la loi sur les archives votée
La loi sur les archives
votée :
un compromis lourd d'ambiguïtés
et de menaces
communiqué de l'AUSPAN, 15 mai 2008
Le 15 mai au soir, le Sénat a adopté en deuxième lecture le
texte de loi sur les archives, reprenant à l'identique l'essentiel
du texte voté par l'Assemblée le 29 avril dernier.
Le compromis entre le projet du gouvernement initial et les
modifications introduites par le Sénat en première lecture a été
entériné. La loi nouvelle affirme le principe du droit d'accès
immédiat aux archives publiques de tous les citoyens, et réduit
dans l'ensemble les délais de communicabilités pour les archives
réservées. Nous pourrions donc nous féliciter de cette adoption.
Mais le texte introduit de manière pernicieuse une notion
anti-démocratique - l'archive incommunicable - et une définition
nouvelle, approximative et dangereuse de la vie privée. En résulte
une loi déséquilibrée et imparfaite, éloignée à la fois
des ambitions progressistes affichées et de la volonté d'aligner
le traitement des archives publiques françaises sur celui en vigueur
dans les grandes démocraties.
L'Association des Usagers du Service Public des Archives Nationales
(AUSPAN), auditionnée à toutes les étapes de l'adoption de la
loi, a interpellé les parlementaires et fait signer une «Adresse» dénonçant les points les plus inacceptables de la future loi.
Cette campagne d'information a abouti à une mobilisation
exceptionnelle : plus de 1 300 citoyens, chercheurs et usagers,
français et étrangers, ont signé cette Adresse et la presse a
largement relayé notre action.
La notion d'archives incommunicables, présente dès le projet de
loi, concernait notamment la «sûreté des personnes». Les
discussions parlementaires nous ont appris qu'il s'agissait
essentiellement de celle des agents secrets et indicateurs de police.
Face aux réactions suscitées, l'Assemblée Nationale, en accord
avec le gouvernement, a décidé le 29 avril que les dossiers en
question ne seraient plus «incommunicables» mais soumis à un
délai de cent ans. Le Sénat a validé cet amendement. L'AUSPAN
prend acte de ces améliorations bien que ce délai reste excessif.
Les chercheurs pourront quoi qu'il en soit continuer à travailler
sur les services de renseignements.
Le champ des archives incommunicables se trouve ainsi réduit aux
armes de destruction massives. La notion et le principe n'en demeurent
pas moins inacceptables dans la mesure où l'accès aux archives
publiques s'avère un droit des citoyens inaliénable, même si des
considérations d'intérêts supérieurs peuvent le limiter dans
le temps. Sous le prétexte de la sécurité nationale face à la
menace terroriste, le législateur porte abusivement atteinte aux
droits des citoyens, alors même que d'autres solutions étaient
envisageables : à savoir l'introduction de longs délais de
communicabilité révisables. Cette solution, proposée par les
juristes du ministère de la Défense, a été ignorée par le
législateur privilégiant l'effet d'annonce sécuritaire.
Le texte permettra, par exemple, d'interdire l'accès aux documents
relatifs aux essais nucléaires français dans le Sahara dans les
années soixante. Est-ce à dire que les civils et militaires
victimes de radiations, en Algérie ou dans le Pacifique, se verront
interdire toute recherche permettant d'obtenir la réparation des maladies contractées ? Les historiens, épidémiologistes,
environnementalistes, et autres se verront-ils fermer «pour
l'éternité» comme l'a dit madame Albanel au Sénat le 15 mai, ce
sujet de recherche ?
Les documents relatifs à la vie privée des personnes seront
finalement accessibles à la suite d'un délai de cinquante ans et
non soixante-quinze comme le voulaient les sénateurs. Le
gouvernement est, sur ce point, parvenu à imposer ses volontés.
Mais triomphe également une définition extensive de la vie
privée qui, à terme, rendra plus difficile l'obtention, aujourd'hui
très libérale, de dérogations.
L'AUSPAN a plaidé - en vain - pour que disparaisse du texte de la loi
non pas la protection de la vie privée, mais une nouvelle
notion de la «vie privée» désormais étendue aux «appréciations» et aux «jugements de valeur». On retrouve des
échos de cette prise de position dans le rapport de la commission
des Lois du Sénat :
«Elle (la commission) recommande toutefois aux services publics d'archives la plus grande souplesse d'interprétation quant aux notions d'atteinte à la réputation et à la vie privée. A titre d'exemple, il apparaît pour le moins étonnant que certains archivistes considèrent comme relevant de la vie privée des documents comportant l'adresse personnelle de fonctionnaires même lorsque ces adresses figurent dans des documents facilement accessibles (bottins administratifs, Who's Who...).
De même, votre commission insiste sur la nécessité de disjoindre ou d'occulter les documents confidentiels afin de ne pas appliquer le délai de consultation à l'ensemble d'un dossier d'archives dont les autres documents ne comporteraient aucun secret protégé par la loi. Il semble en effet que, faute de temps, les archivistes acceptent parfois difficilement les «communications par extraits».
Un rapport ou un exposé des motifs n'a pas force de loi. De
plus, dans le même temps, le rapporteur précise l'interprétation
de la nouvelle notion de «vie privée» qui inclut désormais «l'honneur des personnes». La qualification est habile. Elle permet
d'évincer ce que les mots « appréciation » ou «jugement de
valeur» - conservés par ailleurs - avaient de trop moralisateur
au profit d'un terme apparemment plus neutre «l'honneur». Cette
conception extensive de la vie privée permettra à l'administration
d'assurer la protection de «l'honneur» des personnes ayant
accompli... des actes «déshonorants».
Or, «l'honneur des personne » relève non de la loi d'archives, mais du code pénal qui sanctionne la diffamation et la diffamation calomnieuse dont un individu peut faire l'objet. Pourquoi le législateur réintroduit-il la question de l'honneur des personnes dans le cadre de la loi d'archives ? Parce qu'il se donne, en réalité, pour mission de protéger non pas l'honneur, mais l'honorabilité des individus et des dirigeants, la «bonne réputation» d'hommes et de femmes qui ont pu se déshonorer dans le cadre de leur activité publique, et par rapport à la tradition républicaine.
Le rapporteur du Sénat peut, dès lors, déplorer que «certains archivistes considèrent comme relevant de la vie privée des documents comportant l'adresse personnelle des fonctionnaires» : l'atteinte à la vie privée et à l'honneur des personnes introduite par la nouvelle loi risque tout simplement d'amplifier cette tendance.
l'administration pourra donc revenir
sur le texte voté par le législateur
D'autre part, pour l'accès aux archives notariales, aux documents
statistiques officiels, aux enquêtes de police judiciaires et aux
dossiers personnels des fonctionnaires, le délai moyen de
communicabilité de soixante quinze ans a finalement triomphé. Et
cela, alors que le projet gouvernemental initial généralisait un
délai moyen de cinquante ans. Le Sénat qui, sous la pression des
notaires, a proposé cet allongement, reporte d'une génération la
libre consultation de ces archives et fait adopter à la France l'une
des lois d'archives les plus restrictives d'Europe sur ces
questions.
Est-il normal de ne pas pouvoir consulter librement les dossiers de justice concernant l'association d'extrême-droite, La Cagoule, au temps du Front populaire ? De ne pas avoir accès aux minutes notariales concernant la spoliation des Juifs et l'aryanisation des biens sous Vichy (documents qui ayant dépassé les cinquante ans seraient devenus librement accessibles dès la promulgation du texte si le délai proposé par le gouvernement avait été respecté par les parlementaires de la majorité, et qui ne s'ouvriront qu'en 2019) ? Peut-on raisonnablement défendre le refus d'accès aux enquêtes de police ou judiciaires concernant le 8 mai 1945 en Algérie ?
Enfin, le Parlement a voté un amendement qui autorise le gouvernement à «harmoniser» par ordonnance le code du patrimoine de 1978 et la loi actuelle «qui se superposent mal» selon le rapporteur du Sénat Sous couvert des difficultés techniques à régler, l'administration pourra donc revenir complètement sur le texte voté. L'opposition, par la voix de Mme Josiane Mathon-Poinat et celle de Jean-Pierre Sueur a eu raison de noter que cela revient à nier le travail parlementaire conduit depuis plusieurs mois et que «l'ordonnance pourra porter sur des questions liées à la communicabilité, ce qui est loin d'être purement technique», mais bien l'essentiel pour les usagers. Rappelons que la loi de 1979 était d'esprit libéral et que ce sont les décrets d'application qui se sont révélés particulièrement restrictifs. Il y a donc là un nouveau danger potentiel.
la nouvelle loi handicapera
l'écriture de l'histoire contemporaine
Amendé par l'Assemblée Nationale le 29 avril 2008, adopté par le
Sénat le 15 mai dans les mêmes termes, la loi demeure très en
deçà des espérances des milieux universitaires, mais aussi de
celles des usagers et des chercheurs étrangers. Elle pose de graves
problèmes et est aussi lourde de menaces futures. Par exemple, un
ancien collaborateur du régime de Vichy, un tortionnaire durant les
guerres coloniales, ou son ayant droit, pourra, en excipant des «jugements de valeur» ou des «appréciations» rendues
publiques, saisir la justice et obtenir raison puisque le
législateur exige le respect de l'honorabilité des personnes.
Et cela alors que les mémoires des acteurs politiques fourmillent de
longue date d'appréciations sur leurs contemporains, telles les
Mémoires du général de Gaulle, du capitaine Guy ou de Michel
Debré. Dans le cadre de la nouvelle loi, la publication du
Journal de Vincent Auriol, document capital pour l'histoire de la
IVe République, serait inenvisageable. Doit-on voir là un
progrès ?
La nouvelle loi d'archives handicapera l'écriture de l'histoire
contemporaine. Et puisque, malgré la force de notre mobilisation,
nous ne sommes pas parvenus à modifier dans un sens réellement, et
non faussement, libéral le texte de la loi, il reste à surveiller
la jurisprudence que ce texte obscur et mal rédigé ne manquera pas
de susciter. L'AUSPAN s'associera à tous les recours contestant des
refus de dérogations fondés sur la notion extensive de la vie
privée. Elle rendra publique toutes les dérives qui pourraient se
produire. Elle exigera des études d'impact et des bilans réguliers
de la part des autorités.
La démocratie française n'a rien à gagner à cette culture du secret d'État pensé sur le mode du secret de famille qu'incarne la nouvelle loi sur les archives.
Ce n'est pas en interdisant aux citoyens de connaître, comprendre, débattre voire contester ce qui a été fait en leur nom que l'on améliorera les rapports entre les gouvernants et les gouvernés, et que l'on contribuera à un exercice responsable des fonctions publiques sans lequel il n'y a pas de démocratie qui vaille, parce qu'il n'est pas de confiance possible.