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études-coloniales
25 mai 2019

Constantine à l'époque de Salah Bey (1771-1792), un livre de Fatima Zohra Guechi, compte rendu par Gilbert Meynier

Constantine, vu par Prosper Bacuet, 1841
Constantine, vue par Prosper Baccuet, 1841

 

Constantine à l'époque de Salah Bey

compte rendu de lecture, par Gilbert Meynier

 

En 2006, Gilbert Meynier nous avait adressé ce texte pour diffusion, ce que nous avions fait sur un blog aujourd'hui quasi abandonné ; il a également été publié, dans une version un peu différente, dans la revue Raison présente (n° 157-158, 2006, p. 175-176 [lire]).

GUECHI Fatima Zohra, Qsantîna fî ‘ahd Çâlah bâiy al bâiyât, Constantine, Média-Plus, 2005, 198 p. (Constantine à l'époque de Salah Bey).

Fatima Zohra Guechi, jeune professeure d'histoire à l'université Mentouri de Constantine, nous offre ce livre, qui est un compendium de son ample thèse de doctorat soutenue à Tunis. Après avoir exposé méthodiquement ses sources, appuyées d'une forte bibliographie (en arabe, en français, en anglais), et rappelé l'héritage historiographique de son sujet, elle expose sa problématique, où la biographie se moule dans l'histoire sociale, économique et culturelle, et celle des mentalités. Cela autour du plus prestigieux et du plus populaire des beys de Constantine, Salah Bey (1771-1792). Administrateur hors pair, il laissa, de son règne, une ville embellie de plusieurs édifices et (re)constructions. Mais, comme nombre de beys de l'Algérie ottomane, il supporta non sans soubresauts la tutelle, à la fois lointaine et despotique, du dey d'Alger, et il finit par se soulever. De sa rébellion, il sortit vaincu, destitué, et il fut mis à mort.

Le livre de Fatima Zohra Guechi ne se limite pas au destin d'un homme. Il embrasse les origines du pouvoir ottoman à Alger et les caractéristiques de celui-ci à Constantine, non sans noter aussi tels ancrages régionaux en termes de sacré susceptibles de nourrir la position d'une oligarchie régionale. Elle étudie aussi les soucis dynastiques, la place de la grande famille des Lefgoun, ainsi que le rôle des Kouloughlis, ces métis turco-algériens, si importants, à Constantine comme à Tlemcen. Elle accorde une attention particulière à la gestion adroitement volontariste des biens habûs qu'elle a étudiés minutieusement en consultant les registres des habûs (1), et sans lesquels les réalisations culturelles/monumentales de Salah - la grande mosquée, la medersa... - n'auraient pu voir le jour.

Un chapitre fouillé et finement problématisé entraîne le lecteur dans le cheminement de pouvoir du héros-titre du livre, depuis ses origines turques, ses fonctions subalternes de départ, jusqu'à son avènement au sommet régional. Sont étudiés aussi l'administration fiscale, dont l'organisation sous Salah subsista jusqu'à Ahmed Bey en 1830, et le danûch (2), ce cadeau/impôt dont le bey devait s'acquitter régulièrement pour prix de son pouvoir et signe de son allégeance ; ainsi que la gestion des domaines, tant citadins que ruraux, les échanges et le négoce auxquels leurs ressources donnaient lieu sous la supervision du bey. On en retire l'impression que la société n'était peut-être pas si bloquée qu'on l'a parfois écrit.

Le cinquième chapitre évoque enfin, bellement, la figure de Salah entre mémoire et histoire, chez les Algériens comme chez les auteurs français qu'il a si souvent fascinés, entre modèle et contre-modèle, entre la figure chassée du pouvoir et immolée, et celle du rebelle. L'imaginaire collectif n'a pas fini de rappeler la haute figure de Salah chez les Algériens du Constantinois. Car ce fut bien une stature constantinoise, même si Fatima Zohra Guechi se croit obligée de prévenir le lecteur que, en écrivant cette histoire, elle ne fait pas œuvre régionaliste. Et quand bien même ? Laurent le Magnifique fut, pour les historiens, plus italien que toscan, même s'il vécut plus de trois siècles avant l'éclosion d'une conscience nationale italienne. Et même les Français ouverts d'esprit peuvent le reconnaître : à la veille de la Première Guerre mondiale, un cercle constantinois, qui réunissait des gens issus d'une certaine élite citadine, tant français qu'algériens, se dénommait cercle Salah Bey. Un chapitre à ajouter à l'histoire de ces occasions qui ne furent à vrai dire manquées que parce qu'elles ne furent que bien peu tentées ?

Gilbert Meynier

 

1 - L'équivalent des waqf égyptiens : biens de mainmorte destinés en principe à édifier et entretenir des fondations pieuses.
2 - Part revenant au dey d'Alger des impôts prélevés dans un beylik.

 

Salah_Bey_صالح_باي
Salah Bey (1771-1792)

 

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14 mai 2019

Louis Testard, héros de Sidi-Brahim et prisonnier d'Abd el-Kader

le hussard Testard

 

 

Louis Testard, héros de Sidi-Brahim

et prisonnier d'Abd el-Kader

précisions biographiques

 

Louis Testard était cavalier au 2e régiment de hussards, en Algérie. Son unité, le 2e escadron, fit partie des éléments engagés dans la bataille de Sidi-Brahim (23-26 septembre 1845). Au cours du combat, Testard offrit son cheval au capitaine Courby de Cognord tombé à terre après que sa monture eût été blessée. Il est du nombre des onze prisonniers de guerre qui restèrent quatorze mois en captivité auprès des troupes d'Abd el-Kader. Ils sont libérés le 23 novembre 1846.

La personnalité de Louis Testard (1820-1871) est un peu éclipsée par le fait que ses souvenirs ont été racontés par Hippolyte Langlois (1819-1884) qui a fait figurer son seul nom sur la couverture du livre : Souvenirs d'un prisonnier d'Abd el-Kader (1859) [texte en ligne sur Gallica].

 

Souvenirs d'un prisonnier d'Abd el-Kader, couv

 

Son prénom même n'est jamais mentionné dans l'ouvrage. Je l'ai découvert dans un décret impérial du 30 mai 1868 qui accorde à 72 militaires des pensions de retraite à titre d'ancienneté de service.

 

décret impérial, 30 mai 1868
décret impérial, 30 mai 1868

 

Le livre, Souvenirs d'un prisonnier d'Abd el-Kader, évoque le village natal de Louis Testard : Chanéac, en Ardèche. Une recherche dans l'état civil de cette commune permet de retrouver son acte de naissance : le 20 janvier 1820.

 

Louis Testard, naissance, 20 janvier 1820
acte de naissance de Louis Testard, 20 janvier 1820

 

L'ouvrage contient également le récit du contrat de mariage, passé devant Me Planchard, notaire à Paris, à la mi-novembre 1849 (p. 346) ainsi que l'allusion aux fonctions occupées par Louis Testard en 1852 quand il entrevoit Abd el-Kader à Paris : il est planton aux Tuileries (p. 348).

Il était donc possible d'envisager qu'il résidait dans la capitale et qu'il y était également décédé ; une investigation dans l'état civil de Chanéac (Ardèche) ne permettait pas d'y repérer son nom. Après dépouillement des tables décennales de l'état civil parisien, je finissais par trouver la date de son décès : le 25 mai 1871, dans le 9e arrondissement. Il n'aura donc guère profité de sa retraite obtenue trois ans plus tôt...

 

Louis Testard, décès, 25 mai 1871
acte de décès de Louis Testard, 25 mai 1871

 

Il faut signaler que la captivité des prisonniers de Sidi-Brahim avait déjà été racontée par Ernest Alby (1809-1868) dans son livre Les vêpres marocaines, ou les derniers prisonniers d'Abd el-Kader écrit en 1851 et publié en 1853.

Michel Renard

 

_______________________

 

Souvenirs d'un prisonnier d'Abd el-Kader, table

 

Testard, libération prisonniers
la libération des prisonniers, novembre 1846

 

 

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24 mars 2019

Comment l'Algérie devint française, de Georges Fleury

Comment l'Algéri devint française, Georges Fleury, couv

 

 

Comment l'Algérie devint française

un livre de Georges Fleury

 

Tout commence le 30 avril 1827 par les célèbres trois coups d'éventail que le dey Hussein donne, au cours d'une audience, au consul de France, Pierre Deval. À l'origine de ce geste, une dette non réglée par la France, et la piraterie incessante menée par les Barbaresques, encouragée en sous-main par le dey.

Après la rupture des relations diplomatiques, l'escalade est rapide : blocus d'Alger par la marine française, destruction de comptoirs par le dey. Décision est prise d'envahir l'Algérie et, le 5 juillet 1830, l'escadre commandée par l'amiral Duperré et l'armée du général de Bourmont s'emparent d'Alger. La Régence est supprimée, signant l'effondrement de la présence turque vieille de plusieurs siècles.

D'abord accueillis comme des libérateurs par la population, les Français ne tardent pas à rencontrer une résistance d'abord sporadique d'émirs locaux, puis bien organisée en la personne d'Abd el-Kader, "le serviteur du Tout-Puissant", vingt-deux ans, qui descend en ligne directe de Mahomet. Sa haine du régime turc, son prestige et son autorité morale font de lui le seul émir capable d'unir les clans.

Abd el-Kader engage la lutte contre les Français avec des succès divers. Les hésitations de la politique coloniale française expliquent que le général Desmichels puisse signer un traité avec lui, en 1834, lui reconnaissant une souveraineté sur une partie importante du pays. La France ayant opté pour une occupation partielle de l'Algérie, le traité de la Tafna, en 1837, confirme la souveraineté d'Abd el-Kader sur les deux tiers du territoire.

La guerre ne tarde pas à reprendre à cause de l'extension de la présence française. Malgré son acharnement, Abd el-Kader ne peut résister aux colonnes expéditionnaires du " père Bugeaud ", gouverneur de l'Algérie de 1841 à 1847. En 1843, la prise de sa smala par le duc d'Aumale signe le début de la fin. L'Algérie devient française. Commencent alors cent quinze ans de colonisation, de passions et de guerres...

 

 

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26 janvier 2019

à propos du livre de Roger Vétillard, "La dimension religieuse de la guerre d'Algérie", par Joëlle Hureau

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Roger Vétillard

La dimension religieuse de la guerre d'Algérie, 1954-1962

par Joëlle Hureau

 

Le nouveau livre de Roger Vétillard se présente d'emblée comme un hommage à un ami brutalement décédé, Gilbert Meynier, et l'accomplissement d'une promesse implicite. Et de fait, cet historien est quasi omniprésent par les nombreuses références à ses écrits et à son point de vue sur la question étudiée.

Cela établi, l'auteur entreprend une exploration des ressorts religieux du F.L.N. au cours de la guerre de 1954-1962. Il dépasse même ce propos, en montrant que le recours à l'islam a fonctionné après l'indépendance de l'Algérie et depuis. Des annexes consistantes complètent cet ouvrage dont les qualités sont indéniables.

Comme dans ses publications précédentes, Roger Vétillard fait preuve d'un grand éclectisme dans la recherche et l'utilisation des sources. Ses arguments s'inspirent d'historiens, très différents par leur démarche et parfois par leurs prises de position. Il s'appuie également sur des sites internet très divers, des témoignages oraux et des films documentaires.

La partie la plus féconde est sans doute la quatrième consacrée au rôle de l'islam dans l'Algérie indépendante, car elle dépeint une Algérie peu connue du commun des lecteurs. Les annexes les plus remarquables concernent les textes de lois algériens, l'influence des préceptes religieux chez différents chefs du F.L.N., les religions non-musulmanes et la guerre d'Algérie, le rêve d'une Algérie plurielle.

Moins convaincantes sont la deuxième et la troisième parties. «Le façonnement de la société "indigène" par l'islam» annoncé par le titre de la deuxième partie est difficilement perceptible. Douze siècles de passé musulman sont masqués par l'action de quelques leaders relativement récents : Abd-el-Khader (proclamé émir en 1832), l'émir Khaled (1919-1923), Messali Hadj et l'Association des Oulémas algériens (entre les années vingt et 1954).

Par contraste, la place accordée aux déclarations approximatives d'Ahmed Djebbar (1) semble excessive. Car, conclure que «la population autochtone», avant 1830, acceptait la domination des Ottomans, «également musulmans», en raison de l'occultation par la religion de «tout précepte national», revient à ignorer les fréquentes révoltes que l'autorité turque eut à juguler. En tirer argument pour ajouter «que les Algériens refuseront parfois – des décennies durant – que leurs enfants fréquentent l'école française» paraît tout aussi hâtif. À titre de démenti, la fréquentation de l'école coranique n'a nullement détourné Zighoud Youcef (2) et Larbi Ben M’hidi (3) de l'école primaire française où ils obtinrent le certificat d’études.

école arabe, Algérie, 1911
école arabe, 1911

L'observation de Charles-Robert Ageron (4) relative à la désertion des écoles laïques au profit des écoles coraniques mérite aussi examen. «Entre 1935 et 1954, le nombre d’écoles coraniques sous le contrôle de l’Association des Oulémas est passé de 70 à plus 120» constatait l'historien.

L'association mentionnée ayant été créée en 1931, le nombre d'écoles passées sous son contrôle durant les cinq premières années de son existence - 70, une moyenne de 14 par an - est impressionnant ; en revanche, sa progression entre 1935 et 1954 paraît modérée, moins de 3 par an. Ce qui enlève à cette preuve par les chiffres beaucoup de sa pertinence.

 

le religieux : la part de stratégie

La troisième partie - Quand l'islam s'installe dans la guerre d'Algérie - pâtit de la méthode adoptée. Décider que 45 faits, arguments, raisonnements seront les indices décisifs de la démonstration se mue en piège dans lequel les 33 derniers ont été pris. Souvent superflus, ils vont parfois à l'encontre du raisonnement suivi (5). Synthétisés, les points restants auraient gagné en force. Toutefois, et fort heureusement, leur analyse montre que le rôle joué par l'A.U.M.A. (6) dans l'épanouissement du nationalisme algérien l'amène non seulement à se rallier au F.L.N., mais encore à le noyauter.

Les liens de l'A.U.M.A. avec les Frères musulmans égyptiens, l'arabo-islamisme proche oriental et le wahhabisme sont clairement indiqués, de même que le rôle essentiel joué dans le F.L.N. par ses fondateurs et militants-phares (7) et leurs points communs : racines kabyles, expatriation, implication dans l'insurrection de 1871 et/ou appartenance à la même confrérie. On remarque enfin l'hégémonie de l'Est algérien dans le combat pour l'indépendance.

À ces constats font écho les antécédents historiques. Les liens des confréries algériennes - par exemple, celle que dirigeait la famille d'Abd-el-Kader - avec leurs éponymes proche- orientales sont anciens. La forte résistance de l'Algérie orientale à la domination française fut précoce et opiniâtre : d'abord personnifiée par l'intraitable bey de Constantine, Hadj Ahmed Bey, puis par El Mokrani, le plus connu des chefs de l'insurrection kabyle de 1871.

Dès 1830, la force fédératrice de l'islam était connue des autorités françaises qui, pour la canaliser, ont «inventé» (8) le culte musulman et suivi de près l'activité de l'A.U.M.A. La place de l'islam algérien dans la mobilisation pour l'indépendance n'était pas ignorée des historiens (9). L'islam guerrier que décrit Roger Vétillard est profondément retravaillé par des influences extérieures. Il ne réduit pas pour autant la guerre d'Algérie à un conflit religieux. À travers la conviction religieuse, il laisse transparaître la part de stratégie, d'où l'ambiguïté qu'il signale fréquemment (10). Ainsi, on perçoit que, dans ce conflit, la victoire totale et incontestable du F.L.N. importait autant, sinon plus, que le triomphe de la religion.

Joëlle Hureau
agrégée et docteur en histoire

Joëlle Hureau, photo

 

 

 

 

 

1 - Ancien ministre algérien de l'Éducation nationale et de la recherche.
2 - Qui commanda un temps la wilaya II.
3 - D'après un article cité en note p. 29.
4 - Note 39, p. 26.
5 - Le 35e, qui souligne que des dix commandements de l'A.L.N. seul le dernier est relatif à la religion, en est un exemple.
6 - Association des Ulémas musulmans algériens.
7 - Mohamed Bachir El Ibrahimi, Fodil Ourtilani, Tewfik El Madani, Mohamed Khattab Fergani, Abd al-Hafiz Amokrane El Husni, Amar Ouzegane.
8 - Oissila Saaidia, «L’invention du culte musulman dans l’Algérie coloniale du XIXe siècle», L’Année du Maghreb [En ligne], 14 | 2016, mis en ligne le 21 juin 2016, consulté le 22 août 2018.
URL : http://journals.openedition.org/anneemaghreb/2689
9 - L'auteur l'indique bien lorsqu'il se réfère à Benjamin Stora à propos de sa préface au livre de Monique Gadant en 1988 ou de son livre L'Algérie en 1995 publié en 2012.

10 - Notamment lorsqu'il cite Guy Pervillé à propos «des principes contradictoires du F.L.N», p. 53.

 

  • Roger Vétillard, La dimension religieuse de la guerre d'Algérie 1954-1962, éditions Atlantis, Friedberg, 2018 - 185 p.

 

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12 novembre 2018

La mort mystérieuse du colonel Halpert, le 15 février 1946 à Constantine, compte rendu de Gilbert Meynier

Colonel Halpert, couv

 

 

Roger Vétillard,

La mort mystérieuse du colonel Halpert,

le 15 février 1946 à Constantine

Gilbert MEYNIER *

 

Le colonel Émile Halpert, juriste de formation, était depuis le 21 janvier 1946, le commissaire du gouvernement - le procureur -  auprès du Tribunal Militaire Permanent (TMP) de Constantine chargé de traiter les dossiers de plus de 3 000 personnes arrêtées lors des soulèvements de mai 1945 du Constantinois.

Roger Vétillard rappelle ce que fut le soulèvement de Sétif - souvent médiatiquement présenté comme «les massacres de Sétif» : le 8 mai 1945, de sanglants accrochages y éclatent : avant 7 heures, un Européen est tué au marché aux bestiaux ; la police est sur les dents. Peu après avoir été lancée à 8h.30, une manifestation d’Algériens engagés pour l’indépendance, brandissant le drapeau algérien, se heurte aux forces de police qui interviennent pour saisir les drapeaux [1].

S’ensuivent des entrechocs sanglants. Les manifestants se répandent dans la ville, agressent et tuent 23 Européens. L’armée rétablit l’ordre en moins de deux heures, 33 manifestants sont tués. Le soulèvement s’étend dans la région de Sétif, et au-delà. Plus de 80 Européens y sont tués les 8 et 9 mai - ce jour, l’armée entreprend sur les Algériens une répression brutale -nombre d’innocents y perdent la vie.

Á Guelma, une manifestation indépendantiste - interdite par le sous-préfet André Achiary - débute à 17h.30, et se heurte aux forces de l’ordre ; le porte-drapeau est tué. L’armée ayant refusé d’intervenir, le sous-préfet constitue des groupes d’une «milice civile d’auto-défense» d’Européens qui assaille les manifestants nationalistes algériens. Plus de 2 500 sont arrêtés et jugés par un Tribunal Populaire, plusieurs centaines sont condamnés à mort. Début juin, Achiary est mis à pied par le préfet Lestrade-Carbonnel, il est inculpé pour ses agissements punitifs qui font l’objet d’une enquête par le Tribunal Militaire de Constantine.

3000 dossiers à instruire

Arrivé à Constantine, le colonel Émile Halpert doit conduire l’instruction de 3 000 dossiers, tâche difficile et lourde. Tant les documents que les témoignages disent que cet homme probe et ouvert s’y est investi avec beaucoup de sérieux et d’application. Le préfet Petitbon, successeur de Lestrade-Carbonnel, attesta sa droiture, son indépendance, son goût de la vérité. Il avait notamment en charge des dossiers sensibles, tels ceux de Ferhat Abbas - arrêté le 8 mai 1945 - et de Achiary.

Le 15 février, André Le Troquer, ministre de l’Intérieur, arrive à Constantine et reçoit le colonel en fin d’après-midi à la Préfecture en présence du gouverneur Chataigneau. L’entretien est houleux et on retrouve deux heures plus tard, dans sa chambre d’hôtel, le corps du colonel tué d’une balle dans la tête. Officiellement, on parle de suicide, mais des rumeurs d’assassinat se propagent : Le Troquer, Achiary, les nationalistes algériens sont tour à tour accusés.

Roger Vétillard mène autour de cette mort une enquête à la fois historique et policière. Il explore les archives, retrouve des témoignages, interroge la famille. Il met le doigt sur des erreurs et des manquements dans les rapports de police. Il s’interroge sur les intentions du ministre de l’Intérieur Le Troquer, sur l’intervention possible d’Achiary, sur les déclarations du capitaine Lefranc [2]. Il analyse la personnalité d’Émile Halpert, son passé professionnel et familial, l’impact émotif de la mort de son fils Jacques, qu’il avait incité à faire des études de médecine, et qui, engagé comme brancardier, avait été tué un an plus tôt sur le front, en Alsace : autant de facteurs à même d’aboutir à un suicide.

Il analyse les raisons de tactique politique qui auraient pu pousser le ministre à exiger du colonel, quelques semaines après la levée de l’état de siège (décembre 1945), moins d’un mois avant la loi d’amnistie générale du 10 mars 1946, une décision judiciaire à laquelle le procureur Émile Halpert se serait opposé - soit qu’il fasse libérer Ferhat Abbas alors qu'Émile Halpert l’aurait tenu pour responsable, ou plus plausiblement qu’il le maintienne en prison - ce que, au vu de la personnalité d'Émile Halpert, ce dernier ne pouvait accepter : il dut considérer que, du fait de la fin de l’état d’urgence, les dossiers devaient être transférés aux juridictions civiles. Il s’interroge sur le pourquoi de l’officialisation de la mort du colonel seulement quatre jours après son décès, et sur le fait qu’il était, en moins de huit mois, le troisième magistrat à occuper le poste de commissaire du gouvernement auprès du TMP - chose normalement peu courante pour des affaires aussi importantes.

Enfin, Roger Vétillard s’interroge sur les menaces que le ministre aurait pu avancer pour contraindre le magistrat à suivre des directives que ce dernier refusait d’assumer. Le Tribunal militaire était-il encore compétent pour juger des hommes impliqués dans des affaires qu’il instruisait en vertu d’un état de siège, levé depuis deux mois ? Et la perspective de la prochaine amnistie générale joua-t-elle un rôle ?

le décompte des victimes

Sur le nombre des victimes, il faut remercier Roger Vétillard de ne pas s’être engagé dans «la bataille des chiffres» [3]. Sur les victimes européennes – 103 -, tout le monde est d’accord. Pour les victimes algériennes, Roger Vétillard cite l’historien Daho Djerbal - pour lequel le chiffre, communément avancé, de 45 000 morts n’est pas soutenable - Rachid Mesli et Abbas Roua, du CRHDA [4] (entre 8 000 et 10 000 morts), Annie Rey-Goldzeiguer (quelques milliers de morts). L’estimation de l’historien Jean-Charles Jauffret est de «moins de 10 000 victimes, disparus compris», ce qui est pour lui «considérable par rapport aux 45 000 insurgés» [5] - Mohammed Harbi m’a dit partager cette évaluation.

projet d'insurrection ?

In fine, une critique : l’historien peut-il confirmer le point de vue de Roger Vétillard sur ces événements de mai 1945 dont il voit pour soubassement un projet d’insurrection ? : prévue par le PPA [6] de Messali Hadj, elle aurait eu pour objectif de mettre en place un gouvernement provisoire algérien, installé à la ferme Mayza, près de Sétif, aux fins de représenter l’Algérie à la Conférence de San Francisco de juin 1945 [7]. Pour RV, les incidents de Sétif ont été interprétés à tort par les responsables locaux comme le signal du soulèvement qui n’aurait été envisagé que dans les semaines suivantes.

En fait, si l’on se réfère, notamment, au paragraphe («Le PPA dans la clandestinité. La taupe creuse») du livre de Mohammed Harbi Aux origines du FLN : le populisme révolutionnaire en Algérie [8], on apprend que, si l’idée d’une insurrection germait dans le Constantinois, ce furent plus les ressentis populaires de ras le bol que le PPA et Messali - alors transféré à El Goléa puis assigné à résidence à Brazzaville - qui l’attisèrent.

Et des tensions existaient entre le PPA et Ferhat Abbas, et les AML [9], à Sétif et Guelma notamment, étaient aux mains du PPA. On notera que Ferhat Abbas était la figure prédominante à Sétif – il y avait entre autres sa pharmacie. Mais, même si, aux fins – plausibles - de garder sa popularité auprès des activistes, il fit des discours publics appelant à un soulèvement anticolonial, il ne fut pas le zaīm de la révolte du 8 mai - ce que RV perçoit. Il faut mettre eu premier plan notamment, au PPA, des figures comme Tayeb Boulahrouf, brandisseur engagé démonstratif du drapeau algérien, rêveur utopiste d’une Algérie où le peuple mobilisé aurait fait se disperser les troupes françaises [10].

Certes des cadres et des militants nationalistes entendaient préparer les masses à l’idée d’une insurrection, mais d’une manière désordonnée, et sans disposer d’une vraie force armée : le projet était vide, et il ne fut pas validé : en fuite après le 8 mai, peu avant son arrestation et son incarcération à Bône/Annaba, Boulahrouf reçut de Chaddli Mekki, cadre du PPA constantinois et président des AML du Constantinois «le ‘‘contrordre’’ d’insurrection»8. Il n’y eut pas en mai 1945 de vrai mot d’ordre insurrectionnel ; et l’historien remarquera que, à la différence du Constantinois, partout ailleurs il y eut le 8 mai des défilés pacifiques. En bref, même s’il put en être un prodrome, le 8 mai 1945 n’eut rien à voir avec le 1er novembre 1954.

un livre denssissime

Sur ce petit - mais densissime - livre de Roger Vétillard, on relèvera que la factualité et l’abondance de noms propres peinent ici et là le lecteur à tout comprendre dans l’instant - il aurait été bon qu’une analyse explicative du soubassement de l’Algérie coloniale soit proposée ; et sur un point, on aurait aimé que Roger Vétillard présente plus clairement au lecteur ce que fut, au fond, cette affaire Abbas, alors que, à ce propos, des informations qu’il m’a fournies lors des échanges que j’ai eus avec lui, il aurait pu en tirer des paragraphes parlants.

Ceci dit, ce livre ne laisse pas indifférent le lecteur. Sur la mort du colonel Halpert : assassinat ou suicide ? Au terme de son enquête, Roger Vétillard donne ses conclusions argumentées - ce fut plausiblement un suicide -, que le lecteur pourra examiner, voire contredire ; et il ne pourra qu’apprécier le fait qu’il finisse par conclure le contraire de ce qu’il put au départ spéculer.

Plus largement, fondé sur tous les documents qu’il a pu consulter et sur nombre de témoignages, méticuleusement analysés et recoupés, le livre de Roger Vétillard est d’une scrupuleuse honnêteté, cela alors même que sa famille a payé un prix lourd dans les massacres de Périgotville/‘Ayn al-Kabīra - il en fait part avec une grande discrétion. Il se réfère à des mémorialistes et à des historiens aussi différents que Roger Benmebarek, Francine Dessaigne, Mohammed Harbi, Boucif Mekhaled, Annie Rey-Goldzeiguer…

En annexes, l’extrait de «Mon testament politique» de Ferhat Abbas est un document marquant, à relire et à méditer. Les cartes et plans de Constantine et les photos illustrent vraiment bien ce petit-grand livre. Et, on l’aura compris, il entraîne le lecteur bien au-delà de son titre.

Gilbert Meynier

* texte inédit de Gilbert Meynier


  • Roger Vétillard, La mort mystérieuse du colonel Halpert, le 15 février 1946 à Constantine, Friedberg : éd. Atlantis, 2016, 94 p. 15€.

 

notes

[1] La veille les organisateurs s’étaient concertés avec les autorités pour accepter qu’il n’y ait pas de drapeau dans la manifestation.

[2] Il était dans ces affaires le juge d’Instruction.

[3] Elle est allée de 1 340 à 100 000 victimes algériennes.

[4] Centre de Recherche Historique et de Documentation sur l’Algérie.

[5] Courriel reçu le 19 décembre 2016.

[6] Parti du Peuple Algérien.

[7] Il était espéré que, suite aux déclarations de Franklin D. Roosevelt, elle mettrait en marche le train de la décolonisation.

[8] Paris : Christian Bourgois, 1975, cf. pp. 16-25.

[9] Amis du Manifeste et de la Liberté.

[10] Cf. Benjamin Stora, Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens 1926-1954, Paris : l’Harmattan, 1985, p. 277.

 

Colonel Halpert, couv

 

 

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27 octobre 2018

Le Pr. Badr Maqri retrace l’histoire coloniale de la ville d’Oujda (Maroc)

Badr Maqri, couv 2018

 

 

le Pr. Badr Maqri retrace l’histoire coloniale

de la ville d’Oujda (Maroc)

 

L'auteur s’est basé sur le vecteur de l’organisation territoriale, en tant qu'organisation institutionnelle et administrative d'une zone géographique. Et pour que cette organisation soit pertinente et optimale, il a ciblé, deux mesures :

- la distribution  et la clarification des responsabilités entre les différents niveaux de structures territoriales.

- la rationalisation des collectivités territoriales.

Le livre de Badr Maqri, propose une brève présentation postcoloniale, de l'un des aspects de l'histoire du Maroc colonisé.

Il expose l'application de l'organisation territoriale et administrative de la zone française au Maroc, par arrêté résidentiel du 15 février 1949, modifiant l'arrêté résidentiel du 19 septembre 1940. C'est par cette modification; que la zone française, fut divisée à dater du 1er mars 1949 en sept régions : Rabat, Oujda, Meknès, Marrakech, Fès, Casablanca et Agadir.

L'organisation territoriale dans son contexte colonial (protectorat), n'est pas une simple création. Elle est en premier lieu une interprétation du temps et de l'espace, ce qui recouvre l’historique, le social, l’économique, le politique, et même l’ethnique.

La phase «indigène» de l'organisation territoriale, résume tout un ensemble d'assertions politiques, idéologiques et sociales sur la société autochtone.

Les organisations institutionnelle, administrative et professionnelle d'Oujda en 1952, scrutées dans ce livre, ne voilent pas l'existence d'un groupe colonisé et à la fois conquis et dominé.

L'organisation territoriale, selon Badr Maqri, fait partie de ce que Lyautey avait appelé, l'organisation en marche, c'est-à-dire que, les moyens militaires devaient être doublés d'une organisation politique et économique, que l'occupation de quelques points bien choisis, centres d'attraction naturels, était autrement efficace que tous les raids et toutes les colonnes du monde et que le développement des voies ferrées, des marchés, la reprise des transactions, l'appel aux intérêts matériels, la création de soins médicaux, constituaient les meilleurs modes d'action.

 

Oijda, place Clemenceau
Oujda, la place Clemenceau

 

Organiser le territoire d'Oujda en 1952 dans un cadre institutionnel et administratif précis, se réfère, d’après l’auteur, à toute une représentation que le protectorat se fait du Maroc colonisé. C'est une forme de perception de la «pacification» du Maréchal Lyautey.

Selon la déclaration de Lyautey, le 4 février 1897, il n'y aura pas de cliché d'organisation mais une méthode qui a nom souplesse, élasticité, conformité aux lieux, aux temps, et aux circonstances. (p. 8).

Il expliqua sa stratégie le 28 octobre 1903, en affirmant que «toutes les conséquences politiques et économiques de l'occupation d'un pays découlent, forcément, de la manière dont il est procédé à cette occupation, en unissant, dès le début, de la manière la plus étroite, la préparation et l'action politique à l'occupation militaire et en ne perdant jamais de vue le but politique et économique du lendemain. C'est la doctrine Gallieni».

Et parmi ses instructions adressées à Oujda en 1910, aux commandants de secteur des Béni-Snassen (nord d’Oujda) : «l'objectif est de réaliser la pacification matérielle et morale, en habituant les indigènes à notre contact, en leur en faisant apprécier le bénéfice (achat de denrées, protection, arbitrage, assistance médicale) aucune vexation, aucun abus d'autorité, aucune rapine, aucune violence » (p. 14).

Or, l'organisation territoriale d'Oujda en 1952, traduit axiomatiquement, selon Badr Maqri, la manière dont il est procédé à l'occupation de cette ville le vendredi 29 mars 1907.

Autrement dit, l'organisation territoriale du Maroc sous le protectorat français, qu'elle soit urbaine ou rurale, est l'expression sensible de la relation de l’action politique à l'action militaire de l'occupation entre 1912 et 1956.

Kamil Kadiri

 

  •  Bdr Maqri est professeur à l’université Mohammed Ier d’Oujda

 

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Oujda, le nouveau quartier européen, époque du Protectorat

 

Oujda, bazar Maroc France
Oujda, bazar Maroc France, époque du Protectorat

 

Oujda, le marché
Oujda, le marché, époque du Protectorat

 

Oijda, place
Oujda, place, époque du Protectorat

 

Oijda, Maroc hôtel restaurant
Oujda, Maroc-Hôtel-Restaurant, époque du Protectorat

 

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Oujda, le nouveau quartier européen, carte postale légendée, époque du Protectorat

 

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Oujda, le nouveau quartier européen, carte postale légendée, époque du Protectorat

 

 

 

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18 octobre 2018

Jean Sévillia, Les vérités cachés de la guerre d'Algérie

Sévilla, 2018, couv

 

 

Jean Sévillia

Les vérités cachées de la guerre d'Algérie

Fayard, 24 octobre 2018

 

 

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8 octobre 2018

le rapport du préfet Ceaux sur les harkis, relevé de quelques erreurs, par le général Maurice Faivre

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le préfet Ceaux à Saint-Maurice-l'Ardoise (midilibre.fr, 28 avril 2018)

 

 

le rapport du préfet Ceaux sur les harkis :

relevé de quelques erreurs

général Maurice FAIVRE

 

Cet important rapport (200 pages) a été établi par le préfet Ceaux et le Conseiller d’État Chassard, à la demande de la secrétaire d’État aux Anciens combattants.

Je suis sensible au fait qu'il reprend les effectifs historiques que j’ai publiés dans plusieurs ouvrages (1). Sans prendre parti sur les 56 propositions formulées, qui sont de nature politique, j’ai noté un certain nombre d’erreurs historiques :

p. 6. Les directives prescrivaient de laisser les armes enchaînées dans les unités supplétives et régulières. Mais cette mesure n’était pas toujours appliquée. Dans la harka de l’Oued Berd, les harkis allaient en permission avec leur fusil.

p. 9. les effectifs cités par l’historien Charles-Robert Ageron sont souvent faux. Contrairement à son affirmation, les statistiques n’étaient pas trafiquées par le 1er Bureau.

p. 12. Les statuts des différentes catégories de supplétifs sont unifiés en janvier 1959. Le décret du 6 novembre 1961 remplace le recrutement individuel et journalier par des contrats d’engagement renouvelables de 1 à 6 mois.

p. 13. Les fusils de chasse et les lebels ont été transférés des harkas aux Groupes d’autodéfense en septembre 1958. En mars, les harkas sont dotées de fusils-mitrailleur et de fusils de guerre.

Les harkis dites amalgamées ont le même armement que les unités françaises. En 1959, les commandos de chasse reçoivent des fusils automatiques.

p. 17. Challe n’a pas promis de ne pas engager les harkis contre leurs frères musulmans. Il dit l’inverse devant de Gaulle au PC de l’opération Jumelle. Mohamed Harbi, historien du FLN, estime que «les méthodes répressives et les injustice du FLN apparaissent comme les motifs principaux de l’engagement massif des harkis».

 

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le préfet Ceaux à Saint-Maurice-l'Ardoise (midilibre.fr, 28 avril 2018)

 

p. 19. Les harkis, en majorité non francophones, ont rarement été engagés dans les DOP.

p. 24. Krim Belkacem n’a pas dirigé la wilaya 3 qui n’existait pas avant le Congrès de la Soummam. Le premier chef a été Mohamedi Said, suivi de Yazourene, d’Amirouche et Mohand Ou el Hadj.

p. 25. Le général Fourquet n’était pas opposé aux mesures de recherche des harkis. En revanche le général de Gaulle a recommandé d’en finir avec les auxiliaires, ce magma qui n’a servi à rien (Comité des Affaires algériennes le 3 avril 1962)

p. 26. Les conclusions de la Commission Massenet ont été refusées par le gouvernement (Joxe) le 19 avril 1962.

p. 29. Tous les camps de transit n’ont pas été créés en juin 1962. Larzac est créé le 26 mai, Bourg-Lastic le 19 juin, Rivesaltes et St Maurice en septembre 1962, Bias en janvier 1963.

p. 36. Les moniteurs des camps de transit et hameaux forestiers n’étaitent pas hostiles à la population des camps. La plupart étaient d’un grand dévouement. Voir thèses de Anne Einis, Hamoumou et J. Servier, rapports Leveau-Meliani, Rossignol, Yvan Duran, témoignages des EMSI, Denise Bourgois, André Wormser, Père Merlet.

p. 39. Les centres de transit n’étaient ni des prisons ni des camps Med. Le confort était sans doute insuffisant, mais la formation professionnelle, ménagère et scolaire était pratiquée, y compris à Bias (voir photos).

p. 44. L’accès à la propriété a été favorisée par les préfets et les assistantes sociales.

p. 45. La population rapatriée de 1ère génération comptait 66.000 personnes, dont 21.000 hommes.

général Maurice Faivre

maurice-faivre

 

Maurice Faivre, atelier mécanique
Rivesaltes, photo : général Maurice Faivre

 

Maurice Faivre, Bias
Bias, photo : général Maurice Faivre

 

1 - Il ignore cependant les précisions apportées par Les archives inédites de la politique algérienne, 1958-1962 (Maurice Faivre, L'Harmattan, 2000), L’action sociale de l’armée en faveur des musulmans (Maurice Faivre, L'Harmattan, 2007), La croix Rouge en guerre d’Algérie (Maurice Faivre, Lavauzelle, 2007), les articles de Hamoumou et de Jean-Jacques Jordi sur l’intégration.
Certains historiens cités développent une idéologie antimilitariste ou anticolonialiste (Manceron, Vittori, D. Kerchouche, Boussad Azni). Charles-Robert Ageron dévalorise le combat des harkis et estime que de Gaulle a tout fait pour les rapatrier.

 

Maurice Faivre, couv

 

rapport harkis, préfet Ceaux, juillet 2018

 

 

Voici un extrait de l’histoire des harkis (Maurice Faivre, 2001)

Alors que GMS et Moghaznis étaient engagés sous contrat de 6 mois, les harkis avaient jusqu'en 1961 un statut de journaliers, bien qu'ils restent en service plusieurs mois, et qu'ils soient  payés mensuellement (22.500 AF). Environ 3.000 d'entre eux étaient des rebelles ralliés. Les harkas amalgamées avaient le même armement que les unités régulières. Quant aux autodéfenses, elles étaient armées à 50% de fusils de chasse et de 8 mm, et en principe n'étaient pas rémunérées (MAA 340, 1H 2028, 2029).

S'étant engagés davantage pour la défense de leurs familles que pour la solde, les supplétifs étaient opposés à la conception totalitaire du parti unique du FLN. Ils faisaient confiance à l'armée pour faire évoluer l'Algérie dans un sens démocratique et égalitaire. Le rappel de Challe en mars 1960 ne permet pas de mener à bien son projet de Fédération des UT et des autodéfenses, qui aurait constitué un parti français  opposé au FLN (7T 249).

Crépin, le successeur de Challe, avait promis en janvier 1961 que les harkis, considérés comme vainqueurs, auraient la première place dans l'Algérie future, et qu'ils resteraient groupés et armés pendant un an après le cessez-le-feu (1H 1096/1). Mais dès l'été 1961, le gouvernement décide d'amorcer la réduction des effectifs des harkas et des autodéfenses, et de «civiliser» les SAS, ce qui reviendrait à supprimer les maghzens, alors que Challe leur avait confié la responsabilité opérationnelle des Quartiers de pacification (1H 1304, 2027, 2028, 2556).

Extrait de "L'histoire des harkis",
revue Guerres mondiales et conflits contemporains, 2001,
n° 202-203, p. 55-63.

 

Maurice Faivre, combattants musulmans, couv

 

 

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général Maurice Faivre

 

 

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28 septembre 2018

guerre d'Algérie : la raison d'État occulte toujours les morts et les disparus (Michel Renard)

rue d'Isly, 26 mars 1962

 

 

Guerre d'Algérie : la raison d'État

occulte toujours les morts et les disparus

Michel RENARD

 

En prenant position, le 13 septembre dernier, sur la «disparition» du mathématicien Maurice Audin en juin 1957, le président Macron n’a rien apporté à la connaissance historique. Nous n’en savons pas plus, après cette reconnaissance par l’État d’une «injustice», qu’avant.

La douleur de Josette Audin, veuve du disparu, et de ses enfants en a peut-être reçu du réconfort : voir admise la responsabilité de l’État dans la mort du communiste Maurice Audin répondait à leurs vœux obstinés depuis de nombreuses années.

Mais cet acte symbolique vise au-delà. Il est aveu d’un dispositif politique qui a marqué négativement l’histoire nationale sous la IV République : «si sa mort est en dernier ressort le fait de quelques-uns, elle a néanmoins été rendue possible par un système légalement institué : le système «arrestation-détention» mis en place à la faveur des pouvoirs spéciaux qui avaient été confiés par voie légale aux forces armées à cette période», a déclaré Emmanuel Macron.

Moins que l’armée qui a exécuté, ce sont donc les politiques qui portent la responsabilité première. Et ici, une très large majorité de députés qui avait voté les «pouvoirs spéciaux» le 12 mars 1956 : socialistes, communistes (sauf 6 qui n’ont pas pris part au vote), radicaux et MRP. Seuls les poujadistes, Le Pen et quelques autres ont voté contre. Au total, 455 voix contre 78. À s’en tenir au «système légal» pointé par le président de la République, c’est bien le corps politique national qui a ouvert l’engrenage conduisant à la mort de Maurice Audin.

Ce qui choque dans la politique mémorielle de Macron à l’égard de cette guerre, c’est sa partialité systématique… surtout venant après la qualification, le 14 février 2017, de «crime contre l’humanité» attribuée par lui à la présence française en Algérie. Car les «injustices» et morts occultées ne manquent pas au cours de la séquence 1954-1962. Et puisque le communiqué de l’Élysée affirme «encourager le travail historique sur tous les disparus de la guerre d’Algérie, français et algériens, civils et militaires», aidons le président Macron à ouvrir les dossiers.

Pour les historiens, les morts restées mystérieuses depuis soixante ans, côté français comme côté algérien, n’ont jamais été taboues. Les investigations et les témoignages se sont multipliés.

Avec pour auteurs, à côté de Guy Pervillé de l’université de Toulouse, surtout des historiens extérieurs à l’enseignement universitaire comme Jean Monneret, Jean-Jacques Jordi, Roger Vétillard, le général Maurice Faivre, Grégor Mathias ou Guillaume Zeller, sans oublier les enquêtes persévérantes des militants du Cercle algérianiste et autres associations de Pieds-Noirs.

Mais nombre d’épisodes comme les assassinats de civils par le FLN, la fusillade de la rue d’Isly en mars 1962, les exactions des «barbouzes» contre l’OAS, l’inaction face aux disparus d’Oran à l’été 1962 ou le sort des harkis, restent plombés au regard des vérités d’État.

 

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Les morts de la rue d’Isly

Le 26 mars 1962, sept jours après la «fin» officielle de la guerre, les civils algérois venus manifester pacifiquement contre le bouclage du quartier de Bab-el-Oued, subissent les tirs délibérés et sans sommation d’un bataillon du 4e régiment de tirailleurs algériens. On compte 46 morts selon le bilan officiel mais 82 selon la contre-enquête du journaliste Jean-Pax Meffret (Bastien-Thiry : jusqu’au bout l’Algérie française, 2003).

Aucun fait probant n’autorise à envisager une provocation de l’OAS. La responsabilité du massacre incombe à l’autorité française, tutrice de l’ordre public selon les accords d’Évian.

Et nommément à trois personnages : le général Ailleret, commandant supérieur des forces en Algérie ; le préfet de police Vitalis Cros, qui disposait de moyens militaires placés sous les ordres du général Capodanno ; Christian Fouchet, haut-commissaire.

Ce dernier, selon Jean Mauriac, aurait livré cette confidence : «J’en ai voulu au Général de m’avoir limogé au lendemain de mai 1968. C’était une faute politique. Il m’a reproché de ne pas avoir maintenu l’ordre : Vous n’avez pas osé faire tirer. J’aurais osé s’il l’avait fallu, lui-ai-je répondu : Souvenez-vous de l’Algérie, de la rue d’Isly. Là, j’ai osé et je ne le regrette pas, parce qu’il fallait montrer que l’armée n’était pas complice de la population algéroise» (L'après-De Gaulle : notes confidentielles, 1969-1989, 2006, p. 41).

 

entrée rue d'Isly, 26 mars 1962, barrage

 

Dès 1972, le journaliste Jean Lacouture avait mis en cause la méthode des militaires : «Ailleret et Capodanno savent pourtant que toutes les troupes ne sont pas prêtes à de telles tâches, qui exigent autant de sang-froid que de discernement. Quand il a été question, quelques jours plus tôt, de faire appel au 4e régiment de tirailleurs algériens (RTA), son chef, le colonel Goubard, a mis en garde les généraux : c’est une excellente troupe au combat mais composée de paysans naïfs qui risquent de perdre la tête dans la fournaise d’Alger. Le général Ailleret acquiesce et donne l’ordre par écrit de ne pas engager le 4e RTA dans une telle affaire : cet ordre ne devait jamais être transmis» (Le Monde, 25 mars 1972).

Benjamin Stora a livré la suite : «L’ordre n’est pas transmis, et c’est le lieutenant Ouchène Daoud qui se retrouve responsable sur place. Quoi qu’il en soit, les consignes venues de Paris, et plus précisément de l’Élysée, étaient nettes : ne pas céder à l’émeute. Lorsque Ouchène Daoud et ses supérieurs demandent dans quelles conditions ils pourraient, le cas échéant, faire usage de leurs armes, au siège de la Xe région militaire, on leur répond : "Si les manifestants insistent, ouvrez le feu". Mais, comme au temps de la "bataille d’Alger" en 1957, nul ne voudra confirmer cet ordre par écrit» (La gangrène et l’oubli, 1991, p. 107).

L’enquête judiciaire fut bâclée. Les résultats de l’enquête policière du commissaire Pierre Pottier n’ont pas été rendus publics. L’armée s’est opposée à toute audition ainsi qu’à la communication du dispositif des unités engagées. Aucune commission d’enquête, parlementaire ou autre, n’a jamais été diligentée.

Un Livre blanc constitué de témoignages directs réunis par le grand arabisant Philippe Marçais, député d’Alger, fut édité dès 1962 ; ouvrage interdit et republié sous le titre Livre interdit en 1991. Deux Européennes d’Alger, Francine Dessaigne et Marie-Jeanne Rey, ont publié une étude accusatrice en 1994 : Un crime sans assassin. Un documentaire de Christophe Weber, conseillé par Jean-Jacques Jordi, a été diffusé sur France 3 en 2008 : Le massacre de la rue d’Isly. Le dossier a été repris par Jean Monneret dans Une ténébreuse affaire: la fusillade du 26 mars 1962 à Alger (l'Harmattan, 2009). Mais rien n’y fait jusqu’à présent.

Pourquoi les fusillés de la rue d’Isly continueraient-ils de porter la marque infamante des vaincus de l’histoire ? Il est largement temps de leur rendre justice. Même s’il est plus embarrassant de se confronter à l’ombre tutélaire du général De Gaulle qu’aux politiciens de la IV République. Même si une certaine rhétorique anticoloniale risque d’y laisser des plumes.

 

rue d'Isly, 26 mars 1962, victime
victime de la fusillade, rue d'Isly, 26 mars 1962

 

 

Un silence d’État

«De tous les événements liés à la guerre d’Algérie, aucun n’a subi une occultation aussi complète que le massacre subi à Oran, le 5 juillet 1962, soit quelques mois après les accords d’Évian, par une partie de la population européenne de la ville», écrit Guy Pervillé : «en quelques heures, 700 personnes ont été tuées ou ont disparu sans laisser de trace» (Oran, 5 juillet 1962, leçon d’histoire sur un massacre, Vendémiaire, 2014).

La tragédie d’Oran s’inscrit dans une phase au cours de laquelle le FLN, plus ou moins contraint par le cessez-le-feu de cesser les opérations proprement militaires, se livre à des enlèvements d’Européens aux abords des quartiers musulmans des grandes villes d’Algérie et jusque dans le bled. Entre le 19 mars et le 31 décembre 1962, il y a eu 3019 personnes enlevées dont les deux tiers ne sont jamais réapparues, selon Jean Monneret (La tragédie dissimulée : Oran, 5 juillet 1962, Michalon, 2006) qui, aujourd’hui évalue ce chiffre à plus de 3500.

Jean-Jacques Jordi relève que c’est Alger le département qui compte le plus de disparus (40%) contre Oran (35%) ; et que 86% des enlèvements ont eu lieu entre le 19 mars et la fin septembre (Un silence d’État. Les disparus civils européens de la guerre d’Algérie, Soteca, 2011). Le même auteur parle de silence d’États au pluriel en soulignant que si la France commence à lever le secret – mais à quand la reconnaissance officielle ? – l’Algérie a «manié un déni total de ces exactions, considérant les assassins comme des justiciers».

 

Monneret, Jordi, Pervillé, trois couv

 

À Oran, les Européens ont subi assassinats et enlèvements ce 5 juillet 1962. Le Journal d’un prêtre en Algérie. Oran, 1961-1962, du père Michel de Laparre a consigné des témoignages abominables. À la date du 7 juillet, il écrit : «On a vu des Mauresques éventrer des femmes dans des magasins, leur arracher les yeux et leur couper les seins. C’était un beau carnage. Les Arabes raflaient les hommes par camions entiers "pour contrôle" et consultaient à chaque nom les listes de l’OAS. Beaucoup d’hommes ont été ainsi abattus sur place ou fusillés au commissariat central» (cité par Guy Pervillé, Leçon d’histoire…).

La grande majorité des enlèvements s’est conclue par la disparition, laissant les familles avec un drame épouvantable jamais clos.

Les mobiles de ce nouveau terrorisme sont divers : crapuleux, représailles contre l’OAS, volonté d’épouvanter les Européens pour les pousser à l’exode. Mais un autre historien, Grégor Mathias, a en étudié un aspect particulièrement terrifiant : les détenus ont été soumis à des prélèvements sanguins forcés, pour guérir les Algériens blessés, à Alger (quartier de Beau-Fraisier au nord-ouest de la Casbah), Oran, Mostaganem, Tlemcen et en Kabylie. Grégor Mathias multiplie les références et cite même un document militaire portant le n° SP.87.581/AFN du 13 juillet 1962, rédigé par le colonel Vaillant, chef de corps du 1er régiment étranger d’infanterie.

Le document cite notamment la lettre d’un militaire à son frère relatant qu’il a été enlevé le 8 mai sur la plage des Sablettes à Arzew, à 30 km d’Oran : «La lettre manuscrite de deux pages donne trois types d’informations : les conditions très précises de détention, la description des procédures de prélèvements sanguins, et la manière dont il va procéder pour envoyer la lettre» (Grégor Mathias, Les vampires à la fin de la guerre d’Algérie. Mythe ou réalité ? Michalon, 2014). Ce document a été livré par le légionnaire, Jorge Saavedra, fils d’un ambassadeur chilien, travaillant à la Sécurité militaire et chargé de détruire une partie des archives lors de l’évacuation de la Légion étrangère de Sidi Bel Abbès en Oranie.

Jean-Jacques Jordi présente également des documents d’archives prouvant «qu’une grande partie des enlevés, encore disparus de nos jours, ont été torturés. Les enlevés dont les corps étaient retrouvés portaient très souvent des traces de sévices et de torture». Il ajoute que «le 21 avril 1962, des gendarmes d’Oran en patrouille découvrent "quatre Européens entièrement dévêtus, la peau collée aux os et complètement vidés de leur sang". Ces personnes n’ont pas été égorgées mais vidées de leur sang de manière chirurgicale !» (Un silence d’État, p. 106-107). La gendarmerie d’Arcole, en Oranie, enregistre l’enlèvement de nombreux européens en avril 1962 motivé par deux buts : vérifier si la personne appartient ou non à l’OAS ; collecter du sang au profit des hôpitaux du FLN installés dans l’agglomération d’Oran.

 

Guillaume Zeller et Gregor Mathias, deux couv

 

Le plus scandaleux est que ces infâmes exactions se sont déroulées dans des villes où l’armée française était toujours présente et capable d’intervenir. À Oran, par exemple, 15 000 militaires environ se trouvaient en garnison.

Mais les Français n’ont pas été protégés. Et la responsabilité en incombe au pouvoir politique au plus haut niveau. Dans ses mémoires, Pierre Pflimlin, rapporte qu’en conseil des ministres, à la question de Louis Jacquinot, ministre d’État, de savoir si les Français pourraient bénéficier de la protection de l’armée française après l’indépendance, De Gaulle a répondu : «Il n'en est pas question. Après l'autodétermination, le maintien de l'ordre public sera l'affaire du gouvernement algérien et ne sera plus le nôtre. Les Français n'auront qu'à se débrouiller avec le gouvernement» (De Gaulle, Éric Roussel, 2008).

Il y a bien eu faillite d’État. Le nombre de disparus de 1955 à mars 1962, en période de guerre, est de 330 personnes. Mais du 19 mars au 31 décembre 1962, période de «paix» et d’indépendance, on compte 1850 disparus. Alors que les accords d’Évian devaient assurer la sécurité de tous les éléments de la population, on a consenti à un terrorisme causant cinq fois plus d’enlèvements d’Européens que durant les années de guerre. Pour caractériser cette discordance chronologique, Jean-Jacques Jordi a recours au terme d’«épuration ethnique» : un climat de terreur a été entretenu pour aboutir au départ des indésirables dans la nouvelle nation algérienne.

Il faut signaler l’action du lieutenant français Rabah Kheliff qui, à Oran, a agi selon sa conscience et, transgressant les ordres (il a été sanctionné ensuite par le général Katz), a fait libérer des dizaines de prisonniers d’une section ALN devant la préfecture. Mais, pour l’essentiel, la France est restée l’arme au pied, négligeant le secours à ses citoyens.

La vérité sur le terrible été 1962 vient bousculer la bonne conscience anticoloniale et les schémas des livres d’histoire de nos écoles : «La faiblesse de la France devant les exigences de l’Exécutif provisoire algérien, puis de Ben Bella, jette une ombre singulière sur le souci de grandeur nationale que l’on prête à Charles de Gaulle. Peut-on nier que la France avait les moyens d’effectuer un retrait d’Algérie plus digne ?» écrit Guillaume Zeller (Oran, 5 juillet 1962, un massacre oublié, Tallandier, 2016).

Ne serait-il pas légitime de déployer, pour ces centaines de morts et de disparus, l’arsenal d’élucidation et de reconnaissance de l’État qu’on a accordé au disparu Maurice Audin ?

Michel Renard
directeur éditorial du site Études Coloniales
article paru dans Marianne, 28 septembre 2018

 

Marianne, 28 sept 2018 (1)

Marianne, 28 sept 2018 (2)

Marianne, 28 sept 2018 (3)

Marianne, 28 sept 2018 (4)
Marianne, 28 septembre au 4 octobre 2018

 

 

les historiens de la guerre d'Algérie qui bousculent

la raison d'État et le légendaire anti-colonial

 

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de gauche à droite et de haut en bas : Jean Monneret, Jean-Jacques Jordi, Guy Pervillé,
Grégor Mathias, Guillaume Zeller, le général Maurice Faivre

 

 

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verso de couverture du livre de Jean-Jacques Jordi

 

 

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26 septembre 2018

C’est l’Algérie qui a trahi Maurice Audin (et) Et le FLN instaura une Algérie arabo-musulmane, Jean-Pierre Lledo

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C’est l’Algérie qui a trahi Maurice Audin

le communiste Maurice Audin ne s’était

pas engagé au nom de la France

par Jean-Pierre LLEDO *

 

Récemment honoré au plus haut sommet de l’État après qu’Emmanuel Macron a présenté des excuses officielles à sa veuve, le communiste Maurice Audin s’était engagé non pas au nom de la France, mais au nom d’une Algérie indépendante. Il est donc absurde de le traiter de «traître» à la nation française.

 

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Cédric Villani

 

Qu’un député LREM, mathématicien issu d’une famille pied-noir, Cédric Villani, le lui ait fortement conseillé, comme cela se dit, ou que ce soit sous une autre impulsion que, n’étant pas dans le secret des dieux, je ne peux deviner, il reste que la décision du nouveau président Macron de soulever la chape du silence d’Etat qui recouvrait, depuis 1957, la disparition du jeune prof de maths à l’université d’Alger, Maurice Audin, membre du PCA clandestin (Parti communiste algérien), alors qu’il avait été arrêté, puis torturé par les parachutistes de Massu en 1957 durant la «Bataille d’Alger», surligne également tous les autres silences de l’État français en rapport à la guerre d’Algérie.

Et même si cette subite décision se voulait le début d’un mea culpa contagieux et réciproque qui apurerait tous les comptes entre la France et l’Algérie et cicatriserait définitivement toutes les blessures encore béantes, on pourrait encore s’interroger : mais pourquoi avoir commencé par Audin ?

 

Pourquoi faire passer Audin avant les autres ?

En effet, en admettant qu’avant de reprocher au FLN ses exactions, ses purges, son terrorisme et une pratique généralisée de la torture et de la mutilation des corps, à l’encontre de tous ceux qui refusaient son autorité, ou simplement pour appliquer une stratégie de purification ethnique qui sera couronnée de succès par un des plus grands déplacements de population de l’histoire humaine en 1962, le président français ait voulu montrer qu’il commençait par balayer devant sa propre porte, la question têtue demeure : oui mais pourquoi d’abord Audin ? Parce qu’il était «Français» ?

Or si l’on se place uniquement du point de vue de la responsabilité de l’armée française vis-à-vis des «Français», il y avait pourtant de quoi faire, et à une bien autre échelle.

D’abord vis-à-vis des Harkis, ces musulmans qui avaient préféré s’engager dans l’armée française plutôt que dans l’ALN, non pas parce qu’ils étaient des «traîtres» mais tout simplement parce qu’ils se sentaient plus en sécurité avec la France qu’avec leurs frères, rivaux de clans et de tribus, lesquels au demeurant continuent de régir le destin chaotique de l’Algérie depuis l’indépendance jusqu’à aujourd’hui, en passant par l’intermède tragique de cette deuxième guerre civile que fut la «décennie noire» des années 1990, et qui fit autant de morts que la première des années 1950 et 1960.

Sur ordre du président De Gaulle, 150 000 harkis furent désarmés et abandonnés, c’est-à-dire jetés en pâture à tous les instincts sadiques de vengeance des soldats de l’ALN, et des membres des clans et des tribus opposés. Plus de la moitié périrent, le reste, grâce à la désobéissance de nombreux officiers français, arrivèrent à s’échapper, et à rejoindre une France qui, pour les remercier de leur loyauté, les parqua dans les mêmes camps qu’avait ouvert pour les Juifs le Maréchal Pétain, juste avant de les envoyer à Auschwitz, à la demande de qui vous savez… Au moins ces derniers auront-ils reçu des excuses à titre (très) posthume, d’un autre président, lui ni maréchal ni général.

 

harki massacré, Paris-Match, 24 février 1962
harki massacré sous les yeux de sa femme et de son enfant, Paris-Match, 24 février 1962

 

 

De Gaulle n’a pas protégé les non-musulmans

enlevés par le FLN

Par ordre d’importance numérique des méfaits de l’armée française vis-à-vis des «siens», on pourrait dans un second temps l’accuser, ainsi que son chef, le président-général De Gaulle, de n’avoir pas protégé les non-musulmans enlevés, par milliers, par le FLN-ALN, dans les villes comme dans les campagnes, disparus eux aussi à jamais, et ce à partir du 19 Mars 1962, alors que les «Accords d’Evian» dits de «cessez-le-feu», en faisaient obligation à la France et à son armée.

Dans un troisième temps, et à l’instar de ce nouveau scénario macabre à l’œuvre en catimini dans toute l’Algérie, il y a responsabilité de l’armée française dans le massacre spectaculaire du 5 Juillet 1962 à Oran, alors que l’Algérie était déjà officiellement indépendante depuis deux jours. Sur ordre de son chef local, le Général Katz, qui lui-même en avait reçu l'ordre du président-général De Gaulle, elle laissa faire durant plusieurs jours le massacre organisé tant par les chefs du FLN d’Oran que par l’ALN aux ordres de son chef d’état-major Boumediene déjà positionné à Tlemcen.

Et alors que juifs et chrétiens tentaient d’échapper à la foule hystérisée, elle leur ferma au nez ses casernes, ne leur laissant plus que l’horreur d’être égorgés et étripés sur place ou d’être emmenés dans des centres de détention, et d’y être affreusement torturés avant d’être flingués, enfin jetés dans le sinistre «Petit Lac», escale prisée, depuis, des oiseaux de proie migrateurs.

 

Un silence d’État

Le seul historien qui a eu le courage d’écrire sur cet épisode, après des années d’épluchage de toutes les archives disponibles sur le sol français, Jean Jacques Jordi (Un Silence d’État) chiffre le nombre des tués (et des disparus à jamais) à plus de 700 personnes, chrétiens, juifs, mais aussi des musulmans. Et lorsque les gouvernants de France auront le cran d’exiger de leurs homologues algériens, l’ouverture des archives algériennes, ce chiffre se démultipliera sans aucun doute par deux ou trois.

 

Jordi couv

 

Enfin, dans un quatrième temps, il y a évidemment cet affreux carnage du 26 Mars 1962 commis toujours par la même armée française et toujours avec l’aval du même président-général, qui en plein cœur d’Alger tira à bout portant et au fusil mitrailleur sur des milliers de pieds-noirs de tous âges, sans défense, en tuant plus de 80 et en endeuillant des centaines.

Sauf à considérer qu’il y a des bons et des mauvais disparus, on voit donc bien que Maurice Audin était loin d’être la seule victime «français» du fait des manquements de l’armée française, et que la tragédie endurée par l’épouse Josette et la famille Audin est bien loin d’être exceptionnelle. La récente décision du président Macron ne la réduit d’ailleurs qu’en partie, puisqu’à ma connaissance on n’a toujours pas révélé où se trouvaient les restes du défunt sans sépulture.

J’ose espérer en tout cas que l’épouse et la famille Audin se solidariseront désormais avec toutes les autres épouses et familles de victimes «françaises» de l’armée française.

 

Et le FLN vira à l’islamo-nationalisme

Il me faut à présent envisager l’angle de vue de ceux qui ont déjà soulevé la responsabilité multiple de l’armée française, et par là-même rectifier quelques affirmations abusives. Beaucoup ont qualifié Audin de «traître». Traître à qui ? À la France ? Mais Audin, membre du Parti communiste algérien, s’était engagé non pas au nom de la France, mais au nom d’une Algérie indépendante, non pas comme «Français  mais comme «Algérien».

Se serait-il d’ailleurs engagé s’il avait su que dès l’indépendance acquise, les députés de la première Assemblée constituante algérienne, s’empresseront d’adopter un Code de la nationalité n’accordant automatiquement la nationalité algérienne qu’aux seuls musulmans, obligeant les autres à en faire la demande, humiliation à laquelle se refusèrent la quasi-totalité des communistes non-musulmans, dont son épouse Josette et sa famille, quitte à aller habiter dans le pays combattu, la France, et à en garder la nationalité ?

L’ironie de l’histoire ne fait pas toujours sourire, et les communistes non-musulmans n’en ont pas été les seules cibles. Les Harkis et les pieds-noirs qui s’étaient voulus «Français» n’ont-ils pas été pareillement «trahis» par ceux qu’ils croyaient être les leurs, par celle qu’ils désignaient comme leur «mère-patrie», et que, faute de mieux, eux aussi se sont résignés à rejoindre ? Ce qui rend compréhensible la récente initiative en faveur d’un peuple pied-noir en quête d’un territoire, et qui se dote aussi d’un «État». Si la démarche peut paraître tardive et/ou utopique, du moins est-elle émouvante et chargée de sens.

 

Beaucoup voulaient rester en Algérie

En vérité, les uns et les autres ont été victimes de leur propre naïveté, des lois implacables de la géopolitique, d’une foi respectable mais aveugle, et donc aussi de leurs propres faiblesses, idéologiques et numériques.

Le peuple pied-noir venu de tout le bassin méditerranéen depuis un siècle et les Juifs, présents depuis vingt siècles pour les uns et cinq siècles pour les autres, lesquels dans leur grandes majorité n’avaient jamais mis les pieds en métropole, aspiraient à rester en Algérie. Mais tel n’était le vœu ni du mouvement islamo-nationaliste depuis sa naissance dans les années 20, ni plus tard de son bras armé le FLN-ALN : l’adoption du Code de la nationalité en 1963 n’étant que la conséquence du projet ancien d’une Algérie exclusivement arabo-musulmane.

 

Algérie CNI

 

Face à cette exclusion et au nombre, que pouvaient donc faire les pieds-noirs et les Juifs ?  S’identifier à la France pour qu’elle les protège ?

Mauvais calculs de tous ceux qu’ils se donnèrent comme représentants politiques. Les quatre méfaits de l’armée française contre «les siens» n’étaient pas en effet un hasard, mais la conséquence logique de ce qui était devenu l’unique impératif catégorique de la France : éloigner l’Algérie de l’influence soviétique et conserver la mainmise sur le pétrole saharien.

Passer à la lutte armée pour défendre le droit des non-musulmans à demeurer en Algérie comme les y convièrent les chefs de l’OAS ? C’était bien la pire des solutions, sachant qu’ils seraient pris entre les feux du FLN et de l’armée française.

 

Quand le Parti communiste défendait

une nation algérienne plurielle

À la limite, une stratégie d’affirmation pacifique pour s’imposer à la table de négociations, alors que le FLN-GPRA s’autoproclamait «seul représentant du peuple algérien», aurait pu donner quelques résultats… En tout cas, cela aurait eu l’avantage de démontrer à l’opinion internationale que la guerre de «libération» du FLN était au moins autant une guerre d’épuration.

Le projet communiste qui se voulait indépendantiste et internationaliste, incluant pour sa part les non-musulmans dans une Algérie autonome et indépendante, aurait-il pu être une alternative ?

C’est ce que pensèrent beaucoup de pieds-noirs et de Juifs qui rejoignirent massivement le Parti communiste algérien dès les années 1920. Bab El Oued la rouge était loin d’en être le seul symbole.

En 1939, Maurice Thorez, le dirigeant du PCF en tournée en Algérie fit une série de conférences pour défendre l’idée d’une «nation en formation» algérienne à partir des différentes origines, berbère, juive, arabe, méditerranéenne et africaine… La flèche fit mouche et les islamo-nationalistes touchés dans leur fondement ethnique réagirent bien sûr comme un seul homme, faisant savoir que l’Algérie était une nation depuis toujours. Et qui plus est arabo-musulmane, si pour d’aucuns cela n’allait pas de soi ! Même les Berbères, pourtant les premiers habitants de cette terre, en étaient exclus et il n’est pas étonnant de les voir aujourd’hui réclamer leur indépendance.

 

Thorez en Algérie, février 1939
Maurice Thorez en Algérie, février 1939

 

 

Un grand espoir déçu

Ces discours qui drainèrent des foules, et pas seulement communistes, suscitèrent un grand espoir chez tous ceux qui, comme les modérés du parti de Ferhat Abbas, voulaient croire en une Algérie «plurielle» en vertu du «vivre-ensemble» en vogue aujourd’hui…

Et c’est cet espoir – qui grandissait au fur et à mesure de la politisation de la société algérienne dans les années 50, toutes origines confondues – que les islamo-nationalistes voulurent mettre en échec avant qu’il ne devienne une réalité irréversible, en créant le FLN-ALN, puis en déclenchant la guerre le 1er Novembre 1954 : acte qui ne constitue que le premier coup d’Etat du FLN contre la société algérienne, car il y en aura ensuite une quantité d’autres, visibles et invisibles.

25 septembre 2018

 

 

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Et le FLN instaura une Algérie arabo-musulmane

La guerre d'«algérianisation» de l'Algérie

par Jean-Pierre LLEDO

 

On sait qu’en Algérie la justification du choix de la lutte armée par l’impraticabilité de la voie politique est devenue un dogme indiscutable et indiscuté. Jusqu’à aujourd’hui. Or, cette «vérité» reprise sans esprit critique par nombre de spécialistes français de l’histoire algérienne n’est qu’un gros mensonge.

Il suffit pour s’en convaincre de mettre en coordonnées, des années 1920 aux années 1950, la croissance du nombre des associations, politiques, syndicales ou autres, de leurs adhérents, du nombre de meetings, de défilés et des participants à toutes sortes d’élections, du nombre de journaux, y compris nationalistes et communistes, du nombre de revues intellectuelles et artistiques, de livres édités, de galeries, etc. pour voir se dessiner les courbes uniformément ascendantes de la politisation de toutes les populations, mais aussi de leur cohabitation tranquille. Démonstration mathématique que la voie pacifique, loin d’être impraticable, était au contraire en train d’ouvrir des horizons nouveaux à des millions de gens de toutes origines, les intellectuels jouant un rôle catalyseur…

 

La paix dont on ne voulait pas

Et contrairement à ce que certains ont dit, les intellectuels non-musulmans, libéraux ou communistes, humanistes, pacifistes, de gauche ou apolitiques avaient les meilleures relations avec leurs collègues musulmans, de Mouloud Feraoun à Emmanuel Robles, de Mohamed Dib à Jean Pélégri, de Kateb Yacine à Jean-Pierre Millecam, de Malek Haddad à Jean Sénac, de Mohamed Khadda à Sauveur Galliéro, de Mohamed Issiakem à Louis Bénisti, et j’en passe des dizaines d’autres à commencer par le grand frère incompris Albert Camus qui, pourtant, voyait mieux et plus loin que tous.

 

Roblès et Feraoun en Kabylie
Emmanuel Roblès et Mouloud Feraoun en Kabylie

 

Cette histoire intellectuelle de l’Algérie des années 1930, 40 et 50, personne n’a osé la faire, et pour cause, elle ferait éclater les dogmes islamo-nationalistes, et l’idéologie manichéiste de ces historiens qui se proclament «anticolonialistes».

On pouvait imaginer alors qu’une telle évolution de la cohabitation et de la politisation de la société algérienne où s’apprenaient peu à peu les rudiments de la démocratie (on ne frappe ni on ne tue son adversaire, mais on l’écoute avant de le contredire, et éventuellement on peut même le ridiculiser par l’ironie ou la caricature), comme en témoignent toutes les rubriques des journaux de cette époque, aurait pu déboucher sur une indépendance soft qui n’aurait porté préjudice à aucune des populations, ni aux liens avec la France, et qui aurait épargné à tous tant de sang et de misères, et surtout pour l’Algérie, tant de régressions ultérieures.

Au lieu de quoi nous avons eu la guerre. En privilégiant la lutte armée, on a marginalisé et délégitimé les élites politiques algériennes, toutes idéologies confondues, puis transmis le pouvoir aux militaires et aux extrémistes de tous bords. Scénario décrit avec précision par le trop lucide Camus. Et l’Algérie paye jusqu’à aujourd’hui la note.

En l’absence d’une société civile détruite par la première guerre des années 50, puis par la gouvernance totalitaire post-indépendance, enfin par la deuxième guerre des islamistes dans les années 90, l’Algérie continue d’être pilotée par une police politique originellement appelée SM («Sécurité militaire»), omnisciente, omniprésente et omnipotente, mais qui pour donner le change place à la tête de l’Etat des potiches, quand ce ne sont pas des fantômes comme avec l'actuel Bouteflika, ne reculant même pas devant leur assassinat lorsqu’ils ont des velléités d’indépendance, comme ce fut le cas avec Boudiaf.

 

S’algérianiser, c’est-à-dire s’arabiser

Dans ce nouveau contexte du déclenchement de la «guerre de libération», le 1er Novembre 1954, que pouvait donc le Parti communiste algérien, où contrairement aux partis islamo-nationalistes, l’on ne devait pas jurer sur le Coran pour adhérer et où l’on pouvait donc être musulman, juif ou chrétien ? Que pouvait donc un parti qui se réclamait des valeurs républicaines modernes, dans un environnement où les neuf dixièmes de la population se voulait «arabo-musulmane», laquelle trente années après l’indépendance accordera la majorité de ses suffrages à un mouvement islamiste dont Daech n’est qu’une pâle copie ?

Le Parti communiste algérien (PCA) ne pouvait que se soumettre ou disparaître. Et c’est ce qu’il fit, il se soumit. Et, depuis plus de deux décennies, on peut même dire qu’il a disparu, après avoir réapparu clandestinement en 1966, sous le nom de Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS). La soumission idéologique du PCA avait d’ailleurs commencé quelques années plus tôt, dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, à la suite des évènements de Sétif en mai 1945.

Les islamo-nationalistes avaient organisé une insurrection qui visa essentiellement la population civile non-musulmane (plus de 120  morts) et qui devait mener un « gouvernement provisoire » devant la tribune de la Conférence de San Francisco, alors qu’en ce printemps-là, elle était en train de poser les fondements de la future ONU. En réaction, et sous le drapeau français, les Tirailleurs sénégalais et les Tabors marocains se livrèrent à une répression impitoyable (6 000 à 8 000 tués) comme en témoignent tous les anciens de cette région.

Sur le moment, le PCA (dont le secrétaire de Sétif, Albert Denier, avait eu les poignets tranchés, sans doute parce que facteur et membre de la fanfare municipale), taxa cette insurrection irresponsable de «fasciste». Mis sur la défensive à cause de ces propos, le PCA fit tout pour faire amende honorable et trouva un bouc émissaire : la proportion trop importante des non-musulmans dans ses rangs. Il allait falloir «s’algérianiser», c’est-à-dire en fait s’arabiser…

 

Sétif, la Poste, cpa
Albert Denier était contrôleur à la Poste, secrétaire du PCA de Sétif

 

 

Le PCA, un dhimmi comme un autre ?

Le PCA renonçait ainsi de fait à sa vocation internationaliste pour faire sienne lui aussi la stratégie ethnique des nationalistes. Et le déclenchement de la guerre en 1954 accentuera ce renoncement. Mais du coup, il ne pouvait plus se distinguer en tant que seul parti portant le projet d’une Algérie plurielle et ne pouvait plus se prévaloir de représenter le prolétariat non-musulman. Sur l’autel d’une Algérie indépendante et socialiste qu’il appelait de ses vœux, il sacrifia donc son projet et son électorat pied-noir et juif. Les militants communistes non-musulmans, eux, avalèrent la couleuvre avec discipline, on les avait habitués à ça, le Parti avait toujours raison.

On pourrait certes objecter que le PCA exprima ses réserves quant à la politique du terrorisme urbain pratiqué par le FLN contre la population civile chrétienne et juive. Il y a de nombreux écrits qui le prouvent. Mais il est tout aussi vrai que jamais il ne la condamna, et que jamais il n’en fit une condition du maintien de son appui au FLN.

La raison en est très simple : le FLN-ALN l’aurait liquidé en quelques semaines. Quand on sait comment le mouvement MNA de Messali Hadj, pourtant chef divinisé du nationalisme algérien depuis les années 1930, fut liquidé, on peut imaginer ce qui serait advenu des communistes dont plusieurs membres furent assassinés sans état d’âme par l’ALN dès leur arrivée dans le maquis des Aurès (Laid Lamrani, Georges Raffini, André Martinez, Abdelkader Belkhodja et Roland Siméon).

Cependant et à moins d’être contredit par des historiens qui auraient obtenu des documents le prouvant, on ne peut pas dire non plus, comme je l’ai lu en plusieurs endroits ces derniers temps, que «Maurice Audin était un collaborateur des terroristes», ou que «le PCA avait aussi participé au terrorisme FLN». Comme preuve, on cite les noms de l’étudiant en médecine Daniel Timsit et de l’ingénieur Giorgio Arbib qui effectivement montèrent un laboratoire de fabrication de bombes et formèrent plusieurs militants du FLN… Sauf que ces deux-là étaient en rupture de ban avec le PCA auquel ils reprochaient ses réserves, sa mollesse et son refus de se fondre entièrement dans le FLN… !

À ma connaissance l’on peut affirmer que le PCA n’incita, ni n’organisa de sa propre initiative aucun acte de terrorisme «aveugle» contre des civils (comme c’était la règle pour le FLN), à l’exemple de son militant Fernand Iveton qui, malgré les risques et les dangers, renvoya la bombe qu’on venait de lui remettre afin de faire retarder l’heure d’explosion après le départ des ouvriers de son usine (la bombe sera désamorcée, lui-même arrêté, mais il n’en sera pas moins guillotiné).

Pour autant, le PCA peut-il se soustraire à l’accusation de complicité avec une organisation de tueurs, célébrés comme des combattants de dieu, («moudjahidine»), alors qu’au plus fort du terrorisme urbain du FLN, en 1956, il signa un accord «d’alliance» avec lui ?

Cet «accord» arraché à un FLN plus que rétif à l’idée de se laisser infiltrer par les communistes, mais qui espérait en retour obtenir plus facilement la caution et le soutien du «camp socialiste», ne prévoyait aucune participation communiste à l’élaboration de la stratégie du FLN et encore moins, comme on peut l’imaginer, un partage d’autorité. Le PCA venait de se comporter comme tous les dhimmis du monde musulman (catégorie islamique pour désigner la soumission des «gens du Livre» auxquels on doit protection, moyennant impôt et acceptation de diverses humiliations dans la vie quotidienne).

 

Algérie,+histoires+à+ne+pas+dire

 

Histoires à ne pas dire

Une des clauses de cet «accord» était que les militants communistes qui rejoindraient les maquis devaient s’intégrer dans l’ALN à titre individuel, et en coupant tout lien organique avec leur parti. De ce fait, si l’on peut décharger le PCA de l’accusation de terrorisme, on ne saurait en faire autant de la totalité de ces communistes devenus soldats de l’ALN : à l’armée on obéit aux ordres ou l’on se fait fusiller.

Mésaventure qui dut arriver à Abdelkader Djidel, ce militant communiste arabe qu’avait recruté mon père à la fin des années 1940 et qui était resté un de mes héros… Jusqu’au moment où alors que je tournai à Oran l’épisode du massacre du 5 Juillet 1962 (de mon dernier film Algérie, histoires à ne pas dire, interdit en Algérie depuis 2007), je compris en le questionnant, et alors qu’il s’empêtrait dans divers mensonges, qu’il s’était retrouvé ce jour-là, à faire le guet dans le quartier de la Marine, tandis que d’autres étaient en train d’assassiner des Juifs et des pieds-noirs…

Et j’eus beau me dire qu’à l’armée on obéit, ce fut pour moi la fin d’un de mes derniers héros, et la cerise sur le gâteau d’un désenchantement déjà sérieusement entamé…

Jean-Pierre LLEDO
26 septembre 2018

jp-lledo

 

* articles parus dans Causeur.fr les 25 et 26 septembre 2018

 

 

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