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études-coloniales
5 août 2011

Pierre Savorgnan de Brazza

 Brazza retouché 2

 

Pierre Savorgnan de Brazza

photo inédite

 

Brazza retouché 2

 

"Ce jeune homme dans son cadre doré, c'est Pierre Savorgnan de Brazza (1852-1905). Il s'agit d'une photo de 20x26, sans doute la plus ancienne existante de l'explorateur. Vu son jeune âge, elle est absolument inconnue et inédite, mais même ainsi elle n'intéresse personne. Les quelques spécialistes à qui je l'ai montrée n'ayant fait que sourire ou hausser les épaules."


Serge NAKKACHIAN (Bruxellles)

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Merci de votre apport à la connaisance iconographique de Pierre Savorgnan de Brazza.
Études Coloniales
 
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21 juillet 2011

Winston Churchill, "Voyage en Afrique", 1907

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Mon voyage en Afrique, 1907, Winston Churchill

 Marc MICHEL

 

Winston CHURCHILL, Mon voyage en Afrique, 1907, collection "Texto," traduit de l’anglais et préfacé par Pierre Guglielmina, 2010, 195 pages.

Ouganda river

Amateurs de safaris, en voilà un qui vous rendra jaloux ! Contemporains qui veulent juger le passé sans les œillères des idées toutes faites et anachronisme, voilà un petit condensé d’interrogations excitantes.

Les éditions Taillandier qui ont eu la bonne idée de publier les œuvres complètes de Winston Churchill dans la collection "Texto", nous ont offert un inédit en Français du grand homme, admirablement traduit par Pierre Guglielmina, Mon voyage en Afrique, 1907.

Le traducteur se demande si ce petit livre, n’est pas «destiné à rejoindre le nouvel enfer des  bibliothèques correctes». Peut-être bien, étant donné le conformisme contemporain ; ce serait vraiment dommage compte tenu du talent littéraire et de la  richesse de réflexions de l’auteur. Prudence ou dédain pour celles-ci, le traducteur insiste seulement sur les qualités littéraires du texte dans sa belle introduction.

Certes, Churchill, jeune ministre de trente et un ans - il vient d’être nommé au Colonial Office, un ministère beaucoup plus important en Angleterre, que le Ministère des Colonies en France) - écrit admirablement, nous entraîne, bientôt étonnés de se découvrir passionnés, grâce à lui, de chasse et de découvertes, dans les hauts plateaux du Kenya, les forêts de l’Ouganda, en safari à pied, à cheval, en pirogue… (Il regrette même de n’avoir pas eu l’idée de la bicyclette)… dans les magnifiques steamers du lac Victoria ou les frêles esquifs du lac Yoga, sur le Nil enfin.

lac Victoria

Un voyage vraiment sportif. À cette occasion Pierre Guglielmina rappelle à quel point la boutade du vieux Churchill interrogé sur son extraordinaire longévité… «No sport» est totalement fausse en l’occurrence. Churchill est infatigable… Il est difficile de le suivre dans son périple de plusieurs mois de plusieurs milliers de kilomètres, et on regrette une carte ; mais qu’importe, on repère les principales étapes qui le conduisaient de Mombasa à Kampala et de là à Fachoda, «appelé désormais Kodok en souvenir du bon vieux temps», dit-il, en laissant le lecteur dans une certaine perplexité (le temps de la «rencontre» avec Marchand, une dizaine d’années ans plus tôt ?).

Ouganda éléphants

Il jette aussi un regard moderne sur la nature ; il s’émerveille de la grâce et de l’élégance des antilopes, de la puissance brutale des rhinocéros, du «panorama majestueux», des éléphants  redoutables ; les seuls animaux auxquels il voue une véritable «haine» sont les crocodiles… Il découvre l’immense Rift où s’étendent les grands lacs africains, le «spectacle merveilleux et unique» qu’offre la traversée des hautes terres du Kenya, la grandeur de la forêt ougandaise comme de la fascination  qu’exerce l’immensité du lac Kyoga : «le temps disparait et il ne reste plus rien que l’espace et la lumière du soleil». L’univers d’Out of Africa

Ouganda couleurs

La révélation la plus merveilleuse, est l’Ouganda, qu’il qualifié de «pays de conte de fées» et de «jardin magnifique». Mais, il n’est pas dupe et il sait que la même nature est aussi mauvaise, trompeuse, perverse, qu’elle réserve les plus mauvaises surprises, les redoutables fourmis auxquelles rien ne résiste, les somptueux papillons dont «la perversité» s’alimente à la pourriture la plus abjecte, «l’horrible fécondité des processus naturels», la maladie qui règne partout. En 1907, il traverse des contrées ravagées au lendemain de la première des grandes épidémies connues de maladie du sommeil qui a duré dix ans et a dépeuplé les régions affectées dans des proportions effarantes, «plus de deux-cent mille personnes  pour une population dans des régions qui n’aurait pas pu excéder les trois cent mille», souligne-t-il lui-même stupéfié et horrifié.

On ne peut que partager l’admiration du traducteur pour le grand écrivain, sa sincérité et sa maitrise ; mais ce n’est pas celui-ci  qu’on voudrait mettre en valeur ici ; c’est l’homme politique réfléchissant à l’Afrique colonisée. Bien entendu, l’action de son pays en Afrique est excellente et l’Angleterre y a envoyé les meilleurs de ses gentlemen : «le jeune Anglais, qu’il soit officier ou colon dans les hautes terres d’Afrique a une allure robuste Ses vêtements sont réduits à rien : un chapeau pour se protéger du soleil, une chemise de flanelle brune à manches courtes, au-dessus du coude, et ouverte sur la poitrine, des knickers kaki coupées à dix centimètres – au moins - au-dessus du genou, des bottines et une paire de  bandes molletières… rien d’autre. La peau exposée au soleil, aux épines et aux insectes…». Il est là pour le service et la grandeur de la Couronne.

Ouganda défricheurs

Mais, il y a tout de même une différence entre l’officier et le colon, entre l’administration nécessaire des «races primitives» (le terme est si courant, presque neutre, aussi banal à l’époque que «pays en voie de développement» aujourd’hui !) et leur exploitation : «le spéculateur, le planteur et le colon frappent déjà à la porte» constate le ministre philosophe qui doute alors un moment de la «mission de l’homme blanc» en Afrique. Or, cette  interrogation n’a pas cessé, quelque soit l’habillement dont on l'a revêtu. La présence de l’homme blanc est-elle-même justifiée, et, à défaut, durable ?

L’Afrique de l’Est est une des rares régions d’Afrique tropicale où elle fut entreprise, en dépit des réalités. Et quoiqu’en ait pensé Churchill lui-même : «Imaginer les hautes terres d’Afrique vidées de leurs habitants primitifs et occupées uniquement par des Européens, lui parait une idée totalement impossible, contredite non seulement par la multiplication des Noirs, mais par l’arrivée des Asiatiques et le «capitalisme pur et simple» : «Une vaste armée de travailleurs africains encadrés par des Indiens ou des Chinois éduqués, eux-memes dirtigés par quelques individus de diverses nationalités faisant usage d’un capital cosmopolite – c’est le cauchemar qui hante la population blanche d’Afrque du Sud et face auquel une certaine population blanche de l’Afrique de l’Est pousse déjà de hauts cris». «L’interdépendance de tous les hommes et de tous les pays ont donné des ailes à l’ambition commerciale de l’Asie et rendu la main d’œuvre asiatique plus mobile qu’elle ne l’avait jamais été auparavant», écrit-il plus loin. On ne peut s’empêcher de penser que le jeune Churchill en 1907 prévoyait déjà les hantises d’aujourd’hui à propos de la «mondialisation» et du «choc des civilisations».

Mais l’Afrique appartient aux Africains, ce que reconnait notre voyageur. «C’est après tout leur Afrique». Oui, mais l’Africain répugne au travail que l’homme blanc veut lui imposer et pense que celui-ci «est fou». Churchill, en bon disciple de Bentham, n’approuve pas cette sagesse : «je suis clairement d’avis qu’aucun homme n’a le droit d’être paresseux». Mais dans sa vision, les problèmes Afrique de l’Est qu’il visite «sont ceux du monde», «les tensions sociales, raciales et économiques qui torturent la société moderne sont déjà à l’œuvre ici, mais en miniature». On souhaiterait que cette vision pessimiste de l’avenir ait été démentie ; rien n’est moins démontré.

léproserie Ouganda

Ce que voit, pour le moment, Churchill c’est une colonisation avide que seules peuvent corriger le bon gouvernement de l’Angleterre et un partenariat avec un bon gouvernement africain. Il croit l’avoir trouvé lorsqu’il découvre le royaume de l’Ouganda, un État indigène qui fonctionne et qui permettrait d’espérer y fonder un socialisme d’État. L’Ouganda lui parait en offrir les contions optima : un pays riche, un gouvernement régulier, une population pacifique, une puissance extérieure lointaine et protectrice, une administration britannique désintéressée, mais dotée de suffisamment de pouvoirs supérieurs… En réalité, il s’agit simplement de l’Indirect Rule telle quelle fut effectivement appliquée en Ouganda pendant des décennies, et pratiquement jusqu’à l’indépendance.

Idéologue, colonialiste, Churchill était-il «raciste» ? Nous sommes en 1907. Il emploie constamment le mot «race», il parle des «races inférieures»… Le contresens, l’anachronisme est de confondre ce racisme civilisationnel avec un racisme ontologique ; non seulement, Churchill admire la grâce et l’élégance des hommes ou des femmes qu’il rencontre, leur maintien, leur politesse qui prend des formes variées, leur intelligence, il les croit fondamentalement capables de progrès si on leur en laisse l’opportunité… sous la  bienveillante protection de la Couronne britannique, bien entendu ; Churchill est et restera toujours un «impérialiste», pas au sens marxiste, mais au sens «gaullien», si l’on peut dire ! Il juge beaucoup plus sévèrement les colons blancs que «l’avidité foncière» a transformés en possesseurs d’espaces immenses «acquis pour rien ou très peu, tous luttant, tous agités, nerveux, tendus, nombre d’entre eux déçus, certains désespérés, quelques uns détruits».

Ouganda Falls

Au terme de ce voyage raconté avec tant de couleurs et de vivacité, revenu au contact de modernité technique au Soudan, on soulignera l’une des dernières réflexions du ministre-voyageur : «j’ai commencé à réaliser à quel point l’esprit de ces contrées merveilleuses avait pris possession de moi car c’était avec la plus grande réticence et la plus grande difficulté que je me forçais à poursuivre sur le chemin du retour».

Aujourd’hui, réaliserait-on le même périple avec le même plaisir ? En tout cas, Le Voyage en Afrique en 1907, fait encore rêver et réfléchir.

Marc MICHEL

 

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présentation de l'éditeur
Tout jeune sous-secrétaire d'État aux Colonies, Winston Churchill accomplit, à l'automne 1907, une tournée en Afrique de l'Est.
Au cours de son voyage, il combine travail et plaisir : aux parties de chasse au gros gibier et expéditions touristiques, succèdent les rencontres avec des officiels, colons et chefs de tribus. Dans ce récit de voyage, il conte ses journées africaines, décrivant du point de vue d'un Européen du début du XXe siècle l'innocence et le charme des tribus qu'il rencontre tout en dénonçant les abus du colonialisme.
Alternant considérations politiques et descriptions des paysages qui l'émerveillent, Churchill mène son lecteur le long du Nil, en Ouganda et au Kenya. Véritable oeuvre littéraire, ce texte n'avait jamais été traduit en français.

sommaire

  • LE CHEMIN DE FER DE L'OUGANDA
  • AUTOUR DU MONT KENYA
  • LES HAUTES TERRES DE L'AFRIQUE DE L'EST
  • LE GRAND LAC
  • LE ROYAUME D'OUGANDA
  • KAMPALA
  • " EN SAFARI "
  • LES CHUTES DE MURCHISON
  • HIPPO CAMP
  • LE LONG DU NIL BLANC

 

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16 juin 2011

Paul Ramalalo, tiatilleur malgache

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Tirailleurs malgaches

J'ai connu un soldat malgache dans les circonstances suivantes : "Nous avions reçu, vers 1945-46, un Malgache que ma soeur avait adopté comme filleul de guerre, c'était alors la mode. Paul Ramalalo était un grand paysan du sud qui avait dû être robuste. Kidnappé par notre glorieuse armée afin de grossir ses rangs, il vint bravement en France défendre la Liberté et la Civilisation, fut fait prisonnier en 1940 et passa avec ses compatriotes cinq années épouvantables dans un stalag réservé aux troupes coloniales.

Obligés de les relâcher au moment de leur débâcle, les Allemands alignèrent ces sous-hommes et les mitraillèrent. Laissé pour mort, Paul eut pourtant la vie sauve : deux balles lui avaient traversé l'épaule.
Nous allions le dimanche, vers onze heures, le chercher à l'hôpital Saint-Joseph ; il enveloppait avec une lenteur infinie ses longues jambes dans les bandes molletières réglementaires et venait passer l'après-midi chez nous. Il nous parlait de ses buffles qu'il avait hâte de revoir, et des redoutables «Zoulas» ou «Djoulas» (Dioulas ?) les bandits cachés dans la forêt.
Après son départ, nous avons perdu tout contact : comme il n'avait pas répondu à une lettre, nos parents demandèrent à un jeune couple de nos clients, qui avaient des relations dans la Grande Île, de retrouver sa trace ; après enquête, ils leur expliquèrent qu'il était inutile de chercher à le joindre. En fait, il arriva dans l'Île Rouge pendant la sanglante répression coloniale qui fit 100.000 morts (on s'en prenait tout particulièrement aux anciens soldats, réputés dangereux) de mars 1947 à 1948." (Extrait du site temoingaulois.fr)
Pensez-vous que je pourrais retrouver sa trace ?
Merci pour votre blog.

René Collinot

 

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21 mars 2011

un livre sur le Cameroun (1948-1971) : critique

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 critique du livre Kamerun

Marc MICHEL

 

Thomas DELTOMBE, Manuel DOMERGUE, Jacob TATSITSA, Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, La Découverte, 2011, 742 pages, index, photos.

À la lecture de cet énorme pavé, on peut être partagé entre l’admiration et l’agacement. Admiration pour le travail d’enquête et le dépouillement d’un  nombre assez extraordinaire de sources, agacement par leur traitement et l’esprit général du livre. Les auteurs (on ne sait pas comment a été distribué le travail) ont entrepris de raconter les évènements dramatiques qui ont secoué la marche vers l’indépendance de l’ancienne colonie allemande, partagée à l’issue de la Première Guerre mondiale en deux «mandats» de type «C», l’un britannique, l’autre français, devenus «territoires sous tutelle internationale», après 1945.

En fait, ils se sont intéressés essentiellement au «Cameroun français » parce que celui-ci fut le théâtre d’un mouvement révolutionnaire incarné par un parti de masse, l’Union des Populations camerounaises, et par un leader mémorable, Ruben Um Nyobe, tué («assassiné», selon les auteurs) au combat, le 13 septembre 1958. Mais sa disparition ne constitua qu’un épilogue provisoire ; la «rébellion», localisée d’abord dans le sud du pays, se prolongea et s’amplifia, plus acharnée, avec des caractères nouveaux, en partie contaminés par du banditisme social et l’exécution des deux derniers leaders importants du mouvement. Selon les auteurs, le système de relations construit au Cameroun durant ces deux décennies des années 1950 et 1960 par la France, avec l’approbation de la communauté internationale, aurait servi de modèle aux autres décolonisations françaises en Afrique noire et constitué un élément fondateur de la Françafrique.

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quelle "chape de silence" ?

Les auteurs prétendent briser la «chape de silence» qui aurait entouré les événements tragiques de cette décolonisation et le manque d’intérêt des  historiens. C’est tout de même faire peu de cas de toute une littérature camerounaise l’ait dénoncée et que nous-même nous y avons consacré des recherches et plusieurs publications dont une dans la Revue française d’Histoire d’Outre-Mer (n° 324-325, 1999, «Une décolonisation confisquée, Perspectives sur la décolonisation du Cameroun sous tutelle de la France, 1955-1960», et dans la revue l’Histoire (n° 318, mars 2007).

En réalité, les auteurs veulent se situer sur un autre terrain, qui n’est pas à proprement parler, celui de l’historien. Ils se situent, en effet, dans la droite lignée du journalisme d’investigation et de dénonciation, à la manière de Pierre Péan et de François-Xavier Verschave, auxquels ils font d’ailleurs directement référence. Ils affectionnent les titres à sensation, à commencer dans le choix du titre général de l’ouvrage Kamerun, (graphie à l’allemande), celui de pratiquement toutes têtes de chapitres («Epilogue pour un massacre», «Au pays des Blancs», «Le Kamerun s’embrase», «traquer et éliminer…»), des sous-chapitres («Coups tordus», «Comme en Algérie, torture, infiltration, internement» etc…, etc…), dans l’emploi de formules choc «Dien Bien Phu, Valmy des peuples colonisés» et les qualificatifs faciles ou insupportables («l’étrange docteur Aujoulat», «le bien nommé René Tiran», «le brave colonel X», «le brave lieutenant X).

 

bilan sinistre mais vision manichéenne

Cependant, si l’on passe sur les excès de la langue militante ou journalistique, et sur le point de vue ouvertement pro-upéciste, cet ouvrage est riche d’informations et débouche sur un bilan très noir pour l’État postcolonial et pro-occidental du Cameroun Le constat est abrupt, et ceux qui ont eu une expérience concrète du pays le partageront au moins en partie.

On ne peut cependant le limiter à la vision manichéenne qu’en donnent les auteurs. On fera observer par exemple que les maux qu’ils dénoncent dans ce Cameroun qu’ils considèrent au mieux comme un État fantoche et policier, ne sont pas du tout spécifiques à ce pays et que, sauf exceptions, tous les régimes postcoloniaux, pro ou anti-occidentaux en Afrique, ont connu les mêmes dérives antidémocratiques : parti unique, dictature, tyrannie, mépris des droits de l’Homme, des libertés individuelles ou collectives, usage immodéré de la force, culte de la personnalité etc., etc., qu’on ne peut pas toujours reconnaître dans ces dérives, la responsabilité des anciennes Puissances coloniales et de leurs manœuvres machiavéliques antérieures.

Que ce soit le Ghana de N’Krumah ou la Guinée de Sékou Touré, classés alors parmi les États «progressistes», soutiens de l’UPC, plus tard le Zimbabwe de Mugabé, ou à l’autre bord, le Zaïre de Mobutu…, sans parler des pays du Maghreb, on doit constater que le «postcolonial» a trahi la démocratie. On fera observer également que la décolonisation française au Cameroun, pour sanglante qu’elle fut, n’a pas atteint le degré de violence qu’ont connu le Kenya dans les années 1950, les colonies portugaises dans les années 1960-70 ou encore le Sud-Ouest africain (Namibie) et la Rhodésie du Sud (Zimbabwe), à la même époque.

 

la répression contre le peuple bamiléké

C’est par rapport au cliché d’une décolonisation «douce» de la France en Afrique noire que le Cameroun fait tache. L’intérêt du livre ne nous parait peut-être pas dans ce procès anachronique, ni même non plus dans la «révélation» de ce que les auteurs considèrent sans doute comme des «scoops», par exemple, l’influence théoricienne du colonel Lacheroy (qui a disparu très vite de la scène politique et militaire), le rôle, également, de ce curieux mouvement de contre-subversion qui s’est appelé Réarmement moral.

Bien sûr, les auteurs s’étendent comme on peut s’y attendre quand il s’agit de Françafrique sur l’infiltration des réseaux, les hommes de Foccart (après 1958), les circonstances (très connues) de l’assassinat de Moumié, à Genève, en 1960. Ils font surtout une part majeure aux actions des militaires instruits en Indochine ou en Algérie… Tout ceci vise, en définitive, à démontrer la complicité criminelle entre le régime gaulliste et le gouvernement potiche (mais infiniment redoutable) d’Ahmadou Ahidjo et à ce que d’autres ont appelé le «génocide» du peuple bamiléké dans l’Ouest-Cameroun, au début des années 1960.

Les auteurs se gardent d’employer le terme et des évaluations chiffrées que beaucoup attendraient, alors qu’à la suite de «témoignages» (invérifiables, ou absurdes), on a parlé de centaines de milliers de morts, 300 000, même 400 000 pour une population comptant environ 3 millions d’âmes. Très prudemment, les auteurs en restent à une fourchette, suffisamment impressionnante, d’un peu plus de 61 000 à un peu plus de 76 000 victimes entre 1956 (début réel de la révolte armée) et 1964 (quasi-achèvement de la rébellion).

 

"guerre cachée" ?

Pour le public qui ignorerait l’histoire, particulière et dramatique de l’indépendance du Cameroun, et s’étonne parfois du ressentiment anti-français qui se manifeste encore souvent aujourd’hui dans ce pays, ce livre apporte un éclairage cru, bien que partisan.

«Guerre cachée», affirment les auteurs. Oui, mais «guerre cachée» tout de même parce qu’elle s’est déroulée en marge de la guerre d’Algérie et qu’elle ne pouvait avoir le même retentissement national en France que cette dernière parce qu’elle a été menée par des militaires de carrière et des contingents eux-mêmes africains. Ses origines remontent loin, voire très loin dans la construction de la colonie elle-même, sujet que ne traite pas le livre, en tout cas, à la Seconde Guerre mondiale et aux émeutes qui, en 1945, secouèrent la capitale économique du pays, Douala ; ces événements sanctionnent effectivement un divorce entre une minorité de colons braqués dans une attitude réactionnaire et raciste d’un côté, de l’autre, des jeunes générations camerounaises.

Mais le divorce ne concerne pas seulement ces «colons de combat» et «les indigènes» ; il apparait aussi entre une Administration coloniale, expression de l’État français et ces élites d’évolués, conscients de la particularité de la situation internationale de leur pays et, apparemment, gagnés par des mots d’ordre apportés par des militants syndicaux et soutenus par la nébuleuse des organisations communistes.

Bien sûr, les auteurs ont raison de souligner l’autonomie d’action et de conception de l’UPC, créée en 1948, par rapport aux organisations communistes de la métropole ; mais on ne peut perdre de vue le poids de la Guerre froide sur la perception par l’administration française et ses alliés camerounais, également par la majorité de la communauté internationale, d’un mouvement qui, en 1955, entre délibérément dans l’action armée. Ses modalités d’action, son vocabulaire, ses slogans, ses méthodes et les soutiens qu’il reçoit à l’extérieur, en métropole et dans le monde communiste, laissent peu de champ à un accommodement et convainquent effectivement qu’il vaut mieux trouver des interlocuteurs moins radicaux.

 

"libération nationale" ou "révolte tribale" ?

Si l’on tente de résumer brièvement les événements, l’UPC, première manière, sous la direction de Ruben Um Nyobe, est vue par l’administration française plutôt qu’un mouvement de libération fondée sur une identité nationale crédible, comme une révolte «tribale» appuyée sur les frustrations d’une partie de la population camerounaise, dans le sud du pays, en pays bassa, et à Douala récupérée par des agitateurs révolutionnaires avec les slogans d’indépendance nationale et de réunification des deux Camerouns. Quand la révolte gagne l’ouest Cameroun, dès 1957, ces objectifs paraissent assez secondaires par rapport à des motivations sociales et politiques beaucoup plus localisées.

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Néanmoins, pour les responsables français, ils constituent aussi un danger dans la mesure où ils sont toujours instrumentalisés par l’UPC en exil qui trouve dans les pays «progressistes» et dans les pays du bloc communiste le seul écho audible à l’extérieur, en particulier à l’ONU. Malgré la mort de Ruben Um Nyobé, il y a bien continuité entre la rébellion upéciste dans le sud et celle de l’ouest des acteurs et des objectifs. Entre temps, la politique française, en l’occurrence le haut-commissaire Messmer, met en place un gouvernement autonome qui, avec Ahidjo, prend à son compte les deux piliers de la revendication upéciste : l’indépendance et la réunification, les «confisquant», en quelque sorte, à l’UPC, avec l’approbation de la France.

Selon les auteurs, dès la première «phase», l’Armée française a joué un rôle politique et militaire majeur, quoique la répartition des rôles entre le haut-commissaire Pierre Messmer, son principal adjoint Daniel Doustin, et le lieutenant-colonel Lamberton, chef des opérations militaires en Sanaga maritime, ne soit pas aussi claire que les auteurs le disent. Par la suite, l’Armée française intervient essentiellement en appui à des forces camerounaises en formation (le statut de mandat puis d’État sous tutelle interdit en principe tout recrutement militaire jusqu’à l’indépendance).

 

les objectifs des auteurs

Néanmoins, démontrent les auteurs, au cours des opérations en pays bamiléké, les forces françaises, proprement militaires et de gendarmerie, ont non seulement participé activement et directement à une répression de masse mais aussi à des actes de barbarie cautionnés par leurs supérieurs.

Toute cette violence visant à assurer le transfert de compétence à un pouvoir à la solde de la Françafrique. Les objectifs des auteurs sont clairs : alimenter une condamnation de la France et provoquer sa repentance dans le dossier, l’emploi de la torture, comme en Algérie, dont ils font la principale accusation à charge. Les réalités locales sont beaucoup plus compliquées et à n’écouter qu’une seule catégorie de voix, à généraliser, à se fier trop souvent à des témoignages et de sources de seconde main, à confondre le discours de l’historien et le discours du polémiste, on peut être amené à des réserves.

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général de Gaulle, avec à sa gauche Louis-Paul Ajoulat,
en visite au Cameroun en mars 1953 (Archives nationales de Yaoundé)

Un exemple : utilisant une source secondaire, les auteurs attribuent au général de Gaulle dans un discours prononcé à Bourges, le 7 mai 1959, une déclaration par lequel celui-ci aurait appelé les «Grands» à aider les faibles de ce monde parce «qu’ils sont des Blancs, des peuples civilisés et que leur devoir est commun» ; en réalité le Général avait dit «leur devoir, puisqu’ils sont les plus riches, les mieux pourvus et les plus forts, leur devoir c’est d’aider les autres, ceux qui sont dépourvus, ceux qui sont sous-développés». Ce n’est pas la même chose.

Ce détail fait peser des soupçons sur la crédibilité des multiples sources secondaires invoquées, souvent placées hors contexte, et pratiquement toutes dans un seul sens, laissant de côté celles qui n’arrangent pas. L’encart de photos est intéressant. On remarque en particulier les terribles photos de têtes coupées, destinées à soulever l’indignation du lecteur ; mais on sait que ces procédés de terreur ont été aussi utilisés par les «rebelles» et la représentation de ces usages horrifiants aurait dû être assortie d’un commentaire faisant appel à l’anthropologie.


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Têtes coupées de combattants nationalistes

La photo a assurément un effet émotionnel assuré. Mais, finalement, on ne sait quelle valeur démonstrative lui attribuer. Cette pratique était courante dans les guerres «traditionnelles», chez de nombreux peuples africains, attestée chez les Baoulé par exemple ou parmi les populations de l’Oubangui, et démontraient la force du vainqueur.

Elle a existé des deux côtés au cours de la guerre en pays bamiléké, comme en témoignent les assassinats à la marchette des deux pères de la Mission de Bafang dont les corps furent retrouvés décapités en novembre 1959. Le mélange entre pratique de guerre ancienne et calculs politiques modernes aurait pu être mieux analysé. La guerre en pays bamiléké dans les années 1960 n’est pas véritablement interrogée, même moins que le commandement français lui-même à l’époque qui voulut se défendre d’entrer dans la répression d’un soulèvement qui dépassait une simple «jacquerie».

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Entraînement des élèves officiers de l’École militaire interarmes du Cameroun,
dans la zone de Koutaba en 1960, sous la supervision d’instructeurs français.
(Archives nationales de Yaoundé)

Les auteurs ne semblent avoir eu pour souci que de démontrer les compromissions des militaires français dans les actions à l’égal de ce qui se passait en Algérie. Les auteurs auraient également pu faire l’économie de nombreux développements hors-sujets ou très connus, qui surchargent inutilement une lecture déjà suffisamment démonstrative. L’existence d’un index et celle d’un appareil de notes conséquent sont des bons points, l’absence d’un catalogue des sources et de la bibliographie est très regrettable.

L’UPC exerce encore la fascination romantique d’un mouvement animé par un idéal patriotique, un chef intègre et charismatique, le Mpodol («porte-parole» en bassa), Ruben Um Nyobe), une lutte dans les «maquis» du Cameroun. L’atmosphère internationale n’est pas ou plus prise en compte, autrement que sur le mode de la mise en accusation de l’Occident et de la défense d’une Francafrique problématique.

Peut-on oublier qu’encore au tournant des années 1960, la subversion communiste était imaginée, à tort ou à raison, comme équivalente à l’islamisme aujourd’hui. Mais les auteurs cherchent moins à analyser l’évolution des forces économiques, sociales et politiques de ce pays «compliqué», reconnaissent-ils, qu’à instruire un procès.

Au total, leur thèse est si lourdement appuyée, les effets si recherchés, les accusations si constamment nominatives et le caractère si polémique, qu’elle n’atteint pas vraiment son but et qu’elle n’est pas toujours convaincante, loin de là. Ceci dit, ce livre est une somme incontournable et un dossier à verser au procès de la France en Afrique. Il ne va pas dans le sens d’une réconciliation ni d’une approche apaisée d’une histoire commune et il est destiné à rouvrir des débats passionnés.

Marc MICHEL
professeur honoraire d'histoire de l'Afrique
à l'université de Provence

 

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- iconographie : les photos sont tirées de l'ouvrage

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27 septembre 2010

un faux discours de Léopold II, fabriqué en Afrique

DiscoursDeLeopold2AuxMissionnairesBelgesAuCongo_1883


un faux discours de Léopold II (1883)

 

Il circule depuis plusieurs mois sur internet une vidéo mettant en scène et en paroles "le discours ignoble de Léopold II, roi des Belges, aux prêtres chargés d'évangéliser le Congo belge" (1883) : par exemple sur You Tube ici. 

LEOPOLD_II


Ce prétendu discours est un faux...

1) Il aurait commencé à circuler en 1981 au moment des différends entre Mobutu et l'Église catholique ; cf. commentaire de "moi_951" :
http://www.dailymotion.com/video/x5uro3..._colonisation-et-religion-congo-belg_news

2) Par ailleurs, il ne semble pas qu'il y ait eu des missionnaires belges au Congo à cette date, les prêtres et religieux venaient du Congo des Français ; cf. http://books.google.fr/books?id=U47B0mwVU_4C&pg=PA346&lpg=PA346&dq=missionnaires+belges+au+congo+1888&source=bl&ots=MjrpJODtzv&sig=Or883P0FV9OZnKrO_OoGkWIxVBE&hl=fr&ei=Lp6hTPLwGJTL4Aa9vZzVAw&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnum=4&ved=0CCEQ6AEwAw#v=onepage&q=missionnaires%20belges%20au%20congo%201888&f=false

3) une investigation historiographique et critique se trouve sur ce forum de discussion :
http://www.empereurperdu.com/tribunehistoire/viewtopic.php?f=10&t=577

Michel Renard

congo


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4 juillet 2009

Janos Riesz - littératures africaines et coloniales francophones

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la fécondité de l'échange entre Littérature

et Histoire selon Janos Riesz

Marc MICHEL


- «Astres et désastres», Histoire et récits de vie africains de la Colonie à la Postcolonie, Georg Olms Verlag, Hidesheim, Zurich, New York, 2009, 396 p.

Sous ce titre intrigant, Janos Riesz dont on connait les contributions incontournables sur les littératures africaines et coloniales francophones, publie en un recueil considérable une partie de ces contributions, revues et réécrites.

Le titre de l'ouvrage suscite évidemment la curiosité. Dans sa première contribution, Janos Riesz s'en explique en précisant qu'il s'agit d'une figure de pensée dans les relations entre la France et ses anciennes colonies ; il  relève cette figure dans une série de poètes français et la met en rapport avec des œuvres majeures de la littérature des colonisés.

L'ouvrage fait suite à un premier livre intitulé De la littérature coloniale à la littérature africaine publié en 2007 et rassemble des textes dispersés, ayant fait l'objet de communications sur deux décennies, de 1987 à 2008. Janos Riesz en a gommé, autant que faire se peut, les recouvrements et les a ajustés aux dernières informations disponibles.

L'ensemble du volume est divisé selon trois grands axes : le discours historique dans les textes littéraires, les récits de vie et les écritures autobiographies, les espoirs et échecs des indépendances. Précisons qu'il s'agit ici des colonies et des indépendances d'Afrique noire et que, sauf l'exception d'une communication sur "Charles de Foucauld et le Désert", il s'agit de l'Afrique noire et d'auteurs très majoritairement africains : Léopold Panet, Dadié, Mariama Bâ, Lumumba, Kourouma, Ousmane Sembène, Kossi Efoui, Sénouvo Agbota Zinzou, Senghor. Il s'élargit aux écrivains antillais de la Négritude comme le grand poëte Léon Gontran Damas. Le cas de Lumumba est évidemment particulier puisqu'il ne fut en aucune manière écrivain, si bien que Janos Riesz analyse seulement le personnage dans la production romanesque africaine.

Il est difficile de rendre compte d'un tel ouvrage. Un des mérites du volume est de rappeler  à la mémoire l'importance de certains textes plus ou moins oubliés : par exemple, la Relation d'un Voyage du Sénégal à Soueira au Maroc du métis Panet, «indigène» (entendons ici habitant) du Sénégal ou encore les Carnets de prison de Bernard Dadié.

ce que l'Histoire doit à la Littérature

Un autre mérite est d'appréhender des textes dont on ne savait pas trop quoi faire comme les fameuses autobiographies recueillies par le célèbre ethnologue allemand Dietrich Hermann Westermann publiées en Français en 1938. Le décryptage et la mise en situation de ces textes en sont formidablement faits par Janos Riesz qui en prouve ainsi la valeur historique.

La fécondité de l'échange entre Littérature et Histoire est d'ailleurs au centre de l'ouvrage. Janos Riesz nous montre à quel point les œuvres et les auteurs ne peuvent être séparés du contexte de leur production et des circonstances de leurs vies.

Cela peut paraître une évidence quand il s'agit d'autobiographies. Janos Riesz en montre cependant la richesse méthodologique à propos de certaines œuvres oubliées, et pourtant très instructives, comme le roman de René Maran Un homme pareil aux autres dont l'analyse pourrait être rapprochée du fameux Peaux noires, masques blancs de Franz Fanon. Il est aussi évident en ce qui concerne Tiaroye racontée et mis en scène par Ousmane Sembène, bien que sur ce point il eût été utile de tenir compte du démontage de la fabrication littéraire et cinématographique de celui-ci.

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René Maran (1887-1960)

Le décryptage ne se fait pas dans le seul sens de l'Histoire vers la Littérature ; il indique aussi ce que la première doit à la seconde en matière de mythes et de symboles, par exemple à propos de l'Orphée noir dont Jean-Paul Sartre et Léopold Sédar Senghor ont fait, selon Janos Riesz, un mythe «utile à l'Afrique». La propension des chercheurs et des écrivains africains en situation «post-coloniale» à une relecture des œuvres littéraires est aussi très sensible à propos du même Senghor.

On peut ne pas être toujours convaincu par tous les travaux historiques auxquels se réfère Janos Riesz, il reste que sa méthode d'aller et venue entre Histoire et Littérature permet de renouveler et d'enrichir les approches réciproques. Le principal regret que me laisse ce livre est qu'il se cantonne encore à la littérature africaine en relation avec un passé colonial qui s'éloigne alors qu'une nouvelle littérature, riche, variée, neuve, s'est développée partout en Afrique, chez de jeunes écrivains, Emmanuel Dongola, Léonora Miano, Libar Fofana, pour ne prendre que quelques exemples, appelant à une confrontation non avec la «colonie», mais à une  proprement africaine

Marc MICHEL

- «Astres et désastres», Histoire et récits de vie africains de la Colonie à la Postcolonie, Georg Olms Verlag, Hidesheim, Zurich, New York, 2009, 396 p.

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Janos Riesz

- János Riesz, «Astres et Désastres» - Histoire et récits de vie africains de la Colonie à la Postcolonie

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19 mai 2009

colonisation et "judiciarisation" de l'Afrique

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palais de justice de Bobo-Dioulasso (Haute-Volta)



les prémices de la justice contemporaine

en Afrique noire

les coutumiers d’Afrique noire francophone à l’épreuve du modèle juridique français

Bernardo-Casmiro DO REGO

La justice se rendait autrefois, en Afrique noire, selon la coutume. La colonisation a donné lieu à rédaction des coutumiers à l’aune du modèle juridique français. Une évolution fondamentale.

Si le XVIIIe siècle européen est qualifié de siècle des lumières, c’est à bon droit que nous pouvons affirmer le XVIIIe siècle africain de siècle des résistances. En effet, les colons ayant pénétré l’Afrique noire dès les XVIe et XVIIe siècle entamèrent un vaste chantier de conquête aux XVIIIe et XIXe siècles. Les monarchies africaines, défenseurs de leurs terres perdirent à tour de rôle leur sceptre, laissant ainsi la mère Afrique à des inconnus venus d’outre-mer : la colonisation est née.

Cette dernière est décriée comme première cause du retard du monde noir ; mais n’a-t-elle eu que des conséquences négatives sur le vieux continent. Sans doute pas. Au-delà de la civilisation du monde noir, il importe également de préciser que la colonisation inscrivit l’Afrique dans l’histoire des peuples. Les sociétés primitives africaines dont il ne reste aujourd’hui quasiment point d’écrits doivent leur trace à ce qui en a été inscrit dans les archives ou les récits de la colonisation. Il n’est point dessein pour nous de faire ici l’apologie de la colonisation, ni de dénier l’exploitation de l’Afrique sous la colonisation.

Notre objectif est de rappeler l’impact de la colonisation dans l’étatisation du continent, ou du moins l’impact de la colonisation dans la «judiciarisation» du continent. En effet, pour asseoir leur autorité, il a fallu réformer les colonies. La France avait donc regroupé ces colonies dans de vastes ensembles territoriaux : l’Afrique Occidentale Française (AOF) et l’Afrique Equatoriale Française (AEF). Confrontée à des incompréhensions, une justice divine (plutôt fétichiste) et arbitraire, la première étape de la réorganisation de ces ensembles fut l’identification des colonies à la métropole.

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Comment concilier une société traditionnelle, animiste ou islamique, avec une autre plus moderne et christianisée. La réponse fut semble-t-il de comprendre comment fonctionne chacune des colonies et d’essayer d’assurer une unité en leur sein. Était-ce en réalité cet esprit qui anima le colon ? Dieu le sait, nous ne le savons ; néanmoins tout laisse croire que cet esprit préfigura l’idée de rédaction des coutumiers qui commença à germer dans les esprits des colons.

Cette idée ne tarda pas à éclore : une circulaire AP du 19 Mars 1931 ordonne la rédaction des coutumiers. Les travaux débutent dans chaque colonie pour le recensement des coutumes. Nous avions dans un article, paru il y a peu, décrit le coutumier du Dahomey. Nous ne reprendrons pas cette description ici mais nous nous contenterons d’analyser l’idée d’une rédaction des coutumiers à l’aune du modèle juridique français. En effet, il s’agit ici de relever des généralités ayant motivé les colons et ayant commandé une mise au point des coutumiers dans les territoires conquis. En réalité, dans l’attente d’une prochaine publication d’une compilation des plus grands coutumiers d’Afrique noire francophone, nous avions jugé utile de vous noter ces traits majeurs. Avant toute chose, il convient de rappeler la notion de coutume.

Concilier les règles françaises et règles africaines

La coutume est un ensemble de pratiques répétées et spontanées d’un territoire donné suivies sur une longue période et s’imposant à la population qui l’accepte et l’érige en norme. M. Gillesen, spécialiste de la question dira que c’est «un ensemble d’usages d’ordre juridique qui ont acquis force obligatoire dans un groupe sociopolitique donné, par la répétition d’actes publics et paisibles pendant un laps de temps relativement long».

Un coutumier peut donc être conçu de deux façons différentes : soit par recueil, soit par compilation. La deuxième hypothèse est celle retenue dans le cadre de l’Afrique noire francophone. En réalité, la plupart des coutumes africaines peu importe les territoires et les régions étaient constituées de règles abstraites gouvernées la plupart du temps par des considérations animistes, qui mieux est, vodouïstes. Ces règles furent jugées sauvages par les Occidentaux déjà clonés aux règles des droits de l’Homme.

La principale préoccupation fut d’épurer ces pratiques afin de les dépouiller des superstitions dont elles étaient jugées colorées. Précisons néanmoins que l’objectif était de doter ces territoires de règles qui leur seraient imposées, c’est-à-dire une façon pour les Occidentaux d’affirmer leur suprématie et d’asseoir leur puissance. Pour mieux adoucir l’imposition, la mise en place de coutumiers censés reprendre les us et coutumes de ces territoires sera le perron qui offre l’assentiment des indigènes.

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En revanche, il faut remarquer que la diversité des cultures, ethnies, langues rendait la justice impraticable avant la colonisation et l’arbitraire s’érigeait en maître mot ; aussi, faut il ajouter qu’à partir du processus de colonisation, des tribunaux français furent installés dans les colonies et ceux-ci devaient concilier les règles françaises et les règles indigènes ou requérir dans d’autres cas auprès des dignitaires locaux la répression de telle ou telle autre coutume à l’égard d’un délit ou d’un crime ; ce qui implique une insécurité juridique.

À mille lieux du berceau de l’humanité, la France vivait au XVIIIe s. une révolution intellectuelle. La raison est apparue comme guide de la pensée humaine, rejetant aux calendes grecques toute explication du monde par la foi ou la religion. La France traverse un siècle des lumières avec une intelligentsia inspirée. Plusieurs codes ont été édités dès 1800 : le code civil en 1804, le code de procédure civile en 1806, le code de commerce en 1807 et le code pénal en 1810. Le système judiciaire français à l’heure coloniale était donc très organisé et très structuré. Il revenait impérieux aux colons de réorganiser le système judiciaire au sein des colonies, en le calquant sur le système de la métropole.

En finir avec l’atrocité, les tortures et les actes de barbaries qui existaient dans les territoires était une première façon d’expliquer l’évolution. Sans rejeter ce dernier motif, on pourra relever trois autres raisons principales qui justifiaient la démarche coloniale. La première est la cause efficiente : l’établissement d’une loi écrite qui servira de base à tous les tribunaux. La deuxième est la vision de chacun des territoires comme un tout. La troisième est l’affirmation de l’autorité française. Les français cherchaient à s’imposer avec le moins de heurts possibles, de manière à éviter toute rébellion tout en anéantissant les dernières institutions royales qui pouvaient encore exister. À cette dernière raison s’ajoute l’idée de faire intégrer les territoires dans un ensemble d’espaces coloniaux, l’Afrique française.

En conclusion, on ne saurait renier que l’idée de la rédaction des coutumiers se veut une conciliation des besoins de la colonie avec ceux de la puissance colonisatrice. Car en réalité, si les colons cherchaient à imposer leur mœurs, l’Afrique a trouvé dans cette imposition française une sécurité juridique créant ainsi le fondement de sa justice et de son droit.

source : Afrik.com
mardi 19 mai 2009

- le blog de Bernardo-Casmiro do REGO, juriste en droit privé et en histoire du droit

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le "tribunal des races" à Yaoundé (Cameroun), 25 juin 1951 (source)

 

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29 mars 2009

Essai sur la colonisation positive

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Marc Michel, Essai sur la colonisation positive



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- Marc Michel, Essai sur la colonisation positive. Affrontements et accommodements en Afrique noire, 1830-1930, éditions Perrin, avril 2009.

L'historien, spécialiste de la colonisation, répond ici à la polémique qui a nourri les débats il y a peu. Depuis la fin du commerce honteux jusqu'à l'apogée de la domination coloniale, il s'attaque aux idées reçues, "trop simples" dit-il, et veut insuffler le doute dans nos esprits…
Il y a comme une malédiction.
D'abord, on oublie des faits jadis connus de tout Français : par exemple, que la France et l'Angleterre furent au bord de la guerre pour un endroit perdu du Nil, Fachoda ; que des centaines de milliers d'Africains vinrent combattre en Europe ; que les Zoulous ont mis fin au rêve bonapartiste en tuant le prince héritier, etc.
Ensuite, on multiplie les inepties. On jauge la colonisation à l'aune de ses bienfaits ou de ses méfaits ; on prétend que les Africains ne sont pas "entrés dans l'Histoire" ; on assimile colonisation et extermination sans réaliser combien le jugement est anachronique et déplacé.
Marc Michel, historien spécialiste consacré des études africaines, passe au tamis de sa longue expérience cette lancinante question du "positif" et du "négatif" de la colonisation. Dans un essai passionnant, il remet à l'endroit un siècle et demi d'histoire coloniale.

Professeur émérite à l'université de Provence, Marc Michel a publié notamment une biographie de Gallieni, L'Appel à l'Afrique (1914-1918), et Décolonisations et émergence du tiers monde.

Marc








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diffa offerte aux Européens par une notabilité arabe

 

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les ouvrages de Marc Michel


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commander : Les Africains et la Grande Guerre. L'appel à l'Afrique, 1914-1918, Khartala, 2003.

Pendant la Grande Guerre, 200 000 "Sénégalais" d'AOF ont servi la France, plus de 135 000 sont venus combattre en Europe, 30 000 d'entre eux, soit un sur cinq, n'ont jamais revu les leurs.
Dans le malheur de la guerre, ces sacrifiés ne le furent ni plus ni moins que leurs frères d'armes, les fantassins de la métropole. Néanmoins, leur sacrifice constitue encore aujourd'hui un élément très sensible des relations entre la France et l'Afrique. La "cristallisation" des pensions, autrement dit le gel de la dette contractée par la métropole, reste au coeur du contentieux. C'est l'histoire de cet engagement des Africains au service de la France que retrace d'abord ce livre.
La participation des Africains à la Grande Guerre ne se borne pas à cet impôt du sang. Profondément secouée par une série de catastrophes, sécheresse, épidémies, disette et famine, l'Afrique occidentale française est d'abord confrontée à une crise brutale provoquée par l'entrée en guerre ; puis elle est soumise à un effort de production sans précédent en direction de la métropole. La sortie du conflit ne s'effectue pourtant pas dans le désastre et les révoltes généralisées ; Blaise Diagne, seul Noir "médiatique" à l'époque, réussit même à mener à bien un tout dernier recrutement, au-delà de toute espérance.
Mais, comme le montre ce livre, une AOF nouvelle émerge où s'enracinent des germes de protestations modernes. Enfin, la Grande Guerre a modifié de façon plutôt positive les regards réciproques entre Africains et Français ; mais elle a aussi ouvert la voie à un infâme réquisitoire de "la Honte Noire" ("die schwarze Schande"), récupéré dans l'arsenal du racisme hitlérien. C'est aussi la genèse d'un imaginaire empoisonné que veut éclairer ce livre.


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commander : Décolonisations et émergence du tiers monde, Hachette, 2e édition, 2005.

En 1939, les empires coloniaux semblaient à leur apogée.
25 ans plus tard, ils ont pratiquement cessé d'exister. Comment expliquer ce phénomène majeur du XXe siècle, les décolonisations des peuples soumis à la domination de l'Europe ? Les étapes de ce processus sont examinées ici à la lumière des relations internationales. Les décolonisations ont constitué, en effet, un facteur décisif du passage d'un monde bipolaire, celui de la Guerre froide, au monde multipolaire et chaotique contemporain.
Elles ont contribué à l'émergence d'un nouvel acteur sur la scène internationale : le tiers monde.


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commander : Jules Isaac, un historien dans la Grande Guerre - Lettres et carnets, 1914-1917, Armand Colin, 2004.

Mobilisé en août 1914, à 37 ans, l'historien Jules Isaac partagea la vie des fantassins pendant plus de trente mois sur l'Aisne, en Champagne, à Verdun, avant d'être blessé et évacué de son observatoire de la forêt de Hesse, au-dessus de Vauquois, à la fin juin 1917.
Pendant toute cette période, il échangea avec son épouse Laure une correspondance très régulière relatant sa vie au front, et la barbarie quotidienne à laquelle, comme tous ses camarades, il était confronté. Ces lettres inédites, poignantes et lucides, puisqu'elles témoignent à la fois d'une expérience personnelle et du regard de l'historien sur l'événement, sont ici réunies pour la première fois. Un apport capital à la mémoire d'un conflit dans lequel on s'accorde à voir, à juste titre, la matrice du XXe siècle.


Gallieni
















commander : Gallieni, Fayard, 1989.

Patriote, républicain, laïc et colonial, Gallieni fut à l'unisson de ces modérés qui façonnèrent la IIIème République dans le sillage de Gambetta.
Il fut certainement aussi le général qui, jusqu'à la victoire de 1918, atteignit une popularité que seul Boulanger avait égalée. Elle reposait sur la reconnaissance émue que lui témoigna le petit peuple de Paris dont, aux heures les plus sombres de 1914, il avait galvanisé la résolution et dont il avait partagé le sort. Quant à l'homme, il demeura simple toute sa vie, même s'il ne dédaigna pas, au faîte de sa carrière, les attraits de la gloire et du pouvoir, et sa vie privée ne donna prise à aucune médisance (seuls l'éloignement et les soucis d'argent assombrirent un moment son bonheur familial).
Autoritaire, il le fut ; arbitraire, jamais. Austère, il le fut aussi, mais ennuyeux, jamais. Homme d'ordre mais figure originale, il ne se laissa jamais enfermer par les préjugés. Surtout, si l'on retient l'image du gouverneur militaire de Paris au visage sévère derrière ses lorgnons, on doit tout autant retenir celle du jeune homme ardent qui piaffait de s'enfoncer au coeur de l'Afrique et se prit d'une véritable fièvre d'écriture que celle de l'homme mûr prenant plaisir aux joies familières au milieu des siens.
Esprit moralisateur mais jamais étroit, il incarna à sa manière l'honnête homme de la IIIe République, belle illustration des vertus de la "médiocratie" du temps.

 

 

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commander
: La colonisation européenne, Documentation photographique, 2004.


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11 mars 2009

Léon Humblot à la Grande Comore (photos)

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quelques photos de la Grande Comore,

sur plaques de verre,

provenant de Léon Humblot

 

Léon Humblot (1852-1914), le "grand sultan blanc" était un naturaliste que le Museum d'histoire naturelle de Paris envoya aux Comores en 1883. Par son initiative personnelle et l'accord avec le sultan Saïd Ali (1885), il permit finalement à la France de prendre le contrôle de cette île. Léon Humblot devint Résident de la Grande Comore de novembre 1889 à juin 1896.

 

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Léon Humblot


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Léon Humblot, à droite ; au milieu, il s'agirait de Georges Laurent,
ingénieur agricole de la société la France coloniale à partir de fin mai 1899
(communication de son petit-fils Jean-Luc Laurent, mai 2009)

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Georges Laurent, à Anjouan (photo transmise par son petit-fils Jean-Luc Laurent,
mai 2009 ; les autres photos de cette page sont dues à M. Dulac)

 

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légende (à venir)


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dessin dû à Saïd Ali (?)

 

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à droite, Léon Humblot

 

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légende (à venir)


Ces images inédites nous ont été fournies très aimablement  par M. Dulac, arrière-petit-fils de Léon Humblot qui vient de verser copie de sa collection aux Archives nationales d'outre-mer (Anom, anciennement Caom, à Aix-en-Provence).

Marie-Hélène Degroise, conservatrice aux Anom explique que les Archives nationales d'outre-mer "conservent déjà un très bel album (FR ANOM 8Fi15) de clichés réalisés par Léon Humblot, lorsqu'il était à la fois le directeur-fondateur de la compagnie de plantes à parfum et le résident de France à Anjouan, ainsi qu'un fonds de plaques de verre venant de la Société Comores-Bambao (FR ANOM 151AQ), qui a racheté la compagnie de [Léon Humblot] dans les années 1930".

Michel Renard

- lien vers la notice de ces archives : FR Caom 151 AQ 1 à 27


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Léon Humblot figure-t-il sur cette carte postale ancienne ?

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Cette carte, légendée, "la mosquée dans un village", semble avoir saisi une scène sur laquelle figure Léon Humblot. Ne serait-ce pas lui, tout à fait à droite, vêtu de ses habituels chemise et pantalon blancs, la barbe fournie et le front dégarni, tenant de sa main droite un casque colonial ?

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source

 

la Grande Comore

Alfred MARTINEAU (1933)

La Grande Comore est un long fuseau de 70 kilomètres de long sur 15 de large en moyenne ; sa superficie est 90 000 hectares. En cet espace si resserré par la mer se dresse un massif montagneux, que domine, à 2 400 mètres, un volcan éteint. Sauf de rares parties, où la couche de terre est assez épaisse pour permettre des cultures, le reste de l'île n'est qu'un amas de laves, recouvertes de mousse et parfois d'un peu d'humus, dans les anfractuosités desquelles poussent cependant de fort beaux arbres, d'une très grande puissance.

Pas le moindre ruisseau ; deux sources seulement d'un très faible débit, l'une au nord, l'autre au sud ; des puits d'eau saumâtre en bordure du littoral, telle est l'île, l'une des plus pittoresques pourtant et l'une des plus attachantes qui soient au monde. La population y est assez dense, 50 à 60 000 habitants, répartie en un certain nombre d'agglomérations, toutes situées au bord de la mer. Pas une seule habitation dans l'intérieur, où il n'y a ni eau ni terres de culture. L'eau de pluie est partout recueillie dans des citernes.

de petits sultanats rivaux

On ignore tout des origines de cette île, qui, se trouvant sur la route de Zanzibar à Madagascar, aurait été sans doute la relâche obligatoire de tous les navires naviguant dans ces parages, si des rades avaient offert aux navires une sécurité suffisante : on lui préférait Anjouan, où la mer est moins agitée. Elle fut islamisée de très bonne heure et, selon les habitudes moyenâgeuses, était divisée en sept ou huit sultans indépendants, lorsqu'elle se trouva en contact avec les Européens.

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Fomboni en Grande Comore

Le plus important de ces États était celui de Bambao, au centre de l'île, avec Moroni pour capitale ; puis venaient ceux de Badjini, chef-lieu Foumboni, - Mitsamiouli, avec un chef-lieu du même nom ; - Hammamet ; - Boundé et Houachili. Or, vers l'année 1850, régnait à Moroni un souverain, du nom d'Hamet. [Ahmet] Ce sultan fut naturellement en guerre avec ses voisins et, après des alternatives de succès et de revers, finit par être vaincu et détrôné. Vainement il sollicita l'intervention de la France, qui venait de s'établir à Mayotte ; elle se désintéressait encore des autres îles de l'archipel. Ahmet se réfugia à Anjouan, où l'une de ses filles épousa Saïd Omar, le fils du sultan régnant Abdallah. De cette union naquit un fils, Saïd Ali, dont le nom devait être tant de fois prononcé.

Des années passèrent et Hamet [Ahmet] mourut. Mais il vint un jour où Saïd Ali, ayant grandi, songea à faire valoir les droits qu'il tenait de sa mère. Il vint à Moroni et fut proclamé sultan de Bambao. restaient les autres princes, ses rivaux. Il ne pouvait songer au succès définitif qu'avec l'appui d'une puissance étrangère et demanda celui de la France. Un de ses rivaux demanda celui de l'Angleterre. Pour compliquer la situation, les Allemands qui - nous sommes en 1884 - rêvaient de se constituer un empire dans l'Afrique orientale avaient débarqué des hommes à la Grande Comore et leur drapeau avait même été arboré sur les hauteurs qui dominent Foumboni.

le rôle joué par Léon Humblot

La situation fut sauvée d'une façon providentielle par un naturaliste français, qui se trouvait depuis dix-huit Humblot__11_mois dans l'île, à la recherche des orchidées les plus rares ; ce naturaliste ne craignit pas de sortir de son rôle d'explorateur pour faire remplacer le drapeau allemand par le drapeau français et pour traiter, au nom de la France, la reconnaissance de Saïd Ali comme souverain de la Grande Comore. Ce naturaliste était M. Humblot.

L'accord provisoire entre M. Humblot et Saïd Ali ne reçut pas l'agrément intégral de notre gouvernement qui n'osa pas accepter le protectorat qu'on lui offrait et laissa à M. Humblot le soin d'aller comme il l'entendrait et au mieux des intérêts de la France.

M. Humblot conclut avec Saïd Ali, le 5 octobre 1885, un traité régulier en vertu duquel Saïd Ali, sans reconnaître un protectorat qu'on négligeait, s'engageait à n'accepter celui d'aucune puissance étrangère dans le consentement de la France. En vertu du même traité, Saïd Ali donnait à M. Humblot en toute propriété, sans impôt ni location, toutes les terres dont il pourrait avoir besoin et s'engageait en outre à n'accorder aucune autre concession, qu'avec l'assentiment de M. Humblot.

C'était mettre l'île sous le protectorat effectif, non de la France, mais d'un Français. Il est vrai que Saïd Ali, simple sultan de Bambao, disposait en faveur de M. Humblot de terres qui ne lui appartenait pas, de même qu'il disposait aussi en faveur de la France d'un protectorat éventuel sur des sultanats indépendants. Comme toute question mal posée, cette convention allait peser lourdement sur les destinées de la Grande Comore. Illusoire en 1885, elle se posa avec toutes ses conséquences, le jour où Saïd Ali devint sultan de l'île entière et où le protectorat français fut officiellement établi.

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Ce jour n'allait pas tarder. Les Anglais acceptèrent sans récriminer la convention du 5-octobre, mais il n'en fut pas de même des Allemands qui, n'ayant pas qualité pour intervenir directement, poussèrent à la résistance le sultan de Badjini. La guerre tourna mal pour Saïd Ali, qui ne tarda pas à être assiégé dans sa capitale et réduit à la dernière extrémité. Dans cette occurrence, il ne fut pas malaisé à M. Humblot de faire valoir au gouvernement de Mayotte que le succès du sultan de Badjini équivaudrait à un succès de l'Allemagne et à l'établissement d'un protectorat étranger sur la Grande Comore.

Le gouverneur vint à Moroni avec le Labourdonnais, dont les feux mirent en fuite l'armée d'investissement. Saïd Ali, rétabli en ses États, reconnut aussitôt le protectorat de la France, qui le reconnut par contre comme sultan de la Grande Comore (1886).

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l'aviso Labourdonnais (1875-1893)

les conflits de pouvoir

Comme conséquence du traité de 1886, la France envoya à la Grande Comore un résident, M. Weber, pour assister Saïd Ali. Ce résident se heurta tout d'abord aux difficultés créées par le traité de 18856, partout où il rencontrait M. Humblot, ses privilèges et ses exemptions. Il en prit du dépit, de la mauvaise humeur et comme une colère secrète de sentir à tout moment ses efforts paralysés et sa volonté tenue en échec. Dès lors commença entre M. Humblot et l'administration une lutte qui n'a jamais cessé.

Dans les premiers conflits, M. Humblot fut soutenu par Saïd Ali, qui lui témoignait ainsi sa reconnaissance, et cette situation dura jusqu'en 1889, date où, pour détruire cet antagonisme naissant, le gouvernement confia à M. Humblot les fonctions de résident.

Cette abdication devait amener M. Humblot à encourager la conquête de l'île tout entière par Saïd Ali, pour qu'il put retirer lui-même tous les avantages contenus dans le traité de 1885. De là une série d'actes qui mécontentèrent les indigènes et provoquèrent en 1890 une révolte de Badjini et en 1891 une insurrection de l'île presque tout entière. Saïd Ali, traqué jusqu'en ses propres États, dut abandonner sa capitale et se réfugier à Mayotte. L'appui de la France l'y attendait ; le gouverneur détacha un navire de guerre et l'autorité de Saïd Ali fut rétablie. On en profita pour réaliser l'unité effective de la Grande Comore, en supprimant tous les sultans et en centralisant entre les mains d'un seul vizir toute l'action administrative. Les cadis et les chefs de village furent maintenus, mais placés entre les mains du sultan et du résident.

Comme le traité de 1885 avait amené les premiers conflits entre l'administration et M.-Humblot, le triomphe de Saïd Ali amena sa rupture avec le concessionnaire privilégié de la Grande Comore. Saïd Ali avait pris avec lui des engagements en 1885 ; il fallait les tenir ou entrer en lutte : Saïd Ali entra en lutte.

Malheureusement pour lui, le texte des conventions était formel et l'esprit n'en venait pas corriger la lettre. M. Humblot, agissant au nom d'une société, ne se croyait pas en droit de transiger sur les privilèges qui lui avaient été accordés et s'entêtait dans une opposition qui tenait autant à son caractère qu'à la validité de ses droits. L'opposition entre les deux hommes devint tellement vive que, quand M. Humblot fut victime d'une tentative d'assassinat en août 1893, tout le monde accusa Saïd Ali d'avoir été l'instigateur du crime. Cependant Saïd Ali était innocent, comme l'ont démontré les enquêtes administratives et judiciaires.

Les relations restèrent ainsi très mauvaises entre le sultan et le résident, jusqu'au jour où, par un attentat inexcusable, un navire de guerre français étant arrivé à Moroni, Saïd Ali fut invité à s'y rendre, sous prétexte d'une fête. Pendant la nuit, le navire leva l'ancre avec son hôte royal, qu'il conduisit à Mayotte, puis à Diego-Suarez et enfin à la Réunion.

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Saïd Ali, ex-sultan de la Grande Comore

Le contre-coup fut le retrait à M. Humblot de ses pouvoirs, titre et fonctions de résident, qui furent à nouveau confis à un administrateur de carrière. Et de nouveau ce fut la lutte avec M. Humblot, lutte d'amour-propre et d'autorité où il est parfois difficile de dégager exactement les responsabilités. Les accusations mutuelles des intéressés amenèrent à plusieurs reprises le département à envoyer des missions d'inspection, dont les conclusions ne furent jamais les mêmes.

Tandis que M. Humblot, le grand sultan blanc, professait comme opinion que les campagnes de presse coûtent trop cher et qu'il y a moins de désavantages pour un homme à se laisser attaquer qu'à se faire défendre, Saïd Ali était en rapport avec des publicistes qui essayaient de passionner l'opinion et agissaient sur le parlement lui-même. Ils obtinrent en effet que le sultan dépossédé revînt dans ses États, mais pour quelques semaines seulement et après un acte d'abdication régulière, qui sanctionnait en fait sa dépossession de 1893 (convention du 12 septembre 1909).

Un procès en reddition de compte, qui dura une vingtaine d'années, s'ouvrit en même temps devant les tribunaux pour apprécier si M. Humblot n'avait pas abusé des avantages que lui avait donnés l'acte de 1885 ; il portait sur plusieurs centaines de milliers de francs et aboutit à l'obligation pour la Société de la Grande Comore de payer à l'ancien souverain ou à ses ayant-cause une somme de 10 000 francs.

un grand seigneur

M. Humblot est mort en 1914 à Niombadjou, sa demeure préférée. On a jugé diversement son rôle : il est certain qu'il s'est établi et consolidé à Grande Comore par des procédés qui rappellent vaguement ceux de Pizarre et de Fernand Cortez : comme les deux grands conquérants espagnols, il a mis au service de sa propre fortune une volonté et une énergie qui firent l'admiration de tous ceux qui l'ont connu ; comme les deux grands Espagnols, il a estimé que la morale proprement dite ne relevait pas de la conquête ; mais il y avait, dans tous ses actes, des allures de grand seigneur qui plaisaient et dans ses relations personnelles des délicatesses de sentiment qui touchaient. C'était un homme et c'est un nom qui mérite de ne pas être oublié.

Alfred Martineau, tiré de Histoire des colonies françaises,
dir. Gabriel Hanotaux et Alfred Martineau (1929-1933), tome VI, 1933, p. 292-297
(les intertitres sont de nous)
notice biographique sur Alfred Martineau

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source

 

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Ville de M'Roni, panorama de la ville, partie du palais de Said'Ali et de la Résidence,
décembre 1897 ; photo: Henri Pobéguin 
(source)


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liens

- photos de Léon Humblot, déposées à la Société de Géographie, sur le site comores-online.com

- deux clichés dus à Léon Humblot, sur le site du vice-rectorat de Mayotte

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à droite, Léon Humblot, au centre Georges Laurent
(cliché fourni par M. Dulac)

 

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25 février 2009

histoire de Mayotte

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Mayotte : entretien

avec le professeur Jean Martin

Professeur émérite d’histoire à l’Université de Lille III, spécialiste de la colonisation et de la décolonisation, du monde musulman au XIXe siècle, ainsi que des Comores, est l'auteur d'un ouvrage conséquent sur cet archipel, Comores, quatre îles entre pirates et planteurs (l'Harmattan, 1983 et 1984 ; rééd. 2000). Jean Martin nous raconte Mayotte. - par Ismail Mohammed Ali (RFO)

 

JeanMartin120209- Ismail Mohammed Ali : On va évoquer l'archipel des Comores et l'une de ses îles, Mayotte. Dites-nous : "Rêvez-vous d'île plus verte que le songe ?"
Jean Martin : Dixit Saint-John Perse qui disait « J’ai rêvé d’île plus verte que le songe ». Oui, je crois que je suis très insulaire. On m’a souvent fait remarquer, pas très charitablement, que ça correspondait à une faille de caractère, mais j’ai toujours aimé les îles. « Je suis un homme des îles qui regarde passer les cargos » a dit l’écrivain Le Clézio, plus près de nous.

- Quand avez-vous entendu parler pour le première fois de cet archipel des Comores ?
Jean Martin : Cela remonte à mon adolescence. Il y avait dans le grenier de mes grands-parents de vieux livres que plus personne ne lisait sauf moi. Notamment un ouvrage, qui datait de 1890 environ, qui s’appelait Nos colonies, qui passait en revue tous les territoires de l’empire colonial français et c’est comme ça que je me suis attardé sur Mayotte et les Comores de manière générale.

- Ce qui vous a amenez, par la suite, à travailler de manière gigantesque à un double ouvrage intitulé Comores, quatre îles entre pirates et planteurs ; avec un premier tome consacré aux razzias malgaches et aux rivalités internationales du XVIIIe siècle à 1875, et un second tome sur la genèse, la vie et la mort du protectorat. Pourquoi un tel travail ?
Jean Martin : Ma curiosité pour les Comores s’explique de deux manières. D’une part, mon intérêt pour les îles, je viens de vous en parler. Ce qu’on appelle la mezzophilie ou plus simplement le tropisme insulaire. J’ai toujours aimé les sociétés insulaires et d’autre part mon attrait pour l’islam. Or aux Comores, les deux se rejoignent : l’insularité et l’islam. J’étais en quête d’un sujet de thèse et celui-là m’est venu tout naturellement à l’esprit.

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- Dans l’avant-propos de votre ouvrage Comores, quatre îles entre pirates et planteurs, vous écrivez, je vous cite «En entreprenant de l’histoire de l’archipel des Comores, de l’île de Mayotte et des sultanats de Mohéli, Anjouan et la Grande Comore à la fin du XVIIIe siècle jusqu’à 1912, nous avons surtout envisagé de nous livrer à une étude de l’histoire de la colonisation, celle de l’instauration des Européens dans l’archipel, de leur pénétration fortuite et timide, de leurs rivalités, pour finir par la prise de possession des Comores par la France et d’une domination mal acceptée. Plus d’un siècle allait voir les quatre îles passer de sultanats africains traditionnels à celui de morne dépendance d’une grande puissance coloniale». Que voulez-vous dire par «d’une domination mal acceptée» ? 
Jean Martin : Le problème est que les Français s’établissent à Mayotte en 1843, après un traité passé en 1841, après un traité qui leur avait cédé la possession de l’île. Puis, ils établissent leur protectorat en 1886 sur les trois autres îles de l’archipel : Grande Comore, Mohéli et Anjouan. Cette domination française d’une grande puissance européenne n’a pas bien été acceptée par les Comoriens. Elle a engendré des révoltes. Si à Mayotte, il n’y a pas eu beaucoup de mouvements de résistances parce que l’île de Mayotte était peu peuplée, il y a quand même eu un soulèvement en 1856 avec la «Révolte de Bakari Koussou». Les travailleurs des plantations, qui étaient assez maltraités, se sont révoltés. Ce qui a mis en cause un instant, n’est-ce pas, l’ordre colonial. Quant aux trois autres îles, il y a eu des mouvements de résistance spectaculaires notamment à Anjouan en 1891. Il y a eu une révolution des paysans pauvres et des esclaves qui a menacé le protectorat français très sérieusement. Il a fallu évacuer l’île et la reconquérir au prix d’une expédition militaire.

- Qui était Bakari Koussou ?
Jean Martin : Je ne connais pas grand-chose de lui. Je suis allé à Mayotte et je n’ai pas pu recueillir beaucoup d’informations à son sujet. C’était un Sakalave. La population de Mayotte est mélangée culturellement parlant s’entend. Vous avez des individus de langue comorienne et des individus qui représentent peut-être le tiers de la population qui sont de langue malgache. Ils parlent principalement la langue sakalave et aussi dans certains villages la langue betsimisaraka, par exemple dans la baie de Bouéni. C’était un sakalave, un compagnon d’un des derniers sultans de Mayotte : Adrian Tsouli. Ce dernier a vendu son île aux Français moyennant une rente de 5 000 francs par an et quelques autres avantages. Bakari Koussou estimait peut-être que l’on ne l’avait pas suffisamment récompensé du rôle qu’il prétendait avoir joué dans la cession de l’île à la France. Toujours est-il qu’il a exploité le mécontentement des travailleurs des plantations sucrières et coloniales, mécontentement très grand et très justifié et qu’il a fomenté, donc, un soulèvement en 1856.

- Vous dites qu'il était originaire d'un village qui aurait disparu aujourd'hui ?
Jean Martin : C’est le village de Bouyouni. Bakari Koussou est désigné par les documents d’archives comme le chef de ce village ; c’eut été un village peuplé de Mayottais d’origine malgache. Or ce village n’apparait plus ou n’apparait plus comme peuplé de malgaches. Les habitants parlent la langue comorienne.

- Sait-on à quel endroit ce village se situait ?
Jean Martin : Pas exactement, vous savez il y a des déplacements. Les gens pratiquaient la culture sur brulis. Ce qui fait qu’il y avait des déplacements constants de populations et de village. Des villages qui se trouvaient à tel endroit, dix ans ou quinze ans plus tard, n’apparaissent plus au même lieu.

mayotte_mahorais_musulman- Ces Malgaches dont vous parlez, sont-ce des Malgaches arrivés aux premiers temps de l'histoire du peuplement des Comores ou alors sont-ils seulement cette vague d'hommes issus de la cour du roi d'origine malgache Adrian Tsouli fuyant son royaume du Boina au Nord-Ouest de Madagascar ?
Jean Martin
: Il y a plusieurs hypothèses sur le peuplement des Comores, donc de Mayotte. Mais, il est vraisemblable que beaucoup de ces gens de langue malgache, car on hésite à les appeler Malgaches, sont en fait les anciens habitants de Mayotte. Les gens de langue swahilie, qui parlent shi-maoré (le mahorais) seraient venus par la suite. Les Comores étaient une passerelle entre la côte orientale de l’Afrique et Madagascar. Ces Malgaches comme on les appelle ici correspondent aux Austronésiens. Ils étaient aussi présents sur les autres îles de l’archipel. Ce seraient des habitants venus du Sud-Est asiatique et qui seraient venus peuplés les Comores et Madagascar. Cette hypothèse est une hypothèse parmi tant d’autres. Vous savez il y a beaucoup de controverses. Il y a dans les universités d’Afrique du Sud des tenants de la thèse des bantous qui vous diront que les Bantous ont peuplé les Comores avant toute autre population. Ce qui est quand même difficile à admettre. Les Bantous n’ont jamais été de grands constructeurs de bateaux qui auraient fabriqué des barques suffisantes pour gagner les Comores à partir de ce qui est aujourd’hui le Mozambique.

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source de cette image

 

- Revenons à la personnalité d'Adrian Tsouli . On en entend souvent parler, mais qui était-il vraiment ? Avait-il vraiment un rôle fort dans la politique locale ?
Jean Martin : Non. Il suffit de lire attentivement ce que j’ai écrit, parce que c’est évidemment assez complexe. C’est un chef du Boina, région côtière donc sakalave du Nord-Ouest de Madagascar, qui est en difficulté parce que l’île de Madagascar est en voie d’unification politique. Les Mernes, les habitants du plateau central, sont en train d’unifier l’île. Je crois que le roi qui régnait dans ce qui est aujourd’hui Tananarive ou Antananarivo vers 1800 avait dit à son fils : «Souviens-toi que ta rizière n’a d’autres limites que la mer». Ce qui veut dire que les Mernes ont vocation à unifier l’île sous leur autorité bien évidemment. Tous ces chefs des royaumes périphériques se sentaient menacés. C’est ce qui amène Adrian Tsouli à émigrer à Mayotte à se mêler aux guerres incessantes qui opposent les sultans comoriens entre eux.

À Mayotte, Adrian Tsouli se convertit à l’Islam, la religion pratiquée sur place, dans l’unique but de se faire admettre par la population et prend le nom de Sultan Boubah Sadiq. Il a été accepté un temps par une partie de la population. Mais, il n’avait pas beaucoup d’illusions sur la longévité de son installation à Mayotte et il savait tôt ou tard que les sultans d’Anjouan qui disposaient de forces armées bien supérieures aux siennes allaient probablement le déloger avec l’aide d’un chef betsimisaraka qui s’était établi près de la baie de Bouéni, dans le Sud de Mayotte, qui s’appelait Adrianavi. Il y a d’ailleurs une montagne au Sud de Mayotte qui s’appelle le «Boundru Dranavi» : la colline d’Adriananavi.

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Adrian Tsouli, orthographié Ardrian Souli

 

Évidemment cette île dont il risquait fort d’être bientôt chassé mieux valait la vendre au plus offrant pendant qu’il était encore temps. C’est ce qui l’amène à vouloir céder «son île». Il l’aurait tout aussi bien vendue à l’Angleterre. Mais les Anglais n’étaient pas très désireux de l’acquérir et même un missionnaire religieux et un agent politique, le Révérend Griffith a adressé à Adrian Tsouli une lettre très dure rédigée en termes très menaçants : «You are a bad man and disshevelled» etc.... Enfin bon, une lettre pleine de menaces.

Par bonheur pour Adrian Tsouli en 1840 puis en 1841, Monsieur Passot envoyé de l’amiral De Hell, gouverneurdecouverte_mayotte9 de Bourbon, qui est aujourd’hui La Réunion, fait escale à Nosy Be. Il traite avec la reine, une cousine et/ou nièce d’Adrian Tsouli, une petite reine sakalave, vend volontiers son île à La France et aussitôt Adrian Tsouli écrit à Passot qu’il voudrait bien se lier à la France par un traité analogue. Car, d’une part, il est en danger, par la menace des Anjouanais représentent pour lui et puis bien entendu il aime la France depuis toujours. N’insistons pas sur cet aspect des choses. L’année suivante en Avril 1841, Passot revient à bord d’un petit navire de guerre, «Le Colibri».

Il fait escale à Mayotte et considère que c’est une rade magnifique. Les Français recherchent une compensation à la perte de l’île de France, de l’île Maurice, qu’ils avaient perdu en 1815. Ils ne se consolaient pas de la perte de la rade de Port-Louis. Cette belle rade, ils pensent l’avoir trouvé à Mayotte. C’est comme ça que la transaction se fait assez rapidement. Adrian Tsouli recevra une pension de 1 000 piastres - piastre d’Espagne ou Taller de Marie-Thérèse, ça équivaut à 5 francs de l’époque -, donc 5 000 francs par an. Deux de ses deux enfants pourront être élèves à l’île Bourbon dans un collège s’il le désire et il aura quelques autres gratifications et cadeaux ; voilà l’essentiel du traité.

- Comment Adrian Tsouli était-il perçu par la population indigène ?
Jean Martin : Il était bien accueilli par la population sakalave, mais les Mahorais proprement dits devaient très mal admettre sa domination. Il faut dire que les Mahorais étaient très peu nombreux. La population de l’île pas estimée à plus de 5 000 habitants à cette époque-là. Certes, il n’y a pas eu de comptabilité précise ni de recensement. Il y avait fort peu d’habitants. L’île avait été dévastée par des guerres entre Ramanetaka, un autre chef malgache convertit à l’islam et établit sur l’île voisine de Mohéli, et les sultans d’Anjouan. Puisque Mayotte était un théâtre d’affrontements et beaucoup d’habitants s’étaient enfuis.

- Qui régnait à Mayotte avant Adrian Tsouli ? À qui revient la légitimité du pouvoir ?
Jean Martin : Il est difficile de parler de légitimité. Il y avait une dynastie régnante à Mayotte, un mfaoumé (un sultan). Le dernier connu s’appelait Boina Combo. Mais, il a été tué par Ramanetaka au cours des guerres qui l’opposait à Mohéli.

- Que pensez-vous de l'appellation "Comores, l'archipel aux sultans batailleurs" ?
Jean Martin : Le terme n’est pas de moi, mais d’un historien français [Urbain Faurec], l’auteur d’un petit ouvrage intitulé Les Comores, l’archipel aux sultans batailleurs. Il y a quand même eu beaucoup de conflits dans l’histoire de l’archipel des Comores : des conflits dynastiques, des luttes intestines à l’intérieur de chaque île et des luttes qui opposaient les îles les unes aux autres. On ne peut pas le nier.

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gravure tirée de l'Illustration, 1891,
le sultan Said Athmann, chef des rebelles d'Anjoun,
interné en Nouvelle-Calédonie

- On ne parle pas de la France comme le royaume aux princes batailleurs. Pourtant la France n'a pas manqué de ce conflits de se genre, notamment au Moyen-Âge...
Jean Martin : L’exemple du Moyen-Age chrétien occidental est très bon. Il est évident qu’il y avait des guerres presque constantes entre les seigneuries du territoire français et du territoire allemand, de l’Europe occidentale. Quand apparaissent les grand États nationaux et que ces guerres féodales et seigneuriales prennent fin apparait le phénomène des grandes compagnies. Les guerriers au service de tous ses seigneurs se mettent à piller le pays et à le dévaster comme ils l’ont toujours fait. Le pape trouve un moyen très ingénieux de se débarrasser d’eux en les envoyant combattre à Jérusalem en leur disant vous allez délivrer le tombeau du Christ tombé aux mains des musulmans. Or, chacun sait que les musulmans n’ont jamais empêché les pèlerins chrétiens d’aller se rendre dans les lieux Saint d’Al-Qods. Mais, il suffisait de le dire. C’est comme ça que les chrétiens sont partis pour la Palestine.

- Pour le cas des Comores, ces luttes étaient loin d'être à l'image du haut et du bas Moyen-Âge. Elles n'étaient pas sanguinaires et encore moins meurtrières, si l'on se rapporte à l'ouvrage de Damir Boulinier et Ottino, Histoire d'une ligéne royale à la Grande Comore.
Jean Martin : Oui. Une bataille acharnée aux Comores, c’était une bataille où l’on relevait sept morts sur le terrain. Dieu merci, ce n’était pas les guerres sanglantes auxquelles le XXe siècle nous a fait assister. Les royaumes de la Grande Comore étaient en voie d’unification. Encore au XVIIIe siècle, Anjouan était diffusée en deux sultanats Domoni et Mutsamudu. Il y a eu une unification de l’île sous le règne d’un sultan Aboubacar Bin Salim du nom de Sultan Ahmed (je crois). Depuis, une cheffesse coutumière régnait à Domoni, une royauté traditionnelle. Anjouan étant un État unifié s’impose forcément aux autres îles. Je pense qu’à la Grande Comore, le processus était beaucoup plus lent. Sans l’intervention coloniale française, les Grand Comoriens auraient, je pense, terminé le processus d’unification de leur île et l’auraient transformée en sultanat unique. C’est que Saïd Ali Mfaoumé a fait, me direz-vous. Mais il l’a fait avec l’aide du colonisateur. Cette unité aurait été faite fatalement au profit d’un des principaux lignages Inya Fwambaya et Inya Matswa Pirusa, ceux de l’Itsandra ou du Bambao. Le clan Mdombozi, dans le Mbadjini au Sud de l’île, n’aurait pas eu les moyens d’imposer sa domination à l’ensemble de l’île.

- Quand êtes-vous allé à Mayotte pour la première fois ?
Jean Martin : J’ai mis les pieds à Mayotte pour la première fois en 1967, et puis après j’ai été invité par la collectivité territoriale bien plus tard.

- Quand vous mettez les pieds dans cet archipel pour la première fois, quelles ont été vos impressions ?
Jean Martin : Certainement, on est dépaysé. On croit être dans un carrefour de civilisations. On a l’impression d’être à la pointe extrême de la civilisation malayo-polynésienne. Quand vous regardez certains villages de Chiconi à Mayotte, vous avez vraiment l’impression d’être dans certains villages indonésiens à Sumatra ou à Java. L’avance extrême des Malayo-polynésien et l’avance orientale des swahilis. Quoiqu’il y a quelques villages swahilis à Nosy Be.

- L'aspect swahili et africain est-il plus fort à la Grande Comore ?
Jean Martin : Certainement et peut-être moins fort qu’à Anjouan. Cette île est quand même la plus proche de la côte africaine. Elle a dû servir très longtemps de dépôt d’esclaves, transportés par boutres depuis la côte de Mozambique. Il y avait quelques individus de langue malgache sur l’île de Mohéli à Ouallah. Certains disent que ce sont les descendants des guerriers du sultan Abderrahmane (Ramanetaka), qui est mort vers 1840 dans cette île. La fille Djumbe Fatima a eu des aventures très connues...

- Quelle est la particularité de Mayotte dans l'archipel des Comores ?
Jean Martin : Elle n’a jamais été protectorat. Elle est devenue colonie française quand les Français en ont pris possession en 1843. Elle a été beaucoup plus imprégnée par la présence française que les trois autres îles des Comores. D’autre part, il y a eu un colonat important de gens, de petits colons, venus de La Réunion, qui ont développé durant un certain temps la production sucrière et par la suite celle des plantes à parfum. Avant 1841, Mayotte me parait avoir été plus ou moins une dépendance d’Anjouan, il y a bien une liste de sultans que j’ai donnée dans cet ouvrage mais j’ai l’impression que les sultans en question étaient des vassaux de ceux d’Anjouan, qui leur payaient tribut. Et des liens familiaux existaient entre les deux familles régnantes. Les sultans d’Anjouan prétendaient que les sultanats de Mayotte et de Mohéli leur appartenaient. Mohéli, ça ne fait pas de doute. Elle était une dépendance d’Anjouan. Mayotte, ça dépendait de la puissance des sultans d’Anjouan ; tantôt Mayotte se déclarait indépendante.

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- On rapporte que le dialecte comorien d'Anjouan et celui de Mayotte [comorien oriental] seraient similaires avec quelques variantes d'accent, comme on dit également que le dialecte comorien de Mohéli serait plu sproche de celui de la Grande Comore [comorien occidental]...
Jean Martin : Cela ne m’étonnerait. Cela confirmerait la thèse de liens très étroits entre Anjouan et Mayotte. Mohéli était comme une réserve agricole et d’élevage pour les sultans d’Anjouan.

- Ce rapport de classe est-il à l'origine des problèmes que rencontrent au quotidien les Anjouanais à Mayotte ?
Jean Martin : Les Anjouanais sont mal vécus à Mayotte ; mais sont-ils bien vécus à Ngazidja [Grande Comore] ? Beaucoup de Grand Comoriens m’ont dit qu’ils supportaient mal la présence des Anjouanais. Anjouanais signifient «petits boutiquiers âpres au gain» et autres... Comme il y a beaucoup d’Anjouanais en service à Mayotte parce que cette île a été plus développée, leur présence n’est pas toujours bien admise.

- Les choses vont-elles aussi loin à la Grande Comore ? Anjouanais est devenu un terme générique...
Jean Martin : Oui, à Mayotte, «Anjouanais» est devenu un terme générique pour désigner tout immigrant indésirable. Cela ne m’étonne pas, c’est lié au statut de Mayotte, qui est restée dans la République française et qui essaie par tous les moyens de se prémunir contre l’immigration sauvage.

- Mayotte n'aurait jamais été un protectorat mais une colonie...
Jean Martin : Une colonie avant l’ensemble comorien. C’était une petite colonie dès 1843, puis en 1886, les trois autres îles deviennent des protectorats. Elles ont un résident qui représente la France. Pendant ce temps-là, le sultan règne et continue de rester en place. En 1912, il y a une loi qui annexe les îles, qui supprime les souverainetés indigènes [régime du sultanat]. Les trois îles sont annexées et il y a une colonie de Mayotte et dépendances ou des Comores. Cette colonie deviendra pendant un temps une province administrée par le gouverneur général de Madagascar. En 1975, le président Ahmed Abdallah proclame l’indépendance unilatérale des Comores. À ce moment-là les Mahorais s’y opposent et obtiennent de [la France] de former une collectivité territoriale de la République française.

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"la pacification des Comores :
indigènes de l'île d'Anjouan venant faire leur soumission à la France"

 

- Ce fameux référendum n'a pas tenu compte de l'avis de la population comorienne (Anjouan, Mayotte, Grande Comore et Mohéli). Ce fut un décompte île par île et non global comme dans toute consultation démocratique...
Jean Martin : Il a tenu compte des populations comoriennes. Il y avait un pluriel qui avait son importance après consultation non pas de la population mais des populations. C’est ce sur quoi les Mahorais se sont appuyés pour dire évidemment que l’indépendance avait été rejetée localement par la population de Mayotte. Mayotte n’avait donc pas à suivre le chemin des trois autres îles.

- Dans votre ouvrage, vous dites : "Les Comores sont exiguës et il pouvait apparaître douteux que leur histoire pût faire l'objet d'un travail de quelconque importance". Cette exiguïté appelle-t-elle un même ensemble comorien avec une même population ou plusieurs populations ?
Jean Martin : Je serais tenté de vous répondre qu’il y a des populations comoriennes, puisqu’on voit actuellement que les Comoriens, je parle de l’ex-République islamique, paraissent rechercher une formule fédérale assez souple, qui respecte l’identité culturelle de chaque île.

- N'empêche qu'en 1975, l'ensemble des habitants de l'archipel des Comores (Anjouan, Mohéli, Mayotte et Grande Comore) avaient choisi massivement d'accéder à l'indépendance, donc de fuir la tutelle française. Au moment où les Comoriens ont marqué leur volonté manifeste d'indépendance, il n'y avait aucunement la volonté chez eux de voir quatre exécutifs à la tête de cet État-nation.
Jean Martin : En effet, cette volonté [d’une formule fédérale] se serait manifestée par la suite. C’est évident.

- Le référendum qui donne l'anti-indépendance à Mayotte et lui permet de se maintenir dans le giron français était-il légal ?
Jean Martin : Il y a un principe fondamental de l’Organisation Africaine qui est l’intangibilité des frontières coloniales. Comme vous le savez en Afrique, les États se sont formés dans les frontières qui avaient été celles de défuntes colonies et les dirigeants africains ont eu pour principe, à quelques exceptions près, de respecter cette règle fondamentale. On ne peut que les en approuver, autrement ils auraient précipité le continent africain dans des guerres à n’en plus finir s’ils avaient voulu revenir sur les frontières tracées, arbitrairement il est vrai, par le colonisateur. Mais toute frontière est arbitraire. On dit aussi qu’en Afrique continentale, il y a des tribus, des ethnies par des frontières arbitrairement établies par les colons. Mais croyez-vous qu’en Europe on n’observe pas la même chose ?

Croyez-vous qu’il n’y a pas de Basques des deux côtés de la frontière franco-espagnole, qu’il n’y a pas de Catalans des deux côtés de la frontière franco-espagnole, qu’il n’y a pas de Flamands dans le territoire français et dans le territoire de la Belgique ? Et ainsi de suite, je pourrais multiplier les exemples. Toute frontière est une convention arbitre. Alors pour les archipels, c’est plus difficile et il y a souvent des ruptures. Vous en avez un exemple, il y a pas très longtemps en Indonésie, quand l’île indonésienne de Timor (oriental), qui n’avait pas été colonisée par les Pays-Bas mais par les Portugais à la différence du reste de l’archipel, a fait sécession. Cette sécession a été reconnue par la collectivité internationale.

- Ce n'est pas le cas à Mayotte.
Jean Martin : Oui, ce n’est pas le cas pour Mayotte, car le colonisateur était le même.

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- Comment l'historien que vous êtes, spécialiste des Comores et de la colonisation, voit-il la manière de certains individus à vouloir séparer l'histoire de Mayotte de l'ensemble de l'archipel des Comores ?
Jean Martin : C’est certainement une erreur de vouloir étudier Mayotte séparément des trois autres îles Comores. Il est évident qu’il y a une très grande analogie linguistique, culturelle, historique entre Mayotte et Anjouan, Mohéli et Grande Comore. Même si le régime politique de Mayotte est différent - on ne sait pas ce que sera l’avenir, mon métier est de connaître le passé et non de prévoir l’avenir, Mayotte est une des Comores.

- Est-il juste de comparer la société mahoraise à la société créole, à la société réunionnaise ?
Jean Martin : Ah non ! La société mahoraise n’est pas une société créole. La société réunionnaise a été faite de toute pièce puisque cette île était parfaitement vierge de toute présence humaine quand les Français s’y sont établis. Les Français ont été des Français, des Malgaches, des esclaves noirs, puis des coolies, des Indiens etc... C’est ainsi que s’est fait le peuplement créole réunionnais, par ce mélange, cette juxtaposition.

Mayotte a été vraisemblablement peuplée par les habitants de la zone costière de l’Afrique, les Swahilis. Le mot sahel vient de l’arabe, littoral. Ce sont ces habitants qui auraient, semble t-il, transporté des esclaves noirs de la côte d’Afrique aux Comores. Il y a toujours eu une pénétration d’Arabes venus de la péninsule arabique en petit nombre mais en continu. Ces Arabes par la religion ont imposé leur langue, au moins amené de nombreux mots de leur langue. Ce qui fait que la langue comorienne comporte aujourd’hui une syntaxe et de nombreux mots arabes. Je ne vois donc rien de comparable entre la société mahoraise et la société créole.

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photos anciennes

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photos anciennes

- Quel lien entretiennent les Comores avec l'esclavage ?
Jean Martin : L’esclavage devait être dans l’ancienne société comorienne, notamment au XVIIIe siècle, une pratique assez courante. C’était l’esclavage musulman traditionnel. Vous pouvez vous rapporter à l’article «Abd» dans l’Encyclopédie de l’Islam. C’était un esclavage patriarcal pour la bonne raison qu’il n’y avait pas d’économie de plantations très importante. Mais par la suite, avec la demande émanant des Mascareignes (Maurice [île de France], Réunion [île Bourbon]), les Comores vont devenir un pivot du trafic négrier parce que les sultans comoriens comprennent tout le bénéfice qu’ils peuvent tirer du commerce des esclaves.

Ils vont chercher des esclaves dans la côte d’Afrique, par navigation par boutre. Ils sont amenés à la Grande Comore, à Anjouan et également à Mohéli et les sultans locaux les revendent aux Européens avec des navires de plus fort tonnage. Puis en 1848, l’esclavage est aboli dans les colonies françaises, en 1833, il l’avait été dans les colonies britanniques, alors ce trafic prend fin. Mais il s’y substitue un autre trafic qui n’est qu’une autre forme déguisée de l’esclavage : le trafic des engagés libres. C’est-à-dire que les sultans comoriens continuent de faire venir des esclaves puisqu’eux ne l’ont pas aboli dans leurs États.

Des navires viennent de La Réunion ou de l’île Maurice en présence d’un délégué de l’administration, un individu monte sur le bateau. Il répond «ewa [oui]» à une question posée dans une langue qu’il ne connait pas. Et il se retrouve engagé, pour cinq ans, dans les plantations qui se trouvent à Mayotte, l’île Maurice ou à La Réunion. Au XVIIe siècle, il y avait peu de rapport entre La Réunion et les Comores, parce que les Comores étaient une escale empruntée par les navires de la route des Indes surtout à l’aller. Beaucoup d’entre eux passaient par le canal du Mozambique qui touchait Anjouan et quelque fois la Grande Comore et plus rarement Mayotte, car on connaissait mal le lagon. Mohéli n’offrait pas beaucoup de ressources.

Les relations des Comores avec La Réunion se développent au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle quand les invasions malgaches s’abattent sur les Comores. Il y a dans la période 1880/1785-1810/1815 des razzias malgaches qui s’abattent sur l’archipel des Comores et déciment sa population. Le but de ces invasions est de se procurer des esclaves que l’on ramène à la côte malgache et qui sont ensuite vendus, par exemple à Tamatave, aux négriers des Mascareignes ou d’ailleurs. C’est sûr que parmi les premiers habitants de La Réunion et de Maurice, il y avait des Comoriens.

Concernant les Comores et La Réunion, on sait aussi que certains sultans ont été invités par le gouverneur de Bourbon. En 1842, il y a eu une révolution à Anjouan et un prince comorien Saïd Hamza El Macela s’est réfugié à l’île Maurice pour des raisons de conflits dynastiques. Le sultan Saïd Ali ben Saïd Omar, suzerain de la Grande Comore, a été déporté à La Réunion par le colonisateur. C’est à la fin du XIXe siècle, quand le planteur français Léon Humblot l’a fait impliquer dans un meurtre dont il était parfaitement innocent et l’a fait déposer par les autorités françaises, notamment le gouverneur Lacascade. Il avait été déporté d’abord à Madagascar, il n’y est pas resté très longtemps et ensuite à La Réunion, où il a attendu que justice lui soit rendu. Parmi ses enfants, certains sont nés à Madagascar et à La Réunion. Sur l’île Bourbon, il a eu des enfants avec une femme créole.

- Est-il vrai que la France a envoyé des Comoriens jusqu'au bagne de Guyane ?
Jean Martin : De la Nouvelle-Calédonie, je l’ai entendu dire et c’est certain. De Guyane, je n’en ai jamais entendu parler. Il s’agissait d’opposants politiques lors de la révolution de 1891 à Anjouan et à d’autres mouvements de résistance à la Grande Comore. Il y a eu, en quelque sorte, des résistants comoriens internés, un temps, à la Nouvelle-Calédonie. Et je pense que certains se sont fixés dans cette île. Il y a en Nouvelle-Calédonie, à Bourail, que l’on appelle le village kabyle, le col des Arabes ou le village des Arabes, qui est un village musulman - vous pouvez voir le cimetière et une mosquée et une école coranique construites par des fonds saoudiens, et les habitants de ce village sont très mélangés.

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Madagascar et les îles de l'océan Indien, en 1843

Il y a des descendants d’Algériens déportés après la révolte de Mokrani en 1871, des Kabyles donc, il y a des descendants de Comoriens et tout cela s’est mélangé. Ces déportés Kabyles ou Comoriens ont eu des femmes mélanésiennes de sorte que cela a abouti à une population fortement métissée. Il y a parmi eux des Indonésiens musulmans qui sont venus s’ajouter librement. Tous ont en commun la religion musulmane. Aujourd’hui, ils seraient assez hostiles à l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie et seraient plutôt loyalistes, partisans des liens avec la France.

- Actuellement on parle beaucoup de l’évolution statutaire de la collectivité départementale de Mayotte. À Mayotte, les habitants souhaitent majoritairement voir leur île évoluer en département français quand dans les autres territoires d’Outre-mer français les habitants tendent vers plus d’autonomie. Comment voyez-vous cela ?
Jean Martin
: Oui... Cela parait assez singulier. Je pense que l’attachement des Mahorais à la République française n’est peut-être pas entièrement désintéressé si vous voulez mon sentiment. Les lois et les avantages sociaux auxquels peuvent prétendre les Mahorais ne sont pas un argument mineur dans leur détermination à rester français. C’est ainsi que je vois les choses ; ça contribue à faire de Mayotte une espèce d’eldorado pour la population comorienne des autres îles, notamment d’Anjouan qui vit très difficilement. Cela ne fait pas une situation très saine, parce que les Mahorais sont une population d’assistés et vous avez des Anjouanais qui sont souvent en situation irrégulière qui sont sous-payés par les Mahorais pour effectuer tout le travail qu’il y a à faire. C’est d’ailleurs la même chose en Guyane avec les Surinamais qui viennent s’y établir et c’est pareil en Martinique et en Guadeloupe où l’on voit des Haïtiens, qui viennent faire les gros travaux d’agriculture, de bâtiments et travaux publics sous-payés.

- Que pensez-vous du terme d'immigrés clandestins concernant les ressortissants comoriens des îles d'Anjouran, Mohéli et de Grande Comore, utilisé à Mayotte ?
Jean Martin : Le déplacement des ressortissants comoriens des trois autres îles des Comores vers Mayotte est, en effet une migration. Mais à partir du moment où Mayotte constitue une collectivité départementale de la République française, il y a une frontière. Autrement c’est une population qui a toujours eu coutume de se déplacer d’une île à l’autre. Depuis toujours, il y a eu des Grand Comoriens [et des Anjouanais] établit à Mayotte.

- Younoussa Bamana, ancien édile et figure du combat pour la départementalisation française de Mayotte, déclarait : «On peut toujours pisser au sommet du Mont Shoungui, mais la pisse retombera toujours en bas». Une façon assez directe de dire que l’instauration de visas en 1995 et le gonflement des effectifs de la police maritime ainsi que la montée de radars n’empêchera pas les Comoriens des trois autres îles de venir à Mayotte.
Jean Martin
: C’est évident que ce n’est pas avec les bras qu’on arrête la mer. Il n’y aurait pas une île où l’argent coule à flot et les autres qui crèvent de faim... comme à Anjouan. Il y aura forcément une transfusion.

- Les Mahorais ont-ils vraiment plus à y gagner ?
Jean Martin : Il m’est difficile de répondre. Les Mahorais paraissent satisfaits actuellement de leur statut. Est-ce qu’ils le seront tout autant dans trente ou dans cinquante ans ? Je n’en sais rien. Le droit local a déjà subi des modifications, la polygamie est en voie de disparition. Mais vous savez la polygamie est en voie de disparition dans la plupart des pays musulmans. À la Grande Comore, par exemple, c’est rarissime. Il est très rare de trouver des jeunes femmes de moins de 40 ans qui acceptent le mariage polygame. Par rapport aux avantages sociaux qu’ils retirent de leur statut français, c’est quand même peu de choses. Le droit local ? Je ne sais pas s’ils se battront beaucoup pour un statut que beaucoup de pays musulmans tendent à abandonner peu à peu. Le Maroc a adopté un nouveau code de la famille qui rend la polygamie très difficile.

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cadi comorien

- Quelle est la particularité de cet islam mahorais ?
Jean Martin : C’est le même dans toutes les Comores. Les Comoriens sont musulmans sunnites de rite shaféite. C’est un islam confrérique avec des mosquées de type indonésien qui subit l’influence de l’Indonésie. C’est-à-dire des mosquées sans minarets. Les confréries sont assez bien développées, notamment la shaduliya. Il y en a d’autres comme la qadriya etc... La shaduliya serait la plus développée si l’on en juge la grande mosquée qu’ils ont construite à Moroni à la Grande Comore, où se trouve le mausolée du grand marabout El-Maarouf. Il est mort en odeur de sainteté en 1904 sur cette même île. Un islam confrérique, mais un islam bien vivant. Il est peu probable qu’il y ait des courants extrémistes. Il y a bien sûr des collèges islamiques qui se sont créés. Le problème est que ces gens ne trouvent pas d’emplois. Avec un cursus uniquement religieux, difficile de trouver à s’employer.

- L'état civil mahorais a être francisé, figé...
Jean Martin : Mais on est passé d’une civilisation de l’oralité à une civilisation de l’écrit. Les Comoriens ont toujours eu une écriture, mais c’était avant tout pour des textes religieux, de chroniques historiques, littéraires et aristocratiques. Ce n’était pas pour une écriture administrative. Or, maintenant il faut se doter d’une écriture administrative et fixer les règles de la langue comorienne ou des langues comoriennes. Je ne crois pas que ce soit une très bonne chose comme certains auteurs qui écrivent en français qui vous parlent de Ndzouani, Ngazidja, Moili ou Maore. Quand on écrit en Français, on doit désigner une île, une ville, un territoire quelconque par son nom français. Je vous parlerais de Pékin et non de Beijing, de Londres et non pas de London. Je ne vois pas l’intérêt de recourir à des termes que les Comoriens ont parfaitement le droit d’employer dans leur langue.

- Aux Antilles, les Antillais ont imposé l'enseignement du créole à l'école... N'y a-t-il pas un travail à effectuer sur le dialecte shi-maoré, notamment son enseignement ?
Jean Martin : Certainement, il y a des travaux à faire au niveau linguistique. Ce qui risque d’arriver c’est que le français se répande très largement à Mayotte et que le shi-maore soit marginalisé. Il serait très ennuyeux que cette langue ne soit parlée que dans les universités et ne soit plus qu’un objet d’étude pour des chercheurs et des savants. Enfin, on n’en est pas encore là.

propos recueillis par Ismaël Mohamed Ali
source

 

 

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géographie

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- géologie et hydrogéologie à Mayotte

 

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bibliographie

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