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études-coloniales
27 août 2006

Charles-Robert Ageron, historien de l'Algérie coloniale (Daniel Rivet)

Ageron_Puf_couv
Histoire de l'Algérie contemporaine, tome II. De l'insurrection
de 1871 au déclenchement de la guerre de libération (1954),
Charles-Robert Ageron, Puf, 1979

 

Charles-Robert Ageron,

historien de l'Algérie coloniale

Daniel RIVET

 

Le colloque sur "La guerre d'Algérie au miroir des décolonisations françaises", dont Daniel LefeuvreCharles_Robert_Ageron (université de Paris VIII) et Anne-Marie Pathé (IHTP) ont été les initiateurs, est l'occasion de rendre, enfin, l'hommage qui lui est dû à un historien qui a marqué de son empreinte au moins trois feuillets du livre de la recherche historique : l'Algérie au temps des Français, l'opinion française et la question coloniale, les "chemins de la décolonisation" en France et dans le reste de l'Europe, en collaboration avec un réseau de chercheurs coordonnés par l'Institut Français d'Histoire d'Outre-mer à Aix et l'Institut d'Histoire du Temps Présent à Paris. Les organisateurs de cette manifestation n'ont pas cherché, comme nos collègues maghrébins qui nous ont heureusement précédés en tenant l'important colloque de Zaghouan en Tunisie en 1995, à vous rendre hommage sous la forme d'un bouquet de contributions illustrant chacune une facette des recherches historiques en cours sur le Maghreb. Ils ont préféré vous rejoindre là où, aujourd'hui, vous avez planté votre tente de chercheur : au coeur de la guerre d'indépendance de la nation algérienne. Aussi voudrez-vous bien, Monsieur Ageron, prendre connaissance des communications qui suivront, comme s'il s'agissait d'avisos escortant le navire-amiral pour une expédition scientifique au long cours, mais nullement les interpréter comme le rugissement de sirènes de cuirassés qui saluent la dernière sortie en mer du navire-phare de la flotte.

C'est à l'homme qui fréquente ces dernières saisons le centre des archives de l'armée de terre à Vincennes, avec la régularité de Kant opérant sa promenade de l'après-midi à Könisberg, qu'ils tiennent à manifester shat_en_noirleur estime, leur admiration et leur amitié. Car voilà une des premières donnée signalétiques pour vous poirtraiturer : vous êtes au travail inlassablement. Vous conservez une boulimie d'archives et une fringale d'écriture qui constituent un exemple pour nous, petits travailleurs qui fatiguons vite ou bien paresseux que l'obligation d'être chercheurs tient en haleine. Les jeunes historiens n'ont pas manqué de relever ce trait. Il y a peu, une étudiante en maîtrise me disait qu'elle vous regardait compulser votre carton d'archives, lorsque son attention faiblissait, pour se redonner du coeur à l'ouvrage. Cette anecdote définit ce que vous êtes d'abord pour nous : la statue du commandeur quand nous sommes tarabustés par le constat que nos recherches n'aboutiront pas ou bien qu'elles ne font plus sens pour nous.

C'est à une manière de pratiquer la recherche historique qu'isl tiennent aussi à rendre hommage. Elle consiste à construire une oeuvre et à la soumettre à la critique des lecteurs. Autours de vous s'est agrégé un cercle de chercheurs qui vous soumettent également leurs travaux et ils aiment que vous preocédiez à la lecture exigeante de leurs écrits. Ainsi s'est constitué non pas une mouvance d'élèves se réclamant de vous comme d'un maître initiateur d'une nouvelle manière de faire de l'histoire, mais un cercle de chercheurs qui se rattachent à vous non par un lien de subordination institutionnalisé, mais parce que vous êtes leur conscience critique, parce qu'ils savent que c'est vous qui êtes le plus savant, parce qu'ils ont le sentiment, les uns les autres, de vous devoir une partie de ce qu'ils sont devenus.

Vous n'avez pas fondé de "zaouïa". Autour de vous ne gravite pas une "Braudélie" ou une "Rémondie", avec ses grands barons et ses petits châtelains. Mais autour de vous travaille un réseau informel de chercheurs qui vous lisent et qui vous donnent à lire ce qu'ils produisent. Cet in-group, où on distingue au moins trois strates générationnelles (vos pairs, vos cadets, de jeunes pousses prometteuses), entretient avec vous le commerce des idées dans une atmosphère de rare liberté intellectuelle. Car voici votre deuxième caractéristique : vous êtes un esprit libre, dégagé de toute inféodation à une chapelle historique, de toute attache à une institution de savoir, avec ce qu'elle engendre inévitablement de quasi ecclésial. Jusqu'à ce que vous trouviez à l'IHTP un espace de recherche scientifique taillé à votre aune, vous avez déambulé à travers le dédale des lieux de production du savoir et votre résistance aux pensées toutes faites et aux instituts de recherche pratiquant l'auto-congratulation eut pour contrepartie, de votre part, le consentement à la solitude.

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Bilda, place d'armes, 1920

 

Vous ayant dit quelle place vous occupez dans notre corps de métier et parce que, comme le disait Marrou, l'histoire est inséparable de l'historien qui la fait, je voudrais évoquer l'historien avant de parler un peu de votre oeuvre algérienne. Je le ferai à pas de colombes, parce que, tous, nous savons combien vous vous refusez à l'usage délicieux et frivole de l'égo-histoire. Vous invoquez volontiers la clause du h'urm dès qu'on vous questionne au-delà de l'enceinte de votre oeuvre scientifique. Il me semble, tout de même, que deux données sont fondamentales pour comprendre la singularité de votre parcours scientifique.

En premier lieu, vous appartenez à la génération, ô combien féconde, des historiens qui sont entrés à l'âge adulte au cours de la Deuxième Guerre mondiale avec tous les choix que cela a pu impliquer. Et d'abord de se soumettre au STO ou de s'y soustraire. La guerre : les historiens qui lui survécurent ont oscillé entre deux conduites après 1945.

Ou bien l'oublier, comme ce fut le cas de la deuxième génération des Annales : celle qui s'embarqua dans l'exploration braudélienne de la longue durée et amorça un glissement de l'histoire économique et sociale à l'histoire anthropologique. Du passé immédiat et d'un présent obnubilé par la guerre froide et la décolonisation, les Annales ne soufflèrent mot dans les années 1950. Ce n'est pas un jugement de valeur, seulement un constat. Ou bien l'intégrer dans une vision de l'histoire, où l'événement n'est pas réduit à un fait divers qui fait du bruit. L'événement fait qu'il y a de l'histoire. Et si je ne veux pas être le jouet de cette histoire, je dois le reconstruire le plus exactement, le plus fidèlement possible pour le comprendre et prendre position.

La Deuxième Guerre mondiale vous a donné le goût de l'histoire classique, celle qui pèse de tout son poids sur les hommes (le Guerre et Paix de Tolstoï), en même temps qu'elle vous convainc que l'opération historique a obligatoirement une dimension civique : mieux informer le citoyen pour éclairer ses choix. Deux professeurs à la Faculté des Lettres de Lyon, où vous êtes étudiant, ont été pour vous d'admirables éveilleurs de conscience et vous ont appris à conjuguer l'engagement et la distanciation, à soumettre vos convictions au doute méthodique qui est l'alpha et l'omega de notre discipline : Henri-Irénée Marrou et André Mandouze. Ils vous ont marqué en profondeur en prenant ouvertement position contre Vichy et en s'embarquant dans la résistance spirituelle, celle qui fut impulsée par Témoignage Chrétien. Ce ne fut pas un hasard si votre trajectoire ultérieure croisa celle de ces deux professeurs au moment de la guerre d'Algérie.

Le deuxième événement fondateur de votre conscience d'historien, ce fut votre démobilisation en Algérie, avant même votre affectation, en qualité de jeune agrégé d'histoire, au lycée Gautier à Alger, en 1947. À Sidi bel Abbès, où vous disposez de raltions familiales, vous êtes horrifié d'apprendre par le bouche à oreille l'ampleur encore tue de la répression de ce que vous appellerez plus tard "L'insurrection manquée du Nord Constantinois". Vous réalisez avec effroi que le milieu "pied-noir" est porteur, après la tuerie dont il a été victime, le 8 mai dans la région de Sétif, de cette pulsion de vengeance qui autorise les crimes de masse. À Alger aussi, vous découvrez l'inégalité congénitale entre Français et "Algériens musulmans" (l'expression vous appartient). Alors que vous circulez dans un autobus en qualité de "pathos" en uniforme, vous voulez céder votre place à une musulmane et vous vous faites vertement rappeler à l'ordre par le public européen. De fait, se déroule au cours de cette première expérience de l'Algérie une succession d'incidents où le jeune homme, héritier de valeurs judéo-chrétiennes et porteur d'une conception républicaine de la cité, se trouve en porte-à-faux par rapport à la société coloniale.

Cette plongée si brutale dans le drame algérien qui se noue vous épargne un long apprentissage pour acquérir une conscience anticoloniale ou bien une conscience critique du fait colonial. Votre oeuvre scientifique est suffisamment équilibrée, grâce aux nuances et aux balancements qui corrigent ce qu'une proposition initiale peut comporter d'excessif, pour que votre lecteur puisse opter pour un terme ou l'autre de cette alternative. Ou disons plutôt que votre quête de l'objectivité et votre érudition tiennent si fort votre oeuvre que le lecteur, s'il ne vous résiste pas, se laisse entraîner par votre refus d'entrer dans les catégories de jugement établies une fois pour toutes.

ALGER_1951Quoi qu'il en soit, l'extrême gravité de la situation algérienne ne vous échappe pas dès le début de votre séjour en Algérie, de 1947 à 1956. Elle vous fera opter pour le choix d'une thèse vous faisant remonter non pas aux origines du drame franco-algérien, mais au moment névralgique où la Troisième République opte pour une politique de francisation, c'est-à-dire de négation complète de la personnalité algérienne, et fait ce qu'elle dit, c'est-à-dire l'applique sans restriction, ni précaution. À l'unisson de Charles-André Julien, votre directeur de thèse et votre maître admiré, vous pensez que le problème algérien est trop grave, trop immédiat, pour qu'on se préoccupe d'y introduire les nouveaux questionnements, les nouveaux objets, les nouvelles procédures, qui fécondent et renouvellent l'école historique dans les années 1950-1960. Ce dont il s'agit d'abord, c'est d'exposer à la pleine lumière les données du problème et de faire réfléchir le lecteur sur une question qui menace de défaire la cité républicaine.

Dès lors, depuis quarante cinq ans, vous n'avez de cesse d'explorer l'histoire contemporaine de l'Algérie. Vous l'abordez sous trois angles d'attaque définissant chacun un genre : celui de la thèse d'antan, où on se devait d'élaborer une somme monumentale, celui de l'ouvrage de synthèse, où on se propose de lire une époque, celui de l'article, où on pointe la focale sur un problème en suspens, soit pour compléter l'oeuvre de ses prédécesseurs, soit pour faire remonter un pan du passé occulté.

Votre thèse paraît en 1968 sous le titre Les Algériens musulmans et la France, 1871-1919. Elle représenteAgeron_musul l'entreprise d'archéologie la plus complète qui soit de la strate de colonisation déposée par la Troisième République en Algérie dans ce demi siècle que vous parcourez et une enquête en profondeur, vertigineuse d'érudition maîtrisée, sur la condition des sujets indigènes de la France dans cette province très particulière qu'était l'Algérie française. Le premier apport de cette thèse monumentale est de démontrer, avec une rigueur impeccable, le refoulement d'un peuple par la minorité coloniale aux limites de l'infrahistoire. Qu'il s'agisse de la législation foncière, du régime forestier, de la fiscalité à double détente avec le s"impôts arabes" ou du code de l'indigénat, votre étude est argumentée comme une magistrale plaidoirie en faveur d'un peuple nié, dépersonnalisé et exclu de la cité. Elle est, à rebours, une pièce à conviction implaccable contre l'oligarchie coloniale en Algérie.

Il reste possible de comprendre autrement cette période en s'adossant même à votre travail. On peut affirmer, comme les marxistes férus de structuralisme dans les années 1960, que la colonisation en Algérie, comme ailleurs, faisait système et que les hommes n'étaient que les instruments de ce système. Ou bien on peut mettre en exergue que Paris était, en dernière instance, la clé de voute de la République impériale, que par conséquent, la classe dirigeante locale n'était qu'une courroie de transmission et que c'est la République qui est intrinsèquement colonialiste. Mais, de toute façon, on ne peut, travaillant l'Algérie sur ce demi-siècle, faire l'économie de votre ouvrage, qui reste bien plus que la référence centrale : le socle indéracinable des études portant sur l'Algérie au temps des Français.

 

Beaucoup de vos lecteurs découvrent dans votre thèse un regard posé sur l'histoire auquel vous vous tiendrez par la suite, de sorte que votre œuvre scientifique fait suite à elle-même, à la différence de la majorité de vos contemporains qui seront le jouet des mésaventures de la dialectique ou bien erreront d'une posture historiographique à l'autre pour se cramponner à une avant-garde qui, depuis longtemps, n'est plus une aventure, mais une assurance. La certitude qui arme votre thèse, c'est qu'il y a un ordre du politique doté de sa consistance propre et qu'une démarche citoyenne ou militante peut agir sur lui pour le modifier. Car c'est par la politique que les peuples accèdent à leur histoire, qu'ils cessent de la subir pour l'assumer. Cette autonomie du politique, bien peu de travaux novateurs s'en réclament dans le courant de ces années 1960-1970, quand le Maghreb et, plus généralement, le Tiers-Monde deviennent des places-fortes et presque le territoire réservé d'une philosophie de l'histoire portée par le principe d'explication selon lequel l'infrastructure économique commande au politique, comme le pouvoir est au bout du fusil.

La génération qui accède à la recherche historique aujourd'hui a du mal à réaliser l'ambiance intellectuelle de ces années 1960-1970 et à comprendre le mélange de pouvoirs de persuasion et d'intimidation du marxisme et du gauchisme tiers-mondiste, qui conféraient une explication rationnelle à la poussée imprévisible et mystérieuse de l'événement : en l'occurrence la débâcle des empires coloniaux. Vous avez, Monsieur Ageron, de même qu'un autre grand historien qui était également un esprit libre, Henri Brunschwig, aidé nombre de jeunes chercheurs à trouver leurs marques encore hésitantes, quand ils subissaient quelque peu l'emprise de cette école de pensée, dont on a oublié aujourd'hui la puissance de séduction.

Dans votre thèse déjà, vous mettez en exergue les hommes qui, sur les deux versants de l'Algérie coloniale, ont essayé de modifier un ordre de la cité qu'ils jugeaient inacceptable moralement et catastrophique politiquement : Ismaïl Urbain [photo ci-contre], Émile Masqueray, Jules Ferry, Paul Cambon, le recteur Jeanmaire, entre autres. De même, priviligiez-vous les Algériens musulmans, qui ont pensé et agi en médiateurs entre lesurbain deux communautés : Si Mohammed ben Rahal, le docteur Benthami et tant d'autres dans la mouvance des Jeunes Algériens. Dans la conjonction qui se produit entre Français indigénophiles et Jeunes Algériens, vous retrouviez comme une anticipation de l'alliance, si ténue, mais courageuse, qui se noua en 1956 entre des intellectuels nationalistes algériens et les militants d'Algérie-Espoir, à laquelle vous avez appartenu. Déjà vous affirmez votre prédilection pour les hommes passerelles entre les deux communautés, mais aussi pour les avertisseurs incompris en leur temps, les Cassandre qui crient dans le désert. Vous exhumerez de l'océan d'indifférence deux hommes, Ferhat Abbas et Maurice Viollette, qui furent les mécontemporains d'une époque qui s'aveuglait sur la pérennité du phénomène colonial. récemment, vous affirmiez du premier qu'il aurait pu être le Mandela de l'Algérie.

 

Annoncé par un Que sais-je ? bondissant d'intelligence historique, qui donne la réplique à celui, magistral, de Pierre Bourdieu consacré à la sociologie de l'Algérie, votre tome 2 de l'Histoire de l'Algérie socioalGcontemporaine, paru en 1979, prolonge le tome 1 dû à la plume étourdissante de Charles-André Julien. Il constitue une fresque complète de l'Algérie, du triomphe des colons au commencement de la fin, qui s'accélère après 1945. Il faut se hasarder dans l'entreprise d'écrire une histoire du Maghreb contemporain pour comprendre à quel point ce maître-livre est sans équivalent dans les protectorats, sur lesquels on dispose d'essais historiques, de qualité certes, mais qui n'ambitionnent pas d'être synthétiques, pour ne pas dire panoptiques, comme le vôtre.

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Au vu de votre tome 2, le lecteur est sensible à l'équilibre que vous avez maintenu entre les deux Algéries, qui se juxtaposent sans se compénétrer, sinon à la marge : sur des franges d'interférences qui ne vous échappent nullement. On vous savait avoir des affinités avec les Jeunes Algériens. Vous redonnez pourtant au mouvement des oulémas réformateurs et aux nationalistes plébéiens, entraînés dans le sillage de Messali Hadj, toute leur importance et leur consistance propre sans marquer de préférence. On vous situait comme un homme ayant peu d'affinités pour les extrêmes. Sur les communistes d'Algérie après 1945, vous nous projetez un éclairage qui fait abstraction de vos préférences partisanes. Vous nous démontrez que ces soi-disant sépératistes étrangers à la communauté française étaient les seuls à imaginer une cité franco-algérienne où il y eut de la place pour tous les habitants de l'Algérie et qu'ils constituaient uncamus_couv parti-charnière entre les deux communautés religieuses. Extrémistes les communistes algériens ? Nullement, mais hommes de l'intermédiation de plus en plus marginalisés par la bipolarisation raciale.

On peut évidemment projeter sur cette époque un autre éclairage. Peut-être ici l'homme de passion que vous êtes - vous qui êtes impassible et sensible à l'extrême - surprend sur un point  l'homme de rigueur impitoyable que vous n'êtes pas moins. C'est quand vous parlez du peuple des "pieds-noirs". En 1979, il est vrai, Le premier homme de Camus est encore inédit, qui nous révélera la charge d'inquiétude existentielle de ces hommes qui se sentent comme des enfants trouvés sur la terre d'Algérie, et qu'il faut lire en parallèle avec Ndejma de Kateb Yacine pour comprendre le flottement identitaire qui travaille les uns et les autres : ce qui se joue de déchirant, de paroxystique entre ces orphelins sur les versants opposés d'une Algérie à l'histoire rompue, au présent hybride et à la ligne d'horizon si incertaine, parce qu'orpheline de père. Peut-être eussiez-vous pu, en vous appuyant sur les témoignages d'Emmanuel Roblès, Jean Senac, Jean Pellegri, Jean Daniel, Marie Cardinal et de tant d'autres qui n'ont pas percé l'anonymat des fantassins de l'histoire, restituer une Algérie française à la topographie plus complexe et plus douloureuse que vous ne la donnez à voir.

 

En contrepont de ces grands ouvrages, il y a la myriade d'articles que vous avez consacrés à l'Algérie, où ruisselle votre savoir immense et bouillonne votre soif de nuancer, de corriger les travaux des autres. Vous y laissez libre cours à votre tempérament je ne dirais pas de polémiste, mais de chercheur de vérités qui ont été bousculées par des travaux aveuglés par des préjugés. Vous avez exercé sur la communauté des historiens ce droit de remontrance (nasîha) exercé par les ‘ulama sur le prince pour l'exhorter à rester sur le droit chemin. J'évoquerai quelques-unes, seulement, de vos dernières mises au point sur des points chauds de l'histoire du temps présent, qui sont des admonestations adressées à ceux qui diluent la vérité pour servir une explication partisane ou bien l'allongent pour qu'on braque sur eux le projecteur des médias.

Je vise ici vos écrits ponctuels sur le nombre de victimes de mai 1945 et de fin août 1955 et, plus globalement, le nombre des morts algériens au cours de la guerre d'indépendance, de même que vos mises au net sur le drame des harkis ou sur les fluctuations de l'opinion publique de 1954 à 1962. Ce qui caractérise ici votre démarche, c'est l'absence totale de complaisance pour toutes les vérités reçues ; c'est la mobilisation de toutes les ressources de votre immense savoir pour parvenir à une plus juste appréciation du réel. Cette exigence de remise en cause des savoirs établis, vous l'exercez sur vous-même et vous vous corrigez durement ; je fais allusion, entre autres, à votre première approche de l'émir Khaled, avant qu'on sache la teneur de son adresse à Wilson, en 1919.

Vous aimez démystifier les lectures idéologiques de l'histoire. Vous traquez avec acharnement les traces du passé pour corriger les chiffres qui empoisonnent l'imaginaire des peuples et alimentent la guerre des mémoires. Vous ne croyez pas à la mémoire, toujours menacée d'être manipulée et de devenir non plus une mémoire vive, porteuse de libertés pour les consciences individuelles, mais une mémoire obligée, qui les enferme dans des croyances collectives, où la passion opacifie la connaissance. Volontiers, vous soucrivez, en la transcrivant en version laïque, à l'injonction de l'apôtre Paul de Tarse : "Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres". Effectivement, vous avez la certitude qu'on doit faire la vérité sur un problème historique, parce que vous croyez au réel et que vous savez qu'il se venge, lorsqu'on le maltraite à force d'approximations et de contresens. Vous pensez qu'on peut parvenir à un "récit vrai" de l'histoire. On plaisante gentiment votre néo-positivisme. On devrait plutôt saluer votre réalisme critique.

Vous reconstruisez le réel en vous astreignant à l'ascèse de l'exigence de la preuve documentaire. Certains pourraient incriminer votre état d'esprit et vos procédures de juge d'instruction. Vous rétorquez que l'histoire de l'ère coloniale est trop grave et lourde d'enjeux de mémoire pour qu'on l'abandonne aux historiens qui croient à la mémoire autant qu'à l'histoire. En s'inspirant de Paul Ricoeur, on pourrait que l'historien en vous opère comme l'analyste dans la cure psychanalytique pour clarifier une conscience civique obscurcie par le travail de la mémoire, qui reste toujours hasardeux et producteur de faux sens. Mais je n'irai pas plus loin dans ce débat, où votre confiance absolue dans la suprématie de l'indice écrit sur le témoignage oral vous engage à une fructueuse confrontation de points de vue avec nos plus jeunes collègues.

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salle de lecture des archives diplomatiques à Nantes

 

Certains, de même, pourraient regretter que vous ne nous ayez pas délivré le mode d'emploi de votre oeuvre et c'est un fait qu'on ne trouve pas de discours de la méthode sous-jacent dans vos maîtres-livres. À ceux-là, vous pouvez rétorquer en transposant la formule de Matisse : "Ce qui compte, ce n'est pas ce que dit un peintre, c'est ce qu'il peint". De même pour l'historien. Vous n'avez donc pas fait dans la miniature surchargée de signes exigeant un décrypteur pour les déchiffrer. Vous avez peint de larges fresques historiques, comme d'autres ont écrit des romans fleuves historiques, où, comme dans votre oeuvre, on voit le travail du temps exercer ses effets.

Je ne sais trop quel grand spirituel du XXe siècle a dit :"Nous naissons vieux, il faut apprendre à mourir jeunes". Monsieur Ageron, vous nous précédez de beaucoup dans l'acquisition de cet état d'esprit grâce auquel on se déprend de l'obsession, si légitime à ses débuts dans le métier, de creuser sa trace dans le territoire de l'historien. Ce qui vous importe depuis longtemps, c'est de servir notre discipline scientifique et de transmettre une éthique de la profession. Vous nous objurguez de maintenir le cap de la connaissance historique, parce que vous croyez avec un élan contagieux à l'accès à la vérité historique par le travail de la recherche. Vous êtes devenu notre naqîb ; je veux dire le syndic doyen des études historiques sur le Maghreb et le phénomène colonial en France. Mais vous êtes restés notre shâb : le plus jeune d'entre nous par l'appétence qui vous caractérise, quand vous déliez avec une fiévreuse impatience les ficelles retenant la liasse de papiers commandée la veille au service d'archives du fort de Vincennes, à la manière d'un étudiant dont c'est le premier contact avec l'archive. Car, plus qu'aucun d'entre nous, vous restez un historien affamé d'archives comme l'ogre de chair fraîche, ainsi que le recommandait Marc Bloch dans son Apologie du métier d'historien.

Daniel Rivet (2000), in
La guerre d'Algérie au miroir des décolonisations françaises,
actes du colloque en l'honneur de Charles-Robert Ageron
,
Sorbonne, novembre 2000,
Société française d'histoire d'outre-mer, 2000, p. 5-16.

 

 

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cartons d'archives au Caom (Aix-en-Provence, juillet 2004)

 

quelques liens

  • texte de Charles-Robert Ageron (1984) : L'Exposition coloniale de 1931 : mythe républicain ou mythe impérial ? [lire]
  • bio-bibliographie parue sur le site de la Société française d'histoire d'outre-mer (SFHOM) [lire]

 

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Ageron, Alger, annés 1950
Charles-Robert Ageron, Alger, annés 1950

 



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3 août 2006

Décès de l'historien algérien Mahfoud Kaddache

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Mahfoud Kaddache
(photo : El Watan)



Décès de l'historien algérien

Mahfoud Kaddache



L'historien algérien Mahfoud Kaddache, né en 1921, est décédé dimanche 30 juillet 2006 d’une attaque cardiaque à l’hôpital militaire de Aïn Naâdja à Alger. Il a été inhumé mardi au cimetière Zedek de Ben-Aknoun (Alger).

 

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Outre sa famille et ses proches, de nombreuses personnalités politiques, scientifiques et ses anciens collègues d'université ainsi que des représentants du mouvement scout étaient présents à l'enterrement. "Indépendamment de l'universitaire que tout le monde connaît pour ses travaux extrêmement importants et "fouillés" sur le nationalisme algérien depuis 1920 à nos jours, Kaddache a été un militant et un témoin de la lutte de libération nationale qui a analysé cette période dans ses écrits avec un oeil objectif', a déclaré à l'APS le ministre délégué aux collectivités locales, Daho Ould Kablia. (source : ENTV.DZ)

 

 

- plusieurs articles sur dzlit.free.fr

- article de Amnay Idir dans El Watan du 1er août 2006

- article de Hamid Tahri dans El Watan du 18 mai 2006, repris sur Arabesques-éditions

- un article de la Tribune d'Alger sur l'enterrement de M. Kaddache, repris sur africatime.com

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De l'hommage que Mahfoud Kaddache adressa, devant l'intéressé, à Charles-Robert Ageron à l'occasion du colloque La guerre d'Algérie au miroir des décolonisations françaises (novembre 2000, à la Sorbonne), nous tirons ce passage relatif au rapport à l'histoire coloniale dans la formation intellectuelle de l'historien algérien disparu.

 

 

L'histoire coloniale

Mahfoud Kaddache

 

mahfoudkaddacheJ'ai dès mon jeune âge perçu l'histoire à l'école comme un hommage à rendre aux grands Français qui ont fait la France et son oeuvre coloniale. J'ai pleuré sur le sort de Jeanne d'Arc, plaint la mort de Louis XVI, admiré les principes de la Révolution de 1789 et applaudi aux victoires de Napoléon. Sur ce qui touchait à mon pays, je n'ai eu que quelques pages sur l'apparition de l'Islam et sur le combat mené par Abdelkader.

À l'université d'Alger, les programmes de la licence que j'ai suivis ne comportaient sur la vingtaine des questions inscrites, aucune se rapportant au Maghreb ou à l'Algérie. Seules nos lectures personnelles nous préparaient aux épreuves orales qui pouvaient aborder l'histoire de notre pays. Nous avons alors jugé l'histoire coloniale : une histoire à la gloire de la colonisation venue apporter les bienfaits de la civilisation française à des indigènes fanatiques et barbares.

N'oublions pas que l'histoire coloniale de l'Algérie a été d'abord l'oeuvre d'officiers, de fonctionnaires, de géographes et par la suite d'historiens plus préoccupés de glorifier la colonisation, de mieux connaître "l'indgène" afin de bien le dominer, que de relater le sort réservé à l'autochtone et les aspirations du peuple algérien.

Les travaux des E. F. Gautier, Robert Montagne, Louis Bertrand, les frères Jean et Jérôme Tharaud, AugustinGautier_moeurs_musulmans Bernard, Ladreit de Lacharrière, Reygasse... et j'en passe, ont contribué à répandre quelques thèses fortement appréciées par les milieux colonialistes : il n'y a pas eu d'État au Maghreb, les Berbères sont hostiles aux Arabes et à l'Islam, le calme règne en Algérie à la veille du 1er novembre 1954...

Dans l'opinion française, même chez les gens de gauche, et chez de nombreux historiens, l'idée de l'indépendance de l'Algérie n'effleurait pas les esprits et n'était pas considérée comme une possible hypothèse de recherche. L'idée que la France puisse être une grande puissance sans ses colonies et surtout sans l'Algérie était impensable.

Des historiens soulignaient le désir de la politique coloniale de faire des "indigènes" des Français citoyens à part entière, mais faisaient remarquer en même temps que leur bas niveau civilisationnel rendait l'assimilation impossible. Même le gouvernement du Front populaire n'eut pas le Charles_Andr__Julien_bureau_1938courage de faire voter un timide projet de loi Viollette allant dans le sens de l'assimilation, malgré les avis et les recommandations d'un de ses conseillers, l'historien éclairé Charles-André Julien (photo ci-contre).

Cette histoire coloniale fit quelques progrès lorsque certains auteurs commencèrent à accorder quelques pages à nos ancêtres, souvent désignés indigènes. Le plus célèbre d'entre eux a été certainement Charles-André Julien, ses deux principaux ouvrages concernant l'Algérie avaient conquis la sympathie des intellectuels algériens. Son Histoire de l'Afrique du Nord nous avait fait connaître, outre les grandes périodes de notre Maghreb, les aspects politique, économique et culturel des sociétés autochtones et de spopulations étrangères qui s'yCharles_Andr__Julien_AFN_en_marche étaient installées. Plus important a été la publication de L'Afrique du Nord en marche. Nationalisme musulman et souveraineté française. Julien a ainsi officialisé l'existence des partis nationalistes et leurs revendications de l'indépendance. Ageron a certainement apprécié les travaux de celui qu'il a choisi comme directeur de sa thèse et dont son deuxième ouvrage avait décidé de "sa vocation d'historien".

D'autres chercheurs formés à l'école de Julien ou influencés par son esprit ont continué à suivre la ligne tracée par le maître : donner dans l'histoire coloniale une place importante aux sociétés autochtones, à leur condition, leur culture et leurs aspirations. Et on peut citer une longue liste, les Nouschi, Rey-Goldzeiguer, Prenant...

(...)

Je rêve pour l'Algérie d'une histoire qui ne soit pas une histoire coloniale ni une histoire nationaliste mais une histoire des peuples, de leurs conditions, de leur culture et de leurs aspirations et où les jugements portés seraient exprimés en fonction des droits de l'homme à la dignité, à la liberté et à la vie, dans la paix et la justice.

Les horreurs de la conquête coloniale, les massacres de mai 1945, les tortures durant la guerre de libération, la vision des harkis, les folies meurtrières de l'OAS après le cessez-le-feu, le problème des archives restent encore vus différemment par les uns et les autres. De récents colloques, comme ceux organisés à Paris et à Montpellier, comme celui d'aujourd'hui, avec la participation d'historiens français et algériens, contribueront certainement à faire triompher la vérité historique.

Il n'y aura - espérons-le - au cours de ce millénaire, plus de place à une histoire coloniale teintée de patriotisme voire d'impérialisme appelant fatalement une histoire nationaliste opposée, celle des ex-colonisés. Saluant tous une ère nouvelle pour l'histoire des relations de nos deux pays, une histoire narrant la vérité d'un réel dialogue scientifique et favorisant l'amitié.

Mahfoud Kaddache (2000)
La guerre d'Algérie au miroir des décolonisations françaises,
éd. Société française d'histoire d'outre-mer, 2000, p. 677-683.



Je rêve pour l'Algérie d'une histoire qui ne soit pas

une histoire coloniale ni une histoire nationaliste

Mahfoud Kaddache

 

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Kaddache_couv

 

- Et l'Algérie se libéra. 1954-1962, éd. Paris-Méditerranée, 2003.

- L'Algérie des Algériens. De la préhistoire à 1954, éd. Paris-Méditerranée, 2003.

- Histoire du nationalisme algérien. 1919-1951, éd. Paris-Méditerranée, 2004.

mahfoudkaddache
Mahfoud Kaddache (1921-2006)

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18 juin 2006

Mohammed Harbi : citoyenneté et histoire, national et universel

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Mohammed Harbi :

citoyenneté et histoire, national

et universel

Gilbert MEYNIER

 

On peut certes être un citoyen sans être un historien. En revanche, on ne peut à mon sens être historien sans être citoyen. En effet, la volonté sans concession de comprendre et d’éclairer le passé se déduit souvent de l’engagement au présent dans la vie de la Cité. C’est, d’une part, la raison pour laquelle Mohammed Harbi a dû, contraint et forcé, se résigner à devoir vivre dans la froideur de l’exil tant l’expérience lui avait prouvé qu’il lui était difficile de vivre et travailler dans le libre épanouissement dans son pays. C’est d’autre part, aussi, la raison pour laquelle, dans le champ historien comme dans le champ citoyen, Mohammed Harbi s’est toujours situé du côté de l’analyse et de la réflexion, contre celui de l’instinct et du réflexe. Son camp est bien celui des vrais intellectuels, lesquels ne peuvent être que de vrais citoyens, aux antipodes des forteresses investies par les croyants irraisonnés.

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C’est bien pour cela qu’il a intitulé l’un de ses livres, tiré de son habilitation à diriger des recherches, du jury de la soutenance duquel j’ai eu l’honneur d’être membre en 1992, L’Algérie et son destin. Croyants ou citoyens ? C’est dans ce registre qu’il faut entendre ce rapport de Mohammed Harbi, datant de 1959, à l’époque où il était jeune attaché – il avait 26 ans - au cabinet de Belkacem Krim, ministre des Forces Armées, au sujet de la guerre psychologique, si tristement célèbre, qui fut conduite par les psychologues militaires de la sale guerre de reconquête coloniale de 1954-1962 : Mohammed Harbi estimait alors qu’une telle guerre n’était pas efficace et qu’elle dégradait la cause qu’elle prétendait défendre : «Elle tend à développer en l’Homme ce qu’il y a d’inhumain, les  réflexes mentaux, au lieu de développer ce qu’il y a d’humain : la réflexion».
   
 J’ai toujours eu sympathie et respect pour Mohammed Harbi parce que, d’une part, je le situais dans la lignée de ces grandes figures libres et hardies de l’Islam classique, de Abou l’ ‘Alâ’ al Ma‘rî à Ibn Khaldoun, et aussi des grands promoteurs de la Nahda égyptienne au tournant des XIXe et XXe siècles, souvent dans des trajectoires agnostiques, pour ne pas dire plus. Mais d’autre part parce que je voyais aussi à l’œuvre chez lui la réflexion libre, mais respectueuse, sur le fait religieux : celle qui relève de la spéculation sur le destin et l’appartenance spirituelle de l’Humain, qui est pour moi proche de la philosophie, et que mon vieux maître du lycée Ampère de Lyon, M. Bernard, dénommait bellement «la recherche systématique d’une conception générale de la vie».
   
Mais en même temps, Mohammed Harbi a toujours représenté que le fait religieux au Maghreb – comme harbi_en_19513dans le reste de la Méditerranée, comme partout ailleurs -, relevait aussi du social et du politique, et que la religion pouvait y être dégradée en idéologie. En cela il était d’accord avec la réflexion de Jacques Berque qui voyait dans l’islam, ou dans ce que l’habitus socio-culturel dénomme usuellement l’islam : le bastion de repli contre l’intrusion étrangère, contre ce que Ahmed Tawfiq al-Madanî dénommait al ist‘mâr ul çalîbiyy – le colonialisme croisé. Pour redonner la parole à Mohammed Harbi, en Algérie, «la religion est restée le seul sentiment collectif liant, par-delà les particularismes, l’ensemble des colonisés». Et cette réflexion, entendue dans le courant d’une conversation : «Toutes les fois que les Algériens sont perdus, ils se raccrochent à l’islam».
   
Par là, il faut peut-être entendre, au-delà des acceptions courantes, un corpus socio-culturel, remontant vraisemblablement à la plus haute Antiquité, et qui put revêtir des vêtures successives, - entre autres Ba‘l Hammon à l’époque punique, Saturne africain à l’époque romaine, le Christ Dieu des chrétiens ensuite, enfin le Dieu du tawhîd musulman. Une inscription retrouvée à Beja, dans le règlement d’accès des croyants à un temple d’Asclepios, énonçait l’interdiction de la viande de porc, des relations sexuelles dans les jours précédant l’accès au temple, et l’obligation de se déchausser pour accéder au temple… Cela près de six siècles avant l’apparition de l’islam au Maghreb. À vrai dire, au travers de toutes ces représentations du sacré, s’est aussi sédimentée la somme des blocages et des tabous de la société ; et régnait – continue à prévaloir ? - un habitus social de surveillance mutuelle :2020060140.08.lzzzzzzz2020061953.01.lzzzzzzz tout un chacun sait que, socialement, pour peu qu’on respecte publiquement les interdits dénommés musulmans, on en est largement quitte avec l’islam. Et cela n’est pas seulement une caractéristique musulmane ainsi que l’ont si lumineusement démontré Germaine Tillion dans Le Harem et les cousins ou Henri-Irénée Marrou dans son Histoire de l’éducation dans l’Antiquité. Dans l’Athènes antique, réputée avoir été la mère de la démocratie, une femme entrevue sans voile en dehors de sa maison était vue comme une prostituée. Et ma grand-mère paternelle, dans son terroir montagnard proche de la frontière italienne, n’aurait jamais imaginé entrer dans une église sans avoir la tête recouverte.
   
 Pour Mohammed Harbi, surtout, dans ses deux premiers livres, Aux origines du FLN et Le FLN, mirage et fln_mirage_et_r_alit_2réalité, le religieux fut pour les Algériens un promoteur de mobilisation politico-communautaire. À ce titre, on peut dire qu’il a constitué l’identité nationale, de même que, selon le programme des ‘ulamâ’, la langue arabe. Cela interpelle l’historien, lequel ne peut ignorer que cette identité, à la fois musulmane et arabe, est partagée par une bonne vingtaine de peuples, qui se sentent, eux aussi, musul-mans et arabes. À vrai dire, tout dépend du sens que l’on donne à «national» : s’agit-il du wataniyy ?, s’agit-il du qawmiyy ? S’agit-il d’un qutriyy antithétique connotant l’iqlîmiyya ?

Les Algériens militant pour la liberté étaient certes d’authentiques patriotes, mais qui ne se seraient peut-être pas vraiment reconnus dans les processus d’invention de la nation, cette «imagined community» sécularisée dont l’historien anglais Benedict Anderson a dessiné les traits avec toute la force de son talent, et qui relève de l’ «invention of tradition», ainsi que le disent si bien ses compatriotes Eric Hobsbawm et Terence Ranger. On voulut en Algérie, en général, davantage la liberté de la patrie que la liberté citoyenne. Ainsi Mohammed Harbi fait-il judicieusement remarquer à propos d’Ahmed Ben Bella,verze_06 interlocuteur favori du pouvoir d’État égyptien avant l’arraisonnement de son avion par la piraterie française le 22 octobre 1956 : «Le fait que les Algériens puissent avoir une politique étrangère à l’égard de l’Égypte ne correspondait pas à sa sensbilité». Et il en allait de même pour le major Fathi al-Dib, patron des mukhabarât pour les relations avec le Maghreb, qui ne concevait de dirigeants algériens qu’épousant les vues des dirigeants égyptiens et soumis à eux.

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Ben Bella et Nasser

 

 

 De son côté, Mohammed Harbi a depuis longtemps pris ses distances avec nombre d’habitus sociaux et de tabous qui construisent les codes de surveillance mutuelle régissant une société. L’indique par exemple son rapport ouvert aux femmes qui l’a conduit à préfacer l’œuvre du féministe égyptien Mansour Famhy, et qui fait de lui un moderne dans le sens ouvert du terme, celui qui s’oppose par exemple au Code de la Famille de 1984, qui aurait pu laisser croire aux observateurs distraits que le FIS était déjà au pouvoir bien avant sa fondation. Pour en avoir souvent parlé avec lui, je pense pouvoir estimer que Harbi ne serait pas absolument en désaccord avec ce qui est pour moi une constatation d’évidence : on ne joue pas impunément avec des allumettes obscurantistes sans finir par se brûler les doigts.

Plus largement, ce qui m’a toujours frappé – et ému - chez Mohammed Harbi, c’est cette ferme synthèse maison_harbi___el_arrouch2entre, d’une part, son algérianité (il n’est pas pour rien issu du Constantinois, cette vieille terre numide de l’irrédentisme algérien) et d’autre part sa grande ouverture aux autres et au monde, à des gens et à des valeurs de toutes origines, de toutes confessions, de toutes philosophies, à l’exception du racisme et de la bêtise chauvine : j’ai cru au départ que Mohammed Harbi était un marxiste normé, avant de m’apercevoir qu’il était autant khaldounien ou wéberien, et qu’il avait bien d’autres références encore… Le blocage chauvin et l’étroitesse hargneuse sont aux antipodes de son panorama mental et intellectuel.
   
C’est que Mohammed Harbi est, en même temps, un vrai historien algérien, et un vrai citoyen algérien. Mais il n’a pu, en tant qu’Algérien, réunir ces qualités, que parce qu’il est aussi un primordial citoyen du monde – ce Bürger der Welt que chantait Schiller. C’est que les valeurs qu’il ressent comme devant être pleinement des valeurs algériennes, il ne les dissocie nullement de valeurs plus largement universelles : droits de l’Être humain, combat pour l’égalité hommes-femmes, répulsion pour toutes les formes de discrimination  - donc du colonialisme comme système -, aversion pour l’obscurantisme et le militarisme tels qu’ils se sont épanouis dans tant de régimes autoritaires post-coloniaux, parfois sous la forme de bureaucraties pesantes implacables. Ce n’est pas pour rien que l’un des articles les plus incisifs – et décisifs - de Mohammed Harbi,256464066_small2 dans un livre dirigé par Lucette Valensi, traite de l’assassinat de Ramdane Abbane, le 27 décembre 1957, à Tetouan, en point d’orgue de l’élimination des politiques du CCE – Dahlab et Ben Khedda -, lors de la session du CNRA du Caire en août, en premier anniversaire antithétique de l’historique Congrès de la Soummam.
   
 À des gens de ma génération, formés politiquement dans le combat anticolonialiste, et qui, après 1962, continuèrent encore à sacraliser un FLN qui, de par la justesse intrinsèque de son combat, semblait voué à échapper aux armes de la critique, il a offert la toute première histoire du FLN, en analysant sans complexe la nature et le cheminement du FLN et en le dépeignant sous les couleurs complexes et contrastées qui figurent sur le bouquet de tout travail d’histoire. Autrement dit, c’est grâce à Mohammed Harbi que des gens comme moi ont pu se décomplexer pour étudier l’histoire de l’Algérie, du nationalisme algérien, et notamment du FLN, cela comme tout objet d’histoire, c’est-à-dire dans la dialectisation. Mohammed Harbi m’a mieux aidé à comprendre que, en histoire, tout est dialectique : je savais déjà, de par ma formation et mes antécédents politiques, que, par exemple, le parti bolchévique fut à la fois un authentique mouvement de libération sociale, et une machinerie implacable de pouvoir. Le FLN fut incontestablement un mouvement de libération, tout en relevant de la même complexité et de la même harmonie des contraires.

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Mohammed Harbi est donc pleinement algérien et pleinement universaliste. Enraciné dans le terroir constantinois d’El Harrouch, il a, jeune adolescent, participé au combat libérateur du PPA-MTLD. Il a vibré aux luttes et aux espoirs de son peuple. Mais, jeune cadre brillant du FLN, puis un temps conseiller à la présidence et animateur de Révolution africaine, il a eu très tôt à subir les rigueurs politiques pesant sur son peuple : il fut victime de la répression consécutive au coup d’état militaire du 19 juin 1965. Il connut les mauvais traitements et la prison, puis la résidence surveillée au Sahara, avant de s’évader vers l’Europe. Cette Europe où il était aussi chez lui depuis que, jeune bachelier, il avait débarqué à Paris en 1952-1953. Paris, où il fut jeune militant de l’UGEMA, puis un des dirigeants de la Fédération de France du FLN, avant de se familiariser avec la Belgique et l’Allemagne, où la direction de la Fédération de France s’était repliée au printemps 1958.
   
 Parisien, Mohammed Harbi l’est bien davantage que moi par exemple, et bien plus à l’aise dans ce que Gérard Noiriel dénomme la cage de Faraday parisienne. Au vrai, une double source constituait Mohammed Harbi, et continue à le constituer : d’un côté, celle de l’ancrage familial, celle du terroir constantinois, celle du père, attaché à faire apprendre au jeune Mohammed le Coran au jour le jour, d’un autre côté, celle de ces éveilleurs d’idées que furent tels de ses professeurs au lycée de Skikda. Puis, source multiforme aussi, émanée plus tard du milieu des promo-teurs, à Paris, du mouvement Socialisme ou Barbarie, ou au Caire, à la fin des années cinquante, de la fréquentation de l’élite intellectuelle, si foisonnante et si riche, deraymond l’Égypte contemporaine. Qui n’a pas dégusté un madbût dans un vieux café de la ville d’Ismaïl ignore un des grands plaisirs de la vie. Et il y a des gens qui, grâce à Dieu, savent aussi bien apprécier un grand madbût que savourer un grand Bordeaux. De même, Mohammed Harbi aime également la musique arabo-andalouse (il est de la province des maîtres du Maalouf comme chaykh Raymond (photo ci-contre), comme Sylvain Ghrenassia, comme le chaykh Mohammed El Hadj Fergani), et la musique du terroir populaire ; je l’ai aussi entendu s’enthousiasmer aux chansons du grand poète occitan Claude Marti, et il sait discrètement dire le plaisir qu’il a à écouter le grand classicisme sans fioritures de Joseph Haydn.
   
C’est bien pourtant à Paris que, volens nolens, Harbi s’est durablement acclimaté et enraciné. Ce qui ne l’a pas empêché d’y reconnaître, aussi, la «froideur de l’exil.». Avec la France, au demeurant, ne s’est-elle pas jouée, aussi pour lui, cette partition si originale du rapport fascination-répulsion, qui rythma le tempo de vie de tant d’Algériens de l’élite à l’époque coloniale, et qui fut bien une spécificité algérienne, singulièrement à distance du destin des Tunisiens ou des Marocains ? Donnons la parole à Harbi, qui relate dans ses mémoires une mission  en Belgique à l’été 1956, en compagnie de son compatriote skikdi Messaoud Guedroudj, et en connivence avec le militant anticolonialiste belge Roger Ramackers :
«Un jour de l’été 1956, alors que nous avions des armes à faire entrer en France, il nous présente l’un de ses familiers, le docteur Henri Duchateau, qui devait nous faire passer la frontière sans encombre et nous conduire à Paris. Nous nous arrêtâmes à Reims pour dîner. L’air jovial, Guedroudj, qui avait retrouvé toute son assurance, s’exclama : «Ah ! Que nous sommes bien chez nous !» Ironique, Ramackers s’étonna : «Comment ? Nous avons pris tous ces risques pour te conduire chez toi ? Nous pensions qu’il s’agissait d’un territoire ennemi !»
    Nous avons ri tous les quatre sans prêter plus d’attention à cette curieuse expression. Et pourtant, à bien y réfléchir, un Marocain, un Tunisien l’auraient-ils employée ? Il n’y avait pas, chez l’Algérien, la moindre 202036266x.01.lzzzzzzzéquivoque quant à sa volonté d’indépendance. L’expression résultait plutôt d’un long mariage qui, pour avoir été forcé, n’en avait pas moins produit une sorte de «confusion des sentiments». Ainisi Jacques Berque écrivit-il pendant la guerre : «La France et l’Algérie ? On ne s’est pas entrelacé pendant cent trente ans sans que cela descende très profondément dans les âmes et dans les corps». C’était vrai de notre génération, celle qui a su trancher les liens. Est-ce encore vrai aujourd’hui pour les nouvelles générations ?

 Comme quelques autres nationalistes algériens, Mohammed Harbi fut donc dans un sens, culturellement, un homme des marges, comme d’autres ont pu l’être, géographiquement ou/et culturellement : le héros de l’indépendance italienne, Garibaldi, était de Nice – et Nice n’était pas italophone mais occitanophone -, et Cavour, le bâtisseur politique de l’unité italienne à partir du royaume de Piémont, était issu des marges piémontaises subalpines ; il avait fait ses études à Genève et il maîtrisait moins bien l’italien que le français. Aux marges, encore, comme ces Hébreux du Chœur (le Va07 pensiero !) des Hébreux du Nabucco de Verdi chez qui l’identité s’exprime précisément dans l’exil et par l’exil.
   
En tout cas, Mohammed Harbi a payé le prix fort pour devenir, face au colonialisme, un Algérien libre ; et face au système de pouvoir autori-taire régissant sa société, demeurer encore un Algérien libre. Rendant compte à l’automne 2001, dans Le Monde, du premier volume de ses mémoires publié à La Découverte (Une Vie debout, mémoires politiques), je crus pouvoir donner pour titre à mon article de recension : «Mohammed Harbi. Être au libre au FLN, ou la quadrature du cercle». Il eut le bon goût d’en rire et de ne pas s’en offusquer.
   
Pour autant, le FLN que connut Mohammed Harbi ne fut en rien 9782707130778fsunivoque. Il fut peuplé de gens extrêmement divers : idéologiquement, politiquement, socialement, et plus largement, humainement aussi, il y eut de tout au FLN : il fut au bon sens du terme une très riche auberge espagnole, et il porta en lui plusieurs virtualités. Certes, rien n’aurait radicalement évolué en Algérie sans la commotion des armes mise en branle par les chefs des maquis, peu après reconvertis en hommes d’appareil de pouvoir. Mais rien ne se serait conclu sans ces cadres civils de talent auxquels Mohammed Harbi appartint, lui qui fut, en 1961, notamment, expert aux négociations d’Évian. L’historien sait aujourd’hui que la victoire du FLN ne fut pas une victoire militaire, mais bel et bien une victoire poli-tique, obtenue notamment par le rayonnement du Front acquis dans le monde. Et ce rayonnement, des gens comme Mohammed Harbi œuvrèrent  sans relâche pour son avènement. C’est donc aussi parce que des hommes comme lui ont su naviguer sur le grand large, qu’ils ont été d’authentiques internationalistes, qu’ils furent par le fait même de valeureux nationalistes.
   
 Et toute la complexité qui a constitué et constitue encore Mohammed Harbi, a aidé, aussi, à bâtir sa stature d’historien. Car Mohammed Harbi est bien un historien vrai. Il a certes travaillé en partie à partir de souvenirs personnels et de témoignages oraux, en partie grâce à des documents que, acteur de l’Histoire, il a inlassablement photocopiés avant d’en faire don aux Archives nationales algériennes, et encore grâce à ces archives, françaises et algériennes, qui s’ouvrent encore trop frileusement pour contenter les historiens. Il est, rappelons le, l’auteur, de ce maître livre de documents qu’il a intitulé Les Archives de la Révolution algérienne. Dans son travail de recherche historique, entrepris notamment dans la revue Sou’al, Mohammed Harbi s’est soumis comme tout historien à la critique externe et à la critique interne des documents. Car un document – oral ou écrit - ne dit jamais la vérité en soi ; il dit une vérité et il doit, pour cela, être analysé, étudié dans ses conditions de production et dans les intentions de cette production, et aussi soumis autant que possible à la règle de la confrontation des documents entre eux : un témoin, volontairement ou involontairement, a toujours tendance à reconstruire le passé selon  son itinéraire personnel, ses intérêts et son ambition.

Il faut donc d’autant plus se méfier des témoins qu’ils sont davantage des hommes de pouvoir, ou à l’inverse parce qu’ils ont été frustrés du pouvoir. En tout cas, par exemple, ce n’est pas parce qu’un président de la République dit quelque chose sur l’Histoire que ce quelque chose est vrai ; et il y a même de grandes chances pour que ce soit faux. Ce n’est pas parce que la législateur français a pu énoncer des aspects «positifs» de la colonisation française qu’il faut lui emboîter le pas. L’historien ne se pose d’ailleurs jamais la question du «positif» et du «négatif» en histoire, car il lui incombe de rendre compte au premier chef  de toute la complexité du divers historique, lequel ne se réduit jamais à des tableaux en noir ou blanc ; mais àdoc_6 une riche palette où l’impressionnisme aura toutes chances d’être plus vrai que le réalisme.
   
 De ce point de vue, Mohammed Harbi a rempli avec sérieux, opiniâtreté et modestie, son  contrat d’historien, tant à l’égard de l’Algérie, son pays, sa nation, qu’à l’égard de tous les humains avides de connaître l’Histoire. Et lui-même n’aurait pu être l’historien qu’il a été et reste encore pour notre bonheur sans toute la richesse et la diversité qui ont composé sa vie d’homme dans l’Histoire, acteur de l’histoire qui s’est faite, inséparable de sa citoyenneté algérienne, avant de devenir une figure-clé de l’historiographie contemporaine.

Gilbert Meynier

 

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- 1954 : la guerre commence en Algérie (éd. Complexe, 1999)













 

 


document : déclaration de Mohammed Harbi, 26 octobre 1990



Consolider la démocratie,

préparer l'Algérie et le Maghreb

à entrer dans le XXIe siècle

 

 Après dix-sept ans d'exil, précédés de plusieurs années de prison sans jugement, je peux retrouver mon pays, en toute liberté.
Tout au long de cette épreuve, j'ai refusé les offres d'émissaires de l'État venus me proposer de troquer des privilèges contre le renoncement à mes droits. J'estimais, j'estime encore, que la démission morale commence avec l'acceptation de placer le droit de l'État au-dessus de celui des citoyens.
Je milite depuis quarante-deux ans. Même quand les circonstances exceptionnelles – guerre d'indépendance, luttes civiles – m'ont contraint à des détours, j'ai toujours défendu le droit pour tous, et, d'abord pour les adversaires, de penser autrement.

 

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Mohammed Harbi (à droite) et Saad Dahlab,
ministre des Affaires étrangères du GPRA, au Caire en 1961

L'histoire en mouvement a fait de moi un militant et un dirigeant du FLN de 1955 à 1965. À ce titre, je partage certaines erreurs de cette période, celles que je combattais déjà : liquidations physiques des adversaires politiques, attentats aveugles et tortures… nationalisation des petits commerces, etc., et celles que je me reconnais aujourd'hui, un certain romantisme, une transfiguration de la réalité au nom du peuple ou de la classe ouvrière.

Le 19 juin 1965, après le coup d'État du colonel Boumedienne, j'ai pris acte de l'échec de mes efforts. La contradiction entre mon analyse conceptuelle qui postulait l'évolution vers un système de type bureaucratique, et mon but politique, rénover le FLN, m'apparut clairement. Je me suis alors délesté de mes illusions et j'ai décidé de ne plus participer à un jeu politique fondamentalement corrompu. J'ai alors renoncé à un type d'action, qui me paraissait dérisoire, dans un système où on m'offrait d'être ministre, ambassadeur, directeur de société mais jamais véritablement citoyen.

 Ce système, qui triomphait avec le coup d'État du 19 juin, était présent dans toutes les politiques des directions du FLN depuis sa fondation. Jamais une mesure prise en apparence collectivement ne l'a été réellement. Toujours des manœuvres subreptices préparaient les décisions et ne servaient qu'à consacrer la manipulation.
Les adversaires du FLN étaient à son image. Les discours différaient mais les pratiques étaient les mêmes. À travers ces pratiques, c'est le rapport de toute notre société à la liberté qui est posé.

Notre pays a besoin d'une réforme intellectuelle et morale, d'une réflexion sur soi qui cesse d'imputer tous nos maux aux dynamiques du dehors. La fascination pour le pouvoir, l'aspiration à la puissance, l'identification aveugle à la collectivité, le mépris du travail et des faibles, l'admiration pour les modèles d'autorité et les hommes forts, enfin, sont des obstacles dont nous devons prendre conscience si nous voulons créer un climat propice à la démocratie.

 Être démocrate, ce n'est ni méconnaître les droits de l'individu, ni avaliser sans esprit critique les options de la majorité.
Être démocrate, pour moi, n'a jamais été contraire à mon engagement socialiste. Socialiste j'étais et je le reste. Mais que faut-il entendre par là ? La possession d'un savoir scientifique de l'Histoire de la société ? Certainement pas. Mais un engagement politique et moral contre un monde caractérisé par la séparation entre riches et pauvres, oppresseurs et opprimés, dirigeants et dirigés, les uns possédant la richesse, la culture et le pouvoir, les autres démunis ou exclus de ces privilèges. Le socialisme vit et vivra partout où persiste l'exploitation du travail. L'expérience algérienne s'est réclamée de cet idéal mais en mettant la classe ouvrière sous surveillance et en coulant le capitalisme bureaucratique dans le moule du vocabulaire socialiste.

Mes textes nombreux l'attestent. Je n'ai jamais vu dans l'étatisation telle que l'Union soviétique l'offrait, un modèle à prendre. Je n'ai pas cru, non plus, que seule la propriété privée correspondait à l'économie de marché. On comprendra mieux, dès lors, pourquoi la privatisation n'est pas à mes yeux une panacée.
La médecine de choc des recettes libérales pénalise les plus démunis, réduit à néant leur pouvoir d'achat, génère l'exclusion et risque, si l'on n'y prend garde, de compromettre l'autonomie nationale de décision. Tout se passe comme si la politique du gouvernement ne défait des nœuds que pour en nouer d'autres. Si le tissu social continue à se déchirer en profondeur, si le sort des classes populaires continue à se dégrader, nous courons droit vers des luttes civiles préjudiciables à tous.

 Jamais les tâches de réflexion n'ont été aussi lourdes et difficiles. Notre société est confrontée à des questions majeures qui relèvent de la représentation que lui donne une vision mythique du passé. Si nous ne voulons pas que le tribalisme politique devienne notre lot quotidien et mette en péril notre unité, il nous faut le repenser. Notre peuple, ce devrait être une banalité de le dire, ne correspond pas à l'image qu'en donne l'idéologie nationale des années 1930 qui était le reflet inversé de l'idéologie coloniale. C'est là un regard sur l'histoire, non l'histoire elle-même.

Les repères d'identité que nous ont transmis nos aînés ont inscrit le religieux au cœur du politique et ont hypothéqué l'un et l'autre. Ils nous empêchent de nous tourner vers l'avenir et de créer une culture algérienne nouvelle à partir de notre diversité. Ils nous incitent à confondre État, communauté religieuse et nation, à ne pas distinguer le citoyen du croyant et à refuser aux femmes le droit à l'égalité avec les hommes. Or, la nation, c'est la société de tous les Algériens, c'est la société civile dans toutes ses composantes.

L'Algérie existe et vit mais l'algérianité n'est pas donnée une fois pour toutes. Elle est à inventer dans la bataille de tous les jours.
Dans le cadre d'un Maghreb uni, j'appelle tous mes compatriotes à y contribuer, à le faire sans a priori partisan et à s'orienter vers un large rassemblement politique et social pour consolider la démocratie et faire face aux grands enjeux mondiaux ; en un mot préparer l'Algérie et le Maghreb à entrer dans le XXIe siècle.

Mohammed Harbi
Le 26 octobre 1990

 

* Ce texte, dactylographié, m'a été transmis par Mohammed Harbi le 15 février 1991. Michel Renard



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