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études-coloniales
12 janvier 2007

History and the Culture of Nationalism in Algeria, un livre de James Mac Dougall (Gilbert Meynier)

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L’Algérie : nation, culture et idéologie

Gilbert MEYNIER

 

 

JamesMcDougallAu sujet d’un livre excitant : James MAC DOUGALL, History and the Culture of Nationalism in Algeria, Cambridge University Press, Cambridge, 2006, XIV-266 p. (ISBN: 0521843731 hardback, prix: 48,00£) - autre lien vers l'auteur

Ce livre a pour auteur un historien, qui est aussi un érudit arabisant, d’une variété encore assez rare à trouver parmi tant de maghrébologues français, qui n’ont souvent guère été à même de réaliser en eux-mêmes la décolonisation de l’Algérie en se mettant résolument à l’arabe. Je le dis avec d’autant plus de vergogneuse sérénité que, personnellement, l’auteur de ces lignes ne lit l’arabe que lentement, et toujours un dictionnaire à portée de main.

James Mac Dougall a, lui, mis sa profonde connaissance de l’arabe pour lire, à profusion, et se pénétrer des textes fondateurs de la salafiyya version algérienne – entendons les productions des ‘ulamâ’, qu’il dénomme tout uniment les «salafî(s)» (1). Avec une étourdissante maîtrise de la plupart de ces textes, il nous livre une thèse excitante : il montre avec de solides preuves que la résistance algérienne à la domination coloniale a d’autant plus été exprimée – duzaytuna_mosque_minaret moins proclamée –  qu’elle émanait de milieux exclus du centre de cette domination ; notamment de ces cultivés de culture arabe, expulsés ou exilés, que l’on retrouve, aux XIXe et XXe siècles, au Caire, et surtout à Tunis [ci-contre, université-mosquée al-Zaytûna, Tunis], en commerce avec les plus prestigieux foyers de la civilisation islamo-arabe, les université Al-Azhar et Al-Zaytûna. On sait aussi que le passage formateur par la Tunisie ou/et par l’Égypte fut essentiel pour la formation, au XXe siècle, de nombre d’Algériens de culture arabe.

Dans une analyse circulaire impressionniste – l’impressionnisme ayant souvent mieux laissé voir le réel que l’académisme épris de réalisme formel –, de celles dont les savants anglo-saxons nous ont rendues familiers, J. Mac Dougall étudie le milieu de la khâssa (élite) de culture arabe émigrée. Il montre ses propensions au discours résistant anticolonial à ancrages islamo-arabes, à distance de ces «évolués» de formation scolaire française, qui fluctuèrent longtemps dans le registre de l’entre-deux, voire de la schizophrénie, entre leurs ancrages culturels originels et leurs enthousiasmes francophiles sans lendemain : c’est ce qu’on a pu dénommer le complexe haine/fascination ou, sur un plan plus politique, la «résistance-dialogue» (Abdelkader Djeghloul).

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source

Même dans un mouvement indépendantiste, et dans une génération acquise à la rupture d’avec le dominateur colonial – celle du PPA-MTLD –, la résistance put toutefois ne pas exclure les ancrages berbères de la définition de la nation algérienne. D’où la «crise berbériste» du MTLD, qui fut jugulée autoritairement sous l’égide de Messali en 1949, sous l’oriflamme de l’islamo-arabisme.  Dès lors, et pendant des décennies, la référence à un fait berbère, valorisé par calcul par le colonisateur, fut par les nationalistes certifiés vouée aux gémonies de la traîtrise. Ce fait berbère, le fabricant d’histoire nationaliste Ahmed «Tawfiq» al-Madanî – qui fut une manière de Lavisse algérien – en fut quelque peu embarrassé : il hésita entre la résolution de le voir comme originellement sémite et frère en arabité des protagonistes échafaudés par les artisans des mythes islamo-arabes, d’une part, et la crainte que ces Berbères des origines n’aient été des ancêtres quelque peu indignes : que faire de leurs croyances et de leur polythéisme initiaux ; et aussi, que faire d’une religion carthaginoise qui s’adonnait aux «sacrifices molek» des enfants ? On y reviendra.

Étant entendu que, dans le même temps, A. T. al-Madanî imaginait les Phéniciens et les Carthaginois en proto-Arabes dispensateurs de civilisation et annonciateurs d’Islam et que les «Romains» avaient une fois pour toutes été déclarés colonisateurs oppressifs. Le discours colonialiste simplificateur manichéen avait bien énoncé que toute civilisation provenait d’Europe. Le contre-pied –c’était de bonne guerre–, était d’affirmer que toute civilisation venait d’Orient. Cela correspondait d’ailleurs à nombre de légendes sui generis, qui évoquaient l’origine cananéenne – palestinienne, dirait-on aujourd’hui– des Afro-Numides. A. T. al-Madanî identifiait pratiquement ces Kan‘anî aux Phéniciens, d’où Carthage était issue.

Ce qui ressort du livre de J. Mac Dougall est que les résistants de l’extérieur (A. T. al-Madanî était né à Tunis en 1898 ; il fut emprisonné, adolescent, pendant la guerre, à Tunis, et il ne «revint» en Algérie qu’en 1925) formaient un peu une catégorie à part, loin des soubresauts immédiats de leur patrie d’origine ; et que, dans l’exil, ils auraient incarné la permanence d’une résistance, à l’abri des contaminations coloniales. En vérité, même une incarnation de la culture arabe classique comme A. T. al-Madanî était loin d’ignorer le français, ce que le livre ne mentionne pas : des témoins qui conversèrent avec lui – Jean-Paul Chagnollaud ou Omar Carlier, pour ne citer qu’eux – peuvent l’attester. Cela même si telles biographies pieuses ne veulent pas le savoir.

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Et on a pu alléguer que, même le parangon de la khâssa arabe cultivée, construit comme un emblème de l’islam réformé et de l’arabe, Abdelhamid Ben Bâdis [photo ci-dessus], ne l’ignorait pas non plus totalement : même l’élite de la cléricature vivait dans un milieu citadin colonisé. Au-delà des prises de position principielles que mentionne justement J. Mac Dougall, il y avait la vie au jour le jour de ces notables, et, entre eux, même à Constantine, qu’on a pourtant dit moins ouverte que Tlemcen, pas vraiment de muraille de Chine séparant «arabisants» et «francisants». Un Mouloud Ben Bâdis fut avocat, donc évidemment francophone, et nombre de membres de la famille furent des élus et/ou des personnages officiels au sens colonial du terme.

Pour nous en tenir au milieu notable constantinois, on peut rappeler la figure de «El Hadj Abdallah». Les cultivés en arabe évoqués par J. Mac Dougall, qui se rangèrent contre la France pendant la première guerre, sous l’oriflamme du pouvoir jeune-turc et de Hadj Guillaume réunis (2), ne furent pas à coup sûr, pour les Allemands, les recrues les plus importantes, en tout cas ceux qui aient été forcément les plus considérés : le «lieutenant indigène» (comprenons lieutenant de seconde zone, en français colonial) Rabah Boukabouya, issu de la notabilité constantinoise, qui déserta de l’armée française sur le front au printemps 1915, se retrouva à Berlin sous le nom de «El Hadj Abdallah». Il avait été avant la guerre instituteur dans le systèmedd_1 d’enseignement colonial : il était donc, évidemment, francophone. Il fut notamment  l’auteur d’un fascicule très diffusé par les Turco-Allemands sur l’Islam dans l’armée française, dont, avec honnêteté, James Mac Dougall m’a dit avoir retrouvé la trace jusqu’à… Singapour. Et il fut, entre autres choses, chargé d’abondance de haranguer les prisonniers musulmans issus des armées anglaise ou russe, mais principalement française, internés dans le Halbmondlager (le camp du croissant), sis à Zossen, à 40 km au sud de Berlin (3). Boukabouya, qui était à même de haranguer des Maghrébins dans son dialecte constantinois par eux compréhensible, fut sans doute, à ce titre, bien aussi considérable que le lettré de culture arabe Salah Cherif sur lequel insiste J. Mac Dougall.

S’il a raison de souligner, de manière exemplairement neuve, le rôle de ces exilés, il ne faut sans doute pas plus les imaginer coupés de leur patrie d’origine qu’il ne faut opposer essentiellement les «salafî(s)» du cru aux «évolués» de l’intérieur restés en terrain algérien. Et, pour parfaire le tableau, il faut dire le poids de la socialisation chez les élites citadines, soudées, notamment, pas l’intrication des liens matrimoniaux. L’auteur dit clairement que jamais aucun «salafî» ne fut un thâ’ir (révolutionnaire) (4) ; en cela, un «salafî» ne se distinguait guère de l’ensemble des a‘iyân (notables), fussent-ils des «Jeunes Algériens» à la Ferhat Abbas. Et rappelons que ce dernier, qui figura tant la francisation, avait commencé à écrire en signant «Kemal Abencérage», un nom (Ibn Sarrâj) qui évoquait bien la nostalgie de l’Andalousie perdue. Et que le dirigeant des «Élus», le docteur Mohammed Salah Bendjelloul, ait pu organiser, par souci de di‘âiya (propagande politique) des zarda(s) festives en l’honneur de tel saint populaire, honnies par les «salafî(s) », ne l’arrime pas pour autant au peuple : quoi qu’il pût faire, un médecin appartenait d’emblée à la khâssa. Et même, dans les rangs des «salafî(s)», James Mac Dougall montre que ces derniers ne formèrent pas un bloc monolithique, même si c’est là plus une idée que le lecteur retire de son texte qu’une démonstration systématique qui en est faite. Il mentionne en tout cas, sous la dénomination générique de «salafî(s)», des personnalités fort différentes.

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Oulémas réformateurs algériens dans les années 1930 (source : CAOM) :
marqué d'une croix, le cheikh Ben Badis ; à sa droite Fodil Ouartilani

Le titre même du livre, où figure le terme de «culture» rend en effet bien compte de l’univers de la salafiyya algérienne (en Algérie, on préférait le terme de islâh), incarnée par un Ben Bâdis. Chez ce dernier, dans le triptyque célèbre énonçant l’islamité, l’arabité et la patrie algérienne, on en reste principalement à un ancrage culturaliste islamo-arabe, qui se suffit à lui-même pour aboutir à une définition identitaire, dont la problématique nationale proprement dite ne me paraît qu’à peine amorcée. Avec l’historien «salafî» Mubarak al-Milî, il en va déjà un peu différemment. Mais avec A. T. al-Madanî, on est indiscutablement déjà dans le national, ainsi que l’indique sa fameuse géographie énonçant, et cartographiant l’Algérie en centre du monde ; ou encore sa «guerre de 300 ans entre l’Algérie et l’Espagne 1492-1792» (5). Son homologue français Ernest Lavisse n’avait, lui, osé n’en bâtir une que de cent ans pour la France. Toute la fantasmatique origine orientale des Algériens porte, là aussi, bien l’estampille du national, de même que l’édification de la galerie nationale algérienne de portraits, de Jugurtha à l’émir Abd El Kader, qui constitua le symétrique de la galerie nationale française de portraits, de Vercingétorix à Napoléon. Et, ressemblance supplémentaire, un semblable traumatisme originel : une fin cruelle dans une prison de Rome, cela à seulement 58 ans de distance.

Avec A. T. al-Madanî, on est indiscutablement dans ce que Eric Hobsbawm et Terence Ranger dénomment «invention of tradition» (6). Certes, dans toute «invention of authenticity»  (J. Mac Dougall), il y a un fort tissu mythique qui ne peut pas ne pas comporter de contradictions. L’auteur montre remarquablement que, chez A. T. al-Madanî, le statut du substrat berbère est assez flottant : tantôt les Berbères sont dits d’origine sémito-orientale, linguistiquement et même ethniquement, tantôt ils sont campés en vrais Algériens originels. Et, on l’a dit, il fut quelque peu embarrassé par Carthage, à la fois hautement célébrée comme annonciatrice du télos –qui fut le vrai commencement : l’aube islamo-arabe – et infestée des condamnables sacrifices d’enfants. A. T. al-Madanî s’en tire par une pirouette, qui ne peut pas quelque peu entacher sa mythification : la destruction de Carthage, en 146 av. J. C. , est évoquée comme une punition divine émanant du vrai Dieu de la vraie foi en devenir. Pour résumer, tout ne se passa-t-il pas comme si, avec Ben Bâdis, on était bien encore dans la culture, quand, avec A. T. al-Madanî, on est bien davantage dans l’idéologie nationaliste ? Mais c’est là un point de vue que Mac Dougall ne formule pas vraiment, ou seulement par prétérition.

Et toute résistance s’inscrit-elle dans le national ? Tout résistantialisme peut-il être uniment dénommé nationalisme ? L’auteur, nous semble-t-il, utilise «nationalism» et «nation» sans que ces termes recouvrent une réalité vraiment élucidée et stable. On le suivra bien sûr dans son «invention of authenticity» ; mais à quel corpus et à quel espace – spatial, mythique – se rapporte ladite «invented authenticity» ? Il note bien incidemment que les références «nationales» flottent, de l’algéro-algérien au monde arabe, via le Maghreb. À notre sens, un critère opératoire pour authentifier le national, dans la lignée des travaux de l’historien spécialiste de l’Asie du Sud-Est Benedict Anderson (7), est le degré de sécularisation du sacré. Et, en ce sens, A. T. al-Madanî est bien un ‘âlim (8) moderne, qui bricole et manipule le culturalisme islamo-arabe pour édifier une nouvelle sacralité, celle précisément du national. Les historiens officiels de l’Algérie indépendante, les auteurs des manuels scolaires notamment, n’ont pas en tout retenu ses apports, et ils ne l’ont sans doute guère recherché : il ne s’inscrivait pas, lui, dans la médiocrité culturelle qui fut officiellement et délibérément mise en place. James Mac Dougall note bien au passage l’isolement de A. T. al-Madanî après 1962.

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Mémoires de A. Tawfiq al-Madanî (3e vol.)

 

Ceci dit, la résistance, énoncée par des élites exilées, n’empêcha pas bien sûr la permanence des résistances de terrain de 1830 à 1962, certes selon des intensités et des modalités différentes selon les périodes. Et on aimerait mieux comprendre, après avoir lu le livre de J. Mac Dougall, ce que furent les corrélations entre les exhortations extérieures et le terrain, les allers-retours entre intérieur et extérieur. Le discours de l’islâh se met en place en Algérie autour de la première guerre mondiale, puis dans le contexte des luttes politiques des années 20, marquées par le combat politique de l’émir Khaled et l’action du Mouvement des Élus des Musulmans. Est-il indifférent que A. T. Al-Madanî soit en prison (de 1915 à 1918) au moment où se déclenche l’insurrection de l’Aurès-Belezma (1916-1917), qui fut impitoyablement réprimée ? Étant entendu que cette insurrection porta plus la marque d’un patriotisme résistant que d’un nationalisme encore dans les limbes ; et que les bourgeois de village et les jeunes notables ruraux qui l’encadrèrent annoncent l’encadrement du FLN du 1er novembre 1954 : pour nombre d’entre eux, la nation n’était guère dans leur problématique : ils étaient des patriotes, voire des étatistes brûlant de se construire une machinerie de pouvoir – un État – pour satisfaire des ambitions de pouvoir (9). Ceci dit, il y eut par ailleurs, entre autres au Congrès de la Soummam, puis dans les ministères du GPRA ou à la rédaction du Moudjahid/Mujâhid, des dirigeants et des militants du FLN pour réfléchir à la formation de la nation.

Les historiens savent aujourd’hui que ce sont les nationalistes qui forgent la nation, et non l’inverse. Et on sait, dans les constructions nationales, le rôle souvent joué par les marginaux et les expatriés : comme dans le célèbre Va pensiero ! du chœur des Hébreux, dans le Nabucco de Verdi, l’identité s’exprime dans et par l’exil : c’est bien là la thèse, féconde et stimulante de J. Mac Dougall. Or, jusqu’alors, les historiens de l’Algérie ont principalement étudié l’émigration de travail, la ghurba (l’exil, l’expatriation) en France, sans laquelle il est impossible de comprendre la création de l’Étoile Nord-Africaine, d’où est issu le PPA, apatrié en Algérie à partir de 1937. Le fait de montrer l’importance de la ghurba des élites de culture arabe n’empêche pas que la ghurba de travail a bien été d’une importance historique décisive ; et la place des Kabyles, berbérophones,  y est longtemps restée majeure… même si ce fut un Tlemcénien – donc un arabophone – qui en prit très tôt la direction, le za‘îm Messali Hadj. Il fut bien un expatrié, peu profondément cultivé en arabe, certes, mais cela ne l’empêcha pas de devenir aux yeux du peuple algérien l’incarnation de la résistance à la domination coloniale. Il y aurait d’ailleurs à méditer sur le fait qu’une communauté ouvrière très majoritairement berbérophone ait porté à sa tête un compatriote arabophone, qui ne fit, au surplus, que demeurer passagèrement dans la condition ouvrière.

James Mac Dougall  étudie, dans un long chapitre, les ancrages identitaires berbères, allégués ou historiquement attestés, la crise berbériste, le refoulement du fait berbère dans le mouvement indépendantiste/national : il y eut durablement, en Algérie, non-débat sur la nation. Ce non-débat aboutit in fine à un discours officiel exclusif magnifiant l’origine islamo-arabe des Algériens. Mais ce discours même eut besoin d’être martelé, précisément en raison probable des non dits et du refoulement des autres possibles d’une identité historiquement plurielle. Avec une prudence qu’il faut saluer, J. Mac Dougall ne se prononce évidemment pas sur une véritable identité algérienne, ne serait-ce que parce que, nonobstant l’existence de constantes, les véritables identités n’existent pas en histoire, si ce n’est selon un processus dynamique, sous la forme d’identifications, sans cesse fluctuantes et modifiées : avec lui, nous avons affaire à un vrai historien, non à un idéologue.

On s’interrogera pour finir sur la signification d’un autre thème abordé dans son livre : celle du culte rendu en Algérie aux saints du terroir, comme le si célèbre Sidi ‘Abd al-Rahmân al-Tha‘âlibî à Alger ; ou encore du statut de charîf de l’émir Abd El Kader. On aimerait élucider si la révérence qui les entoura fut, à sa place, une expression de la résistance aux Français. Certes, le pouvoir colonial s’était employé à instrumentaliser et à clientéliser à son profit les marabouts ; et de son côté le chaykh Ben Bâdis dénonça sans relâche les cultes à eux rendus comme impieusement entachés de chirk (10), tout comme son quasi-compatriote Saint Augustin (11) avait pareillement pourfendu avec âpreté ces purgamenta (déchets) du monothéisme chrétien un millénaire et demi plus tôt. Et pourtant, les saints locaux participèrent de ce nafs évoqué par James Mac Dougall, et que l’arabisant Joseph Desparmet (13) a évoqué comme l’incarnation de l’Algérie des profondeurs. L’historien de l’Antiquité africano-romaine Mercel Benabou (14), de son côté, a vu dans le maintien tenace des cultes locaux sui generis, face au panthéon gréco-romain, la preuve d’une résistance à la romanisation ; cela alors même que les Romains tâchèrent eux aussi de manipuler les Dii mauri (dieux maures) dans leurs stratégies politico/religieuses. Alors, vérité antique ne serait pas (ou serait) vérité contemporaine ? Ou bien y aurait-il eu des ruptures radicales dans le sacré populaire, de l’Antiquité à la période coloniale récente ? Ou à l’inverse une longue continuité ?

Toutes ces questions, le lecteur passionné ne se les pose que parce que le livre excitant de James Mac Dougall ne peut que susciter la réflexion et le débat. Et il est bien vrai, pour conclure, que l’ «invention of authenticity» de facture islamo-arabe a bien abouti à la variante terminale récente, celle de l’idéologie officielle algérienne. Sauf que, par rapport à un grand comme A. T. al-Madanî, elle n’a retenu qu’un corpus vaguement émané de ses assertions, sous l’impulsion de tant de sous-produits d’Al Azhar, importés pour réaliser de manière irréversible l’ «arabisation», ou sous l’égide de la platitude ampoulée de leurs émules du cru. Sauf à considérer par exemple l’un des plus illustres d’entre eux, feu Mouloud Kacem Naït Belkacem, comme un digne descendant du fabricant majeur d’histoire nationale (15) que fut l’auteur du Kitâb al-Jazâ’ir et de Haiyyât kifâh. Ce que, par respect pour Ahmed «Tawfiq» al-Madanî, l’historien clairvoyant se gardera bien d’alléguer.

Gilbert Meynier

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(1) Terme issu originellement de la salafiyya, mouvement d’aggiornamento de l’islam, centré principalement dans les foyers égyptiens, et remontant à la fin du XIXe siècle. Le terme de salafî a pris aujourd’hui un sens bien différent, qui en fait, dans les acceptions actuelles, un quasi-synonyme d’islamiste.
(2) Les Algériens pensaient alors couramment que, ennemi de la France, l’empereur d’Allemagne Guillaume II était musulman ; ce pour quoi il fut révéré dans des chansons populaires sous le nom de «Hadj Guillaume».
(3) Et non à 80 km, ainsi que l’écrit Mac Dougall. Les Allemands y avaient construit une grande mosquée en bois, qui fut détruite en 1927 par un incendie. Il y subsiste un vaste cimetière, parsemé encore aujourd’hui d’un grand nombre de tombes musulmanes, souvent en mauvais état depuis les dégâts causés par les bombardements de l’aviation américaine en 1945.
(4) On sait que les ‘ulamâ’ ne rejoignirent pas spontanément le FLN, et qu’il ne le firent pas toujours avec un enthousiasme exagéré, et en tout cas pas avant 1956.
(5) Harb al-thalâthimi’at sana bayna l-Jazâ’ir wa Isbâniya 1492-1792, SNED, sd (sans doute 1967, plutôt que 1972 comme l’indique avec un point d’interrogation l’auteur : je crois avoir acheté le livre à Alger en 1968).
(6) The Invention of Tradition, Cambridge University Press, 1983.
(7) Imagined communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Londres-New York, Verso, 1995.
(8) Littéralement un savant (plur. ‘ulamâ’).
(9) Cf. à ce sujet l’excellent livre de John Breuilly, Nationalism and the state, The University of Chicago Press, Chicago-Manchester, 1994
(10) Le fait de donner à Dieu unique des associés.
(11) Né à Thagaste (Souk Ahras).
(12) Esprit, génie du Peuple.
(13) Qui ne fut sans doute pas seulement un «dialectisant», ainsi que  l’écrit J. Mac Dougall.
(14) La Résistance africaine à la romanisation, Maspero, Paris, 1975, rééd. La Découverte, Paris, 2005
(15) Y eut-il jamais, en Algérie, quelqu’un pour vraiment prendre au sérieux, par exemple, l’assertion qui était chère à Mouloud Kacem, selon laquelle l’Algérie d’avant 1830 était une «superpuissance» ?

 

liens

- "S'écrire un destin : l'Association des ‘ulama dans la révolution algérienne", James Mac Gougall (juin 2004), Ihtp-Cnrs

- "Soi-même comme un autre. Les histoires coloniales d'Ahmed Tawfiq al-Madanî (1899-1983)", Revue des Mondes musulmans et de la Méditerranée (article seulement référencé)

- Nation, Society and Culture in North Africa,  Routledge, mai 2003.
 

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19 décembre 2006

le bordj de Fedj-M'zala (Algérie)

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le bordj de la commune mixte

de Fedj-M'zala (Algérie)



"frai" a envoyé le message suivant :

Posté par fral, mardi 19 décembre 2006 à 19:23

recherche
je cherche la date excate de la construction de siege de la commune mixte de fedjmzala algerie
cad son bordj administratif merci
  fral - email : fral31@yahoo.fr    

 

- réponse
Il y deux solutions. Demander au chercheur algérien, Mokrani Mohammed Saddek, qui a travaillé sur l'histoire de Fedj-Mzala, il détient peut-être la réponse... Ou bien, se rendre au Centre des Archives d'outre-mer (Caom), à Aix-en-Provence, pour consulter les archives de l'ancien département de Constantine : apparemment, il n'y a pas de fond spécialement consacré à la commune mixte de Fedj-M'zala, mais les  dossiers se trouvent dans ceux de la sous-préfecture.

Michel Renard

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d'après le calendrier des PTT de 1953, documents édités par Suze Granger

 

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16 décembre 2006

Gilbert Meynier, L’Algérie des origines. De la préhistoire à l’avènement de l’Islam

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L'Algérie des origines : histoire

avant-propos, par Gilbert Meynier


Gilbert Meynier, L’Algérie des origines. De la préhistoire à l’avènement de l’Islam, 228 p., à paraître à La Découverte le 27 décembre 2006

Meynier_portrait_juin_2006Dans l’Antiquité, il n’y avait pas d’Algérie, a fortiori avant l’Antiquité, parce que les nations et les États modernes n’existaient pas. Pour des raisons qui relèvent, non de l’Histoire, mais des préoccupations de pouvoir s’articulant sur l’idéologie, des terminus a quo ont arbitrairement fixé tels événements censés décisivement donner le branle à l’évolution historique de l’Algérie. Le Front de libération nationale (FLN) et le pouvoir autoritaire à ancrages militaires qui en est issu et qui régit l’Algérie depuis des décennies ont fait du 1er novembre 1954 le moment zéro de la libération de l’Algérie du colonialisme, moment sans antécédents et sans mémoire.

Jusqu’à la fin du XXe siècle, les manuels d’histoire algériens, conçus à partir de l’époque de Houari Boumediene, ne mentionnaient ni Messali Hadj, ni les militants centralistes du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), ni même nombre de chefs historiques du FLN de 1954 : il s’agissait ce faisant de disqualifier toute la préhistoire du nationalisme algérien – l’Étoile nord-africaine, puis le Parti populaire algérien-Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (PPA-MTLD) –, parce que cette séquence était trop dominée par la figure historique de Messali. Et, plus largement, de mettre hors jeu les ennemis centralistes, ces authentiques politiques qui passèrent la main sans rupture  du MTLD au FLN, et que l’État-major général de Boumediene élimina sans espoir de retour à l’été 1962 sous le parapluie du fragile fusible civil qu’était Ahmed Ben Bella – lui-même éliminé politiquement à son tour trois ans plus tard. Enfin, il importait de ne pas mentionner ceux des chefs historiques qui avaient politiquement mal tourné aux yeux d’une histoire officielle plombée par les bureaucrates dirigeants.

L’appareil qui s’empara alors du pouvoir eut aussi à cœur de figer les Algériens dans une identité identifiée sans discussion à ce qu’il disait être l’islam, et à la langue arabe : c’était là une vision dérivée desportra3 conceptions religieuses/culturalistes des ‘ulamâ’, [photo ci-contre] reprise et instrumentalisée pour en faire un topos dominant de la langue de bois officielle. Étant entendu que l’arabe dont il était question était trop souvent un arabe obscurantisé, qui n’avait que peu à voir avec l’épanouissement des grands penseurs et des grands poètes de l’époque classique de la civilisation arabe, et pas davantage avec les intellectuels libres et hardis de la Nahda égyptienne, dont le regretté Naguib Mahfouz était un chaleureux descendant.

Alors que, même dans l’Égypte de Nasser, de Sadate et de Moubarak, les manuels d’histoire ont toujours insisté sur la civilisation égyptienne de l’Antiquité – rappelons que c’est sous Nasser qu’une colossale statue de Ramsès II a été érigée sur la place de Bab El Hadid, devant la gare centrale, avant d’en être récemment retirée pour cause de dégradation liée à la pollution du Caire –, on se mit en Algérie à faire coïncider le début de l’histoire dans les manuels avec l’avènement de l’islam dans le nord de l’Afrique. Ce qui précédait fut expédié en quelques paragraphes renvoyant à une jâhiliyya (l’état d’ignorance et de sauvagerie antéislamique) connotant aussi l’isti‘mâr (le colonialisme) : l’Empire romain, établi sur l’Afrique du Nord deux millénaires plus tôt, était vu purement et simplement comme un pouvoir colonial étranger oppressif, cela en contresens anachronique symétrique aux fantasmes français en la matière, qui représentaient l’Empire romain d’Afrique en continuité civilisationnelle européenne, comme un prestigieux précurseur de l’Algérie française.

Mais déjà, dans le mémoire présenté à l’Organisation des nations unies (ONU) en septembre 1948 par Messali, était entendu que l’histoire de l’Algérie ne commençait qu’à partir de l’islamisation du pays. Messali demeurait même en retrait par rapport à cette manière de Lavisse algérien que fut l’historien officiel de la construction nationale, Ahmed Tawfiq al-Madani. Pourtant, la contribution originelle à ce mémoire du jeune militant et intellectuel Mabrouk Belhocine faisait amplement référence à l’histoire précédant l’islam. Mais Messali avait censuré le jeune téméraire et fait bureaucratiquement expurger la version finale. Pourtant, l’ancienneté du fait berbère en Algérie est une évidence. On sait que la conquête islamo-arabe n’a pas berberes2zndéplacé vers le Maghreb des foules démesurées, pas plus que, par exemple en Europe, les invasions germaniques en France et en Espagne. Aujourd’hui, on peut raisonnablement affirmer que, peu ou prou, les Algériens sont très majoritairement des Berbères arabisés, nonobstant tels radotages d’intellectuels idéologues qui ont voulu faire d’eux des Yéménites originels.

Aucun historien de l’Algérie ne peut cependant nier ou sous-estimer la place éminente, en Algérie, de son ancrage islamo-arabe plus que millénaire, y compris dans les zones restées berbérophones où l’arabe est devenu langue du sacré et langue de haute culture. Le pays chaouia, dans la partie sud-orientale de l’Algérie, berbérophone, fut l’une des régions où, dès les années 1930, le mouvement culturaliste islamo-arabe des ‘ulamâ’ s’implanta le mieux. Et, pendant la guerre de libération de 1954-1962, c’est en Kabylie – en wilâya 3 – que l’Armée de libération nationale (ALN) insista le plus sur l’œuvre d’éducation à réaliser in situ, pour les générations montantes, sous l’oriflamme de l’islam et de la langue arabe ; cela sous l’impulsion de son chef, le colonel Amirouche, qui était évidemment berbérophone – un berbérophone dont des témoignages disent qu’il lui prenait parfois de faire semblant de ne pas comprendre le berbère. Il n’est pas impossible que de telles situations hybrides aient pu exister à l’époque romaine, entre le berbère et le latin.

La «crise berbériste», déclenchée par des militants nationalistes algériens du MTLD se refusant à n’envisager d’acception de la nation que réduite à sa dimension islamo-arabe, secoua le MTLD en 1948-1949, et elle fut tranchée par l’exclusion des «berbéristes», laquelle permit en même temps à Messali d’éliminer politiquement son rival du parti, le docteur Mohammed Lamine Debaghine [photo ci-contre] – lequel était pourtantimages_1 arabophone et musulman croyant. Jusqu’à la fin de la guerre de libération, et au-delà, vouloir poser au FLN la question de la langue et de la culture berbères fut assimilé à une déviation dont l’obscénité frisait la traîtrise. Il fallut attendre le printemps berbère de 1980 pour voir à nouveau la question posée au grand jour, et 1995 pour voir la création du – bien formel – Haut Commisariat à l’amazighité auprès de la présidence de la République.

C’est que, dans leur stratégie du «diviser pour régner», des idéologues coloniaux avaient construit un mythe kabyle qui alla jusqu’à assimiler narcissiquement les «Berbères», parés de toutes les vertus, aux Gaulois, pour les opposer aux «Arabes», auxquels étaient imputés tous les vices : se réclamer de la constante berbère, c’était donc emboucher les trompettes des colonialistes et faire leur jeu ; c’était trahir. Même si nombre de militants berbères ne sont pas toujours, eux aussi, à l’abri du reproche de simplisme et de manichéisme, le fait berbère (dans l’Antiquité, on disait «maure» ou «libyque») est une composante incontournable évidente de l’histoire et de la préhistoire  de l’Algérie.

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Oued Jdai, vue proche d'Elkantara (source)


Cet ouvrage met à la disposition des lecteurs une oeuvre simple, de large vulgarisation, aussi bien informée que possible, et tient compte des avancées de la vraie recherche historique, celle dégagée des préoccupations de pouvoir et d’idéologie. Il a donc l’ambition de présenter clairement, d’abord aux Algériens et aux originaires d’Algérie, ce que furent leurs ancêtres, d’où ils venaient, quelles étaient leur vie et leurs préoccupations, leurs joies et leurs frayeurs ; mais aussi, à un plus large public, les origines d’un pays qui est un incontournable partenaire afro-méditerranéen de l’Europe. S’il peut donc contribuer, de part et d’autre de la Méditerranée, à battre en brèche les préjugés, à combattre les stéréotypes et à refuser les facilités, il aura atteint son objectif.

Les ancêtres des Algériens, alors non musulmans et non arabisés, ont vécu dans des sociétés et ont été régis par des États, qui ne méritent pas, loin de là, d’être ravalés à l’obscurité de quelque jâhiliyya que ce soit. Ils étaient en relations – commerciales, techniques, culturelles/artistiques – avec le Proche-Orient et, carthageplus largement, avec les pays qui bordent la Méditerranée. C’est en ce sens que l’influence punique – originellement phénicienne –, par Carthage [photo ci-contre], puis l’influence romaine, par Rome et par les romanisés de l’Empire romain, ont été déterminantes pour modeler l’organisation politique, l’économie, les cadres de la société, la culture et les orientations religieuses des ancêtres des Algériens, mais aussi pour donner la main à des continuités à première vue insolites : le punique avait ici et là subsisté jusqu’au moment de la conquête islamo-arabe et, en Africa (Tunisie) et en Numidie, les conquérants n’eurent pas toujours trop de mal à comprendre cette langue sémite, voisine de l’arabe et de l’hébreu.

Cela même si, à l’évidence, leur langue principale, leur culture, leurs conceptions du sacré restaient – restent encore par de multiples traits – largement tributaires du vieux substrat mauro-libyco-berbère. Mais sans que, dans l’Antiquité, ne fût jamais rompue l’ample symbiose méditerranéenne dans laquelle ils fonctionnaient.

Certes, ce livre ne taira pas les ruptures : de même que l’Algérie indépendante n’est ni l’Algérie coloniale, ni l’Algérie ottomane, ni davantage celle des royaumes berbères, le christianisme n’est pas la révérence au vieux panthéon punique et/ou gréco-romain ; et l’islam n’est pas le christianisme. Pourtant, les ancêtres des Algériens ont adhéré successivement à ces différentes formulations du sacré, du polythéisme à l’islam, en passant par le christianisme. Cette succession se produisit-elle à coups de ruptures ou, à l’inverse, un enchaînement de continuités a-t-il prévalu ?

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Thuburbo Majus, temple de Mercure (Tunisie)

Car, d’une forme humaine à des formes humaines renouvelées du rapport au sacré et des rites, que de continuités : à titre d’exemple, à Thuburbo Majus (dont les ruines sont situées aujourd’hui en Tunisie, près de la localité du Fahs), le règlement d’accès au temple d’Esculape – l’Asclepios grec, l’Eshmaus punique – comportait, trois jours durant, l’abstention préalable des relations sexuelles, l’interdiction de consommer de la viande de porc ainsi que l’obligation de se déchausser. Cela six siècles avant l’implantation de l’islam dans le nord de l’Afrique… Et, dès le néolithique, l’image du croissant de lune appartenait déjà à la symbolique du sacré, mais généralement associée à celle du soleil. De même, au Proche-Orient, dans une autre aire devenue très majoritairement musulmane, c’était sous la personnification de la lune que les Cananéens, les Phéniciens et les Chaldéens adoraient Ashtar (ou Ishtar), divinité qui présidait à la fécondité et à l’amour, et déesse du printemps – c’était l’Astarté grecque, dont dériva probablement Aphrodite, que les Romains assimilèrent à Vénus.

Pour revenir sur terre, beaucoup plus près de nous, aux XIXe et XXe siècles, si les colonisateurs exploitèrent tant la vigne pour produire du vin en Algérie, la viticulture était aussi une activité importante dans l’Antiquité : la production et la consommation de vin y étaient fort développées. Et, depuis plus longtemps encore, les humains s’y nourrissaient principalement de blé – le couscous est resté l’élément de base de leur alimentation –, tout comme sur l’ensemble des rivages méditerranéens : dans le sud de la Palestine, on en connaît une variété moins finement roulée, dénommée justement le maftûl (le roulé) ; et au couscous, équivalent le burghul turc – lequel ressemble au farîk constantinois (blé [ou orge] vert concassé) –, voire la pasta italienne, qui a largement conquis l’espace culinaire maghrébin.

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couscous maftûl palestinien

Enfin, sur le plan de l’organisation sociale, les ancêtres des Algériens, socialisés dans des communautés dont les traits, qui portaient là encore la trace de leur profond ancrage méditerranéen, perdurèrent durant des millénaires en Afrique du Nord : la patrilinéarité, l’endogamie, avec tous les tabous qui s’y rattachent, et le pouvoir souverain des humains de sexe masculin sur l’espace public. Ajoutons, toujours dans le sens du souci de la continuité dont ce livre s’efforce de faire preuve, que, dans tous ses chapitres, a été entrevue la question de l’établissement, à la suite des Phéniciens et de Carthage, de l’évolution et du rôle des Juifs en Afrique du Nord : car ils font bien partie, de manière inséparable, du peuplement et de la société, cela en constante depuis la plus haute Antiquité jusqu’au XXe siècle.

Pour rendre compte de toute la richesse et de toute la complexité du sujet, cet ouvrage propose donc, dans une première partie, d’étudier l’évolution du territoire correspondant à l’Algérie contemporaine, de ses habitants, de l’origine de la vie humaine à l’Antiquité, à travers l’analyse de la préhistoire et de la protohistoire, puis les royaumes maures et numides indépendants – avec notamment les hautes figures de Massinissa et de Jugurtha le rebelle –, avec leurs caractéristiques socio-politiques, linguistiques et culturelles/religieuses. L’influence de Carthage et l’inclusion ancienne du nord de l’Afrique au sein d’une très vivante symbiose méditerranéenne seront abordées.

Nous verrons que les luttes de pouvoir romaines apparaissent étroitement liées au sort de la Numidiejuba indépendante que, après la destruction de Carthage en 146 av. J.-C., Rome finit pas vassaliser, avant de l’annexer purement et simplement. Cela n’empêcha pas in fine le plus célèbre des princes maures vassaux de Rome, Juba II [photo ci-contre], d’incarner, depuis Caesarea (Cherchel), capitale de son royaume de Maurétanie, un apogée raffiné de l’art, de l’architecture et des sciences. Deux ans après le mort de son successeur Ptolémée (40), son royaume fut finalement annexé par l’empereur Claude (42).

Dans la deuxième partie, nous aborderons les «Romano-Africains», à l’époque classique de la domination romaine, du Ier au IVe siècle ap. J.-C. Cette «colonisation», dont le terme même est trompeur, n’eut pas grand chose à voir avec la colonisation entreprise dix-huit siècles plus tard sous l’égide conjointe du national français et de l’avancée du capitalisme. Nous examinerons l’administration romaine et l’encadrement militaire du dispositif défensif du territoire conquis par Rome, ainsi que les normes d’une société, que certains ont donnée pour romaine, mais que d’autres ont prétendue rétive à la romanisation, sans omettre les modalités de l’aménagement de l’espace, dont la rationalité organisatrice et comptable n’exclut pas une forte injustice dans la répartition de la richesse, porteuse d’explosions sociales.

La civilisation romano-africaine fut cependant, au premier chef, une civilisation centrée sur un épanouissement sans précédent des villes : les cités, avec leur connotation sacrée, avec les sépultures qu’elles abritaient pieusement, étaient aussi le lieu d’une vie sociale – marchés, théâtres, jeux du cirque, sens du décor de vie… Dans un tel contexte, seront abordées les manifestations de l’art, de la littérature et de la culture, tant dans les espaces privés que dans l’espace public, et enfin les révérences à un sacré dont les composantes vont d’une religiosité populaire, prenant en compte la marque «nationale» des dieux africains locaux et la popularité du culte dyonisiaque, à un polythéisme plus ou moins officiel qui rendait, aussi, honneur à l’empereur-dieu, sans omettre la prégnance du culte de ce Saturne africain, dont l’origine plongeait dans le culte punique de Ba‘al Hammon, et dont la suprématie incontestée prêta peut-être bien quelque part la main au monothéisme.

Dans une troisième partie, il s’agit de tirer le bilan de l’Antiquité tardive et, notamment, des modalités de passage du christianisme à l’islam (IVe-VIIIe siècles). Nous nous attacherons à éclairer les origines et les raisons de l’expansion du christianisme nord-africain, dont les prémices remontent au IIe siècle, mais dont l’épanouissement fut plus tardif. Non sans voir que les manifestations du christianisme furent marquées par des spécificités – l’ «hérésie donatiste» notamment, en laquelle certains ont voulu voir la manifestation d’un particularisme africain quand d’autres soulignent sa signification au regard des violentes luttes internes qui ébranlèrent la société africaine. Toujours est-il que l’Antiquité tardive connut des révoltes multiformes où le courant de la protestation sociale fut intriqué, in fine, avec les ambitions de pouvoir de princes berbères sur SaintAugustinfond de recul du pouvoir romain.


Le «schisme donatiste», apparemment vaincu par l’orthodoxie catholique, fut refoulé, mais il resta disposé à rejaillir sous d’autres formes humaines. Apôtre de l’orthodoxie catholique, théologien, écrivain fécond et grand politique à sa place d’évêque d’Hippone (Annaba), Augustin de Thagaste (Souk Ahras) [photo ci-contre] marqua de son rayonnement le crépuscule de l’ère romaine. Dès lors, le terroir destiné à devenir un jour l’Algérie passa – à vrai dire peu profondément – sous la domination des Vandales, non sans qu’il se fragmente aussi en diverses principautés berbères et que, finalement, il passe en partie sous la domination théorique du pouvoir byzantin – celui des Rûm(s). Byrance tenta bien, au VIe siècle, une reconquête à contretemps, qui fut toujours bien précaire et seulement dans la partie orientale du Maghreb. C’en était bien fini de l’Empire romain en Afrique, comme dans tout l’Occident européen.

Cela n’empêcha pas que, dans les limites de l’actuelle Algérie, l’Antiquité tardive maintint jusque très tard, et souvent avec éclat, son organisation urbaine. Les villes continuèrent à être le centre de réalisations architecturales notables – bien amoindries et dégradées à l’époque byzantine –, et de vieilles formes architecturales préromaines connurent un réel renouveau dans telles principautés berbères. Dans les centres de la romanité africaine, ce qui s’impose à l’historien de l’Antiquité tardive, c’est la marque chrétienne qui, dans un sens concret comme dans le sens abstrait, différencia la Cité de Dieu de la cité terrestre, marqua les édifices religieux et s’imposa dans les thèmes et les formes du décor.

En conclusion/épilogue, ce livre s’interrogera pour essayer de comprendre si, du christianisme à l’islam, il y eut rupture ou glissement. Les conquérants islamo-arabes n’ont pas conquis aisément le Maghreb : des résistances, plus coriaces et plus longues que celles que les nouveaux conquérants rencontrèrent dans ce qui deviendrait l’Empire musulman, se manifestèrent. Mais, paradoxalement, alors que des traces chrétiennes non négligeables ont subsisté en Syrie ou en Égypte, la victoire à 100 % de l’islam dans l’Afrique du Nord s’expliquerait-elle par une implantation du christianisme somme toute peu profonde, en tout cas rayonnant surtout à partir des villes ? Certes, les humains, pour s’adapter à de nouveaux pouvoirs, n’ignorent pas ce que les Italiens appellent l’«arte di arrangiarsi» (l’art de se débrouiller, l’art de faire avec). Ceux-là même qui révéraient les pouvoirs et les religions établis et en tiraient honneur et puissance ne furent souvent pas les derniers à s’en affranchir pour accueillir les Islamo-Arabes. Et le donatisme couvait comme le feu couve sous la cendre, prêt à se réveiller et à se réorienter. Sans compter, et c’est peut-être bien l’argument décisif, que les gens du cru purent bien percevoir avec empathie les nouveaux venus, en ce sens que ces derniers leur parlaient depuis un substrat oriental qui n’était pas ressenti comme fondamentalement étranger aux ancêtres des Algériens.

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Pour mener à bien l’achèvement de cet ouvrage, moi qui ne suis pas un historien antiquisant, encore moins un préhistorien, j’ai eu recours au service de collègues et/ou amis qui ont accepté de relire patiemment mon manuscrit et d’y traquer les erreurs et les insuffisances. Mes remerciements vont donc, pour cela, à Olivier Aurenche, préhistorien, professeur émérite à l’université Lyon-II, qui a relu la partie consacrée à la préhistoire ; François Richard, historien de l’Antiquité romaine, qui fut jadis professeur d’histoire à Oran, puis enseignant à l’université Lyon-III, aujourd’hui professeur à l’université Nancy-II – il y fut mon collègue et ami –, qui a relu ce qui concerne les périodes numide, maure et romaine ; Pierre Guichard, historien médiéviste spécialiste de l’Occident musulman, qui fut mon condisciple en classes prépa au lycée du Parc de Lyon, professeur émérite à l’université Lyon-II, qui a relu les passages touchant à l’Antiquité tardive et à l’arrivée de l’islam ; à Jean Comby, professeur à l’université catholique de Lyon, enfin, qui m’a précieusement conseillé pour traiter du christianisme

Gilbert Meynier


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Table

Avant-propos

I
____________ 
De la préhistoire à l’Antiquité

_______________________   
Les ancêtres des Algériens : la préhistoire et la protohistoire
Le paléolithique 
Le néolithique
La protohistoire 

_______________________ 
Les royaumes maures et numides indépendants
Aux origines des royaumes maesyles et masaesyles
Le demi-siècle du grand aguellid : Massinissa le Numide
Influence de Carthage et symbiose méditerranéenne
Les Nord-Africains et leurs langues
L’organisation politique

_______________________ 
La Numidie et la fin de Carthage
Ambitions romaines et indépendance numide
Le crépuscule de l’indépendance numide
La guerre de Jugurtha
Les luttes de pouvoir romaines et la fin de la Numidie indépendante
La Maurétanie de Juba II : l’éclat dans la vassalité
L’annexion finale de la Maurétanie par Rome

 

II
____________ 
Sous la domination romaine : les Romano-Africains


_______________________   
Colonisation, romanisation et administration provinciale
En Africa-Numidie
En Maurétanie
Les Juifs en Afrique romaine
Une conquête à protéger

_______________________ 
Une société romaine ?

Société, pouvoirs et citoyenneté romaine
Débats sur la «romanisation» de l’Afrique du Nord 

_______________________ 
La société et l’économie, entre rationalité et injustices
L’aménagement des terroirs
Prospérité et partage injuste des richesses

_______________________ 
Une civilisation centrée sur les ville
Villes et sens du sacré
Les défunts et leurs sépultures
S’approvisionner et se distraire
Les marchés
Le théâtre et les jeux du cirque
Jeux d’eaux
La floraison des villes. Quelques exemples
Tipasa
Cuicul/Djemila
Thamugadi/Timgad
Tiddis

_______________________
Arts et culture   
La vie privée : demeures romano-africaines
Art romain d’afrique, art romano-africain
Charmer les yeux : les mosaïques
La sculpture entre sacré et profane
Littérature et vie culturelle
Parcours d’écrivains
La culture dans la société romano-africaine

_______________________
Les Romano-Africains et leurs dieux
Culte dionysiaque et religiosité populaire
Le polythéisme africain ou un divin pluriel
Des dieux «nationaux» ?
Saturne africain : vers le monothéisme ?

 

III
_______________________

La fin de l’Antiquité. Du christianisme à l’islam

_______________________
Le christianisme d’Afrique du Nord : origines et spécificités
Origines et expansion du christianisme nord-africain
«Hérésie» donatiste et circoncellions

_______________________
Le christianisme d’Afrique du Nord entre les luttes multiformes et la figure d’Augustin
Les révoltes de Firmus et Gildon
Vers l’extinction du donatisme : le feu sous la cendre ?
Le rayonnement d’Augustin (354-430)

_______________________
Vandales, principautés maures et reconquête byzantine
Invasion et domination vandales
L’indépendance reconquise ? Les principautés maures
Byzance en Afrique : une reconquête précaire

_______________________
L’éclat de la civilisation antique tardive
Des villes, toujours : finances et institutions
Des villes toujours : réalisations édilitaires et persistances païennes
La marque chrétienne : Civitas Dei et civitas terrena
La marque chrétienne : les édifices religieux
La marque chrétienne : le décor
Les villes à l’époque byzantine : à la veille de l’islam

_______________________
Du christianisme à l’islam : rupture ou glissement ?
L’accueil des nouveaux venus : de la résistance à l’extinction du christianisme
Victoire de l’islam : un christianisme peu implanté ?
Du christianisme à l’islam : adaptations et facilités
Du christianisme à l’islam : ressentiments et espoir
L’accueil des nouveaux venus : un substrat maghrébo-oriental ?
Épilogue

Annexes
Noms de lieux, noms géographiques : tableau de correspondance
Glossaire des noms communs
Repères chronologiques
Avant J.-C.
Après J.-C.
À lire pour en savoir plus
Table

http://pluq59.free.fr/image/Algerie/2003/016.JPG

 

 

 

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21 novembre 2006

Une mer au Sahara (Jean-Louis Marçot)

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Une mer au Sahara

mirages de la colonisation, 1869-1887

Jean-Louis MARÇOT

 

J’étais sur la piste (j’y suis toujours) de Charles de Foucauld, "l’ermite du Sahara" lorsque, en lisant une revue de géographie de 1883, je découvrais qu’un obscur officier creusois, Elie Roudaire, avait eu l’intention de noyer une partie du plus grand désert sous les flots de la Méditerranée.

Cette idée me parut folle, au plan technique comme au plan humain ; elle attentait au Sahara et à ses habitants, pour lesquels je professe le plus profond respect. Mais c’est en définitive la curiosité qui m’a poussé dans une enquête à laquelle j’ai sacrifié près de cinq années.

J’ai mené celle-ci dans le seul désir de comprendre, quitte à remonter aux plus lointaines origines, comment le projet de mer intérieure africaine a pu surgir et mobiliser tant d’énergie dans les milieux scientifiques et politiques des années 1870, 1880. Au-delà, il m’importait de caractériser ce "progressisme" dans lequel j’ai été moi-même élevé.

À l’est de l’Algérie, au sud de la Tunisie, se déploie un chapelet de chotts – cuvettes salées le plus souvent à sec. Plusieurs se situent sous le niveau de la mer, dont un isthme d’une vingtaine de kilomètres de largeur les sépare. Roudaire voyait dans ces chotts les restes d’un immense bras de mer évaporé. Pour le restaurer, affirmait l’officier, il suffirait de percer le cordon littoral. Ainsi assurerait-on contre le désert, l’aridité et la stérilité de ces régions, une victoire décisive.

Son projet, activement soutenu par Ferdinand de Lesseps, trahit, en même temps que l’ignorance du colonisateur face à une terre qu’il ne s’est pas encore appropriée, l’espoir d’améliorer le monde. Il constitue, avec les multiples missions qu’il a suscitées, les rêves et les luttes qu’il a levés, une belle aventure.

Jean-Louis Marçot



GRAVURE D'ORIGINE
cliquer sur l'image pour lire la légende de l'illustration

 

Noyer une partie du Sahara sous les flots de la Méditerranée, tel fut le très sérieux projet que conçut un certain Élie Roudaire, officier originaire de la Creuse, dans les années 1870. L’idée enthousiasma les savants les plus éminents, les politiciens les plus responsables, les affairistes les plus retors de l’époque. Ferdinand de Lesseps, qui la fit sienne, ne manquait jamais, lors des multiples mondanités auxquelles l’entraînait sa gloire récemment acquise à Suez, de demander à Roudaire chaque fois qu’il le croisait : "Et votre mer, monsieur Roudaire, comment va-t-elle ?".

L’affaire occupa la France durant deux décennies, suscita des débats, des enquêtes, des expertises, des plans et des essais dont Jean-Louis Marçot nous retrace l’histoire mouvementée. Les chotts, ces formations géologiques singulières, à l’est de l’Algérie et au sud de la Tunisie, aux confins du Sahara, en constituent le décor. L’inondation par la Méditerranée de ce concentré de désert, grâce au percement d’une bande de terre dans le golfe de Gabès, inspira aussi le dernier roman de Jules Verne.
En ouvrant ce dossier aujourd’hui oublié de la "mer intérieure", Jean-Louis Marçot dresse un tableau des mentalités à travers les différentes phases de la colonisation de l’Algérie et nous entraîne dans une passionnante étude du Sahara, de ses mythes, de son histoire, de sa géographie et de ses mirages.

 

- présentation du livre par l'auteur, dans laquelle on trouve notamment :

- sommaire du livre
- introduction (début)
- errata et compléments
- revue de presse
- documents inédits, journal de recherche...

- COMMANDER LE LIVRE : Une mer au Sahara de Jean-Louis Marçot

- éditions La Différence

Jean-Louis Marçot  

Jean-Louis Marçot

 

Jean-Louis Marçot est chercheur indépendant, né en Algérie le 10 avril 1950, formé à la philosophie (enseignement de Vladimir Jankélévitch). Une mer au Sahara est la première étude d’une série qu’il consacre au passé colonial de la France. Auteur du Sable des Racines – carnet de route d’Alger et Tamanrasset (L’Harmattan 1992).

fiche auteur aux éditions La Différence

contact :  Jean-Louis Marçot

 

 

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- liens

"Remontée des eaux dans la vallée du Souf - du mythe de l'Atlantide à la prophétie d'une mer au Sahara", Saâd Lounès, El Watan, 22 décembre 2004

"Le colonel Roudaire et son projet de mer saharienne", Gérard Dubost, Études creusoises, XVI.

 

 

  • De 1874 à sa mort, le Guérétois Élie Roudaire (1836-1885) a rêvé de fertiliser la région des chotts algéro-tunisiens en l'immergeant par une amenée d'eau du golfe de Gabès. Après avoir retenu l'attention des pouvoirs publics, son projet, pourtant soutenu par Ferdinand de Lesseps, sera finalement abandonné. Mais on s'y intéresse aujourd'hui encore.

    La présente biographie, fondée sur une précieuse correspondance détenue par l'auteur (plus de 150 lettres !), est la première qui ait été consacrée à cette figure creusoise hors du commun.

 

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Chott-el-Djerid, Tunisie (source)

 

QUATRIEME DE COUVERTURE
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17 novembre 2006

Analyse critique des deux pleines pages de Daniel Leconte (Gilbert Meynier)

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victimes "européennes" du FLN le 20 août 1955 à El-Alia
(Philippeville, aujourd'hui Skikda) (source)

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"charnier découvert à El-Alia juste après l'indépendance"
(source)

 

Analyse critique des deux pleines

pages de Daniel Leconte

Gilbert MEYNIER

 

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Les «bonnes feuilles» du livre de Daniel Leconte ont été publiées dans le numéro 747, du 11 octobre 2006, de Charlie Hebdo. Gilbert Meynier y a répondu le 5 novembre 2006.

Des deux pleines pages que j’ai lues dans Charlie Hebdo de Daniel Leconte [1], je tire entre autres ce qui me paraît être inadmissible : ce qu’il dit sur les massacres de la région de Skikda le 20 août 1955 (El-Alia…) contre des Européens le jour du soulèvement du Constantinois impulsé par Youssef Zighout, à propos de quoi il ne dit pas un mot des milliers de victimes algériennes qui ont suivi le 20 août du fait d’une répression aveugle, qui, en certains point, a pu dépasser la sauvagerie de celle de mai 1945.

Et il faudrait dire quelles sont les raisons pour lesquelles des paysans deviennent violents, raisons qui ne se ramènent évidemment pas à une propension atavique à la violence, comme semble le laisser peut-être sous-entendre Leconte : quand, au début du XVIIIe siècle, des dragons de Villars ou des gens soupçonnés d’être des agents du roi, voire même simplement des catholiques ou des gens soupçonnés d’être catholiques, arrivaient dans le champ des Camisards, leur affaire était vite faite, et sans autre forme de procès.

Leconte expédie en quelques lignes les violences coloniales pour s’attarder pesamment sur les violences algériennes, ou algéro-algériennes, sans dire que les premières furent, pendant la guerre de reconquête coloniale de 1954-1962, des violences industrielles, bien différentes des violences artisanales algériennes. Si l’on prend en compte le bilan des victimes de la guerre de 1954-1962 établi plausiblement par le démographe Kamel Kateb (400 000 morts, et non pas bien sûr le chiffre de 1,5 millions ressassé et asséné par le pouvoir algérien dans la démagogie victimaire héroïsante), l’historien peut estimer que, plausiblement, environ 50 000 Algériens ont été tués par le FLN/ALN, soit, donc, 350 000 par les Français – et sans doute davantage de populations civiles que de maquisards. Les victimes françaises : autour de 5 000 pour les Pieds Noirs, environ 20 000 pour les soldats français du contingent. Désolé pour cette macabre comptabilité, mais elle était nécessaire pour situer les choses, pour ne pas voir le midi victimaire à une seule porte.

Chez Leconte, le «FLN» est présenté comme une entité en soi, quasiment monolithique, alors que le FLN fut divers. Bien sûr qu’il y eut triomphe d’une bureaucratie militarisée et, en grande partie, défaite desharbi_meynier_fln_docs politiques, je crois l’avoir montré dans mon Histoire intérieure du FLN 1954-1962 et dans Le FLN, documents et histoire 1954-1962, réalisé en collaboration avec Mohammed Harbi [2]. Mais cela n’enlève rien au fait qu’il y a chez Leconte, encore qu’il s’en défende, confusion à mon sens volontaire entre d’une part une lutte de libération hautement légitime – et inéluctable, vu les blocages coloniaux – et d’autre part les formes qu’elle a prises et les résultats auxquels elle a abouti.

De toute façon, et même si ce ne fut pas dans les objectifs premiers du FLN de bouleverser la société (il s’agissait au premier chef de se débarrasser de la domination étrangère), la nouveauté et la singularité de l’événement ont tout de même durablement bouleversé la société algérienne. Certes, il y a eu en Algérie indépendante propension à la régression obscurantiste et un bas niveau de l’enseignement, mais cela n’empêche pas que maintenant la quasi-totalité des enfants algériens sont scolarisés : fait décisif, notamment pour les femmes, par rapport à l’obscurantisme par défaut induit par le colonialisme : en 1914, seulement 5 % des enfants algériens étaient scolarisés ; en 1954, guère plus de 10 %.

Et il faut dire fermement que, dans un pays dans lequel la langue de haute culture a été pendant plus d’un millénaire l’arabe, il est pour moi évident qu’il fallait refaire de l’arabe la langue de l’enseignement. Ce n’est donc pas l’arabisation en soi qui a posé problème (j’affirme qu’elle était non seulement légitime, mais hautement souhaitable), mais son ennoiement dans les acceptions du sacré intangible, trop souvent porteur d’obscurantisme. Et si, au début des années 1990, le pouvoir algérien s’est si violemment confronté au FIS, ce n’était pas pour des raisons fondamentales de divergences idéologiques, mais pour des raisons de rivalité de pouvoir : le Code de la Famille algérien de 1984, un des plus réactionnaires du monde islamo-arabe, date de 1984. En d’autres termes, le pouvoir de l’Algérie indépendante a tellement joué avec des allumettes obscurantistes qu’il a fini par se brûler les doigts.

Ce que Daniel Leconte écrit sur Abbane [photo], le dirigeant du FLN cher à son cœur, et dont je crois assez bien7878_9651 connaître l’histoire, relève de l’ignorance manichéenne. Certes, il est vrai qu’Abbane fut un vrai politique – j’ai cru pouvoir le définir à la fois comme «le Lazare Carnot et le Jean Moulin» de la Résistance algérienne. Pour autant il eut aussi des responsabilités dans les violences algéro-algériennes, en particulier en ce qu’il a vigoureusement encouragé à l’éradication violente du messalisme (une de ses directives : «Tout messaliste conscient doit être abattu sans jugement».). Et Abbane n’a jamais été étranglé «lors d’une réunion au sommet des dirigeants de la Révolution» ainsi que le dit fautivement Leconte, mais, attiré par le directoire militaire des «3 B» (Belkacem Krim, Ben Tobbal, Boussouf, et sous la responsabilité assumée de ce dernier) dans un guet-apens, cela dans une ferme isolée dans le nord du Maroc, près de Tetouan, le 27 décembre 1957.

Par ailleurs, lorsque Leconte parle de «révolution», on aimerait savoir ce à quoi ce terme, chez lui, renvoie en ce qui concerne le FLN : en Algérie, on a traduit à mon avis fautivement par «révolution» le terme arabe de thawra, qui renvoie bien davantage à la révolte et à l’insurrection (le thâ’ir, c’est le révolté, l’insurgé, mais aussi le déchaîné, le furibond). Si «révolution» algérienne il y eut, elle fut une révolution anticoloniale, et uniquement anticoloniale, et en aucun cas ce retour sur soi et ce bouleversement de soi qu’implique le terme français de «révolution».

Et il y a d’autres erreurs dans les deux pleines pages de Leconte que Charlie Hebdo a citées comme des «bonnes pages», et l’historien se doit de relever ces erreurs. Il est, par exemple, erroné d’écrire que le FLN a connu de «grandes dérives» à partir du coup d’État de Boumédiène du 19 juin 1965 : la bureaucratie à fondements militarisés avait commencé à surplomber le pouvoir, au sein des organes dirigeants algériens, bien avant, cela au moins dès le CNRA (Conseil national de la révolution algérienne, le parlement de la résistance) du Caire d’août 1957, qui vit les civils marginalisés par les «3 B», un directoire militaire s’imposer de facto et les orientations politiques du congrès de la Soummam d’août 1956 mises de fait aumelouza rancart. Par ailleurs, à propos du massacre de Melouza [photo] (dont la grande citation qui se rapporte à cet événement est produite sans aucune référence, comme d’ailleurs aucune des autres citations produites dans le texte), il y a eu aussi sanglant, et sans doute plus, que Melouza : le massacre qui est passé dans la mémoire sous le nom de la «nuit rouge» du 11 avril 1956, qui a frappé la dechra Tifraten dans la basse Soummam, et qui paraît ignoré.

Ajoutons que c’est aussi une grave erreur historique que de mettre dans le même sac du «terrorisme aveugle» les attentats de la rue de Thèbes et du Milk Bar dans une phrase alambiquée qui les place de manière indifférenciée sous la responsabilité commune du FLN et de l’OAS: l’attentat de la rue de Thèbes (été 1956), qui a été le plus sanglant des attentats commis à Alger en 1956-1957 (plusieurs dizaines de morts), a bien été l’œuvre des seuls ultras de l’Algérie française, et celui du Milk Bar, de la Zone Autonome d’Alger du FLN. Jamais ce ne fut «avec l’OAS» que «certains révolutionnaires algériens» ont «inventé ensemble le terrorisme aveugle». Au surplus, parler de l’OAS, née en 1961, à propos d’événements remontant à 1956-1957, relève de l’erreur anachronique.

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L'Écho d'Alger, 30 septembre/1er octobre 1956
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Même si l’erreur est de moindre portée, il est tout aussi absurde, sur un autre plan, d’affirmer que Bouteflika a désavoué Abbane, cela pour la bonne raison qu’il n’a pas eu à le désavouer (ou à le soutenir) : au moment où Abbane dirigea de fait le FLN de l’Intérieur (1956), Bouteflika était encore un tout jeune homme, frais émoulu du lycée d’Oujda, et un parfait inconnu, auquel, évidemment, personne, alors, n’a jamais demandé de se prononcer politiquement. Ce n’est que plus d’un an plus tard qu’il commencera à devenir l’enfant chéri de Boumédiène, au sein de son institution de pouvoir militarisée, l'«État-major général».

Encore une fois, je peux écrire ce que j’écris parce que je ne suis en aucun cas suspect d’être bienveillant à l’égard de la bureaucratie à fondements militarisés qui a décisivement pris barre sur le FLN depuis 1957, et qui a longtemps continué à régner sous le parapluie de fragiles fusibles civils. La régression obscurantiste a été, de fait, appelée par le pouvoir, et elle a donné forme aux cris des enfants du peuple paumés et matraqués à partir d’octobre 1988. Mais, là encore, il faut analyser dans la dialectique le phénomène islamiste, lequel n’est plus le même qu’en 1991…

Enfin, j’ai parlé, à plusieurs reprises, dans mes ouvrages, des permanences, entre avant et après l’épisode colonial, de l’autoritarisme qui a marqué la société d’allégeances qu’était – reste encore sous certains703 aspects – l’Algérie. Tout comme mon ami, l’historien algérien Mohammed Harbi, moi, dont la carte d’identité porte que je suis français, je ne crains pas d’écrire l’histoire de l’Algérie : c’est le droit de tout humain libre épris de libre histoire. Quel que soit le jugement politique que l’on puisse porter sur Boumediene ou Bouteflika, quelles que soient les réserves que l’on puisse émettre sur les conditions des deux élections de ce dernier à la présidence de la République ou sur ses conceptions politiques, ce dernier est bien Président de la République algérienne. Et si d’autres illustres personnalités algériennes – je pense par exemple au regretté président Boudiaf – auraient eu une plus consistante épaisseur historique pour demander des comptes à l’État français, de par les fonctions qu’il occupe, il est en droit de le faire [3].

Concernant Sartre [photo], attaqué par Daniel Leconte pour son soutien au FLN, on peut sartrebien sûr ne pas lui donner quitus pour tout ce qu’il a dit ou écrit. Mais, de 1954 à 1962, il s’agissait au premier chef de lutter pour la libération d’un peuple. Et, même si aucune violence ne peut être soutenue en soi, il est historiquement inexact d’affirmer que toutes les violences se valent : celle des dominés était en grande partie réponse à celle des dominants. Pour moi, il est évident que les colonisés ne peuvent être ramenés à leur seul état de victimes : les Algériens ont été colonisés, mais ils n’ont pas été que colonisés, et ils ont donc en partie été les responsables de l’histoire qui leur est advenue. Cela, il y a longtemps que, en historien, je pense l’avoir intégré et exprimé. Même s’il est parfois difficile, voire douloureux, d’écrire l’histoire, sur le plan des principes et de la déontologie, écrire l’histoire de l’Algérie ne me dérange pas, et j’y ai consacré une grande partie de ma vie.

Il faut enfin en finir aussi avec cette antienne qui voudrait que, soit d’un côté, soit de l’autre, il y ait eu des «aspects positifs» et des «aspects négatifs» à la colonisation – comme à tout objet d’histoire. Ce sont des questions que l’historien ne se pose jamais, même s’il est constitué de valeurs et qu’il peut avoir des appréciations sur tels faits au nom de ces valeurs. L’historien se propose d’expliquer, cela en rendant compte de toute l’épaisseur du divers historique, laquelle ne se ramène jamais à des binômesFrancoisFuret2 tranchés et manichéens. Et qu’on puisse porter au pinacle un historien comme François Furet [photo], célèbre pour ses assertions révisionnistes sur la Révolution française, est un choix, mais c’est un choix que l’on n’est pas obligé de partager. Furet n’est pas une bible absolue, et il existe bien des historiens qui le jugent sans concessions. Et, dans Furet, il y a eu aussi des zones d’ombre. Le fait que les condamnations sans appel soient souvent le fait de gens issus de la famille politique ou de l’école de pensée (en l’occurrence la mouvance communiste) contre laquelle on se retourne n’est pas anodin.

J’ai tenu à réagir, aussi, contre cette accusation visant les historiens algériens qui ne seraient pas capables de balayer devant leur porte et de faire une analyse critique de l’histoire de l’Algérie. Bien sûr, il n’est pas facile de faire de l’histoire sereine et distanciée dans le contexte politique algérien, mais, même s’ils écrivent souvent du dehors, ces historiens existent : outre Mohammed Harbi, qui est le plus libre et le plus indépendant des historiens algériens de l’époque contemporaine, Lemnouar Merouche, spécialiste de l’Algérie ottomane, qui n’a pas craint, tranquillement, par exemple, d’analyser dans son dernier livre, le grand pogrom antijuif d’Alger de 1805 ; et la jeune Ryme Sefedjerli, professeure à l’université d’Ottawa, qui a parlé des femmes dans l’ALN d’une manière scientifique dans sa thèse en anglais, bien loin de toute idée de propagande ; et Lahouari Addi a aussi fait œuvre d’historien dans son livre sur la démocratie, et aussi Madjid Bencheikh, qui a analysé «un système politique militarisé»… Et il faut dire toute la capacité du pouvoir à capter et recycler des talents : nombre de talents ont été récupérés par le pouvoir, et ainsi mis au silence.

Cette mise au point me paraissait nécessaire et, pour autant que l’historien ait un rôle social, il se doit de traquer les insuffisances, les erreurs et les dérives idéologiques, cela d’où qu’elles viennent.

Gilbert Meynier

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Notes
[1] J’avais lu en son temps la première édition de ses Pieds noirs, histoire et portrait d’une communauté, qui m’était apparu à l’époque comme un livre honnête. Les « bonnes pages » sont tirées due réédition du livre, précédée d’une première partie, et qui s’intitule Camus si tu savais, suivi de Les Pieds Noirs, Seuil, 2006.
[2] Respectivement Fayard, Paris, 2002, 812 p. et Fayard, Paris, 898 p.
[3] Ceci dit, même si Bouteflika ne fut pas un maquisard de terrain pendant la guerre de 1954, comme, par exemple, l’ancien président Ali Kafi ou le colonel Hassan, il fut chargé pendant quelques mois, en 1957 et 1958, d’une fonction de contrôleur en wilâya 5, ce qui signifie que, du Maroc, il a franchi le barrage électrifié à l’aller et au retour, ce qui n’avait rien d’une promenade et atteste d’un courage certain. Au surplus, la lutte de libération algérienne était multiforme : il y avait, à côté des maquisards, des militants qui, par la politique et l’investissement de la scène internationale, jouèrent un rôle déterminant pour aboutir à la victoire politique du FLN. Cette victoire fut bien politique, même si elle avait été préparée par la commotion des armes.

 

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- Répertoire des historien(ne)s du temps colonial

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25 septembre 2006

Les harkis, prisonniers de mémoire (Fatima Besnaci-Lancou et Claude Liauzu)

 

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(source)

25 septembre : journée nationale
d'hommage aux harkis

 

Les harkis, prisonniers de mémoire

Il faut lever l'opprobre qui

pèse sur ces anciens soldats autochtones supplétifs

de l'armée française en Algérie

Fatima BESNACI-LANCOU et Claude LIAUZU

 

Libération - mardi 02 août 2005

À Madagascar, le président Chirac a pris ses distances avec la loi du 23 février 2005, dont l'article 4 impose la reconnaissance dans les programmes scolaires du «rôle positif de la colonisation» ; et avec les commémorations en l'honneur de l'OAS en rappelant «le caractère inacceptable des répressions engendrées par les dérives du système colonial». A sa majorité d'en tirer les conclusions et de revenir sur la faute qu'a été le vote de cet article de loi, qui a suscité en France des protestations grandissantes, bien au-delà du milieu des historiens, et en Algérie des réactions très vives. Il n'est que temps d'abroger cet article. C'est là une condition nécessaire pour fermer «la boîte à chagrin algérienne». Elle n'est pas suffisante, il faut aller plus loin et cela nontimbre_hommage_aux_harkis seulement à Paris mais aussi à Alger. Selon les mots de Chirac, «on doit assumer son histoire, ne pas oublier les événements ni nourrir indéfiniment aigreur et haine».

Des mémoires blessées ne peuvent que cultiver les rancoeurs. La légitimité de l'indépendance de l'Algérie ne doit pas laisser dans l'ombre la douleur des pieds-noirs qui ont perdu une terre, leurs biens, leurs cimetières, ni la détresse des appelés lancés dans une guerre sale, ni le massacre et le bannissement des familles de harkis, poursuivies parfois au-delà de la mort. Ainsi, la dépouille d'un Français, ancien harki, venue de Normandie pour être inhumée dans sa terre natale des Aurès a été refoulée au printemps dernier. Le défunt bénéficiait pourtant aussi de la nationalité algérienne. Harki ! Ce cas n'est pas rare. Qui ignore l'importance symbolique du repos en terre d'islam ? Pourquoi cette humiliation, se demandent ses enfants ? Dans un autre contexte, à l'occasion de la visite à Batna du conseil municipal de Rouen, un des élus, unDESTIN DE HARKI seul, Brahim Sadouni, auteur de Destin de harki (1), considéré comme persona non grata, s'est vu interdire le sol algérien. Harki !

Pourquoi Paris laisse-t-il faire ? Est-ce pour préserver des intérêts économiques et diplomatiques ? Ne serait-ce pas simplement de l'indifférence, quand l'on sait que la première commémoration en l'honneur des anciens harkis remonte au 25 septembre 2001, quarante ans après ! Le cynisme, cette communauté de destin en connaît bien le goût, tellement amer qu'il lui faudrait des générations pour s'en débarrasser.

La «boîte à chagrin algérienne» n'est pas facile à fermer. En France, le silence officiel a laissé le champ libre aux guerres de mémoire. En Algérie, la mémoire officielle est ressentie de plus en plus comme un alibi justifiant le pouvoir des pères du Maghreb, le Maghreb des pères, où les jeunes ne trouvent pas leur place.

Dans ce paysage confus, les surenchères se multiplient. L'association Harkis et droits de l'homme a, dès le 28 février, désapprouvé par un communiqué de presse les articles de la loi du 23 février qui les associent, à leur corps défendant, à la réhabilitation du colonialisme et des anciens membres de l'OAS. La seule décision pouvant leur rendre justice est de reconnaître les responsabilités de la gauche comme de la droite dans cette guerre, dans les pouvoirs spéciaux attribués à l'armée, la responsabilité de l'Etat dans la fin tragique de cent trente-deux ans de domination française.

Il n'est pas d'abus de mémoire ni d'occultation qui résiste à un peu d'histoire. Qui sont donc les harkis ? Le terme vient de l'arabe harka, qui signifie mouvement. Les harkis sont les soldats de certaines unités supplétives autochtones recrutés par l'armée française pendant la guerre d'Algérie. Leur contrat était très précaire, hors du droit civil, d'une durée d'un mois, révocable à tout moment. Cette appellation recouvre une réalité complexe et hétérogène. Il y eut ceux qui étaient des instruments du colonialisme, bien sûr. D'autres, anciens soldats et gradés, ont pu être sensibles à la «fraternité des tranchées», à certaines valeurs de la vie militaire. L'importance des troupes coloniales lors des guerres mondiales et outre-mer est une évidence.

Mais tous les protagonistes n'ont pas eu la possibilité de choisir : la violence française a été accompagnéemelouza d'enrôlements forcés, et la propagande de guerre a tiré parti de l'image de ce «loyalisme». Le FLN, lui aussi, a tout autant usé de la terreur comme moyen de pouvoir sur la société : on citera seulement le massacre des partisans de Messali Hadj, qui a fait 374 morts en mai 1957 dans le village de Melouza [photo ci-contre]. Mouloud Feraoun, assassiné par l'OAS en 1962, écrivait le 8 novembre 1956 dans son Journal 1955-1962 (Seuil) : «Les prétentions des rebelles sont exorbitantes, décevantes, elles comportent des interdits de toutes sortes, des interdits dictés par le fanatisme le plus obtus, le racisme le plus intransigeant, la poigne la plus autoritaire... Défense de faire appel au toubib (?), à la sage-femme (?), au pharmacien (?). Et puis, il faut recevoir selon notre tradition hospitalière nos braves invités qui prennent des allures de héros et d'apôtres tout comme les grands saints de l'islam d'illustre mémoire... Il ne reste aux femmes qu'à youyouter avec entrain en l'honneur de la nouvelle ère de libération qui semble pointer pour elles à l'horizon qui barre inexorablement nos montagnes sombres.»

De plus, les vengeances personnelles, assassinat d'un proche, haines ancestrales, code de l'honneur ont aussi parfois imposé de s'enrôler dans un camp ou dans l'autre. On est loin des grands choix idéologiques tels que les présentent les discours nationalistes. Combien de familles sont traversées par des allégeances opposées ? Combien d'individus ont traversé les camps ? Les harkis ont subi le vae victis, malheur aux vaincus.

Victimes de la haine des vainqueurs, soumis à des supplices épouvantables, privés de toute dignité, traqués, combien sont morts lors de «l'été rouge» ? Ceux qui ont pu parvenir ici, malgré le pouvoir gaulliste, qui arivesaltes_1962_1 tout fait pour les en empêcher, ont été parqués dans des sortes de réserves indiennes, maintenus dans une dépendance coloniale, perçus par une bonne partie de la gauche comme des suppôts du colonialisme et par la France profonde comme des tribus indignes de la citoyenneté à part entière. Cependant, les nouvelles générations ont bénéficié de la scolarisation : une élite s'est constituée, qui, à l'image des enfants issus de l'immigration, a entrepris un travail de mémoire, de réhabilitation de la figure humiliée du père.

Comment ne pas voir que, dans les deux cas, ces paysans souvent pauvres, non scolarisés, ont été victimes des nationalismes français et algérien ? Même origine sociale et ethnique, même ségrégation par la population dominante, même déchirure identitaire ! C'est le sort de tous les êtres et groupes frontières. C'est le sort de ce chrétien venu de l'islam, de ce citoyen français qui se voulait aussi algérien, du grand écrivain Jean Amrouche, mort lui aussi à la veille de l'indépendance, auteur de Un Algérien s'adresse aux Français. «Les hybrides culturels sont des monstres. Je me considère donc comme condamné par l'Histoire. Le Jean Amrouche qui existe aujourd'hui, algérien cent pour cent par le sang ; né de père et de mère kabyles, appartenant à la famille musulmane et cependant élevé dans la religion catholique, avec comme langue principale (bien que le kabyle soit aussi ma langue maternelle) le français, harkis_femmesce Jean Amrouche n'a aucun avenir.»

Mais en 2005, les conditions ne sont plus les mêmes. «La guerre est faite à deux/L'un est mort/Et l'autre aussi», comme le dit Siham Jabbar, écrivaine irakienne. N'est-il pas temps que les vivants comprennent que cette guerre les traverse tous, qu'ils ont tous du fellaga et du harki, de l'immigré ou de l'émigré en eux ? Que des convergences s'affirment à partir de mémoires partagées ? Que les millions de passeurs de rives obtiennent enfin d'être reconnus comme des fruits de cette histoire ?

(1) Editions Cosmopole, 2002.

Fatima BESNACI-LANCOU présidente de l'association
Harkis et droits de l'homme
Claude LIAUZU professeur à Paris-VII

 

 

______________________________________________________________________

 

 

Harkis_150_000_tu_s_SHAT
lettre du général Forret, chef du Service historique de l'Armée de Terre, en 1977,
citant un document (1975) du "Bureau d'aide aux musulmans français"
(Hôtel National des Invalides) qui fait état de 150 000 "supplétifs disparus ou exécutés
par le F.L.N.". Reste à établir la généalogie de ce document et de cette estimation.
(source internet de cette image)
- cliquer pour agrandir

 

harkis_drapeau_et_m_dailles
rassemblement d'anciens harkis en 2006 (source)

 

 

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23 septembre 2006

Les déportés Maghrébins en Nouvelle-Calédonie (Mélica Ouennoughi)

 

 

Les déportés Maghrébins en

Nouvelle-Calédonie

Mélica OUENNOUGHI



- Les déportés maghrébins en Nouvelle-Calédonie et la culture du palmier-dattier (1864 à nos jours), Melica Ouennoughi, L'Harmattan, 2006.

- présentation de l'éditeur : L'auteur analyse la situation des descendants de Maghrébins en Nouvelle-Calédonie dont les ancêtres ont été déportés à la suite des insurrections algériennes et le ralliement d'autres clans tunisiens et marocains. De plus, l'auteur suit également l'histoire de ce lien entre le Maghreb ancien et la Nouvelle-Calédonie, grâce au fil conducteur que constitue l'introduction par les déportés de la culture du palmier dattier. Un éclairage sur la complexité historique de la colonisation française en Algérie puis en Nouvelle-Calédonie.

- note de l'éditeur : L'ouvrage se présente comme un recherche interdisciplinaire et transversale. L'auteur analyse la situation des descendants de Maghrébins en Nouvelle-Calédonie dont les ancêtres ont été déportés à la suite des insurrections algériennes et le ralliement d'autres clans tunisiens et marocains. Durant les années 1860, la France met en place un essai de colonisation pénale qui deviendra le centre pénitentiaire de Bourail.
Cette enquête réalisée sur le terrain et l'ensemble de la mémoire orale exposés sont confrontés avec de nombreuses sources écrites. Notamment des listes généalogiques des déportés, des listes des mariages mixtes qui ont donné quelques milliers d'hommes et de femmes calédoniens formant la descendance aujourd'hui, des listes d'attribution des lots de terre visant à utiliser les déportés en tant que concessionnaires pour la mise en valeur agricole de l'île et aussi avec des sources relatives aux insurrections algériennes elles-mêmes.

L'auteur suit également l'histoire du lien entre le Maghreb ancien et la Nouvelle-Calédonie grâce au fil conducteur de la culture du palmier dattier. La reconstruction identitaire d'une communauté maghrébine dans les pays d'Outre-mer ne pouvait être compréhensible, qu'après avoir reconstitué les étapes anthropologiques de leur histoire sociale, religieuse, économique et botanique. La formation de palmeraies pour souder la communauté ainsi que les effets au niveau de techniques et de l'outillage nous révèlent l'existence d'un héritage almoravide berbère qui prend son origine en Espagne médiévale (XIe siècle), dont l'auteur analyse les modes de diffusion permettant de suivre les mouvements migratoires des groupes humains. La rencontre entre savoir-faire traditionnel et savoir-faire moderne, l'étude des différents types de dattes, ouvrent des perspectives très intéressantes, aussi bien pour les agronomes et historiens professionnels que pour les recherches généalogiques des familles.

Voici la première thèse universitaire qui apporte des éclairages sur la complexité historique en remontant aux origines du processus de la colonisation française en Algérie puis en Nouvelle-Calédonie.

 

Mélica Ouennoughi est docteur en anthropologie historique. Membre-chercheur rattachée au Laboratoire d'Histoire contemporaine de l'Université de Nouméa. Spécialisée sur les migrations maghrébines et sahariennes en Océanie, elle a consacré de nombreuses publications à la question des Calédoniens maghrébins en Nouvelle-Calédonie et leur rôle dans la mixité sociale avec les autres communautés (françaises, européennes, mélanésiennes, indonésiennes, japonaises).

 

 

melica- entretien avec Melica Ouennoughi dans : Bordj Bou Arreridj info (18 mars 2006) : "Lorsque je suis arrivée sur le territoire calédonien, pour retrouver les descendants d’algériens, je demandais l’itinéraire aux Kanaks. La première réponse qu’ils m’ont donné, c’est : lorsque tu vois un dattier, c’est qu’il y a un «Viel arab » qui est passé par là".

 

 

 

 

- un commentaire de Rafik Darragi, paru dans la Presse de Tunisie (9 mars 2006)

- un commentaire de Rachid Sellal sur le site Afrique du Nord north africa (18 avril 2006)

- le site de Mel
ica Ouennoughi

contact : melica.ouennoughi@voila.fr


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Nouvelle-Calédonie : lieu de déportation...

source : Chocolat Télévision

 


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14 septembre 2006

La dernière frappe du révisionnisme médiatique (Mohammed Harbi et Gilbert Meynier)

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La dernière frappe du révisionnisme

médiatique *

Mohammed HARBI et Gilbert MEYNIER

 

 

Réflexions sur le livre de BENAMOU Georges-Marc, Un mensonge français. Retours sur la guerre d’Algérie, Robert Laffont, Paris, 2003, 345 p., prix : 21 €

La crise algérienne donne lieu, ici et là, en France, à des tentatives pour réhabiliter moralement la colonisation et l’absoudre de ses péchés. Faute de parvenir à concevoir un rapport d’égalité avec l’Algérie, les nostalgiques de l’ordre colonial œuvrent à la déconstruction de la mémoire collective que le peuple algérien garde de la domination française. Ce projet et la stratégie de sa mise en œuvre ne sont pas séparables. Le seul moyen pour assurer le succès, c’est de ne pas reculer devant la pratique du détournement, de l’occultation des travaux des historiens qui portent un regard neuf sur les rapports franco-algériens en les dépouillant de leur lot de ressentiments et de mythes.

Le genre qui convient le mieux à la falsification de l’histoire est l’examen d’un problème en pièces détachées. On peut dès lors faire de l’histoire tout en affirmant n’avoir pas l’intention d’en faire. Georges-Marc Benamou est coutumier de cet exercice. Dans l’exploitation du révisionnisme médiatique, voici un travail rapide qui accumule les erreurs et les omissions (1), multiplie les citations sans références, et convoque surtout des témoignages et des ouvrages de seconde main. Même s’ils sont incidemment cités, des historiens aussi fondamentaux que Charles-Robert Ageron n’ont pas été lus. Bien que cité dans la bibliographie, mon (MH) FLN, mirage et réalité (2), n’est pas utilisé. Mon (GM) Histoire intérieure du FLN (3) est citée une fois, et sur une question de détail. Le grand livre sur la guerre d’Algérie de l’historien allemand Harmut Elsenhans (4), est ignoré. D’autres, aussi fondamentaux que ceux de Sylvie Thénault, de Raphaëlle Branche (5) et de Jacques Frémeaux (6), ne sont pas davantage connus. Dès sa sortie à l’automne 2003, Un Mensonge français a fait l’objet d’un battage médiatique ; il a eu droit notamment, à une heure de grande écoute, à une tribune dans l’émission présentée par Arlette Chabot, Mots croisés, où le seul historien présent, Fouad Soufi, n’a pratiquement pas pu intervenir ; et à d’autres appréciations qui, de même, se conformaient souvent à l’éthique des clubs d’admiration mutuelle qui sont structurellement la norme de fonctionnement des réseaux médiatiques parisiens. Pourtant il a été critiqué, parfois vivement, dans quelques journaux. Notamment Benjamin Stora en a fait dans Le Monde un compte-rendu critique, tout en laissant entendre que le livre ouvrait certaines pistes.

Non que Benamou, de fait, ne pose pas quelques questions vraies – mais celles qu’il pose sont partielles. Et il leur donne des réponses dans un certain air du temps : dans l’histoire algéro-française, il n’apprécie que le delta sans quasiment dire un mot du fleuve dont il a charrié les alluvions.
Pratiquement pas un mot sur le bientôt bi-séculaire contentieux franco-algérien. À peine une douzaine de lignes, page 250, en remords furtivement tardif, sur les ignominies coloniales qui ont pesé si lourd. Même pas un rappel de la sanglante conquête de l’Algérie ; si l’on y décompte les centaines de milliers de morts de la famine de 1868, produite sur le lit du bouleversement du mode de production communautaire sous les coups de l’intrusion du capitalisme, elle coûta à l’Algérie autour d’un million de morts, soit pas loin d’un tiers de sa population. Rien sur les brutales répressions des insurrections qui s’ensuivirent au XIXe siècle, rien sur celle de l’insurrection de l’Aurès en 1916-1917. Si les milliers de victimes de l’insurrection du Constantinois au printemps 1945 sont notées à la va-vite (7) (mais dites de responsabilités algériennes éventuelles), rien sur le bilan humain global de la guerre de 1954-1962.

 

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Théodore Gudin, Attaque d'Alger par la mer

 

Si l’historien ne peut à l’évidence retenir les chiffres algériens officiels de mobilisation victimisante, et si l’on retient l’évaluation plausible de Charles-Robert Ageron (8) - historien à qui l’on peut faire confiance -, la guerre de 1954-1962 aurait tué autour de 250 000 Algériens, ce qui, rapporté à la population, représente le nombre de morts de l’épouvantable guerre d’Espagne quatre lustres plus tôt. A peine plus de choses sur les «interrogatoires poussés» qui, dans le jargon militaire français, désignaient la torture institutionnalisée ; rien sur les «corvées de bois», qui désignaient les exécutions sommaires de prisonniers, théoriquement abattus en tentant de s’enfuir. Les archives militaires françaises nous apprennent que, sous cette rubrique, il y eut, de 1955 à 1962, selon les décomptes officiels français, 21 132 «rebelles abattus lors d’une tentative de fuite» (9). Silence enfin sur les camps de regroupement, que l’on connaît notamment grâce au beau rapport de Michel Rocard (10), qui enfermèrent plus du quart de la population civile algérienne et furent si gros de déracinements, d’exils et de déchirements du tissu social. Sur ce sujet, l’ouvrage de Michel Cornaton, celui de Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, ainsi que l’article synthétique de Charles-Robert Ageron, ne sont pas cités (11).

Pas un rappel non plus, même succinct, de la spoliation foncière qui porta pendant l’Algérie française en superficie sur 2/5 des terres, mais plus si l’on tient compte de la qualité desdites terres : les convoitises coloniales s’étaient portées naturellement sur les meilleures d’entre elles. Il n’y a que les Palestiniens qui, dans l’histoire des colonisations, aient été davantage dépossédés (80% de leurs terres ont été confisquées si l’on en croit tels «nouveaux historiens» israéliens). Rien non plus sur les famines et les disettes, souvent accompagnées de choléra et de typhus – 1868, 1888, 1897, 1909, 1917, 1920 (12)-, sur celle de 1941-42, aggravée par le typhus (13), rien sur les épidémies dévastatrices, non jugulées par un encadrement sanitaire squelettique. Pas davantage de notations, si ce n’est par vagues et hâtives allusions, sur l’inégalité systématique institutionnalisée et le racisme, les promesses non tenues, les élections truquées. Juste, à la sauvette, une notation non analysée sur «un apartheid sans  nom» (p. 30). Silence encore sur le service militaire obligatoire imposé sans contreparties depuis 1912, et qui s’imposa effectivement à partir de 1916 à des classes d’âge entières pendant trois décennies, ni sur l’obligation scolaire qui, elle, ne fut jamais réalisée par la puissance tutélaire qui se targuait de faire œuvre de civilisation : en 1914, seulement 5% des en-fants algériens étaient scolarisés dans le système d’enseignement français, à peine 10% l’étaient au moment du déclenchement de l’insurrection de 1954.

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Certes on conviendra sans difficultés que la colonisation ne fut pas qu’une abjection – elle fut par certains aspects, au moins dans sa bonne et dans sa mauvaise conscience -  relativement différente de la pure réification marchande et financière de la mondialisation capitaliste actuelle. Mais elle fut, aussi, largement une ignominie.
Dans le cas de Georges-Marc Benamou, Français d’Algérie et juif arraché tout jeune enfant à sa patrie algérienne, même une douleur réelle n’autorise pas à dire n’importe quoi. Ainsi, «totalitarisme» est mis dans son livre à toutes les sauces. Le FLN fut pour lui «totalitaire», «un parti totalitaire». Souvent, terrorisme est traité en quasi synonyme de totalita-risme. Or, autoritaire et cruel ne veut pas forcément dire totalitaire. Pour qui connaît un tant soit peu le FLN comme objet d’histoire, en aucun cas l’historien ne pourra retenir le concernant la signification courante que le terme de totalitaire a prise depuis Raymond Aron et Hannah Arendt – celui d’une religion séculière imposant à la société et à l’État le poids de sa terreur idéologique -, mais bien davantage l’acception des idéologues italiens Alfredo Rocco et Giovanni Gentile, pour lesquels il signifia la dévotion absolue à la nation et au pouvoir d’État.

En fait de totalitarisme, le FLN fut surtout la projection politique de l’esprit de surveillance et de l’unanimisme communautaires de la société algérienne. C’est pourquoi, tout violent qu’ait pu être sur le terrain le FLN/ALN, il surfa plus sur certaines tendances profondes de cette société qu’il ne s’imposa à elle par la seule violence. L’unicité et l’unanimisme cultivés par l’idéal communautaire y répondirent en écho, par exemple, au discours populiste révolutionnariste d’un Boumediene. Pour cela, même autoritaire et violent, le FLN – celui du moins qui a triomphé - ne peut même pas être considéré comme une vraie dictature.
Par ailleurs, contrairement à ce que dit l’auteur d’Un Mensonge français, le FLN ne fut pas un «parti», mais un front supervisé par un appareil militaire. Il n’eut en tout cas rien à voir avec un parti communiste à la soviétique : il ne fut jamais qu’une courroie de transmission du pouvoir d’État tôt militarisé, et non le maître de ce même pouvoir d’État comme il le fut en URSS. Citant Guy Pervillé, Benamou écrit que les institutions du FLN furent «inspirées des statuts du PC de l’URSS» (p. 207). Le FLN s’inspira en effet dans ses statuts de 1959 du modèle du «centralisme démocratique». Mais ce qu’il oublie de dire, c’est que ces statuts furent soigneusement expurgés de toutes les références de classes. La direction du FLN, cartel d’élites d’origines diverses et sans autre dénominateur commun que la libération de l’Algérie de la servitude coloniale, évoluait au-dessus de multiples factions.

 

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soldats du FLN


Il y eut en effet de tout au FLN. Même si un appareil militaire violent y a très tôt emporté – cela dès l’été 1957 -, cela n’autorise pas à mettre sous le boisseau les talentueux ministres et cadres civils, et tous ces hommes de dossiers qui – à l’UGTA, dans les ministères et ambassades du FLN - y travaillèrent avec acharnement et avec un esprit ouvert à la libération de leur patrie. Que Georges-Marc Benamou lise par exemple les mémoires de Saad Dahlab, le dernier ministre des Affaires Étrangères du GPRA (14), s’il est désireux de remédier à ses jugements tranchés.

Et, en 1955-56, même un pur maquisard comme Belkacem Krim était partisan de formules de compromis, formules que le blocage de la situation politique enterra. Si vraiment, comme un Alain Savary en avait engagé le processus, une stratégie par étapes à la tunisienne avait été fermement proposée au FLN, tous les documents disponibles indiquent que sa direction l’aurait acceptée. On sait – mais Benamou ne le sait pas ou ne le dit pas - que le torpillage prit la forme, le 22 octobre 1956, de la piraterie aérienne française qui suspendit toute vraie négociation pour quatre ans. Dans les thrènes que l’auteur adresse ici et là aux occasions perdues, Alain Savary, désavoué par son lâche gouvernement, et acculé à la démission, n’a droit à aucun salut. Ce n’est à vrai dire pas que le 6 février 1956 que Guy Mollet s’est «déshonoré», «et avec lui la République» (p. 86).

Parmi les procès qu’il instruit contre De Gaulle, l’auteur lui reproche d’avoir intronisé le FLN comme seul représentant du peuple algérien, notamment à la suite des manifestations citadines de décembre 1960 qui lui démontrèrent la représentativité dudit FLN. : «La leçon du voyage. Oui, décidément, le FLN, c’est l’Algérie» (p. 179). En effet, même s’il n’était pas le seul mouvement nationaliste en scène – il y avait le MNA -, et que cela plaise ou non, le FLN incarnait l’indépendance depuis si longtemps désirée par le peuple algérien. Ce n’est pas De Gaulle à lui seul qui en fit «l’incarnation de la nation algérienne».  En histoire, on ne choisit généralement pas ses interlocuteurs. Ils s’imposent à vous. En l’occurrence, qui avait lancé et conduit la guerre, si ce n’est le FLN ? Et en toutes circonstances, discuter avec des fantoches, avec des interlocuteurs préfabriqués ou de convenance, est une perte de temps et une faute politique.

Quant à «l’anticolonialisme totalitaire», qui est un des topoi du livre, un syntagme bricolé ne peut tenir lieu de concept. Et il faut savoir ce que totalitarisme veut dire. Que l’anticolonialisme soit devenu une norme éthique n’autorise certes pas le manichéisme échafaudé en son nom, mais pas non plus sa dévalorisation vulgaire en épouvantail politique. Historiens, nous n’avons rien à voir avec ce procès intenté aux «images pieuses» qui auraient été imposées par ce «totalitarisme». Rappelons que les images que propose l’historien ne peuvent qu’être impies parce qu’il tente de dire le vrai contre tous les stéréotypes et contre toutes les conventions de toutes les histoires officielles et l’exposent aux feux croisés des uns et des autres. Nous les avons subis l’un et l’autre et nous en sommes fiers. Et, contrairement aux allégations de l’auteur pour qui l’histoire de la guerre d’Algérie «ne s’étudie pas» (p. 36), nous sommes quelques-uns à penser contribuer à l’écrire.

La «religion anticolonialiste»  (p. 101) n’était en tout cas pas hégémonique dans les années cinquante ; elle était plutôt à contre-courant. L’un de nous (GM) a en mémoire, dans son expérience de lycéen, les boycotts et l’ostracisme dont quelques-uns de ses condisciples et lui-même furent pour cela l’objet au très bourgeois lycée Ampère à Lyon, sans compter les tabassages par les CRS lors de manifestations anticolonialistes, pour ne pas parler de la répression qui s’abattit sur les jeunes anticolonialistes ou soldats refuzniks. G. M. Benamou a-t-il entendu parler de Jean Muller ? Connaît-il le sort qui fut celui de Marc Sagnier ? Même si la répression y fut quantitativement moins sanglante que celle du 17 octobre contre les Algériens, les victimes du métro Charonne, le 8 février 1962, étaient bien des militants communistes anticolonialistes.

 

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7 janvier 1962, attentat au domicile de Sartre à Paris

 

Et ne pourrait-on être anticolonialiste sans épouser le manichéisme de Sartre, de Fanon ou de Ben Bella ? Lutter pour l’indépendance de l’Algérie, ce n’était pas forcément approuver en tout le vent dominant au FLN dans ses schématisations communautaristes, et il n’y eut pas qu’Albert Memmi et Raymond Aron dans ce cas. Des anticolonialistes aussi prestigieux que Francis Jeanson ou Henri Curiel eurent des débats parfois très vifs avec des militants de la Fédération de France du FLN, voire eurent maille à partir avec lui. Alors, «de leurs utopies [des «anticolonialistes totalitaires», NDA], il ne reste rien que des cendres, des ruines» ? (p. 113). Notre contempteur d’anticolonialisme range dans ces dernières la «révolution algérienne». Or, le terme de «révolution» ne fut, au FLN, que l’équivalent sémantique de guerre de libération ou de jihâd. Et, avec Boumediene, le discours et la pratique révolutionnaristes furent une rhétorique et un moyen de clientéliser globalement le peuple pour qu’il reste docile et soumis au pouvoir d’État. Ceci dit, une aspiration libertaire, celle qui mut les hommes de la guerre d’indépendance, ne peut en aucun cas être confondue avec sa mouture bureaucratique. Et, en histoire, tout est dialectique, et toute analyse tranchée qui ignore la dialectique relève plus de l’idéologie que de l’histoire.

Alors, quels peuvent être les dessous des dénonciations de Benamou ? Ne s’inscrivent-elles pas en contrepoint de ses sanglots mal contenus sur «l’ultime soupir de l’Empire (avec une majuscule, NDA) lagoubran1français», sur «le terminus de l’histoire pour la France d’hier» p. 18). Serions-nous dans la plus ordinaire des nostalgéries ? Les femmes algériennes sont toujours «les fatmas» (p. 34, p. 96…), sans majuscules et sans guillemets… En tout cas, nous sommes dans le narcissisme nationaliste français : l’auteur adresse un péan à cette Algérie française qui aurait été «le produit de cette culture laïque et universaliste» (p. 51), mais en ignorant apparemment que ce fut selon une variante de cette culture qui confisqua les biens dévolus aux fondations pieuses et au système d’enseignement traditionnel (biens habûs) et les fit servir à instrumentaliser l’islam par un clergé musulman aux ordres ; et qui, aussi, institutionnalisa la discrimination et le racisme. Ne se contredit-il pas quand il parle d’«apartheid» (p. 30) ? À moins que l’apartheid ne fasse partie des catégories de l’universalisme…

 

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Albert Camus

Que dire du panégyrique de Camus qu’il dresse en tentant laborieusement d’éclaircir sa fameuse formule : «Je préfère ma mère à la justice» (traduisons : je préfère les Français d’Algérie au FLN, son combat fût-il juste). Mais, s’en étonnera-t-on, silence sur le Jules Roy de La Guerre d’Algérie (15) qui préférait, de sonjules_roy_couv côté, aimer autant la justice que sa mère, Jules Roy, tout autant Pied-Noir que Camus, et au surplus colonel de l’armée de l’air et à contre-courant de son milieu militaire d’origine : il déclara finalement, non sans douleur, ne pouvoir que soutenir le camp des pouilleux violentés. La seule fois où Benamou mentionne Jules Roy (p. 249), c’est pour noter qu’un vieux colon qui lui ressemblait était antisémite. Ceci dit, il ne faut surtout pas comprendre que Jules Roy l’était.

Comme Camus, notre auteur ne dit jamais «les Algériens», mais «les Arabes», conformément aux vieilles taxinomies coloniales – qui furent aussi celles de Maurice Thorez- qui voyaient en les Algériens une mosaïque de communautés : «Les Arabes, les Kabyles et les Européens» (p. 265). Cela ferait rire aujourd’hui même le plus obtus des islamo-arabistes ou le plus benêt des berbéristes. Quelle amertume : il y a des gens qui en sont encore là au début du XXIe siècle… La citation que Benamou produit page 94, tirée de la préface de Camus aux Chroniques algériennes en 1958, pourrait à la virgule près figurer dans n’importe quel rapport d’officier français du 2ème Bureau. Qu’on en juge :
[Si Camus] «ne peut approuver une politique de conservation ou d’oppression, [il ne peut] non plus approuver une politique de démission qui abandonnerait le peuple arabe à une plus grande misère, arracherait de ses racines séculaires le peuple français d’Algérie et favoriserait seulement, sans profit pour personne, le nouvel impérialisme qui menace la liberté de la France et de l’Occident».

Le livre fonctionne aussi, au moins implicitement, comme une défense de l’universalité du capitalisme et du marché, et parfois fort explicitement, comme un dédouanement de la guerre de reconquête coloniale française et de son arsenal répressif corollaire. Par exemple, il est dit, sur les manifestations citadines de décembre 1960 organisées à l’occasion de la visite de De Gaulle, que «les forces de l’ordre […] ne savaient plus qui réprimer» (p. 176). Doit-on rappeler qu’elles l’ont vite su ? : il n’y eut, parmi les morts, pratiquement que des Algériens alors que les manifestants acclamaient le FLN, et, en même temps, soutenaient la politique gaullienne engagée par le discours du 16 septembre 1959. Mais, chez Benamou, cela donne : «Chacune des étapes du général De Gaulle a ainsi apporté son lot de morts arabes et européens». No comment.

Toujours sur la répression, le général Massu et le colonel Godard, dits «hostiles à toute ségrégation» (p. 52), sont présentés, ou peu s’en faut, comme de doux humanistes alors que tous les gens normalement informés savent que, quels que fussent les prurits humanitaires de tel ou tel, l’armée française fut plus massivement et plus industriellement tortionnaire que certains éléments d’une ALN, fondamentalement artisanale dans sa violence, et qui, au moins, luttait pour l’affranchissement des Algériens ; et que les Algériens se défendaient contre un conquérant qui les avait conquis dans la brutalité. Quand on ne se contente pas de l’écume des aboutissements factuels, c’est la violence française qui fut première. Certes, Mouloud Feraoun, dans son Journal (16) «dresse un portrait terrifiant des futurs maîtres de l’Algérie» (p. 208). Saisi par le syndrome de la dénonciation hémiplégique qu’il juge par ailleurs sévèrement, notre dénonciateur oublie de dire que Feraoun brosse un tableau tout aussi terrifiant des pratiques de l’armée française.

nytid_2974Au vrai, ces «Arabes» combattent-ils vraiment pour leur liberté ou sont-ils primairament soumis à leurs pulsions violentes quand ils ne sont pas tout bonnement manipulés ? Les pages 179-180 offrent au lecteur une anthologie de facture coloniale sur ces jeunes d’Alger incapables d’agir, en décembre 1960, sans sollicitations extérieures. En d’autre temps, on enseignait que les «indigènes» étaient «influençables». Si ces jeunes se sont alors mobilisés, ce fut, d’après notre auteur, du fait d’une manipulation de «militaires d’obédience gaulliste des SAU» (17).

Si l’on ne peut exclure de telles manœuvres pro-gaullistes, qui, en fait, durent simplement signifier aux manifestants qu’ils avaient le champ libre, les acteurs que met en scène le texte de Benamou, appartiennent bien à une masse ma-nipulée (donc manipulable), laquelle a donc affronté les balles des «forces de l’ordre» en brandissant des drapeaux algériens cousus dans l’improvisation (les manipulateurs français avaient-ils été à ce point inconséquents qu’ils ne leur avaient pas fourni les drapeaux ?), mais, selon cette version, sans la spontanéité sur laquelle tous les rapports militaires français conservés aux archives insistent d’abondance ; cela à tel point que l’organisation FLN d’Alger prit le train en marche en tâchant à la va-vite d’encadrer les manifestations. Des musulmans manipulables, et qu’il vaudrait mieux laisser à leur torpeur, cela renvoie à un essentialisme d’école primaire orientaliste sur l’islam. L’islam incontournable.

Un demi-siècle plus tard, «rien n’a changé» (p. 16), puisque ressurgissent des affaires de foulard. C’est évidemment faux ; tout a changé : les femmes, en Algérie, souvent contre leur société et contre le pouvoir, sont courageusement devenues des actrices de leur vie, et souvent des militantes ; et elles sont quasiment toutes scolarisées. Nous sommes des laïques et nous n’aimons pas le voile, pas plus en France qu’ailleurs, car nous savons combien il est signe d’oppression masculine et de ségrégation sexuelle sous des oripeaux prétendument musulmans.  Ceci dit, en France, il est d’ores et déjà résiduel et il est symptomatique d’un malaise multiforme porté structurellement par la sauvagerie capitaliste actuelle, génératrice de régression sociale et de violence, et productrice des replis communautaristes qui fragmentent  et fragilisent les résolutions politiques.

Il y a certes un obscurantisme sous couleur d’islam ; il existe, mais pas comme une essence qui serait en soi musulmane : Benamou note lui-même, en se référant à Germaine Tillion, que telles tendancesharem_cousinsn_couv réactionnaires plongent beaucoup plus leurs racines dans la préhistoire que dans l’islam tard-venu. Et les stéréotypes sur un islam en soi obscurantiste font bon marché des tendances rationalistes actuelles très vivantes dans le monde arabe – vivantes mais suspectées ou pourchassées par les pouvoirs - sans compter celles de l’islam classique où le terme de ilhâd (athéisme) est attesté plusieurs siècles avant l’apparition de son synonyme français. Mais Benamou accrédite les facilités/vulgarités médiatiques ignorantes de vent d’Ouest à la mode sur le «choc des civilisations». Celles qui représentent une césure qui serait essentielle entre Islam et Occident.

Ces «Musulmans», ils se sont rendus coupables de tortures «pratiquées par l’ennemi algérien» (p. 33) sur les Français d’Algérie. La réalité oblige à dire qu’elles furent beaucoup plus largement appliquées par des Algériens à d’autres Algériens, ceux qui étaient réputés traîtres et qui furent, de fait, souvent impitoyablement traités. Mais, à lire Benamou (p. 81), on peut comprendre que seuls des Français furent torturés et exécutés par la police de Boumediene après l’indépendance. Qu’il se rassure : les Algériens à l’avoir été furent sans comparaison bien plus nombreux que les Français. Et jamais la violence ne sépara les «Musulmans» des «Européens». Elle exista en intensité variable dans les deux camps.

Les seuls «Arabes» que Benamou sauve, les hommes de son cœur, ce sont les «libéraux» de l’UDMA réputés francisés, placés par l’appareil militaire comme tête d’affiche internationale au GPRA, en particulier la figure emblématique de Ferhat Abbas, qui est dit croire encore en 1945 à l’intégration à la France (p. 267). Au prix d’un travestissement de leur itinéraire : l’auteur ignore le Manifeste du Peuple algérien qu’Abbas signa en 1943, et qui était déjà bien loin d’être un manifeste intégrationniste. Les autres sont renvoyés aux gémonies dans une thématique, voisine de celle du maccarthysme,  comparable à celle de ces officiers français du 2ème Bureau qui assimilaient faussement le FLN au communisme ennemi du Monde Libre.

Finalement, on l’aura compris, ce livre pèse lourd de son poids de nostalgies coloniales et nationalistes françaises. «L’agonie de l’Algérie française» est vue comme «une amputation» (p. 249), «comme ce fut le cas pour l’Alsace-Lorraine» en 1871 : Thiers – De Gaulle, même combat. Et les «Arabes» ont tout lieu de regretter d’avoir disjoint leurs destins de ceux de la France : n’y eut-il pas des enfants pour scander à Oran «Algérie française !» lors de la visite de Chirac en mars 2003 ? Au vrai, le régime algérien actuel est tellement honni et méprisé que tout ce qu’il clame est suspecté et rejeté, y compris parfois même la geste résistante de 1954-62 dont il se réclame et qu’il manipule. Il n’y a donc rien d’étonnant qu’une partie de l’opinion algérienne le voie comme un prolongement du système colonial. Il n’y a rien d’étonnant non plus que la nostalgie coloniale puisse figurer un remède à la dureté des temps et servir à stigmatiser le pouvoir 18053algérien. Faut-il préciser que cela n’entache en rien la légitimité du combat du peuple algérien pour son indépendance ?

Plus franco-françaises sont les autres accusations du livre, notamment la charge portée contre De Gaulle, jugé piètre négociateur et politique médiocre ayant agi dans l’imprévision. Surtout, il est accusé de «lâchage», voire de «largage» de l’Algérie. On évite à peine le «bradage», comme aurait dit Le Pen. C’est là une mouture à peine nouvelle des vieux procès faits à De Gaulle par le nationalisme français et tels de ses procureurs français d’Algérie. Le FLN est accusé d’avoir été «allié à De Gaulle» (p. 56), comme si un accord de compromis entre adversaires était une alliance. Mieux : il aurait existé un «axe De Gaulle-Sartre» (p. 100) et, même, De Gaulle aurait été le «complice» de Sartre (p. 103), Sartre aurait été le «Malraux off» (p. 107) du président de la Ve République. Il ne saura être question ici d’exonérer Sartre de son manichéisme et de ses jugements tranchés ; mais tout de même ; une attirance éventuelle, d’ailleurs à mieux démontrer, n’est pas une alliance et elle ne constitue pas un «axe».

Au surplus, nous nageons en plein contresens quand nous voyons traiter De Gaulle de vulgaire cartiériste séduit par un frileux repli hexagonal. En fait, on sait maintenant que De Gaulle fut un politique soucieux de l’arrimage à l’Europe et à la mondialisation capitaliste, qui déjà se profilait, et cela sous les scansions vergogneuses gaulliennes du national, ainsi que l’a lumineusement montré l’historien Harmut Elsenhans, professeur à l’université de Leipzig. Sa grande thèse sur la guerre d’Algérie était parue à Munich en 1974. Benamou, qui ne la connaît pas, est à l’unisson du narcissisme français ordinaire qui répugne à lire les langues étrangères. Tout de même, Elsenhans a fini par être traduit en français et publié en France en 1999. Il aurait donc pu le lire.

Rien de bien nouveau dans Un Mensonge français sur les préparatifs du retour au pouvoir de De Gaulle, si ce n’est beaucoup de remplissage journalistique. Rappelons sur ce point que Christophe Nick, qui est une fois cité, a fait sur ces matières le point de manière exemplaire (18). Ce qui est surtout attaqué, c’est le «dogme» d’une «infaillibilité gaulliste sur la question algérienne» (p. 168) (alors que les historiens sont d’accord sur l’empirisme et le pragmatisme du président De Gaulle) ; et surtout, il fut le responsable d’une «défaite française». Sur les menaces de partition de l’Algérie, pour lesquels fut utilisé à contre-temps Alain Peyrefitte, le livre ne dit pas qu’elles ne furent vraisemblablement envisagées que comme un moyen de pression sur le FLN.

Ce sont les accords d’Évian qui sont principalement portés au passif de De Gaulle, ces accords qui auraient été par lui bâclés, et jamais respectés («violés», p. 41) par un FLN qui aurait négocié avec l’idée bien arrêtée de ne pas les honorer (pp. 203 et sq.). Benamou ne dit pas que les hommes qui appliquèrent les accords d’Évian ne furent pas ceux qui avaient négocié ces accords : pour résumer, les ex-centralistes du MTLD, Ben Khedda et Dahlab, vrais politiques et hommes de dossiers,  chassés de l’exécutif algérien en août 1957 par les colonels de pouvoir, et rappelés au GPRA en août 1961 parce qu’ils étaient les plus capables de conduire avec les Français la négociation – ceux-là même que Benamou range sans discernement parmi «les révolutionnaires de Tunis». (p. 205) De cette conduite, l’appareil militaire algérien, et notamment le segment militaire qui avait le vent en poupe – l’État-Major Général (ÉMG) dirigé par le colonel Boumediene - était bien incapable.

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13 juin 1961

Fut donc déléguée la charge de la négociation à cette équipe de civils compétents où émergea aussi la figure brillante du jeune Mohammed Seddik Benyahia. Mais, pendant toute la poursuite des pourparlers, les hommes de l’ÉMG ne cessèrent de les dénoncer démagogiquement comme traîtres et néocolonialistes, tout en reconnaissant en privé que de tels accords étaient inévitables. Puis, la paix et l’indépendance acquises, ils congédièrent lesdits civils et s’emparèrent du pouvoir par la force à l’été 1962. Il est donc faux d’écrire que «la plupart des dirigeants du FLN ne voulaient pas appliquer ces accords». Ceux qui les ont contractés furent exclus du pouvoir et marginalisés. Sans compter que l’OAS aida aussi puissamment à les rendre inapplicables. Ceci dit, aucune guerre ne se termine bien car aucune guerre n’est génératrice de morale. Benamou, lui, ne voit «pas une seule qualité aux accords d’Évian» (p. 212) alors même qu’ils consacrèrent l’inéluctable indépendance de l’Algérie et qu’ils mirent fin à une guerre cruelle et injuste imposée à un peuple pauvre, opprimé et mal armé.

Dans la cruauté de la guerre, il y eut le sort des harkî(s). Benamou parle à leur sujet de «massacre collectif» à raison de dizaines de milliers de massacrés.  À vrai dire, et si l’on veut faire œuvre d’historien sachant raison garder, une série de massacres, même sanglants, ne relèvent pas forcément de «l’extermination systématique» (p. 221). Les horreurs dont les harkî(s) furent les victimes ont été décrites, et nous avons été de ceux qui ne craignirent pas d’en parler. Mais dans certaines régions – l’Ouest Constantinois notamment -, les harkî(s), qui furent tout sauf des enfants de chœur, avaient fait des dégâts et s’étaient attiré la haine de bien des populations. Il faut le dire.

Ceci dit, jamais ni Ben Khedda, ni l’ÉMG, dirigé par Boumediene, ni personne au GPRA, n’a jamais donné des ordres de massacrer. C’étaient des hommes d’ordre à qui l’anarchie du printemps 1962 faisait horreur. Mais la direction de Tunis était obsédée par les conflits internes et la course au pouvoir conduite par l’ÉMG. Il y eut nombre d’actions de sous-ordres, souvent des «marsiens»(19), ralliés tardifs à l’ALN qui tenaient à surprouver dans le sang un patriotisme tardivement démonstratif. Souvent, des communautés, dont, à l’origine, telles jamâ‘a(s) (20) avaient choisi parmi leurs jeunes hommes lesquels iraient à l’ALN et lesquels iraient dans les harka(s), protégèrent leurs ressortissants. Lorsqu’ils purent rejoindre leurs contribules, les harkî(s) purent être plus facilement protégés que lorsque l’isolement les rendait plus vulnérables.

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Les «10 000 disparus» parmi les harkî(s), ce n’est pas là un chiffre «gaulliste», ainsi que le représente Benamou, c’est le chiffre avancé par Jean Lacouture dans Le Monde en novembre 1962 sur la foi de sources militaires françaises qui avaient bien peu le FLN en sympathie – il suffit pour s’en convaincre de lire leurs rapports conservés aux archives -, et qui n’avaient aucune raison de minimiser le chiffre des massacrés. Même si Lacouture a pu ultérieurement être pris dans l’air du temps de la mobilisation victimisante en avalisant l’impossible chiffre de 100 000 morts (21). Sur ce sujet, contrairement à ce qui est affirmé dans le livre, les archives françaises ne sont plus complètement «cadenassées». Les cartons concernant les massacres des harkî(s) ne permettent en aucune façon d’avaliser le chiffre de 70 000 victimes qu’avance Benamou. Dans l’inflation victimisante, certains sont allés jusqu’à 150 000 morts : encore un effort, et il n’y aura pas eu un seul survivant...

Ces chiffres idéologiques sont martelés par leurs producteurs sans aucune preuve historique sérieuse. Rien de tel dans les documents démographiques tels que ceux utilisés pour ses bilans de victimes de la guerre par Charles-Robert Ageron. Rien de tel dans le central carton 1H1793 des archives du SHAT (22) consacré aux massacres de harkî(s). Le rapport du général de Brébisson du 13 août 1962, qui s’y trouve, décrit des horreurs «d’une extrême violence» et il estime, à cette date, que, «d’après les renseignements recueillis, on peut […] estimer à plusieurs centaines le nombre d’anciens supplétifs massacrés» ; et que, certes, «tout se passe comme si le FLN profitait de la période actuelle pour effectuer contre les Algériens ayant servi la France une purge dont il laisse la responsabilité aux échelons subalternes».

Un rapport du 2ème Bureau du lieutenant-colonel Prunier-Duparge, également du 13 août, recense «328 harkis ou moghazenis» «victimes de massacres collectifs ou exécutés ces dernières semaines», dont 246 en wilâya 2, 72 en wilâya 3 et 10 en wilâya 1 (23). Et un rapport du 9 novembre 1962, pour le Sud Constantinois, parle d’un charnier de «cent anciens membres du GMS (24) de M’chounèche», de plusieurs dizaines d’exécutions et de centaines de prisonniers.

Tous les rapports évoquent les tâches dégradantes et l’humiliation infligées aux harkî(s). Une enquête de la Croix Rouge parue dans L’Observateur du Moyen-Orient et de l’Afrique du 1er mars 1963, évalue le bilan à «des milliers de victimes». La Croix Rouge a enquêté sur «des camps de harkis», mais elle estime dans ce rapport que, «contrairement à certaines rumeurs», il n’en existerait pas ès-qualités, tout en attestant l’existence de «camps de travaux publics ouverts» où les harkî(s) sont surveillés. Au surplus, ajoute la Croix Rouge, «Ben Bella s’est efforcé, après avoir repris la situation [politique, NDA] en mains, de soustraire les harkis menacés aux règlements de compte en les transférant dans des régions où ils n’étaient pas connus».

Et Benamou ignore les trois articles fondamentaux de Charles-Robert Ageron qui, à notre avis, font autorité, ou devraient faire autorité sur le sort des harkî(s) (25) : Ageron, qui a démontré, preuves démographiques à l’appui (26), que le nombre des victimes algériennes de la guerre fut de beaucoup inférieur aux chiffres de victimisation produits par l’histoire algérienne officielle, est un historien fiable, bien éloigné des fracas et des fatras médiatiques. On ne pourra donc que lui faire confiance lorsqu’il affirme que les chiffres délirants avancés par certains «historiens» n’ont aucun fondement. Quoi qu’il en soit, dans un sens ou dans un autre, l’inflation victimisante est une offense à l’histoire.

À titre hypothétique, l’origine de ces dizaines de milliers de gens tués comptabilisés comme harkî(s) pourrait provenir d’un amalgame non innocent avec les Algériens tués d’une manière ou d’une autre par l’ALN/FLN de 1954 à 1962, et comprenant, outre les harkî(s) tués en 1962-63, les «traîtres» abattus et les victimes des purges internes de l’ALN, total général que l’un de nous (GM) a proposé, au grand maximum, à une cinquantaine de mille en chiffres ronds (27). Reste qu’il y eut une responsabilité certaine du pouvoir politique français dans l’abandon à leur sort des harkî(s).

 

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camp de harkis à Rivesaltes

Un Mensonge français insiste enfin sur le sort des Pieds-Noirs, ces «empêcheurs de l’histoire» (p. 246)  pour De Gaulle, et surtout sur le massacre du 5 juillet 1962 à Oran. Sur ces douloureux événements, il n’y aurait «aucune étude historique définitive» (p. 252). Il ne faut pas pour autant oublier la décisive contribution de Jean-François Paya à l’ouvrage collectif L’Agonie d’Oran (28), lequel Paya est le seul, avec Fouad Soufi, à pouvoir écrire un livre sur ce sujet. Là, le bilan est plausible et Benamou s’y révèle un peu moins non-historien que d’ordinaire : il y aurait eu à Oran ce jour de 200 à 300 morts sur les 4 000 à 6 000 Pieds-Noirs tués de 1954 à 1962 qu’il comptabilise (29), le chiffre fourni pour la même période par les archives militaires françaises étant de 3 666 (soit moins de 0,36% de la population contre 2,7% pour les Algériens avec les chiffres retenus par Ageron. Il y eut donc, au prorata de la population, du fait de la guerre, près de 7,5 fois plus de morts côté algérien que côté pied-noir.).

Dans le sort des massacrés d’Oran, Benamou évoque une plausible provocation de «l’ALN de l’extérieur» (une fusillade anonyme qui fit une centaine de morts, dont les trois quarts d’Algériens, et qui fut suivie par le rapt de centaines d’Européens et leur massacre à la cité Petit Lac), mais sans dire que le FLN à Oran, obéissant au GPRA, le Gouvernement provisoire légal, il était important pour l’armée des frontières et l’ÉMG qui la contrôlait, de démontrer que ce FLN-là était incapable d’assurer l’ordre alors que des troupes dépendant de l’ÉMG le seraient. De fait, ce furent des troupes survenues du Maroc, conduites par le capitaine Bakhti, qui rétablirent brutalement l’ordre à Oran.

 

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attentat de l'OAS

On ne trouvera pas dans Un Mensonge français d’évocation aussi obsédante de ce que Pierre Vidal-Naquet a appelé «les crimes de l’armée française», ou des crimes de l’OAS, à l’exception de l’assassinat de Mouloud Feraoun, que de celle des massacres de harkî(s) ou d’Européens à Oran le 5 juillet 1962. Les violences de l’OAS sont aussi factuellement évoquées à travers les obsessions d’enfance de l’auteur dans la confusion des affrontements OAS-FLN, et l’évocation de la victime enfantine exemplaire, Delphine Renard, grièvement blessée lors d’un attentat visant André Malraux. Plus largement, les violences de l’OAS figurèrent le bouquet final d’une violence coloniale séculaire. Rien ne permet dans le livre de s’en rendre compte : c’est que nous y sommes dans l’émotionnel ; pas dans l’histoire. Finalement, à lire Benamou, les «anticolonialistes totalitaires» se sentent moins seuls à faire fonctionner leur «mémoire hémiplégique».

Enfin, côté algérien, est-ce innocent d’affirmer que «le seul parti fréquentable en Algérie [est] le RCD, militant intraitable de la laïcité», et qu’il «fait partie des principaux partis d’opposition laïcs au FLN» (p. 273) ? D’une part, le FLN n’est plus le pouvoir, s’il l’a jamais été : c’est beaucoup plus crûment l’oligarchie militaire, qui a pris décidément barre sur le FLN depuis 46 ans, l’oligarchie militaire, dominante dans sa sanglante majesté, qui le détient. Quant au RCD, tous les gens normalement informés savent qu’il ne figure au mieux qu’une manière d’opposition de sa majesté : une caution laïque, présentable pour les médias français – et les naïfs qui les suivent -, de l’appareil militaire qui opprime et pille l’Algérie. Rappelons que Khalida Messaoudi, figure du RCD, qui fut l’égérie du féminisme laïque, a fini… porte-parole du gouvernement.

Benamou dénonce l’Algérie actuelle, mais il se garde bien de nommer les responsables de la terrible situation actuelle : rappelons que Pinochet a été inquiété pour 3 000 disparitions au Chili. Avec les décideurs algériens d’aujourd’hui, nous en sommes au moins à 7 200 – c’est là le nombre des dossiers constitués par la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme. Les responsables, ils sont dans la descendance de ceux qui ont réalisé par l’intimidation le coup d’État de l’été 1957 contre le FLN civil et politique issu du congrès de la Soummam. La dénonciation, chez notre dénonciateur, ne vise que des objets médiatiquement porteurs, si même elle ne cautionne pas, au mieux par le silence, les pouvoirs en place. Il révèle que, comme toute vertu, toute dénonciation à ses limites.

Pour conclure, quand notre ami Pierre Vidal-Naquet juge, comme il l’a fait dans Marianne, que le livre de G-M. Benamou est une «merde», nous sommes d’accord en cela qu’il ne fait qu’opposer un examen rigoureux et méthodique des conditions historiques qui ont présidé au déroulement du drame algérien à une vision inutilement diabolisante.

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Annexes : les principales erreurs relevées dans Un Mensonge français

- p. 37 : la répression de l’insurrection du Constantinois du printemps 1945 n’eut pas lieu «le jour où s’achève la deuxième guerre mondiale» mais dans les semaines qui suivirent.
- p. 38 : l’auteur signale les 71 victimes européennes de l’insurrection du 20 août 1955 mais il omet de signaler les autres tués : 21 civils algériens et 31 membres des «forces de l’ordre».
le Congrès de la Soummam n’adopta pas la «stratégie de la terreur», déjà largement utilisée. Il décida simplement de porter la guerre en ville.
- p. 50 : l’Algérie est dite n’avoir été «ni une colonie de conquête ni une colonie de peuplement». C’est là une contre-vérité : elle fut l’une et l’autre.
- p. 51 : en 1848, la «population arabe» est dite «surabondante». Or, elle n’était que de 2 à 3 millions d’habitants, décimés par la guerre de conquête. Et la démographie, contrairement à ce qui est écrit, remonte près d’un demi-siècle avant la pénicilline – dont l’usage est bien loin d’avoir été «massif» ainsi qu’il est dit.
- p. 53 : Le projet Viollette (et non «Violette») fut discuté en 1936 et non en 1935.
- p. 54 : la vieille ligne «julesferryste» ne fut jamais appliquée ainsi qu’en témoignent ses fort maigres résultats en matière de scolarisation des enfants algériens.
- p. 71 : Sartre est déclaré «marxiste» (p. 103, il devient «marxiste-léniniste»). Dieu reconnaîtra les siens.
- p. 79 : Amar Ouzegane et Mohamed (écrit Mohammed) Lebjaoui n’ont jamais été dirigeants du Front à Alger ainsi qu’il est allégué, même «en fait» début 1957. Tous les gens normalement informés savent que la direction d’Alger revenait au CCE (Comité de Coordination et d’Exécution) depuis le Congrès de la Soummam (août 1956), c’est à dire, sous la houlette de Ramdane Abbane, à Benyoucef Ben Khedda, Saad Dahlab, Mohammed Larbi Ben M’hidi et Belkacem Krim. Que Ouzegane et Lebjaoui aient joué un rôle éminent dans la rédaction de la Charte de la Soummam et aient été des adjoints du CCE n’empêche pas qu’ils furent des subor-donnés.
- p. 98 : est mentionné «un général du FLN». Il n’y eut jamais de général au FLN. Le Congrès de la Soummam avait fait du grade de colonel le grade suprême de l’ALN.
- p.108 : Henri Curiel n’a jamais été «contrôlé par le parti communiste». Il fut plutôt considéré comme un stalinien autoproclamé.
- p. 116 : le commando qui a exterminé 301 Algériens au douar Ben Ilman, mechta Kasba, dit «massacre de Melouza», n’était pas dirigé par le colonel Saïd Mohammedi, mais par le lieutenant Abdelkader Bariki, dit Sahnoun, agissant en effet sous les directives de Mohammedi, colonel de la wilâya 3. «L’hémiplégie du souvenir», stigmatisée par Benamou, qui différencie la bonne et la mauvaise torture, ne fait pas partie du registre de l’historien. Au surplus, s’il avait parcouru mon (GM) Histoire intérieure du FLN, il aurait appris qu’il y eut plus sanglant que Melouza : le massacre de la «Nuit rouge», dans la nuit du 13 au 14 avril 1956, commandé par le lieutenant Fadel H’mimi, sous les directives du capitaine de zone, Ami-rouche, qui extermina la dechra Tifraten dans la Basse Soummam.
- p. 122 : en 1945, De Gaulle n’a pas préféré «le conformiste Pinay au visionnaire Pierre Mendès-France». Ce fut René Pléven, et non Antoine Pinay, qui fut préféré aux Finances à Mendès-France.
- p. 185 : Benamou mentionne que, dans l’ALN, «des associations d’officiers libres se forment». À en juger par les documents disponibles, un seul groupe d’officiers se dénomma «officiers libres» en se  rebellant contre la direction de la wilâya : ce fut en wilâya 3 (Kabylie) en 1959-60. Il y eut deux autres mouvements séditieux d’importance : en 1957, le «complot des lieutenants» en wilâya 5 (Oranie, Maroc) et, dans la même wilâya, la révolte du capitaine Zoubir en 1959-1960.
- p. 186 : le colonel Mohand Ou El Hadj (wilâya 3) est dit avoir été tué en juillet 1961. En réalité, il ne mourut que dans les années 70.
- p. 214 : est mentionné l’historien «Mohammed Arbi». Il s’agit en réalité de Mohammed Harbi, l’un des deux signataires de ce texte. Et je (MH) ne fus jamais «un chef FLN», mais successivement un militant de la Fédération de France du FLN jusqu’en 1958, puis un cadre civil dans différents ministères, notamment les Affaires Étrangères dirigées en 1961-62 par Saad Dahlab ;  et je fus aussi expert aux négociations d’Évian.

Mohammed HARBI, Gilbert MEYNIER

 

* cet article, écrit fin 2003, a paru une première fois dans le n° 48 de la revue Confluences Méditerranée en 2004. Il a également été publi dans la revue Naqd (Algérie) et par la Revue d'Histoire maghrébine à Tunis.

 

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notes

 

(1) On trouvera en annexes les principales d’entre elles.

(2) HARBI Mohammed, Le FLN, mirage et réalité, des origines à la prise de pouvoir (1945-1962), Paris, Jeune Afrique, 1980, 446 p.
(3) MEYNIER Gilbert, Histoire intérieure du FLN 1954-1962, Paris, Fayard, 2002, 814 p.
(4) ELSENHANS Hartmut, La Guerre d’Algérie, 1954-1962. La transition d’une France à une autre. Le passage de la IVe à la Ve République, Paris, Publisud, 1999, 1072 p.
(5) BRANCHE Raphaëlle, La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris, Gallimard, 2001, 474 p. ; THÉNAULT Sylvie, Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 2001, 347 p.
(6) La France et l’Algérie en guerre 1830-1870, 1954-1962, Paris, Économica, 2002, 365 p.
(7) Le livre d’Annie REY-GOLDZEIGUER, Aux origines de la guerre d’Algérie, 1940-1945, de Mers El Kebir aux massacres du Nord-Constantinois, La Découverte, 2002, 403 p., n’est pas cité.
(8) AGERON Charles-Robert, dans Matériaux pour l’histoire de notre temps, BDIC, 1992 ; repris dans Enseigner la guerre d’Algérie, ADHE, SFHOM, avec le concours de l’université de Paris VIII-Saint Denis, 1993.
(9) Archives du Service Historique de l’Armée de Terre (Vincennes), carton 1H1459.
(10) Reproduit notamment dans VIDAL NAQUET Pierre, La Raison d’État, réédit. La Découverte, 2002, 338 p.
(11) CORNATON Michel, Les Camps de regroupement de la guerre d’Algérie, réédit. L’Harmattan 1998, 304 p. ; BOURDIEU Pierre, SAYAD Abdelmalek, Le Déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Minuit, 1964, 228 p. ; AGERON Charles-Robert, «Une dimension de la guerre d’Algérie : les  regroupements  de populations», dans JAUFFRET Jean-Charles, VAÏSSE Maurice, Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, Bruxelles, Complexe, pp. 327-362.
(12) Sur ce sujet, on renverra à la thèse essentielle d’André NOUSCHI, Enquête sur le niveau de vie des populations rurales constantinoises de la conquête jusqu’en 1919. Essai d’histoire économique et sociale, Paris, PUF, 1961, 767 p., ainsi qu’au non moins essentiel REY-GOLDZEIGUER Annie, Le Royaume arabe, Alger, SNED, 1977, 814 p.
(13) D’après les statistiques officielles, pour les années 1941 et 1942, le surcroît cumulé des décès par rapport à 1939, année normale (111 850) s’établit à 163 190.
(14) DAHLAB Saad, Pour l’indépendance de l’Algérie. Mission accomplie, Alger, Dahlab, 1990, 347 p.
(15) Julliard, 1961, réédit. Union Générale d’Éditions/10-18, 1971, 254 p.
(16) Seuil, 1962.
(17) Sections d’Administration Urbaines : l’équivalent urbain des SAS.
(18) NICK Christophe, Résurrection, Paris, Fayard, 1998, 836 p.
(19) Hommes n’ayant rejoint le FLN/ALN qu’au mois de mars 1962.
(20) Assemblées de notables qui règlent la vie des communautés.
(21) Télérama, 13 septembre 1991.
(22) Service Historique de l’Armée de Terre (Vincennes).
(23) Respectivement Constantinois, Kabylie, Sud Constantinois/Aurès.
(24) Groupe Mobile de Sécurité.
(25) «Le drame des harkis», XXe siècle, N° 42, 1994, pp. 3-16 ; «Supplétifs algériens de la guerre d’Algérie», XXe siècle, N° 48, 1995, pp. 3-20 ; «Le drame des harkis : mémoire ou histoire» ?, XXe siècle, N° 68, 1995, pp. 3-15.
(26) Cf. article cité supra, note 4.
(27) Gilbert MEYNIER, op. cit., p. 283 et pp. 289-290.
(28) TERNANT Geneviève de (dir.), L’Agonie d’Oran, t. 3, Nice, Éditions Gandini, 2001.
(29) Les chiffres tirés des archives militaires françaises donnent 2 788 tués et 875 disparus, soit un total de 3 663 (cf. Gilbert Meynier, op. cit., p. 283).

 

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Mohammed HARBI et Gilbert MEYNIER

 



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31 mai 2006

Coloniser Exterminer : de vérités bonnes à dire à l'art de la simplification idéologique

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le livre d'Olivier Le Cour Grandmaison,

Coloniser, exterminer, sévèrement critiqué

par les historiens

Gilbert Meynier et Pierre Vidal-Naquet

 

«À vrai dire, le livre d'Olivier Le Cour Grandmaison se présente comme un ajout de notes de lecture d'un infatigable lecteur, mais qui ne retient de ses lectures que ce qui conforte ses thèses et nourrit ses stéréotypes. Son texte est noyé sous une avalanche de citations illustratives, traitées en paraphrases idéologiques - cela non sans redites. À le lire, on ne peut s'empêcher de poser la question : un sottisier peut-il tenir lieu d'œuvre de réflexion et de synthèse historique ?»

Gilbert Meynier et Pierre Vidal-Naquet

 

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Coloniser, Exterminer :

de vérités bonnes à dire à l'art

de la simplification idéologique

Gilbert MEYNIER et Pierre VIDAL-NAQUET

 

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Voici un livre qui énonce certes sainement quelques vérités. Il marque bien l'accord général sur la colonisation de la grande majorité des analystes et des acteurs politiques français du XIXe siècle. Il évoque salutairement, dans un premier temps, les injonctions de l'époque sur l'«extermination» des «indigènes.» Il fait un sort à l'incroyable raciste Eugène Bodichon, et aussi à Charles Jeannel, et à son Petit-Jean, histoire scolaire édifiante de la colonisation française sous forme de questions-réponses (p. 36). Olivier Le Cour Grandmaison (OLCG) (photo ci-contre) stigmatise l'historicisme marxiste se représentant ladite colonisation - française ou autre - comme un agent éclairé de l'avènement mondial du Mode de Production Capitaliste (p. 49).

Il est vrai que, dans les classes ouvrières européennes, il y eut ambiguïté des luttes contre le colonialisme, comme l'indiquèrent les motifs ambivalents (anticolonialisme ou mots d'ordre anticapitalistes) de la grève générale contre la guerre du Rif de novembre 1925, laquelle aboutit à un semi-échec. OLCG marque bien que, si le Noir fut un «sauvage» - irréductible, mais aussi utilisable en raison de son infantile sauvagerie -, l'Arabe fut campé en «barbare», non pas «non civilisé», mais «mal civilisé» (p. 85). Mais en alla-t-il en tout très différemment, au XIXe siècle, des Allemands de l'historiographie française, campés en tristes héros des «invasions barbares», cela contre l'acception allemande de Mommsen, qui préférait, bien sûr, les «Völkerwanderungen» (les migrations de peuples) ?

OLCG a évidemment raison de fustiger les tenants à la mode actuels du «choc des civilisations» (p. 77). Raison, aussi, de rappeler que la misère et la faim furent érigées en armes de la guerre coloniale (p. 102), étant entendu que lesdites armes avaient bien autant été employées du XVIe au XIXe siècle, pour ne pas parler d'époques précédentes. Raison aussi de stigmatiser les tortures, les mutilations et les profanations (pp. 152 et sq.) - qui furent, toutefois, loin d'être seulement des spécificités coloniales -, ainsi que les mosqu_e__glise1transformations de mosquées en églises (p. 168) ; on ajoutera : et même en écuries pour chasseurs d'Afrique, ainsi que ce fut le cas pour une admirable mosquée ancienne, à Mila, dans le Constantinois. Oui, il est vrai que la population originelle de Nouvelle-Calédonie a été réduite à 20%. On ajoutera que celle de la Tasmanie ou d'Amérique du Nord l'a été plus radicalement encore. Mais ce ne fut pas vraiment le cas de l'Algérie, dont la population dut baisser d'environ 30% de 1830 à 1870 -«guerre de ravageurs» et famines aidant, sur fond de décomposition de l'ancien mode de production communautaire.

De même, on ne pourra que donner raison à OLCG quand il évoque les mécanismes de dépossession et de la constitution corrélative de la propriété privée en Algérie au XIXe siècle (p. 243). Ceci dit, on remarquera que, dialectiquement, la propriété privée put aussi représenter un acquis pour tels groupes sociaux concernés, voire in fine un appui contre la toute puissance prédatrice du pouvoir d'État algérien sui generis installé depuis 1962. On s'accordera aussi avec la représentation du Code de l'Indigénat en «monstruosité juridique.» On sait que ses dispositions coururent de 1881 à 1927 ; et elles furent, de fait, conservées dans leur esprit jusqu'à la fin de l'Algérie française. Ceci dit, monstruosité pour monstruosité, le statut des Juifs de Vichy ne fut pas moins monstrueux. Enfin, «“la coloniale” contre “la sociale”» constitue sans doute le chapitre le moins banal du livre (le chapitre 5) : il souligne combien les règles et les entraînements pratiques provenant de la gouvernance des «indigènes» d'Algérie purent être utilisées contre les prolétaires de France insurgés contre le système national/capitaliste qui les opprimait et les châtiait.

La spécificité de la violence coloniale exista, certes, mais elle fut moins tranchée qu'il n'est allégué. Le livre d'OLCG peut se lire comme une anthologie des horreurs coloniales, et à tout le moins comme un sottisier de la bêtise coloniale. Mais, à vrai dire, ne pourrait-on pas dresser de tels catalogues à propos de bien d'autres objets que celui de l'histoire coloniale ? Sur le terrain du racisme national anti-allemand, les cartes postales de la fin du XIXe siècle et du début du XXe en fournissent un ample florilège. Et l'historien ne peut ignorer, au XVIIe siècle, que la guerre d'extermination menée pendant la guerre de trente ans, en Bohèmegoya_d_sastres notamment - mais pas seulement -, que les ravages du Palatinat par les colonnes armées du roi Soleil, puis la répression de la révolte des prophètes du pays camisard sous le même monarque absolu, qui allait installer le désert protestant pour trois quarts de siècles ; et, pas davantage, que les méthodes sanglantes de la punition de celle de Vendée en 1794, puis l'atroce guerre d'Espagne quinze années plus tard (ci-contre, Goya, Les désastres de la guerre) ; et, sous la Monarchie de Juillet, que les bains de sang sanctionnant les révoltes parisiennes et lyonnaises, enfin le massacre de 20 000 communards au printemps 1871... n'eurent rien à envier à «la guerre contre les Algériens assaillis» (p. 104) : en un mot, la sauvagerie répressive ne fut pas complètement une spécificité coloniale, y compris à l'époque même de la conquête de l'Algérie.
Si «les affrontements armés qui opposent les États du vieux continent se civilisent» (p. 20), d'une part, cette «civilisation» est toute relative quand on sait la violence avec laquelle purent être traités tels civils belges par l'armée allemande en 1914, sans compter les massacres d'Oradour sur Glane ou de Tulle en 1944, d'une part, les sauvages bombardements des villes allemandes par l'aviation alliée d'autre part, sans compter bien sûr les massacres nucléaires d'Hiroshima et de Nagasaki, et le massacre de masse nazi perpétré sur les Juifs, des Tziganes et les malades mentaux, et la déportation des homosexuels.
De telles atrocités eurent-elles besoin de précédents coloniaux qui auraient entraîné de tels agissements ? Même la «guerre moderne» ne fut pas toujours, loin de là, empreinte de compassion pour les victimes civiles; et pendant longtemps, les rapports sociaux et /ou intra-nationaux restèrent marqués, aussi, de sauvagerie. Non qu'OLCG ne touche pas juste quand il évoque «l'expérience acquise» en Afrique du Nord ; mais il note aussi qu'il y eut allers-retours sanglants dans la confrontation entre l'ordre et les «barbares» des deux côtés de la Méditerranée. L'ordre bourgeois n'eut pas vraiment besoin de précédents coloniaux pour massacrer ses prolétaires.

Nous ajouterons que, à l'heure des édifications nationales qui purent, aussi, tracer la voie à des solidarités collectives, ce fut probablement la relative décrue des répressions franco-françaises violentes qui explique la crue des répressions externes, du fait d'un phénomène classique de projection. Tout ne se passa-t-il pas comme si les censures plus marquées, concernant la violence à l'intérieur des sociétés européennes, de la Contre-Réforme à la République, via les Lumières, laissèrent libre cours à la décensure en terrain extra-européen ? Sur un point relativement mineur, à la camisardsdifférence de ce qu'allègue OLCG, cette montée des censures, et la propension à la réglementation de la violence, s'installèrent autant contre l'ordre de la Monarchie absolue que dans le sillage des injonctions de cette même Monarchie absolue : n'oublions pas que les massacres des camisards, les incendies de villages du Lubéron et les ravages concomitants des vallées de la Haute Durance furent précisément conçus et exécutés dans son cadre de pouvoir.

Et au vrai, en Algérie, fut conduite une guerre, avec son cortège d'horreurs (p. 106) de manière foncièrement assez peu différente de celle dont on usa en Europe avec les rebelles, les rétifs, ou simplement les hors normes, cela largement jusqu'au XIXe siècle. Et, même si, à partir de ce siècle, le jus belli fut posé, il fut loin d'être toujours appliqué. Car ce n'est pas ce que dit en principe le droit qui se met subitement à constituer la trame de l'Histoire. La guerre coloniale ne fut-elle pas, dans une certaine mesure, l'exportation de guerres internes, des guerres non classiques, c'est-à-dire de violences qui ne se ramenaient pas au modèle précairement codifié des conflits inter-étatiques ?

«Combien de régions, interroge OLCG (p. 190), ou de pays au monde ont-ils été frappés par la disparition de près d'un tiers de leur population à la suite d'une guerre de conquête ?» Réponse : la Bohème, déjà entrevue, a perdu, à raison de millions d'humains, près de la moitié de sa population du fait de la conquête catholique de la guerre de Trente ans. Et on a déjà parlé des Camisards, de la Vendée... Il est vrai que, en Algérie, ce fut dans la violence que fut imposé l'îlot capitaliste qui allait lui donner forme pour un siècle. Mais, dès lors que la colonisation capitaliste s'implanta vraiment, au lendemain de la révolte de Mokrani-Bel Haddad , dès les débuts de la IIIe République, peut-on passer sous silence que la population remonta ? Cela pour des raisons complexes, qui tiennent à ce que les Québécois ont appelé «la revanche des berceaux», mais aussi en raison de l'utilisation des salariés «indigènes» dans le processus productif ? Il y eut certes des fantasmes coloniaux d'annihilation, mais sur le sol algérien, ils cédèrent le pas à la réalité capitaliste de terrain qui ne fut jamais identique à la logique d'élimination et d'apartheid qui fut celle des États-Unis.

C'est dans cette acception relative, c'est-à-dire dans la dialectalisation, indispensable en histoire, qu'il convient de contextualiser «la place que les Français assignent aux hommes qu'ils asservissent, expulsent et/ou massacrent» (p. 26) ; et ces violences furent loin d'être seulement coloniales. Et ajoutons que, en00155 terrain colonial, pour qui veut faire œuvre comparatiste et s'évader du pré-carré nombriliste français, il y eut bien d'autres massacreurs que les Français : nous l'apprennent par exemple les historiens de la colonisation italienne, Giorgio Rochat, Nicola Labanca, ou Angelo del Boca. Qu'on pense aux massacres par les gaz dont ce dernier a montré qu'ils furent systématiques pendant la guerre d'Éthiopie. Ses révélations provoquèrent dans le landernau colonial italien des officiers nostalgiques de l'Oltremare, une réaction dont la violence n'est pas imaginable, même dans la France de la nostalgérie et de l'OAS réunies : c'est qu'elles mettaient à mal le mythe du «colonialismo diverso» (le colonialisme différent), soi-disant plus civilisé et plus humain que celui réputé plus sauvage des Anglais et des Français.

Certes, en théorie, sur le «vieux continent», «le respect de la vie et la condamnation des souffrances jugées inutiles conduis[ir]ent à la disqualification de nombreuses pratiques» (p. 194). Cela fut vrai, à la rigueur, khmerdans telles guerres classiques interétatiques. Mais   du massacre d'un millions d'Arméniens, en 1915, sous le régime jeune-turc, quid des dizaines de millions de morts, victimes du nazisme, du stalinisme, du maoïsme, quid du demi-million de morts indonésiens de la répression de 1965, quid du million et demi de victimes des Khmers rouges, sans compter les deux millions de morts du régime néostalinien de Saddam Hussein, sans compter aussi, en mineur, le Timor oriental ou les Chiapas... : ces horreurs ne relevèrent en rien de phénomènes coloniaux ; elles ne s'expliquent en rien par de «dangereux précédents» coloniaux, pas plus que la Schutzhaft (détention [préventive] de protection) prussienne (p. 212) ou le Nacht und Nebel Erlass (décret Nuit et Brouillard) nazi ; et elles ne relèvent pas non plus, bien sûr, de «guerres classiques.»

Et l'internement administratif colonial, représenté comme «l'ancêtre majeur des mesures prises plus tard en Europe visant à interner des étrangers ou des opposants politiques ou raciaux en vertu de dispositions exceptionnelles pour des motifs d'ordre public et pour une durée indéterminée» (p. 210), n'eut-il pas, aussi, d'autres «ancêtres» ? OLCG connaît-il Merlin de Douai et la loi des suspects du 17 septembre 1793 ? Et la déportation, après des simulacres de procès, des Communards en Nouvelle Calédonie ? Et, au siècle suivant, les déportations massives staliniennes des Allemands de la Volga, des Tatares, des Tchétchènes...? Même si ces deux derniers peuples peuvent être considérés comme ayant fait partie des victimes du système colonial russe, de telles abominations portèrent-elles, spécifiquement, la seule trace coloniale?

Reste la question du racisme colonial, et OLCG a raison d'y insister car il n'est pas de colonialisme qui ne porte la marque de la discrimination et du racisme. Pour autant, ce n'est pas forcément parce que tel analyste du XIXe siècle utilisa le terme de «race» qu'il fut pour autant un raciste au sens actuel du terme : faut-il préciser que, au XIXe siècle (cf. p. 32), «race» était entendu généralement au sens ordinaire de «peuple», davantage que dans les acceptions délirantes du biologisme racial telles qu'elles s'épanouirent avec le nazisme? Et que le racisme, certes justement stigmatisé, d'un Charles Jeannel (pp. 36-37) était à même de presque autant pourfendre le prolétaire/révolutionnaire européen qu'il ne stigmatisa le colonisé dominé ?

 

Assimiler peu ou prou le système colonial

à une anticipation du 3e Reich, voire à un

«précédent inquiétant» d'Auschwitz, est une entreprise

idéologique frauduleuse


Ajoutera-t-on que les dénonciations d'OLCG furent énoncées plusieurs décennies avant lui par de vrais historiens - Charles-André Julien, André Nouschi, Charles-Robert Ageron... -, et en un temps où il y avait courage à le faire, à la différence d'aujourd'hui, et où n'existaient pas encore les fosses d'orchestre médiatiques de la bureaucratie algérienne, toujours avide d'engranger telles cautions solidaires françaises à même de conforter le discours ordinaire victimisant de légitimation de son pouvoir. Discours auquel, faut-il le préciser, les bureaucrates en question ne croient évidemment pas, mais dont il leur paraît qu'il peut encore servir à tenir un peuple toujours imaginé sous l'emprise de la langue de bois unanimiste usuelle.

Bien sûr, qu'y eut-il d'autre, chez les chantres coloniaux, que de la discrimination et du racisme, à commodément stigmatiser «la violence, la superstition et la servitude qui règnent dans ces contrées»feraoun_cndpi3 (l'Afrique du Nord, NDA) (p. 47) ? Tout le monde sait maintenant qu'elles régnèrent bien ailleurs, y compris au cœur de bien des sociétés européennes. Mais qu'elles régnèrent aussi dans la patrie de Mouloud Feraoun, dont l'extraordinaire Journal le campe en témoin à chaud, et en analyste sans illusions des tares de sa société, en même temps qu'en spectateur atterré de la barbare guerre de reconquête coloniale - celles-là rejouant sur celle-ci. Et elles furent aussi présentes, par exemple en Inde - l'Inde qui ne fut pas, loin de là, ce conservatoire non violent sanctifié par Gandhi ; lequel Gandhi fut aussi, dialectiquement, et même à son corps défendant, le vecteur de violences, de superstitions et de servitudes. Et il y eut, certes, aussi des violences dans le cas douloureux de l'Irlande (p. 48). Sauf que l'Irlande, à la différence de ce qu'entend apparemment OLCG, ne fut pas vraiment une colonie comme l'entendent le sens commun anticolonialiste habituel et les taxinomies des historiens. Seule l'Ulster le fut.

Et que dire de la spécificité représentée - cela allant de soi dans son texte - comme coloniale de «la disparition dans le droit colonial des concepts d'individus et d'hommes au profit d'une sorte de masse indistincte composée de colonisés désindividualisés, et pour cela absolument interchangeables, sur lesquels pèsent des mesures d'exception permanente» (p. 216) ? Ce n'est pas dénier le racisme colonial que de rappeler que les protestants, au lendemain de l'abolition de l'Édit de Nantes en 1685, les aristocrates et assimilés après la loi des suspects de 1793, ou un siècle et demi plus tard les Juifs du statut des Juifs de Vichy, et tant d'autres, ne relevèrent pas vraiment d'une logique coloniale, sauf à représenter le colonialisme comme l'étalon obligé de tout racisme, étalon que d'autres veulent identifier au nazisme et à Auschwitz.

311fL'insistance sur la forme des crânes des «Arabes» étudiés par un scientifique d'académie très officiel comme Louis Moll (p. 39), renvoie à des préoccupations analogues, de Bertillon à Vacher de Lapouge, concernant des crânes bel et bien européens, pour lesquels étaient scrutées à la loupe leur brachycéphalie ou leur dolichocéphalie respectives, préoccupations qui n'ont pas vraiment à voir avec les seules divagations coloniales. Faut-il rappeler que le XIXe siècle européen s'employa avec conviction, inlassablement, et frénétiquement, à classer et à mesurer, et pas seulement outre-Méditerranée ?

OLCG prend insuffisamment en compte à notre sens, dans la course au délire biologique, les gradations qui aboutirent au nazisme. Certes, il prend soin de préciser, à propos d'Auschwitz, qu' «il n'y eut ni identité, ni analogie, moins encore rabattement de cet événement du XXe siècle sur ceux, plus anciens et d'une autre nature qui retiennent notre attention. Il n'en demeure pas moins que ce qui a été perpétré en Algérie constitue, au sens strict du terme, un précédent inquiétant» (p. 171). Assimiler peu ou prou le système colonial à une anticipation du 3e Reich, voire à un «précédent inquiétant» d'Auschwitz, est une entreprise idéologique frauduleuse, guère moins frelatée que l'identification, le 6 mai 2005, à Sétif, par le ministre des Anciens Moudjahidines, porte-voix officiel du président Boutelfika, de la répression coloniale aux fours crématoires d'Auschwitz et au nazisme.

 

Il n'y eut en Algérie ni entreprise d'extermination

sciemment conçue et menée à son terme,

et, contrairement à ce qu'énonce OLCG, ni «projet

cohérent de génocide»

 

Il n'y eut en Algérie ni entreprise d'extermination sciemment conçue et menée à son terme, et, contrairement à ce qu'énonce OLCG, ni «projet cohérent de génocide» (p. 123) à avoir abouti en Algérie. Le statut des Juifs de Vichy fut, bien plus fermement que le Code de l'Indigénat, rattaché au délire biologique; et il fut un phénomène franco-français distinct de la discrimination ordinaire exercée sur des tiers en dehors de l'espace hexagonal. Ou alors, si les massacres coloniaux annoncent le nazisme, on ne voit pas pourquoi la répression sanglante de la révolte de Spartacus, ou le massacre des innocents, ou encore la Saint Barthélemy, ne l'auraient pas tout autant annoncé.

En histoire, il est dangereux de tout mélanger. On sera davantage d'accord avec ce qui est dénommé «le berceau étroit» (p. 132) des peuples européens ayant justifié leur faculté à conquérir des territoires extérieurs à une Europe engoncée. Sauf qu'il ne s'agit pas, quelles que soient, en la matière, les ambiguïtés du texte d'OLCG, de la quête d'un Lebensraum codifié à la nazie : entre «berceau étroit» et Lebensraum, il y avait toute la distance qui sépare un fantasme expansionniste de la justification d'un délire assumé.

À propos d'un sujet connexe grave, et qui mérite examen, que faut-il, encore, penser de l'allégation d'OLCG selon laquelle, dans le cas colonial, «nous sommes donc en présence d'une véritable politique de sélection bugeaudislyhoracevernetdes races conduite au profit des peuples supérieurs» (p. 58)? Et que dire de sa «politique de cheptellisation des races humaines»? Nous sommes certes bien persuadés qu'il y eut racisme, discrimination et apartheid, au moins politique, en Algérie, nous ne nous lasserons pas de le dire et de l'écrire.

Ceci dit, est-il besoin de préciser que fantasme n'équivaut pas, en définitive, à politique ? Et comment envisager les remarques sur la «dépravation masculine» (p. 61) dont, en effet, ce fut un lieu commun de charger les sociétés colonisées ? Rappellera-t-on à quel point de telles considérations, à partir du XVIIIe siècle, furent courantes, touchant les paysans dépeints comme arriérés d'Europe, allègrement et communément représentés, par inclination sauvage naturelle, comme homosexuels et/ou zoophiles? Et évoquera-t-on, pour faire bonne mesure, «le dangereux supplément» dans l'œuvre de Rousseau ? C'est ainsi que le digne auteur du Contrat social désignait dans L'Émile, les penchants masturbatoires adolescents qui commençaient à tenir en cervelle les contemporains des Lumières -ces soucis furent plus lancinants encore au XIXe siècle, siècle des observations coloniales.

Le texte d'OLCG comporte nombre de schématisations idéologiques, de jugements tranchés, voire d'outrances inadmissibles pour un historien, du moins dans la mesure où l'Histoire doit rendre compte, sous peine de faillir à sa mission, de toute la complexité du divers historique, et être par excellence le terrain de la dialectisation. Contenant plusieurs formules médiatiques ampoulées et nombre d'expressions journalistiques - et cela pas toujours dans le meilleur sens du terme -, il illustre bien la formule selon laquelle «la forme, c'est le fond.» On pourra s'engager dans des méditations insondables sur le concept, bien senti, de «thanatopolitique» (p. 128). On apprendra aussi, pour ce qui est de la IIe République, que, en 1848, «les noces sanglantes de la République et du colonialisme venaient d'être conclues» (p. 15). Heureusement, ici et là, de belles expressions à la mode, parfois en forme de raffarinades, détendent l'atmosphère («ceux d'en-bas» opposés à «ceux d'en-haut» [p. 14]).

On ne s'étonnera donc pas qu'OLCG se voie probablement en historien d'une espèce en voie d'apparition, dont le manifeste inscrit son auteur «contre l'enfermement chronologique et disciplinaire» (p. 22)... Et que dire de sa «voie dédisciplinarisée», sinon qu'on ne peut guère la situer autrement que dans le fourre-tout d'une évanescente thèse ad probandum ? Et qui vise-t-il lorsqu'il pourfend les «faiseurs d'histoire» (p. 28)? Serait-ce ceux des historiens qui s'obstinent à être fidèles à ce que d'aucuns dénomment encore la méthode historique ? Certes, l'Histoire appartient à tous, pour peu que cette méthode soit respectée et que l'historien pense et expose ses conclusions avec des idées pertinentes et éclaircies. Ainsi, «une tuerie ordonnée» (p. 140), on croit comprendre ce dont il s'agit, mais qu'est-ce qu'une «tuerie moderne» ? Une tuerie planifiée et exécutée selon les normes et les techniques de l'âge industriel ? Rien ne permet bien d'être fixé.

À vrai dire, le livre d'OLCG se présente comme un ajout de notes de lecture d'un infatigable lecteur, mais qui ne retient de ses lectures que ce qui conforte ses thèses et nourrit ses stéréotypes. Son texte est noyé sous une avalanche de citations illustratives, traitées en paraphrases idéologiques - cela non sans redites. À le lire, on ne peut s'empêcher de poser la question : un sottisier peut-il tenir lieu d'œuvre de réflexion et de synthèse historique ?

À la méthode historique, appartiennent l'analyse et la confrontation de documents différents, quels qu'ils soient, même - et surtout- s'ils vont à l'encontre de la thèse de l'auteur : quel historien n'a pas un jour été conduit à réviser ou à nuancer telles de ses appréciations au vu des documents consultés ? Avec OLCG, rien de tel, mais une paraphrase de texte tous publiés, émanant d'acteurs/commentateurs, tous triés pour aller dans le même sens. Il n'y a aucune autre documentation, aucune archive n'a été consultée et mise en œuvre - certes ce n'est pas un péché, si du moins on respecte les règles élémentaires de la critique historique. Tout est de seconde main, tout est discours sur le discours. L'abondance des notes infrapaginales s'explique, certes, par un grand nombre de références, mais aussi du fait que les notes peuvent constituer de simples ajouts au corps du texte. Et il n'y a aucune bibliographie, ce qui est bien dommage pour un livre aussi ambitieux. Et les références bibliographiques peuvent comporter des négligences : le journal de Jean-Baptiste Gramaye, «évêque d'Afrique» aux XVIe-XVIIe siècles, est cité (p. 61) sans mention de son traducteur et présentateur, le grand historien algérien Abd El Hadi Ben Mansour .

OLCG préfère ici et là des auteurs idéologiques de seconde main qui lui paraissent aller dans le sens de sa démonstration : il cite par exemple, longuement (pp. 263 à 267) le haut fonctionnaire colonial vichyste Marcel Peyrouton, lequel commit en son temps une Histoire générale du Maghreb, dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle ne fit pas date dans l'historiographie de l'Afrique du Nord. En revanche, Charles-André Julien n'a droit qu'à deux références, de même que l'un des deux auteurs du présent article (PVN), tandis que l'autre de ses deux auteurs (GM), mais aussi Charles-Robert Ageron et Mohammed Harbi ne sont, chacun, cités qu'une fois. André Nouschi et Annie Rey-Goldzeiguer sont carrément ignorés. Cela même alors que ces auteurs ont analysé, chacun en ce qui le concerne, le système de violence coloniale que dénonce a posteriori OLCG en feignant de découvrir l'Amérique. Bien sûr, il vaut mieux ne citer que des auteurs de sottisiers quand on veut faire ressortir les sottises. Mais à n'engranger et à ne disserter que sur des sottises, sur le racisme et sur le colonialisme, on risque de donner l'impression que seuls des sots, des racistes et des colonialistes discoururent et agirent.

Et, s'en étonnera-t-on, son livre fait l'impasse sur l'anticolonialisme, anticolonialisme dont témoignèrent, notamment, chacun à leur manière les historiens ci-dessus. On risque d'en tirer la conclusion, à le lire, d'un consensus omnium de tous les contemporains et de tous les analystes de l'entreprise coloniale. Il est vrai, de fait, que les expéditions coloniales françaises n'ont pas suscité en France la même opposition populaire que celle que les italiennes purent éveiller, par exemple dans les villes industrielles d'Italie du Nord en 1912. Il est vrai que la gauche française, à la différence relative de la gauche italienne, se complut durablement dans le bourbier colonial, et pas seulement dans le cas terminal du national-mollettisme. Rappelons que L'Humanité dénonça dans le soulèvement du Constantinois de mai 1945 la trace d'un complot nazi...

Cela n'interdit pas de rappeler la bataille anticolonialiste menée par la SFIC, en son âge bolcheviste,abd_el_krim_1926 notamment lors de la guerre du Rif. Le lecteur d'OLCG n'en saura rien. Félicien Challaye, surtout, et, très secondairement, André Gide, ne sont cités que parce que leurs écrits apportent de l'eau au moulin de l'auteur. Mais pas en ce qu'ils témoignèrent de l'existence d'un courant anticolonialiste. Albert Londres n'est pas cité une seule fois, pas plus que les ténors communistes de l'anticolonialisme à la Chambre à l'entre-deux-guerres, Paul Vaillant-Couturier ou Jacques Doriot. Et pas davantage le colon libertaire Victor Spielmann, qui fut, à la veille de 1914, avec Gaston de Vulpillières et Paul Vigné d'Octon, le rédacteur de l'hebdomadaire anticolonialiste basé à Bordj Bou Arreridj, Le Cri de l'Algérie. Il fut après-guerre le secrétaire de l'Émir Khaled et le rédacteur de ses textes en français, puis le fondateur des si bien nommées Éditions du Trait d'Union. A sa mort en 1940, il fut célébré par Chaykh Abd El Hamid Ibn Bâdis dans son journa al chihâb comme «malâk hâris ul cha'b il jazâ'iriyy» (l'ange gardien du peuple algérien).

Le lecteur d'OLCG ne connaîtra pas davantage, plus près de nous, Henri Alleg, Maurice Audin, Henri Curiel, Francis Jeanson, Maurice Laban, le docteur Masseboeuf, Madeleine Reberioux, Lisette Vincent, Fernand Iveton... pour ne citer qu'eux. Paul Vigné d'Octon n'est signalé que comme «médecin» (note 1, page 183), et 2267012448.08.lzzzzzzznon comme le médecin militaire qu'il fut un temps. De même, provinrent de l'institution militaire française, aussi bien Jules Roy que Jacques Pâris de Bollardière, ou encore Ces officiers qui ont dit non à la torture, évoqués par Jean-Charles Jauffret. Autant dire que l'Histoire ne se satisfait jamais de l'univocité. Certes l'armée française fut une institution d'une particulière violence en Algérie, aussi bien lors de la conquête que lors de la guerre de libération nationale de 1954-1962, tout comme la colonisation fut une entreprise brutale. Mais la même colonisation a aussi comporté, jusque dans son sein, des discours de bonne conscience humanistes, voire des pare-feux, quand ce ne furent pas, même, des contestations de l'ordre colonial.

Certes, Manuel Bugeja, administrateur de commune mixte hors normes, n'empêcha pas, aux côtés de sa féministe épouse Marie, l'ordre des communes mixtes d'être brutal et oppressif. Mais les communes mixtes, tout comme les bureaux arabes, eurent aussi un côté paternaliste. Et, en histoire, des humains qui ne sont que sauvagement matraqués ne se comportent pas en tout comme des humains caressés. En témoigne la société marocaine, conquise par Lyautey, et dont la conquête coûta sans doute au Maroc dix fois moins de morts que celle de l'Algérie... Rien d'étonnant, donc, si, durablement, la société marocaine fut moins traumatisée et que sa décolonisation y fut sans comparaison moins tragique. Mais, en même temps, il y eut dans le pouvoir français en Algérie une main droite qui s'efforça de ne pas faire ce que faisait sa main gauche, et même d'en être le contre-pied, il y eut même de timides tentatives d'assimilation qui purent faire vaciller bien des humains colonisés. Résultat : les Algériens furent pris dans des réactions nettement plus schizophrènes que les Marocains ou les Tunisiens.

Soit par exemple, à la veille de la première guerre, le recteur d'Alger Jeanmaire, apôtre de «l'enseignement pour les indigènes». Certes, il resta un isolé prêchant dans le désert à un moment où un congrès des colons votait une motion demandant sa suppression. Certes le recteur Jeanmaire échoua, comme échouèrent ces instituteurs, pourtant souvent bardés de foi, qui dispensèrent, bien chichement, les lumières de l'instruction aux petits Algériens : à la veille de 1954, il n'y avait guère plus de 10% d'enfants algériens à être scolarisés256464066_small1 dans le système d'enseignement français. Mais - c'est une banalité de le rappeler -, grâce à cette école française, la colonisation produisit aussi, dialectiquement, les critiques qui aidèrent à l'emporter. Les neuf chefs historiques du FLN de 1954 étaient tous des produits de l'école française. L'éminente figure politique du FLN et maître d'œuvre de l'historique Congrès de la Soummam, en août 1956, Ramdane Abbane, était bachelier, et il était nourri des idéaux révolutionnaires français. On sait qu'il fut étranglé le 27 décembre 1957 par le bras armé brutal de la bureaucratie militaire algérienne naissante. C'était déjà là une autre (?) histoire. L'historien ne peut pas ne pas rappeler en tout cas que ce ne fut pas, alors, un bureaucrate violent qui fut assassiné, mais le plus grand politique qu'ait compté dans ses rangs le FLN. De fait, 1957 marqua une coupure dans l'histoire du nationalisme algérien.
Trop souvent, OLCG enfonce des portes ouvertes en croyant découvrir une Amérique découverte bien avant lui par tant de ses prédécesseurs, souvent de réelle conviction et de vrai talent.

Car il ne nous apprend rien sur «l'extermination», si ce n'est qu'il incite son lecteur à porter attention sur la polysémie du terme utilisé au XIXe siècle ; et que, dans les textes qu'il cite et sur lesquels il disserte, «extermination», on l'a dit, ne renvoie pas à génocide. Autre exemple : sur le prétexte que constitua la course barbaresque à la conquête entreprise en 1830, ladite course est uniquement référée à la vision caricaturale qu'en eurent les chancelleries, les bons auteurs européens et l'histoire sainte nationale française. À lire OLCG, là encore, on retire le sentiment que rien de scientifique n'a été écrit sur ce sujet. Nulle référence à Fernand Braudel, l'analyste fécond de l'exclusion des circuits d'échanges mondiaux de la Méditerranée, tout spécialement de ses rivages méridionaux. Le grand historien algérien de l'Algérie ottomane Lemnouar Merouche n'est pas davantage, ni connu, ni convoqué.

Quant au mythe kabyle dont il est, ici et là, question, faut-il rappeler, pour qui l'ignorerait encore après avoir lu OLCG, qu'il a été d'abondance traité en plusieurs de ses ouvrages par Charles-Robert Ageron, et 2912946123.08.lzzzzzzz1récemment encore revisité par Alain Mahé. Ce mythe kabyle dont l'auteur est parfois victime sans s'en rendre compte lorsqu'il glose sur les «Berbères» qui auraient été pendant la Grande Guerre «les plus nombreux» parmi les «indigènes» dans les rangs des tirailleurs. L'un de nous (GM) croit avoir depuis longtemps analysé l'inanité de tels fantasmes, qui furent assez largement des fictions officielles coloniales. Mais peut-être notre auteur a-t-il confondu les tirailleurs et les travailleurs des industries de la Défense Nationale ; pour les travailleurs, alors, il aurait dit vrai. Enfin, sur un thème somme toute modérément récurrent dans son livre, peut-on se contenter de laisser la parole aux seuls idéologues racistes dans l'évocation du «vice contre-nature» maghrébin, qui fut (est ?) bien plus largement méditerranéen ? Peut-on ignorer ce qui en a été dit depuis les recherches sur les sociétés masculines et l'éphébie entreprises par le vrai savant que fut Henri Irénée Marrou dans sa maintenant classique Histoire de l'éducation dans l'Antiquité ?


La soif de dire peut certes être une vertu ; mais l'accumulation rapide laisse souvent ici et là subsister des redites, des maladresses, voire des scories. Et elle peut tourner au vice. Page 21, l'Europe est désignée comme «vieux continent» par rapport à l'Afrique, laquelle serait, donc, a contrario, un continent neuf ? Trop souvent, OLCG brasse trop de matière à la fois pour lui permettre d'asseoir ce qu'il croit être une arendt2démonstration. Ainsi, quand il parle (p. 215) de «totalitarisme», il ne livre pas au lecteur quelle acception il réserve à ce concept : sera-ce celle de Hannah Arendt ou de Raymond Aron ? Sera-ce celle des idéologues fascistes comme Alfredo Rocco, ou crypto-fascistes comme Giovanni Gentile ? Sera-ce alors une acception banalisée par un air du temps nébuleux ? Et cette «coloniale», qui sert à lutter contre «la sociale», et qui est l'un des topoi du livre, est objet de redites sans qu'une démonstration bien convaincante permette résolument d'y voir clair. Mais ce sont là péchés véniels.

Nous permettra-t-on d'ajouter que l'accent - justifié, bien sûr - sur les violences coloniales a pour contrepoint l'exonération complète des œuvres du pouvoir régnant sur l'Algérie indépendante, pour ne pas parler de ce qui fut en germe dès la mainmise militaire sur son Front de Libération Nationale. Il est vrai que, chez OLCG, les tortures, les amendes, la responsabilité collective sont à imputer à «des régimes politiques fort divers» (p. 23), mais il n'est nulle part dit que ce fut en continuité quasi-directe entre le système colonial violent et le système bureaucratique algérien à son tour violent - et prégnant depuis 1962 -, et dont les racines remontent plus avant dans l'histoire même du FLN, et décisivement à 1957. Comme l'a suggéré Mohammed Harbi, la vision des dirigeants du FLN, en tout cas de ceux qui prirent le pouvoir en 1957 et ne le lâchèrent plus, était ni plus ni moins celle d'une vaste commune mixte coloniale. Il est dommage que, dans le livre d'OLCG, ces aspects ne soient pas abordés : on a le sentiment que, de la dénonciation légitime du système colonial à l'ignorance justificatrice (la complaisance à l'égard ?) des manipulations légitimatrices de la bureaucratie militaire algérienne, il n'y a qu'un pas. Et la conclusion du livre ne permet pas de vraiment se départir de ce sentiment. D'ailleurs, les occurrences que l'on trouve sous la plume de notre auteur à «exterminer» et à «extermination» renvoient-elles à autre chose que ce que à quoi le consortium des généraux régnant sur l'Algérie a pris coutume de dénommer «éradiquer» et «éradication ?»

Quant aux auteurs des citations critiquées, on ne regrettera certes pas le sort qui est réservé sous la plume d'OLCG à l'ineffable E. Bodichon, à E. Feydeau, à L. Moll, à R. Ricoux, pour ne pas parler de Hugonnet ou de l'ami de Tocqueville G. de Beaumont, ou encore - voici une belle découverte - de la comtesse Drohojowska, auteur d'une histoire de l'Algérie racontée à la jeunesse. Mais on sera plus circonspect sur le sort qui est faittocqueville_small1 à Tocqueville : bien sûr que ce dernier fut colonialiste ; mais l'ampleur de ses vues ne permet tout de même pas de le réduire aux préjugés coloniaux de son temps. Le concernant, on aurait pu, au demeurant, en ne puisant, à l'inverse de ce qui est fait, que dans les innombrables citations critiques sur la colonisation et les colonisateurs, faire dire à Tocqueville exactement le contraire.

Et que dira-t-on, aussi, de la stigmatisation, sans autre forme de procès, parmi les racistes ignominieux, de Pierre Loti ? Est-il besoin de dire que ledit Loti fut d'abondance, en son temps, communément dénoncé comme un islamophile irresponsable ? Est-ce faire œuvre d'historien que de ne tirer de Loti que ce qui va, de manière univoque, dans le sens de la démonstration fourbie par OLCG?

Quant à Marx, l'analyse partielle - et partiale - qui en est faite se réduit au feu roulant de ce que Marcuse a naguère appelé l'unidimensionnalité. Nous ne sommes pas des marxistes, du moins dans le sens d'un engagement politique sous la bannière du marxisme-léninisme. Mais nous tenons pour vrai que, avec Weber, Freud, Foucault et quelques autres, Marx fait partie des références communes de tout humain se risquant à analyser l'histoire marx_karldes phénomènes sociaux, politiques et idéologiques de l'Histoire. Visant Marx, le jeu de massacre conduit par OLCG tourne à l'acharnement. Est-ce bien innocent dans le contexte actuel de vacuité politique postérieur à l'effondrement apparent des régimes staliniens, corrélative au contexte actuel de triomphe d'un capitalisme sans freins ? En tout cas, Marx se situe au-delà du travestissement réducteur qui en est présenté d'après une lecture hâtive et tronquée des travaux de René Gallissot. Que dire en effet de l'état des «Arabes», «réputé stationnaire et nuisible» d'après Marx (p. 41) ? Il s'agit bien sûr, en l'état, d'une inadéquation aux évolutions historiques que Marx envisageait dans son système. On l'aura deviné : «Nuisible» ne fit partie, ni du vocabulaire, ni de la grille d'analyse de Marx.

En compilant, toujours Gallissot, OLCG découvre avec horreur que Marx fut colonialiste. Pour ce dernier, les philanthropes critiques à l'égard de l'entreprise coloniale n'auraient relevé que d' «une sensibilité qui fait obstacle au savoir» (p. 46). La réduction moralisante entreprise sous la bannière du politiquement correct est, plus d'un siècle après la mort de Marx, en proie à l'effroi face à l'historicisme du XIXe siècle. Certes, Marx ne fut pas le seul dans cette galère : qu'on pense à Auguste Comte et à sa loi des trois états ; qu'on pense à Renan et à ses considérations philologiques d'un autre âge sur les langues... tous penseurs majeurs de leur temps dont il n'est pas fait mention. C'est le seul Marx qui est dit déboucher sur «la réification des hommes» (p. 45). Dans un véritable aplatissement idéologique, OLCG passe sans transition, comme si la chose allait de soi, de Marx à Duvernois et à Maupassant, lesquels ne dirent - s'en étonnera-t-on ? - pas vraiment la même chose que Marx. Passe pour Maupassant dont les qualités littéraires ne peuvent tout de même pas être ramenées à un jugement éthique ; mais qui a jamais entendu parler de Devernois, sinon quelque amateur de jeux de massacre indifférenciés ?

«Pour de nombreux colonisateurs» (donc, aussi, pour Marx ?), les «indigènes» «ne peuvent même pas êtrealgosef7b exploités». Est-il besoin d'ajouter que, à l'usage, les colons, s'ils eurent jamais ces idées, changèrent assez vite d'avis ? Que les vignes coloniales d'Algérie n'auraient jamais existé sans les tailleurs de vigne algériens, voire sans les contremaîtres kabyles, qui eurent, chez les Borgeaud et chez les Germain, le rôle de véritables chefs d'entreprise ? Et que, plus largement, ce qu'on appelait «l'armée roulante» des désoccupés temporaires trouva à s'employer précairement, pour les travaux saisonniers, dans les fermes des colons. Pour revenir à Marx, elle constitua une véritable «armée de réserve», aux salaires de famine, mais bel et bien exploités, et salariés tout de même, quelles qu'aient pu être les conditions léonines et discriminatoires de ce salariat.

Bien sûr, OLCG a raison de pourfendre les lieux communs de l'islamophobie essentialiste. Ceci dit, par exemple, l'importante corrélation islam-guerre ne peut être seulement traitée par une pirouette méprisante (p. 86). Certes, à l'évidence, l'islam ne se réduisit pas à la guerre ; mais il ne l'ignora pas non plus. L'opposition, moquée par notre auteur, du lieu commun opposant l'islam-religion de guerre au christianisme-religion d'amour, mérite attention. L'empire musulman réalisa bel et bien son expansion du fait d'une conquête militaire. Mais l'empathie, portée par tant de facteurs de proximité socio-culturelle que l'islam rencontra au Maghreb explique bien sûr, plus que la seule conquête militaire, son rapide triomphe. Par ailleurs, si le christianisme a séduit les masses populaires, jusque, dans un premier temps, les Maghrébins, ce fut là aussi en raison d'empathies portées par le discours de l'amour. Et, si le christianisme s'imposa profondément, ce fut en raison, à la fois de la prédication missionnaire, mais aussi de l'investissement par les bureaucrates catholiques des appareils étatiques. Concernant l'islam, on renverra sur ces matières, pour complément d'information, les lecteurs insatisfaits par la lecture d'OLCG à l'essentielle synthèse du politologue tunisien (Hamadi Redissi) L'Exception islamique.

Plus complètement, il convient à ce stade d'examiner les raisons de fond pouvant expliquer que de tels livres soient écrits et publiés en 2005. C'est qu'il y a une demande dans un monde anticolonialiste dont les certitudes ont été ébranlées depuis la chute du stalinisme et la mise en évidence des dictatures du Tiers Monde. Ce monde n'accepte pas ces autres certitudes, condescendantes et méprisantes, de tous ceux qui n'envisagent pas d'avenir autre que sous la bannière du capitalisme absolu. Ces désorientés ne peuvent se défaire facilement de l'héritage lourd du stalinisme et des nationalismes bornés des États du Tiers Monde - étant entendu que nous ne considérons pas le nationalisme en soi comme nécessairement équivalent au despotisme auquel l'ont ravalé bien de ces États. La sèche brutalité de l'évolution socio-économique actuelle accroît démesurément les frustrations et les traumatismes des mal lotis, et cela à une échelle mondiale. Cette situation est éminemment propice à la construction de carrières qui se nourrissent de ces désarrois, désarrois dont ces nationalismes officiels d'État font leur profit.

Depuis un quart de siècle, dans les pays riches, les frustrés et les traumatisés voient se dérober les moyens de la connaissance et de l'analyse critique de leur situation. Ils souffrent, mais dans le désenchantement et la vacuité du politique. Les projets en forme d'utopies collectives ont été, on le sait, disqualifiés par la chute des régimes staliniens, et à vrai dire, avant même cette chute. Mai 68 en avait été un symptôme : les jeunes révoltés, principalement issus de la classe moyenne, récusèrent les partis communistes traditionnels. Ils essayaient désespérément de leur trouver des substituts en rejouant, sur le mode du point d'orgue baroque, la Révolution. En réalité, ne savaient-ils pas, inconsciemment, la Révolution condamnée ? et, toujours inconsciemment, la désiraient-ils vraiment ? Ce fut peut-être la raison pour laquelle ils la scandèrent de manière expressionniste : «Encore un instant, Monsieur le bourreau, laissez nous encore un peu mimer la Révolution avant qu'elle ne soit à jamais jetée aux orties !» Mai 68 se paraît des oripeaux du révolutionnarisme afin de ne pas avouer que les vents qui soufflaient étaient bel et bien des vents d'ouest.

Ces vents, en même temps qu'ils étaient porteurs d'esprit libertaire et d'aspirations démocratiques, allaient bientôt proclamer la loi du capitalisme absolu.
Dans l'incertitude durable qui suivit, les vents d'ouest soufflèrent de plus belle, brise légère transmuée en Katrina avec Margaret Thatcher, Ronald Reagan, enfin George W. Bush. Les socialistes européens ne dressèrent que de fragiles contre-feux. Ils accompagnèrent le mouvement, au mieux sur le mode semi-critique, quand même ils ne lui donnèrent pas plus d'air encore. Dans cette évolution où les péans adressés au Marché avaient pour contrepoint la mise à mal des programmes sociaux des Welfare States, les armes de la critique se mirent à tourner à vide. Il y avait difficulté à cerner le présent. Il y eut bientôt absence de vrais projets politiques, en dépit de ce qui commença peut-être à émerger dans les parages encore balbutiants de Porto Alegre à la fin du siècle passé. Le collectif devint ringard. Les trajectoires individuelles furent portées au pinacle. Le cri de 1968, «no future !» (prémonitoirement il était poussé engood_bye_lenin anglais) devint réalité.
L'incapacité à concevoir des projets accompagna les pannes de l'appréhension du présent. Elles débouchèrent sur le refuge dans le passé. Que ce passé soit, déjà, tendrement évoqué par l'Ostalgie du film à succès Good bye Lenine !, ou qu'il soit négativement fossilisé dans le désarroi par les «Indigènes de la République». Pour schématiser, la trajectoire d'un OLCG rencontra celle des «Indigènes de la République», qui encadrent et donnent depuis peu forme à la protestation des groupes dominés en France. Il est devenu pour eux une manière de héraut et de héros. Nous ne disons pas cela légèrement : il y a là un problème grave et c'est gravement que nous voulons l'examiner.

Depuis plus de deux décennies, s'est donc imposé, comme norme économique/éthique, un capitalisme sauvage qui rencontre de moins en moins d'obstacles, et qui est de moins en moins modéré par des freins collectifs/étatiques : en tant que garant des solidarités collectives, le national, l'État national, se dilue progressivement dans un capitalisme désormais résolument mondial. Certes il put y avoir consentement plus ou moins vergogneux de tels États européens, ou bien adhésion enthousiaste sans fard du Royaume Uni ou des États-Unis, donnant la main à un impérialisme arrogant et brutal. Cela sous couvert de croisade démocratique à soubassements protestants fondamentalistes régressifs contre «l'Empire du Mal.» Les réactions contraires se produisirent, de même, sous le signe de ce que le philosophe égyptien Fouad Zakariya dénomme, quand il analyse le monde islamo-arabe, «l'aliénation par le passé» : un fondamentalisme islamique, symétriquement régressif. Aujourd'hui, l'impérialisme, dans sa nouvelle brutalité, ne se moule plus dans le cadre du colonialisme national d'antan. Il n'est plus vraiment colonial et il n'est plus vraiment national.

Or le colonialisme avait certes correspondu à un développement du capitalisme. Mais il serait réducteur de seulement le caractériser selon de tels canons économistes : il était aussi un enfant des États nationaux qui se construisaient, au XIXe siècle, en Europe ; notamment grâce aux états-majors des Oberlehrer dans l'Allemagne du 2e Reich, et aux troupes des hussards noirs de la République en France, qui donnaient les uns et les autres forme à la nationalisation des sociétés. La colonisation enclencha la création d'îlots capitalistes, mais sur fond idéologique d'expansions nationales. Ce n'est plus le cas aujourd'hui : les capitalismes sont de moins en moins nationaux. Le capitalisme ne revêt plus une acception nationale. Or la nationalisation des sociétés s'était accompagnée, à partir du XIXe siècle, peu ou prou, de l'installation de solidarités collectives, d'un côté en marge de l'État, voire contre lui (syndicats, bourses de travail, coopératives ouvrières...), mais aussi sous la houlette de l'État - ce que les Anglais dénommèrent ultérieurement le Welfare State. Il y eut ainsi création de systèmes d'éducations nationaux, mise sur pied de régimes de sécurité sociale, aménagement de caisses de retraite, édification de réseaux de transports publics soutenus par l'État, sans compter un développement sans précédent du fonctionnariat.

 

Aujourd'hui, les solidarités collectives autonomes sont en déclin ou ont disparu - malgré telles renaissances prometteuses, tout récemment, en Argentine - et les solidarités stato-nationales s'affaissent sous les coups de boutoir d'une rentabilité économique proclamée comme devant être le début et la fin de toute chose. C'est, en Europe, au Royaume Uni où, depuis le gouvernement emblématique de Margaret Thatcher, la dégradation est la plus avancée : récemment, sur la ligne Londres-Brighton, la compagnie de chemin de fer propriétaire supprime sans autre forme de procès les trains dès lors que leur taux de remplissage est jugé insuffisant...
Et les États continentaux, encore en «retard», ne perdent rien pour attendre. Partout la crise de l'école suscite des chœurs de lamentation, mais aucune politique à même d'en venir à bout. Partout les systèmes de protection sociale sont érodés, voire démantelés. Et l'un des moyens favoris d'alléger l'État est de dégraisser la fonction publique. Ici comme là, la solution politique ne pourrait, évidemment, être que globale. Désormais, place aux chefs d'entreprises célébrés comme tueurs, place aux fulgurantes carrières médiatisées, place à l'individualisme honoré comme norme éthique. Il faut trouver sa place au soleil, il faut tirer son épingle du jeu, il faut être connu et reconnu. Quitte pour cela à se ménager pour clientèle les porte-parole de tous ceux qui vivent chichement sous les décombres d'un politique mis à mal par l'effondrement des solidarités collectives.


On comprend donc pourquoi un livre comme celui d'OLCG rencontre un écho parmi les «Indigènes de la République» : ces derniers, qui se font les hérauts des jeunes, discriminés, angoissés et désemparés, sont impuissants à saisir les vraies raisons de leur mal-être. Les cadres politiques qui auraient pu être le réceptacle et l'expression de leurs ressentiments sont aujourd'hui évanescents et discrédités. Ne possédant pas les armes d'une critique adéquate aux vraies raisons qui les font saigner, ils se réfugient dans une régression qu'ils croient identitaire, dans les gestes démonstratifs provocants, dans le machisme néo-patriarcal des frères et des cousins, cela sur fond de délabrement social et de parquement dans les banlieues/ghettos pour pauvres.

Rien d'étonnant à ce qu'ils se réfugient dans ce qui est encore répertorié comme vivant et opératoire : les alluvions de la mémoire. Leurs pères ont été colonisés, exploités, maltraités, exploités par le colonialisme. Or ils continuent à souffrir ; donc le colonialisme est toujours à l'œuvre. Bush, dans sa croisade irakienne, est représenté comme un colonialiste héritier du colonialisme d'antan. Voilà ce que révèle, en arrière-plan, le livre d'OLCG. Que conclure, alors, de cet ouvrage, dont il faut bien admettre qu'il s'agit d'une publication-phare, de même que son auteur est probablement vu comme une stature-phare pour sa clientèle de représentants des mal-aimés ?

Conclusion.
Au total, les oppositions placées sous la bannière de Franco Cardini entre la guerre coloniale sans règles ni principes et la guerre européenne qui finit par se placer sous le signe du «contrôler, délimiter, humaniser» (p. 174) existèrent assurément, mais elles furent moins absolues qu'il n'est allégué chez OLCG. Le droit ne suffit pas à dire le réel, même si, au besoin, Kant est appelé à la rescousse pour peaufiner la démonstration. Moins ampoulé, plus modeste, moins accumulatif, et surtout moins idéologique, plus en prise aussi sur la critique historique, un tel livre aurait pu trouver place dans les réflexions sur la colonisation. En fait, il surfe sur une vague médiatique, avec pour fond de commerce des humains désemparés, et peu portée à l'analyse critique, cela en fignolant un sottisier plus qu'il ne s'appuie sur les travaux d'historiens confirmés, dont il reprend ici et là, toutefois, plus ou moins l'une ou l'autre conclusion. Au vrai, enfoncer des portes ouvertes ne constitue pas un véritable critère de l'innovation.
Les complaisances dont il témoigne, sans parler de l'acharnement pratiqué sur Marx et des impasses sur la culture anticolonialiste, ne convainquent évidemment pas.

Dommage que ce livre, à la fois boursouflé et hâtif, ne puisse pas vraiment faire la preuve des bonnes intentions dont il est pavé. Nous sommes trop foncièrement anticolonialistes pour nous en réjouir. Il reste que l'air du temps de la dénonciation médiatique ne suffit pas à arrimer à la science des convictions et à faire d'OLCG un historien plausible. Le contexte social, économique et politique actuel est encore fécond qui continuera à générer de telles tonitruances idéologiques à vocation surtout médiatique.

Gilbert Meynier
Pierre Vidal-Naquet

 

1 - Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser Exterminer. Sur la guerre et l'État colonial, Fayard, Paris, 2005, 366 p.
2 -Et, à propos de la Grande Guerre et des Algériens (p. 184), OLCG ne semble pas connaître le livre de l'un de nous (GM), L'Algérie révélée. La première guerre mondiale et le premier quart du 20e siècle, Genève, Droz, 1981, 793 p.
3 - NB : OLCG dit «révolte de Mokrani» car, s'il connaît le féodal bachagha, il ignore Bel Haddad, lequel fut pourtant, sur le mode confrérique populaire, le vrai entraîneur de la révolte.
4 - Cf. Angelo Del Boca, I Gas di Mussolini. Il fascismo e la guerra d'Etiopia, Editori Riuniti, Rome, 1996.
5 - Abd El Hadi Ben Mansour, Alger XVIe-XVIIe siècles. Journal de Jean-Baptiste Gramaye, «évêque d'Afrique», Éditions Le Cerf, Paris, 1998, 773 p.
6 - Albin Michel, Paris, 1966.
7 - Vulpillières mena de front ses travaux d'archéologue de Calceus Herculis et la défense des villageois d'El Kantara opprimés par l'administration de la commune mixte d'Aïn Touta.
8 - Autrement, Paris, 2005, 174 p.
9 - Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella, Mostefa Ben Boulaïd, Larbi Ben M'hidi, Mohammed Boudiaf, Rabah Bitat, Mourad Didouche, Mohammed Khider, Belkacem Krim.
10 - Lemnouar Merouche, Recherches sur l'Algérie à l'époque ottomane, -I- Monnaies, prix et revenus, 1520-1830, Bouchene, Paris, 2002, 314 p.
11 - Histoire de la Grande Kabylie, XIXe-XXe siècles. Anthropologie historique du lien social dans les communautés villageoises, Bouchene, Paris, 2001, 650 p.
12 - Cf. Gilbert Meynier, L'Algérie révélée..., op. cit.
13 - Seuil, Paris, 2004, 241 p.
14 - Fouad Zakariya, Laïcité ou islamisme : les Arabes à l'heure du choix, La Découverte, Paris, 1990, 165 p.
15 - La Culture de guerre, Xe-XVIIIe siècles, Gallimard, Paris, 1992, 479 p.

 

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Olivier Le Cour Grandmaison surfe sur une vague médiatique,

avec pour fond de commerce des humains désemparés,

et peu portée à l'analyse critique, cela en fignolant un sottisier

plus qu'il ne s'appuie sur les travaux d'historiens confirmés (...)

Dommage que ce livre, à la fois boursouflé et hâtif,

ne puisse pas vraiment faire la preuve des bonnes intentions

dont il est pavé.

Nous sommes trop foncièrement anticolonialistes

pour nous en réjouir.

Il reste que l'air du temps de la dénonciation médiatique

ne suffit pas

à arrimer à la science des convictions et à faire d'OLCG

un historien plausible.

Le contexte social, économique et politique actuel est encore fécond

qui continuera à générer de telles tonitruances idéologiques

à vocation surtout médiatique.

 

Gilbert Meynier, Pierre Vidal-Naquet



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Maurice Bompard (1857-1936) : mosquée en Algérie, 1890 (source)

 

 

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9 mars 2006

Le devenir du Maghreb ne se fera pas seulement contre la période coloniale (Jacques Berque)

 

où trouverait-il l'assise de ce qu'il veut être, sinon

dans la mise à jour de ce qu'il était ?

 

azemmour_1935
Azemmour (Maroc), 1935, autochrome de Gabriel Veyre



Le devenir du Maghreb ne se fera pas

seulement

contre la période coloniale

Jacques BERQUE

 

Avouons-le, même si l'assertion que voici risque de scandaliser. Le devenir du Maghreb ne se fera pas seulement contre la période coloniale, mais de son dépassement. Par une démarche symétrique, il devra mettre en cause, jacques_berque_phototout ensemble, et revivifier les périodes antérieures. Il lui faudra tout à la fois les récuser et les prolonger, bref les soumettre à une fidélité iconoclaste, seule capable de démêler en elles l'invariant du contingent, le personnel du déformant et de l'adventice.

Et cela débouche sur une question plus grave.

L'identité du Maghreb va-t-elle se transposer tout ou partie en termes de civilisation industrielle ? Ou prêter ses contenus physiques et humains, et les véhémences qu'il eut toujours en partage à l'opération qui les fondrait dans un système plus vaste, planétaire si l'on veut ? Tel pourrait être en effet l'un des sens de la décolonisation, ou plutôt des révolutions qu'elle annonce.

Mais c'est en tant que personne, croyons-nous, que le Maghreb entend participer à un système de la Terre. Dès lors où trouverait-il l'assise de ce qu'il veut être, sinon dans la mise à jour de ce qu'il était ?

Jacques Berque, L'intérieur du Maghreb, XVe-XIXe siècle,
Gallimard, 1978, p. 545-546.

 

berque_int_rieur_maghreb1

 

commander : L'intérieur du Maghreb, XVe-XIXe siècle

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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