Une histoire française : Dictionnaire de la colonisation (L'Express)
1946, Brazzaville, transport d'ivoire ; wagons de la compagnie
de Chemin de Fer Congo-Océan (source Caom)
Une histoire française :
le Dictionnaire de la colonisation française
par Jean-Sébastien STEHLI
D'horizons très divers, des historiens ont entrepris une relecture de cette période controversée. Le résultat de ce travail très attendu, présenté sous la forme d'un dictionnaire, est magistral.
On croyait bien en avoir fini avec la colonisation et, au contraire, elle n'a jamais été si présente depuis la fin de l'aventure coloniale française, il y a plus de quarante ans : vote de la loi de 2001 condamnant l'esclavage comme crime contre l'humanité, journée de commémoration du 10 mai, controverse autour du «rôle positif» de la présence française outre-mer, polémique autour de la définition de la colonisation dans le dictionnaire Le Petit Robert, souvenir soudain de la révolte des Malgaches, en mars 1947, ouverture du musée consacré aux arts premiers, à Paris, et triomphe du film Indigènes, primé à Cannes. Le passé colonial s'immisce jusque dans le débat actuel sur l'identité française qui agite la campagne présidentielle.
Ce débat - passionné, houleux, parfois strident - sur notre histoire outre-mer, ne cesse de prendre de l'ampleur. Mais, jusqu'à présent, il a surtout opposé deux camps : celui qui exigeait que l'État français fît acte de repentance en réparation des crimes de la colonisation et celui qui, au contraire, voulait que les côtés «positifs» de celle-ci fussent célébrés. Curieusement, le travail historique sérieux sur cette épopée est pauvre. Des pans entiers de l'histoire coloniale restent inexplorés. Rien, par exemple, sur la colonisation vue par les conscrits envoyés au-delà des mers depuis 1830. Pas de chiffres sur le nombre de Français ayant participé à la colonisation. Même le brillant ouvrage de Pierre Nora, Les Lieux de mémoire (Gallimard), ne lui consacre qu'un chapitre.
Le remarquable Dictionnaire de la colonisation française, rédigé sous la direction de Claude Liauzu - lui-même enfant de la colonisation, né à Casablanca en 1940 - tente de mettre un peu d'ordre dans ce gourbi. «La passion autour de cette question, explique l'historien, prouve que la colonisation n'appartient pas à un passé mort.» Avec 70 auteurs, dont des historiens éminents, tel Benjamin Stora, mais aussi des sociologues et des linguistes, au fil de 700 entrées, ce dictionnaire explore tous les aspects de notre passé colonial, en mettant en garde: «Les historiens ne sont pas les détenteurs de la vérité absolue.» Ils doivent aider les lecteurs à comprendre le passé.
Mais Liauzu ne s'est pas cantonné au débat franco-français. Il a fait appel à des chercheurs «nés après le désenchantement qui a suivi les fêtes de l'indépendance», ainsi qu'à des historiens des DOM-TOM et des anciennes colonies - Maghreb, Madagascar, Vietnam, Afrique. «Les problèmes qui se posent en France se posent de l'autre côté, explique Liauzu. Les historiens n'y sont pas plus à l'aise.»
Surtout, l'ouvrage contourne l'écueil du politiquement correct. «Il faut éviter la tentation de l'anachronisme, qui consiste à juger hier avec les critères d'aujourd'hui», affirme Claude Liauzu. Les opposants à la colonisation sont très minoritaires tout au long du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe. En dehors des intérêts économiques qui sous-tendent les conquêtes, la grande majorité des intellectuels européens, de Jules Ferry à Karl Marx, veut propager les idéaux des Lumières. D'ailleurs, nombre de leaders des guerres d'indépendance sont les enfants de l'école républicaine. Il faut se méfier également des cycles de l'Histoire, qui veulent que celle-ci soit d'abord racontée par le colonisateur, puis qu'elle adopte le point de vue des vainqueurs des guerres d'indépendance. Depuis une petite dizaine d'années, «le balancier est revenu vers la France, qui redécouvre un passé enfoui». Ce dictionnaire démontre avec limpidité que le pays colonisateur, tout autant que les colonisés, est transformé par l'expérience coloniale.
L'originalité de ce pavé, qui se dévore comme un roman d'aventure, est de nous entraîner, de Hanoi à Tahiti et de Tombouctou à la casbah d'Alger, dans un récit qui présente le positif et le négatif, l'histoire avec une majuscule et la petite histoire, sans romantisme mais sans jugements moraux non plus. On croise Tintin et les Pieds Nickelés, Zidane, fils d'un Kabyle, Banania et son slogan «Y'a bon», et encore tous les mots venus des pays lointains ou les plats qui sont arrivés sur notre table. Le dictionnaire fourmille de sujets passionnants et inattendus, sur le corps, les femmes (et aussi sur les Européennes qui ont épousé des chefs de la rébellion), la place de l'outre-mer dans l'inspiration des artistes, les statues et les monuments aux morts des colonies.
Mais ce Dictionnaire de la colonisation française est un véritable livre d'histoire. Pour les sujets importants - l'esclavage, l'école, la guerre d'Algérie, le gouvernement colonial, la guerre d'Indochine - Liauzu et son équipe prennent le temps d'explorer toute la complexité de la question. L'histoire de la colonisation est également une histoire d'hommes et l'ouvrage les met en scène : Abd el-Kader - en prenant soin de nous donner toutes les facettes de ce personnage complexe - Savorgnan de Brazza, Hô Chi Minh, Gambetta, Faidherbe, Malraux, Dumont d'Urville ou encore Elisée Reclus [photo ci-contre]. 220 biographies au total. On ressort de la lecture de ce livre - dans lequel il faut se laisser entraîner d'une entrée à une autre, sans but - avec des odeurs, des saveurs et des sons qui résonnent dans notre imaginaire, mais surtout des idées plus claires sur ce qu'a été l'aventure coloniale afin de ne plus en être prisonnier.
L'Express du 12 avril 2007
Dictionnaire de la colonisation française
Collectif, éd. LAROUSSE
sous la direction de Claude Liauzu.
648 pages, 26 € (170,55 FF)
Moundou (Tchad), 1er avril 1959, marchand de poissons
auteur : Lancereaux (Paul), ingénieur agricole du ministère
de la France d'outre-mer (source : Caom)