Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
études-coloniales
1 juillet 2019

L’Europe seule est partie à la découverte du monde, Étienne Taillemite (1999)

le Victoria (flotte de Magellan)
le Victoria, flotte de Magellan

 

L’Europe seule est partie

à la découverte du reste du monde

Étienne TAILLEMITE (1999)

 

L’Europe seule est partie à la découverte du reste du monde. Les autres peuples, dont certains comme les Arabes, les Chinois, les Polynésiens ne manquaient pourtant pas de capacités nautiques souvent brillantes, n’ont jamais tenté la même aventure.

Comme le remarquait Emmanuel Berl, il n’y eu jamais ni croisades, ni grandes découvertes, ni essais d’emprise sur le monde provenant d’ailleurs que de l’Europe. Peut-on expliquer ce mouvement à sens unique ? Quels furent les mobiles de cette percée progressive vers les autres continents ? L’Europe possédait-elle seule cette vocation à déborder sur le monde pour lui communiquer voire lui imposer sa foi, ses techniques, ses manières de vivre ? Pourquoi, en un mot, la conquête de la haute mer et de l’ensemble de la planète fut-elle le seul fait des Européens ? «L’Europe, écrit Michel Mollat du Jourdin, s’est crue appelée à assumer l’activité maritime du monde et presque tous les États ont estimé que leur rôle était d’y participer» (1). Pourquoi ?

le souci de progrès technique fut typiquement européen

Fernand Braudel fut certainement l’un des premiers à poser cette question et à lui apporter des éléments de réponse en mettant en évidence le fait que la solution du problème ne résidait pas dans les techniques mais dans les mentalités.

À ses yeux, la faim de l’or et des épices, si bien étudié par Jean Favier (2), a joué certes mais elle «s’accompagne dans le domaine technique d’une recherche constante de nouveautés et d’applications utilitaires, c’est-à-dire au service des hommes afin d’assurer à la fois l’allègement et la plus grande efficacité de leur peine. L’accumulation de découvertes pratiques et révélatrices d’une volonté consciente de maîtriser le monde, un intérêt accru pour ce qui est source d’énergie, donnent à l’Europe, bien avant sa réussite, son vrai visage et la promesse de sa prééminence » (3).

Le souci de progrès technique fut en effet typiquement européen car les sociétés établies sur les autres continents demeureront, selon le mot de Gilles Lipovetsky, «hyperconservatrives » et vivront pendant des siècles dans une quasi-immobilité (4). S’il exista, en France ; des «villages immobiles», le reste du monde connu le même phénomène à l’échelon de groupes entiers et les descriptions qu’en donnent les marins à diverses époques montrent bien cette permanence. Tocqueville parlait en 1840 de «l’immobilisme chinois» qu’il opposait à la mobilité de l’Europe et ajoutait : «Quelque chose de plus important, de plus extraordinaire que la fondation de l’Empire romain est en train de naître grâce à notre époque sans que personne n’y prenne garde : c’est l’asservissement par la cinquième partie du monde des quatre autres.

l'esprit de curiosité

D’autres éléments jouèrent aussi, en premier lieu, le prosélytisme religieux. Mais il en est encore un auquel les historiens se sont peut-être trop peu intéressés et qui paraît cependant fondamental : la curiosité. Celle-ci semble bien avoir été l’un des moteurs principaux des découvertes, et cela dès l’Antiquité. Les Grecs, selon Jacqueline de Romilly, possédaient déjà le goût de l’exploration, provoqué, dit-elle, par le «désir de connaître, de se renseigner».

Si les Phéniciens ne songeaient qu’au commerce, les Grecs développaient un remarquable esprit de curiosité qui transparaît à toutes les époques de l’hellénisme mais «explose avec Hérodote». Celui-ci a visité quantité de régions peu accessibles ; notant tout ce qu’il voyait et entendait : usages, coutumes, religions, cultures, établissant dès le Ve siècle avec J.-C. de véritables enquêtes géographiques et sociologiques, comme le feront bien des marins de l’époque moderne, ce qui trahissait «une grande curiosité et un intérêt pour le monde environnant absolument stupéfiants». Déjà, à cette époque, «les hommes ont été mus par l’ambition, l’intérêt, l’esprit de conquête auxquels s’ajoutent l’attrait du pays inconnu et l’envie d’apprendre». Alexandre ne partait jamais en expédition lointaine «sans son aréopage d'historiens, de botanistes, de zoologistes et de cartographes chargés de recueillir des informations sur toutes les contrées traversés». L’exemple sera suivi quelques siècles plus tard (5).

Cet esprit de curiosité, nous allons le retrouver sans cesse du Moyen Âge à l’époque contemporaine. Il s’exprimait déjà en 1356 dans le livre de Jean de Mandeville, invitant ses lecteurs «à aller du par-deçà connu au par-delà imaginé» (6). Montaigne sera peut-être l’un des premiers à employer le mot lorsqu’il reprochera aux Européens d’avoir «les yeux plus grands que le ventre et plus de curiosité que nous n’avons de capacité». Sans nier la part tenue par l’intérêt et la soif de gloire chez Magellan, Jean Favier ajoutait «la curiosité qui paraît bien avoir été le trait dominant de tous ces découvreurs», avides de spectacles nouveaux et de «merveilles» enfin réelles. Magellan le dit lui-même, il veut «voir de ses propres yeux» (7).

Detroit-Magellan-Hondius-1611
détroit de Magellan : entre le sud du continent américain et les îles de la Terre de Feu

Le Dieppois Nicolas Le Challeux, qui a participé au XVIe siècle aux voyages en Floride, précisait que lui-même et ses compagnons étaient partis pour faire fortune mais aussi «incités d’un désir honnête et louable de s’avancer en la connaissance de l’Univers pour en rapporter la science» (8).

La tradition continue au XVIIe siècle avec Robert Challe qui, arrivant à Pondichéry, en août 1690, proclamait : «J’obéirai à ma curiosité le plus qu’il me sera possible» (9). Il n’est pas jusqu’aux flibustiers, pourtant en général peu orientés vers la connaissance, pour exprimer leur goût des nouveaux horizons. L’un d’eux, Reveneau de Lussan, dans l’Avertissement de son Journal de voyage à la mer du Sud, publié pour la première fois en 1684, exprimait ainsi ses sentiments : «Je n’avais que voyages en tête ; les plus longs, les plus périlleux me semblaient les plus beaux. Ne point sortir de son pays, et ne pas savoir comment le reste de la terre est fait, je trouvais cela bien pour une femme, mais il me semble qu’un homme ne devait pas toujours demeurer dans la même place et que rien ne lui seyait mieux que de faire connaissance avec tous ses semblables». La mer, «cet élément que tous les voyageurs maudissent si souvent, me parut le plus beau et le plus aimable du mode» et le jour de l’appareillage «un des plus beaux de ma vie».

Lors du grand mouvement de reprise des voyages de découvertes au milieu du XVIIIe siècle, le même sentiment s’exprima sous la plume du président de Brosses qui notait dans son Histoire des navigations aux Terres australes, parue en 1756 : «Il ne faut pas beaucoup s’occuper des utilisés qu’on peut recueillir de ces entreprises : elles se présenteront assez par la suite […]. Ne songeons qu’à la géographie, à la pure curiosité de découvrir, d’acquérir à l’univers de nouvelles terres, de nouveaux habitants».

Ce «désir de savoir» qui possédait déjà Henri le Navigateur au XVe siècle, ce «voyage» déjà noté au XVIe siècle par un compagnon de Gonneville, nous le retrouvons aujourd’hui inentamé chez Théodore Monod. À la question d’un journaliste : qu’est-ce qui vous fait courir ? quel est votre moteur ? celui-ci répondit sans hésiter : «La curiosité, le désir de savoir, d’apprendre les choses […] je veux d’abord regarder. Savoir regarder n’est pas simple. Ensuite il faut vouloir comprendre. L’homme est fait pour comprendre l’univers dans lequel il vit. C’est sa noblesse, sa grandeur» (10).

Théodore Monod, Tibesti, 1941
Théodore Monod et un vieux Toubou à Erbi au Tibesti en 1941

Laissons enfin le dernier mot à Jean d’Ormesson : «Il y a pourtant au cœur des hommes quelque chose d’aussi fort que l’amour de la vie : c’est la curiosité. Ils veulent toujours savoir ce qui se passera après, ce qui s’est passé avant, ce qui se passe ailleurs, un peu plus loin au-delà de la mer et des collines… Et au cœur du de la curiosité, il y a quelque chose qui est comme l’âme du monde et son moteur : c’est le désir… Il jette les hommes hors d’eux-mêmes. Il les fait partir sur les mers et au-delà des déserts, à la recherche de l’or, du sexe, du pouvoir et du savoir. S’il n’y avait pas de désir, il n’y aurait pas d’histoire et il n’y aurait pas d’hommes» (11).

Il a donc existé deux variétés d’hommes dans le monde : ceux du désir et ceux de l’indifférence, les curieux et les autres. Il faudrait écrire une histoire de la curiosité…

Étienne Taillemite
Marins français à la découverte du monde,
Fayard, 1999, p. 7-10.

Taillemite, couv

Étienne Taillemite (né en 1924), inspecteur général honoraire des Archives de France, membre de l'Académie de marine, auteur de nombreux travaux et ouvrages savants sur l'histoire de la marine.

Étienne Taillemite, portrait

 

notes

1 - Michel Mollat du Jourdin, L’Europe et la mer, Paris, 1993, p. 277.
2 -  Jean Favier, De l’or et des épices. Naissance de l’homme d’affaires au Moyen Âge, Paris, 1987.
3 -  Fernand Braudel, Civilisation matérielle et capitalisme, Paris, 1967, p. 313-314.
4 -  Gilles Lipovetsky, L’empire de l’éphémère, Paris, 1987, p. 29.
5 - Interview de Jacqueline de Romilly, Le Figaro littéraire, 10 juin 1993.
6 - Christiane Deluz, «Découvrir un monde imaginé : le monde de Jean de Mandeville», dans Terre à découvrir, terres à parcourir, Paris, 1996, p. 43.
7 - Jean Favier, Les Grandes Découvertes, d’Alexandre à Magellan, Paris, 1991, p. 554.
8 - 1492-1992. Des Normands découvrent l’Amérique, Rouen, 1992, p. 113.
9 - Robert Challe, Journal d’un voyage fait aux Indes orientales, éd. Fr. Deloffre et M. Menemencioglu, Paris, 1983, t. II, p. 9.
10 - Interview de Théodore Monod, Le Figaro littéraire, 9 septembre 1994.
11 – Jean d’Ormesson, La Douane de mer, Paris, 1993, p. 215.

 

- retour à l'accueil

Publicité
Publicité
Commentaires
M
Ne mélangez pas tout. Cet article parle de la découverte maritime du monde par les nations d'Europe à partir de la fin du XVe siècle.<br /> <br /> La colonisation de l'Afrique date du XIXe siècle et elle est le fait de nations riches et puissantes (France, Grande-Bretagne...), pas de pays qui "n'avaient rien à manger".
Répondre
B
entre découvrir et coloniser il y a différence , vous les européens vous avez coloniser l'afrique pour vos ventres vous aviez faim en ce temps-là ,vous n'avez rien a manger et l'afrique avait des richesses énormes , alors ne dites pas ' découvrir le monde '
Répondre
B
C'est surtout la qualité immanente (l'esprit de découverte) que l'on attribue à certains peuples, lors d'évènements historiques différents et dans des contextes mondiaux différents, qui me pose problème. C''est aussi les conséquences anthropologiques que l'on peut tirer de ces faits historiques, qui me gênent. Exemple: " Il a donc existé deux variétés d’hommes dans le monde : ceux du désir et ceux de l’indifférence, les curieux et les autres". On est alors sur un terrain plus que marécageux et incertain. Si la curiosité est une vertu à louer la plupart du temps (on peut imaginer l'Empire du Milieu peu intéressé par les Barbares de l'extérieur, pourquoi pas..., mais à quel moment de son histoire ? Aujourd'hui..j'en doute !), on peut aussi la blâmer, surtout si cette curiosité se manifeste par des conquêtes ou des dominations en tous genres. Donc, qualité (curiosité) bien ambivalente...
Répondre
M
Le titre sous-entend : le reste du monde "encore inconnu", ou dont les voies navigables n'avaient pas été empruntées.<br /> <br /> Dans ce sens, il semble justifié.<br /> <br /> Les Arabes n'ont rien découvert. Leurs incursions dans l'Atlantique étaient liées au contrôle commercial des ports sur un "espace maritime formé d'une longue bande sinueuse de plus de deux mille kilomètres, qui joignait les ports de l'Andalus à ceux du Maghreb" (...) L'installation des souverains almohades sur le littoral atlantique ne pourrait se comprendre si l'on ne prenait pas en compte cette dimension économique" (Christophe Picard, "La mer et les musulmans d'Occident au Moyen Âge", Puf, 1997, p. 92).<br /> <br /> Il est vrai qu'au XIIe siècle ne se posait pas la question de la recherche d'une voie occidentale vers l'Asie. Mais plus tard, jamais les musulmans ne prirent l'initiative d'expéditions sur l'Atlantique. La volonté était passée aux Portugais puis aux Espagnols.<br /> <br /> Quant aux Chinois, on raconte beaucoup de choses... y compris une mythique circumnavigation bien antérieure à Magellan. Tout cela sans preuves.<br /> <br /> La grand affaire maritime des Chinois fut le moment du navigateur Zheng He au début du XIVe siècle. qui voyagea (à la tête de vaisseaux, paraît-il, quatre fois plus longs que ceux de Colomb...) au Moyen-Orient et en Afrique de l'Ouest.<br /> <br /> Mais ces contrées étaient déjà connues des Chinois. Jamais, ils ne tentèrent des expéditions sur un outre-mer inconnu.
Répondre
B
Je suis assez dubitatif sur l'affirmation suivante: "L’Europe seule est partie à la découverte du reste du monde", surtout quant à l'utilisation des mots "découverte" et "seule" . D'ailleurs, l'auteur dit lui même que d'autres peuples on fait cette démarche, pour préciser immédiatement qu'ils " n’ont jamais tenté la même aventure". En effet, il est toujours risqué d'identifier 2 évènements historiques qui n'ont pas eu lieu au même endroit, ni au même moment. Donc l'affirmation peut se justifier sur cet unique point. Mais, je ne vois pas pourquoi les Arabes ne pourraient pas être rangés au rang de "Découvreurs", ni les Chinois qui sont quand même allés en bateau jusque sur les côtes d'Afrique (si mes profs d'histoire on dit juste...) ? Les évènements ne sont strictement pas les mêmes, leurs conséquences non plus, mais la qualité "Découverte" ou "Aventure" de leurs expéditions ne me semble pas devoir être ignorée.
Répondre
études-coloniales
  • Ce site édite une revue en ligne qui encourage les savoirs et les recherches consacrées à l’histoire coloniale et post-coloniale, à l'histoire des constructions mémorielles et des immigrations d’origines coloniales
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Derniers commentaires
Archives
Newsletter
471 abonnés
Publicité