Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
études-coloniales
2 mars 2007

L'Indochine, ni gloire ni honte (Antoine Audouard)

Diapositive1

 

L'Indochine, ni gloire ni honte,

Antoine AUDOUARD

 

Le 23 novembre 1946 est couramment indiqué comme date de déclenchement de la guerre d'Indochine. Cet anniversaire n'est pas en France l'occasion d'une large commémoration - pas plus que ne l'avait été, il y a 352___Image_largedeux ans et demi, l'anniversaire de la chute de Dien Bien Phu (7 mai 1954). Ce refus du masochisme peut se comprendre.

Un retour sur nous-mêmes et ce qui se joua entre ces deux dates serait pourtant utile. Dans notre perpétuel débat intérieur sur fierté (le rôle positif de la colonisation) et repentance (pratique de la torture, exactions, etc.), il peut nous donner l'occasion d'une méditation sur la nation, d'un examen de conscience qui ne débouche ni sur les hymnes revanchards, ni sur les hypocrites actes de contrition.

Comme le suggère François Bizot à propos du génocide cambodgien dont il fut témoin, il nous faudrait pouvoir, face aux événements personnels et nationaux qui nous stupéfient, nous arracher plus vite aux émotions pour répondre à la seule question qui compte : comment cela a-t-il été possible ? Et répondre suppose une distance, une forme de neutralité - ou en tout cas de tranquillité intérieure - qui nous font souvent défaut.

L'examen des conditions dans lesquelles la France tenta de rétablir ses droits dans ce qu'avant la guerre onGHLeclerc3Shat appelait sans complexe son empire, et qui fut cosmétiquement rebaptisé l'Union française, a des allures de commentaire d'actualité. Au risque de choquer, il faut donc rappeler que ce mouvement fut une expression de ce que la France avait alors de meilleur : les de Gaulle et Leclerc, ceux qui avaient gardé l'honneur dans une période où la marchandise se faisait rare. C'est la 2e DB, libératrice de Paris, qui embarqua pour Saïgon, avec pour instruction de libérer le delta du Mékong de l'occupation japonaise comme Paris et Strasbourg l'avaient été de l'occupation allemande. En mars 1946, des accords de paix furent signés avec Ho Chi Minh reconnaissant l'unité du Vietnam et son avenir comme "Etat libre".

On peut aujourd'hui questionner ce sens de la grandeur nationale qui obséda de Gaulle, lui reprocher d'avoir fait la sourde oreille aux rapports de ses proches sur la situation locale où le mouvement d'indépendance nationale s'était forgé dans la guerre et ne s'arrêterait plus ; il est enfin difficile de ne pas juger son commencement à la lumière de sa fin, la lumière grise de Dien Bien Phu, ses montagnes de cadavres, ses files de prisonniers.

Pourtant, on ne peut lui dénier sa part d'idéalisme, de désintéressement, de foi presque mystique, à vocation universelle, dans un passé et un futur. Pour la dernière fois dans notre longue histoire s'exprimait sans réserve la part guerrière et rêveuse d'une nation chez qui l'esprit de conquête avait pris diverses formes au cours de son histoire.

Au lendemain précisément de la libération de la barbarie nazie, des Français utilisèrent, au nom de ces valeurs, des moyens qui nous font toujours mal, à soixante ans de distance. Ce furent les massacres de Sétif, en Algérie ; ce fut la répression de l'insurrection de Madagascar, ce fut enfin, en ce fameux 23 novembre 1946, ce qu'il fut convenu d'appeler "l'incident de Haiphong".

Untitled_1LAu départ, dans une situation politique confuse, une ambiance d'insurrection rampante, l'arraisonnement d'une jonque chinoise donne lieu à un échange de coups de feu. Puis, à certains niveaux du commandement militaire et politique français, on juge bon de "donner une bonne leçon" aux Vietnamiens. Le bombardement de la ville de Haiphong commence. L'estimation de son bilan a notablement varié au fil du temps : au plus fort de la protestation anticoloniale, on parla de 20 000 morts, puis les chiffres semblèrent se stabiliser entre 6 000 et 10 000.

Des années plus tard, le maire de Haiphong de l'époque confia à l'historien américain Stanley Karnow que son estimation personnelle se situait aux alentours de 500, "tout au plus". On irait presque jusqu'à dire "peu importe".

Toujours est-il qu'en quelques jours, l'émotion nationale était à son comble : le malheureux Léon Blum, 5262_7revenu aux affaires pour un intérim dont il ne voulait pas, et qui avait signé quelques jours plus tôt dans le journal socialiste Le Populaire un éditorial appelant à l'indépendance vietnamienne, se trouva être celui qui, à l'unanimité, fit voter par la Chambre les crédits militaires pour l'Indochine. L'historien norvégien Stein Tonnesson rapporte que quelques jours plus tard, quand déjà en effet la guerre faisait rage à Hanoï, le vieux socialiste en versa des larmes devant l'arbre de Noël du Populaire. Bien sûr, Léon Blum ne pouvait imaginer la boue de Dien Bien Phu ou la bataille d'Alger ; mais il ne lui échappait pas, sans doute, que ce commencement tragique ne pouvait engendrer une fin heureuse.

Ces larmes me reviennent toujours en mémoire devant la pauvreté des débats dans lesquels nous nous enlisons quand nous revenons sur cette période : on nous donne le choix entre nous glorifier de notre oeuvre civilisatrice - comme si nous étions encore dans les années 1930, en train de préparer l'Exposition universelle - ou poser des plaques pour ressasser notre honte - comme si nous devions perpétuellement nous excuser du tragique même de l'histoire en général, et de la guerre en particulier.

Engagé dans un travail de recherche, j'ai rencontré des crimes affreux et des sacrifices émouvants, des moments d'horreur et d'autres de pure beauté ; j'ai parlé à des Français passionnément amoureux du Vietnam, et à des Vietnamiens qui rêvent et espèrent en français. J'ai senti peu à peu pénétrer en moi un héritage dont la complexité et les ambivalences sont la richesse même. Mais tout se passe comme si dans la tendance générale à rectifier les torts par la voie du droit, notre passé aussi passait à la moulinette.

annalite_rentrant_de_la_p_che
...des moments d'horreur et d'autres de pure beauté...

Pascal Bruckner conteste la "tyrannie de la pénitence" qui fige dans une forme de statut de la victime ceux dont les ancêtres ont subi des torts, ou des crimes ; mais on pourrait ajouter que, par un parallélisme douteux, nous nous enfermons dans un "statut du coupable" - de collabos virtuels, nous voici peu à peu par héritage transformés en tortionnaires et bientôt en nazis. L'examen honnête et exigeant du passé peut être douloureux : il ne doit pas se transformer en procès de Nuremberg permanent. Or un zèle vigilant s'exerce à faux, qui sans cesse reclasse des coupables et des victimes - camp enviable duquel, sans doute, nous nourrissons l'illusion qu'une purification rétrospective peut nous faire pardonner.

Avec cynisme, l'excellent démocrate qu'est le président Abdelaziz Bouteflika l'a bien compris, qui nous force au silence sur ses crimes présents au nom de nos crimes passés ; les Vietnamiens n'agissent pas autrement, signant avec leurs ennemis d'hier des pactes économiques ou financiers qui enterrent non seulement un regard sur des millions de victimes de ce qui fut aussi une guerre civile, mais aussi les droits politiques fondamentaux de leurs citoyens d'aujourd'hui.

Ce qui est ici mentionné ne devrait pas déboucher sur le silence, mais sur la terreur et l'admiration mêlées face à ce que nous sommes capables de faire, en tant qu'hommes et en tant que nations. C'est au prix de cette redoutable intimité avec nous-mêmes que la volonté de comprendre et l'éventuelle capacité à agir l'emporteront sur l'inutile désir de juger.

Antoine Audouard, écrivain
Le Monde, 28 novembre 2006

antoine_audouard





- extraits de : Un pont d'oiseaux

- commander : Un pont d'oiseaux d'Antoine Audouard (Gallimard, 2006)





image_23452354

 

 

 

- compte rendu de lecture, par Alexandre Fillon, Lire.fr

- retour à l'accueil

Publicité
Publicité
Commentaires
T
Prétendre que Leclerc, avec sa 2e DB, arrive à Saigon en octobre 1945 dans le but de "libérer le delta du Mékong de l'occupation japonaise" et que "ce fut une expression de ce que la France avait alors de meilleur" est encore une tentative ridicule d'embellissement de la colonisation française. On commence à avoir l’habitude en lisant des articles soigneusement choisis pour être publiés par les gestionnaires de ce blog. <br /> <br /> Tout le monde sait que la conférence de Potsdam en août 1945 a clairement attribué aux anglais le rôle de désarmer les japonais au sud du 16e parallèle et aux chinois le même rôle au nord du 16e parallèle. On sait aussi que les japonais n’ont opposé aucune résistance. Le désarmement était déjà terminé en septembre 1945, et Leclerc arrive à Saigon seulement en octobre. Il n’est donc pas venu pour libérer les vietnamiens de l’occupation japonaise car ce n’est pas son rôle d’après ce qui est convenu dans la conférence de Potsdam et en plus c’est matériellement impossible, les anglais ont déjà terminé leur boulot en septembre 1945.<br /> <br /> On peut donc raisonnablement affirmer que Leclerc était venu avec son armée dans un autre but et que ce n’est peut être pas « une expression de ce que la France avait alors de meilleur". Est-ce si difficile de le reconnaître ? Il y a de très bons historiens en France qui écrivent des articles corrects sur cette période. Pourquoi s’entêter à les ignorer ?
Répondre
J
bonjour je voudrer faire un blog pour rendre un omage aux soldatset rendre un omage a mon pere j'ai des photo de mon perre et de c'est amis<br /> merci d'avence pour votre reponce<br /> jean gerard
Répondre
P
J'avais 10 ans lorsque je suis arrivé en Indochine en 1939....<br /> Je suis entièrement d'accord avec votre analyse des guerres d'Indochine et vos commentaires sur les qualités des Vietnamien et plus particulièrment leur fidélité.<br /> Bravo ! Bien à vous.
Répondre
C
J'avais 19 ans lorsque je suis arrivé en Indochine en 1951,comme militaire,sous-officier.J'ai donc participé a cette guerre,avec des supplétifs,ou je combattais dans le sud une guérilla,en employant les mêmes méthodes que l'ennemi.Une guerre féroce ou dans chaque camps on ne faisait pas de prisonniers.Pourtant,maintenant avec le recul,on se rend compte que ce pays est magnifique,sa population courageuse et généreuse.Jamais nous n'aurions du nous faire la guerre.Tous mes camarades militaires,sans exception,ont la nostalgie de ce pays.Non seulement du pays,mais aussi de sa population.Nous étions faits pour nous entendre et travailler ensemble.Ces gens,lorsqu'ils vous donnent leur amitié,c'est sans arrière pensée,et sincère.Aucune rancune,ni d'un coté ni de l'autre.Personnellement,je connais ici,en France,de nombreux vietnamiens.Ce sont mes meilleurs amis,et depuis de tres nombreuses années.Avec eux,l'amitié ne s'émousse jamais.L'amitié est à vie.<br /> Je ne suis jamais retourné au Vietnam,mais j'ai bien l'intention d'y aller un jour ou l'autre.<br /> Je pourrais parler de ce pays et des vietnamiens pendant des heures,et si nous devons aider un pays,c'est bien celui-la.
Répondre
études-coloniales
  • Ce site édite une revue en ligne qui encourage les savoirs et les recherches consacrées à l’histoire coloniale et post-coloniale, à l'histoire des constructions mémorielles et des immigrations d’origines coloniales
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Derniers commentaires
Archives
Newsletter
469 abonnés
Publicité