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La mondialisation, une vieille histoire

En adoptant une approche planétaire, l'universitaire britannique

Christopher Alan Bayly a mis au jour des interdépendances anciennes

Olivier PÉTRÉ-GRENOUILLEAU

 

Christopher_Alan_BaylyDepuis quand le monde est-il monde? A l'heure où l'on se soucie à juste titre des vertus civiques d'un récit national à réinventer, la traduction de l'œuvre magistrale de Christopher Alan Bayly [photo ci-contre], professeur d'histoire à Cambridge et spécialiste de la colonisation, vient nous rappeler qu'il existe d'autres impératifs, notamment d'œuvrer à une vision plus planétaire du déroulement historique. De comprendre ce dernier non pas comme la résultante d'une série de grandeurs et de décadences, d'alternances entre des positions dominantes et dominées, mais comme un ensemble au sein duquel chacun a pu interagir.

Il ne s'agit donc pas de compenser les méfaits d'une vision de l'Histoire faisant encore trop souvent la part belle à l'Occident, et donc de s'intéresser aux civilisations méconnues ou méprisées dans un seul souci d'équité. Cette tentation a pu être manifeste il y a quelques décennies, lorsque l'histoire globale commençait à naître, de l'autre côté de l'Atlantique. Mais rien n'indique qu'elle ne conduise pas, à son tour, à d'autres excès, inverses de ceux auxquels elle était censée répondre. Il ne faut pas «réorienter l'histoire du monde», écrit Bayly, mais la «décentraliser». Son objectif, ce faisant, est de comprendre comment est né notre monde «mondialisé».

Érudit, à la manière de ces savants anglo-saxons sachant conter et faire réfléchir tout à la fois, il nous propose ici une véritable somme toujours agréable à lire. Ses idées-forces renvoient à la construction d'un monde de plus en plus interdépendant, évoluant à la fois vers plus d'uniformisation et plus de différenciation. Un monde que l'Occident a cru pouvoir un moment dominer mais qui lui échappa de fait dès le début, et qui fut tout autant influencé par lui qu'il ne contribua à le façonner.

Bayly souligne de nombreux synchronismes : liens entre périodes de stabilité relative et de crises en divers endroits du monde, interdépendances entre événements lointains, ou bien encore montée en puissance de changements de même nature à différents endroits bien qu'à des moments distincts. Il s'agit non pas, selon l'auteur, de simples analogies, mais de «liens de causes à effets». Il en va ainsi de la «révolution industrieuse», dont il repère des traces depuis le sud de la Chine jusqu'au Massachusetts, de l'essor d'une nouvelle gouvernance, des progrès de la rationalisation et du retour simultané de la foi. Avec des passages décapants, comme la mise en évidence de signes annonciateurs de l' «ère des révolutions» se faisant jour dans l'Inde des Moghols et dans l'Iran des Séfévides, avant de se manifester en France ou dans les treize colonies. Un livre indispensable pour toute réflexion sur la mondialisation et la modernité.

Olivier Pétré-Grenouilleau
L'Express, 20 juillet 2006

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- sur ce site : article de Claude Liauzu, présentation du livre de Cristopher Alan Bayly et compte rendus divers

- parution en édition de poche, janvier 2007

 

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Bayly ne s'embarrasse pas

avec les errements de l'histoire

"postcoloniale"

Éric HOBSBAWM

 

6873142_pLa préface que l'historien Éric Hobsbawm accorde à La naissance du monde moderne (1780-1914), publiée par Christopher Alan Bayly en 2004 et traduit l'année dernière en langue française, qualifie cet ouvrage de "première histoire" du monde moderne qui soit "véritablement mondiale dans son dessein".

Éric Hobsbawm pointe les nouveautés de cet "ensemble magistral" dont celle qui consiste à concevoir, au temps de la domination occidentale, la conquête par une puissance étrangère non comme une imposition mais comme une interaction. Et donc à invalider une histoire "postcoloniale" qui postule la pérennité de ce rapport sous la forme mécanique qu'aurait été une intervention totalement exogène.

Christopher A. Bayly écrit qu'entre 1780 et 1914, les Européens ont "spolié les peuples indigènes de vastes étendues de territoires, notamment en Afrique du Nord et du Sud, en Amérique du Nord, en Asie centrale, en Sibérie et en Océanie. (...) Cette domination physique s'accompagnait de différents degrés de soumission idéologique. Les manières de concevoir la société, les institutions et les façons de procéder qui s'étaient aiguisées dans les combats et les oppositions féroces entre nations européennes devinrent autant de moyens de contrôler les peuples non européens en leur indiquant la voie à suivre. Toutefois, ces peuples n'absorbèrent pas de manière passive les bienfaits occidentaux, et ils ne se comportèrent pas davantage en victimes résignées de l'Occident. La manière dont ils assimilèrent, puis remodelèrent les idées et les techniques de l'Occident pour les adapter à leur propre situation, contribua à fixer des limites à la nature et à l'étendue de la domination que leur faisaient subir ceux qui détenaient le pouvoir en Europe." (p. 18).

C'est la pensée des exclusions réciproques, telle que certains partisans des postcolonial studies bataillent à l'imposer, qui se trouve infirmée. Dire, comme Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire, que "les effets de la colonisation n'ont pas été abolis en 1962" et que ces "effets se font toujours sentir aujourd'hui" (La fracture coloniale, 2005, p. 14) est, ou bien un truisme historien sans valeur du genre "pour comprendre la France d'aujourd'hui, il faut tenir compte des héritages coloniaux"..., ou bien une généalogie ne faisant que rééditer la vision binaire dénoncée par Christopher Bayly. La "fracture coloniale" persiste à réfléchir en termes d'imposition/rejet alors que Bayly appelle à penser en termes d'interaction.

Michel Renard

 

- (...) La seconde thèse découle de la spécialisation personnelle de Bayly dans l'histoire de l'Inde. Il présente l'Inde du XVIIIe siècle non pas de la manière traditionnelle comme une société immuable au sein d'un empire moghol en déclin, prête à se laisser conquérir par une puissance étrangère, mais comme un sous-continent caractérisé par des innovations commerciales dynamiques, au sein duquel les intérêts commerciaux et urbains s'efforçaient de se forger des moyens propres pour faire face à l'instabilité politique de la région. Les Britanniques arrivèrent politiquement au pouvoir non pas en tant que conquérants venus d'outre-mer, mais plutôt au début comme partie intégrante de la tentative imaginée par certains Indiens de modifier le rapport des forces au niveau du sous-continent.

Même après avoir été acceptée, la domination britannique dut continuer jusqu'à la fin de s'appuyer sur une combinaison de forces et de relais locaux, faisant que les Indiens acceptaient le raj (dénomination de la période de domination britannique du sous-continent indien) au nom de leurs intérêts propres. Plus généralement, la naissance du monde moderne ne fut pas quelque chose simplement imposé de l'extérieur par l'Occident, mais un processus complexe fait d'évolutions interagissant les unes avec les autres et émanant des deux côtés bien qu'à l'évidence dominé par la force des puissances impériales et par l'hégémonie du modèle occidental ; ce processus était également la seule manière de rendre les pays concernés suffisamment forts pour résister à la domination occidentale, avant finalement de s'en affranchir. Les peuples non européens s'approprièrent en les adaptant les outils politiques et idéologiques apportés par l'Occident. Bayly ne s'embarrasse pas avec les errements de l'histoire "postcoloniale".

Éric Hobsbawm, décembre 2006
préface à La naissance du monde moderne (1780-1914),
les Éditions de l'Atelier, 2007, p. 13-14.

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