, à Rabat etc…
1956 : Fin du Protectorat.

Marie-Claire Micouleau-Sicault

 

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Mazagan, intérieur de l'hôpital civil

 

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Rabat, hôpital Marie-Feuillet

 

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Casablanca, hôpital de campagne, le médecin-chef
et les infirmières (avant 1909)

 

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hôpital de Kasbah Tadla et tout son personnel, photo prise le 30 septembre 1930

 

lien

- l'oeuvre humanitaire du corps de santé colonial français (1890-1968), présenté par l'Association Amicale Santé navale et d'outre-mer

 

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préface du professeur Bernard Debré,

au livre de Marie-Claire Micouleau-Sicault

 

À l’époque où il est de bon ton de s’autoflageller, de battre sa coulpe, pour s’excuser, tantôt de l’inquisition, tantôt de la Saint-Barthélémy, tantôt des croisades, le témoignage de Marie-Claire Micouleau-Sicault sur l’œuvre accomplie par les médecins de la coloniale est tout à fait fondamental.

ponction_lombaireEn effet, la France n’a pas à rougir de l’action de beaucoup de ses enfants dans les colonies, qu’il s’agisse de l’Afrique du Nord, qu’il s’agisse de l’Afrique Noire, qu’il s’agisse de l’Asie. Et s’il en est qui doivent obtenir une mention particulière ce sont bien les médecins de la coloniale. De haut en bas de la hiérarchie, ils ont arpenté les médinas, les déserts, les souks. Ils ont été les premiers serviteurs de l’homme dans ces pays souvent déshérités.

Et c’est là qu’apparaît comme un grain de lumière le Dr Georges Sicault qui a été Directeur de la Santé Publique au Maroc de 1946 à 1956. C’est lui qui a organisé la défense contre les épidémies, c’est lui qui a complété les équipements sanitaires et c’est lui enfin qui a développé le service médico-social avec les PMI (protection maternelle infantile), l’hygiène scolaire, l’éducation sanitaire etc. Quand on voit l’immense travail qui a été fait par Georges Sicault on ne peut être qu’admiratif. En effet cet homme est issu d’une famille modeste, son père était né à Lezay, dans les Deux-Sèvres d’une famille d’ouvriers agricoles. La République fonctionnait vraiment, elle permettait au plus humble d’accéder à la conniassance, la République permettait aussi à ceux qui en avaient la vocation de réaliser leur rêve, leur volonté d’aller servir. C’est ainsi que le père de Georges Sicault est parti en Tunisie comme professeur au lycée Carnot de Tunis où il enseigna le français et l’histoire romaine, quelle aventure ! Quelle merveilleuse aventure ! C’est donc à Tunis qu’est né Georges Sicault, c’est là qu’il décida d’être médecin et voici de nouveau la République française qui aide, qui entoure, qui conseille et c’est au nom de cette République que Georges Sicault a été nommé au Maroc ; c’est pour la République et pour les Marocains qu’il a commencé sa carrière et qu’il a transformé l’état sanitaire du Maroc.

On ne peut imaginer quel était cet état sanitaire au début du siècle. Oh ! Certes il n’était pas brillant nonancien plus en France car les grandes découvertes médicales n’ont eu lieu qu’à la fin du XIXe siècle et pendant la première moitié du XXe siècle. Mais dans quel état terrifiant était l’Afrique, le typhus, la syphilis, les infections, les épidémies. La mortalité infantile était épouvantable, l’espérance de vie extrêmement faible. Comment construire une démocratie ? comment construire un royaume ? Comment construire la modernité alors que les enfants meurent et que les parents vivent peu ?

Oui c’est l’œuvre des Français que d’avoir aidé ces pays africains à accéder à un minimum de santé publique. C’est l’œuvre de Georges Sicault et de tant d’autres ; Les Marocains ne s’y sont pas trompés et quand aujourd’hui encore un Français va au Maroc il est toujours bien reçu. Cet amour entre nos deux pays existe et existera tant que nous nous en rendrons dignes. Mais nous avons des devoirs, devoirs de présence, devoirs de vigilance, devoirs d’aide car dans le monde actuel si torturé, si égoïste, il faut que nous prenions exemple sur ces médecins, ces ingénieurs, ces instituteurs français qui sont allés dans les pays africains pour apporter leur savoir et pour partager. Il faut que nous prenions exemple sur  ces hommes et ces femmes, sur leur abnégation, sur leur volonté, sur leur enthousiasme car nous avons l’impérieuse nécessité de faire en sorte que le monde tel que nous le vivons soit plus solidaire. Malheureusement, il n’est qu’à étudier certaines courbes de richesses, certaines courbes de mortalité, pour s’apercevoir qu’une partie du monde régresse alors que l’autre progresse de façon spectaculaire. Oui l’écart entre les riches et les pauvres se creuse toujours plus profondément et à l’aube de ce XXIe siècle il est important que nous puissions redonner à l’homme ses lettres de noblesse, redonner à l’homme son sens dans la vie, et la plus grande action que peut mener un homme c’est celle qui entraîne la solidarité et le partage.

C’est pendant son séjour marocain que mon grand-père Robert Debré a rencontré Georges Sicault. Très rapidement une amitié forte s’est installée entre ces deux hommes hors du commun. Robert Debré s’est intéressé à l’œuvre de Georges Sicault en Afrique, l’a aidé, l’a poussé, l’a conseillé. Après la Deuxième Guerre mondiale, Robert Debré avec un certain nombre de médecins a voulu faire plus encore et il a créé l’UNICEF. C’était à l’évidence une nécessité pour que non seulement il y ait un peu plus de bonheur parmi les enfants mais aussi un peu plus d’aide à travers le monde. Et c’est bien entendu naturellement également que Georges Sicault a été admis à faire partie de ces hommes de l’UNICEF de 1956 à 1970 il a été le Directeur Général Adjoint de l’UNICEF en poste à New-York. Quelle vie extraordinaire au service des autres ! Quelle vie extraordinaire au service de la France !
Ce livre est une merveille car il manie la douceur de l’écriture avec l’âpreté des réalités mais il s’en dégage tellement, tellement d’admiration qu’il est beau à lire.

Bernard Debré
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- source photo "ponction lombaire"

- source photo "à travers le Maroc" (le Marocain aveugle)

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La vie quotidienne à l'hôpital territorial

(extraits du livre de Marie-Claire Micouleau-Sicault)

Sous la pression des nécessités, les hôpitaux avaient poussé dans le pays, constituant un réseau assez dense de formations hospitalières. Mais les pavillons s’ajoutant les uns aux autres au gré des besoins successifs se ressentaient de cette prolifération un peu désordonnée.
Dès 1935, la pacification du Maroc étant achevée, un programme bien planifié fut élaboré et mis en  œuvre.
Nous avons vu que 21 hôpitaux avaient été édifiés sans compter les salles civiles des hôpitaux militaires, comme Marie-Feuillet à Rabat ou Louis à Meknès.
Il faut savoir que l’hôpital musulman moderne se devait d’accueillir tout malade qui se présentait, sous réserve qu’un interne ait constaté son état.
Cependant, par souci d’humanité et aussi de rentabilité, des relais restaient nécessaires avant les admissions : des centres de santé enserraient la ville ou la bourgade, allégeant ainsi le triage de la consultation à l’hôpital même. Autour du Nouvel Hôpital de Casa notamment, le centre Jules Mauran drainait les malades de l’ancienne médina, le dispensaire Derb Sidna, ceux de la nouvelle médina et celui des Roches Noires  recevaient les habitants du quartier industriel.

Ces centres parfaitement équipés permettaient de pratiquer des examens courants de dermato-vénérologie, de pédiatrie d’ophtalmologie et de phtisiologie. Ils constituaient un centre de passage à dimension plus humaine, où les contacts individualisés permettaient des diagnostics plus affinés, le consultant étant souvent connu du personnel soignant, avec ses antécédents, son milieu familial, ses traditions.
Le médecin chef du centre, après diagnostic, soit appliquait la thérapeutique adaptée, soit dirigeait le malade vers le Grand Hôpital.

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"hôpital indigène" de Ber-Rachid

On distinguait «l’hôpital civil» pour les Européens, «l’hôpital indigène» pour les Musulmans et les Israélites et «l’hôpital musulman» réservé aux seuls Musulmans.
On s’étonnera de nos jours de ce qu’on croira être le fait d’une volonté de ségrégation raciale. Il faut savoir que le fonctionnement d’un hôpital devait tenir compte des exigences des populations autochtones : certaines d’entre elles, selon leur degré d’évolution refusaient de se plier aux disciplines modernes. Il fallait donc composer, rappeler notamment aux musulmans leur cadre traditionnel.
C’est ainsi que fut conçu le Nouvel Hôpital Musulman de Casablanca, inauguré en 1949 par le général Juin. Il offrait à ses malades des pavillons de deux, quatre ou six lits, ouvrant deux à deux sur des patios agrémentés de bassins à zelliges et à  jet d’eau. Les tables basses des réfectoires permettaient de prendre des repas à la marocaine.
Le problème était aussi de faire cohabiter la population flottante des bidonvilles avec une fraction déjà importante de Marocains plus évolués. Les services étaient donc divisés à l’extrême afin de grouper autant que possible les différentes catégories sociales, en les faisant toutes bénéficier des services techniques modernes.
Le Nouvel Hôpital Musulman de Casa se caractérisait donc par la disposition de services en dents de peigne, le long d’une vaste circulation dessinée en arc de cercle. Dans la concavité de la courbe étaient répartis les laboratoires, la pharmacie, le bloc opératoire, la radiologie, enfin les buanderies et les cuisines. Les salles d’opération étaient précédées de plusieurs sas qui les isolaient complètement, la réanimation-transfusion était suffisamment vaste pour que les opérés puissent y séjourner le temps nécessaire.
Au sous-sol, la stérilisation comportait des circuits de circulation instruments propres/instruments sales particulièrement étudiés. Ces aménagements paraissent aller de soi aux usagers des hôpitaux modernes. Dans les années cinquante au Maroc, ils constituent une performance.

Pour se faire une idée de la vie quotidienne dans un hôpital marocain de l’époque, on peut suivre le Docteur Secret, médecin-chef de l'hôpital Cocard de Fez dans les années cinquante.
Il faut auparavant imaginer l’enceinte de la Casbah des Cherarda aux murailles crénelées et les vingt-sept tours à merlons qui contrastaient avec les bâtiments modernes de l'hôpital. Mais sa grande allée centrale qui partait du mausolée de Sidi Messaoud El Filali, bordée de pins et d’oliviers, faisait la transition entre tradition et modernité elle partait du sanctuaire de Si Boubeker Ben Larabi, le saint aux oiseaux : il avait dans la ville, il y a fort longtemps, introduit les martinets contre les moustiques dont Fez était infestée ! Une première dans la lutte antipaludique.

Bien plus tard, le Docteur Cristiani dont nous avons déjà mentionné le dévouement, avait, dès 1912, consacré sa vie à la consultation de l'hôpital Cocard alors embryonnaire.
«La consultation ne doit pas être confiée à de nouveaux venus peu au courant des mœurs marocaines et interprétant cette consultation à la façon européenne, comme une corvée tout juste bonne pour un interne» écrivait-il dans son dernier rapport.
Quand l’heure de la retraite sonna pour lui, toute la médina vint à sa dernière consultation. Un leader nationaliste avait les larmes aux yeux en lui serrant la main. À travers la foule qui se pressait autour du Docteur, une vieille femme réussit à se faire un chemin et à saisir un pan de sa blouse pour en baiser l’étoffe. Ces témoignages de reconnaissance démontrent assez le charisme qui émanait de certains de ces vieux toubibs.

La consultation à Cocard commençait, hiver comme été, au lever du soleil. Les groupes se formaient, la foule des malades venus des tribus ou de la médina s’agglutinait aux abords de la consultation envahissant les allées. Dans la première salle, médecins et infirmiers procédaient au «triage» c’est-à-dire qu’ils dirigeaient les hommes d’abord, les femmes ensuite,  vers les différents services, chirurgie vénérologie, urologie, gynécologie etc. Ils administraient aussi des soins aux malades qui ne nécessitaient pas d’hospitalisation. Une pharmacie située en face de la première salle distribuait les médicaments à emporter. Tout était gratuit évidemment : seulement 5% des Marocains auraient pu payer à cette époque.
Les médecins découvraient là, en plus des pathologies classiques, un typhus, une variole ou tout autre maladie contagieuse ce qui permettait d’alerter «là-haut» et de stopper une épidémie. C’était là encore que l’index saisonnier du paludisme dessinait sa courbe aux renseignements précieux pour les services épidémiologiques.
Les services hospitaliers étaient assurés par six médecins à plein temps qui résidaient à l’hôpital. Deux médecins à contrat dirigeaient pour l’un, le Docteur Imbert, le service de pneumologie, pour l’autre, le Docteur Fatmi Fassi, la gastro-entérologie.
On notera au passage, avec cette allusion au Docteur Fassi, que les jeunes Marocains qui souhaitaient faire des études de médecine, étaient vivement encouragés par les instances médicales françaises et trouvaient tout naturellement un poste s’ils le désiraient. Ceci, alors qu’au Congo Belge les Congolais ne pouvaient prétendre au mieux qu’à devenir «Assistants Médicaux», ils obtenaient un titre de super infirmier après trois ou quatre années d’études.
On voit que la politique coloniale de la France au Maroc tendait, grâce à Lyautey, à former au côté des praticiens français, les futurs cadres du pays.

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Casablanca, hôpital civil

Le service des urgences nécessitant un personnel de nuit, assurait un débit opératoire non négligeable : que l’on en juge avec ces chiffres communiqués par le Docteur Secret dans le bulletin régional de la région de Fez.  Pour l’année 1948, ont été pratiqués 112 interventions lourdes, 49 amputations, 17 trépanations, 280 plâtres, 209 interventions sur plaies diverses.
La chirurgie «réglée» était en augmentation constante, témoignant ainsi de la confiance en l’hôpital des populations musulmanes et israélites. Pour la même année, ont été effectuées plus de 250 interventions en chirurgie abdominale, une centaine en chirurgie osseuse, 50 en chirurgie génitale, 30 en chirurgie urinaire et 17 en chirurgie pulmonaire. 
Ces quelques chiffres donnent une idée de l’activité considérable de l’hôpital qui totalisa cette année-là, 208 223 journées d’hospitalisation.
Les médecins ne chôment pas. Le matin, ils font la consultation (examinant, soignant et dirigeant les malades au bon endroit), ils opèrent l’après-midi, ils visitent les malades dans les différents services.
Deux ambulances sont prêtes à répondre en urgence aux appels des infirmeries du bled.
Un centre d’études, la Société Médicale des Chérarda, réunit deux fois par mois les médecins de l’hôpital et des confrères venus de l’extérieur : on confronte ses expériences, on publie des travaux scientifiques, la lèpre, Dr Flye-Sainte-Marie, le thermalisme Dr Secret . 
On y étudie aussi le folklore local, riche d’enseignement pour comprendre les malades.
Une école de sages-femmes fut créée en 1949, dirigée par le Docteur Sauvé (en religion Mère Notre-Dame-de-Paris) qui se dévouait autant à ses élèves qu’aux femmes venues de loin la consulter.

Citons enfin encore le Docteur Secret : (numéro spécial du Maroc Médical 1950)
- «La vieille casbah des Chérarda aux anciens guerriers coupeurs de têtes, évolue chaque journée en hôpital moderne qui mène le bon combat pour la santé publique».

Pour compléter notre incursion dans la vie quotidienne d’un hôpital musulman, nous ne résistons pas enfin au plaisir de transcrire le récit coloré du Docteur Dubreuil, interne en 1949 à l’hôpital Moulay Youssef de Rabat.
«L’hôpital Moulay Youssef est situé entre l’océan et le douar Debbagh, quartier populeux de la grande ville. Les nuits de grosse mer, on entend depuis l’internat le bruit des vagues qui s’écrasent contre la falaise.
Les trois internes de l’hôpital ont leurs fonctions bien définies.
Le matin Jean Bidegaray est en salle d’opération avec le Docteur Botreau-Roussel [cf. ci-dessous : ajouts au texte]. Ça barde, car ce chirurgien d’une compétence exemplaire ne tolère pas la moindre anicroche. Les coups de pied dans les tibias sous la table d’intervention ne sont pas rares, en guise de rappel pour plus de vigilance ou pour une Péan passée à la place d’une Kocher.
«Jeannine Louette assure la consultation des femmes et l’après-midi avec le Dr Popoff celle des enfants et des nourrissons.
«La consultation débute de très bonne heure, en fait hiver comme été avec le lever du soleil, elle va largement au-delà de midi. Le réveil a été donné par le chant du muezzin appelant du minaret de la mosquée qui jouxte l’internat, à la première prière du matin. Le drapeau blanc a été hissé, que je vois de la tête de mon lit dans l’encadrement de la fenêtre.
«Les consultants sont arrivés bien avant, et si l’on est rentré un peu tard le soir d’une sortie en ville, on les trouve déjà là couchés derrière le portail de l’hôpital. On est obligé de les enjamber et on ne peutnic s’empêcher de penser que c’est dans de telles circonstances que le Dr Charles Nicolle [photo ci-contre - source] découvrit le rôle du pou dans la transmission du typhus. Beaucoup viennent du bled et ont dû se mettre en route à la tombée du jour.
«Consultants : plusieurs dizaines ? Plusieurs centaines, plutôt chaque jour. Le tri est vite effectué, d’un côté les hommes regroupés par les infirmiers marocains, de l’autre côté les femmes regroupées idem.
«Un bon nombre de ces consultants viennent pour recevoir les piqûres d’entretien du traitement de leur syphilis : au moins a-t-on une thérapeutique bien codifiée : bismuth et novarsénobenzol. En ces fins d’années quarante, on ne dispose pas encore à volonté de pénicilline et ce n’est que plus tard que seront entreprises les campagnes d’éradication de la syphilis par injection de doses massives de peni.
«Restent encore quelques dizaines de patients. La difficulté consiste à ne pas laisser passer les affections graves notamment celles qui nécessitent une hospitalisation: paludisme pernicieux qui peut emporter le malade en quelques heures- à différencier d’un simple accès palustre passager- pleurésies purulentes, appendicites aiguës voire perforations d’ulcus qui attend avec patience son tour d’être examiné. De temps à autre une lèpre, une bilharziose.
«La fréquence de la tuberculose pulmonaire étonne. Le BCG ne débutera que plus tard. Les soupçonnés phtisiques sont gardés pour examens radioscopiques qui se feront dans l’après-midi.»

Cette longue citation montre mieux que des chiffres la quantité et surtout la qualité des diagnostics et des soins prodigués parfois dans des conditions difficiles. Elle est aussi révélatrice de l’enthousiasme et de la compétence des futurs praticiens qui se voyaient confrontés là à une misère particulièrement atroce et inconnue dans notre métropole.
Certains jeunes médecins, rarement il est vrai, repartaient la première semaine, se sentant incapables d’affronter cette misère.
Enfin, nous voyons bien à travers ce récit comme à travers beaucoup d’autres, que ces pauvres malades n’hésitaient pas à confier leurs souffrances en toute sérénité - et ils avaient raison - à la médecine moderne.

Marie-Claire Micouleau-Sicault

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ajout au texte par la rédaction d'Études Coloniales

«Comme vous me le demandiez dans votre courrier du 15 juillet 2004, permettez-moi de retracer en quelques lignes l’exercice médical au Maroc de mon père le Docteur Paul Botreau-Roussel, notamment lors de la fondation de l’Hôpital Ibn Sina.

Né le 13 juin 1910, mon père mena à bien ses études de médecine à la faculté de Paris et soutint une thèse sur la pathologie de l’œsophage. C’est à l’occasion de son service militaire qu’il arriva au Maroc en 1935-1936, ce qui lui donna l’occasion d’exercer en milieu rural, puis notamment dans la ville de Taza.

Il fut captivé par l’observation de la vie quotidienne dans le Maghreb de l’époque, où les  traditions coutumières étaient bien conservées avant la survenue de la deuxième guerre mondiale. Il appris d’abord l’arabe dialectal maghrébin, puis une dizaine d’années après s’adonna à l’étude de l’arabe classique.

Libéré de ses obligations militaires, il fut d’abord interne en chirurgie à Casablanca en 1936. Il exerça ensuite en qualité de chirurgien hospitalier à partir de 1938 à l’Hôpital Moulay-Youssef de Rabat.

Mon père exerça la chirurgie à l’Hôpital Ibn Sina jusqu’en 1958, puis travailla en France où il termina sa carrière en qualité d’Inspecteur général au Ministère de la santé. Il décéda le 23 avril 1978.»

Docteur Pierre Botreau-Roussel
fils du docteur Paul Botreau-Roussel
ancien chirurgien à l'hôpital
(source) et (autre source)

 

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3 mars 2007

"Les collines de l'espoir" (Dély-Ibrahim, 1830-1962), roman d'Arlette Schneider

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Les collines de l'espoir,

un roman d'Arlette SCHNEIDER sur la commune

de Dély-Ibrahim (Algérie)

 

 

présentation de l'éditeur
Arlette Schneider, professeur de Lettres à Bordeaux, publie un remarquable ouvrage A_Schneiderdocumentaire, historique et anecdotique, portant sur l’un des plus grands moments de la colonisation française en Algérie, en 1830. Il s’agit de la prise d’Alger par la France, de la construction par le génie civil, du premier village français et la vie bucolique à Dély-Ibrahim jusqu’en 1962.

À travers Les collines de l’espoir, le lecteur, avec beaucoup de plaisir, se  trouve au cœur de l’action en 1830 puis en 1962. Le voyage mouvementé, passionnant et émouvant le conduit à travers le temps et l’espace.
La première partie, d’une façon documentée, traite la conquête française sous la France de Charles X et de Louis-Philippe ainsi que la situation socio-économique au sein de l’empire Ottoman en 1830.
Après avoir retracé l’occupation du sol en Algérie depuis les Phéniciens, en passant par les frères Barberousse, avec des qualités d’historienne, l’écrivaine explique en un style clair et concis comment  le projet  d’expédition française a mûri depuis le règne de Louis XIV  et sous Napoléon.
Au départ, les causes de la conquête française se veulent humanitaires. Mais, Arlette Schneider nous remémore le fait historique déclencheur de la prise d’Alger avec  le récit du coup d’éventail, ainsi que la prise du célèbre trésor d’Alger, un détournement d’argent et d’or qui rejoint le roman de fiction ou les histoires burlesques de Tintin.

La deuxième partie de l’ouvrage, autobiographique et anecdotique, aborde les origines du village et sa vie jusqu’en 1962. Les premiers pionniers arrivent de France, d’Allemagne, de Suisse et des îles Baléares. Plusieurs pages sont consacrés à l’exode de tous ces émigrés qui, par centaines, fuient la pauvreté, la maladie, le chômage et les insurrections. Au moyen de diligences et d’embarcations peu sûres, ils bravent les tempêtes avant de poser le pied sur «les collines de l’espoir».

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carte postale ancienne

Le côté artistique de l’écrivaine a mis en valeur des cartes postales, des photos, des reproductions de peintures, des poésies qui brodent admirablement les lieux de cette mémoire française. Le lecteur est chaleureusement invité à la magnifique promenade ensoleillée à travers laquelle il traverse les rues du village, Dély-Ibrahim. Ce sont des odeurs exotiques et des bouquets de couleurs. Il rencontre des femmes et des hommes, Européens et Musulmans dans un décor de paysages fabuleux, au pays des jardins, des cigognes, des vaches et des chevaux. Il partage la vie communautaire des villageois. Il vit intensément l’instant.
À la fin de l’ouvrage, le lecteur a le plaisir de poursuivre sa lecture par des documents authentiques des Archives Nationales que l’écrivaine a recueillis.

les grandes figures de l'histoire
À travers les 224 pages de récit illustré, le lecteur côtoie les grandes figures de l’histoire : le Consul français, Deval , le dey Hussein, le comte de Bourmont, le Général Berthezène, le Général Clauzel, Yves Boutin le Colonel du Génie qui fut envoyé en éclaireur et détective privé afin d’étudier le lieu précis du débarquement, le duc des Cars, le général Lamoricière et ses zouaves pontificaux, le maréchal Bugeaud dont l’œuvre fut considérable tant au point de vue de la colonisation civile que militaire et religieuse et enfin Abd-el-Kader qui poursuivit la guerre à la France.

«Avec simplicité et en employant toujours le mot juste», par les moyens de sa plume lyrique et des souvenirs colorés, Arlette Schneider a su admirablement recréé l’ambiance qui existait dans son village au cours des années soixante.

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Arlette Schneider
1958

A_SchneiderArlette Schneider a participé au forum du livre sur l’Algérie à Toulouse ainsi qu’à plusieurs salons littéraires. Née à Alger et avant de rejoindre la France en 1962, elle a vécu quinze ans dans le premier village français créé en Algérie, Dély-Ibrahim.
Reliant le pinceau à la plume, Arlette Schneider est membre d’Associations artistiques, poétiques et littéraires en Aquitaine. Elle rédige également des articles de journaux dans la revue universitaire : L’observatoire. Ses poèmes et nouvelles paraissent dans deux revues culturelles. Primée à plusieurs concours littéraires ; les membres du jury de «Arts et lettres de France», lui ont décerné un diplôme, au Concours International littéraire 2006,  dans la section Nouvelles avec «Une page de Mélanie», texte qui figure dans son ouvrage.

 

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- voir aussi : "Bonjour cher Dély-Ibrahimois", Arlette Schneider, édité le 8 avril 2008

- présentation du livre d'Arlette Schneider

 

- Arlette Schneider et son livre, sur mitidjaweb (avec récit de l'auteure et bon de commande)

- sur Dély-Ibrahim : le site de Francis Rambert (nombreuses photos anciennes)

- la photo de classe de 5e, en 1958, au lycée Ben Aknon, avec M. Amouss, professeur de Lettres

- éditions Hugues de Chivré

 

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une image de Dély-Ibrahim au temps de l'Algérie coloniale



 

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27 février 2007

Une enfance à Constantine (Benjamin Stora)

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Une enfance à Constantine

Benjamin STORA


Dans ma vie, il y aura toujours un avant et un après «16 juin 1962». Ce jour-là, avec ma famille, nous avons quitté Constantine, la ville de l’Est algérien, où je suis né et j’ai grandi. J’avais douze ans. Je suis allé vers un autre univers, dans l’oubli de la société d’Algérie dans laquelle j’ai vécu, et qui reviendra hanter ma mémoire bien plus tard.

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Une ville haute et secrète
Mon enfance se passe à Constantine, dans une grande ville, la troisième par ordre d’importance en Algérie. Je suis un enfant de culture citadine qui ne connaît pas les joies de la campagne. Il a fallu ma rencontre avec ma femme, avec qui je vis aujourd’hui, pour découvrir, aimer la nature. Cette origine citadine contredit un certain nombre de stéréotypes. Très souvent la tendance est de croire que les enfants «d’Européens» d’Algérie étaient des fils de colons. Ce n’est évidemment pas vrai.

J’ai donc toujours vécu dans une ville, qui était doublement encerclée. D’abord sur le plan géographique, bâtie sur un rocher, d’accès difficile, assez impénétrables, pleine de ponts. Ce sentiment d’encerclement était très fort. Mais existait également l’enfermement à l’intérieur même de la ville. Durant les deux dernières années de la guerre d’Algérie, en 1961-1962, nous sortions très peu dans la rue.

Les enfants jouaient à l’intérieur des maisons, sur les terrasses principalement, ils ne s’amusaient plus dans les rues. Cette sensation d’encerclement géographique de la ville avec des gorges gigantesques, et des ponts partout, se redoublait par l’enfermement né de la guerre, de ne plus être dans une ville ouverte, «normale». J’ai toujours éprouvé cette position très particulière : vivre dans une guerre et en même temps dans une ville en elle-même haute, secrète, austère, «fermée».

Des frontières invisibles
Autre aspect de mon enfance, la vie dans un grand quartier juif, probablement le plus important de tout le Maghreb dans les années 1950. Près de 30 000 juifs vivaient à Constantine, la «Jérusalem du Maghreb». Je suis né le 2 décembre 1950 au 2 rue Grand, rue considérée comme le cœur du quartier juif de Constantine, qu’on appelait le «Charah». Ma naissance a eu lieu à l’intérieur du petit appartement familial de ce vieux quartier, où Juifs et Musulmans vivaient imbriqués les uns avec les autres, séparés du quartier dit «Européen». Mon père m’a expliqué que c’était là qu’avait eu lieu ma circoncision, une semaine plus tard, faites par un rabbin du quartier.
Deux villes effectivement se juxtaposaient dans la ville : la judéo-arabe, la vieille ville de Constantine où s’entassait une population extrêmement nombreuse qui était complètement mêlée ; et une ville européenne qui se trouvait à Saint-Jean, de l’autre côté de la ville.

Il fallait traverser le square Vallet, la place de la Brèche, remonter la rue Rohaut de Fleury pour arriver place de la Pyramide. Là se trouvait le quartier européen. Je m’y rendais bien entendu avec mes parents, mais nous sentions bien que c’était une autre ville. Une sorte de frontière invisible, qui n’était jamais dite, apparaissait sans cesse entre deux cités, les deux univers. L’univers plus européen, «métropolitain», venait se plaquer à un monde plus traditionnel, se référant au vieux passé de la ville.

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Constantine, place général Leclerc (voiture Simca)

Il faut là signaler un processus. Les Juifs qui, traditionnellement, vivaient avec les Musulmans dans la vieille ville de Constantine, ont commencé à émigrer vers le «quartier européen» au milieu de la guerre d’Algérie dans les années 1958-1959. Ils utilisaient des argumentations diverses pour ce premier départ, comme c’est «plus moderne», «moins insalubre», mais cela indiquait une tendance, une orientation. Quelque part il y avait déjà ce signe avant-coureur d’une ville traditionnelle judéo-arabe qui se modifiait, qui commençait à se vider au profit de la ville européenne.

C’était déjà le signe de la communauté juive émigrant vers la «métropole», cette France mythique que bien peu connaissaient. A la fin des années cinquante, une partie de ma famille, du côté de mon père en particulier, avait déménagé dans le quartier européen, et nous allions leur rendre visite le samedi après-midi. Mais avec mes parents nous sommes restés jusqu’au 16 juin 1962, rue Grand, au cœur de la cité traditionnelle. Ce n’était pas le cas de l’ensemble de la communauté juive. La guerre avait séparé progressivement les communautés.

Je garde en mémoire de Constantine cette frontière invisible, une ville presque coupée en deux. La sensation était forte de se diriger d’une ville à l’autre. Que l’on vienne de la place de la Brèche, ou que l’on remonte la rue Thiers, c’était pareil : à un moment donné, la frontière se devinait. Avec une autre vie, une autre histoire, pas les mêmes rythmes de vie, ni les mêmes sons. À la fin de la guerre d’Algérie, avec la création de l’O.A.S. en 1961, les manifestations pour «l’Algérie française» se déroulaient place de la Pyramide, dans le quartier dit européen. Je me rappelle, j’avais 11 ans à l’époque. La première manifestation pour «l’Algérie indépendante» à Constantine avait eu lieu rue de France, dans le vieux quartier judéo-arabe. J’avais vu défiler à la fin de l’année 1961 des Algériens, avec le drapeau vert, rouge et blanc, avec le croissant et qui scandaient «Algérie musulmane».

Les bruits de la ville
Constantine est une ville particulière. C’est surtout une ville fermée, austère, où tout se passe entre les murs. Dès que l’on se trouve à l’extérieur, ce sont les convenances qui priment. Je garde en mémoire la vie quotidienne de cette ville, la grande gaieté qui y régnait. Trop souvent, se manifeste la tendance à regarder une histoire par la fin, la tragédie, le départ, la séparation, la guerre, les attentats. Tout cela bien entendu a eu lieu. Mais, je me souviens aussi, quand j’étais enfant, de la gaieté qui régnait dans cette ville. Avec beaucoup de cafés et de musiques. La rue de France prolongée par la rue Caraman regorgeait de cafés fréquentés par des Juifs, des hommes bien sûr pour la plupart. Des dizaines de cafés, où partout s’échappait de la musique.

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Dario Moreno, 1959

Ce n’était pas seulement la musique de Raymond, le grand chanteur du «malouf», la musique arabo-andalouse de Constantine. Des sons de musique européenne existaient aussi : Dario Moreno, Bambino, Dalida, la musique rock, vraiment je me souviens de tout cela. Je me souviens d’un café en face de chez moi avec son enseigne «Jacky Bar», d’où s’élevait souvent la musique d’Elvis Presley. J’écoutais, déjà, avant l’arrivée en France, les tubes de l’époque, les premiers succès de Johnny Hallyday. Les histoires de musique façonnent aussi un imaginaire autour de la ville. Avec à la fois la musique traditionnelle, la musique arabe, le «malouf», et la musique européenne. Une grande gaieté régnait dans cette ville, avec le temps des fêtes, des mariages, des circoncisions. Mon père allait quelquefois au café prendre l’apéritif avant de rentrer à la maison. Je l’accompagnais. Ca riait fort, ça parlait très fort, c’étaient les grosses blagues.
Beaucoup de salles de cinéma étaient aussi pleines à craquer. J’habitais en face d’un cinéma qui s’appelait le «Vox», très connu à Constantine et qui, en 1959, a changé de nom pour s’appeler le «Triomphe». De la terrasse de ma maison, j’entendais la bande son du film, avant d’aller le voir. Je savais de quoi il en retournait. Il me suffisait de monter sur la terrasse, et j’écoutais ce que disaient les acteurs. C’était émouvant et drôle. Je me rappelle les autres salles : l’ «ABC», une très belle salle avec toit ouvrant ; le «Casino» bien sûr qui a été détruit après l’indépendance.

Une vraie perte que ce vieux bâtiment d’architecture coloniale, absolument somptueux. Les films n’arrivaient pas plusieurs années après leur sortie à Paris mais ils étaient pratiquement programmés en même temps à Alger, Paris ou Constantine. C’est ainsi que j’ai vu «Le pont de la rivière Kwaï» dès qu’il est sorti en 1957, «Quand passe les cigognes», le «Beau Serge» de Claude Chabrol, «Plein soleil» de René Clément avec Alain Delon, les films sur la seconde guerre mondiale, les westerns. De là peut- être viens mon amour du cinéma.
Parmi les bruits de la ville, il y avait aussi les chants religieux qui venaient des innombrables synagogues du quartier du «Challah», et l’appel à la prière du muezzin.

Dans la chaleur de la ville
Je garde vraiment le souvenir d’une ville gaie, où les gens faisaient la fête. Je dis cela parce que souvent Constantine est associée à l’austérité. Enfant, je ne conserve pas l’image d’austérité. La ville était secrète, fermée sur elle-même bien entendu par sa situation géographique. Mais les deux communautés principales qui y vivaient étaient joyeuses. Une proximité physique, une sensualité se dégageait de cette ville.

À l’approche de l’été, il faisait à Constantine une chaleur terrifiante la journée. Dès que le soir arrivait, il commençait à faire un peu frais, très vite les gens sortaient. Par petits groupes, ils flânaient du lycée d’Aumale vers la place de la Brèche, en empruntant la rue Caraman. C’était toujours la même promenade, mais les gens se connaissaient, se parlaient, se regardaient, se saluaient, …se draguaient. «Passéo» très méditerranéen, en Italie, en Espagne, les gens font de même. Dans cette complicité à la fois communautaire et citadine, tout le monde connaissait tout le monde. Et quand ma mère, beaucoup plus tard dans l’exil, sortait dans la rue, elle disait, tristement, «ici, pas une tête connue»….

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rue Charleroi à Oran

Nous vivions en évitant prudemment le soleil. Attitude méditerranéenne que cette peur du soleil, la hantise de la chaleur, l’obsession perpétuelle de se protéger de la «fournaise». Dès que le soleil commençait à taper très dur, tout le monde se «cachait», se protégeait. Les gens vivaient en fait beaucoup dans les appartements, les persiennes fermés. Je me souviens de ma mère et de mes tantes qui aspergeaient à grands coups de jets d’eau le carrelage en permanence pour rafraîchir les maisons.

Geste fondamental, rafraîchir la terrasse, la maison d’une manière régulière. Pourtant, il y avait le grand problème de l’eau à Constantine, et mes parents avaient fait construire un réservoir d’eau sur la terrasse. L’eau était coupée plusieurs fois par jour, et il fallait toujours faire très attention à l’eau (comme éviter de tirer la chasse d’eau pour un oui, pour un non). La vie se passait dans cette sorte de pénombre et d’obscurité dans la journée, pour sortir en fin d’après-midi. Le souvenir de cette pénombre vient en association de la sensualité dans les appartements. Les gens vivaient dans une grande proximité qui réveillait le désir sexuel.

En été, nous partions à «Stora», une plage de Skikda (ex-Philippeville). Nous ne partions pas longtemps, les gens plus riches louaient des maisons. Nous partions le vendredi pour le week-end. L’été pour nous, c’était juillet, août et septembre, les trois mois de vacances. Du 1er juillet au 1er septembre, c’était le rush vers la Méditerranée, pour se baigner, aller à la plage, se brûler au soleil, rire dans les retrouvailles familiales. La plage, c’était vraiment du 1er juillet au 1er septembre, pas plus tard.
Drôle cette règle. Plus tard quand j’ai vécu à nouveau au Maghreb, au Maroc, c’était pareil. Le 2 septembre au matin il n’y a plus personne sur les plages, alors qu’il fait aussi chaud que la veille. L’été, c’est dans la tête.

Dans mon enfance, le départ à la plage était une véritable aventure. Une aventure assez balisée quand même puisque tout était préparé. Les femmes s’occupaient de la nourriture : couscous, t’fina, etc., et organisaient tout notre déplacement sur le plan matériel...

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intérieur du bain maure, Mostaganem

Je suis allé au hammam très tard avec les femmes. Il y avait le hammam des hommes et celui des femmes. J’avais de la chance : j’allais avec les femmes jusqu’à 8-9 ans ! Jusqu’au jour où la femme qui gardait le hammam a dit à ma mère «ça suffit ! Il est grand le gosse !». J’étais malheureux parce que je me suis retrouvé au hammam avec mon père, mais ce n’était pas pareil. C’était vraiment…difficile. La proximité des garçons avec les femmes dans les appartements, les hammam, servait d’éveil à la sensualité, au désir.
Aujourd’hui dans mes voyages vers le Sud, surtout depuis mes trois années passées au Maroc de 1998 et 2001, me reviennent encore et toujours, les volets fermés contre la lumière, la manière dont on aspergeait le sol pour qu'il fasse moins chaud, les retours de la plage de «Stora», les visites familiales les samedi après-midi qui faisaient traverser la ville dès qu'il ne faisait plus trop chaud ; les bar-mitzvah (appelés «communions») et les mariages qui avaient lieu toujours les dimanches, et où les tantes et les oncles dansaient le paso-doble et le tango (il y avait toujours deux jeunes filles timides qui dansaient ensemble) et puis Dario Moreno, Dalida et Bambino, je crois qu'il y avait aussi Paul Anka et Little Richard. Je me souviens de la beauté solitaire et la désolation des plages dès le 1er Septembre, et puis ce règne du cinéma qui était notre seule culture. Tout un monde sans cesse ébranlé par la guerre.

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Des images de la guerre
Le 1er novembre 1954 éclate l’insurrection algérienne. J’avais à ce moment quatre ans. Mais la première image de la guerre d’Algérie qui arrive dans ma tête, brutalement, c’est l’entrée dans notre appartement de la rue Grand de militaires français qui observaient les gorges du Rhummel. D’autres soldats, en contrebas, ont tiré avec des mitrailleuses sur les parois des gorges du Rhummel. C’était le 20 août 1955, les Algériens nationalistes étaient rentrés dans la ville ce jour-là. Ils avaient été repoussés, pourchassés. Les militaires français s’étaient installés sur les abords de la corniche pour tirer sur ceux qui s’enfuyaient. C’était ma première image de guerre : la pénétration dans l’appartement de militaires français. J’avoue que ce fut une grande frayeur. L’autre image de la guerre, ce sont les rues «barrées» par l’autorité militaire.

Pour acheter le pain, faire ses courses, il fallait faire un grand détour. On ne pouvait pas aller d’une rue à l’autre. Je me rappelle les barbelés, les barrages, les chicanes qui ont fait irruption dans la cité en 1957-1958. La troisième image très forte est celle d’un attentat. Je me rappelle un cadavre qui avait été brandi à bout de bras, la nuit, par des hommes. Je ne sais plus qui c’était, j’avais à peine six ans, et c’était la nuit.
J’avais observé la scène du balcon de ma grand-mère. Le cadavre était posé sur un de brancard de fortune. Une image de mort directe faisait irruption dans ma tête. Ce sont là les trois images que j’ai gardées de la guerre d’Algérie.

La peur
La guerre était présente dans les conversations des adultes, bien sûr. Ils disaient tout devant nous. J’avais très peur. Enfant, je n’avais pas conscience que je pouvais mourir, par contre je me souviens très bien d’une chose, j’avais peur de la mort possible de mon père. Il vendait de la semoule, et quand il partait le matin pour le travail, il devait traverser la rue de France. Ensuite il remontait vers sa boutique qui se trouvait rue Richepanse. Il faisait 300 mètres à peine. Malgré cela, j’avais peur qu’il lui arrive quelque chose, qu’il soit victime d’un attentat, qu’il puisse mourir.
Longtemps j’ai gardé cette peur en moi. Lorsque mon père est décédé plus tard, en juillet 1985, tous ces souvenirs sont revenus, ces images. Mon père m’a eu assez tard, à plus de 40 ans. Ce n’était plus un jeune homme, et je le sentais très vulnérable.

La peur n’était pas pour soi, elle était pour la famille très proche, et pas pour la famille élargie. Je vivais dans une grande famille, avec je ne sais combien de cousins germains, d’oncles et de tantes. Mais dans la situation de guerre la famille se resserre : le père, la mère, ma sœur, c’est le regard d’enfant que j’avais. Je dormais dans une petite chambre, parce que nous habitions dans un tout petit appartement. Mes parents dormaient dans une chambre séparée par une petite cloison du couloir où je dormais.

La nuit, j’entendais mes parents parler. Ils étaient inquiets, surtout vers la fin de la guerre. Ils se demandaient s’il fallait rester ou partir, comment faire dans ce cas (ils ne connaissaient pas la France). Ces conversations murmurées à mi-voix dans la nuit m’angoissaient. Les parents s’imaginent toujours quand ils couchent les enfants, que ceux-ci dorment. Nous ne dormions pas avec ma sœur, nous écoutions, à l’affût de la moindre information. Il n’y a rien de plus terrible pour un enfant que de sentir l’incertitude et la souffrance de ses parents. Le gouffre incertain qui s’ouvrait devant eux, avec les peurs nocturnes venant s’accumuler aux attentats, construisaient un climat d’angoisse.

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funérailles des victimes du 20 août 1955

 

Constantine était une ville où il y a eu des irruptions brutales de la guerre comme le 20 août 1955, et quelques attentats à la grenade. Ce dont je me souviens aussi ce sont les plastiquages de l’OAS dans les années 1961-1962. Pratiquement toutes les nuits, j’étais réveillé en sursaut par le bruit assourdissant des bombes. L’OAS plastiquait les magasins, ou les cafés, qui appartenaient aux Algériens musulmans comme on disait à l’époque. Vers la fin de l’année 1961, les «nuits bleues» se succédaient. Il n’y avait plus de carreaux à nos fenêtres. Mon père les avait changé trois ou quatre fois, avant d’en avoir marre : il avait mis du plastique à la place des vitres.

Une photo de classe
J’ai été scolarisé au lycée d’Aumale au départ, car les cours dans cet établissement allaient du primaire à la terminale. J’ai fait la classe préparatoire, puis j’ai été mis à l’école Diderot. Il y avait là une particularité, la «composition ethnique» de la classe.

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le lycée de Constantine

Dans mon souvenir, la moitié était composée d’enfants juifs. Le reste, moitié musulmans, moitié européens. Au final, il y avait à peu près quinze enfants juifs, sept à huit musulmans et sept à huit européens. À l’époque de l’école primaire, il y avait des enfants algériens. Sur les photos de classe, entre les Juifs et les Musulmans, il s’avère difficile de faire la différence. Ce sont des enfants d’Algérie. Mais quand je suis arrivé au lycée d’Aumale en 6e, le choc était grand : il n’y avait pratiquement plus d’Algériens musulmans dans la classe. Je ne comprenais pas ce qui s’était passé.

Cette disparition me «travaillait». Les manifestations au lycée d’Aumale étaient pro «Algérie française». Les élèves de Terminale se regroupaient dans la cour, dans les années 1961-1962, criant «Algérie française», «De Gaulle au poteau», «Vive Salan», etc. Le paradoxe voulait que ce lycée était implanté au cœur du quartier juif, le quartier judéo-arabe, comme une enclave européenne. En tous cas, je le vivais ainsi.

Pratiquement de janvier 1962 à juin 62, je n’allais plus au lycée. Je restais à la maison, comme tout le monde. Nous n’avions pas de télé à la maison, seulement la radio. À la fin de ma scolarité dans le primaire, à l’école Diderot, la convivialité s’était effondrée entre les Juifs et les Musulmans. La haine intercommunautaire s’était développée à l’école. Un fossé terrible s’était creusé, tout le monde avait peur, tout le monde se méfiait de tout le monde. Quand les gens se croisaient, c’est la peur qui l’emportait. La gaieté dont je parlais avait disparu en 1961. Jusqu’en 1959-1960 j’avais le sentiment d’une ville gaie, les gens continuaient à vivre ensemble, les cafés étaient bondés.

La mort de Raymond
Enfant, j’avais intériorisé cette peur communautaire, d’autant qu’elle faisait référence à un événement lointain qui s’était imprimé dans l’imaginaire des Juifs de Constantine, avec les récits sur les affrontements sanglants du 5 août 1934, entre Juifs et Musulmans. Les «événements d’août 34» continuaient d’exister dans les conversations, bien plus que la période de Vichy où les Juifs de la ville avaient été chassés de la fonction publique.

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"Cheikh Raymond"

Cette peur a été ravivée le 22 juin 1961, avec l’assassinat de «Raymond». Dans la communauté juive de Constantine, c’était le choc. Le grand chanteur de malouf Raymond Leyris dit «Cheikh Raymond» avait été assassiné au marché. Je m’en souviens bien, j’étais au marché ce jour-là avec ma mère. A l’époque, ma mère faisait le marché tous les jours. J’avais dix ans, je n’allais plus à l’école à cause des «événements». Ma mère ne savait pas quoi faire avec moi ; une fois sur deux, elle m’emmenait avec elle. Quand les coups de feu ont retenti je me trouvais sur le marché d’en haut, place Négrier.

La foule s’est immédiatement dispersée et revenue ensuite. «Ils ont tué Raymond !» C’était quelque chose d’énorme, de gigantesque. La communauté juive de Constantine était choquée, bouleversée. L’enterrement se fait tout de suite chez les Juifs, comme chez les Musulmans. Je crois que l’enterrement a du avoir lieu rapidement. Il y avait beaucoup de monde : enfants, femmes et hommes, toute la communauté juive était dans la rue, présente. Je me souviens qu’il ne faisait pas très beau ce jour-là, ciel gris, soleil voilé.

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"Cheikh Raymond"

L’un de mes oncles qui était à l’enterrement avait dit, en regardant le ciel : «Raymond a été tué. Même Dieu le pleure.» Je me souviens de cette phrase, et d’avoir assisté à cet enterrement, d’avoir suivi ce long cortège avec mon père, qui remontait vers le cimetière. Là-bas, les gens disaient : «on monte au cimetière», le cimetière juif de Constantine est situé tout en haut de la ville. L’expression est restée : quand mon père est mort, ma mère me disait : «on monte au cimetière», à Paris. Je ne la contredisais pas.
Le cimetière juif de Constantine était magnifique, il se trouvait à côté du «Monument aux morts» qui domine toute la ville. Une procession gigantesque a suivi la dépouille de Raymond qui a été enterré, si mes souvenirs sont bons, tout à fait au début du cimetière. C’était le grand tournant, le moment où ce qui restait de la communauté juive de Constantine en 1961 a choisi de partir vers la France. La question n’était plus de savoir s’il fallait partir ou pas, mais : «qu’est-ce qu’on va devenir là-bas ?»

Les préparatifs du départ
Il faut voir l’atmosphère qui était née dans la ville, je m’en souviens très bien. J’avais onze et demi, j’allais en classe de sixième et je me souviens de cette atmosphère de panique, chez les Européens et les Juifs d’Algérie. Le départ ne s’est pas fait tout de suite après les accords d’Évian, non ! On s’interroge beaucoup maintenant sur les accords d’Evian du 18 mars 1962, mais là-bas personne ne se préoccupait de les lire, la plupart des gens ignoraient leur contenu. Ils ne retenaient des accords d’Évian que le référendum, fixé dans 3 mois.
Au fil des générations, et depuis le décret Crémieux, les Juifs d’Algérie se considéraient comme faisant partie de la communauté française. Ce référendum signifiait la fin de l’Algérie française. Le reste, comme avoir la double nationalité par exemple, ce n’était pas leur problème. La date principale pour eux ce n’était pas les accords d'Évian, mais le référendum pour l’indépendance fixé au début juillet qui signifiait dans leur esprit la fin de la nationalité française. Les Juifs de Constantine, comme ceux de toute l’Algérie, ne voulaient pas revivre la période de Vichy où ils avaient perdu la nationalité française et s’étaient retrouvés dans le statut de l’indigénat. Ils voulaient conserver ce statut de citoyen français obtenu depuis 1870, depuis au moins trois générations.
Le départ ne s’est pas fait tout de suite. À la fin du mois de mars et tout le mois d’avril 1962, les attentats et les plasticages de l’OAS ont alourdi l’atmosphère. La ville a été secouée par une série d’attentats au plastique. Les Juifs se tenaient dans une position d’expectative, de neutralité ; ils ne pouvaient pas rejoindre l’OAS, cette organisation truffée d’anciens de Vichy qui les avaient exclus de la fonction publique quinze ou vingt ans auparavant. En même temps, ils ne pouvaient être avec le FLN, se vivant complètement français depuis plusieurs générations.

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Oran, 22 mai 1962 (source)

À la fin du mois d’avril 1962 mon père a pris la décision de partir. A ce moment-là, il avait un double souci, ce qui l’angoissait terriblement. D’abord, comment partir. Constantine n’est pas une ville de bord de mer, mais une ville située à l’intérieur du pays. Deux possibilités se présentaient : soit partir par bateau d’Annaba (ex-Bône), soit partir par avion.
Avoir des billets, ce n’était pas du tout évident à ce moment avec l’exode qui commençait, la panique. Je me souviens très bien que mon père avait décidé de partir par avion, pour cela il fallait faire la queue. Les places d’avion étaient distribuées, données ou vendues, je ne me souviens plus, à la mairie de Constantine qui se trouvait en face de la place de la Brèche. La queue s’allongeait sur plusieurs centaines de mètres. Il fallait pratiquement dormir là-bas sur place pour être prêt le lendemain matin. L’attente pouvait durer deux à trois jours. Je me souviens que ma mère, ma sœur et mon père ont fait la queue pendant trois jours pour avoir les billets.

L’arrachement
Nous sommes partis le 16 juin 1962, parmi les derniers. Nous avons embarqué de Télerghma, à quelques kilomètres de Constantine. Il fallait prendre un camion pour nous emmener à l’aérodrome. Je savais que c’était un départ définitif. J’avais tellement entendu mes parents en parler pendant un an, sur la terrasse, dans leur chambre, avec les oncles, que j’avais acquis la certitude d’un départ définitif. Je savais que c’était quelque chose de très grave. Ce n’était pas un départ en vacances. Je savais que c’était une déchirure. J’avais onze ans, mais j’avais compris la gravité des choses.

Je me souviens d’une scène cruelle de ma mère nettoyant à fond l’appartement avant de partir. Jusqu’à la dernière minute, elle a lavé le parterre, juste avant de descendre les marches de l’escalier et monter dans le camion militaire. Elle a nettoyé totalement l’appartement, sans prêter attention aux réprimandes de mon père qui trouvait son attitude totalement absurde. Elle était extrêmement attachée à son appartement de Constantine qu’elle considérait comme une espèce de joyau, alors que c’était un tout petit appartement. C’était l’attachement à une histoire. Cet appartement, elle l’avait quitté impeccable. Elle avait même fini par laver l’escalier.

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arrivée de harkis à Marseille, juin 1962

Le «cadre»
Le deuxième souci de mon père, c’était ce qu’on appelait à l’époque le «cadre», pour mettre nos affaires le jour de notre départ. Il faut imaginer un exode. Je me souviens de cette vision incroyable de la rue de France, avec des dizaines de personnes qui mettaient leurs affaires dans les «cadres», dans la rue. Mon père avait vu partir les gens qu’il connaissait, les voisins de palier, ses amis, ceux de son milieu social, ceux qu’il fréquentait dans la ville ou à la synagogue. Il avait réalisé que l’exode commençait, et il a cédé, lui aussi à la panique. Quand il a voulu partir, c’était trop tard pour faire le «cadre». Nous n’avions pas réussi à faire partir le fameux «cadre», trop de monde et trop de demandes. Il n’y avait pas la possibilité de le faire partir avant. Mes parents s’étaient résolus à partir avant l’indépendance, mais en laissant le «cadre», en laissant l’appartement.

Nous sommes donc partis chaudement habillés, alors qu’il faisait très chaud, pour une raison simple : nous ne pouvions pas mettre les manteaux dans les valises, cela prenait trop de place. Nous avions droit à deux valises chacun. Je portais deux petites valises, ma sœur deux également, ma mère et mon père aussi. Quand on regarde les photos des rapatriés qui s’en vont d’Algérie en juin 1962, beaucoup portent des manteaux et pull-over. Ceux qui ne pouvaient pas partir avec leur «cadre» emportaient avec eux avec le maximum d’affaires. Ceux qui partaient moins vêtus, cela signifiait que leur cadre était déjà parti. Ce n’était pas notre cas. En fait, mon père a cru jusqu’au bout qu’il pouvait rester en Algérie.

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ce n'est pas l'aéroport de Telerghma, mais celui d'Alger

Il ne pouvait se résoudre à s’arracher de cette terre. À l’aérodrome militaire de Télerghma, nous avons attendu plusieurs heures sur le tarmac le moment d’embarquer. C’était épouvantable d’attendre ainsi, «emmitouflés» dans nos manteaux, sous un soleil de plomb. À cette époque, mon père avait 53 ans et mère 46 ans.

Le départ, les manteaux, les pull-overs des sans-cadre sous le soleil, une détresse qu’aucun livre d'histoire ne pourra jamais faire comprendre.
Nous sommes arrivés de nuit à l’aéroport d’Orly où nous attendait mon oncle Robert. Mon père est revenu à Constantine en septembre 1962 chercher les meubles et…. Le «cadre» ! Tout l’été mes parents étaient obsédés par cela, récupérer leurs meubles. À l’angoisse des discussions nocturnes sur la guerre avaient succédé les discussions de l’été 1962 sur le «cadre», la perte possible de nos affaires. Quand mon père avait dit qu’il retournait pour chercher les meubles, ma mère avait dit «non, si tu retournes, ils vont te tuer». Il n’avait pas peur d’être tué. Il savait qu’il ne risquait rien. Deux de ses employés, Sebti et Smaïl, étaient au FLN. Mon père soupçonnait qu’ils étaient FLN, même s’ils le niaient. Il était en contact avec l’univers politique algérien, connaissait personnellement Abdelhamid Ben Badis parce que son magasin était en dessous de l’immeuble où habitait ce dernier. Mon père avait une culture de l’Algérie, qu’il m’a transmise d’ailleurs, et qui n’était pas celle de ma mère qui avait une culture plus traditionnelle, communautaire juive.

Il est donc retourné en Algérie en septembre 1962 ; il a fait le cadre et il est revenu avec. Il nous a raconté son retour à Constantine. Dès qu’il était arrivé à l’aéroport de Aïn El Bey, il avait pris un taxi. Le chauffeur de taxi était de Khenchela qu’il connaissait et l’avait reconnu immédiatement. Ce dernier s’est mis à pleurer instantanément. Il lui disait «pourquoi vous êtes parti ? Ce n’est pas possible cette histoire ; il faut revenir, c’est votre pays.» Le chauffeur de taxi était resté avec lui le temps de son séjour à Constantine. Mon père y est resté trois ou quatre jours. Il était extrêmement ému par l’accueil de ce chauffeur de taxi. Il avait pleuré, il savait qu’avec le cadre qu’il avait envoyé par Annaba, c’était fini. Il m’avait raconté qu’il était «monté» une dernière fois au cimetière pour voir la tombe de son père.

Plus tard, quand je suis retourné à Constantine, en 1983, mon père m’avait demandé d’aller voir la tombe de mon grand-père et de prendre des photos. Mais j’étais tellement ému par ce premier retour en 1983 à Constantine, que je n’ai pas trouvé cette tombe. Je voulais absolument exaucer le vœu de mon père, j’ai pris l’appareil photo mais je n’avais pas trouvé la tombe. Je ne l’ai pas dit à mon père. C’était un mensonge, je ne pouvais pas lui dire autre chose.

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Benjamin Stora à Constantine

Quand je suis retourné à Constantine en octobre 1985, j’ai retrouvé tout de suite la tombe de mon grand-père, mais mon père était mort entre temps. Il est décédé le 1er juillet 1985 à Sartrouville en banlieue parisienne. Quand j’ai vu la tombe de mon grand-père, j’étais profondément troublé. C’était écrit «Benjamin Stora», je porte le même prénom que mon grand-père. J’éprouvais la sensation étrange que c’était ma propre tombe qui était là, à Constantine.

Benjamin Stora
8 avril 2003
Georgetown University

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25 février 2007

Les massacres de Sétif (1945)

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Massacres à Sétif et Guelma

Jean-Louis PLANCHE

 

"On ne massacre jamais que par peur, la haine n'est qu'un alibi",
Georges Bernanos (1937).

 

Comment peut-on faire, en à peine plus de huit semaines, le plus grand massacre d'innocents que la France ait connu dans son histoire contemporaine, 20 000 à 30 000 morts algériens, composés à plus de moitié de femmes, d'enfants et de vieillards ?

Pour qu'un massacre aussi peu glorieux soit devenu possible, dans un département alors français d'Algérie, le jour du 8 mai 1945, il fallait d'abord s'être persuadé qu'ils allaient renverser sur vous le monde, nommer leurs chefs, planter partout leurs drapeaux, et vous réduire en une sorte d'esclavage. Il fallait surtout, au-delà de la déraison politique, au-delà du racisme qui n'est qu'un mot, au-delà de l'envie, de la jalousie, se laisser submerger, puis emporter par la peur.

Mais une grande panique ne s'improvise pas. Elle se prépare des années durant, non par un complot, par une machination, ou par toute autre construction dérisoire de l'esprit, mais au contraire en s'abandonnant aux rumeurs, au travail de la frustration, au besoin de désordre, dans un monde que l'on ne comprend plus, où le familier se colore aux teintes de l'étrange, où plus rien ne paraît à sa place, où le silence d'un coup inquiète, et le calme sonne faux. Sétif, une ville où il ne s'est jamais passé grand-chose, et surtout Guelma, une ville où il ne s'est jamais rien passé, convenaient.

Policiers, militaires et gendarmes, administrateurs, sous-préfets, corrodés par l'ennui et l'indigence de l'événement, avaient perdu leurs réflexes et ne se souciaient plus de démêler le vrai du faux. Les plus ambitieux rêvent ou cauchemardent. Il suffit dès lors que, un matin, un emblème étrange, ce que l'historien Paul Veyne appelle "un objet biscornu", un drapeau vert et blanc, frappé d'une étoile rouge, apparaisse à Sétif dans une manifestation comme il s'en était formé ce matin partout dans le monde pour fêter la victoire des Alliés. Tout bascule.

On discute encore aujourd'hui pour savoir qui, d'un policier ou d'un manifestant, a lâché le premier coup de feu. Dans le pandémonium qui suivit, dans le massacre qui courut la ville, les manifestants tirés comme des bêtes qui s'enfuient, les Européens rencontrés dans leur fuite lynchés, puis la honte et la peur mêlées, tout le monde a oublié les quelques coups de feu tirés des balcons.

Qui va se soucier que deux ou trois fusils aient été placés là pour régler son compte au maire, ou à quelques adjoints, ou à Ferhat Abbas aussi, s'il passait par là ? Qui va se souvenir qu'au bruit des détonations d'autres ont couru décrocher leur fusil de chasse et se sont portés à la fenêtre, pour contenir, le temps qu'arrivent de leurs casernes soldats et gendarmes, l'insurrection depuis si longtemps annoncée ?

À 200 kilomètres de là, par-delà les montagnes, le sous-préfet de Guelma a été prévenu très vite. Il ne veut pas y croire. Ancien commissaire de la défense du territoire, mêlé à dix complots au temps de la résistance d'Alger, dont il a été un héros, retors, pervers, il perd soudain ses moyens et ne prend aucune disposition pour interdire la manifestation de la victoire qui se tiendra dans l'après-midi. Il glisse simplement dans sa poche une arme. Ce sera vraisemblablement lui qui, dans la cohue provoquée par l'apparition à nouveau de l'"objet biscornu" , abattra le porte-drapeau, un riche commerçant algérien des faubourgs.

Longtemps, dans les semaines qui viennent, les officiers de l'armée lancés dans la répression chercheront la logique entre les deux anecdotes pour comprendre comment l'"insurrection" a pu franchir en quelques heures les montagnes. Des officiers généraux envisageront un complot international, juif pour certains ! Le directeur de la Sécurité générale, à Alger, est persuadé quant à lui qu'il s'agit d'une révolution. Le gouverneur, Yves Chataigneau, agrégé d'histoire, arabisant, socialiste, est convaincu qu'il affronte une guerre sainte. Il est trop tard pour réfléchir.

Mais il faut prévenir Paris. Dans la journée du 9 mai, le gouverneur est averti par les renseignements généraux qu'un "véritable affolement ne tardera pas à se faire jour". On envoie coup sur coup deux télégrammes cryptés au ministre de l'intérieur. Ils décrivent une situation qui "paraît devenir alarmante" . Le ministre croit comprendre qu'il s'agit d'une "espèce d'insurrection" et propose des renforts.

Sommée d'intervenir, l'armée engage toute la puissance de feu disponible. Des colonnes de petits blindés très maniables, suivis de camions tout-terrain emplis de légionnaires et de tirailleurs sénégalais, appuyées par l'artillerie tractée, par l'aviation d'assaut, pendant dix jours écrasent sous les obus, déchirent sous les rafales, anéantissent sous les bombes antipersonnel des foules affolées, à l'armement dérisoire, rejetées par le feu d'une vallée à l'autre, persuadées que les Français sont devenus fous et veulent massacrer tous les musulmans.

La pression sur elle ne faiblira pas. Le 12 mai, le Parti communiste distribue dans les villes d'Algérie un tract comminatoire. Signé par cinq représentants du comité central, il exige de "passer par les armes les instigateurs de la révolte et les hommes de main qui ont dirigé l'émeute. Il ne s'agit pas de vengeance ni de représailles. Il s'agit de mesures de justice. Il s'agit de mesures de sécurité pour le pays". L'armée, qui a perdu son sang-froid, ne le retrouvera pas.

Chez les civils, c'est bien pire. Des milices patriotiques sillonnent les rues des villes. Des escouades de coureurs des bois terrorisent les campagnes, multiplient les exécutions sommaires et les pillages. Autour de Guelma, au lever du jour puis au crépuscule, les salves des pelotons d'exécution ponctuent le fil des heures. Mais le sens de la mise en scène sanglante qu'a le sous-préfet de la ville ne doit pas faire illusion. Ailleurs, on massacre plus discrètement. À la fin de l'été encore, à Constantine, la fosse commune ouverte au cimetière se remplit.

Il est trop tard pour arrêter. Si le ministre de l'intérieur a dès le départ émis des doutes sur la réalité d'une insurrection, de même que certains officiers après quelques jours de ce qu'ils refusent d'appeler des combats, si le Parti communiste comprend vite la situation, et en informe le gouverneur, il leur est impossible d'interrompre la tragédie. Elle suivra son cours pendant plus de huit semaines, jusqu'à épuiser ses forces.

Parmi les acteurs des massacres, certains en seront atterrés. La première proposition de libérer tous les "insurgés" arrêtés, au motif que leur internement n'a aucun sens, émanera du préfet de Constantine qui a dirigé la répression. De grands colons sont désespérés, certains que la colonisation n'y survivra pas. L'opinion française, plus ou moins informée, enfouit, sous les terribles difficultés de l'année 1945 et le retour des prisonniers et des déportés, un événement dont la mémoire est impossible à gérer

Mais de pareils massacres ne s'oublient pas. Ils sont non pas le premier acte de la guerre d'Algérie, mais son prologue, et ont continué de peser sur les consciences, sur l'histoire, de générer des comportements de fuite, comme on le verra en 1962. Aujourd'hui, alors que deux peuples adultes envisagent de regarder ensemble vers l'avenir, en négociant un traité d'amitié, le moment est sans doute venu d'en alléger le poids.

par Jean-Louis Planche, historien
Le Monde, 8 mai 2005

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- comptes rendus du livre de Jean-Louis Planche sur dzlit

- sur Études Coloniales :
    - présentation éditoriale du livre et de l'auteur
    - venue de l'auteur à l'université Paris VIII

- sur Sétif-info : Poignant de bout en bout. Tel a été le témoignage de Jean-Louis Planche hier à notre rédaction. Accompagné de Yasmina Belkacem, directrice de la communication aux Editions Chihab, l’historien français nous a tout dit ou presque sur l’un des épisodes les plus tragiques de la colonisation française en Algérie. (lire la suite)

- dans le journal algérien : El Watan (8 mai 2005)

- dans le journal Le Soir d'Algérie, par Hakim C.

- un article de Lucien-Samir Oulahbib sur le site Kabyle.com

- dans le journal algérien El Moudjahid, 8 mai 2006

- un message sur africatime.com, 5 juillet 2006

- l'article de Chaffik Benhacene (La Tribune d'Alger, 8 mai 2006) sur le site tetedeturc.com

 

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9 février 2007

Mémoires d'Afrique du Nord (une association)

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Mémoires d'Afrique du Nord

écrire pour vaincre l'oubli

parler pour garder mémoire

 

L'association Mémoire d'Afrique du Nord a été fondée en juin 1994. Elle publie une revue, Mémoire Plurielle. Cahiers d'Afrique du Nord dont 50 numéros sont déjà parus. C'est elle qui a édité l'ouvrage que connaissent bien tous les chercheurs intéressés par l'histoire de l'Algérie : Des chemins et des hommes. La France en Algérie, 1830-1962, éd. Harriet, 1995.

Voici comment elle se présente

 

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De conception originale, elle est essentiellement tournée vers la mémoire et se veut parfaitement apolitique.

Ses objectifs sont d'ordre historique et culturel. Elle s'adresse à tous ceux qui ont vécu en Afrique du Nord, qui l'ont connue et aimée, ou tout simplement qui s'y intéressent. L'histoire est faite par les hommes, la culture permet de mieux apprécier les pays. Il est important de garder trace et de faire connaître ces hommes et ces femmes qui ont marqué la vie de l'Afrique du Nord jusqu'aux indépendances des trois pays : Algérie, Maroc, Tunisie.

Au-delà de toute polémique, de toute rancœur, cette mémoire est riche des nombreuses années vécues en commun avec la France ; il faut la garder vivante. Il faut aussi parler, lire cette mémoire écrite, la faire connaître.

À travers la vie des hommes, c'est la mémoire de leurs actions, des métiers qu'ils ont exercés, c'est renouer un à un les milliers de fils connus, oubliés, parfois occultés, c'est refaire la trame historique de l'Afrique du Nord et lui donner la solidité d'une étoffe, ensemble de points-souvenirs bien serrés.

 

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- liste des Cahiers d'Afrique du Nord, numéros 1 à 50 (1994-2006) édités par l'association Mémoires d'Afrique du Nord

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- ouvrages publiés par l'association Mémoire d'Afrique du Nord

 

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cet ouvrage est disponible auprès de l'association et
sur les sites de vente en ligne de "livres anciens"

 

- lien vers le site Mémoire d'Afrique du Nord

 

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Tigzirt-sur-Mer (Algérie), restaurant - cliquer pour agrandir

 

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4 février 2007

je suis "tombé" sur un site intitulé "Etudes coloniales" (internaute de Sétif)

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...je suis "tombé" sur un site intitulé

"Etudes coloniales"...

un internaute de Sétif (Algérie)

 

Au cours de mes recherches sur le thème de l'Algérie il m'arrive de découvrir des sites qui apportent un éclairage nouveau (ou inédit) sur la période coloniale et post coloniale.
C'est ainsi qu'à ma grande surprise je suis "tombé" sur un site intitulé "Etudes coloniales".
Dans un premier temps, j'ai pensé qu'il s'agissait d'un site "à la gloire de l'œuvre colonisatrice". Puis, poussant plus loin mes investigations, j'ai dû nuancer mon jugement.
En effet, ce site mentionne des ouvrages divers dont la présentation, soit par leurs auteurs soit par leurs éditeurs, ne manque pas de surprendre.
Je les livre donc à votre propre analyse sans m'engager sur leur valeur ou leurs vertus.

GALLISSOT René. Algérie : Engagements sociaux et question nationale. De la colonisation à l’indépendance de 1830 à 1962. Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier. Maghreb, Les Éditions de l’Atelier, Le Maitron, Paris, 2006.

James MAC DOUGALL, History and the Culture of Nationalism in Algeria, Cambridge University Press, Cambridge, 2006. Cet ouvrage est commenté par Gilbert Meynier, lui-même auteur d'un ouvrage intitulé : "L’Algérie des origines. De la préhistoire à l’avènement de l’Islam".

Enfin, en dehors du site intitulé "Etudes coloniales" (que j'ai parcouru assez rapidement) j'ai lu avec un vif intérêt une autobiographie de Mohamed ARABDIOU, intitulée : "Au fil des jours …. Une vie". En voici les coordonnées (Google) : Mohamed Arabdiou
Ils avaient un terrible collaborateur « Si Mohamed le marocain ». ... Il s’agit de Si Mohamed Tlemçani qui fut très heureux et peut-être soulagé ,de voir ...
algerie2003.free.fr/1954_1962

"Maibo", 20 Janvier 2007, à 22:10:17

http://www.setif.info/forum/topic-1616.0.html

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images anciennes de Sétif

 

 

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la mairie

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la mosquée

 

 

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la porte de Constantine


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rue Saint-Augustin

 

 

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rue du 19e Léger (vers 1910)

 

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rue du 19e Léger

 

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la fontaine monumentale

 

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rue d'Isly et église (à gauche, marquée d'une croix, l'école)

 

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Sétif



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- Jean-Louis Planche, Sétif, histoire d'un massacre annoncé, Perrin, 200.



 

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30 janvier 2007

Courriel à Madame Florence Beaugé, du Monde (Gilbert Meynier)

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sur la "bataille", ou le "nettoyage",

d'Alger (1957)

Courriel à Madame Florence Beaugé, du Monde

Gilbert MEYNIER

Madame,

Votre article (Le Monde, daté du 30 janvier 2007), qui est intitulé "50 après : Les survivants du "nettoyage d'Alger", me paraît globalement honnête et bien  informé, si ce n'est qu'il appelle de moi les commentaires suivants :

- Vous avez grandement raison de discuter les termes du syntagme "bataille d'Alger".57 En cela nous nous rejoignons, puisque, dans mon livre, Histoire intérieure du FLN (Fayard, Paris, 2002, et Casbah Editions, Alger, 2003), je n'emploie jamais que l'expression de "grande répression d'Alger" pour désigner les faits dont il est question : il n'y a, en effet, pas de bataille lorsqu'il y a une aussi grande disproportion des forces en présence.

- Votre article comporte une erreur relative en ce qui concerne les "attentats qui ensanglantent la population européenne depuis l'automne 1956 et créent la psychose". En effet, le plus précoce, et le plus meurtrier des "attentats" d'Alger de cette période, fut l'attentat de la rue de Thèbes, du 10 août 1956 ; et ce fut un attentat préparé et commis par les ultras européens d'Algérie : ce furent Philippe Castille et Michel Fessoz qui déposèrent une bombe au plastic de 30 Kg, dont l'explosion causa la mort de 15 (version européenne) à 60 (version algérienne) personnes (Cf. mon livre, p. 322).

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Zohra Drif, arrêtée le 24 septembre 1957

- Autre erreur : vous écrivez que Zohra Driff était "originaire d'Oran". En réalité, elle était originaire de Tiaret, à 200 km au sud-est d'Oran, et elle était issue d'une notable, et très connue, famille du Sersou.

- Toujours au sujet de la même Zohra Driff, vous auriez pu, en deux mots, renseigner vos lecteur sur ce qu'est une "sénatrice " dans l'Algérie d'aujourd'hui: quelqu'un de nommé par le pouvoir d'État (elle vient d'y être reconduite), et en aucun cas une élue désignée de façon démocratique. On peut dire, en effet, qu'elle est de celles (ceux) qui ont été récupéré(e)s par le pouvoir d'État pour administrer la leçon moralisatrice et héroïsante de la période de la guerre coloniale de 1954-1962. Sans compter qu'il n'aurait pas été inintéressant, aussi,  de noter que Zohra Driff est veuve de Rabah Bitat, un des neuf chefs historiques du FLN, et qui a longtemps président de l'Assemblée nationale, et qui était considéré comme un cacique du régime.

arton57963_137x170- Au sujet de Abdelhamid Mehri, il est important de savoir qu'il a été, au 2e CCE et au 1er GPRA, ministre "des Affaires sociales et culturelles". Mehri était (est encore, puisqu'il est toujours de ce monde) un homme d'esprit particulièrement ouvert. De formation exclusivement arabe (université de la Zaytûna, Tunis), il a été de ces arabisants qui, tout seuls, ont appris le français le dictionnaire à la main, et sont parvenus à maîtriser cette langue de manière exemplaire. Il n'aurait peut-être pas été inutile de rappeler à vos lecteurs, en lieu et place de détails moins substantiels, que Mehri fut la personnalité la plus ouverte du FLN (il a été secrétaire général du FLN) du début des années 1990, à l'époque du ministère de Mouloud Hamrouche, lequel fut sans doute ce que l'Agérie indépendante connut de plus éclairé comme gouvernement - Hamrouche étant lui-même officier de formation, et aussi arabisant originel, mais bien distinct du directoire militaire qui régit l'Algérie, éventuellement sous la couverture de fusibles civils, depuis des décennies.

- À propos de Yacef Saadi : il a été, en effet, un combattant illustre de l'époque de la grande répressionSaadiYacef d'Alger, d'origine purement activiste, et en aucun cas d'origine politique/militante. Il est aujourd'hui de ceux qui, à l'instar de Zohra Driff, sont utilisés par le pouvoir algérien, lequel tire son origine dirigeante originelle de l'armée des frontières et de l'EMG de Boumediene, lesquels n'avaient jamais, eux, combattu, dans les maquis.

D'authentiques combattants de terrain comme Yacef Saadi ont été ultérieurement HOUARI_BOUMEDIANErécompensés de leur combat par diverses sinécures, cela, à mon sens, pour compenser leur exclusion de fait du pouvoir réel par l'EMG de Boumediene [ci-contre] à l'été 1962, lequel EMG s'est ouvert un chemin sur Alger à l'été 1962 par une conquête militaire qui a écrasé les maquisards de la wilâya 4 (Algérois), conquête qui, en trois jours, début septembre 1962, et d'après des sources officielles algériennes, a fait 1 000 morts.

- On ne comprend pas de manière limpide, d'après votre article, en quoi "les idéaux de la révolution" ont été "trahis", selon la formule du Professeur de médecine Ali Hattab que vous citez.

Merci, en tout cas, pour votre article éclairant.
Avec mon plus respectueux compliment,

Gilbert Meynier



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le film de Gillo Pontecorvo (1966)A3532

 



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- sur le film La bataille d'Alger

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Brahim Hadjaj dans le rôle de Ali Lapointe

 

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Reportage

50 ans après : les survivants du

"nettoyage d'Alger"

Florence BEAUGÉ

 

Il porte un jean, un pull-over noir usé et une casquette. Un sécateur à la main, il accueille ses visiteurs en s'excusant de sa tenue. Il ne s'agit pas du jardinier mais de Yacef Saadi, l'homme le plus recherché d'Algérie en 1957, celui dont la tête avait été mise à prix par l'armée française, le "fellagha" immortalisé par le célèbre film de Pontecorvo, La Bataille d'Alger, dans lequel il joue d'ailleurs son propre rôle. "Quand les paras m'ont enfin capturé, le 24 septembre 1957, Massu s'est exclamé : "Ça y est, la guerre d'Algérie est terminée !" C'est peu dire qu'il se trompait !", sourit cet homme petit et vif, aujourd'hui âgé de 78 ans, en parcourant le parc de sa maison, une superbe demeure avec piscine, située sur les hauteurs d'Alger.

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Yacef Saadi

De Yacef Saadi, on dit tout et son contraire. Ceux qui l'ont connu à l'époque où il était responsable de la Zone autonome d'Alger (ZAA) continuent de le vénérer. Ils se souviennent "d'un chef fantastique", à "l'autorité naturelle", qui savait tisser autour de lui "de vrais liens de fraternité et de solidarité". Les autres l'exècrent. Ils ne retiennent que le notable "récupéré par le pouvoir", le sénateur plusieurs fois nommé par le président Bouteflika, détenteur, dit-on, "d'une immense fortune".

Peu importe. Yacef Saadi, enfant de la Casbah, est un irremplaçable acteur et témoin de la "bataille d'Alger", une victoire militaire pour la France, mais une écrasante défaite politique. Côté algérien, on récuse l'expression, puisqu'il s'est agi non d'une bataille à armes égales, mais d'une "opération de nettoyage" de l'armée française, d'une "effroyable escalade dans la répression et la pratique de la torture".

 

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image du film de Pontecorvo

La "grève des huit jours" ? Yacef Saadi se souvient de ses protestations quand l'état-major de la révolution algérienne, le Comité de coordination et d'exécution (CCE, auquel appartiennent Abane Ramdane et Larbi Ben M'Hidi), décide de lancer cette opération, il y a tout juste cinquante ans, le 28 janvier 1957. L'objectif est d'attirer l'attention des Nations unies sur la question algérienne. Une semaine, avertit alors Saadi, homme de terrain, "c'est beaucoup trop". La population n'arrivera pas à tenir aussi longtemps, même si le Front de libération nationale (FLN) a pris soin de ravitailler à l'avance les familles plus démunies.

De fait, la grève est brisée au bout de trois jours. Les paras enfoncent les rideaux métalliques des magasins, ordonnent la réouverture des échoppes et embarquent les commerçants récalcitrants. La Casbah, zone "libérée" par le FLN, ne va pas tarder à être reprise en main par l'armée française. La direction de la ZAA, elle, achèvera d'être décapitée avec la mort d'Ali la Pointe le 8 octobre 1957. Ce jour-là, cet adjoint de Yacef Saadi et ses trois jeunes compagnons de combat refusent de se rendre et meurent déchiquetés dans leur réduit plastiqué par les paras.

Tortures. Exécutions sommaires. Viols. Internements arbitraires dans des camps... Tout est bon, cette année-là, pour "purger" Alger du FLN, mettre fin aux attentats qui ensanglantent la population européenne depuis l'automne 1956 et créent la psychose, et décourager la population algérienne de basculer dans le camp indépendantiste. Peine perdue. C'est l'inverse qui va se produire. "Ami, si tu tombes, un ami sort de l'ombre à ta place. Demain, l'ennemi connaîtra le prix du sang et des larmes", chantonne soudain Saadi, en déambulant dans son jardin, son sécateur toujours à la main. "J'aimais ce Chant des partisans, surtout chanté par Yves Montand ! Je me souviens aussi que je me prenais pour Chen, le héros de La Condition humaine (André Malraux). J'admirais son courage, le fait qu'il luttait pour une cause", sourit-il, nostalgique.

De cette époque, le chef de la ZAA ne garde pas que des souvenirs tragiques, loin de là. "On s'amusait, onMassuJacques rigolait, on provoquait Massu (le chef de la 10e division parachutiste). Ce sont mes meilleures années ! Elles ont donné un sens à ma vie."

Zohra Drif, adjointe de Yacef Saadi, capturée le même jour que lui, ne dit pas autre chose. Devenue avocate et sénatrice, celle qui n'a alors que 19 ans va vivre toute la bataille d'Alger cachée dans la Casbah. Originaire d'Oran, la jeune fille imagine la vieille ville comme un "endroit mal famé", presque "un bordel à ciel ouvert". Elle découvre en fait de petits palais de l'époque ottomane d'une beauté étonnante, propres, ornés de marbre, de céramique, de fleurs... Cachée sous un aïk blanc, elle déambule dans des ruelles obscures qui débouchent "sur des éclaboussures de lumière". Surprise par la misère des habitants, Zohra Drif l'est plus encore par "la solidarité et l'extrême générosité" dont ils font preuve. Bien sûr, elle n'a pas oublié son angoisse et son stress permanents, ni sa découverte horrifiée de la "torture à domicile" pratiquée sur les suspects par les parachutistes, ni le silence de mort qui s'abattait sur la casbah après l'exécution d'un "frère" à la prison toute proche de Barberousse, mais elle se souvient plus encore de "fous rires monumentaux" avec ses "soeurs" de combat, les moudjahidate, notamment Djamila Bouhired.

germaineTSi Yacef Saadi conserve, aujourd'hui encore, une grande estime pour Germaine Tillion, cette ethnologue spécialiste du Maghreb, devenue pour un temps médiatrice dans le conflit algérien, Zohra Drif parle avec une certaine distance de l'ancienne résistante déportée à Ravensbrück. "Quand Germaine Tillion est venue nous voir, dans notre cache de la Casbah, pour nous demander d'arrêter de poser des bombes, elle nous a traités de terroristes. Je me disais : "Mais elle est folle, cette femme ! On nous torture, on largue des bombes au napalm sur la population civile, on balance les prisonniers algériens vivants du haut des hélicoptères, et elle nous fait des leçons de morale !"", raconte la sénatrice, encore interloquée, cinquante ans plus tard.

Avec sa crinière blanche, ses yeux bleus et son élégante silhouette, Habib Reda garde, à 86 ans, sa réputation de bel homme. Cet ancien acteur de cinéma et de théâtre, dont tout le monde connaissait la voix, à la radio d'Alger, dans les années 1950, est aujourd'hui citoyen américain. Il partage sa vie entre Alger, Paris et Tampa, en Floride, où résident son fils et ses deux petits-enfants.

Habib Reda ne se vante de rien. Ni d'avoir été affreusement torturé, l'été 1957, à l'école Sarouy, l'un des pires centres d'interrogatoire de l'armée française tenu par le capitaine Chabanne et le lieutenant Maurice Schmitt (qui deviendra plus tard le chef d'état-major des armées françaises). Ni d'avoir été un poseur de bombes, lui, l'homme cultivé, qui jouait Molière et Shakespeare sur toutes les scènes d'Algérie. L'attentat "des lampadaires", qui fera 8 morts et une soixantaine de blessés, le 3 juin 1957, à Alger, c'est lui. "Oui, 30_09_1956_echo_vous pouvez parler de terrorisme. Mais croyez-moi si vous voulez : la veille de ces attentats, le jour même, et les nuits suivantes, je n'en dormais pas, confesse cet ancien moudjahid. Nous posions ces bombes à contrecoeur. Ce ne sont pas des choses qu'on efface facilement. Mais nous n'avions pas d'autre choix pour nous faire entendre..."

C'est à la fin de l'année 1956 qu'Habib Reda a été chargé par Yacef Saadi d'organiser un "réseau bombes" à Alger. Le FLN a promis de venger la population algérienne de l'attentat de la rue de Thèbes, qui a fait, en plein coeur de la Casbah, dans la nuit du 10 au 11 août, 80 morts et une centaine de blessés. La bombe a été placée par des ultras, partisans de l'Algérie française. Commence alors un cycle d'attentats et de représailles qui ne cessera qu'avec l'indépendance de l'Algérie, en 1962.

Capturé et condamné à mort deux fois, Habib Reda échappe à la guillotine - comme Yacef Saadi et une centaine d'autres combattants indépendantistes - grâce à de Gaulle qui prononce une amnistie générale, peu après son arrivée au pouvoir. "Quand on me demande en quelle année je suis né, je réponds toujours : en 1958 !", raconte l'ancien acteur en riant. À la fin des années 1970, Reda ira se recueillir, avec sa femme, sur la tombe du général de Gaulle, à Colombey-les-Deux-Églises. Dans la petite librairie de la place centrale du village, il achètera les Mémoires de celui qui lui a sauvé la vie.

Désillusion. Il n'y a pas d'autre mot pour qualifier l'Algérie d'aujourd'hui. "Qu'avons-nous fait de notre indépendance ?", s'interrogent les uns et les autres. Au sein de la population, le désenchantement est profond. On se méfie des commémorations à venir, redoutant toujours une récupération du pouvoir. "Qui aurait pu imaginer que l'Algérie en serait là aujourd'hui ? L'injustice, la misère, la corruption à grande échelle... Les vivants ont trahi les morts. Je n'ai pas autant d'amertume envers la France qu'envers les miens, car eux ont trahi les idéaux de la révolution", assène calmement Ali Hattab, professeur de médecine et fils de chahid (martyr).

"Nos parents se sont sacrifiés pour que nous puissions vivre dans un pays juste, débarrassé de la hogra (l'humiliation). Mais la hogra est toujours là. Les "purs" sont morts. Les gens du pouvoir sont les nouveaux colons de l'Algérie", lâche, désabusé, un journaliste, lui aussi fils de chahid. "L'indépendance de l'Algérie ? Nous l'avons obtenue, résume de sa voix calme et douce Abdelhamid Mehri, ancien ministre du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). La libération, elle, reste à gagner..."

Florence Beaugé
article paru dans l'édition du Monde daté 30.01.07

 

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image du film de Pontecorvo

 

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le général Massu, et le capitaine Graziani

 

 

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19 janvier 2007

Militantisme algérien et franco-algérien en Algérie coloniale (Gilbert Meynier)

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Militantisme algérien et franco-algérien

en Algérie coloniale

Gilbert MEYNIER

 

GALLISSOT René (dir.), Algérie : Engagements sociaux et question nationale. De la colonisation à Gallissot_chez_les_Indig_nes_R_pl’indépendance de 1830 à 1962. Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier. Maghreb, Les Éditions de l’Atelier, Le Maitron, Paris, 2006, 605 p.


Voici le dernier né du «Maitron». Y ont collaboré une douzaine de chercheurs  autour de René Gallissot [photo ci-contre], qui en fut le maître d’œuvre et a rédigé la grande majorité des notices. Gallissot fait partie de ces savants modestes qui ont fureté quatre décennies durant dans l’histoire du Maghreb. Il est pourtant peu connu du grand public, cela en raison même de son ampleur de vues et de ses talents, qui ne le désignent pas précisément à occuper une place de vedette dans le système médiatico-rentier contemporain ; pas plus, par exemple, que le regretté historien-militant Abderrahim Taleb-Bendiab, qu’un Louis-Pierre Montoy, auteur de recherches approfondies sur le Constantinois, mais qui n’a jamais été publié, ou qu’un Jean-Louis Planche, qui, dans les années 1980, a publié sans bruit la douzaine de numéros de la revue Parcours, l’Algérie, les hommes et l’histoire, à laquelle l’auteur de ces lignes a collaboré, et dont plusieurs notices du «Gallissot» sont inspirées.

Et pourtant, toute l’œuvre de Gallissot fait de lui un expert en matière de mouvement ouvrier maghrébin et de militantisme national. En témoigne ce dernier né, auquel il a travaillé vingt ans durant. L’enquête, vaste, féconde et productive, a débouché sur ce bel instrument de travail érudit, enfermant pas moins de 471 notices biographiques de responsables, de militants et de dirigeants, une indispensable table des sigles et une non moins nécessaire chronologie, ainsi qu’une introduction fermement problématisée qui entremêle histoire du nationalisme, histoire sociale et réflexions sur le militantisme politique.

 

trois types d’itinéraires militants

Gallissot a conçu ce dictionnaire comme un carrefour de trois types d’itinéraires : celui de «la part européenne» d’Afrique du Nord, qui releva souvent de ce qu’il a ailleurs dénommé un «socialisme colonial», en tout cas un socialisme marqué de créolité ; cela même si - il le montre - elle put s’interpénétrer et s’aboucher avec l’itinéraire d’une autre «part», celle des «nationaux», nationaux qu’il ne réduit pas pour autant aux seuls nationalistes. Il y a enfin la «part», si historiquement productive, de «l’émigration-immigration». Le tout est surplombé au XXe siècle par la marche vers la nation algérienne : peu ou prou elle se réfère, volens nolens, à ces trois «parts». Il y a donc centralité de la question nationale, cela sans contradiction avec une centralité de la question sociale. En tout cas, on n’est plus, avec ce grand livre, seulement dans un «dictionnaire du mouvement ouvrier», sauf à énoncer en Algérie l’intrication substantielle du «mouvement ouvrier» avec le mouvement national : ce qui est à la fois plausible et inexact.

Dans nombre de cas, en effet, le militantisme ouvrier n’a pas débouché sur l’engagement nationaliste ; et il y eut bien des responsables du FLN à n’avoir été, ni dans le syndicalisme, ni dans des partis du mouvement ouvrier français et/ou algérien - la plupart, naturellement, passèrent par le PPA-MTLD. Il reste que, en Algérie, un mouvement ouvrier, un combat de classes, ne pouvaient pas ne pas se poser la question nationale : le colonialisme français y était à la fois expression du national français et volonté de mise en oeuvre d’un îlot capitaliste. Il reste que la grande majorité des notices que publie Gallissot parlent de gens qui, à un titre ou à un autre, et au moins à un moment de leur vie, ont été dans le système français en colonie, ou à sa marge, ou encore en réaction contre lui, comme syndicalistes, socialistes, communistes, étoilistes/PPA-MTLDistes, FLN…

On en jugera par le palmarès des gens les plus honorés par le dictionnaire en termes de nombre de pages : il est indicatif de valeurs, et aussi des choix finalement retenus. La palme échoit à Henri Curiel (10 pages) ; viennent ensuite Frantz Fanon (8 pages), Messali Hadj (6,5 pages), Henri Alleg, Maurice Laban et André Mandouze (6 pages), Charles-André Julien (5,5 pages), Idir Aïssat (5 pages), Mohamemd Harbi, Amar Ouzegane et Maurice Viollette (4,5 pages), François Chatelet, Gaston Donnat, Sadek Hadjeres et Max Marchand (4 pages), Abdelhamid Benzine, Mohammed Boudiaf, Émilie Busquant et Yacine Kateb (3,5 pages), 9561919René Justrabo et Victor Spielmann (>2 pages), Roger Garaudy (2 pages). Certes la documentation plus ou moins abondante peut expliquer, en partie, ces résultats. En tout état de cause, on aura perçu l’extrême variété - politique, religieuse, nationale…–  des humains nommés  à ce tableau d’honneur.

C’est avec joie qu’on voit la place assignée au peu connu, mais remarquable philosophe François Chatelet, à l’ancien maire communiste de Bel Abbès René Justrabo, à Émilie Busquant, qui n’est plus seulement reléguée à son seul rôle de compagne de Messali. (son origine ouvrière lorraine est bien notée, mais pas les ancrages anarcho-syndicalistes de son père, ouvrier aux hauts fourneaux de Neuves Maisons, au sud de Nancy. Pourtant, sur sa tombe, à Neuves Maisons, une seule mention : «Madame Messali»), ou encore à Victor Spielmann, dont les sympathies anarchistes sont, là, bien notées ; mais qui n’est pas mort en 1943, mais en 1938 : le chaykh Abdelhamid Ben Bâdis (mort en 1940) a rédigé pour lui dans son journal, Al Chihâb, une notice nécrologique émue et enthousiaste, rendant grâce à l’homme des éditions du Trait d’Union et ancien porte-plume de l’émir Khaled, où il l’appelle «l’ange gardien du peuple algérien». Autre libertaire originel, devenu un semi-officiel libéral proche de Lyautey, Victor Barrucand, dont l’historien désireux de comprendre l’Algérie du début du XXe siècle ne peut ignorer le journal, L’Akbar. En revanche, pour Spielmann, l’affirmation selon laquelle lui et son journal, Le Cri de l’Algérie, étaient plus anticapitalistes qu’anticolonialistes est à nuancer : les dénonciations inlassables du régime inique des communes mixtes coloniales, et ses accents de fraternité internationaliste qu’on y trouve ne relèvent pas seulement, à mon sens, du seul anticapitalisme.

Pour dire le vrai, l’auteur de ces lignes a été un peu troublé par la quasi absence de notices sur des militants libertaires/anarchistes, alors même que le journal Le Flambeau est sur le sujet un document important à dépouiller ; et que le mouvement ouvrier, du moins le socialisme colonial,  ne peuvent s’étudier sans lui. Sur un point précis, pourquoi une notice Barrucand, mais rien sur Paul Vigné d’Octon, qui fut pourtant nettement plus engagé ? Plus généralement, les anars, en Algérie, étaient, dans bien des sensibilités européennes, plus importants que ne l’indique le livre, même s’il est bien vrai qu’ils furent in fine secondarisés par le PCA, quand ils ne furent pas engloutis dans le colonio-colonial. Mais, avec honnêteté, René Gallisot m’a appris qu’il avait dû sacrifier les deux tiers de ses notices originelles pour cause de manque de place. À preuve, il m’a fait parvenir toutes les notices des Ripoll qu’il a enlevées - Ripoll fut le patronyme de nombreux militants anarchistes d’Algérie. Soit, mais le lecteur est en droit d’être mis au courant des raisons qui ont présidé aux choix terminaux. Et, avis aux jeunes chercheurs : on attend encore à ce jour la thèse qui fera le point sur l’anarchisme en Algérie et au Maghreb.

 

une réalité historique finalement plus large que le titre du livre

Il n’empêche : Gallissot fait connaître, ou mieux connaître des militants inconnus ou jusque là laissés dans l’ombre, ou au parcours atypique, comme des gens aussi différents que Gaston Donnat et Roger Garaudy. Et ce qui est dit dans son livre est bien dit et emporte la plupart du temps l’adhésion. On est heureux de voir souligné, par exemple, le fait que, chez Messali Hadj, les références à l’arabisme et à l’islam existaient bien avant sa rencontre avec Chekib Arslan, en Suisse, en 1935, qui a parfois été tenue pour fondamentale et initiatrice en la matière. En effet, Messali fut sans doute davantage influencé dès sa jeunesse pas un «milieu arabo-musulman très fervent» qu’il ne fut marqué par une condition ouvrière dans laquelle il ne vécut pas très durablement, au sein d’une ghurba très tôt marquée pour lui par la professionnalisation de la politique. Concernant Messali, j’ajouterai que la Darqawa était bien une «confrérie populaire en Oranie», mais bien aussi «populaire» pas son recrutement social et ses aspirations.

Ce qui, à mon sens, pourrait être étoffé dans nombre de notices, c’est le poids du communautarisme d’estampille musulmane de tels acteurs. Même chez un Benyoussef Ben Khedda, il y eut durablement9561919 méfiance communautariste, cela malgré telles de ses sympathies de jeunesse dans le scoutisme, les œuvres sociales et le dialogue islamo-chrétien. On comprend pourtant, même si ce trait n’est pas noté, que Ben Khedda ait été retenu pour le dictionnaire. Aït Ahmed aussi, même si son activité à l’assemblée nationale, au lendemain de l’indépendance, en faveur de l’autogestion, n’est pas relevée. Si, pour l’auteur, la question sociale est centrale, on saisit bien pourquoi un Hocine Zehouane, dont le rôle est signalé dans le redémarrage de l’UGTA en 1962, a droit à une notice.

Mais on comprend mal pourquoi Larbi Ben M’hidi a été retenu quand Rabah Bitat ne l’a pas été. Question de stature, sans doute. Mais, à notre connaissance, Ben M’hidi n’a jamais été ni ouvrier ni syndicaliste quand Bitat a, lui, connu la situation de salarié. Ou alors il aurait fallu mieux marquer le statut social d’où proviennent les gens retenus, ou le statut qu’ils se sont construit : salarié, Bitat fut néanmoins assez tôt un professionnel de la politique, tout comme Mourad Didouche, également absent du dictionnaire. Le passage à la CGT d’un commandant Si Mohammed (Djilali Bouanama) ou d’un colonel Si M’hamed (Ahmed Bouguerra) est bien noté pour le début de leur carrière. Soit. Mais alors, pourquoi n’avoir pas retenu le chef historique du FLN Mohammed Khider, issu originellement d’une petite élite syndicale ? Va pour le silence sur Ahmed Ben Bella et sur Belkacem Krim. En revanche, Boudiaf a droit à une notice de trois pages et demi. Pourquoi ? Serait-ce parce que, politiquement, il a été estimé mieux correspondre au faisceau de critères énoncés par René Gallissot, ou bien parce que sont en passant notées ses «aspirations sociales» ?

Bien sûr, aucun choix n’est jamais parfait, et la perfection n’existe qu’en Dieu si on y croit, ou dans sa propre configuration de valeurs si on n’y croit pas. Le choix de René Gallissot a été, finalement, de peindre, grâce à une vaste palette, une réalité historique finalement plus large que le titre de son livre ne le laisse présager. Il aurait pu finalement l’appeler Militantisme algérien et franco-algérien en Algérie coloniale. Le Gallissot fait notamment réfléchir sur les possibles de l’histoire algéro-française, où s’entrechoquèrent un terroir algérien profond et des vents de l’extérieur inaboutis, mais dans de telles contradictions qu’elles débouchèrent in fine sur la cruelle guerre algéro-française de 1954-1962, à la fois, côté français, guerre de reconquête nationale/coloniale, et côté algérien, guerre de décolonisation et de libération nationale. Pour terminer, un vœu : on aimerait que René Gallissot, sur le même sujet, livre une synthèse destinée à un plus large public : la somme ineffaçable qu’il a conçue et dirigée mérite d’être rendue abordable pour d’autres que les seuls familiers du «Maitron».

Gilbert Meynier

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