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études-coloniales

14 septembre 2006

La dernière frappe du révisionnisme médiatique (Mohammed Harbi et Gilbert Meynier)

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La dernière frappe du révisionnisme

médiatique *

Mohammed HARBI et Gilbert MEYNIER

 

 

Réflexions sur le livre de BENAMOU Georges-Marc, Un mensonge français. Retours sur la guerre d’Algérie, Robert Laffont, Paris, 2003, 345 p., prix : 21 €

La crise algérienne donne lieu, ici et là, en France, à des tentatives pour réhabiliter moralement la colonisation et l’absoudre de ses péchés. Faute de parvenir à concevoir un rapport d’égalité avec l’Algérie, les nostalgiques de l’ordre colonial œuvrent à la déconstruction de la mémoire collective que le peuple algérien garde de la domination française. Ce projet et la stratégie de sa mise en œuvre ne sont pas séparables. Le seul moyen pour assurer le succès, c’est de ne pas reculer devant la pratique du détournement, de l’occultation des travaux des historiens qui portent un regard neuf sur les rapports franco-algériens en les dépouillant de leur lot de ressentiments et de mythes.

Le genre qui convient le mieux à la falsification de l’histoire est l’examen d’un problème en pièces détachées. On peut dès lors faire de l’histoire tout en affirmant n’avoir pas l’intention d’en faire. Georges-Marc Benamou est coutumier de cet exercice. Dans l’exploitation du révisionnisme médiatique, voici un travail rapide qui accumule les erreurs et les omissions (1), multiplie les citations sans références, et convoque surtout des témoignages et des ouvrages de seconde main. Même s’ils sont incidemment cités, des historiens aussi fondamentaux que Charles-Robert Ageron n’ont pas été lus. Bien que cité dans la bibliographie, mon (MH) FLN, mirage et réalité (2), n’est pas utilisé. Mon (GM) Histoire intérieure du FLN (3) est citée une fois, et sur une question de détail. Le grand livre sur la guerre d’Algérie de l’historien allemand Harmut Elsenhans (4), est ignoré. D’autres, aussi fondamentaux que ceux de Sylvie Thénault, de Raphaëlle Branche (5) et de Jacques Frémeaux (6), ne sont pas davantage connus. Dès sa sortie à l’automne 2003, Un Mensonge français a fait l’objet d’un battage médiatique ; il a eu droit notamment, à une heure de grande écoute, à une tribune dans l’émission présentée par Arlette Chabot, Mots croisés, où le seul historien présent, Fouad Soufi, n’a pratiquement pas pu intervenir ; et à d’autres appréciations qui, de même, se conformaient souvent à l’éthique des clubs d’admiration mutuelle qui sont structurellement la norme de fonctionnement des réseaux médiatiques parisiens. Pourtant il a été critiqué, parfois vivement, dans quelques journaux. Notamment Benjamin Stora en a fait dans Le Monde un compte-rendu critique, tout en laissant entendre que le livre ouvrait certaines pistes.

Non que Benamou, de fait, ne pose pas quelques questions vraies – mais celles qu’il pose sont partielles. Et il leur donne des réponses dans un certain air du temps : dans l’histoire algéro-française, il n’apprécie que le delta sans quasiment dire un mot du fleuve dont il a charrié les alluvions.
Pratiquement pas un mot sur le bientôt bi-séculaire contentieux franco-algérien. À peine une douzaine de lignes, page 250, en remords furtivement tardif, sur les ignominies coloniales qui ont pesé si lourd. Même pas un rappel de la sanglante conquête de l’Algérie ; si l’on y décompte les centaines de milliers de morts de la famine de 1868, produite sur le lit du bouleversement du mode de production communautaire sous les coups de l’intrusion du capitalisme, elle coûta à l’Algérie autour d’un million de morts, soit pas loin d’un tiers de sa population. Rien sur les brutales répressions des insurrections qui s’ensuivirent au XIXe siècle, rien sur celle de l’insurrection de l’Aurès en 1916-1917. Si les milliers de victimes de l’insurrection du Constantinois au printemps 1945 sont notées à la va-vite (7) (mais dites de responsabilités algériennes éventuelles), rien sur le bilan humain global de la guerre de 1954-1962.

 

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Théodore Gudin, Attaque d'Alger par la mer

 

Si l’historien ne peut à l’évidence retenir les chiffres algériens officiels de mobilisation victimisante, et si l’on retient l’évaluation plausible de Charles-Robert Ageron (8) - historien à qui l’on peut faire confiance -, la guerre de 1954-1962 aurait tué autour de 250 000 Algériens, ce qui, rapporté à la population, représente le nombre de morts de l’épouvantable guerre d’Espagne quatre lustres plus tôt. A peine plus de choses sur les «interrogatoires poussés» qui, dans le jargon militaire français, désignaient la torture institutionnalisée ; rien sur les «corvées de bois», qui désignaient les exécutions sommaires de prisonniers, théoriquement abattus en tentant de s’enfuir. Les archives militaires françaises nous apprennent que, sous cette rubrique, il y eut, de 1955 à 1962, selon les décomptes officiels français, 21 132 «rebelles abattus lors d’une tentative de fuite» (9). Silence enfin sur les camps de regroupement, que l’on connaît notamment grâce au beau rapport de Michel Rocard (10), qui enfermèrent plus du quart de la population civile algérienne et furent si gros de déracinements, d’exils et de déchirements du tissu social. Sur ce sujet, l’ouvrage de Michel Cornaton, celui de Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, ainsi que l’article synthétique de Charles-Robert Ageron, ne sont pas cités (11).

Pas un rappel non plus, même succinct, de la spoliation foncière qui porta pendant l’Algérie française en superficie sur 2/5 des terres, mais plus si l’on tient compte de la qualité desdites terres : les convoitises coloniales s’étaient portées naturellement sur les meilleures d’entre elles. Il n’y a que les Palestiniens qui, dans l’histoire des colonisations, aient été davantage dépossédés (80% de leurs terres ont été confisquées si l’on en croit tels «nouveaux historiens» israéliens). Rien non plus sur les famines et les disettes, souvent accompagnées de choléra et de typhus – 1868, 1888, 1897, 1909, 1917, 1920 (12)-, sur celle de 1941-42, aggravée par le typhus (13), rien sur les épidémies dévastatrices, non jugulées par un encadrement sanitaire squelettique. Pas davantage de notations, si ce n’est par vagues et hâtives allusions, sur l’inégalité systématique institutionnalisée et le racisme, les promesses non tenues, les élections truquées. Juste, à la sauvette, une notation non analysée sur «un apartheid sans  nom» (p. 30). Silence encore sur le service militaire obligatoire imposé sans contreparties depuis 1912, et qui s’imposa effectivement à partir de 1916 à des classes d’âge entières pendant trois décennies, ni sur l’obligation scolaire qui, elle, ne fut jamais réalisée par la puissance tutélaire qui se targuait de faire œuvre de civilisation : en 1914, seulement 5% des en-fants algériens étaient scolarisés dans le système d’enseignement français, à peine 10% l’étaient au moment du déclenchement de l’insurrection de 1954.

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Certes on conviendra sans difficultés que la colonisation ne fut pas qu’une abjection – elle fut par certains aspects, au moins dans sa bonne et dans sa mauvaise conscience -  relativement différente de la pure réification marchande et financière de la mondialisation capitaliste actuelle. Mais elle fut, aussi, largement une ignominie.
Dans le cas de Georges-Marc Benamou, Français d’Algérie et juif arraché tout jeune enfant à sa patrie algérienne, même une douleur réelle n’autorise pas à dire n’importe quoi. Ainsi, «totalitarisme» est mis dans son livre à toutes les sauces. Le FLN fut pour lui «totalitaire», «un parti totalitaire». Souvent, terrorisme est traité en quasi synonyme de totalita-risme. Or, autoritaire et cruel ne veut pas forcément dire totalitaire. Pour qui connaît un tant soit peu le FLN comme objet d’histoire, en aucun cas l’historien ne pourra retenir le concernant la signification courante que le terme de totalitaire a prise depuis Raymond Aron et Hannah Arendt – celui d’une religion séculière imposant à la société et à l’État le poids de sa terreur idéologique -, mais bien davantage l’acception des idéologues italiens Alfredo Rocco et Giovanni Gentile, pour lesquels il signifia la dévotion absolue à la nation et au pouvoir d’État.

En fait de totalitarisme, le FLN fut surtout la projection politique de l’esprit de surveillance et de l’unanimisme communautaires de la société algérienne. C’est pourquoi, tout violent qu’ait pu être sur le terrain le FLN/ALN, il surfa plus sur certaines tendances profondes de cette société qu’il ne s’imposa à elle par la seule violence. L’unicité et l’unanimisme cultivés par l’idéal communautaire y répondirent en écho, par exemple, au discours populiste révolutionnariste d’un Boumediene. Pour cela, même autoritaire et violent, le FLN – celui du moins qui a triomphé - ne peut même pas être considéré comme une vraie dictature.
Par ailleurs, contrairement à ce que dit l’auteur d’Un Mensonge français, le FLN ne fut pas un «parti», mais un front supervisé par un appareil militaire. Il n’eut en tout cas rien à voir avec un parti communiste à la soviétique : il ne fut jamais qu’une courroie de transmission du pouvoir d’État tôt militarisé, et non le maître de ce même pouvoir d’État comme il le fut en URSS. Citant Guy Pervillé, Benamou écrit que les institutions du FLN furent «inspirées des statuts du PC de l’URSS» (p. 207). Le FLN s’inspira en effet dans ses statuts de 1959 du modèle du «centralisme démocratique». Mais ce qu’il oublie de dire, c’est que ces statuts furent soigneusement expurgés de toutes les références de classes. La direction du FLN, cartel d’élites d’origines diverses et sans autre dénominateur commun que la libération de l’Algérie de la servitude coloniale, évoluait au-dessus de multiples factions.

 

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soldats du FLN


Il y eut en effet de tout au FLN. Même si un appareil militaire violent y a très tôt emporté – cela dès l’été 1957 -, cela n’autorise pas à mettre sous le boisseau les talentueux ministres et cadres civils, et tous ces hommes de dossiers qui – à l’UGTA, dans les ministères et ambassades du FLN - y travaillèrent avec acharnement et avec un esprit ouvert à la libération de leur patrie. Que Georges-Marc Benamou lise par exemple les mémoires de Saad Dahlab, le dernier ministre des Affaires Étrangères du GPRA (14), s’il est désireux de remédier à ses jugements tranchés.

Et, en 1955-56, même un pur maquisard comme Belkacem Krim était partisan de formules de compromis, formules que le blocage de la situation politique enterra. Si vraiment, comme un Alain Savary en avait engagé le processus, une stratégie par étapes à la tunisienne avait été fermement proposée au FLN, tous les documents disponibles indiquent que sa direction l’aurait acceptée. On sait – mais Benamou ne le sait pas ou ne le dit pas - que le torpillage prit la forme, le 22 octobre 1956, de la piraterie aérienne française qui suspendit toute vraie négociation pour quatre ans. Dans les thrènes que l’auteur adresse ici et là aux occasions perdues, Alain Savary, désavoué par son lâche gouvernement, et acculé à la démission, n’a droit à aucun salut. Ce n’est à vrai dire pas que le 6 février 1956 que Guy Mollet s’est «déshonoré», «et avec lui la République» (p. 86).

Parmi les procès qu’il instruit contre De Gaulle, l’auteur lui reproche d’avoir intronisé le FLN comme seul représentant du peuple algérien, notamment à la suite des manifestations citadines de décembre 1960 qui lui démontrèrent la représentativité dudit FLN. : «La leçon du voyage. Oui, décidément, le FLN, c’est l’Algérie» (p. 179). En effet, même s’il n’était pas le seul mouvement nationaliste en scène – il y avait le MNA -, et que cela plaise ou non, le FLN incarnait l’indépendance depuis si longtemps désirée par le peuple algérien. Ce n’est pas De Gaulle à lui seul qui en fit «l’incarnation de la nation algérienne».  En histoire, on ne choisit généralement pas ses interlocuteurs. Ils s’imposent à vous. En l’occurrence, qui avait lancé et conduit la guerre, si ce n’est le FLN ? Et en toutes circonstances, discuter avec des fantoches, avec des interlocuteurs préfabriqués ou de convenance, est une perte de temps et une faute politique.

Quant à «l’anticolonialisme totalitaire», qui est un des topoi du livre, un syntagme bricolé ne peut tenir lieu de concept. Et il faut savoir ce que totalitarisme veut dire. Que l’anticolonialisme soit devenu une norme éthique n’autorise certes pas le manichéisme échafaudé en son nom, mais pas non plus sa dévalorisation vulgaire en épouvantail politique. Historiens, nous n’avons rien à voir avec ce procès intenté aux «images pieuses» qui auraient été imposées par ce «totalitarisme». Rappelons que les images que propose l’historien ne peuvent qu’être impies parce qu’il tente de dire le vrai contre tous les stéréotypes et contre toutes les conventions de toutes les histoires officielles et l’exposent aux feux croisés des uns et des autres. Nous les avons subis l’un et l’autre et nous en sommes fiers. Et, contrairement aux allégations de l’auteur pour qui l’histoire de la guerre d’Algérie «ne s’étudie pas» (p. 36), nous sommes quelques-uns à penser contribuer à l’écrire.

La «religion anticolonialiste»  (p. 101) n’était en tout cas pas hégémonique dans les années cinquante ; elle était plutôt à contre-courant. L’un de nous (GM) a en mémoire, dans son expérience de lycéen, les boycotts et l’ostracisme dont quelques-uns de ses condisciples et lui-même furent pour cela l’objet au très bourgeois lycée Ampère à Lyon, sans compter les tabassages par les CRS lors de manifestations anticolonialistes, pour ne pas parler de la répression qui s’abattit sur les jeunes anticolonialistes ou soldats refuzniks. G. M. Benamou a-t-il entendu parler de Jean Muller ? Connaît-il le sort qui fut celui de Marc Sagnier ? Même si la répression y fut quantitativement moins sanglante que celle du 17 octobre contre les Algériens, les victimes du métro Charonne, le 8 février 1962, étaient bien des militants communistes anticolonialistes.

 

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7 janvier 1962, attentat au domicile de Sartre à Paris

 

Et ne pourrait-on être anticolonialiste sans épouser le manichéisme de Sartre, de Fanon ou de Ben Bella ? Lutter pour l’indépendance de l’Algérie, ce n’était pas forcément approuver en tout le vent dominant au FLN dans ses schématisations communautaristes, et il n’y eut pas qu’Albert Memmi et Raymond Aron dans ce cas. Des anticolonialistes aussi prestigieux que Francis Jeanson ou Henri Curiel eurent des débats parfois très vifs avec des militants de la Fédération de France du FLN, voire eurent maille à partir avec lui. Alors, «de leurs utopies [des «anticolonialistes totalitaires», NDA], il ne reste rien que des cendres, des ruines» ? (p. 113). Notre contempteur d’anticolonialisme range dans ces dernières la «révolution algérienne». Or, le terme de «révolution» ne fut, au FLN, que l’équivalent sémantique de guerre de libération ou de jihâd. Et, avec Boumediene, le discours et la pratique révolutionnaristes furent une rhétorique et un moyen de clientéliser globalement le peuple pour qu’il reste docile et soumis au pouvoir d’État. Ceci dit, une aspiration libertaire, celle qui mut les hommes de la guerre d’indépendance, ne peut en aucun cas être confondue avec sa mouture bureaucratique. Et, en histoire, tout est dialectique, et toute analyse tranchée qui ignore la dialectique relève plus de l’idéologie que de l’histoire.

Alors, quels peuvent être les dessous des dénonciations de Benamou ? Ne s’inscrivent-elles pas en contrepoint de ses sanglots mal contenus sur «l’ultime soupir de l’Empire (avec une majuscule, NDA) lagoubran1français», sur «le terminus de l’histoire pour la France d’hier» p. 18). Serions-nous dans la plus ordinaire des nostalgéries ? Les femmes algériennes sont toujours «les fatmas» (p. 34, p. 96…), sans majuscules et sans guillemets… En tout cas, nous sommes dans le narcissisme nationaliste français : l’auteur adresse un péan à cette Algérie française qui aurait été «le produit de cette culture laïque et universaliste» (p. 51), mais en ignorant apparemment que ce fut selon une variante de cette culture qui confisqua les biens dévolus aux fondations pieuses et au système d’enseignement traditionnel (biens habûs) et les fit servir à instrumentaliser l’islam par un clergé musulman aux ordres ; et qui, aussi, institutionnalisa la discrimination et le racisme. Ne se contredit-il pas quand il parle d’«apartheid» (p. 30) ? À moins que l’apartheid ne fasse partie des catégories de l’universalisme…

 

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Albert Camus

Que dire du panégyrique de Camus qu’il dresse en tentant laborieusement d’éclaircir sa fameuse formule : «Je préfère ma mère à la justice» (traduisons : je préfère les Français d’Algérie au FLN, son combat fût-il juste). Mais, s’en étonnera-t-on, silence sur le Jules Roy de La Guerre d’Algérie (15) qui préférait, de sonjules_roy_couv côté, aimer autant la justice que sa mère, Jules Roy, tout autant Pied-Noir que Camus, et au surplus colonel de l’armée de l’air et à contre-courant de son milieu militaire d’origine : il déclara finalement, non sans douleur, ne pouvoir que soutenir le camp des pouilleux violentés. La seule fois où Benamou mentionne Jules Roy (p. 249), c’est pour noter qu’un vieux colon qui lui ressemblait était antisémite. Ceci dit, il ne faut surtout pas comprendre que Jules Roy l’était.

Comme Camus, notre auteur ne dit jamais «les Algériens», mais «les Arabes», conformément aux vieilles taxinomies coloniales – qui furent aussi celles de Maurice Thorez- qui voyaient en les Algériens une mosaïque de communautés : «Les Arabes, les Kabyles et les Européens» (p. 265). Cela ferait rire aujourd’hui même le plus obtus des islamo-arabistes ou le plus benêt des berbéristes. Quelle amertume : il y a des gens qui en sont encore là au début du XXIe siècle… La citation que Benamou produit page 94, tirée de la préface de Camus aux Chroniques algériennes en 1958, pourrait à la virgule près figurer dans n’importe quel rapport d’officier français du 2ème Bureau. Qu’on en juge :
[Si Camus] «ne peut approuver une politique de conservation ou d’oppression, [il ne peut] non plus approuver une politique de démission qui abandonnerait le peuple arabe à une plus grande misère, arracherait de ses racines séculaires le peuple français d’Algérie et favoriserait seulement, sans profit pour personne, le nouvel impérialisme qui menace la liberté de la France et de l’Occident».

Le livre fonctionne aussi, au moins implicitement, comme une défense de l’universalité du capitalisme et du marché, et parfois fort explicitement, comme un dédouanement de la guerre de reconquête coloniale française et de son arsenal répressif corollaire. Par exemple, il est dit, sur les manifestations citadines de décembre 1960 organisées à l’occasion de la visite de De Gaulle, que «les forces de l’ordre […] ne savaient plus qui réprimer» (p. 176). Doit-on rappeler qu’elles l’ont vite su ? : il n’y eut, parmi les morts, pratiquement que des Algériens alors que les manifestants acclamaient le FLN, et, en même temps, soutenaient la politique gaullienne engagée par le discours du 16 septembre 1959. Mais, chez Benamou, cela donne : «Chacune des étapes du général De Gaulle a ainsi apporté son lot de morts arabes et européens». No comment.

Toujours sur la répression, le général Massu et le colonel Godard, dits «hostiles à toute ségrégation» (p. 52), sont présentés, ou peu s’en faut, comme de doux humanistes alors que tous les gens normalement informés savent que, quels que fussent les prurits humanitaires de tel ou tel, l’armée française fut plus massivement et plus industriellement tortionnaire que certains éléments d’une ALN, fondamentalement artisanale dans sa violence, et qui, au moins, luttait pour l’affranchissement des Algériens ; et que les Algériens se défendaient contre un conquérant qui les avait conquis dans la brutalité. Quand on ne se contente pas de l’écume des aboutissements factuels, c’est la violence française qui fut première. Certes, Mouloud Feraoun, dans son Journal (16) «dresse un portrait terrifiant des futurs maîtres de l’Algérie» (p. 208). Saisi par le syndrome de la dénonciation hémiplégique qu’il juge par ailleurs sévèrement, notre dénonciateur oublie de dire que Feraoun brosse un tableau tout aussi terrifiant des pratiques de l’armée française.

nytid_2974Au vrai, ces «Arabes» combattent-ils vraiment pour leur liberté ou sont-ils primairament soumis à leurs pulsions violentes quand ils ne sont pas tout bonnement manipulés ? Les pages 179-180 offrent au lecteur une anthologie de facture coloniale sur ces jeunes d’Alger incapables d’agir, en décembre 1960, sans sollicitations extérieures. En d’autre temps, on enseignait que les «indigènes» étaient «influençables». Si ces jeunes se sont alors mobilisés, ce fut, d’après notre auteur, du fait d’une manipulation de «militaires d’obédience gaulliste des SAU» (17).

Si l’on ne peut exclure de telles manœuvres pro-gaullistes, qui, en fait, durent simplement signifier aux manifestants qu’ils avaient le champ libre, les acteurs que met en scène le texte de Benamou, appartiennent bien à une masse ma-nipulée (donc manipulable), laquelle a donc affronté les balles des «forces de l’ordre» en brandissant des drapeaux algériens cousus dans l’improvisation (les manipulateurs français avaient-ils été à ce point inconséquents qu’ils ne leur avaient pas fourni les drapeaux ?), mais, selon cette version, sans la spontanéité sur laquelle tous les rapports militaires français conservés aux archives insistent d’abondance ; cela à tel point que l’organisation FLN d’Alger prit le train en marche en tâchant à la va-vite d’encadrer les manifestations. Des musulmans manipulables, et qu’il vaudrait mieux laisser à leur torpeur, cela renvoie à un essentialisme d’école primaire orientaliste sur l’islam. L’islam incontournable.

Un demi-siècle plus tard, «rien n’a changé» (p. 16), puisque ressurgissent des affaires de foulard. C’est évidemment faux ; tout a changé : les femmes, en Algérie, souvent contre leur société et contre le pouvoir, sont courageusement devenues des actrices de leur vie, et souvent des militantes ; et elles sont quasiment toutes scolarisées. Nous sommes des laïques et nous n’aimons pas le voile, pas plus en France qu’ailleurs, car nous savons combien il est signe d’oppression masculine et de ségrégation sexuelle sous des oripeaux prétendument musulmans.  Ceci dit, en France, il est d’ores et déjà résiduel et il est symptomatique d’un malaise multiforme porté structurellement par la sauvagerie capitaliste actuelle, génératrice de régression sociale et de violence, et productrice des replis communautaristes qui fragmentent  et fragilisent les résolutions politiques.

Il y a certes un obscurantisme sous couleur d’islam ; il existe, mais pas comme une essence qui serait en soi musulmane : Benamou note lui-même, en se référant à Germaine Tillion, que telles tendancesharem_cousinsn_couv réactionnaires plongent beaucoup plus leurs racines dans la préhistoire que dans l’islam tard-venu. Et les stéréotypes sur un islam en soi obscurantiste font bon marché des tendances rationalistes actuelles très vivantes dans le monde arabe – vivantes mais suspectées ou pourchassées par les pouvoirs - sans compter celles de l’islam classique où le terme de ilhâd (athéisme) est attesté plusieurs siècles avant l’apparition de son synonyme français. Mais Benamou accrédite les facilités/vulgarités médiatiques ignorantes de vent d’Ouest à la mode sur le «choc des civilisations». Celles qui représentent une césure qui serait essentielle entre Islam et Occident.

Ces «Musulmans», ils se sont rendus coupables de tortures «pratiquées par l’ennemi algérien» (p. 33) sur les Français d’Algérie. La réalité oblige à dire qu’elles furent beaucoup plus largement appliquées par des Algériens à d’autres Algériens, ceux qui étaient réputés traîtres et qui furent, de fait, souvent impitoyablement traités. Mais, à lire Benamou (p. 81), on peut comprendre que seuls des Français furent torturés et exécutés par la police de Boumediene après l’indépendance. Qu’il se rassure : les Algériens à l’avoir été furent sans comparaison bien plus nombreux que les Français. Et jamais la violence ne sépara les «Musulmans» des «Européens». Elle exista en intensité variable dans les deux camps.

Les seuls «Arabes» que Benamou sauve, les hommes de son cœur, ce sont les «libéraux» de l’UDMA réputés francisés, placés par l’appareil militaire comme tête d’affiche internationale au GPRA, en particulier la figure emblématique de Ferhat Abbas, qui est dit croire encore en 1945 à l’intégration à la France (p. 267). Au prix d’un travestissement de leur itinéraire : l’auteur ignore le Manifeste du Peuple algérien qu’Abbas signa en 1943, et qui était déjà bien loin d’être un manifeste intégrationniste. Les autres sont renvoyés aux gémonies dans une thématique, voisine de celle du maccarthysme,  comparable à celle de ces officiers français du 2ème Bureau qui assimilaient faussement le FLN au communisme ennemi du Monde Libre.

Finalement, on l’aura compris, ce livre pèse lourd de son poids de nostalgies coloniales et nationalistes françaises. «L’agonie de l’Algérie française» est vue comme «une amputation» (p. 249), «comme ce fut le cas pour l’Alsace-Lorraine» en 1871 : Thiers – De Gaulle, même combat. Et les «Arabes» ont tout lieu de regretter d’avoir disjoint leurs destins de ceux de la France : n’y eut-il pas des enfants pour scander à Oran «Algérie française !» lors de la visite de Chirac en mars 2003 ? Au vrai, le régime algérien actuel est tellement honni et méprisé que tout ce qu’il clame est suspecté et rejeté, y compris parfois même la geste résistante de 1954-62 dont il se réclame et qu’il manipule. Il n’y a donc rien d’étonnant qu’une partie de l’opinion algérienne le voie comme un prolongement du système colonial. Il n’y a rien d’étonnant non plus que la nostalgie coloniale puisse figurer un remède à la dureté des temps et servir à stigmatiser le pouvoir 18053algérien. Faut-il préciser que cela n’entache en rien la légitimité du combat du peuple algérien pour son indépendance ?

Plus franco-françaises sont les autres accusations du livre, notamment la charge portée contre De Gaulle, jugé piètre négociateur et politique médiocre ayant agi dans l’imprévision. Surtout, il est accusé de «lâchage», voire de «largage» de l’Algérie. On évite à peine le «bradage», comme aurait dit Le Pen. C’est là une mouture à peine nouvelle des vieux procès faits à De Gaulle par le nationalisme français et tels de ses procureurs français d’Algérie. Le FLN est accusé d’avoir été «allié à De Gaulle» (p. 56), comme si un accord de compromis entre adversaires était une alliance. Mieux : il aurait existé un «axe De Gaulle-Sartre» (p. 100) et, même, De Gaulle aurait été le «complice» de Sartre (p. 103), Sartre aurait été le «Malraux off» (p. 107) du président de la Ve République. Il ne saura être question ici d’exonérer Sartre de son manichéisme et de ses jugements tranchés ; mais tout de même ; une attirance éventuelle, d’ailleurs à mieux démontrer, n’est pas une alliance et elle ne constitue pas un «axe».

Au surplus, nous nageons en plein contresens quand nous voyons traiter De Gaulle de vulgaire cartiériste séduit par un frileux repli hexagonal. En fait, on sait maintenant que De Gaulle fut un politique soucieux de l’arrimage à l’Europe et à la mondialisation capitaliste, qui déjà se profilait, et cela sous les scansions vergogneuses gaulliennes du national, ainsi que l’a lumineusement montré l’historien Harmut Elsenhans, professeur à l’université de Leipzig. Sa grande thèse sur la guerre d’Algérie était parue à Munich en 1974. Benamou, qui ne la connaît pas, est à l’unisson du narcissisme français ordinaire qui répugne à lire les langues étrangères. Tout de même, Elsenhans a fini par être traduit en français et publié en France en 1999. Il aurait donc pu le lire.

Rien de bien nouveau dans Un Mensonge français sur les préparatifs du retour au pouvoir de De Gaulle, si ce n’est beaucoup de remplissage journalistique. Rappelons sur ce point que Christophe Nick, qui est une fois cité, a fait sur ces matières le point de manière exemplaire (18). Ce qui est surtout attaqué, c’est le «dogme» d’une «infaillibilité gaulliste sur la question algérienne» (p. 168) (alors que les historiens sont d’accord sur l’empirisme et le pragmatisme du président De Gaulle) ; et surtout, il fut le responsable d’une «défaite française». Sur les menaces de partition de l’Algérie, pour lesquels fut utilisé à contre-temps Alain Peyrefitte, le livre ne dit pas qu’elles ne furent vraisemblablement envisagées que comme un moyen de pression sur le FLN.

Ce sont les accords d’Évian qui sont principalement portés au passif de De Gaulle, ces accords qui auraient été par lui bâclés, et jamais respectés («violés», p. 41) par un FLN qui aurait négocié avec l’idée bien arrêtée de ne pas les honorer (pp. 203 et sq.). Benamou ne dit pas que les hommes qui appliquèrent les accords d’Évian ne furent pas ceux qui avaient négocié ces accords : pour résumer, les ex-centralistes du MTLD, Ben Khedda et Dahlab, vrais politiques et hommes de dossiers,  chassés de l’exécutif algérien en août 1957 par les colonels de pouvoir, et rappelés au GPRA en août 1961 parce qu’ils étaient les plus capables de conduire avec les Français la négociation – ceux-là même que Benamou range sans discernement parmi «les révolutionnaires de Tunis». (p. 205) De cette conduite, l’appareil militaire algérien, et notamment le segment militaire qui avait le vent en poupe – l’État-Major Général (ÉMG) dirigé par le colonel Boumediene - était bien incapable.

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13 juin 1961

Fut donc déléguée la charge de la négociation à cette équipe de civils compétents où émergea aussi la figure brillante du jeune Mohammed Seddik Benyahia. Mais, pendant toute la poursuite des pourparlers, les hommes de l’ÉMG ne cessèrent de les dénoncer démagogiquement comme traîtres et néocolonialistes, tout en reconnaissant en privé que de tels accords étaient inévitables. Puis, la paix et l’indépendance acquises, ils congédièrent lesdits civils et s’emparèrent du pouvoir par la force à l’été 1962. Il est donc faux d’écrire que «la plupart des dirigeants du FLN ne voulaient pas appliquer ces accords». Ceux qui les ont contractés furent exclus du pouvoir et marginalisés. Sans compter que l’OAS aida aussi puissamment à les rendre inapplicables. Ceci dit, aucune guerre ne se termine bien car aucune guerre n’est génératrice de morale. Benamou, lui, ne voit «pas une seule qualité aux accords d’Évian» (p. 212) alors même qu’ils consacrèrent l’inéluctable indépendance de l’Algérie et qu’ils mirent fin à une guerre cruelle et injuste imposée à un peuple pauvre, opprimé et mal armé.

Dans la cruauté de la guerre, il y eut le sort des harkî(s). Benamou parle à leur sujet de «massacre collectif» à raison de dizaines de milliers de massacrés.  À vrai dire, et si l’on veut faire œuvre d’historien sachant raison garder, une série de massacres, même sanglants, ne relèvent pas forcément de «l’extermination systématique» (p. 221). Les horreurs dont les harkî(s) furent les victimes ont été décrites, et nous avons été de ceux qui ne craignirent pas d’en parler. Mais dans certaines régions – l’Ouest Constantinois notamment -, les harkî(s), qui furent tout sauf des enfants de chœur, avaient fait des dégâts et s’étaient attiré la haine de bien des populations. Il faut le dire.

Ceci dit, jamais ni Ben Khedda, ni l’ÉMG, dirigé par Boumediene, ni personne au GPRA, n’a jamais donné des ordres de massacrer. C’étaient des hommes d’ordre à qui l’anarchie du printemps 1962 faisait horreur. Mais la direction de Tunis était obsédée par les conflits internes et la course au pouvoir conduite par l’ÉMG. Il y eut nombre d’actions de sous-ordres, souvent des «marsiens»(19), ralliés tardifs à l’ALN qui tenaient à surprouver dans le sang un patriotisme tardivement démonstratif. Souvent, des communautés, dont, à l’origine, telles jamâ‘a(s) (20) avaient choisi parmi leurs jeunes hommes lesquels iraient à l’ALN et lesquels iraient dans les harka(s), protégèrent leurs ressortissants. Lorsqu’ils purent rejoindre leurs contribules, les harkî(s) purent être plus facilement protégés que lorsque l’isolement les rendait plus vulnérables.

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Les «10 000 disparus» parmi les harkî(s), ce n’est pas là un chiffre «gaulliste», ainsi que le représente Benamou, c’est le chiffre avancé par Jean Lacouture dans Le Monde en novembre 1962 sur la foi de sources militaires françaises qui avaient bien peu le FLN en sympathie – il suffit pour s’en convaincre de lire leurs rapports conservés aux archives -, et qui n’avaient aucune raison de minimiser le chiffre des massacrés. Même si Lacouture a pu ultérieurement être pris dans l’air du temps de la mobilisation victimisante en avalisant l’impossible chiffre de 100 000 morts (21). Sur ce sujet, contrairement à ce qui est affirmé dans le livre, les archives françaises ne sont plus complètement «cadenassées». Les cartons concernant les massacres des harkî(s) ne permettent en aucune façon d’avaliser le chiffre de 70 000 victimes qu’avance Benamou. Dans l’inflation victimisante, certains sont allés jusqu’à 150 000 morts : encore un effort, et il n’y aura pas eu un seul survivant...

Ces chiffres idéologiques sont martelés par leurs producteurs sans aucune preuve historique sérieuse. Rien de tel dans les documents démographiques tels que ceux utilisés pour ses bilans de victimes de la guerre par Charles-Robert Ageron. Rien de tel dans le central carton 1H1793 des archives du SHAT (22) consacré aux massacres de harkî(s). Le rapport du général de Brébisson du 13 août 1962, qui s’y trouve, décrit des horreurs «d’une extrême violence» et il estime, à cette date, que, «d’après les renseignements recueillis, on peut […] estimer à plusieurs centaines le nombre d’anciens supplétifs massacrés» ; et que, certes, «tout se passe comme si le FLN profitait de la période actuelle pour effectuer contre les Algériens ayant servi la France une purge dont il laisse la responsabilité aux échelons subalternes».

Un rapport du 2ème Bureau du lieutenant-colonel Prunier-Duparge, également du 13 août, recense «328 harkis ou moghazenis» «victimes de massacres collectifs ou exécutés ces dernières semaines», dont 246 en wilâya 2, 72 en wilâya 3 et 10 en wilâya 1 (23). Et un rapport du 9 novembre 1962, pour le Sud Constantinois, parle d’un charnier de «cent anciens membres du GMS (24) de M’chounèche», de plusieurs dizaines d’exécutions et de centaines de prisonniers.

Tous les rapports évoquent les tâches dégradantes et l’humiliation infligées aux harkî(s). Une enquête de la Croix Rouge parue dans L’Observateur du Moyen-Orient et de l’Afrique du 1er mars 1963, évalue le bilan à «des milliers de victimes». La Croix Rouge a enquêté sur «des camps de harkis», mais elle estime dans ce rapport que, «contrairement à certaines rumeurs», il n’en existerait pas ès-qualités, tout en attestant l’existence de «camps de travaux publics ouverts» où les harkî(s) sont surveillés. Au surplus, ajoute la Croix Rouge, «Ben Bella s’est efforcé, après avoir repris la situation [politique, NDA] en mains, de soustraire les harkis menacés aux règlements de compte en les transférant dans des régions où ils n’étaient pas connus».

Et Benamou ignore les trois articles fondamentaux de Charles-Robert Ageron qui, à notre avis, font autorité, ou devraient faire autorité sur le sort des harkî(s) (25) : Ageron, qui a démontré, preuves démographiques à l’appui (26), que le nombre des victimes algériennes de la guerre fut de beaucoup inférieur aux chiffres de victimisation produits par l’histoire algérienne officielle, est un historien fiable, bien éloigné des fracas et des fatras médiatiques. On ne pourra donc que lui faire confiance lorsqu’il affirme que les chiffres délirants avancés par certains «historiens» n’ont aucun fondement. Quoi qu’il en soit, dans un sens ou dans un autre, l’inflation victimisante est une offense à l’histoire.

À titre hypothétique, l’origine de ces dizaines de milliers de gens tués comptabilisés comme harkî(s) pourrait provenir d’un amalgame non innocent avec les Algériens tués d’une manière ou d’une autre par l’ALN/FLN de 1954 à 1962, et comprenant, outre les harkî(s) tués en 1962-63, les «traîtres» abattus et les victimes des purges internes de l’ALN, total général que l’un de nous (GM) a proposé, au grand maximum, à une cinquantaine de mille en chiffres ronds (27). Reste qu’il y eut une responsabilité certaine du pouvoir politique français dans l’abandon à leur sort des harkî(s).

 

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camp de harkis à Rivesaltes

Un Mensonge français insiste enfin sur le sort des Pieds-Noirs, ces «empêcheurs de l’histoire» (p. 246)  pour De Gaulle, et surtout sur le massacre du 5 juillet 1962 à Oran. Sur ces douloureux événements, il n’y aurait «aucune étude historique définitive» (p. 252). Il ne faut pas pour autant oublier la décisive contribution de Jean-François Paya à l’ouvrage collectif L’Agonie d’Oran (28), lequel Paya est le seul, avec Fouad Soufi, à pouvoir écrire un livre sur ce sujet. Là, le bilan est plausible et Benamou s’y révèle un peu moins non-historien que d’ordinaire : il y aurait eu à Oran ce jour de 200 à 300 morts sur les 4 000 à 6 000 Pieds-Noirs tués de 1954 à 1962 qu’il comptabilise (29), le chiffre fourni pour la même période par les archives militaires françaises étant de 3 666 (soit moins de 0,36% de la population contre 2,7% pour les Algériens avec les chiffres retenus par Ageron. Il y eut donc, au prorata de la population, du fait de la guerre, près de 7,5 fois plus de morts côté algérien que côté pied-noir.).

Dans le sort des massacrés d’Oran, Benamou évoque une plausible provocation de «l’ALN de l’extérieur» (une fusillade anonyme qui fit une centaine de morts, dont les trois quarts d’Algériens, et qui fut suivie par le rapt de centaines d’Européens et leur massacre à la cité Petit Lac), mais sans dire que le FLN à Oran, obéissant au GPRA, le Gouvernement provisoire légal, il était important pour l’armée des frontières et l’ÉMG qui la contrôlait, de démontrer que ce FLN-là était incapable d’assurer l’ordre alors que des troupes dépendant de l’ÉMG le seraient. De fait, ce furent des troupes survenues du Maroc, conduites par le capitaine Bakhti, qui rétablirent brutalement l’ordre à Oran.

 

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attentat de l'OAS

On ne trouvera pas dans Un Mensonge français d’évocation aussi obsédante de ce que Pierre Vidal-Naquet a appelé «les crimes de l’armée française», ou des crimes de l’OAS, à l’exception de l’assassinat de Mouloud Feraoun, que de celle des massacres de harkî(s) ou d’Européens à Oran le 5 juillet 1962. Les violences de l’OAS sont aussi factuellement évoquées à travers les obsessions d’enfance de l’auteur dans la confusion des affrontements OAS-FLN, et l’évocation de la victime enfantine exemplaire, Delphine Renard, grièvement blessée lors d’un attentat visant André Malraux. Plus largement, les violences de l’OAS figurèrent le bouquet final d’une violence coloniale séculaire. Rien ne permet dans le livre de s’en rendre compte : c’est que nous y sommes dans l’émotionnel ; pas dans l’histoire. Finalement, à lire Benamou, les «anticolonialistes totalitaires» se sentent moins seuls à faire fonctionner leur «mémoire hémiplégique».

Enfin, côté algérien, est-ce innocent d’affirmer que «le seul parti fréquentable en Algérie [est] le RCD, militant intraitable de la laïcité», et qu’il «fait partie des principaux partis d’opposition laïcs au FLN» (p. 273) ? D’une part, le FLN n’est plus le pouvoir, s’il l’a jamais été : c’est beaucoup plus crûment l’oligarchie militaire, qui a pris décidément barre sur le FLN depuis 46 ans, l’oligarchie militaire, dominante dans sa sanglante majesté, qui le détient. Quant au RCD, tous les gens normalement informés savent qu’il ne figure au mieux qu’une manière d’opposition de sa majesté : une caution laïque, présentable pour les médias français – et les naïfs qui les suivent -, de l’appareil militaire qui opprime et pille l’Algérie. Rappelons que Khalida Messaoudi, figure du RCD, qui fut l’égérie du féminisme laïque, a fini… porte-parole du gouvernement.

Benamou dénonce l’Algérie actuelle, mais il se garde bien de nommer les responsables de la terrible situation actuelle : rappelons que Pinochet a été inquiété pour 3 000 disparitions au Chili. Avec les décideurs algériens d’aujourd’hui, nous en sommes au moins à 7 200 – c’est là le nombre des dossiers constitués par la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme. Les responsables, ils sont dans la descendance de ceux qui ont réalisé par l’intimidation le coup d’État de l’été 1957 contre le FLN civil et politique issu du congrès de la Soummam. La dénonciation, chez notre dénonciateur, ne vise que des objets médiatiquement porteurs, si même elle ne cautionne pas, au mieux par le silence, les pouvoirs en place. Il révèle que, comme toute vertu, toute dénonciation à ses limites.

Pour conclure, quand notre ami Pierre Vidal-Naquet juge, comme il l’a fait dans Marianne, que le livre de G-M. Benamou est une «merde», nous sommes d’accord en cela qu’il ne fait qu’opposer un examen rigoureux et méthodique des conditions historiques qui ont présidé au déroulement du drame algérien à une vision inutilement diabolisante.

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Annexes : les principales erreurs relevées dans Un Mensonge français

- p. 37 : la répression de l’insurrection du Constantinois du printemps 1945 n’eut pas lieu «le jour où s’achève la deuxième guerre mondiale» mais dans les semaines qui suivirent.
- p. 38 : l’auteur signale les 71 victimes européennes de l’insurrection du 20 août 1955 mais il omet de signaler les autres tués : 21 civils algériens et 31 membres des «forces de l’ordre».
le Congrès de la Soummam n’adopta pas la «stratégie de la terreur», déjà largement utilisée. Il décida simplement de porter la guerre en ville.
- p. 50 : l’Algérie est dite n’avoir été «ni une colonie de conquête ni une colonie de peuplement». C’est là une contre-vérité : elle fut l’une et l’autre.
- p. 51 : en 1848, la «population arabe» est dite «surabondante». Or, elle n’était que de 2 à 3 millions d’habitants, décimés par la guerre de conquête. Et la démographie, contrairement à ce qui est écrit, remonte près d’un demi-siècle avant la pénicilline – dont l’usage est bien loin d’avoir été «massif» ainsi qu’il est dit.
- p. 53 : Le projet Viollette (et non «Violette») fut discuté en 1936 et non en 1935.
- p. 54 : la vieille ligne «julesferryste» ne fut jamais appliquée ainsi qu’en témoignent ses fort maigres résultats en matière de scolarisation des enfants algériens.
- p. 71 : Sartre est déclaré «marxiste» (p. 103, il devient «marxiste-léniniste»). Dieu reconnaîtra les siens.
- p. 79 : Amar Ouzegane et Mohamed (écrit Mohammed) Lebjaoui n’ont jamais été dirigeants du Front à Alger ainsi qu’il est allégué, même «en fait» début 1957. Tous les gens normalement informés savent que la direction d’Alger revenait au CCE (Comité de Coordination et d’Exécution) depuis le Congrès de la Soummam (août 1956), c’est à dire, sous la houlette de Ramdane Abbane, à Benyoucef Ben Khedda, Saad Dahlab, Mohammed Larbi Ben M’hidi et Belkacem Krim. Que Ouzegane et Lebjaoui aient joué un rôle éminent dans la rédaction de la Charte de la Soummam et aient été des adjoints du CCE n’empêche pas qu’ils furent des subor-donnés.
- p. 98 : est mentionné «un général du FLN». Il n’y eut jamais de général au FLN. Le Congrès de la Soummam avait fait du grade de colonel le grade suprême de l’ALN.
- p.108 : Henri Curiel n’a jamais été «contrôlé par le parti communiste». Il fut plutôt considéré comme un stalinien autoproclamé.
- p. 116 : le commando qui a exterminé 301 Algériens au douar Ben Ilman, mechta Kasba, dit «massacre de Melouza», n’était pas dirigé par le colonel Saïd Mohammedi, mais par le lieutenant Abdelkader Bariki, dit Sahnoun, agissant en effet sous les directives de Mohammedi, colonel de la wilâya 3. «L’hémiplégie du souvenir», stigmatisée par Benamou, qui différencie la bonne et la mauvaise torture, ne fait pas partie du registre de l’historien. Au surplus, s’il avait parcouru mon (GM) Histoire intérieure du FLN, il aurait appris qu’il y eut plus sanglant que Melouza : le massacre de la «Nuit rouge», dans la nuit du 13 au 14 avril 1956, commandé par le lieutenant Fadel H’mimi, sous les directives du capitaine de zone, Ami-rouche, qui extermina la dechra Tifraten dans la Basse Soummam.
- p. 122 : en 1945, De Gaulle n’a pas préféré «le conformiste Pinay au visionnaire Pierre Mendès-France». Ce fut René Pléven, et non Antoine Pinay, qui fut préféré aux Finances à Mendès-France.
- p. 185 : Benamou mentionne que, dans l’ALN, «des associations d’officiers libres se forment». À en juger par les documents disponibles, un seul groupe d’officiers se dénomma «officiers libres» en se  rebellant contre la direction de la wilâya : ce fut en wilâya 3 (Kabylie) en 1959-60. Il y eut deux autres mouvements séditieux d’importance : en 1957, le «complot des lieutenants» en wilâya 5 (Oranie, Maroc) et, dans la même wilâya, la révolte du capitaine Zoubir en 1959-1960.
- p. 186 : le colonel Mohand Ou El Hadj (wilâya 3) est dit avoir été tué en juillet 1961. En réalité, il ne mourut que dans les années 70.
- p. 214 : est mentionné l’historien «Mohammed Arbi». Il s’agit en réalité de Mohammed Harbi, l’un des deux signataires de ce texte. Et je (MH) ne fus jamais «un chef FLN», mais successivement un militant de la Fédération de France du FLN jusqu’en 1958, puis un cadre civil dans différents ministères, notamment les Affaires Étrangères dirigées en 1961-62 par Saad Dahlab ;  et je fus aussi expert aux négociations d’Évian.

Mohammed HARBI, Gilbert MEYNIER

 

* cet article, écrit fin 2003, a paru une première fois dans le n° 48 de la revue Confluences Méditerranée en 2004. Il a également été publi dans la revue Naqd (Algérie) et par la Revue d'Histoire maghrébine à Tunis.

 

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notes

 

(1) On trouvera en annexes les principales d’entre elles.

(2) HARBI Mohammed, Le FLN, mirage et réalité, des origines à la prise de pouvoir (1945-1962), Paris, Jeune Afrique, 1980, 446 p.
(3) MEYNIER Gilbert, Histoire intérieure du FLN 1954-1962, Paris, Fayard, 2002, 814 p.
(4) ELSENHANS Hartmut, La Guerre d’Algérie, 1954-1962. La transition d’une France à une autre. Le passage de la IVe à la Ve République, Paris, Publisud, 1999, 1072 p.
(5) BRANCHE Raphaëlle, La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris, Gallimard, 2001, 474 p. ; THÉNAULT Sylvie, Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 2001, 347 p.
(6) La France et l’Algérie en guerre 1830-1870, 1954-1962, Paris, Économica, 2002, 365 p.
(7) Le livre d’Annie REY-GOLDZEIGUER, Aux origines de la guerre d’Algérie, 1940-1945, de Mers El Kebir aux massacres du Nord-Constantinois, La Découverte, 2002, 403 p., n’est pas cité.
(8) AGERON Charles-Robert, dans Matériaux pour l’histoire de notre temps, BDIC, 1992 ; repris dans Enseigner la guerre d’Algérie, ADHE, SFHOM, avec le concours de l’université de Paris VIII-Saint Denis, 1993.
(9) Archives du Service Historique de l’Armée de Terre (Vincennes), carton 1H1459.
(10) Reproduit notamment dans VIDAL NAQUET Pierre, La Raison d’État, réédit. La Découverte, 2002, 338 p.
(11) CORNATON Michel, Les Camps de regroupement de la guerre d’Algérie, réédit. L’Harmattan 1998, 304 p. ; BOURDIEU Pierre, SAYAD Abdelmalek, Le Déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Minuit, 1964, 228 p. ; AGERON Charles-Robert, «Une dimension de la guerre d’Algérie : les  regroupements  de populations», dans JAUFFRET Jean-Charles, VAÏSSE Maurice, Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, Bruxelles, Complexe, pp. 327-362.
(12) Sur ce sujet, on renverra à la thèse essentielle d’André NOUSCHI, Enquête sur le niveau de vie des populations rurales constantinoises de la conquête jusqu’en 1919. Essai d’histoire économique et sociale, Paris, PUF, 1961, 767 p., ainsi qu’au non moins essentiel REY-GOLDZEIGUER Annie, Le Royaume arabe, Alger, SNED, 1977, 814 p.
(13) D’après les statistiques officielles, pour les années 1941 et 1942, le surcroît cumulé des décès par rapport à 1939, année normale (111 850) s’établit à 163 190.
(14) DAHLAB Saad, Pour l’indépendance de l’Algérie. Mission accomplie, Alger, Dahlab, 1990, 347 p.
(15) Julliard, 1961, réédit. Union Générale d’Éditions/10-18, 1971, 254 p.
(16) Seuil, 1962.
(17) Sections d’Administration Urbaines : l’équivalent urbain des SAS.
(18) NICK Christophe, Résurrection, Paris, Fayard, 1998, 836 p.
(19) Hommes n’ayant rejoint le FLN/ALN qu’au mois de mars 1962.
(20) Assemblées de notables qui règlent la vie des communautés.
(21) Télérama, 13 septembre 1991.
(22) Service Historique de l’Armée de Terre (Vincennes).
(23) Respectivement Constantinois, Kabylie, Sud Constantinois/Aurès.
(24) Groupe Mobile de Sécurité.
(25) «Le drame des harkis», XXe siècle, N° 42, 1994, pp. 3-16 ; «Supplétifs algériens de la guerre d’Algérie», XXe siècle, N° 48, 1995, pp. 3-20 ; «Le drame des harkis : mémoire ou histoire» ?, XXe siècle, N° 68, 1995, pp. 3-15.
(26) Cf. article cité supra, note 4.
(27) Gilbert MEYNIER, op. cit., p. 283 et pp. 289-290.
(28) TERNANT Geneviève de (dir.), L’Agonie d’Oran, t. 3, Nice, Éditions Gandini, 2001.
(29) Les chiffres tirés des archives militaires françaises donnent 2 788 tués et 875 disparus, soit un total de 3 663 (cf. Gilbert Meynier, op. cit., p. 283).

 

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Mohammed HARBI et Gilbert MEYNIER

 



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13 septembre 2006

Sites ou blogs traitant de l'histoire coloniale

7 septembre 2006

Histoire de l'islam et des musulmans en France du Moyen Âge à nos jours (Albin Michel)

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Histoire de l'islam

et des musulmans en France

du Moyen Âge à nos jours

(éditions Albin Michel)

 

 

 

 

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Mosquée de Paris, mai 2004

 

- à paraître le 4 octobre 2006

Histoire de l'islam et des musulmans

en France du Moyen Âge à nos jours

ouvrage collectif dirigé par Mohammed Arkoun

 

- liste complète des auteurs

1216 pages, 75 auteurs, 50 illustrations noir et blanc, 2 cahiers couleurs de 16 pages
prix de lancement : 49 euros jusqu'au 31 janvier 2007

contact presse : Frédérique Pons : frederique.pons@albin-michel.fr

éditions Albin Michel : 22, rue Huyghens - 75017 Paris - tél. 01 42 79 10 00

- commander l'Histoire de l'islam et des musulmans en France...

- présentation du livre

 

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Si Kaddour ben Ghabrit, président de la Société des Habous et Lieux Saints de l'Islam
(Mosquée de Paris), de 1917 à 1954

 

 

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5 septembre 2006

blog "islam en France, 1830-1962"

* bannière new, mai 2019, noir - copie



le blog "islam en France, 1830-1962"

 

adresse : islamenfrance.canalblog.com

 

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immolation d'un mouton à la Mosquée de Paris,
aïd el-kebir, 1927


La présence musulmane en France est l'enfant de la conquête coloniale de l'Algérie. Des prisonniers de l'île Sainte-Marguerite, entre 1841 et 1884, aux premiers émigrés kabyles d'avant 1914 et jusqu'aux contingents de Nord-Africains des années 1950 et 60, les Algériens représentent l'élément humain le plus nombreux qui reproduit en exil les pratiques religieuses musulmanes.

Sans ostentation et sans le secours de ses clercs savants, l'islam des ouvriers et petits marchands d'Algérie en France s'est exprimé par la prière et les fêtes rituelles, par le jeûne du mois de Ramadan, par la solidarité communautaire, par l'exaltation d'une identité perçue comme momentanément dominée mais riche de son passé idéalisé. Jusqu'au début des années 1970, il est resté massivement un islam du rite et de la foi, plutôt extérieur aux formulations politiques qui étaient accaparées par l'organisation nationaliste (Étoile Nord-Africaine, puis PPA et MTLD, avant le FLN). L'expérience du mouvement des Oulémas en métropole (1936-1938) est ainsi restée sans beaucoup d'impact.

Mais l'islam de métropole ne doit pas qu'à l'Algérie. Ses manifestations architecturales, qu'elles soient funéraires ou sanctuarisées avec quelques édifices du culte, relèvent d'initiatives institutionnelles : après l'ambassade ottomane à Paris qui obtient l'enclos musulman et la "mosquée" dans le cimetière du Père-Lachaise (1857), l'armée française est à l'origine d'une attention généralisée aux rituels d'inhumation musulmans à partir de l'automne 1914, et ensuite par la réalisation mémorialo-commémorative des nécropoles militaires et des carrés musulmans dans les cimetières.

La Mosquée de Paris, élément phare de l'islamophilie française, trouve ses origines dans le croisement des intérêts diplomatiques de la France en tant que "grande puissance" arabo-musulmane, et des projets de milieux indigénophiles attachés au respect des croyances religieuses des Arabes musulmans qu'ils soient sujets ou protégés du domaine colonial. L'Institut musulman de la Mosquée de Paris (1926) s'est incarné, jusqu'en 1954, dans la figure emblématique de Si Kaddour ben Ghabrit, né algérien, entré dans la carrière diplomatique comme agent du quai d'Orsay dès 1892, directeur du protocole du Sultan du Maroc et président de la Société des Habous des Lieux saints de l'Islam, première personnalité musulmane de métropole.

Michel Renard

 

islamenfrance.canalblog.com



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30 août 2006

origines géographiques des connexions à "Études Coloniales" (2)

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la bannière d'Études Coloniales, depuis le lundi 28 août 2006

 

 

origine géographique

des connexions à "Études Coloniales"

journée du 30 août 2006

 

Le mercredi 30 août 2006, à 22 h 50, l'origine géographique des connexions à ce blog étaient les suivantes :

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cliquez sur la photo pour l'agrandir

cf. l'article du 15 mai dernier

 

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29 août 2006

Pour en finir avec la repentance coloniale

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Pour en finir avec la repentance coloniale

un livre de Daniel Lefeuvre

 

- 2012 : voir le dossier complet sur le livre et les critiques

- à paraître le 8 septembre 2006 aux éditions Flammarion

 

Daniel Lefeuvre est professeur d'histoire contemporaine à l'université Paris VIII/Saint-Denis. Il a déjà publié Chère Algérie. La France et sa colonie, 1930-1962 (Flammarion, 2005).

 

couv_Daniel_newBonnes pages du livre de Daniel Lefeuvre : Pour en finir avec la repentance coloniale

Or, le passé colonial construit par les Repentants entretient un rapport assez lointain, sinon totalement artificiel, avec la réalité des situations coloniales, telles que plusieurs générations d’historiens, progressivement, les établissent. Plutôt qu’un Livre noir, c’est un Roman noir du colonialisme qu’ils nous livrent. Car, contrairement à ce qu’ils veulent faire croire, leurs histoire n’est pas une histoire de la colonisation, mais un simple florilège de discours tenus sur la colonisation. Dans la plupart des cas, ce qui tient lieu d’argumentation se limite à la reproduction de fragments de textes ou d’images, dont la sélection jamais réellement explicitée, relève de l’arbitraire. On pourrait, et certains ne s’en privent d’ailleurs pas, écrire avec ce procédé, un Livre blanc de la colonisation, diamétralement opposé à celui des Repentants. Rien ne serait plus facile, en effet, que d’aligner autant de citations à la gloire de l’œuvre coloniale de la France, y compris tirées d’auteurs «indigènes», que les textes de condamnation qui font le miel de nos auteurs.

À l’occasion, le Repentant n’hésite pas à donner un coup de canif à sa vertu : lorsque sa démonstration l’exige, il l’appuie sur une citation tronquée, détournée de son sens. Cette méthode n’est pas sans rappeler celle des régimes totalitaires qui effaçaient des photographies officielles les personnalités tombées en disgrâce. Les mauvaises causes appellent toujours de mauvais procédés.

Contrairement à la méthode historique soumise à la «dictature de la chronologie», les citations utilisées sont présentées au mieux dans le cadre d’une chronologie floue, le plus souvent sans ordre chronologique du tout. Cette confusion repose sur l’idée que le temps et  colonial est un ensemble homogène, caractérisé par une continuité sans faille des principes et des pratiques, apparentant la domination coloniale à un système totalitaire. Empruntant une démarche téléologique qui ramène à Bossuet, il s’agit, pour les Repentants de révéler «la nature»  de l’Etat colonial et ses principes - extermination des populations autochtones, domination arbitraire fondée sur une violence sans contrôle, pillage des ressources des colonies et exploitation éhontée des indigènes - pas d’en écrire l’histoire.

Peu importe, d’ailleurs, que les propos mentionnés manifestent les opinions, les désirs, ou les rêves de leurs auteurs plutôt qu’ils ne témoignent des réalités, peu importe leur impact effectif  sur les événements. Les représentations sont substituées au réel, sont confondues avec lui, les mots deviennent la seule réalité. Or, les historiens le savent, s’en tenir aux textes n’éclaire en rien les politiques réelles mises en œuvre dans les territoires colonisés : «la pratique de l’histoire dans ce qu’elle possède d’aspects irréductiblement pragmatiques, ne permet pas de penser que l’histoire des idées puisse rendre compte de la totalité du cours des choses et oblige à comprendre comment les idéologies et les mentalités sont mises en œuvre par les individus et les groupes, au fil des engagements politiques et sociaux» (Jean-Clément Martin). Il ne suffit pas, on le sait bien, qu’une loi soit votée pour qu’elle soit appliquée et appliquée dans l’esprit du législateur. Il revient justement à l’historien de lever le voile, d’aller regarder, au-delà des mots, les réalités. 

Cette détestation du passé colonial de la France – à moins qu’il ne s’agisse tout simplement d’une détestation de la France elle-même - conduit nos Repentants à juger les hommes du passé à l’aune des critères moraux, voire judiciaires, actuels. Colbert, Gambetta et Jules Ferry, Bugeaud, Gallieni et Lyautey, bien d’autres encore, relèveraient ainsi d’un nouveau Nuremberg. On sombre là dans «le sacrilège de l’anachronisme», ce péché mortel des historiens, dénoncé naguère par Lucien Febvre.

Daniel Lefeuvre

 

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Pour en finir avec la repentance coloniale, Daniel Lefeuvre
Flammarion, 230 p, 18 euros.

 


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Chère Algérie. La France et sa colonie, 1930-1962

Daniel Lefeuvre, Flammarion, préface de Jacques Marseille            

            

Plus de deux cent mille morts, côté algérien, près de trente mille morts, côté français : telle fut l'issue sanglante de la guerre d'Algérie. Cette guerre meurtrière, qui a longtemps tu son nom, fut aussi extrêmement coûteuse: elle a représenté 20% du budget de l'État pour la seule année 1959. Fallait-il que les enjeux soient considérables pour que la France manifeste, si longtemps, un tel attachement! Or ce livre démontre qu'il n'en fut rien, mettant à mal, au passage, bien des idées reçues: dès le début des années trente, l'Algérie connaît une crise qui ira s'aggravant jusqu'à son indépendance, et représente un fardeau toujours plus lourd pour la métropole. Les ressources sont insuffisantes pour nourrir une population qui croît très vite, car l'Algérie n'est pas ce pays richement doté par la nature qu'on s'est longtemps plu à imaginer ; la misère s'étend, les Algériens sont, très tôt, contraints de s'expatrier pour nourrir leurs familles - et non parce que la France fait appel à eux pour se reconstruire après 1945. Cette crise, aucune mesure n'a pu la juguler, ni les tentatives pour industrialiser la colonie avant la guerre, ni le plan de Constantine décidé en 1958. Quant à la découverte des hydrocarbures du Sahara, elle fut loin de représenter la manne qui aurait avivé la cupidité de la puissance coloniale... Analysant les relations complexes et changeantes entre les acteurs de la colonisation - État, organismes patronaux, entreprises, citoyens -, Daniel Lefeuvre propose une histoire nuancée et critique de ce pan tragique de notre passé colonial, au risque de heurter les partisans de la commémoration nostalgique comme les tenants d'une «repentance» mal entendue.

En couverture: A. L. Mercier, Algérie, pays de la qualité, affiche. Office algérien d'action économique et touristique, Gouvernement général de l'Algérie, vers 1950 (MHC-BDIC).

ISBN : 2-08-210501-6
EAN : 9782082105019

Date de parution : 06.04.2005
Disponible
Prix : 24,00 €
Format : 16 x 24 cm / 512 pp.

            

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Chère Algérie. La France et sa colonie, 1930-1962, Daniel Lefeuvre
Flammarion, 512 p, 24 euros.

 

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28 août 2006

À la mémoire de Pierre Vidal-Naquet, 1930-2006 (Gilbert Meynier)

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Pierre Vidal-Naquet, historien et dreyfusard

 

À la mémoire de

Pierre Vidal-Naquet (1930-2006)

Gilbert Meynier

 

 

Pierre Vidal-Naquet vient de nous quitter, victime d’une hémorragie cérébrale. Depuis plusieurs années déjà, il était souffrant. Atteint de douloureux lymphœdèmes aux jambes, il ne se mouvait plus que difficilement, non sans l’aide de Geneviève qui le guidait et le réconfortait. Je l’avais revu, déjà bien diminué127869 – physiquement, mais en aucun cas intellectuellement -, à Cambridge, lors d’un colloque organisé sur l’histoire de la guerre algéro-française de 1954-1962 au King’s College en novembre 2003, et nous avions encore dîné ensemble à Paris, avec Geneviève, à l’Amazigh, rue La Pérouse  [photo ci-contre], près d’un an plus tard en compagnie de Mohammed Harbi.

Mais lorsque je le priai d’être des nôtres au colloque d’histoire franco-algérienne que j’avais contribué à organiser à Lyon sous l’égide de l’École normale supérieure-Lettres et Sciences humaines, et qui se tint les 20, 21 et 22 juin derniers, il donna dans un premier temps un acquiescement de principe, avant de m’avertir début mai qu’il ne pourrait venir. Il avait accepté cependant qu’une équipe vidéo de l’ENS-LSH vienne à Paris enregistrer la communication qu’il PVN_vid_odevait faire sur l’affaire Audin, et que notre jeune collègue de l’ENS Frédéric Abecassis, spécialiste de l’histoire culturelle de l’Égypte contemporaine, lui pose quelques questions sur sa vision de l’histoire ; cela quelques semaines seulement avant qu’il nous quitte... Il fut ainsi, malgré tout, des nôtres, par l’image et par la voix. À le voir et à l’entendre sur l’écran du grand amphi de l’ENS, je compris alors à quel point il était mal.

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   le bulletin Vérité-Liberté animé par Pierre Vidal-Naquet (1961)

Pour tous les gens de ma génération, comme pour ceux de la génération morale qu’il a incarnée, pour les plus jeunes aussi, il est irremplaçable. Pour ma part, je le connaissais de réputation bien avant de le rencontrer, de devenir son étudiant, puis son ami. Jeune militant anticolonialiste à l’UNEF au début desimage344 années soixante à Lyon, j’éprouvais estime et respect pour l’homme du Comité Audin, de Témoignages et Documents, puis de Vérités-Libertés, qu’il anima avec la fièvre démonstrative du véritable historien et agent des Lumières qu’il était : Pierre Vidal-Naquet se disait volontiers, et historien, et dreyfusard. Pour lui, ces deux qualités jointes constituaient presque un pléonasme. Il avait sans cesse à cœur de continuer les combats pour la vérité et la liberté qui avaient été poursuivis lors d’épisodes cruciaux, tels l’Affaire Dreyfus, de l’histoire de la France contemporaine. C’était aussi en tant que Français qu’il souffrait de voir bafoués le droit et la justice ; cela même si le combat qu’il entreprit contre la torture, et plus largement contre l’oppression coloniale, pendant la guerre de libération algérienne de 1954-1962, n’était pas à mon sens à relier aux seules valeurs françaises, mais plus amplement à des valeurs que je veux croire universelles : il y a plusieurs couleurs à l’arc-en-ciel mais il y a un seul ciel.

Pierre Vidal-Naquet était pour moi un emblème respecté lorsque, à 22 ans, je fis sa connaissance à la batimen1rentrée 1964, alors qu’il venait d’être nommé maître-assistant d’histoire grecque à l’université de Lyon [photo ci-contre]. À moi, chez qui les enseignants que j’avais jusque alors connus n’avaient pas réussi à susciter de vif intérêt pour cette matière, il la fit vraiment découvrir en en présentant un visage pour moi inaccoutumé – je venais de terminer mon diplôme d’études supérieures (aujourd’hui la maîtrise) en histoire médiévale et je préparais l’agrégation. Je me souviens en particulier d’une brillante synthèse de notre nouveau professeur sur le roi hellénistique – la période hellénistique était alors l’une des questions d’histoire ancienne au programme. Je n’ai pas connu Henri-Irénée Marrou, qui, lui aussi, s’était élevé contre la torture colonialiste, mais ce fut sur les conseils de Pierre Vidal-Naquet que je lus, notamment, sa magistrale Histoire de l’Éducation dans l’Antiquité, si riche d’enseignements, aujourd’hui encore, pour les gens qui veulent comprendre les sociétés méditerranéennes.

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Les relations que j’eus alors avec Pierre Vidal-Naquet ne furent pourtant pas sans frictions. Mais, outre notre grande connivence en matière d’engagements citoyens, ces frictions même renforcèrent les liens qui allaient bientôt nous unir. Depuis, je n’ai pas cessé d’être en relations avec lui : il était pour moi une de ces boussoles nécessaires à cette humaine vie, dont Manuel Vazquez Montalban a pu écrire qu’elle était comme les échelles des poulaillers : courte et pleine de merde. Mais des personnes comme Pierre faisaient qu’on pouvait parfois n’en pas désespérer.

Nous prîmes l’habitude de souvent nous téléphoner. Je lui demandais souvent conseil et nous échangions d’abondance sur tous les sujets qui nous tenaient à cœur. Il me fit l’amitié, en 1981, de préfacer mon livre L’Algérie révélée, de me donner son avis sur ce que j’écrivais, de longuement relire, en 2002, enfin, le manuscrit de mon Histoire intérieure du FLN. Ceci dit, nous n’étions pas toujours du même avis : ainsi, il ne désapprouva pas la guerre du Golfe de 1991 car il ne pouvait admettre la disparition d’un État – fût-il à l’origine une constructions artificielle coloniale comme le Koweit - suite à l’entreprise d’Anschluss de la dictature irakienne, quand je voyais pour ma part dans l’intervention militaire placée sous l’égide de l’ONU une manifestation primordiale de l’impérialisme. Il me dit pourtant après coup avoir cru s’être trompé.

En revanche, nous eûmes la même position pour nous élever contre l’intervention américaine en Irak de 2003 – hors ONU, celle-là. Nous partagions dans l’ensemble les mêmes manières de voir au sujet de la réalité coloniale de l’État d’Israël et sur la nécessité de rendre justice au peuple palestinien en créant pour lui un État digne de ce nom, de même que nous sentions bien que l’impérialisme incarné par Bush junior, engoncé dans le fondamentalisme protestant, avait pour symétrique réactionnel le fondamentalisme dit islamique, l’un et l’autre unis entre eux, comme aimait à le dire Jacques Berque, comme le sont les nénuphars par leurs racines. Nous étions, pareillement, à peu près d’accord pour considérer cet accord virtuel, dérivé des entretiens de Taba, dénommé «accord de Genève», sous les auspices originels de médiateurs suisses, sur lequel étaient parvenus fin 2003 à se mettre d’accord des responsables israéliens et palestiniens, réunis par cette définition élémentaire de la politique qu’on appelle parfois le compromis - upload_photo_upload000m503Yasser Abed Rabo et Yossi Belin [photo ci-contre] pour ne pas les nommer -, et dont il semble que plus personne aujourd’hui ne veuille entendre parler : leurs initiateurs respectifs ont été, chacun de leur côté, voués aux gémonies de la traîtrise – Samir Rantissi, un proche de Yasser Abed Rabo, a même été assassiné à Ramallah il y a un peu plus d’un an sans que cela ait été remarqué par la presse, ou par les militants d’un côté ou de l’autre. N’ont aujourd’hui la parole que ceux là même qui ne veulent entendre parler que de dénonciation et/ou d’affrontement.

Quelles que puissent être les divergences ou les sujets de controverse, l’accueil réservé par Geneviève et Pierre au visiteur, que ce soit à Paris dans l’appartement de la rue du Cherche-Midi, puis du boulevard de la Villette, que ce soit dans la maison familiale de Fayence, était toujours chaleureux et sans façons. L’affectueuse amitié de Pierre Vidal-Naquet était sans calculs, comme étaient sans calculs, aussi, les positions frontales et les formules bien senties à l’égard des humains et des idées qu’il honnissait.

Lui et moi partagions partiellement le même réseau de connaissances : Mohammedt_Harbi_Mohammed_en_couleur Harbi, Pierre Sorlin, Édouard Will… Personne ne présente plus Mohammed Harbi, le grand historien et militant anticonformiste algérien. Pierre Vidal-Naquet dit, dans ses mémoires que, début 1992, il fut en France, avec Mohammed Harbi, «l’un des rares intellectuels à condamner le principe de l’interruption des opérations électorales» en Algérie :  lesdits intellectuels,  tout démocrates qu’ils se proclamassent, préféreraient tout compte fait un coup d’état «laïque» sous l’égide des généraux algériens, à l’établissement de l’ «islamisme», fût-ce à la suite des premières élections libres à avoir été organisées en Algérie : «Le fait d’être dans cette bataille dans le même camp que Mohammed Harbi, admirable historien du FLN, [fut] pour moi une source de force. Si l’histoire ne sert pas à prendre parti dans le présent, on peut se demander à quoi elle sert.» (1) Pierre Sorlin, ancien condisciple de Pierre Vidal-Naquet, avait réussi l’agrégation la même année que lui, avant d’enseigner, lui aussi, à Lyon, puis à Vincennes, avant Saint Denis et la Sorbonne nouvelle, et d’être une des chevilles ouvrières des Cahiers de mai. On doit entre autres à Pierre Sorlin une synthèse, irremplacée à ce jour, sur la société française, (2) ainsi qu’une magistrale Sociologie du cinéma (3). Ce proche de Pierre Vidal-Naquet est aujourd’hui en grande partie ignoré du public français, cela au prorata du déferlement de tant de petits maîtres médiatiques (4).

Moins connu peut-être encore, mais lui aussi de rayonnement mondial, le regretté Édouard Will, le grand maître des études d’histoire grecque du dernier tiers du XXe siècle. Ce fut ce professeur de l’université de Nancy – il y fut mon collègue pendant plus de vingt ans- que Pierre Vidal-Naquet choisit pour diriger sa thèse sur travaux qu’il soutint dans la ville de Stanislas en janvier 1974, dans un jury présidé par l’archéologue Roland Martin, et qui comprenait aussi Claire Préaux, la savante belge [photo ci-contre] qui s’était fait connaîtrecp dès avant-guerre par son Économie royale des Lagides, et que Pierre appelait «la grande dame de la papyrologie.» Pierre m’avait alors confié que, à son sens, Édouard Will était le seul directeur de thèse qui lui ait paru envisageable. Pourtant, je sais qu’il y eut parfois des frictions entre le directeur de thèse et l’impétrant : Édouard Will était un homme sans concessions, un humaniste tendre, mais qui pouvait être caustique – paraphrasant Jules Ferry, Pierre a écrit de lui que «ses roses pouss(ai)ent en-dedans.» C’était surtout un grand savant dont la rigueur n’avait d’égal que la modestie – et c’était bien la raison pour laquelle les deux hommes s’étaient rejoints.

Mais je me suis parfois demandé s’il n’y avait pas eu, dans la rencontre, plus ou moins délibérément, une connivence en dreyfusisme, voire en cette mémoire traumatique inconsciente, commune aux juifs et aux protestants, si historiquement à l’œuvre, de livre_rl’Affaire Dreyfus à la France de Vichy. Édouard Will était issu de la HSP (Haute société protestante) de Mulhouse – qui avait été la patrie de son compatriote et coreligionnaire vice-président du Sénat Auguste Scheurer-Kestner - dreyfusard notoire. Et rappelons qu’un autre dreyfusard actif, le commandant Georges Picquart – qui finit général et ministre du premier ministère Clemenceau -, était strasbourgeois et, lui aussi protestant. N’y eut-il pas là de quoi confusément toucher la sensibilité d’un Pierre Vidal-Naquet, issu d’une notable famille de juifs du Pape – à laquelle avait appartenu le Carpentrassien sénateur Alfred Naquet, lequel fit voter au Sénat cette mémorable loi sur le divorce de 1884 qui lui valut la haine épaisse des milieux catholiques conservateurs ? Pierre Vidal-Naquet a pudiquement évoqué dans ses mémoires la tragédie familiale, qui l’a tant marqué, de la déportation et de l’assassinat de masse programmé dans ses camps par le système nazi, avec en France l’acquiescement du régime fantoche de Vichy – ses parents, Margot et Lucien, furent engloutis à Auschwitz en 1944. Pierre connut d’autres drames personnels, mais aussi la plénitude d’une vie familiale accomplie, entre Geneviève, leurs trois fils et leurs petits-enfants ; la plénitude aussi d’un accomplissement intellectuel.

 

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Je crois avoir lu la plus grande partie de ses productions et, à vrai dire, qu’il s’agisse de l’historien du présent et de l’anticolonialiste militant qu’il a été et est demeuré, ou qu’il s’agisse de l’analyste des sociétés 5894449_pet des mythes antiques, on retrouve chez lui les mêmes attentions, les mêmes scrupules, la même foi : chez lui l’historien et le militant, on l’a dit, ne furent qu’un, sans pour autant qu’il ait jamais été – loin de là- un historien militant au sens langue de bois du terme. Simplement, sa sensibilité ne pouvait que toucher les esprits libertaires de la libre histoire : qu’il s’agisse de son Chasseur noir (5), de son Enfant grec, le cru et le cuit – où l’on sentira la trace structuraliste -, de son Clisthène l’Athénien (6), réalisé en collaboration avec Pierre Lévêque , de son Mythe et tragédie en Grèce antique, conçu et rédigé avec Jean-Pierre Vernant (7), de Les Juifs, la Mémoire et le Présent (8) ou du Monde d’Homère (9) …, qu’il s’agisse enfin de ce livre qu’il porta si longtemps en lui, cette Atlantide. Petite histoire d’un mythe platonicien (10), qui suit le cheminement du mythe de l’Antiquité grecque aux délires contemporains – américains, allemands, italiens…-, paru juste un an et demi avant que Pierre nous quitte, je ne me crois guère autorisé à commenter, et ne puis même citer ici toutes ses productions.

J’avais lu, je crois, de Pierre, dès leur parution, tous les livrestorture_republique d’histoire immédiate qui me parlaient au premier chef, puisque l’Algérie en constitua si souvent le pivot : L’Affaire Audin (11), La Raison d’État (12), La Torture dans la République (13), Les Crimes de l’armée française (14), Face à la raison d’État (15), mais aussi, pour moi qui n’avais connu mai 1968 que de loin, puisque j’étais alors en poste à Oran, j’ai lu avec passion le Journal de la commune étudiante, écrit en collaboration avec Alain Schnapp (16), et dont Pierre Sorlin a préfacé la journal_commune__tudiantedeuxième édition (17), ainsi que Les Assassins de la mémoire (18), Le Trait empoisonné. Réflexion sur l’affaire Jean Moulin (19), et tout ce qu’il a écrit - dans le cadre de ses combats contre le négationnisme – sur Faurisson notamment. Sur ce terrain, nous avons, Pierre et moi, au moins un ami commun, Florent Brayard, qui fut mon étudiant à l’université de Nancy, avant de poursuivre, en France, aux Etats-Unis et en Allemagne, une recherche neuve sur le négationnisme, puis sur la «solution finale». Cela n’empêcha pas Pierre de dévoiler les accusations abusives de négationnisme de la lamentable affaire Videlier qui remua un temps les microcosmes universitaire et gauchiste lyonnais.

Car c’est aussi cela qui caractérisait Pierre Vidal-Naquet : l’intangibilité des principes, qui pouvait même 5892436_ps’appliquer à l’ennemi politique. Lui qui avait tant lutté contre la torture colonialiste n’hésita pas à dénoncer les mauvais traitements dont furent victimes des membres de l’OAS arrêtés et emprisonnés. Pierre était l’ennemi de toutes les bêtises, de tous les intégrismes, de toutes les langues de bois. Il a été de ceux qui m’ont alerté, voici bientôt deux ans, sur les dérives sectaires d’un certain anticolonialisme post bellum, donneur de leçons et manichéen, tel qu’il est exprimé dans le Coloniser, exterminer d’Olivier Le Cour-Grandmaison (20). Nous avons alors, Pierre et moi, cosigné sur ce sujet un article critique, qui fut publié dans Esprit en décembre 2005 (21). Et encore, chez Le Cour-Grandmaison, y avait-il une vraie sincérité, sincérité que l’on ne décèle pas toujours aujourd’hui dans les productions médiatiques ordinaires des entreprises de l’anticolonialisme de marché.

Et l’anticolonialiste vrai que restera pour l’histoire Pierre Vidal-Naquet a très tôt été, aussi, un observateur sans illusion de la bureaucratie militaire qui a étendu son emprise autoritaire sur l’Algérie indépendante, parfois sous le vernis de fragiles fusibles civils. La condamnation sans appel du régime d’oppression et d’injustice que l’Algérie avait subi sous le régime colonial n’empêche en effet en rien de dire sereinement, sans acrimonie, mais fermement, ce qu’il en est du régime sui generis qui la régit depuis près d’un demi-siècle. Bien au contraire : ni l’agressivité ni le culpabilisme ne sont de bonnes boussoles pour l’historien. Et, ajoutera-t-on, sans doute pas davantage pour le politique. Au jour d’aujourd’hui, ce n’est pas réhabiliter l’épaisseur des ténèbres de la Chine traditionnelle que d’affirmer que le livre de Jung Chang et de Jon Halliday (22) consacré à l’énorme, et sans précédent système de terreur de Mao Tsé Toung, est un grand livre d’histoire.

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Pour terminer je ne puis résister à relater cette anecdote dont Pierre Vidal-Naquet m’a fait part : invité à Alger au dixième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, il s’est trouvé être voisin à la tribune d’Ali Zamoum. Ce fils d’instituteur kabyle, et frère puîné du commandant Salah, qui dirigea en 1959-60 la wilâya 4 (Algérois), avait été ce militant nationaliste algérien qui avait tiré à la ronéo dans son village de Ighil Imoula, le texte de la proclamation du FLN du 1er novembre 1954. Croyant remarquer que les salves tirées pendant la cérémonie faisaient tressaillir tels hauts galonnés entourant le colonel Boumediene, Ali lançant à la cantonnade à Pierre : «Il faut les comprendre, c’est la première fois qu’ils entendent parler la poudre !» C’est que le noyau dur de la substance même du pouvoir algérien était constitué des DAF («déserteurs de l’armée française»), ces «déserteurs par avion» qui, pour la plupart, quittèrent leur affectation d’Allemagne pour gagner Tunis en avion, surtout à partir de 1958 (23) ; et ils ne participèrent pour la plupart à aucun combat. Faut-il ajouter que, si Ali Zamoum fut un temps préfet de Tizi-Ouzou et directeur de la formation professionnelle au Ministère du Travail, il ne fit jamais partie de l’appareil… (24)

Par ses engagements sans concession, par sa rectitude, par son humour aussi, Pierre Vidal-Naquet nous manque déjà. Nous devons être nombreux à être désorientés. Que Geneviève, leurs enfants et petits-enfants sachent combien l’auteur de ces lignes, et plus largement l’équipe de Confluences Méditerranée*, prennent part à sa peine et lui adressent leur salut plein de respectueuse affection.

Gilbert Meynier

 

 

1 - Pierre Vidal-Naquet, Mémoires 2, Le Trouble et la lumière, 1955-1998, Paris, Seuil/La Découverte, 1998, p. 356.
2 - La Société française,  tome 1 : de 1840 à 1914 ; t. 2 : de 1914 à 1968, Paris, Arthaud, 1969.
3 - Paris, Aubier-Montaigne, 1977.
4 - Sans doute plus connu aux Etats-Unis et en Italie qu’en France, il écrit maintenant beaucoup en anglais et en italien –il est en train d’achever une synthèse sur l’histoire de l’audiovisuel en Italie.
5 - Paris, Maspero, 1981, réédit. La Découverte, 2005.
6 - Paris, Les Belles Lettres, 1964, réédit. Macula, 1983 et 1992.
7 - Paris, Maspero, 1972 ; réédit. La Découverte, 2004, 2005.
8 - Paris, La Découverte, 1991, réédit. Seuil, 1995.
9 - Paris, Perrin, 2000.
10 - Paris, Les Belles Lettres,  2005. Bien que non spécialiste, je me suis permis, en amateur, d’en faire un compte-rendu pour Confluences Méditerranée.
11 - Paris, Éditions de Minuit, 1958, réédit. et augmentée, Minuit, 1989.
12 - Paris, Éditions de Minuit, 1962, réédit. La Découverte, 2002.
13 - Paris, Éditions de Minuit, 1972, réédit. : Maspero, 1975 ; La Découverte, 1983 ; Éditions de Minuit, 1998.
14 - Paris, Maspero, 1975, réédit. La Découverte, 2001.
15 - Paris, La Découverte, 1989.
16 - Paris, Le Seuil, 1969.
17 - Paris, Le Seuil, 1988.
18 - Paris, La Découverte, 1987, réédit. Le Seuil, 1995.
19 - Paris, La Découverte, 1993, réédit. 2002.
20 - Paris, Fayard, 2005.
21 -  Coloniser, exterminer : de vérités bonnes à dire à l’art de la simplification idéologique, p. 162-177.
22 - Mao, Paris, Gallimard (coll. Biographies), 2006.

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* cet article doit paraître dans la revue Confluences Méditerranée que nous remercions de nous avoir autorisé la co-publication de l'article de Gilbert Meynier.

 

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- hommage à Pierre Vidal-Naquet sur le blog du Département d'histoire de l'université Paris VIII/Saint-Denis

 

- Quelques indications biographiques et bibliographiques relatives à Pierre Vidal-Naquet, par Taos Aït Si Slimane

 


 

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27 août 2006

Charles-Robert Ageron, historien de l'Algérie coloniale (Daniel Rivet)

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Histoire de l'Algérie contemporaine, tome II. De l'insurrection
de 1871 au déclenchement de la guerre de libération (1954),
Charles-Robert Ageron, Puf, 1979

 

Charles-Robert Ageron,

historien de l'Algérie coloniale

Daniel RIVET

 

Le colloque sur "La guerre d'Algérie au miroir des décolonisations françaises", dont Daniel LefeuvreCharles_Robert_Ageron (université de Paris VIII) et Anne-Marie Pathé (IHTP) ont été les initiateurs, est l'occasion de rendre, enfin, l'hommage qui lui est dû à un historien qui a marqué de son empreinte au moins trois feuillets du livre de la recherche historique : l'Algérie au temps des Français, l'opinion française et la question coloniale, les "chemins de la décolonisation" en France et dans le reste de l'Europe, en collaboration avec un réseau de chercheurs coordonnés par l'Institut Français d'Histoire d'Outre-mer à Aix et l'Institut d'Histoire du Temps Présent à Paris. Les organisateurs de cette manifestation n'ont pas cherché, comme nos collègues maghrébins qui nous ont heureusement précédés en tenant l'important colloque de Zaghouan en Tunisie en 1995, à vous rendre hommage sous la forme d'un bouquet de contributions illustrant chacune une facette des recherches historiques en cours sur le Maghreb. Ils ont préféré vous rejoindre là où, aujourd'hui, vous avez planté votre tente de chercheur : au coeur de la guerre d'indépendance de la nation algérienne. Aussi voudrez-vous bien, Monsieur Ageron, prendre connaissance des communications qui suivront, comme s'il s'agissait d'avisos escortant le navire-amiral pour une expédition scientifique au long cours, mais nullement les interpréter comme le rugissement de sirènes de cuirassés qui saluent la dernière sortie en mer du navire-phare de la flotte.

C'est à l'homme qui fréquente ces dernières saisons le centre des archives de l'armée de terre à Vincennes, avec la régularité de Kant opérant sa promenade de l'après-midi à Könisberg, qu'ils tiennent à manifester shat_en_noirleur estime, leur admiration et leur amitié. Car voilà une des premières donnée signalétiques pour vous poirtraiturer : vous êtes au travail inlassablement. Vous conservez une boulimie d'archives et une fringale d'écriture qui constituent un exemple pour nous, petits travailleurs qui fatiguons vite ou bien paresseux que l'obligation d'être chercheurs tient en haleine. Les jeunes historiens n'ont pas manqué de relever ce trait. Il y a peu, une étudiante en maîtrise me disait qu'elle vous regardait compulser votre carton d'archives, lorsque son attention faiblissait, pour se redonner du coeur à l'ouvrage. Cette anecdote définit ce que vous êtes d'abord pour nous : la statue du commandeur quand nous sommes tarabustés par le constat que nos recherches n'aboutiront pas ou bien qu'elles ne font plus sens pour nous.

C'est à une manière de pratiquer la recherche historique qu'isl tiennent aussi à rendre hommage. Elle consiste à construire une oeuvre et à la soumettre à la critique des lecteurs. Autours de vous s'est agrégé un cercle de chercheurs qui vous soumettent également leurs travaux et ils aiment que vous preocédiez à la lecture exigeante de leurs écrits. Ainsi s'est constitué non pas une mouvance d'élèves se réclamant de vous comme d'un maître initiateur d'une nouvelle manière de faire de l'histoire, mais un cercle de chercheurs qui se rattachent à vous non par un lien de subordination institutionnalisé, mais parce que vous êtes leur conscience critique, parce qu'ils savent que c'est vous qui êtes le plus savant, parce qu'ils ont le sentiment, les uns les autres, de vous devoir une partie de ce qu'ils sont devenus.

Vous n'avez pas fondé de "zaouïa". Autour de vous ne gravite pas une "Braudélie" ou une "Rémondie", avec ses grands barons et ses petits châtelains. Mais autour de vous travaille un réseau informel de chercheurs qui vous lisent et qui vous donnent à lire ce qu'ils produisent. Cet in-group, où on distingue au moins trois strates générationnelles (vos pairs, vos cadets, de jeunes pousses prometteuses), entretient avec vous le commerce des idées dans une atmosphère de rare liberté intellectuelle. Car voici votre deuxième caractéristique : vous êtes un esprit libre, dégagé de toute inféodation à une chapelle historique, de toute attache à une institution de savoir, avec ce qu'elle engendre inévitablement de quasi ecclésial. Jusqu'à ce que vous trouviez à l'IHTP un espace de recherche scientifique taillé à votre aune, vous avez déambulé à travers le dédale des lieux de production du savoir et votre résistance aux pensées toutes faites et aux instituts de recherche pratiquant l'auto-congratulation eut pour contrepartie, de votre part, le consentement à la solitude.

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Bilda, place d'armes, 1920

 

Vous ayant dit quelle place vous occupez dans notre corps de métier et parce que, comme le disait Marrou, l'histoire est inséparable de l'historien qui la fait, je voudrais évoquer l'historien avant de parler un peu de votre oeuvre algérienne. Je le ferai à pas de colombes, parce que, tous, nous savons combien vous vous refusez à l'usage délicieux et frivole de l'égo-histoire. Vous invoquez volontiers la clause du h'urm dès qu'on vous questionne au-delà de l'enceinte de votre oeuvre scientifique. Il me semble, tout de même, que deux données sont fondamentales pour comprendre la singularité de votre parcours scientifique.

En premier lieu, vous appartenez à la génération, ô combien féconde, des historiens qui sont entrés à l'âge adulte au cours de la Deuxième Guerre mondiale avec tous les choix que cela a pu impliquer. Et d'abord de se soumettre au STO ou de s'y soustraire. La guerre : les historiens qui lui survécurent ont oscillé entre deux conduites après 1945.

Ou bien l'oublier, comme ce fut le cas de la deuxième génération des Annales : celle qui s'embarqua dans l'exploration braudélienne de la longue durée et amorça un glissement de l'histoire économique et sociale à l'histoire anthropologique. Du passé immédiat et d'un présent obnubilé par la guerre froide et la décolonisation, les Annales ne soufflèrent mot dans les années 1950. Ce n'est pas un jugement de valeur, seulement un constat. Ou bien l'intégrer dans une vision de l'histoire, où l'événement n'est pas réduit à un fait divers qui fait du bruit. L'événement fait qu'il y a de l'histoire. Et si je ne veux pas être le jouet de cette histoire, je dois le reconstruire le plus exactement, le plus fidèlement possible pour le comprendre et prendre position.

La Deuxième Guerre mondiale vous a donné le goût de l'histoire classique, celle qui pèse de tout son poids sur les hommes (le Guerre et Paix de Tolstoï), en même temps qu'elle vous convainc que l'opération historique a obligatoirement une dimension civique : mieux informer le citoyen pour éclairer ses choix. Deux professeurs à la Faculté des Lettres de Lyon, où vous êtes étudiant, ont été pour vous d'admirables éveilleurs de conscience et vous ont appris à conjuguer l'engagement et la distanciation, à soumettre vos convictions au doute méthodique qui est l'alpha et l'omega de notre discipline : Henri-Irénée Marrou et André Mandouze. Ils vous ont marqué en profondeur en prenant ouvertement position contre Vichy et en s'embarquant dans la résistance spirituelle, celle qui fut impulsée par Témoignage Chrétien. Ce ne fut pas un hasard si votre trajectoire ultérieure croisa celle de ces deux professeurs au moment de la guerre d'Algérie.

Le deuxième événement fondateur de votre conscience d'historien, ce fut votre démobilisation en Algérie, avant même votre affectation, en qualité de jeune agrégé d'histoire, au lycée Gautier à Alger, en 1947. À Sidi bel Abbès, où vous disposez de raltions familiales, vous êtes horrifié d'apprendre par le bouche à oreille l'ampleur encore tue de la répression de ce que vous appellerez plus tard "L'insurrection manquée du Nord Constantinois". Vous réalisez avec effroi que le milieu "pied-noir" est porteur, après la tuerie dont il a été victime, le 8 mai dans la région de Sétif, de cette pulsion de vengeance qui autorise les crimes de masse. À Alger aussi, vous découvrez l'inégalité congénitale entre Français et "Algériens musulmans" (l'expression vous appartient). Alors que vous circulez dans un autobus en qualité de "pathos" en uniforme, vous voulez céder votre place à une musulmane et vous vous faites vertement rappeler à l'ordre par le public européen. De fait, se déroule au cours de cette première expérience de l'Algérie une succession d'incidents où le jeune homme, héritier de valeurs judéo-chrétiennes et porteur d'une conception républicaine de la cité, se trouve en porte-à-faux par rapport à la société coloniale.

Cette plongée si brutale dans le drame algérien qui se noue vous épargne un long apprentissage pour acquérir une conscience anticoloniale ou bien une conscience critique du fait colonial. Votre oeuvre scientifique est suffisamment équilibrée, grâce aux nuances et aux balancements qui corrigent ce qu'une proposition initiale peut comporter d'excessif, pour que votre lecteur puisse opter pour un terme ou l'autre de cette alternative. Ou disons plutôt que votre quête de l'objectivité et votre érudition tiennent si fort votre oeuvre que le lecteur, s'il ne vous résiste pas, se laisse entraîner par votre refus d'entrer dans les catégories de jugement établies une fois pour toutes.

ALGER_1951Quoi qu'il en soit, l'extrême gravité de la situation algérienne ne vous échappe pas dès le début de votre séjour en Algérie, de 1947 à 1956. Elle vous fera opter pour le choix d'une thèse vous faisant remonter non pas aux origines du drame franco-algérien, mais au moment névralgique où la Troisième République opte pour une politique de francisation, c'est-à-dire de négation complète de la personnalité algérienne, et fait ce qu'elle dit, c'est-à-dire l'applique sans restriction, ni précaution. À l'unisson de Charles-André Julien, votre directeur de thèse et votre maître admiré, vous pensez que le problème algérien est trop grave, trop immédiat, pour qu'on se préoccupe d'y introduire les nouveaux questionnements, les nouveaux objets, les nouvelles procédures, qui fécondent et renouvellent l'école historique dans les années 1950-1960. Ce dont il s'agit d'abord, c'est d'exposer à la pleine lumière les données du problème et de faire réfléchir le lecteur sur une question qui menace de défaire la cité républicaine.

Dès lors, depuis quarante cinq ans, vous n'avez de cesse d'explorer l'histoire contemporaine de l'Algérie. Vous l'abordez sous trois angles d'attaque définissant chacun un genre : celui de la thèse d'antan, où on se devait d'élaborer une somme monumentale, celui de l'ouvrage de synthèse, où on se propose de lire une époque, celui de l'article, où on pointe la focale sur un problème en suspens, soit pour compléter l'oeuvre de ses prédécesseurs, soit pour faire remonter un pan du passé occulté.

Votre thèse paraît en 1968 sous le titre Les Algériens musulmans et la France, 1871-1919. Elle représenteAgeron_musul l'entreprise d'archéologie la plus complète qui soit de la strate de colonisation déposée par la Troisième République en Algérie dans ce demi siècle que vous parcourez et une enquête en profondeur, vertigineuse d'érudition maîtrisée, sur la condition des sujets indigènes de la France dans cette province très particulière qu'était l'Algérie française. Le premier apport de cette thèse monumentale est de démontrer, avec une rigueur impeccable, le refoulement d'un peuple par la minorité coloniale aux limites de l'infrahistoire. Qu'il s'agisse de la législation foncière, du régime forestier, de la fiscalité à double détente avec le s"impôts arabes" ou du code de l'indigénat, votre étude est argumentée comme une magistrale plaidoirie en faveur d'un peuple nié, dépersonnalisé et exclu de la cité. Elle est, à rebours, une pièce à conviction implaccable contre l'oligarchie coloniale en Algérie.

Il reste possible de comprendre autrement cette période en s'adossant même à votre travail. On peut affirmer, comme les marxistes férus de structuralisme dans les années 1960, que la colonisation en Algérie, comme ailleurs, faisait système et que les hommes n'étaient que les instruments de ce système. Ou bien on peut mettre en exergue que Paris était, en dernière instance, la clé de voute de la République impériale, que par conséquent, la classe dirigeante locale n'était qu'une courroie de transmission et que c'est la République qui est intrinsèquement colonialiste. Mais, de toute façon, on ne peut, travaillant l'Algérie sur ce demi-siècle, faire l'économie de votre ouvrage, qui reste bien plus que la référence centrale : le socle indéracinable des études portant sur l'Algérie au temps des Français.

 

Beaucoup de vos lecteurs découvrent dans votre thèse un regard posé sur l'histoire auquel vous vous tiendrez par la suite, de sorte que votre œuvre scientifique fait suite à elle-même, à la différence de la majorité de vos contemporains qui seront le jouet des mésaventures de la dialectique ou bien erreront d'une posture historiographique à l'autre pour se cramponner à une avant-garde qui, depuis longtemps, n'est plus une aventure, mais une assurance. La certitude qui arme votre thèse, c'est qu'il y a un ordre du politique doté de sa consistance propre et qu'une démarche citoyenne ou militante peut agir sur lui pour le modifier. Car c'est par la politique que les peuples accèdent à leur histoire, qu'ils cessent de la subir pour l'assumer. Cette autonomie du politique, bien peu de travaux novateurs s'en réclament dans le courant de ces années 1960-1970, quand le Maghreb et, plus généralement, le Tiers-Monde deviennent des places-fortes et presque le territoire réservé d'une philosophie de l'histoire portée par le principe d'explication selon lequel l'infrastructure économique commande au politique, comme le pouvoir est au bout du fusil.

La génération qui accède à la recherche historique aujourd'hui a du mal à réaliser l'ambiance intellectuelle de ces années 1960-1970 et à comprendre le mélange de pouvoirs de persuasion et d'intimidation du marxisme et du gauchisme tiers-mondiste, qui conféraient une explication rationnelle à la poussée imprévisible et mystérieuse de l'événement : en l'occurrence la débâcle des empires coloniaux. Vous avez, Monsieur Ageron, de même qu'un autre grand historien qui était également un esprit libre, Henri Brunschwig, aidé nombre de jeunes chercheurs à trouver leurs marques encore hésitantes, quand ils subissaient quelque peu l'emprise de cette école de pensée, dont on a oublié aujourd'hui la puissance de séduction.

Dans votre thèse déjà, vous mettez en exergue les hommes qui, sur les deux versants de l'Algérie coloniale, ont essayé de modifier un ordre de la cité qu'ils jugeaient inacceptable moralement et catastrophique politiquement : Ismaïl Urbain [photo ci-contre], Émile Masqueray, Jules Ferry, Paul Cambon, le recteur Jeanmaire, entre autres. De même, priviligiez-vous les Algériens musulmans, qui ont pensé et agi en médiateurs entre lesurbain deux communautés : Si Mohammed ben Rahal, le docteur Benthami et tant d'autres dans la mouvance des Jeunes Algériens. Dans la conjonction qui se produit entre Français indigénophiles et Jeunes Algériens, vous retrouviez comme une anticipation de l'alliance, si ténue, mais courageuse, qui se noua en 1956 entre des intellectuels nationalistes algériens et les militants d'Algérie-Espoir, à laquelle vous avez appartenu. Déjà vous affirmez votre prédilection pour les hommes passerelles entre les deux communautés, mais aussi pour les avertisseurs incompris en leur temps, les Cassandre qui crient dans le désert. Vous exhumerez de l'océan d'indifférence deux hommes, Ferhat Abbas et Maurice Viollette, qui furent les mécontemporains d'une époque qui s'aveuglait sur la pérennité du phénomène colonial. récemment, vous affirmiez du premier qu'il aurait pu être le Mandela de l'Algérie.

 

Annoncé par un Que sais-je ? bondissant d'intelligence historique, qui donne la réplique à celui, magistral, de Pierre Bourdieu consacré à la sociologie de l'Algérie, votre tome 2 de l'Histoire de l'Algérie socioalGcontemporaine, paru en 1979, prolonge le tome 1 dû à la plume étourdissante de Charles-André Julien. Il constitue une fresque complète de l'Algérie, du triomphe des colons au commencement de la fin, qui s'accélère après 1945. Il faut se hasarder dans l'entreprise d'écrire une histoire du Maghreb contemporain pour comprendre à quel point ce maître-livre est sans équivalent dans les protectorats, sur lesquels on dispose d'essais historiques, de qualité certes, mais qui n'ambitionnent pas d'être synthétiques, pour ne pas dire panoptiques, comme le vôtre.

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Au vu de votre tome 2, le lecteur est sensible à l'équilibre que vous avez maintenu entre les deux Algéries, qui se juxtaposent sans se compénétrer, sinon à la marge : sur des franges d'interférences qui ne vous échappent nullement. On vous savait avoir des affinités avec les Jeunes Algériens. Vous redonnez pourtant au mouvement des oulémas réformateurs et aux nationalistes plébéiens, entraînés dans le sillage de Messali Hadj, toute leur importance et leur consistance propre sans marquer de préférence. On vous situait comme un homme ayant peu d'affinités pour les extrêmes. Sur les communistes d'Algérie après 1945, vous nous projetez un éclairage qui fait abstraction de vos préférences partisanes. Vous nous démontrez que ces soi-disant sépératistes étrangers à la communauté française étaient les seuls à imaginer une cité franco-algérienne où il y eut de la place pour tous les habitants de l'Algérie et qu'ils constituaient uncamus_couv parti-charnière entre les deux communautés religieuses. Extrémistes les communistes algériens ? Nullement, mais hommes de l'intermédiation de plus en plus marginalisés par la bipolarisation raciale.

On peut évidemment projeter sur cette époque un autre éclairage. Peut-être ici l'homme de passion que vous êtes - vous qui êtes impassible et sensible à l'extrême - surprend sur un point  l'homme de rigueur impitoyable que vous n'êtes pas moins. C'est quand vous parlez du peuple des "pieds-noirs". En 1979, il est vrai, Le premier homme de Camus est encore inédit, qui nous révélera la charge d'inquiétude existentielle de ces hommes qui se sentent comme des enfants trouvés sur la terre d'Algérie, et qu'il faut lire en parallèle avec Ndejma de Kateb Yacine pour comprendre le flottement identitaire qui travaille les uns et les autres : ce qui se joue de déchirant, de paroxystique entre ces orphelins sur les versants opposés d'une Algérie à l'histoire rompue, au présent hybride et à la ligne d'horizon si incertaine, parce qu'orpheline de père. Peut-être eussiez-vous pu, en vous appuyant sur les témoignages d'Emmanuel Roblès, Jean Senac, Jean Pellegri, Jean Daniel, Marie Cardinal et de tant d'autres qui n'ont pas percé l'anonymat des fantassins de l'histoire, restituer une Algérie française à la topographie plus complexe et plus douloureuse que vous ne la donnez à voir.

 

En contrepont de ces grands ouvrages, il y a la myriade d'articles que vous avez consacrés à l'Algérie, où ruisselle votre savoir immense et bouillonne votre soif de nuancer, de corriger les travaux des autres. Vous y laissez libre cours à votre tempérament je ne dirais pas de polémiste, mais de chercheur de vérités qui ont été bousculées par des travaux aveuglés par des préjugés. Vous avez exercé sur la communauté des historiens ce droit de remontrance (nasîha) exercé par les ‘ulama sur le prince pour l'exhorter à rester sur le droit chemin. J'évoquerai quelques-unes, seulement, de vos dernières mises au point sur des points chauds de l'histoire du temps présent, qui sont des admonestations adressées à ceux qui diluent la vérité pour servir une explication partisane ou bien l'allongent pour qu'on braque sur eux le projecteur des médias.

Je vise ici vos écrits ponctuels sur le nombre de victimes de mai 1945 et de fin août 1955 et, plus globalement, le nombre des morts algériens au cours de la guerre d'indépendance, de même que vos mises au net sur le drame des harkis ou sur les fluctuations de l'opinion publique de 1954 à 1962. Ce qui caractérise ici votre démarche, c'est l'absence totale de complaisance pour toutes les vérités reçues ; c'est la mobilisation de toutes les ressources de votre immense savoir pour parvenir à une plus juste appréciation du réel. Cette exigence de remise en cause des savoirs établis, vous l'exercez sur vous-même et vous vous corrigez durement ; je fais allusion, entre autres, à votre première approche de l'émir Khaled, avant qu'on sache la teneur de son adresse à Wilson, en 1919.

Vous aimez démystifier les lectures idéologiques de l'histoire. Vous traquez avec acharnement les traces du passé pour corriger les chiffres qui empoisonnent l'imaginaire des peuples et alimentent la guerre des mémoires. Vous ne croyez pas à la mémoire, toujours menacée d'être manipulée et de devenir non plus une mémoire vive, porteuse de libertés pour les consciences individuelles, mais une mémoire obligée, qui les enferme dans des croyances collectives, où la passion opacifie la connaissance. Volontiers, vous soucrivez, en la transcrivant en version laïque, à l'injonction de l'apôtre Paul de Tarse : "Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres". Effectivement, vous avez la certitude qu'on doit faire la vérité sur un problème historique, parce que vous croyez au réel et que vous savez qu'il se venge, lorsqu'on le maltraite à force d'approximations et de contresens. Vous pensez qu'on peut parvenir à un "récit vrai" de l'histoire. On plaisante gentiment votre néo-positivisme. On devrait plutôt saluer votre réalisme critique.

Vous reconstruisez le réel en vous astreignant à l'ascèse de l'exigence de la preuve documentaire. Certains pourraient incriminer votre état d'esprit et vos procédures de juge d'instruction. Vous rétorquez que l'histoire de l'ère coloniale est trop grave et lourde d'enjeux de mémoire pour qu'on l'abandonne aux historiens qui croient à la mémoire autant qu'à l'histoire. En s'inspirant de Paul Ricoeur, on pourrait que l'historien en vous opère comme l'analyste dans la cure psychanalytique pour clarifier une conscience civique obscurcie par le travail de la mémoire, qui reste toujours hasardeux et producteur de faux sens. Mais je n'irai pas plus loin dans ce débat, où votre confiance absolue dans la suprématie de l'indice écrit sur le témoignage oral vous engage à une fructueuse confrontation de points de vue avec nos plus jeunes collègues.

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salle de lecture des archives diplomatiques à Nantes

 

Certains, de même, pourraient regretter que vous ne nous ayez pas délivré le mode d'emploi de votre oeuvre et c'est un fait qu'on ne trouve pas de discours de la méthode sous-jacent dans vos maîtres-livres. À ceux-là, vous pouvez rétorquer en transposant la formule de Matisse : "Ce qui compte, ce n'est pas ce que dit un peintre, c'est ce qu'il peint". De même pour l'historien. Vous n'avez donc pas fait dans la miniature surchargée de signes exigeant un décrypteur pour les déchiffrer. Vous avez peint de larges fresques historiques, comme d'autres ont écrit des romans fleuves historiques, où, comme dans votre oeuvre, on voit le travail du temps exercer ses effets.

Je ne sais trop quel grand spirituel du XXe siècle a dit :"Nous naissons vieux, il faut apprendre à mourir jeunes". Monsieur Ageron, vous nous précédez de beaucoup dans l'acquisition de cet état d'esprit grâce auquel on se déprend de l'obsession, si légitime à ses débuts dans le métier, de creuser sa trace dans le territoire de l'historien. Ce qui vous importe depuis longtemps, c'est de servir notre discipline scientifique et de transmettre une éthique de la profession. Vous nous objurguez de maintenir le cap de la connaissance historique, parce que vous croyez avec un élan contagieux à l'accès à la vérité historique par le travail de la recherche. Vous êtes devenu notre naqîb ; je veux dire le syndic doyen des études historiques sur le Maghreb et le phénomène colonial en France. Mais vous êtes restés notre shâb : le plus jeune d'entre nous par l'appétence qui vous caractérise, quand vous déliez avec une fiévreuse impatience les ficelles retenant la liasse de papiers commandée la veille au service d'archives du fort de Vincennes, à la manière d'un étudiant dont c'est le premier contact avec l'archive. Car, plus qu'aucun d'entre nous, vous restez un historien affamé d'archives comme l'ogre de chair fraîche, ainsi que le recommandait Marc Bloch dans son Apologie du métier d'historien.

Daniel Rivet (2000), in
La guerre d'Algérie au miroir des décolonisations françaises,
actes du colloque en l'honneur de Charles-Robert Ageron
,
Sorbonne, novembre 2000,
Société française d'histoire d'outre-mer, 2000, p. 5-16.

 

 

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cartons d'archives au Caom (Aix-en-Provence, juillet 2004)

 

quelques liens

  • texte de Charles-Robert Ageron (1984) : L'Exposition coloniale de 1931 : mythe républicain ou mythe impérial ? [lire]
  • bio-bibliographie parue sur le site de la Société française d'histoire d'outre-mer (SFHOM) [lire]

 

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Ageron, Alger, annés 1950
Charles-Robert Ageron, Alger, annés 1950

 



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26 août 2006

Lyautey (1854-1934) – notice biographique (Michel Renard)

Lyautey, Madagascar, 1897-1898
Lyautey à Ankazobé (Madagascar), 1897-1898

 

Lyautey (1854-1934)

notice biographique

Michel RENARD

 

Devenu une légende vivante, pour son œuvre dans le Maroc colonial, Lyautey (1854-1934), avait 58 ans d'une histoire militaire française avant cet épisode. Un passé et une carrière presque traditionnels. Pourquoi s'est-il distingué jusqu'à devenir cette figure épique de la France impériale ?

Louis Hubert Gonzalve Lyautey est né le 17 novembre 1854 à Nancy dans une famille aux origines aristocratiques, comptant des militaires de haut rang. En mai 1856, il fait une chute du balcon familial,place_Stanislas place Stanislas [ci-dessous], en regardant passer le cortège de baptême du Prince impérial, fils de Napoléon III. Il tombe d'un étage, traverse le store d'un magasin puis cogne le plastron providentiel d'un cuirassier à cheval. Sa survie miraculeuse condamne cependant le petit enfant à une opération pour des douleurs lombaires suivi d'un alitement qui dura deux ans. Le jeune garçon est contraint aux béquilles et même au port fréquent d'un corset orthopédique jusqu'à l'âge de douze ans. Cette expérience forgea son caractère et l'inaction forcée le mit au contact de la lecture, des rêveries et d'un entourage féminin. Alternant une scolarité au lycée avec l'instruction donnée par un répétiteur à la maison, Lyautey devient bachelier en 1872. Puis, sous la direction des jésuites de l'école Sainte-Geneviève, il prépare simultanément l'entrée à l'École Polytechnique et à Saint-Cyr qu'il intègre en 1873 à l'âge de dix-huit ans.

En 1874, il fait la connaissance du capitaine Albert de Mun, monarchiste attentif au sort des ouvriers et apôtre d'un "catholicisme social" qui influença durablement Lyautey. Celui-ci est nommé sous-lieutenant à sa sortie de Saint-Cyr en 1875, et accède à l'école d'application d'état-major dans une promotion d'une vingtaine de jeunes officiers. Il en sort avec le grade de lieutenant à la fin décembre 1877 et décide de consacrer une permission de deux mois à un périple en Algérie. La terre africaine, sa lumière, le lyrisme de ses paysages et de ses couleurs, l'ivresse de ses parfums saisissent immédiatement le jeune Lorrain. Ce voyage donne corps aux visions rêveuses de son enfance.

Teniet_el_Ha_dOfficier de cavalerie, Lyautey retrouve l'Algérie à l'été 1880 pour deux ans : Orléansville, Alger puis le sud algérien. En garnison à Teniet El-Haad, il affronte la solitude désertique et médite sur sa foi. «Il faut imaginer, ce lieutenant de vingt-cinq ans, seul en plein bled avec quelques soldats, et qui étendu sur un divan, couvre un papier arabe de tableaux synoptiques de saint Marc et de saint Luc. Le résulta de ses travaux l'effraya. Il éprouva un grand trouble. Il était seul. Il ne pouvait consulter personne. Il fit venir des livres de Renan, qui l'intéressèrent mais ne le touchèrent pas. Il cessa de pratiquer avec exactitude.» (André Maurois). En décembre 1882, il doit rentrer en métropole, dans les Vosges… puis à Saint-Germain-en-Laye en 1887 où il reçoit le commandement du 1er escadron du 4e régiment de chasseurs à cheval. C'est de cette époque que datent ses réflexions sur la mission de l'officier.

Le 15 mars 1891, la Revue des Deux Mondes publie son article : "Du rôle social de l'officier dans le service militaire universel". Les commandements de cavalerie se succèdent : Gray (Haute-Saône) puis Meaux (Seine-et-Marne). En 1894, le commandant Lyautey, âgé de quarante ans, est affecté en Indochine. Jusque-là, en vingt ans de carrière militaire, et à l'exception de ses deux années algériennes, il n'a connu que les garnisons de métropole, le temps de paix et jamais le combat.

Au Tonkin, il seconde le colonel Gallieni à la frontière chinoise et essuie son premier feu de guerre àLyautey_bureau_new Ké-Tuong en avril 1895. Il participe à l'administration de la région occupée et accède aux fonctions politiques en tant que directeur du cabinet militaire de Rousseau, gouverneur général de l'Indochine. En mars 1897, Lyautey rejoint Gallieni à Madagascar insurgée où il reçoit le commandement d'une région hostile à la nouvelle autorité française. Il fixe son quartier général à Ankazobé [photo ci-contre].

Pendant plus d'un mois, Lyautey poursuit les rebelles : la tactique des colonnes convergentes, apprise auprès de Gallieni, fait son succès. Au lieu de déporter le chef vaincu, il le réintègre dans ses fonctions mais sous l'autorité française, pratiquant ainsi cette politique "d'alliance" qu'il affectionna par la suite. "Montrer sa force pour ne pas avoir à l'utiliser", disait-il.

En septembre 1897, Lyautey obtient le grade de lieutenant-colonel. Son expérience d'administrateur, de "civilisateur" à la Gallieni, s'étend avec l'aménagement et "l'œuvre de résurrection" qu'il impulse dans tout le nord-ouest de l'île. Pour ce militaire, c'est la mise en valeur qui justifie la colonisation. Lors d'un séjour en métropole de 1899 à 1900, il sollicite des soutiens pour son action. Son discours à l'Union Coloniale est publié par la Revue des Deux Mondes sous le titre "Du rôle Maison_Lyautey___Madagascarcolonial de l'armée". Rentré à Madagascar, et basé à Fianarantsoa de 1900 à 1902 [photo : maison de Lyautey à Madagascar], Lyautey exerce l'autorité française sur un million de personnes et sur un territoire représentant le tiers de cette grande île…!

 

 

Rentré à Paris en juin 1902, il est mal à l'aise face aux conséquences de l'affaire Dreyfus (alors qu'il n'a jamais été anti-dreyfusard), et face à l'offensive anti-cléricale de la gauche radicale-socialiste. Il reçoit, sans enthousiasme, le commandement du 14e hussards établi à Alençon dans l'Orne. L'horizon provincial l'ennuie profondément. Heureusement, à la suite d'une rencontre avec Charles Jonnart, gouverneur de l'Algérie, son sort renoue avec l'Afrique. Lyautey est nommé commandant de la subdivision d'Aïn Sefra dans le sud de l'Algérie en même temps qu'il devient général. Il doit pacifier les confins frontaliers avec le Maroc. C'est lui qui, après la mort d'Isabelle Eberhardt, fit rechercher par ses soldats ses écrits emportés par la boue. À la fin de l'année 1906, Lyautey commande la division d'Oran et doit occuper Oujda en 1907 en riposte à l’assassinat du docteur Mauchamps à Casablanca.

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Lyautey à Oujda en 1907

 

Les événements le poussent toujours plus dans les affaires marocaines : intervention contre le soulèvement des Beni-Snassen (novembre 1907) et charge de haut-commissaire pour la zone marocaine occupée à Oujda. Il parvient à convaincre Clemenceau, au départ hostile, de la justesse de sa politique au Maroc. En 1910, cependant, le général est nommé à la tête du Xe corps d'armée à Rennes jusqu'au début de 1912.
Lyautey_en_1912_photoQuand la convention de Fès (mars 1912) établit le protectorat français sur le Maroc, Lyautey est tout désigné pour en être le premier Résident général. Instruit par ses séjours indochinois et malgache, ainsi que par l'expérience des bureaux arabes en Algérie (1833-1870), il refuse la politique d'assimilation et d'administration directe. [photo : Lyautey en 1912]

Il s'engage dans la recherche d'une collaboration avec les élites civiles et religieuses : restauration de l'autorité du makhzen (gouvernement central) avec un nouveau sultan, Moulay Youssef (1912-1927). Les colons ne peuvent procéder à la dépossession foncière comme cela avait été en Algérie. La justice, l'enseignement, l'artisanat, sont protégés par la "politique indigène" du protectorat. Admirateur des valeurs et du patrimoine marocain, Lyautey a pratiqué une "politique des égards", déférente à l'égard de l'Islam. Après la "pacification", il impulsa une modernisation de ce vieux pays : infrastructures, développement urbain (Rabat, port de Casablanca). Au sommet de sa gloire, il est élu à l'Académie française en novembre 1912. Appelé par Briand au ministère de la Guerre en décembre 1916, il se sent manipulé par celui-ci et sans prise sur les événements. En avril 1917, il démissionne et retourne au Maroc.

Il avait dit, lors de son premier mandat de Résident général : "Je n'ai tenu le Maroc que par ma politique musulmane" et son bilan plaide en sa faveur. En 1920, il défend ses options et demande une politique de ménagement à l'égard de la Turquie. En 1921, il reçoit la dignité de maréchal de France. Le 19 novembre 1922, il préside la cérémonie d'ouverture des travaux de la Mosquée de Paris. Épuisé par la tâche, Lyautey doit subir des opérations chirurgicales à Paris. C'est le moment de la guerre du Rif déclenchée dans le nord du Maroc par Abd el-Krim. En désaccord avec les dirigeants du Cartel des Gauches, il se retire en 1925. Ses adversaires - colons du Maroc et de l'Algérie – sont satisfaits car il lui reprochaient sa politique "indigène". Lyautey vit désormais dans sa propriété de Thorey en Lorraine.

En 1931, il préside l'Exposition coloniale au bois de Vincennes. Lyautey meurt le 27 juillet 1934 après quelques heures d'agonie. L'année suivante, sa dépouille est transportée à Rabat dans le mausolée (une blanche kouba) où il avait souhaité reposer. Mais le 21 avril 1961, les cendres du maréchal sont ramenées en France et placées par le général De Gaulle aux Invalides le 17 mai.


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mausolée du maréchal Lyautey à Rabat

Michel Renard (janvier 2006)




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25 août 2006

L'Exposition coloniale de 1931 : mythe républicain ou mythe impérial (Charles-Robert Ageron)

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L'Exposition coloniale de 1931

Mythe républicain ou mythe impérial ?

Charles-Robert AGERON

 

Voici plus de vingt ans que l'Homme blanc a déposé partout dans le monde le «fardeau colonial» dont parlait Kipling ; partout il reste pourtant fustigé, parfois condamné pour crime contre l'humanité. Dès lors il devient difficile d'imaginer ce temps, proche encore, où triomphait avec bonne conscience l'impérialisme colonial. Qui veut célébrer la République se garde de rappeler qu'elle s'est enorgueillie, quasi unanimement, de son œuvre coloniale.

Et pourtant quel écolier de jadis ne se souvient d'avoir appris dans les manuels de l'école laïque que «l'honneur de la IIIe République est d'avoir constitué à la France un empire qui fait d'elle la seconde puissance coloniale du monde». «La colonisation, couronnement et chef-d'œuvre de la République», sur ce thème la franc-maçonnerie se sentait d'accord avec l'Académie française et les convents radicaux avec les assemblées des missionnaires. Tout écrivain, tout historien du monde contemporain, ou presque, se croyait tenu dans l'entre-deux-guerres de célébrer «l'œuvre civilisatrice de la IIIe République». Sait-on que Daniel Halévy, historien pourtant non conformiste et modérément républicain, après avoir écrit La République des ducs et La République des notables entreprit la rédaction d'un troisième ouvrage ? Il se fût intitulé La République des colonisateurs. Mais, après la défaite de 1940, le coeur lui manqua et le triptyque fut interrompu.

De quand date cette unanimité troublante ? De la Grande Guerre durant laquelle «les colonies ont bien mérité de la patrie», disait-on dans les années 1920. La guerre aurait révélé aux Français l'immensité, les richesses et l'avenir illimité de la «Plus Grande France». Aujourd'hui l'idée s'est accréditée, semble-t-il, que ExpoColo1Detl'apothéose de l'Empire colonial et l'apogée de l'idée coloniale en France se situeraient, tous deux, dans les années 1930 et 1931. Les fêtes du Centenaire de l'Algérie et celles de l'Exposition coloniale de Paris auraient clairement manifesté alors le triomphe de l'Empire colonial français. Elles mériteraient d'en rester le symbole.
L'Exposition coloniale, ainsi devenuel'une des dates et l'un des lieux de mémoire de la IIIe République, ce fait interpelle l'historien. Fut-elle décidée et construite pour célébrer le grand œuvre de la République colonisatrice? Servit-elle la gloire de la République auprès des Français ? Après sa clôture, la grande fête de Vincennes ne laissa-t-elle comme le bois lui-même qu'un tourbillon de feuilles mortes ? Ou bien ce spectacle provisoire devint-il musée imaginaire, référence obligatoire pour des générations brusquement confrontées au ressac anticolonial de l'histoire ? Oui ou non, l'Exposition de Vincennes fut-elle ce lieu où s'enracina pour l'avenir la mémoire de la République coloniale ?

 

La tradition de L'Exposition coloniale

Peut-être n'est-il pas superflu de rappeler qu'avait 1931 courait déjà en France une longue tradition de l'exposition coloniale : On ne remonterait pas jusqu'au second Empire, malgré la présence attestée d'une section coloniale à l'Exposition de 1855, si les Parisiens ne connaissaient l'observatoire météorologique du parc Montsouris. Or cette curieuse construction fut édifiée à l'image fidèle du palais tunisien du Bardo où fut signé le traité de 1881. Lors de l'Exposition internationale de 1867, elle constituait le pavillon de la Tunisie, alors État indépendant.

C'est donc rétrospectivement qu'elle a pris valeur de premier monument «colonial» laissé à Paris par une exposition. En revanche, il n'est rien resté de l'Exposition permanente des colonies installée au Champ-de-Mars en 1867. Onze ans après, à l'exposition de 1878, on édifia au moins un vrai bâtiment colonial, fort miniaturisé semble-t-il, puisque le critique Henri Houssaye commentait : «Toute l'Algérie en 50 m2» pour présenter cette pâle reproduction de la mosquée Sidi bou Médine de Tlemcen, à laquelle on avait accolé un bazar tunisien et une boutique marocaine.


Amsterdam, 1883

 En fait, c'est en 1889 que, pour la première fois, les colonies eurent droit à une organisation étendue au sein de l'Exposition internationale universelle. Autour d'un pavillon central se groupaient sur l'esplanade des Invalides diverses constructions de taille normale abritant essentiellement des collections d'objets coloniaux, mais aussi des réductions de cités africaines et asiatiques. De l'avis des contemporains avertis, elle fut pourtant un échec pour la propagande coloniale.

Certes, les visiteurs purent marchander dans des souks algériens et tunisiens et se divertirent au spectacle d'un théâtre annamite et d'un concert arabe. Mais les badauds regardèrent surtout les danseuses algériennes à l'établissement dit de La Belle Fatma et les soldats noirs ou jaunes, ces derniers étant jusque-là inconnus en France. Jules Ferry ne put cacher son indignation devant le succès malsain de ces spectacles. Quant à Abel Hermant, il ne se souvenait plustard que «des palais bleus et des ânes de la rue du Caire» identifiés abusivement par lui au domaine colonial. L'exotisme l'avait donc emporté sur la vision coloniale.

En 1900, lors de la Grande Exposition universelle, l'œuvre coloniale de la République fut présentée enfin avec éclat dans les jardins du Trocadéro, et ce grâce à l'aide efficace du tout-puissant Eugène Étienne, patron des coloniaux. Cette section coloniale visait expressément à la propagande pratique au point de vue commercial et éducatif, mais on sacrifia aussi beaucoup au pittoresque. On y exhiba sans complexe «les citoyens de nos colonies militaires ou civils, artisans exerçant leurs métiers sous les yeux du public».

 

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Dès lors la tradition s'imposa dans toutes les expositions de réserver une place aux colonies françaises. Un comité national des expositions coloniales créé en 1906 intervint dans toutes les expositions françaises ou étrangères, notamment dans l'Exposition nationale coloniale de Paris en 1907 et l'Exposition franco-britannique de Londres en 1908.

 

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Exposition coloniale, 1907

 

Le projet d'Exposition coloniale internationale

de 1913 à 1927

En 1910, par lassitude des expositions universelles depériodicité undécennale, on songea pour des raisons plus esthétiques que nationales à une exposition de l'exotisme. Il fut notamment question d'édifier en grandeur naturelle à Paris une vision de l'orient et de l'Extrême-Orient. Puis, sous l'influence d'un membre actif du parti colonial, Louis Brunet, l'idée se transforma en un projet différent : il s'agissait de mettre sous les yeux des visiteurs en un raccourci saisissant tous les résultats de la colonisation française et européenne. Le programme élaboré en 1913 précisait : «Notre empire d'outre-mer s'est étendu, son organisation s'est perfectionnée, ses merveilleuses ressources se sont accrues. Il convient d'en établir le bilan, d'en tracer le vivant inventaire, de placer le public, l'opinion devant les faits et les résultats. C'est l'oeuvre d'une exposition.»

Cette exposition devait être internationale, s'ouvrir en 1916 et comporter l'édification à Paris d'un musée permanent des colonies, ce musée qui manquait encore à la France alors que tous les grands États avaient déjà le leur. Comme Paris et Marseille se disputaient l'honneur d'organiser cette grande manifestation, le gouvernement décida que Marseille aurait une Exposition coloniale nationale en 1916. Il se réservait de mettre sur pied pour 1920 l'Exposition coloniale internationale de Paris.

La guerre arrêta bien entendu tous les travaux préparatoires, mais dès la fin des hostilités, le 13 novembre 1918, la chambre de commerce de Marseille décida la reprise de son projet. De son côté, le conseil municipal de Paris demandait le 27 décembre 1918, pour 1920 ou 1921, une «exposition coloniale interalliée» excluant la «participation de nos ennemis qui se sont mis hors des lois de toute civilisation». Ce «grandiose projet» fut repris dans une proposition de loi présentée par trente-quatre députés du parti colonial. Selon le rapporteur, le député de la Cochinchine, Ernest Outrey, cette exposition de 1921 «constituera une manifestation de la puissance coloniale française destinée à démontrer au monde les résultats obtenus par vingt-cinq ans de politique indigène». Le Parlement se prononça finalement en faveur d'une Exposition coloniale nationale à Marseille en 1922 ; quant à l'Exposition coloniale interalliée, elle aurait lieu à Paris en 1925.

 

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Ainsi fut consacré par la loi du 7 mars 1920, soit sept ans après que l'idée eut été lancée, le principe d'une exposition coloniale internationale. Le ministre des Colonies, Albert Sarraut, en définit peu après l'esprit : «L'exposition doit constituer la vivante apothéose de l'expansion extérieure de la France sous la IIIe République et de l'effort colonial des nations civilisées, éprises d'un même idéal de progrès et d'humanité. Si la guerre a largement contribué à révéler les ressources, considérables que peuvent fournir les colonies au pays, l'Exposition de 1925 sera l'occasion de compléter l'éducation coloniale de la nation par une vivante et rationnelle leçon de choses. À l'industrie et au commerce de la Métropole, elle montrera les produits qu'offre notre domaine colonial ainsi que les débouchés infinis qu'il ouvre à leurs entreprises.»

Pendant plusieurs années, la classe politique glosa sur ces thèmes impérialistes et utilitaristes. La date de 1925 ne put toutefois être retenue car on s'aperçut très tard qu'il fallait la réserver à l'Exposition internationale des arts décoratifs. En la retardant à 1928, on décida de lui rendre son caractère pleinement international, notamment pour y faire place aux Pays-Bas, troisième puissance coloniale du monde. L'accent fut mis aussi sur la colonisation comme «œuvre de civilisation qui crée entre les peuples à la fois une solidarité et une émulation utiles et fécondes».

Cependant le commissaire général désigné en 1920, le gouverneur général Angoulvant, dut abandonner ses fonctions après avoir été élu député de l'Inde. Pour le remplacer, le président du Conseil, Poincaré, songea au maréchal Lyautey, alors retiré dans son exil de Thorey et que l'inaction rongeait. Lyautey, s'affirmant «homme de droite», posa ses conditions : l'exposition coloniale devrait nécessairement comporter la présence et le rappel de l'œuvre des Missions jusque-là oubliées. Par ailleurs, vu la proximité de la date retenue, celle-ci devait être à nouveau retardée. Le 27 juillet 1927, ces exigences furent acceptées.39 Lyautey, devenu commissaire général, n'allait pas tarder à définir publiquement ses projets.

 

 

 

 

Les conceptions de Lyautey

Pour l'homme qui s'était donné comme devise : The soul's joy lies in doing, l'Exposition ne devait pas être fondamentalement une «exhibition foraine» mais plutôt «une grande leçon d'action réalisatrice, un foyer d'enseignement pratique», une sorte d'«office du travail colonial». Du coup, la conception qui prédominait jusque-là d'un bilan en forme d'apothéose de l'oeuvre coloniale de la République basculait. «Cette grande manifestation», Lyautey lui assignait le 5 novembre 1928 lors de la pose de la première pierre du musée permanent des Colonies, «un caractère d'ordre essentiellement économique et pratique».

Elle devait être à l'origine de «créations permanentes», non seulement le musée prévu, mais encore une Maison des colonies et un Office colonial regroupant toutes les agences et offices disséminés dans Paris. En attendant l'autorisation de les construire, Lyautey fit élever à l'entrée de l'Exposition «deux loges de concierge», disait-il, en fait une Cité des informations où les hommes d'affaires, les commerçants et les industriels français et étrangers pourraient obtenir tous les renseignements pratiques qu'ils souhaitaient.

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D'autre part, l'Exposition ne pouvait se borner à célébrer dans la colonisation l'oeuvre de la République. Lyautey pensait qu'à envisager l'expansion coloniale sous cet angle, on l'eût rétrécie. Elle ne pouvait méconnaître le passé, les gloires et le caractère véritable du peuple fiançais trop souvent ignoré à ses yeux. Dès mars 1928, Lyautey fit donc décider la création d'une section rétrospective qui prépara finalement un véritable historique illustré de la colonisation entendue depuis les Croisades. «Les campagnes coloniales, commentait alors la revue La Vie, ne sont-elles pas en réalité notre dixième et notre onzième croisade ?» Avec les pavillons des missions et l'exposition rétrospective, Lyautey estimait pouvoir restituer toutes ses dimensions nationales à l'effort colonial français.

Enfin, Lyautey, rallié à l'idée d'un rapprochement européen, estimait qu'«aux lendemains de la période meurtrière fratricide qui a couvert le monde de ruines», il convenait de montrer par une exposition réellement internationale «qu'il y avait pour notre civilisation d'autres champs d'action que les champs de bataille». Il entendait démontrer que l'Occident européen ne renonçait pas à poursuivre dans le monde sa mission de civilisation : de grandes et belles batailles restaient à livrer outre-mer, notamment contre la maladie et l'ignorance.

Encore fallait-il convaincre les États étrangers de participer nombreux à ce manifeste de l'Occident lancé contre les prophètes de l'Est, disciples de Spengler, annonciateurs trop pressés du Westenuntergang, ou bolcheviks russes acharnés à la destruction des empires européens.

La Grande-Bretagne, invitée depuis 1921, faisait traîner sa réponse en multipliant les objections. Elle préparait jusqu'en 1924 la British Empire Exhibition dont on affirmait en France qu'elle avait donné aux populations britanniques plus que toute manifestation antérieure une mentalité impériale. Lyautey à trois reprises insista, en 1928, pour obtenir au moins la présence de l'Imperial Institute qui refusa. Il se rendit alors à Londres en décembre 1928, puis en juillet 1929, pour plaider lui-même la cause de cette manifestation, défense et illustration de la colonisation européenne. Plus qu'à un veto véritable du Colonial Office, il se heurta à l'indifférence teintée de Condescendance des autorités pour ce projet colonial fiançais.

Finalement les Britanniques, mettant en avant leurs difficultés financières dues à la crise économique, annoncèrent qu'ils ouvriraient seulement un stand commercial à la Cité des informations. L'Allemagne, humiliée par «le mensonge de sa culpabilité coloniale», usa du même subterfuge. Parmi les dominions, seuls le Canada et l'Union sud-africaine acceptèrent une très modeste représentation. En revanche, la Palestine, pays sous mandat britannique, décida d'édifier un luxueux pavillon, sans doute pour faire pièce aux palais nationaux de la Syrie et du Liban.

L'Espagne gallophobe refusa le moindre geste de courtoisie, tandis que les États-Unis, les Philippines et le Brésil promirent d'édifier des bâtiments représentatifs de leur passé colonial. Au total, cinq États européens seulement construisirent des pavillons nationaux et coloniaux : le Danemark, la Belgique, l'Italie, les Pays-Bas et le Portugal. L'Europe réconciliée et solidaire dans l'oeuvre coloniale, ce rêve que Lyautey partageait alors avec Albert Sarraut, Joseph Caillaux et nombre de républicains de gouvernement, se révélait irréaliste.

Cet échec, pudiquement passé sous silence, contribua involontairement à rendre plus étroitement française la grande exposition coloniale internationale. Le discours officiel s'infléchit en ce sens. Pour Lyautey déçu, l'Exposition devenait «une bonne occasion de faire le point, de voir où nous en sommes au point de vue colonial». On en revenait donc à la conception de l'exposition bilan de l'activité économique, politique et culturelle de la France coloniale, dessein qui avait été et demeurait essentiel pour le ministère des Colonies. Un décret du 18 juillet 1928 l'avait chargé «de présenter sous une forme synthétique : 1° L'œuvre réalisée par la France dans son empire colonial ; 2° l'apport des colonies à la Métropole». Il était ainsi bien entendu que l'Exposition coloniale avait un «rôle nécessaire de propagande directe» .

IMG_4701En avril 1930, le ministère des Colonies publia un ouvrage définissant les But et organisation de l'Exposition. Celle-ci visait à «matérialiser sur le sol métropolitain la présence lointaine de toutes les parties de l'Empire» : «Elle sera une justification et une réponse. Il faudra bien qu'enfin le peuple de France sente en lui s'émouvoir un légitime sentiment d'orgueil et de foi.» Fait digne de remarque, l'auteur anonyme de ce livre officiel n'omettait de signaler aucun nom parmi les grands colonisateurs, mais ne faisait nulle allusion à la République, ni aux grands républicains initiateurs, Est-ce pour cette raison ou parce qu'on le savait bonapartiste que le ministre des Colonies, François Piétri, crut devoir expliquer, le 26 avril 1930, les vertus de «l'impérialisme français, formule de liberté politique et de fraternité sociale. Penser impérialement c'est rester fidèle à cette conception que les hommes de 89 et de 93 se faisaient de la patrie. C'est reporter les frontières de la République jusqu'où peuvent atteindre sa générosité, sa vaillance, son amour de la justice et des hommes».

Pour le parti colonial qui, lui, du moins, restait fidèle à ses attaches républicaines, l'Exposition devait être un inventaire et une démonstration et servir avant tout au développement de l'idée coloniale dans le pays. Les parlementaires du parti ne convainquirent que tardivement Lyautey de la nécessité d'un gros effort financier pour la propagande intérieure. En 1928, Lyautey n'avait affecté que cinq millions à ce chapitre. Le groupe colonial de la Chambre obtint par la loi du 18 mars 1931 un crédit supplémentaire de douze millions. Il fit valoir que l'Exposition devait être tout à la fois une justification des efforts consentis par le passé mais aussi une réponse à la propagande anticoloniale. Quand bien même la Grande Guerre avait prouvé à tous les Français l'utilité des colonies et la sagesse du pari colonial engagé par les républicains modérés, il fallait leur démontrer à nouveau le bien-fondé de la colonisation, dès lors qu'elle était contestée «par certains voyageurs en quête de thèses tapageuses» et menacée par «l'entreprise bolchevique».

 

La propagande anticolonialiste

Face à la mobilisation du parti colonial, les anticolonialistes - le mot état déjà à la mode - avaient décidé d'intensifier leur action. Le Komintern avait jugé qu'en 1930, lors du Centenaire de l'Algérie, la propagande anti-colonialiste avait été trop peu active. Il chargea donc la Ligue [internationale] contre l'oppression coloniale et l'impérialisme, le P.C.F. et la C.G.T.U. de lancer une grande campagne d'agitation contre «l'Exposition internationale de l'Impérialisme».

Encore que ce ne soit pas le lieu de présenter ici cette campagne peu connue, il apparaît pourtant nécessaire, pour une juste appréciation de l'esprit public en matière coloniale, d'en évoquer quelques manifestations. La Ligue française contre l'impérialisme, association fantomatique qui, après trois anscontrexpo_small d'existence, n'avait réuni en 1930 que deux cents adhérents, dut organiser à Paris une «Exposition anti-impérialiste». Celle-ci devait être pour ceux qui la commanditèrent l'anti-Exposition coloniale. Baptisée «La vérité sur les colonies», cette contre-exposition se borna à présenter au pavillon des Soviets, annexe de la Maison des syndicats, un ensemble de photographies sur les guerres coloniales, de vieux dessins satiriques de L'Assiette au beurre et des graphiques sur «les profits fabuleux» des sociétés capitalistes.

L'écrivain Aragon y exposa une collection d'objets d'art nègre, océanien et indien en regard d'imageries religieuses de facture sulpicienne, ces symboles du mauvais goût occidental. Des photographies naïves sur le bonheur des peuples asiatiques libérés par la révolution soviétique complétaient cette mini-exposition. Malgré sa durée exceptionnelle (de juillet 1931 à février 1932) et des visites collectives organisées par les syndicats, quelque cinq mille visiteurs seulement furent dénombrés par la police parisienne.

Il est vrai que dans diverses villes françaises des comités de lutte contre l'Exposition coloniale agirent peut-être plus efficacement. Ils distribuèrent à tous les colonisés des tracts en langue vietnamienne, malgache et française. Ceux-ci dénonçaient «l'oppression sanglante des impérialistes exploiteurs», «l'oeuvre de civilisation, cette pure hypocrisie aux dessous ignobles» ; ils protestaient contre «les curiosités de l'Exposition frisant la barbarie, telles que l'exhibition de cannibales en cages (sic), de négresses à plateaux et de pousse-pousse». Des tracts en quôc-ngu avertissaient les Annamites qu'on les avait fait venir pour se servir d'eux «comme d'un troupeau d'étranges bêtes» et «faire de vous une bande de singes pour parc zoologique».

 

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Le Secours rouge international avait préparé de minces brochures anti-colonialistes présentées Sous le titre : Le véritable Guide de L'Exposition coloniale. L'œuvre civilisatrice de la France magnifiée en quelques pages. Elles contenaient surtout des chiffres accablants sur «la répression dans les principales colonies, françaises» et des dessins illustrant violences et massacres. Des milliers de papillons imprimés par le parti communiste français expliquaient aux ouvriers français : «L'impérialisme français lutte pour garder et exploiter les colonies. Le Parti communiste lutte pour la libération et l'indépendance des colonies», ou «Les peuples coloniaux ne demandent pas des gouverneurs social-fascistes. C'est l'indépendance qu'ils réclament».

L'Humanité s'employa à partir du 17 avril 1931 à dénoncer «les méfaits sanglants de la colonisation», à fustiger dans la foire de Vincennes «l'apothéose du crime» (Florimond Bonte). Ce fut aussi pour l'organe communiste une occasion nouvelle de «flétrir la complicité des chefs socialistes dont le journal Le Populaire fait, moyennant finance, une propagande incessante pour la foire de Vincennes». Le 7 juin, L'Humanité titrait : «Les chefs S.F.I.O. aux côtés des pires colonialistes.»

Le Parti mobilisa douze écrivains du groupe surréaliste, dont Aragon, André Breton, René Char, Paul Éluard, Georges Sadoul, pour rédiger un très long (et médiocre) tract intitulé Ne visitez pas L'Exposition coloniale ! Ceux-ci s'en prenaient essentiellement «aux zélateurs de cette entreprise, au scandaleux parti socialiste, à la jésuitique Ligue des droits de l'homme, à I'immonde Paul-Boncour...». Ils exigeaient «l'évacuation immédiate des colonies et la mise en accusation des généraux et fonctionnaires responsables des massacres d'Annam, du Liban, du Maroc et de l'Afrique centrale». Enfin, la Ligue de défense de la race nègre qu'animait Kouyaté, un révolutionnaire manipulé par la police, attendit septembre 1931 pour s'adresser aux «travailleurs nègres» et dénoncer «la foire mercantile et épicurienne de Vincennes».

Selon la préfecture de police, cette campagne aurait été un échec total et tel rapport du P.C.F. intercepté par un indicateur en expliquait les raisons : «On se heurta à une paresse et à une mauvaise volonté systématique touchant au sabotage.» L'anticolonialisme ne faisait pas recette en 1931 chez les militants communistes et les travailleurs socialistes boudèrent les appels au front unique prolétarien pour l'évacuation des colonies. En revanche, les communistes indochinois et les nationalistes algériens auraient mieux réussi dans leur campagne antifrançaise. Messali Hadj a confirmé dans des pages inédites de ses Mémoires que l'Exposition, «cette mascarade colonialiste», avait permis le renforcement de son parti, l'Étoile nord- africaine.

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Au terme de ce long mais nécessaire historique sur les buts et les conditions de préparation de l'Exposition coloniale, on a pu mesurer les distorsions subies par l'entreprise. Lancé en 1913 - par un publiciste du parti colonial, Louis Brunet, spécialisé dans la propagande coloniale par le mode des expositions, le projet visait à consacrer «les efforts et les sacrifices de la Métropole» et à montrer le bilan positif de l'oeuvre coloniale. En 1920, Albert Sarraut entendit en faire l'apothéose de l'expansion coloniale des nations civilisées. Le maréchal Lyautey, monarchiste insensible à la célébration républicaine, tâcha de son mieux à orienter l'Exposition dans le sens de ses convictions européennes, mais n'y réussit que très incomplètement.

Lorsque s'ouvrit enfin l'Exposition si longtemps mûrie, le climat international qui entourait la colonisation avait profondément changé. On savait en France par le livre d'Andrée Viollis, L'Inde contre Les Anglais (1930), et l'on redoutait, depuis Yen-Bay et les soulèvements communistes du Nghe Tinh, l'Annam contre les Français : «Le communisme, disait le ministre des Colonies Paul Reynaud, le 23 février 1931, veut chasser la France de l'Indochine. Voilà la guerre entre lui et nous.» Bref, comme A. Sarraut l'avouait dans son livre de 1931 Grandeur et servitudes coloniales : «La crise de la colonisation partout est ouverte.» Mais ces inquiétudes devaient être soigneusement cachées aux visiteurs qu'on invitait seulement à s'émerveiller de l'action colonisatrice de l'Europe et de la France.

Dès lors, l'Exposition coloniale allait prendre l'allure d'un plaidoyer passéiste. Internationale du fait des participations étrangères, elle allait se borner à une oeuvre d'éducation nationale. À quoi l'on ne pourrait qu'applaudir rétrospectivement s'il s'était agi de révéler aux Français les colonies et les colonisés dans leur singularité et leur commun destin. Mais il s'agissait seulement encore de vulgariser à l'usage du peuple français les piètres slogans du parti colonial : la mise en valeur des colonies, l'Empire, remède miracle à la crise, le salut militaire de la France par l'Empire.

Face à la fermentation de l'Asie et du Moyen-Orient, on allait redire aux Français par l'Exposition les bienfaits de l'apostolat colonial pour «la rééducation des peuples arriérés», le loyalisme reconnaissant des populations soumises et les réalisations de la France comme État mandataire dans les territoires africains et arabes que lui avait confiés la Société des Nations.
Quant au «but essentiel», le ministre le formula ainsi le jour de l'inauguration : «Donner aux Français conscience de leur Empire.» «Il faut que chacun de nous se sente citoyen de la Grande France.»

 

 

Une lecture de l'Exposition

Que l'Exposition coloniale internationale de 1931 ait d'abord pensé à instruire le peuple français selon les traditions du spectacle et de la fête chères au parti colonial parisien, cela peut se lire dans son organisation même et dans mille détails.
L'Exposition devait provoquer chez le visiteur l'illusion d'un voyage dans le monde colonial. Pensant s'adresser aux lecteurs de Jules Verne, elle leur promettait «le tour du monde en quatre jours», voire en une journée. Des affiches publicitaires disaient : «Pourquoi aller en Tunisie quand vous pouvez la visiter aux portes de Paris ?»

C'est autour du lac Daumesnil que le visiteur était invité au voyage planétaire. Sans effort, comme dans des dioramas, il pourrait glisser d'une colonie à l'autre. Il irait d'un palais marocain à la rue d'un village soudanais, il pourrait entrer dans la grande mosquée de Djenné avant de gravir la chaussée monumentale du temple khmer d'Angkor Vat.

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À l'usage de l'élite déjà férue de tourisme exotique, l'exposition de Vincennes se voulut aussi un spectacle d'art où la beauté et la couleur des architectures l'emportaient parfois sur le strict réalisme. Plusieurs pavillons dits de style local furent de libres interprétations, non des reconstitutions fidèles. Ainsi le bizarre et beau palais rouge de Madagascar fut flanqué d'une surprenante tour surmontée de têtes de bœufs. Mais ce campanile altier était une pure création artistique parisienne, vaguement inspirée des humbles poteaux votifs de la campagne betsiléo. Le pavillon du Cameroun prétendait amplifier la hutte des Bamoums, mais il s'imposait surtout par la réussite d'un décor géométrique original. À des fins décoratives semblables, le bois de Vincennes fut orné de somptueux palmiers dattiers, alors que ce palmier est rare sur les côtes d'Afrique. On eut soin cependant de présenter «aux amis des arts primitifs» des expositions d'objets authentiques et de tenter une reconstitution de villages indigènes en pays africain et malgache.

Comme dans les précédentes expositions, mais avec plus de goût et de moyens, furent donnés des spectacles authentiques : processions rituelles des génies villageois de l'Annam ou cérémonie religieuse dans la pagode du Laos. On ressuscita même avec des figurants autochtones le cortège du roi Béhanzin ou celui du Morho-Naba et l'on fit défiler dans leurs uniformes d'apparat les dignitaires malgaches qui entouraient la reine Ranavalona III avant 1895. Une fois encore, le public fut invité à entendre des orchestres africains et malgaches, des musiciens de cafés maures ou à admirer des ballets annamites et des troupes de danseurs noirs. Cependant, chaque soir, tandis que s'illuminaient les pavillons, des fêtes lumineuses et musicales se déroulaient au théâtre d'eau. Mais qu'y venaient faire les ensembles de 1931pavillonalgeriemusic-halls parisiens ?

Pour le populaire, avide d'exotisme bon enfant, furent organisées des caravanes et des courses de chameaux, des promenades en pirogues malgaches sur le lac Daumesnil, voire simplement des ventes de casques coloniaux.
Des souks marocains, des restaurants africains ou tunisiens, le «café du Cameroun», étaient censés révéler au peuple la «gastronomie coloniale», les pâtisseries arabes ou les «boissons exotiques». Il paraît que les spectacles et les plaisirs furent décents. Barrès qu'écoeuraient les expositions («Limonade et prostitution», tranchait-il) eût peut-être été satisfait.

Certaines des intentions des organisateurs furent aussi fermement soulignées. L'hommage rendu aux missionnaires et aux militaires était appuyé, lisible jusque dans le plan. Ainsi les pavillons des missions catholiques et protestantes occupaient une place de choix au centre de l'«avenue des Colonies françaises» et semblaient conduire vers une tour haute de quatre-vingt-deux mètres, le monument de l'armée coloniale. En ces années où le sort de l'Indochine était remis en question, on fit large place au «joyau de la colonisation française» : la part réservée aux seuls palais et temples d'Indochine représentait, à elle seule, le dixième de la superficie totale de l'Exposition.

Orchestre Stellio 1931
Orchestre Stellio (Martinique) de l'Exposition Coloniale, 1931


D'autres intentions furent déjouées. Les organisateurs auraient voulu démythifier un certain exotisme de pacotille qui horripilait les coloniaux. Mais, en dressant de luxueux décors et en y plaçant d'authentiques personnages vêtus d'habits de fête, ils créèrent des impressions esthétiques tout aussi erronées. Les visiteurs savaient-ils que bien peu d'Annamites habitaient ces demeures aux décorations somptueuses, ou que les cortèges de nobles mandarins relevaient d'un folklore disparu ? La grande misère des paysans d'Indochine fut dérobée aux regards derrière un paravent de laque. Bref, l'Exposition coloniale de 1931 resta, comme celles du passé, un théâtre d'ombres, non un reportage fidèle.

Lyautey avait demandé qu'on insistât aussi sur les réalisations de la «politique indigène» et les progrès économiques dus à la colonisation. Ainsi s'expliquent qu'aient été soulignés dans chaque pavillon les moindres réalisations sociales et les progrès de l'hygiène et de la santé publique. Mais les salles qui attirèrent le plus grand nombre de visiteurs furent celles qui présentaient les arts décoratifs, les collections de masques et de fétiches. Les photographies de réalisations industrielles, les statistiques sur le mouvement commercial, les collections d'échantillons n'intéressèrent pas le grand public. L'amélioration du bien-être, le développement des populations colonisées, proclamés «mission sacrée de la colonisation», furent affirmés de manière didactique ; ils laissèrent les visiteurs et les journalistes indifférents.

Enfin, à supposer que le ministère des Colonies ait vraiment voulu célébrer l'œuvre coloniale de laChap1B_02 République, les touristes les plus attentifs y furent insensibles. La grande épigraphe du musée des Colonies disait : «À ses fils qui ont étendu l'empire de son génie et fait aimer son nom au-delà des mers, la France reconnaissante.» Mais, dans la longue liste des artisans du domaine colonial, les noms des grands décideurs républicains disparaissaient...

Curieusement, les hommes politiques furent rares dans leurs discours de 1931 à faire hommage à la République de cet immense empire colonial. Certes, le ministre des Colonies, Paul Reynaud, invita la foule à la reconnaissance vis-à-vis de ceux «qui ont fondé à la fois un régime et un Empire». Certes, André Lebon, ancien ministre des Colonies, affirma que «la foule française avait salué avec déférence et attention la mémoire des artisans connus ou anonymes de l'oeuvre coloniale». Mais aucun hommage spectaculaire ne fut rendu à Vincennes aux grands Républicains coloniaux. Il ne fut pas même question de Gambetta, l'initiateur, ni d'Eugène Étienne, son disciple, jusqu'à sa mort chef incontesté du parti colonial. Jules Ferry eut droit à une cérémonie commémorative à Saint-Dié, mais J. Paul-Boncour fut peut-être le seul à faire un rapprochement qui s'imposait : «Il me plaît que les splendeurs de cette Exposition coloniale où la France s'admire et s'étonne presque d'une oeuvre qu'elle ne soupçonnait point se soient ouvertes à l'heure où des foules venaient déposer la palme du souvenir dans celui qui en fut l'initiateur méconnu et torturé.»

 

Bilan matériel et moral de l'Exposition.

On ne s'interrogerait pas sur le succès matériel de cette Exposition, incontestable, sauf au point de vue financier, si le nombre des visiteurs ne servait d'ordinaire à mesurer son influence supposée sur l'opinion.

Selon les rapports des organisateurs, on avait comptabilisé en 193 jours, 33 489 000 entrées à l'Exposition et au parc zoologique. Or, ce parc, l'une des grandes réussites de l'Exposition, enregistra à lui seul 5 288 462 entrées à 2 francs, chiffre qu'il serait légitime pour notre propos de soustraire de celui des visiteurs de l'Exposition qui acquittaient 3 francs. En retenant cependant le total de 33 millions de tickets d'entrée (or il fallait présenter quatre tickets par personne le vendredi, un les autres jours) et en supposant pour un même visiteur une moyenne de quatre entrées (les tickets étaient vendus par quatre), les organisateurs estimaient à 8 millions le nombre des visiteurs différents, soit, pensaient-ils, 4 millions de Parisiens, 3 millions de provinciaux et 1 million d'étrangers.

Cette évaluation maximale (on trouverait 6 millions de Français en ne tenant pas compte des visiteurs du seul parc zoologique) permet du moins de mesurer les excès de plume des gazettes coloniales. L'une d'elles écrivait sans rire le 19 novembre 1931 que «trente-trois millions de Français avaient pris conscience de la France de cent millions d'habitants».

Le bilan moral de l'Exposition reste encore plus difficile à établir. Confortés par le succès d'affluence malgrémaroc un temps maussade, les officiels estimèrent dans un premier mouvement que le public français devait avoir été «séduit et instruit». Les Français ne pourraient désormais oublier qu'ils avaient un Empire. Celui-ci cesserait d'être une vague entité, un thème à discours ; il deviendrait «la plus magnifique des réalités». Les colonies ne seraient plus jamais cette terra incognita dont la presse n'entretenait ses lecteurs qu'à l'occasion de scandales. Après avoir respiré un peu de l'atmosphère coloniale, vécu «les heures de gloire de l'épopée coloniale» ; les Français seraient plus confiants dans la grandeur de la France. Dans les milieux gouvernementaux, on affirmait que le but avait été atteint : l'esprit colonial avait pénétré les masses populaires. André Tardieu, qui avait écrit dans L'Illustration de janvier 1931 : «Chez nous la conscience impériale est à naître», affirmait dix mois plus tard : «Elle est née. L'Exposition coloniale a été un triomphe, une leçon, une espérance.» Pour le ministre des Colonies, Paul Reynaud, la démonstration était faite : l'Empire français était devenu un bloc indivisible et les Français ressentaient l'honneur d'en être les citoyens. «La vieille France d'Europe et la jeune France d'outre-mer, commentait l'ancien ministre Léon Bérard, se sont peu à peu rapprochées malgré la distance, réciproquement pénétrées et mêlées et sont devenues inséparables.»

Certains enthousiastes affirmaient que «la France comme l'Angleterre, deux siècles avant nous, commençait à penser impérialement», oubliant au passage que le mot d'ordre : «Learn to think imperially» avait été formulé par Joseph Chamberlain en 1895. Le gouverneur général Olivier, qui fut, comme délégué général, le maître d'œuvre de l'Exposition, prétendait en novembre 1931 : «En six mois, l'idée coloniale a gagné plus de terrain qu'elle n'en avait gagné en cinquante ans.» Toutefois, il se corrigeait aussitôt : «Peut-on en déduire que, pénétré désormais de l'importance de ses colonies, le Français a enfin acquis ce sens impérial qu'on lui a tant reproché de ne pas avoir ? Je me garderai bien de l'affirmer, ce serait lui demander un bouleversement trop radical.»

 

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Du côté des écrivains, la réflexion sur l'Exposition fut courte, rarement critique, généralement indifférente à l'oeuvre républicaine. Marcel Prévost pensa bien à célébrer le «miracle» de ce qui avait été accompli entre «la défaite de 1871 et la victoire de 1914», mais, volontairement ou non, le mot République ne fut pas écrit par lui dans la Revue de France. Il s'attardait à noter la surprise de l'orgueil national : «Vous ne croyiez pas la France si grande», mais remarquait la dignité et la retenue de la fierté populaire. Paul Morand appelait joliment l'Exposition «cette clinique au but précis où l'on opère le peuple français de son indifférence coloniale», mais, prudent, il ne se prononçait pas sur les résultats de l'opération. L'écrivain colonial Pierre Mille ne s'y hasardait guère davantage : «Au lendemain de Vincennes, le Français ne saura pas où c'est, mais il saura que ça existe.»

À Paul Valéry, il semblait au contraire que «l'Exposition magnifiquement organisée avait produit une impression considérable dans le pays [...] Le plus grand nombre des Français n'avaient de leurs colonies qu'une idée vague sinon toute fausse, où il entrait de l'indifférence sinon quelque sentiment assez peu favorable. L'Exposition a mis la nation en présence de son œuvre. Elle lui a fait concevoir sa puissance et ses responsabilités». Mais Valéry feignait de croire que l'on avait proposé aux Français sous une forme pittoresque de réfléchir aux problèmes coloniaux, car «les problèmes ne manquent pas». Léon Blum se montra plus incisif; il aurait voulu «moins de festivités et de discours et plus d'intelligence humaine». Cette présentation des colonies dans un parc d'attractions lui paraissait même dangereuse parce que mensongère face à la réalité des insurrections et de la répression en Annam. S'il parla donc à plusieurs reprises de l'Exposition, ce fut surtout pour dissocier le parti socialiste des actions coloniales du passé et des politiques du présent.

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Quant aux réactions spontanées du petit peuple, avouons qu'elles nous échappent. Retenons pourtant que de nombreux visiteurs qui avaient employé le tutoiement vis-à-vis des marchands des souks furent vivement réprimandés par ceux auxquels ils s'adressaient. Ils se déclarèrent stupéfaits de cette agressivité. D'autres incidents éclatèrent entre des photographes amateurs et des colonisés ; ceux-ci protestèrent qu'ils n'étaient point des objets de curiosité. L'Expo révéla peut-être à certains badauds eux-mêmes la mort du Bon Sauvage.

Mais l'Exposition internationale visait aussi, on s'en souvient, à démontrer la justesse de la cause civilisatrice de l'Occident. Sur ce plan, le gouverneur général Olivier croyait que «l'Exposition avait réhabilité l'œuvre de l'Europe coloniale. Elle a mis ses élites en garde contre ceux qui lui conseillaient d'abdiquer sous prétexte que cette oeuvre fut mauvaise ou qu'elle est achevée». Telle était aussi l'opinion du publiciste et historien Lucien Romier : l'idéalisme populaire avait été rendu témoin et juge de l'effort de notre civilisation ; «l'élan de la foule a répondu : l'Exposition coloniale a restauré la noblesse de l'Europe».

Les militants de la cause coloniale furent, dans l'ensemble, moins satisfaits. Parce qu'ils avaient espéré que «la jeunesse française trouverait dans l'Exposition l'enseignement qui a manqué aux générations précédentes», ils expliquèrent, plus ou moins aimablement, qu'on avait trop sacrifié au pittoresque. L'Exposition n'avait pas été assez éducative. Dans La Dépêche coloniale, Rondet-Saint écrivait : «L'Exposition a été une apothéose certes, mais elle n'a pas revêtu dans son ensemble ce caractère d'enseignement, de leçons de choses qu'on eût aimé trouver en elle.» Pour le président de l'Association sciences-colonies, Messimy, «elle n'aura été qu'une feria colossale» si elle n'était partout continuée, si elle ne pénétrait pas tous les ordres d'enseignement.

Bientôt les augures du parti colonial se déclarèrent franchement déçus. Le secrétaire général de la plus puissante des associations coloniales privées, L'Union coloniale, affirmait en 1932, dans son rapport annuel, que «l'Exposition coloniale avec toutes ses merveilles qui reflétaient l'existence réelle de nos richesses d'outre-Mer a frappé l'imagination. Elle n'a point fixé dans les esprits l'importance capitale de notre Empire. La colonisation reste incomprise». Un économiste, du Vivier de Steel, personnalité importante du parti colonial, avouait à ses pairs : «Je dois dire qu'à mon sentiment, cette magnifique manifestation a plus instruit la masse populaire, naturellement sensible et vibrante, que l'élite française volontiers en défense contre les nouveautés de la politique coloniale». Celle-ci avait refusé de s'intéresser à la complexité des problèmes économiques et politiques soulevés par la colonisation. L'intelligentsia française, sommée de réfléchir aux conséquences possibles «d'une insurrection de l'Asie jaune ou de l'Afrique noire ou arabe», pressée de trouver des solutions politiques à l'hostilité latente des indigènes, était restée, selon lui, indifférente.

Telles étaient aussi - pourquoi l'a-t-on caché ? - les conclusions du maréchal Lyautey. Dans la préface qu'il donna en 1932 au rapport sur l'Exposition, Lyautey, qui avait parlé en novembre 193 1 du «succès inespéré» de l'Exposition, précisait que le succès n'était que matériel ; dans l'ordre colonial et social, il en allait autrement : «À un an de sa clôture, l'on est en mesure de constater que si l'Exposition a produit son maximum d'effet et atteint ses buts d'éducation vis-à-vis des masses et surtout de la jeunesse, elle n'a en rien modifié la mentalité des cerveaux adultes, ou ceux des gens en place qui n'étaient pas par avance convaincus.»

Aux élections de 1932, on vérifia que rien n'était changé : il n'y eut pas dix députés à parler des colonies dans leur profession de foi. Or, le silence sur la question coloniale faisait traditionnellement l'unanimité dans les consultations électorales. Tel était, selon J. Renaud, «le drame colonial» : la classe politique agissait comme si les colonies étaient chose négligeable ou encombrante et le public «n'avait gardé de l'exposition que le souvenir d'une belle image ou d'un somptueux feu d'artifice». En novembre 1933, la grande revue L'Afrique française formulait après enquête le diagnostic des coloniaux : «Après avoir été émerveillé du succès de l'apothéose coloniale de 1931, on est profondément déçu de la pauvreté de ses résultats sur l'opinion publique : tout reste à entreprendre pour faire l'éducation de ce pays qui a reconstitué un Empire et n'en a encore pris aucune conscience précise.» Le directeur de l'Ecole coloniale, Georges Hardy, contestait que «la moyenne des Français ait pris conscience de la solidarité qui lie la France à ses colonies» : «Avons-nous pris l'habitude de penser impérialement ? Assurément non.» Et l'ancien ministre Gabriel Hanotaux d'expliquer en 1935 que «l'opinion s'était en quelque sorte endormie sur le succès de l'Exposition coloniale». Enfin, les élections de 1936 confirmèrent ce que la Chronique coloniale appelait «l'indifférence populaire en matière coloniale».


Ainsi, dans les années 1932 à 1936, les caciques du parti colonial comme ses plus humbles publicistes, bien loin de se réjouir de la prétendue prise de conscience impériale des Français, ne cessèrent de soupirer, comme le faisait en 1934 La Quinzaine coloniale : «Hélas ! les masses n'ont pas encore compris !...»

Mais le souvenir des festivités de 1931 ne fut-il pas dans le long terme plus important que les coloniaux eux-mêmes ne l'avaient espéré ? On pourrait se demander, par exemple, si l'Exposition de 1931 provoqua des vocations coloniales ? Pour le savoir un sondage rétrospectif s'imposerait : il faudrait interroger par questionnaire un échantillon représentatif des divers milieux d'anciens coloniaux. L'historien américain

W.B. Cohen, qui eut le mérite de questionner quelque deux cent cinquante administrateurs formés par l'École nationale de la France d'outremer, pensa bien à leur demander les motifs de leur vocation. Mais il ne fournit dans sa thèse, Rulers of Empire, aucune réponse chiffrée. C'est donc sans en donner de preuves qu'il écrit que, l'Exposition ayant attiré «surtout des enfants des écoles [?]», «elle poussa bon nombre d'entre eux vers l'administration outre-mer [?]. Plusieurs de ceux qui entrèrent à l'École coloniale dans les armées trente croient que l'exposition de Vincennes a joué un rôle déterminant dans leur choix de carrière». Comme l'auteur reconnaît lui-même que les raisons qui poussaient les jeunes étudiants des années 1930 à entrer à l'École coloniale étaient nombreuses et leurs motivations semblables à celles des générations antérieures, il paraît de bonne méthode de ne pas conclure à l'«importance» de l'Exposition dans le choix de la carrière d'administrateur. Si le nombre des candidats à «Colo» augmenta brusquement à partir de 1929 et fut multiplié par neuf jusqu'en 1946, il est clair qu'on ne saurait rattacher à l'Exposition de 1931 un mouvement aussi continu.

Au-delà du petit monde des administrateurs des colonies, même s'ils furent «les vrais chefs de l'Empire» (R. Delavignette), est-il possible de déceler l'influence supposée de l'Exposition sur le public français ? Un des très rares sondages d'opinion réalisés par l'I.F.O.P. en 1939 permet de noter que 53 % des Français estimaient «aussi pénible de devoir céder un morceau de notre empire colonial qu'un morceau du territoire de la France» et que 43 % étaient d'un avis contraire. Or, parmi la majorité de Français attachés à l'Empire, les plus forts pourcentages se rencontraient «parmi les jeunes de moins de 30 ans» et ensuite parmi les personnes de plus de 60 ans. Au contraire, les personnes âgées de 30 à 50 ans éprouvaient le moins d'intérêt.

Ce sondage oppose donc nettement les générations qui eurent 20 ans entre 1909 et 1929 - années pendant lesquelles le parti colonial déplora le plus vivement l'indifférence de l'opinion vis-à-vis des colonies - et les générations nées après 1909 susceptibles d'avoir été influencées par les campagnes d'opinion des années 1930-1931 (et 1937-1938) et singulièrement par l'Exposition coloniale.

Toutefois, avant de conclure du seul sondage existant pour cette période à une relative adéquation entre la propagande coloniale et la popularité de l'idée coloniale, on prendra le temps de consulter des sondages postérieurs. Or, selon un sondage réalisé par l'I.N.S.E.E. en 1949, les Français les plus favorables à l'Empire étaient encore les jeunes de 21 ans à 35 ans, mais le pourcentage avait singulièrement augmenté : plus de 86 % d'entre eux pensaient que la France avait intérêt à avoir des territoires outre-mer contre 75 % pour les plus de 50 ans. Ce sondage, et d'autres, attestent donc que, contrairement à la légende, l'apogée de l'idée coloniale en France ne se situe nullement en 1931 (ou 1939) mais bien après la Seconde Guerre mondiale et que l'influence de «l'apothéose de Vincennes» ne saurait être tenue pour décisive.

Est-ce à dire que l'Exposition coloniale ne fut pas propice à la fixation d'un grand souvenir collectif, qu'elle n'ait point marqué la sensibilité d'une jeunesse qui la contempla avec admiration peut-être ou du moins curiosité, ou même qui ne l'ayant pas connue directement en entendit parler avec faveur dans le milieu familial ? C'est là une question difficile, celle de la naissance d'un mythe.

Remarquons d'abord que c'est après la fin de l'ère coloniale qu'a pris naissance ce mythe erroné de l'Exposition de 1931, lieu de mémoire de la République et apogée de l'idée coloniale républicaine. L'oubli, l'ignorance, la nostalgie voire, chez certains, l'habileté politicienne ont pu accréditer peu à peu cette fable.

D'abord le public a sans doute aujourd'hui l'impression que l'Exposition de 1931 fut la dernière de ces grandes manifestations pro-coloniales.

Ainsi se trouverait magnifié dans la mémoire collective le souvenir de l'Exposition de Vincennes. Et peu lui importerait que se soient tenus à Paris en 1933 le premier Salon de la France d'outre-mer, puis en 1935 l'Exposition du tricentenaire du rattachement des Antilles à la France et celle du quarantenaire de la conquête de Madagascar. Apparemment la mémoire collective aurait aussi oublié l'Exposition internationale de 1937 qui, elle, prit grand soin de célébrer «notre magnifique empire d'outre-mer objet de tant de convoitises». Mais qui se souvient des pavillons coloniaux édifiés dans l'île des Cygnes ? Combien de Parisiens eux-mêmes ont gardé souvenance de cette nouvelle exposition coloniale de 1937 ou de celles montées pendant la nuit de l'occupation à la gloire des «Pionniers et explorateurs coloniaux» ou de «Cent Cinquante Ans de littérature coloniale» ? Face à ces oublis massifs, comment s'étonner que la mémoire collective ait privilégié, amplifié, transmuté cet événement, relativement mineur, l'Exposition coloniale de 1931. Mais encore faudrait-il être sûr de la réalité de cette amplification dans le souvenir collectif.

L'ignorance des évolutions et des retards de notre opinion publique, qui ne découvrit le monde qu'après 1944 comme elle avait tardivement découvert l'Europe après 1918, semble a priori plus étonnante. On croirait volontiers aujourd'hui que la France est entrée dans l'ère des sondages en même temps que les États-Unis du Dr Gallup. Or, il n'en est rien et, jusqu'en ces dernières années, il était de bon ton dans le monde des littéraires de faire fi des «Gallups» et de moquer la «sondomanie». Il suffit de se référer aux débats de l'Assemblée de l'Union française pour vérifier à quelle date cette assemblée de spécialistes commença à se préoccuper de connaître l'opinion réelle des Français sur les pays d'outre-mer. Choqués par l'indifférence dans laquelle leur Assemblée travaillait, quelques conseillers eurent enfin l'idée en novembre 1949 d'inviter le gouvernement à organiser une enquête sur «les connaissances et l'opinion des Français en ce qui concernait les pays et les problèmes d'outre-mer». Ils ne furent d'ailleurs pas entendus. Or le Gallup Pol1 fournissait régulièrement aux U.S.A. ce type d'informations depuis quinze ans. Il faudra attendre la guerre d'Algérie pour qu'on jugeât nécessaire, au moins dans la classe politique, de se tenir informé des sentiments de l'opinion profonde. Mais il restait possible d'accréditer des mythes parfaitement erronés. Ainsi la vague prétendue de nationalisme chauvin qui aurait porté l'action du gouvernement de Guy Mollet, le «national-mollétisme», cette mirifique invention dont Alexander Werth persuada la presse parisienne contre l'évidence des sondages.

Le Musée des Colonies

 

Il en alla de même lorsque, dans les armées qui suivirent la décolonisation, divers publicistes voulurent célébrer le temps heureux des colonies et aviver la nostalgie d'un passé colonial triomphal. Presque tous se retrouvèrent pour fixer au centenaire de l'Algérie ou à l'année de l'Exposition coloniale l'«acmé» de la conscience impériale.

Chez certains le choix n'était sans doute pas innocent d'arrière-pensées politiciennes. En situant l'apogée de la mentalité impériale sous la IIIe République, ne tentaient-ils pas une manœuvre de diversion ? Ainsi seraient peut-être oubliés le refus de Vichy de continuer la lutte outre-mer, l'espoir mis par le peuple français dans les colonies de la France libre et la geste de l'Empire finalement rassemblé à l'appel du général de Gaulle. Aussi bien n'expliquèrent-ils pas comment les représentants de ce peuple fiançais vibrant dans les années trente d'enthousiasme impérial prétendu purent accepter en 1940 un armistice conclu sans que fût même consulté l'Empire français. Chez quelques auteurs de filiation maurrassienne, cela permettait enfin d'occulter et le rétablissement de la République par les «dissidents» venus de l'Empire et la reconnaissance du peuple français envers ces pays qu'on n'oserait plus appeler «colonies».

S'il fait pourtant abstraction de ces intentions inavouées, comme des polémiques ouvertes contre la IVe République puis contre de Gaulle «bradeur d'Empire», l'historien peut bien sûr accorder une part de vérité à la thèse de ces auteurs. Oui, comme le suggérait Lyautey, la jeunesse française avait pu être impressionnée, plus ou moins durablement, par la feria de Vincennes. Mais, d'après le témoignage même de tous les mentors du parti colonial, l'historien doit répéter que l'Exposition de 1931 a échoué à constituer une mentalité coloniale : elle n'a point imprégné durablement la mémoire collective ou l'imaginaire social des Français. Certes, pour quelques Français de petite bourgeoisie traditionaliste, fils d'officiers ou de fonctionnaires, l'image de l'Empire a pu rester liée partiellement au souvenir des festivités de 1931. Mais cette Exposition rejetée et combattue par la gauche socialiste et communiste, minimisée ou dédaignée par la bourgeoisie libérale, vite oubliée par le peuple, ressuscitée enfin comme mythe compensateur par la droite nationaliste, ne saurait être désignée comme un mémorial de la République.

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Lamine Guèye

S'il fallait indiquer la date exacte où l'œuvre coloniale de la France républicaine parut s'accomplir dans la fidélité à son idéal égalitaire de toujours, ce serait le 25 avril 1946 qu'on devrait désigner. Ce jour-là, l'Assemblée constituante, en accordant à l'unanimité, sur la proposition d'un député noir du Sénégal, Me Lamine Guèye, la qualité de citoyens à tous les ressortissants des territoires d'outre-mer, donna satisfaction à l'aspiration profonde de la politique coloniale de la République : l'égalité dans la famille française. Ce jour-là aussi - ou le 7 mai 1946, date de promulgation de la loi Lamine Guèye - les Français apprirent qu'il n'y avait plus que des Français dans les territoires de l'ancien Empire colonial. «Demain, avait écrit en juillet 1945 le directeur de l'École coloniale, nous serons tous indigènes d'une même Union française.» Un an plus tard, tous en étaient les citoyens.

«La République n'entend plus faire de distinction dans la famille humaine», avaient proclamé les hommes de 1848. Cet article de foi de l'Évangile républicain, qui représenta longtemps une grande espérance pour beaucoup de colonisés, les constituants de 1946 tinrent à honneur de le traduire dans la réalité. Or 63 % des Français (contre 22 % d'un avis contraire) interrogés par sondage en mars 1946 s'étaient prononcés à l'avance pour qu'on accordât «aux populations des colonies françaises les mêmes droits qu'aux citoyens français».
Ceux qui célèbrent dans l'Exposition coloniale de 1931 un mémorial républicain ont en réalité cédé à une nostalgie triomphaliste. Ceux qui voudraient choisir le vote historique du 25 avril 1946 rendraient hommage non seulement à Lamine Guèye mais à ses inspirateurs, à Victor Schoelcher et à l'abbé Grégoire, et surtout à l'effort de générosité des trois Républiques.

Charles-Robert Ageron
in Les lieux de mémoire. La République (dir. Pierre Nora) (1984),
éd. "Quarto" Gallimard, 1997, p. 493-515

 

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* sur C.-R. Ageron : le texte de Daniel Rivet, Charles-Robert Ageron : historien de l'Algérie coloniale

* iconographie (partielle)

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