Le dictionnaire politique et culturel du colonialisme (L'Humanité)
le dictionnaire politique et culturel
du colonialisme
Jean CHATAIN (L'Humanité)
L’ouvrage mis au point par Claude Liauzu avec des spécialistes internationaux éclaire cent cinquante années de colonisation.
Dictionnaire de la colonisation française,
ouvrage collectif, sous la direction de Claude Liauzu, éditions Larousse, 2007, 648 pages, 28 euros.
«Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. (...) Elles ont un devoir de civiliser les races inférieures.» Cette pétition au racisme triomphant est aujourd’hui volontiers passée sous silence en France [1], mais demeure en revanche célèbre en Afrique comme aux Antilles. Elle date de 1885 et fut prononcée par le ministre Jules Ferry devant l’Assemblée nationale, à laquelle il était demandé une rallonge budgétaire censée permettre le dernier coup de collier pour la conquête de Madagascar. Le même ajoutait, afin de lever les ultimes hésitations : «Les colonies sont, pour des pays riches, un placement des capitaux des plus avantageux. (...) La fondation d’une colonie, c’est la création d’un débouché.» Les premières phrases s’inscrivent dans une tradition aussi ancienne que le colonialisme, celle qui, sous Louis XIV, permettait à Bossuet de menacer d’excommunication toute personne mettant en doute le bien-fondé de l’esclavage aux Antilles et du Code noir le régissant, par exemple. Dépouillées de leur habillage chrétien de règle sous l’Ancien Régime, elles prétendaient donner formulation anthropologique à la politique de conquête ainsi proposée aux élus de la nation. Les secondes en éclairaient crûment la véritable finalité afin de les convaincre que l’on discutait de choses sérieuses et dignes de toute leur attention. L’appel fut d’ailleurs entendu.
Réunissant plus d’une soixantaine de chercheurs (ce qui explique certaines variations de tonalité d’un article à l’autre), ce monumental ouvrage élaboré sous la direction de l’historien Claude Liauzu se veut oeuvre pédagogique dans un domaine où les propagandes actuelles (voir certaine loi UMP de février 2005 vantant le «rôle positif» de la présence française outre-mer et sommant les enseignants d’en rendre compte) prolongent souvent les anciennes et continuent de brouiller les cartes et les enjeux. «La passion autour de cette question, explique l’historien, prouve que la colonisation n’appartient pas à un passé mort.» Au fil de sept cents entrées, le dictionnaire explore tous les aspects du passé colonial, il fait d’ailleurs appel à des chercheurs «nés après le désenchantement qui a suivi les fêtes de l’indépendance», ainsi qu’à des historiens des DOM-TOM et des anciennes colonies : Maghreb, Madagascar, Vietnam, Afrique.
Un objectif de lucidité atteint avec ce travail de référence englobant la période de l’après-Révolution française. Une limitation dans le temps que l’on peut d’ailleurs regretter puisque l’expansion coloniale s’était amorcée vers le début du XVIIe siècle (la traite négrière inscrite dans le commerce triangulaire Europe-Afrique-Amérique connaissant son apogée au XVIIIe). En dépit de cette réserve, d’ailleurs formulée dans le texte de présentation, cette publication constitue un précieux outil de travail pour tous ceux qui refusent d’être dupes de la mémoire officielle.
Jean Chatain
article paru dans L'Humanité du 16 mai 2007
note en forme de réponse à Jean Chatain
[1] Voilà vraiment une formule convenue... qui est une absolue contre-vérité. La phrase de Ferry sur le "devoir de civiliser les races inférieures" figure, depuis des années, dans tous les manuels scolaires au chapitre qui traite de la colonisation. Elle est rebattue sans aucune explication de son contexte. Et même si il est connu qu'elle a recontré des contradicteurs à l'époque (Clemenceau et d'autres...), la tendance est à la lire aujourd'hui dans un contexte post-Deuxième Guerre mondiale, post-Tribunal de Nuremberg, c'est-à-dire à affecter au mot "race" un sens qu'il n'avait pas du tout à l'époque. Jean Chatain se trompe donc. La censure ne vise pas la phrase de Ferry, archi citée, mais l'effort d'intelligibilité historique qui permettrait de la comprendre avec la mentalité de 1885.
Quant au "racisme" de Jules Ferry, il est partagé - faut-il donc le rappeler chaque fois... - par l'homme qui en 1905 fonda... L'Humanité ! L'antiracisme et l'anticolonialisme attribués à Jaurès doivent être tempérés par son approbation de l'occupation de la Tunisie, par le fait qu'il a toujours soutenu Jules Ferry dans l'affaire du Tonkin... Même après son ralliement au socialisme en 1893, son attitude "anticoloniale" n'est pas évidente. En 1898 il écrit : "Si quelques fous songeaient à dépouiller la France de son domaine colonial, toutes les énergies françaises et toutes les consciences droites dans le monde se révolteraient contre une pareille tentative" (9 novembre).
En 1903, il déclare à la Chambre : "Oui il est à désirer, dans l'intérêt même des indigènes du Maroc comme dans l'intérêt de la France, que l'action économique et morale de notre pays s'y prolonge et s'y établisse" (20 novembre). Jules Ferry aurait dit la même chose... et Eugène Étienne, du parti colonial, partageait de telles vues.
Et si Ferry avait dit "races inférieures" (sans qu'il n'y ait ni le mépris ni le "racisme" dont ces termes furent porteurs plus tard), Jaurès, lui, parlait de "peuples enfants". La croyance en un "devoir de civilisation" était commune à Ferry et à Jaurès.
Michel Renard
Jules Ferry n'était pas "raciste" (ici, 3e à partir de la droite)
Remarques sur le Dictionnaire de la colonisation française (Matthieu Damian)
Remarques sur le
Dictionnaire de la colonisation française
Matthieu DAMIAN (journal Témoignages, La Réunion)
Le 10 mai est, depuis 2006, la journée commémorative de la traite des Noirs et de l’esclavage. Celle-ci rappelle le vote de la loi Taubira qui s’est produit ce jour même de l’année 2001. Ce texte législatif condamne l’esclavage comme un "crime contre l’humanité". Dans ce cadre, il faut saluer la publication récente du Dictionnaire de la colonisation française aux éditions Larousse. Le présent ouvrage a été dirigé par Claude Liauzu, professeur émérite à l’université Paris VII. Cet ouvrage a plusieurs mérites quant à ses contributeurs. Tout d’abord, il rassemble plus de soixante-dix auteurs. En outre, nombre d’entre eux sont assez jeunes. De plus, une proportion non négligeable est originaire des DOM. Enfin, des spécialistes des anciennes colonies ont participé à la rédaction de cet ouvrage.
Quelques idées reçues à propos de la colonisation
Revenir sur la normalité de la colonisation ou le pari de l’Histoire
Un des points importants sur lequel revient Claude Liauzu dans son introduction «est la certitude partagée par la plupart des contemporains du bien-fondé de l’expansion, la parfaite bonne conscience répandue dans les manuels scolaires depuis Jules Ferry et Lavisse jusqu’à la fin des années 1950.» (p. 14). Ainsi est-il souligné, dans l’article «République et colonisation» : «Lors de son congrès des 23-25 mai 1931, la Ligue des Droits de l’Homme, qui rassemble le gotha de la culture républicaine, exprime bien cette vision en manifestant une adhésion sans précédent dans son histoire à la colonisation (...).» (p. 556). À cette relative “normalité” de la colonisation, il oppose l’attitude actuelle qui consiste souvent à juger du passé sans connaître les représentations mentales qui dominent l’époque.
Claude Liauzu constate alors «Jamais la colonisation, un demi-siècle après les guerres d’Indochine et d’Algérie, jamais l’esclavage - cent-cinquante ans après la deuxième abolition - n’ont occupé une telle place dans la vie publique (...).» (p. 10). En tant qu’historien, il a voulu rappeler, avec d’autres, quelques faits. Au devoir de mémoire, il substitue quelque part le «travail de mémoire» cher à Paul Ricoeur qui nécessite un plus grand travail d’appropriation et donc, de réflexion.
L’éducation pour tous ?
L’article consacré à «l’Afrique noire» nous rapporte que l’école primaire a été mise en place dans cet espace avant même la Première Guerre mondiale. Néanmoins, sa dissémination a été très faible : «À la fin des années 1950, les taux de scolarisation variaient de 4% en Haute-Volta et au Tchad à plus de 50% au Congo et au Gabon, la moyenne des autres territoires atteignant à peine 20%. L’enseignement secondaire s’étendit, mais avec de fortes disparités, tandis que l’enseignement supérieur n’existait qu’à Dakar et à Brazzaville.» (p. 88).
île de la Réunion, Saint-Denis, dépôt des immigrants (Comoriens)
carte postale ancienne
L’empire fardeau ou apport pour l’économie de la France ?
Entre 1850 et 1900, l’article «budget» met en évidence que l’expansion coloniale a représenté 6% du budget de la France. Puis, entre 1900 et 1946, les équipements n’ont pas été financés par la métropole. En effet, une loi sur l’autonomie financière des colonies est adoptée en 1900. Elle met fin à la subvention de la métropole et ne permet de transfert financier que si et seulement si celui-ci est provisoire et que les fonds soient remboursés avec intérêt. Elle stipule également que chaque colonie ne compte que sur ses deniers propres.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les investissements dans l’empire peuvent à nouveau être financés par la métropole. Cependant, entre 1945 et la fin de la colonisation (vers 1962), le budget dévolu aux colonies a représenté moins de 5% des dépenses totales de l’État. Des plans ont existé pour plus de grandeur. En effet, au sortir de la Première Guerre mondiale, on se rend compte à la fois de ce que l’empire a apporté à la France mais aussi de sa faiblesse économique. Pour remédier à cela, Albert Sarraut propose, en 1923, un programme de mise en valeur des colonies françaises. Cependant, il n’obtiendra jamais les financements nécessaires.
Au niveau des capitaux privés, cette question est évoquée dans l’article «capitalisme et colonisation». La première phase va jusqu’en 1850. Jusque-là, les investissements privés métropolitains dans les colonies sont à la fois connus de façon peu fiable et peu importants.
Entre 1852 et 1881, les colonies reçoivent moins de 5% des investissements français hors de l’Hexagone. Puis, entre 1881 et 1914, cette part augmente. L’empire devient un des lieux où les capitaux français sont investis de plus en plus fortement. Au cours de l’entre-deux-guerres, cette proportion explose jusqu’à atteindre la moitié des investissements français hors métropole en 1939.
Le placement dans les colonies a deux qualités : il est rentable et sûr. Avec la crise de 1929 qui atteint la France quelques années après de plein fouet, de nombreux entrepreneurs préfèrent investir dans les colonies. Néanmoins, en agissant ainsi, les entreprises françaises perdaient en compétitivité. L’auteur de l’article conclut alors : Ce n’est donc pas le marché colonial mais la stratégie de repli sur l’empire, imposé par certaines branches du capitalisme français, qui à terme isola et sclérosa l’économie métropolitaine.» (p. 172).
île de la Réunion, Saint-Denis, Bureau de recrutement
carte postale ancienne
Chemin de fer
L’article consacré au «chemin de fer» met en évidence que, contrairement à ce qui se passe aux États-Unis et en Europe, le rail n’a pas provoqué de croissance économique là où il s’est développé. En outre, les moyens déployés n’ont pas été assez conséquents pour ce faire. Comme le montre l’article, l’avion supplantera peu à peu ce mode de transport et seul le Maghreb connaîtra réellement un réseau ferroviaire.
Le 10 mai pose la question de l’histoire de la sortie de l’esclavage
Un adage du Parlement de Paris stipulait : «La France, mère de liberté, ne permet aucun esclave sur son sol.» Cependant, ce mot s’est révélé être en contradiction avec les pratiques du commerce triangulaire. Comme l’indique l’article intitulé «Abolitions de l’esclavage», ce sont quelques humanistes de la Renaissance qui ont, les premiers critiqué ce système de servitude. Néanmoins, ce n’est qu’à partir de 1740 qu’un double mouvement fonde un antiesclavagisme important. Le premier repose sur quelques pasteurs britanniques. Le second vient du droit naturel qui souligne que les hommes sont égaux. Ce dernier mouvement reçoit l’appui considérable de Montesquieu [image ci-contre] qui, dans L’Esprit des Lois, publié en 1748, réfute tous les arguments des esclavagistes. Ses idées seront reprises et consolidées par Voltaire et Rousseau au cours des années qui suivent.
En 1770, comme l’indique encore l’article, deux publications connaissent un grand succès de librairie. Le premier est l’oeuvre de Louis Sébastien Mercier qui fait paraître, en 1770, sa fameuse utopie, L’an deux mille quatre cent quarante, Rêve s’il en fut jamais. L’année qui suit, Raynal publie le premier tome de son Histoire philosophique et politique du commerce et des établissements des Européens dans les deux Indes. Dans les deux ouvrages, une insurrection énorme des Noirs dans les colonies est décrite, ce qui ne manque pas d’effrayer les lecteurs. La décennie 1780 est celle de la création de sociétés antiesclavagistes.
Néanmoins, loin de ces débats théoriques, l’insurrection de cinquante mille esclaves à Saint-Domingue en 1791. Des renforts militaires sont dépêchés de France «par une Assemblée législative dominée par les Amis des Noirs, mais refusant l’idée d’une victoire des esclaves pour se cramponner aux schémas anciens de l’abolition graduelle.» (p. 74-75). Suite à ce mouvement, le décret du 4 février 1794 proclame la première abolition de l’esclavage. Néanmoins, dès 1802, Napoléon revient sur cet acquis. À Saint-Domingue, les esclaves refusent ce retour en arrière et obtiennent une victoire éclatante sur les troupes envoyées par Bonaparte. Suite à ce désastre, l’abolition de l’esclavage restera longtemps un sujet tabou au sein des élites françaises. Il fallut que l’Angleterre procède à cette réforme en 1834 pour qu’à nouveau certains politiques éclairés proposent de faire de même. Cependant, ce n’est qu’avec la Seconde République en 1848 qu’une telle décision fut prise, sous l’impulsion de Victor Schoelcher.
Quelques enseignements ou rappels sur La Réunion
Trois auteurs locaux ont contribué à la rédaction de l’ouvrage. Françoise Vergès a réalisé un article intitulé «Comité pour la Mémoire de l’esclavage». Yvan Combeau s’est chargé de «la départementalisation de La Réunion». Reine-Claude Grondin est la plus «productive» puisqu’elle a notamment rédigé les articles intitulés : «cafre», «créole», «Indien (océan)», «Lacaussade», «Leblond», «Leconte de Lisle», «marron», «La Réunion» ou encore «Sarda Garriga». On regrettera néanmoins l’absence d’une quelconque entrée pour «L’Abbé Grégoire».
De façon chronologique, on débutera par l’article «Abolitions de l’esclavage» qui souligne que la première abolition de l’esclavage, rendue possible par le décret du 4 février 1794 n’a pas été appliquée dans les colonies de l’Océan indien. Pas un soldat n’a été dépêché pour faire respecter cet ordre.
L’article «Temps forts» rappelle que si Madagascar n’est pas conquise plus vite, cela est dû à la présence de missions aussi bien catholiques que protestantes sur place. Si ces dernières jouent bien de leur influence en obtenant les faveurs de la reine, les Réunionnais poussent la métropole à conquérir l’île. En 1885, la partie semble mieux engagée pour la France puisque un traité admet le «protectorat» de Paris. Il faut cinq ans pour que Londres l’accepte. Néanmoins, le refus de la reine de reconnaître ce traité, en 1894, entraîne la conquête de Gallieni en 1897. L’article «Réunion» met en valeur que cette conquête, «voulue par les Réunionnais pour résoudre la question sociale grâce à l’émigration», (...) contribue à la dévitalisation de l’île, désertée par ses élites.» (p. 562).
L’entrée «Abd el-Krim» rappelle que le célèbre résistant marocain [photo ci-contre], doit se rendre en mai 1926. Il est ensuite exilé à La Réunion. Dans la même notice, il est souligné que ce lieu de bannissement avait déjà été utilisé pour l’empereur d’Annam, le sultan des Comores ou encore la reine Ravalona III de Madagascar.
À propos de l’article «cafre» Reine-Claude Grondin écrit enfin : «L’abolition n’a pas débouché sur l’intégration des cafres, désignés péjorativement par l’expression "nouveaux citoyens". S’ils ne sont pas officiellement discriminés, leur image est restée marquée par la période servile et s’exprime dans les expressions populaires telle "le cafre a sept peaux", souvenir de sa résistance au fouet et à la tâche encore qu’il a de "vilaine manières" sous-entendant son caractère "primitif". La Réunion n’a pas participé au mouvement de valorisation du "nègre" qu’ont connues les Antilles.» (p. 160).
Des critiques
«Ce dictionnaire s’adresse à tout un chacun», dit Claude Liauzu. Néanmoins, on peut regretter que, dans la rédaction des articles, la contextualisation ne soit pas mieux élaborée. Les articles étant souvent très courts, le lecteur a parfois du mal à saisir toute l’importance de tel ou tel fait s’il ne possède pas un certain nombre de souvenirs d’Histoire.
En outre, un propos introductif qui met en évidence la spécificité mais aussi les points communs que la colonisation française partage avec celles entreprises par l’Angleterre, le Portugal ou encore l’Allemagne aurait été pertinent.
Les auteurs ne sont pas signalés à la fin des articles et il faut aller les chercher systématiquement au début de l’ouvrage selon un procédé qui n’est pas aisé (qui a écrit l’article intitulé «Abolitions de l’esclavage» ?). En outre, il n’y a pas de photographies ou d’illustrations. En revanche, le lecteur trouvera un certain nombre de cartes.
Dans le chapitre intitulé «Temps fort», on ne peut que regretter qu’aucun bilan humain ne soit donné. Les massacres de Sétif, le 8 mai 1945, l’insurrection à Madagascar, en 1947, sont signalés sans souligner leur ampleur...
De façon plus secondaire, on peut mentionner que Zinedine Zidane est cité mais non Lilian Thuram. En revanche, on remarquera que le refus de Christian Karembeu de chanter La Marseillaise, ou le fameux match France-Algérie de 2001 sont remis en mémoire (articles “sports” et “Zinedine Zidane”). En effet, son grand-père, un kanak, avait été amené en France afin de représenter un “cannibal” lors de l’exposition coloniale de 1931.
Enfin, on dirait que les auteurs plutôt de droite sont moins cités que ceux de gauche. Les deux ouvrages de Raymond Aron [photo ci-contre] sur la guerre d’Algérie ne sont pas mentionnés. Si Lénine est cité, Hannah Arendt l’est rarement (cette dernière n’est d’ailleurs ni de droite ni de gauche).
Matthieu Damian
Article paru dans Témoignages
le jeudi 10 mai 2007 (pages 4 & 5)
URL : http://www.temoignages.re/article.php3?id_article=22065
Témoignages
est un journal réunionnais fondé en
1944 par le Dr Raymond Vergès
__________________________________________________
"Album de la Réunion"
le Bernica, vue prise de la Chaussée, Saint-Paul
Passage de la rivière des Remparts ; extrait du Voyage de Bory de Saint-Vincent (1801)
Si, l'histoire de la colonisation a été travaillée (CCV)
Si, l'histoire de la colonisation
a été travaillée...
Catherine COQUERY-VIDROVITCH
Message commenté : Une histoire française : Dictionnaire de la colonisation (L'Express)
Si, l'histoire de la colonisation a été travaillée
"Curieusement, le travail historique sérieux sur cette épopée est pauvre… Même le brillant ouvrage de Pierre Nora, Les Lieux de mémoire (Gallimard), ne lui consacre qu'un chapitre"
Je suis pour ma part choquée que ce journaliste, qui cite Les Lieux de Mémoire de 1985, ignore en revanche les travaux sérieux sur la question, dont en particulier (et entre autres) l'histoire, initiée par Jacques Marseille, en 2 gros volumes, par 7 historiens spécialistes, de la France coloniale publiée par Colin en 1991 et rééditée en livre de Poche en 1996 (Agora-Pocket, 3 vol.). Si peu lus qu'ils sont épuisés…
CCV
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première édition
en poche (actuellement indisponible)
- Histoire de la France coloniale, tome 1, la conquête, éd. Pocket, 1999
- Histoire de la France coloniale, tome 2, l'apogée, éd. Pocket, 1999
- Histoire de la France coloniale, tome 3, le déclin, éd. Pocket, 1999
Un dictionnaire pour décoloniser les esprits (Hervé Nathan)
sur la route de Moussoro (Fort-Lamy), Tchad, 1935-1945 (base Ulysse, Caom)
Un dictionnaire
pour décoloniser les esprits
Hervé NATHAN
La loi du 23 février 2005 sur "l'enseignement positif de la colonisation" aura un enfant posthume et… involontaire : le Dictionnaire de la colonisation française, dirigé par Claude Liauzu, un des histoiriens qui lancèrent la pétition contre la loi scélérate. Le "dico" veut rompre avec la "mémoire", manipulée et manipulable, au profit de l'histoire. Le livre, écrit par une équipe pluridisciplnaire où l'on retrouve, outre Benjamin Stora, des chercheurs de gauche, de droite, issus du Maghreb ou de France, est un peu un catalogue des idées non reçues dans les enseignements officiels, ou les récits apologétiques.
Le premier article est ainsi consacré à Ramdane Abbane, le plus brillant idéologue du FLN algérien qui fut assassiné au Maroc en 1957, "sur ordre des dirigeants du FLN". On apprend qu'en 1954 la Ligue des Droits de l'Homme demanda… le rétablissement de l'ordre en Algérie après l'insurrection de la Toussaint !
Les pages les plus terribles sont consacrées aux rapports entre la colonisation et la République. D'où il ressort que la France a littéralement appris le racisme de son expérience coloniale. Il suffit de relire le Tour de France par deux enfants, manuel censé inspirer l'amour de la patrie aux enfants de la République qui enseigne que "la race blanche est la plus parfaite" et la race noire a "les bras très longs".
Mais, si le colonialisme fut largement accepté par les Français, il fut toujours un enjeu d'affrontement entre républicains. Il y eut les pour (Gambetta, Ferry), qui pensaient apporter la civilisation aux peuples attardés, et les contre, comme Clemenceau ou Anatole France qui écrivait : "Les peuples que nous appelons barbares ne nous connaissent que par nos crimes. […] Allons-nous armer sans cesse contre nous en Afrique et en Asie d'inextinguibles colères et des haines insatiables, et nous préparer des millions d'ennemis ?" Reste à savoir si la colonisation a été positive ou négative. Le dictionnaire aidera chacun à s'en faire une idée. Claude Liauzu reconnaît que la France laissera deux legs à ses ex-colonies : la naissance de l'État moderne et la notion d'individu. C'est déjà ça.
Hervé Nathan
Marianne, n° 523, 28 avril 2007
équipe de travailleurs sur la route de Mouila-Onoï, Gabon (base Ulysse, Caom)
Réponse à Éric Roussel (Pierre Brocheux)
la domination coloniale, une histoire
conflictuelle mais aussi transactionnelle
réponse à Éric Roussel (Figaro)
Pierre BROCHEUX
Je réagis à une recension du Dictionnaire de la Colonisation française publiée par Éric Roussel dans le Figaro (si je ne me trompe) et qu' Études coloniales a reproduite. Mais je limite mon intervention à l'objection faite par Éric Roussel à propos d'une notice que j'ai rédigée sur le Parti communiste indochinois.
Éric Roussel estime que nous aurions mieux fait d'accorder plus de place au PCF qu'à un long développement sur le PCI. À cela je réponds que :
1/ il est question du PCF dans 27 entrées du dictionnaire (et je n'hésite à dire que le "critique" a lu le dico en diagonale) ;
2/ M. Roussel ignore-t-il que la France et l'Indochine ont une histoire partagée et par conséquent le mouvement communiste indochinois (en fait vietnamien) et celui de France également ? En fait il a une conception archaïque et dépassée de la colonisation française conçue comme un processus univoque où les dominants sont les seuls acteurs et les dominés seulement des figurants. Au contraire, la domination coloniale fut un moment fort d'une histoire conflictuelle mais aussi transactionnelle, en un mot d'une histoire dialectique. Mais au fond, M. Roussel continue de penser sans doute, comme pas mal de gens en France, que les communistes vietnamiens étaient des agents de Moscou et de Pékin et par conséquent, ils ne nous intéressent pas.
Je rappelle quelques faits : Ho Chi Minh peut être considéré comme un des fondateurs du PCF (congrès de Tours 1920), le PCI fondé en 1930 fut jusqu'en 1931, une section du PCF jusqu'à ce qu'il soit admis membre à part entière dans la Troisième Internationale. Jusqu'à la seconde guerre mondiale, le PCI entretenait des relations privilégiés avec le PCF, la majorité des élèves de l'Université des travailleurs d'Orient, à Moscou, venaient de France et certains d'entre eux y retournèrent vivre. La puissance du Front populaire de France trouva sa réplique en Indochine, les mêmes décrets de 1938 qui frappèrent le PCF en 1939 frappèrent aussi le PCI. Pendant la guerre d'Indochine, il y eut une liaison permanente entre le PCF et la résistance vietnamienne. Ni l'influence chinoise ou soviétique n'ont extirpé complètement l'influence française : la République socialiste du VN a commémoré le bicentenaire de la Révolution française de 1789 comme peu d'autres pays au monde l'ont fait.
Pierre Brocheux
le dernier livre de l'auteur
sur ce blog
Manifestation à Paris en 1950 pour la fin de la guerre d'Indochine (source)
Réponse au compte rendu d'Éric Roussel (Claude Liauzu, Vincent Joly, Maria Romo-Navarette)
Réponse au compte rendu d'Éric Roussel (Figaro)
à propos du Dictionnaire de la colonisation française
Claude LIAUZU, Vincent JOLY, Maria ROMO-NAVARETTE
Qu’un livre de 646 pages et 700 notices contienne des erreurs, qu’il soit nécessaire de les corriger est une évidence ; affirmer que cet «ouvrage multiplie erreurs, lacunes et approximations» n’est pas juste et appelle une réponse.
Sur Boisson, nommé par la gauche, il sert fidèlement Vichy, en particulier en septembre 1940 quand il fait ouvrir le feu contre les gaullistes et les poursuit de sa haine jusqu’à son éviction en 1943, alors que Félix Eboué rallie la France libre,.
Sur Pierre Mendès France et la «trahison» de sa politique tunisienne, il faut lire le chapitre IV – «Carthage dépassé et trahi» - dans La politique de Carthage rédigé par Simone Gros en 1958 sous la dictée de PMF. On trouve les références dans les archives de PMF, utilisées par la thèse de Maria Romo-Navarrette que Éric Roussel ignore, et c’est dommage !
Les critiques de celui-ci concernant la notice de Gaulle (qui souligne l’évolution de sa pensée dans le volume restreint imparti) sont contradictoires avec la reconnaissance par le même du fait que «les développements d’ordre événementiel (guerre d'Indochine, guerre d'Algérie) apparaissent honnêtes et de bonne facture».
Quant au PCF, que Éric Roussel affirme ignoré dans ce dictionnaire, il fait l’objet de 27 occurrences ! Sétif en 1945, l’état d’urgence, le vote des pouvoirs spéciaux sont traités par des notices. L’ambiguïté du parti communiste face à la guerre d’Algérie est étudiée sans complaisance (pp. 322, 324, 326), et dans les notices Alger Républicain et Henri Alleg etc., contrairement à ce que laisse entendre le compte rendu.
Surtout, cette critique du Figaro (qui ne concerne que les aspects politiques métropolitains des années 1936-1962 pour un livre allant de la fin du XVIIIe aux décolonisations et traitant les réalités françaises mais aussi les pays colonisés) laisse de côté toutes les mises au point sur les principaux dossiers économiques et sociaux (traites, esclavage, capitalisme et colonisation, démographie, mutations sociales...) et les aspects nouveaux (le corps, les dimensions culturelles, l’histoire des femmes...) qui n’avaient pas été intégrés jusqu’ici dans une synthèse sur la colonisation.
Enfin, elle ne signale pas que ce livre se veut délibérément pluraliste et a donné la parole, avec comme seul critère leur compétence, à 70 spécialistes, dont 30 non métropolitains. Nous espérons que les lecteurs du Figaro auront connaissance de cette mise au point. Car notre objectif, refusant les guerres de mémoires et tout parti pris idéologique, est d’apporter des réponses aux problèmes que se pose une société en crise, en montrant la place du passé colonial dans le devenir de la société française.
Claude Liauzu,
Vincent Joly, Maria Romo-Navarrette
Affiche en couleurs illustrée. Publicité pour le livre de H. Galli,
La guerre de Madagascar. Sur fond de carte de Madagascar, Un soldat
des troupes coloniales plante le drapeau français tricolore à Tananarive. 1897
(source : Caom, base Ulysse)
- Dictionnaire de la colonisation française, dir. Claude Liauzu, éd. Larousse, 2007.
Les colonies maltraitées (Éric Roussel)
Les colonies maltraitées
Éric ROUSSEL
Voulant être une référence, l'ouvrage multiplie erreurs, lacunes et approximations. Dommage.
REPENTANCE : loi entravant toute discussion historique sur tel ou tel aspect du passé. A priori, le climat ambiant n'est guère favorable à l'étude de la colonisation. Réunie autour de l'universitaire Claude Liauzu, une équipe vient pourtant de relever le défi. Entre ceux qui exaltent les côtés les plus positifs de l'épopée coloniale et d'autres, selon lesquels la France a mené une entreprise calamiteuse, voire criminelle, le parti pris des auteurs est celui d'un juste milieu. Dans une certaine mesure, le pari est tenu.
Signée par Frédéric Turpin, auquel on doit d'excellents travaux sur l'Indochine, la notice relative à François Mitterrand, ministre de la France d'Outre-Mer sous la IVe République, est notamment un modèle d'équilibre : si les tendances réformatrices et libérales du futur chef de l'État sont bien soulignées, son attachement aux structures coloniales ne l'est pas moins. Dans les grandes lignes, les développements d'ordre événementiel (guerre d'Indochine, guerre d'Algérie) apparaissent également honnêtes et de bonne facture.
D'où vient donc le sentiment d'insatisfaction suscité par cette entreprise ? Passons sur certaines erreurs. Fort sévère pour les militaires et les colons dans son roman La Rose de sable, Henry de Montherlant n'était nullement officier : tout au contraire, il avait refusé de le devenir avec obstination. Quant à Pierre Boisson, nommé gouverneur général à Dakar en juin 1940 par le socialiste Albert Rivière, ministre des Colonies du premier gouvernement Pétain, il devait sa carrière brillante à son loyalisme républicain : on voit donc mal en quoi il pouvait être tenu pour sûr par le régime de Vichy - qui d'ailleurs n'existait pas encore.
Passons aussi sur certaines lacunes. Pourquoi, par exemple, consacrer des développements au Parti communiste indochinois ou de la région de Madagascar et passer sous silence le Parti communiste français ? Il n'aurait pas été inutile de revenir sur le fait qu'en 1940, au lendemain de l'entrée en guerre de l'Union soviétique, le PCF refusa toute idée d'autonomie des départements algériens, qu'en 1945 il couvrit la répression des émeutes de Sétif, qu'en 1955, après les tragiques événements de la Toussaint 1954, il condamna une «rébellion irresponsable» et enfin, qu'un an plus tard, sous le gouvernement Guy Mollet, il vota les pouvoirs spéciaux demandés par le ministre résident, Robert Lacoste ?
Plus graves sont des interprétations erronées. Prétendre ainsi que l'indépendance de la Tunisie fut ressentie par Pierre Mendès France (PMF) comme une trahison de sa politique est pour le moins discutable. S'il est exact que le processus d'autonomie interne, enclenché par le discours de Carthage en juillet 1954, ne débouchait pas directement sur une émancipation complète du protectorat, il reste qu'en fait il aboutit à ce résultat et que PMF ne s'en indigna pas. Les Tunisiens, du reste, saluèrent toujours son initiative. Encore plus contestables sont les passages décrivant la politique du général de Gaulle en Algérie : trop succincts, ils ne rendent compte ni de la complexité de sa position ni de l'évolution de sa pensée.
Éric Roussel, Le Figaro, 26 avril 2007
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Une histoire française : Dictionnaire de la colonisation (L'Express)
1946, Brazzaville, transport d'ivoire ; wagons de la compagnie
de Chemin de Fer Congo-Océan (source Caom)
Une histoire française :
le Dictionnaire de la colonisation française
par Jean-Sébastien STEHLI
D'horizons très divers, des historiens ont entrepris une relecture de cette période controversée. Le résultat de ce travail très attendu, présenté sous la forme d'un dictionnaire, est magistral.
On croyait bien en avoir fini avec la colonisation et, au contraire, elle n'a jamais été si présente depuis la fin de l'aventure coloniale française, il y a plus de quarante ans : vote de la loi de 2001 condamnant l'esclavage comme crime contre l'humanité, journée de commémoration du 10 mai, controverse autour du «rôle positif» de la présence française outre-mer, polémique autour de la définition de la colonisation dans le dictionnaire Le Petit Robert, souvenir soudain de la révolte des Malgaches, en mars 1947, ouverture du musée consacré aux arts premiers, à Paris, et triomphe du film Indigènes, primé à Cannes. Le passé colonial s'immisce jusque dans le débat actuel sur l'identité française qui agite la campagne présidentielle.
Ce débat - passionné, houleux, parfois strident - sur notre histoire outre-mer, ne cesse de prendre de l'ampleur. Mais, jusqu'à présent, il a surtout opposé deux camps : celui qui exigeait que l'État français fît acte de repentance en réparation des crimes de la colonisation et celui qui, au contraire, voulait que les côtés «positifs» de celle-ci fussent célébrés. Curieusement, le travail historique sérieux sur cette épopée est pauvre. Des pans entiers de l'histoire coloniale restent inexplorés. Rien, par exemple, sur la colonisation vue par les conscrits envoyés au-delà des mers depuis 1830. Pas de chiffres sur le nombre de Français ayant participé à la colonisation. Même le brillant ouvrage de Pierre Nora, Les Lieux de mémoire (Gallimard), ne lui consacre qu'un chapitre.
Le remarquable Dictionnaire de la colonisation française, rédigé sous la direction de Claude Liauzu - lui-même enfant de la colonisation, né à Casablanca en 1940 - tente de mettre un peu d'ordre dans ce gourbi. «La passion autour de cette question, explique l'historien, prouve que la colonisation n'appartient pas à un passé mort.» Avec 70 auteurs, dont des historiens éminents, tel Benjamin Stora, mais aussi des sociologues et des linguistes, au fil de 700 entrées, ce dictionnaire explore tous les aspects de notre passé colonial, en mettant en garde: «Les historiens ne sont pas les détenteurs de la vérité absolue.» Ils doivent aider les lecteurs à comprendre le passé.
Mais Liauzu ne s'est pas cantonné au débat franco-français. Il a fait appel à des chercheurs «nés après le désenchantement qui a suivi les fêtes de l'indépendance», ainsi qu'à des historiens des DOM-TOM et des anciennes colonies - Maghreb, Madagascar, Vietnam, Afrique. «Les problèmes qui se posent en France se posent de l'autre côté, explique Liauzu. Les historiens n'y sont pas plus à l'aise.»
Surtout, l'ouvrage contourne l'écueil du politiquement correct. «Il faut éviter la tentation de l'anachronisme, qui consiste à juger hier avec les critères d'aujourd'hui», affirme Claude Liauzu. Les opposants à la colonisation sont très minoritaires tout au long du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe. En dehors des intérêts économiques qui sous-tendent les conquêtes, la grande majorité des intellectuels européens, de Jules Ferry à Karl Marx, veut propager les idéaux des Lumières. D'ailleurs, nombre de leaders des guerres d'indépendance sont les enfants de l'école républicaine. Il faut se méfier également des cycles de l'Histoire, qui veulent que celle-ci soit d'abord racontée par le colonisateur, puis qu'elle adopte le point de vue des vainqueurs des guerres d'indépendance. Depuis une petite dizaine d'années, «le balancier est revenu vers la France, qui redécouvre un passé enfoui». Ce dictionnaire démontre avec limpidité que le pays colonisateur, tout autant que les colonisés, est transformé par l'expérience coloniale.
L'originalité de ce pavé, qui se dévore comme un roman d'aventure, est de nous entraîner, de Hanoi à Tahiti et de Tombouctou à la casbah d'Alger, dans un récit qui présente le positif et le négatif, l'histoire avec une majuscule et la petite histoire, sans romantisme mais sans jugements moraux non plus. On croise Tintin et les Pieds Nickelés, Zidane, fils d'un Kabyle, Banania et son slogan «Y'a bon», et encore tous les mots venus des pays lointains ou les plats qui sont arrivés sur notre table. Le dictionnaire fourmille de sujets passionnants et inattendus, sur le corps, les femmes (et aussi sur les Européennes qui ont épousé des chefs de la rébellion), la place de l'outre-mer dans l'inspiration des artistes, les statues et les monuments aux morts des colonies.
Mais ce Dictionnaire de la colonisation française est un véritable livre d'histoire. Pour les sujets importants - l'esclavage, l'école, la guerre d'Algérie, le gouvernement colonial, la guerre d'Indochine - Liauzu et son équipe prennent le temps d'explorer toute la complexité de la question. L'histoire de la colonisation est également une histoire d'hommes et l'ouvrage les met en scène : Abd el-Kader - en prenant soin de nous donner toutes les facettes de ce personnage complexe - Savorgnan de Brazza, Hô Chi Minh, Gambetta, Faidherbe, Malraux, Dumont d'Urville ou encore Elisée Reclus [photo ci-contre]. 220 biographies au total. On ressort de la lecture de ce livre - dans lequel il faut se laisser entraîner d'une entrée à une autre, sans but - avec des odeurs, des saveurs et des sons qui résonnent dans notre imaginaire, mais surtout des idées plus claires sur ce qu'a été l'aventure coloniale afin de ne plus en être prisonnier.
L'Express du 12 avril 2007
Dictionnaire de la colonisation française
Collectif, éd. LAROUSSE
sous la direction de Claude Liauzu.
648 pages, 26 € (170,55 FF)
Moundou (Tchad), 1er avril 1959, marchand de poissons
auteur : Lancereaux (Paul), ingénieur agricole du ministère
de la France d'outre-mer (source : Caom)
«La vérité sur le passé est indispensable» (Claude Liauzu)
«La vérité sur le passé est indispensable»
Claude LIAUZU
Claude Liauzu (Professeur à l’Université de Paris VII et spécialiste de la colonisation)
«La vérité sur le passé est indispensable»
70 auteurs français et étrangers ont contribué à la rédaction du Dictionnaire de la colonisation française, un ouvrage de référence, sous la direction de Claude Liauzu, spécialiste de la colonisation, professeur émérite à l’université de Paris VII et d’un conseil scientifique composé d’Hélène d’Almeida-Topor, Pierre Brocheux, Myriam Cottias et Jean-Marc Regnault. Le dictionnaire compte 700 notices qui permettent de rechercher directement une information, de passer d’un thème à un autre, en fonction de la multiplicité des facettes du fait colonial. Des dossiers synthétiques sur des questions générales font le point des connaissances et des débats. Une journée de débats se tiendra le 4 avril à l’Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris, à la faveur de la sortie du Dictionnaire de la colonisation autour de Claude Liauzu et des membres du comité scientifique de l’ouvrage avec la participation de quelques-uns des auteurs du dictionnaire.
El Watan
Sous votre direction un Dictionnaire de l’histoire de la colonisation vient d’être publié par les éditions Larousse. Pourquoi un tel ouvrage ? Le temps est venu de faire un point sur les grands débats de l’histoire de la colonisation qui s’étendent sur un demi-siècle, de présenter les acquis, d’insister sur les nouvelles orientations.
Cet ouvrage répond-il aux débats controversés qui ont traversé la société française classe politique, intellectuels, société civile pendant des moissuite au vote de la loi du 23 février 2005 ?
Pour moi et pour beaucoup d’auteurs, ce dictionnaire est une suite à notre lutte contre la loi du 23 février 2005, qui voulait imposer l’enseignement du rôle «positif» de la colonisation. Il reste de cette loi d’ailleurs un article très inquiétant pour la recherche, puisqu’il prévoit la création d’une fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie. Fondation inquiétante, d’autant plus que depuis un an un rapport sur sa mise en application a été rédigé pour le ministère des Anciens combattants, mais n’a pas été rendu public.
Nous avons tout lieu de craindre le parti pris d’un ministre qui traite les historiens critiquant sa loi de «pseudo-historiens» et celui d’un lobby des nostalgiques de l’Algérie française. À n’en pas douter, si la droite l’emporte aux présidentielles, cette fondation sera mise en place. Si l’on ajoute que c’est la mairie de Marseille qui a le contrôle du Mémorial de la France d’outre-mer, deux lieux de mémoire importants mettront en cause la liberté de la recherche. C’est aussi nos relations avec les chercheurs d’Algérie et des pays anciennement colonisés qui seraient mises en question par l’application de la loi.
À qui s’adresse le Dictionnaire de l’histoire de la colonisation ?
Une des réponses à ces dangers est l’élaboration d’un ouvrage respectant toutes les règles scientifiques et déontologiques des études historiques, ouvrage destiné à un large public. Le livre concerne bien sûr les enseignants auxquels il fournira des moyens pour préparer leurs cours, mais aussi à un public de militants associatifs préoccupés par le passé colonial et son héritage. Nous avons aussi tenu à associer des chercheurs étrangers, africains et asiatiques ainsi que des Dom-Tom (comme on dit), car le livre devrait aussi concerner les pays indépendants qui éprouvent un grand besoin d’histoire. De manière plus générale, tous ceux qui cherchent à comprendre certains aspects du monde actuel pourront trouver des repères.
Avec plusieurs historiens vous vous êtes élevés contre la proposition de Nicolas Sarkozy de créer un ministère de «l’Identité nationale et de l’Immigration» (appel publié par Libération le 13 mars). Qu’est-ce qui vous choque dans cette proposition ? Que comporte-t-elle de nouveau ?
Ce qui est inacceptable, c’est le lien fait entre une crise de l’identité nationale et l’immigration présentée comme une menace. Cette attitude revient de manière classique lors de chaque grande crise de la société française où «l’étrange étranger» (juif, Italien ou Polonais, Arabe ou musulman...) devient le bouc émissaire, cause de tous nos malheurs. On en arrive aujourd’hui à voir à la télévision des chasses au faciès au sortir des écoles maternelles pour arrêter des clandestins. Cela nous rappelle les pires moments du passé colonial ou de Vichy.
La pétition sur ce point est une réponse importante. Elle a un grand succès et il faut la faire connaître à l’étranger. Elle continue à circuler et à recueillir des signatures et les intellectuels étrangers sont les bienvenus dans cette campagne. Ce qui est nouveau (et grotesque mais inquiétant) est de lier dans un même ministère les problèmes de l’identité nationale et une réalité qui a constitué la France depuis un siècle, l’entrée des étrangers qui représentent aujourd’hui un bon tiers de la population française.
Le concept d’identité nationale fait débat. Des notions, telles que le patriotisme, la patrie, l’exaltation de la Marseillaise, la cohésion nationale sont développées par les différents candidats à l’élection présidentielle. Comment analysez-vous ce débat ?
Il y a un réel problème de l’identité nationale par la conjugaison d’un ensemble de facteurs auxquels aucune réponse n’a pu être apportée jusqu’ici : ce qu’on appelle la mondialisation économique, la constitution de grands réseaux capitalistes transnationaux, les transformations du marché du travail à l’échelle de la planète, un chômage structurel sans précédent dans certains pays, et dans tout cela les immigrés - comme on dit - n’ont rien à voir.
De manière plus profonde, une culture mondiale dominante, imposée par la prépondérance américaine, détruit les anciens repères identitaires. Il suffit de regarder les programmes des chaînes de télévision pour le comprendre. Face à toutes ces transformations, c’est une révolution culturelle qui serait nécessaire, mais une majorité d’intellectuels médiatiques ont choisi de présenter les migrations, le Tiers Monde comme le danger principal. Une majorité aussi de la classe politique se situe dans la même logique.
Pourquoi la reconnaissance du passé colonial et la repentance divisent-elles tant la classe politique et la société françaises ?
C’est une question complexe à laquelle le dictionnaire essaie de répondre. En quelques mots, il faut rappeler que «la plus grande France» s’écroule sous le coup de deux défaites contre les Vietnamiens et les Algériens, avec l’humiliation de Suez qui suit la défaite de 1940 et la Collaboration. La France a vécu entre 1940 et 1962, 22 ans de guerre où elle a perdu son statut de grande puissance mondiale. Sur tout cela, l’histoire officielle a menti ou gardé le silence pendant très longtemps (sur le génocide antisémite et la complicité de Vichy, sur les crimes coloniaux...), et les minorités impliquées ont réagi en affirmant leurs mémoires. Les juifs ont imposé la reconnaissance de la responsabilité française dans les persécutions et le génocide, et ce modèle a été repris par toutes les autres populations se considérant comme victimes. C’est le cas pour les pieds-noirs qui réclamaient repentance de la part de l’État français, c’est le cas pour les enfants d’immigrés qui ont lutté pour la reconnaissance des crimes du 17 octobre 1961, des descendants d’esclaves, mais aussi du contingent.
Il y a donc des guerres de mémoires qui entraînent une spirale ascendante des revendications. Dans un meeting à Toulon, Nicolas Sarkozy a fustigé «les professionnels de la repentance » en déclarant : «On doit désapprouver la colonisation et le système injuste, mais il ne faut pas confondre le système et les hommes». Dans Mon combat pour la France (un des deux volumes de recueils de ses discours et déclarations publiés par les éditions Odile Jacob), le président Chirac exclut toute «idée de repentance» : «Cette notion, je la récuse absolument, car nul ne peut être rendu comptable des actes commis par ses aïeux. Mais nous devons comprendre et reconnaître les erreurs passées, pour ne pas les répéter». Le parti socialiste y est favorable, Jack Lang l’a affirmé à Alger. Il est indispensable, comme l’ont déclaré 12 personnalités anticolonialistes dont des historiens comme Madeleine Rebérioux et Pierre Vidal-Naquet, Germaine Tillion, Alban Liechti (qui a refusé de combattre en Algérie)... que l’État français reconnaisse la réalité des crimes dus à la colonisation. À mon sens, le meilleur texte politique concernant ce problème colonial est le préambule des accords de Nouméa qui a débloqué la situation en Nouvelle-Calédonie.
La commémoration du 19 mars 1962, - date de la signature des accords d’Evian et du cessez-le-feu en Algérie - est passée sous silence en France, n’étant pas reconnue par la France officielle. On reste dans l’occultation et l’effacement de faits historiques marquants ?
En effet, la date retenue est absolument ridicule puisqu’elle ne correspond à aucun fait réel. Certains groupes de pression défendent le 19 mars (en particulier la FNACA, association majoritaire du contingent), d’autres la refusent (associations de rapatriés et de harkis) parce qu’elles considèrent qu’elles ont été victimes des suites du 19 mars. On paye toujours le gâchis politique de la guerre d’Algérie : il a fallu attendre 1999 pour qu’une loi utilise le terme guerre d’Algérie, auparavant «guerre sans nom».
Instrumentalisée, l’histoire n’est-elle pas en train d’échapper aux historiens et autres chercheurs en sciences sociales ?
Oui, c’est un danger réel, et le dictionnaire, justement, est une des réponses, car il rappelle que la vérité sur le passé est indispensable et possible. Il s’adresse directement aussi aux jeunes qui sont entrés dans le monde créé par leurs pères, et qui ont le leur à construire. Un de nos espoirs est que ce dictionnaire soit suivi, par exemple, d’un manuel franco-algérien. L’idée fait son chemin.
Comment baliser le champ de la recherche des interférences politiques ?
Il n’y a pas de muraille de Chine protégeant notre corporation. Certains historiens choisissent de s’enfermer dans une tour d’ivoire au dessus de la société. C’est impossible, l’histoire est une science de la société, elle est dans la société. Nous devons prendre nos distances par rapport aux tentatives d’instrumentalisation, de simplification mais aussi apporter des réponses à des besoins. Sans les avancées du mouvement ouvrier aux XIXe et XXe siècles et l’influence qu’elles ont eues sur les intellectuel, sans les luttes des femmes et des immigrés qui ont influencé les historiens, il n’y aurait pas eu autant de progrès des études historiques. Une des raisons de combattre pour la liberté de l’histoire, c’est l’arrivée de jeunes chercheurs d’origine métropolitaine ou descendants d’immigrés de la colonisation : ils prendront la suite en posant leurs questions et ils n’auront pas la même dépendance que notre génération qui a vécu les décolonisations. Ils n’auront pas le même regard ni d’un côté ni de l’autre de la Méditerranée.
Propos recueillis par Bouzeghrane Nadjia
El Watan (Alger), 31 mars 2007
source : base Ulysse, Caom
Le passé colonial : enjeux de la vulgarisation (débat le 4 avril 2007)
Le passé colonial :
enjeux de la vulgarisation
un débat le 4 avril 2007
Débat : pourquoi le Dictionnaire de la colonisation française, Claude Liauzu dir. Conseil scientifique Hélène d’Almeida Topor, Pierre Brocheux, Myriam Cottias, Jean-Marc Regnault, Larousse, 2007
Amphithéâtre de l’EHESS - 105 boulevard Raspail
4 avril : 9-12h et 13-15 heures
9-12 heures, présidence de Pierre Brocheux : Les enjeux de la vulgarisation scientifique
- Hélène d’Almeida Topor : La Société française d’histoire d’Outre-Mer (SFHOM) et son rôle
- Sophie Ernst et Valérie Morin : L'enseignement en questions
- Myriam Cottias : L'esclavage, débats scientifiques et enjeux publics
- Claude Liauzu : Présentation du dictionnaire
- Débat
13-15 heures, présidence de Hélène d’Almeida Topor : «Histoire ou entrepreneurs de mémoires ?»
- Sylvie Thénault : La loi du 23 février
- Bouda Etemad : «Crimes et réparations. L’Occident face à son passé», Complexe
- Jean-François Klein : Sur les mots de la colonisation
- Conclusion - Débat
Recensement d'un village Mossi dans le canton de Lallé, Koudougou
(Haute-Volta), 1945-1961 (?) source : base Ulysse