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études-coloniales
10 décembre 2006

Soldats indigènes : prenons garde à la mythification (Pierre Brocheux)

Diapositive1
soldats coloniaux sur les champs de bataille d'Indochine

 

Soldats indigènes :

prenons garde à la mythification

Pierre Brocheux

Les questions et commentaires adressés à Daniel Lefeuvre au sujet du film INDIGÈNES me font réagir. Ce film est bon et il mérite le succès qu'il a remporté auprès du public. Il est un rappel de la réalité (mais n'oublions pas la guerre 1914-1918 et les maquis de la résistance de la seconde guerre mondiale, n'oublions pas les tirailleurs sénégalais ni ...les tirailleurs et travailleurs indochinois. L'Indochine est d'ailleurs la grande absente du tumulte mémoriel français) jusqu'ici ignoré ou oublié et c'est justice que ce film glorifie les soldats coloniaux qui se sont sacrifiés pour la puissance qui avait conquis et dominé leur pays. Mais, il ne faut pas l'oublier non plus, un certain nombre d'entre eux ont été sacrifiés sur les champs de bataille d'Indochine pour "restaurer la souveraineté de la France" sur ces terres lointaines. Donc, en même temps que ce film nous restitue un pan de réalité, il construit un mythe comme en témoigne le commentaire caricatural, injurieux et faux signé Juba. J'approuve entièrement la réponse de DL.

posté par Pierre Brocheux,
dimanche 10 décembre 2006 à 11:08

brocheux_gros_plan

 





- Répertoire des historien(ne)s du temps colonial

- retour à l'accueil

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6 décembre 2006

Le Havre colonial (Claude Malon)

Diapositive1

 

Le Havre colonial du XXe siecle,

une identité oubliée.

Résultats et enjeux d'une enquête à l'échelle locale

Claude MALON


Il ne s’agit pas ici d’inscrire dans le cycle de conférences consacrées au colonialisme, une page locale dans le but de flatter une image de marque de notre ville entretenue autour de la «maritimité», même s’il est vrai que le maritime et le colonial se confondent souvent. Il ne s’agit pas non plus de régler des comptes avec un colonialisme havrais qui serait pire ou meilleur que d’autres. Nous sommes d’autant plus éloignés d’une intention d’être à la mode que cette recherche sur Le Havre colonial de 1880 à 1960 a été achevée, provisoirement si l’on peut dire, en 2001 (1), bien avant que l’actualité ne souligne l’importance de cette «fracture coloniale» qui occupe aujourd’hui le champ politique et idéologique, jusqu’à mettre en danger la liberté même de l’historien.

Cette actualité me conduira cependant à m’interroger à nouveau sur ce travail tout en exposant ses résultats. Plutôt qu’un résumé linéaire de ma thèse, je choisirai donc ici d’en aborder la présentation sous trois angles d’attaque, d’en préciser les enjeux en essayant de penser le sujet en trois étapes. Le premier temps de cet exposé, factuel et analytique, parlera du Havre comme observatoire et laboratoire de la France coloniale au cours de la seconde colonisation. Le deuxième volet sera une réflexion sur le Havre colonial comme objet d’histoire, de mémoire et d’oubli, donc une approche plus épistémologique. La troisième partie, plus déontologique, envisagera l’histoire du Havre colonial comme histoire en situation, en tentant de trouver dans cette histoire elle-même les arguments de la résistance à l’instrumentalisation.

 

I – Le Havre, observatoire et laboratoire

de la France coloniale entre 1880 et 1962

Le Havre a-t-il été au XXe siècle une capitale coloniale comparable à Marseille ou Bordeaux ? Deux raisons rendent la question pertinente : un retard historiographique net par rapport à ces deux villes, une représentation spontanée du Havre colonial surtout comme port négrier du XVIIIe siècle. La tentative de reconstruire le Havre de la deuxième expansion coloniale s’est nourrie, outre les archives classiques,  des archives des colonies à Aix-en Provence, des archives de la Chambre de commerce, d’archives privées et d’entretiens avec des acteurs du négoce. Récapitulons brièvement les résultats de l’enquête dans trois domaines : les échanges maritimes, les entreprises coloniales, le contenu et la circulation de l’idée coloniale.

Les échanges du Havre avec l’outremer colonial français atteignent au maximum 12% du tonnage. Mais en valeur, c’est beaucoup plus : 28% de la valeur totale des importations à l’apogée, en 1937. La performance du deuxième port impérial de la France est encore plus significative si l’on souligne le leadership du Havre, en général les deux tiers ou les trois quarts des importations coloniales de la France, pour les produits chers, cacao, café, rhums, bois exotiques, cotons et bien d’autres. Le Havre est le port impérial de l’Afrique noire, très lié à la Côte d’Ivoire, au Cameroun, au Gabon. Il est le port impérial de Madagascar mais beaucoup moins de l’Algérie ou de l’Indochine. Le recours aux réservoirs coloniaux de «produits» ou «commodités» se fait systématique sous l’effet de deux facteurs économiques essentiels, le désordre monétaire issu de la Grande guerre (l’économie de devises impose de «travailler chez soi», c’est-à-dire avec son Empire) et le privilège colonial, c’est-à-dire la protection douanière qui rend par exemple le café brésilien plus cher en métropole que les cafés ivoiriens et néo-calédoniens, souvent moins bons à cette époque. L’une des réussites les plus spectaculaires est l’importation des bois coloniaux, non protégée par le privilège douanier. Le Havre représente dans ce secteur dix fois le trafic marseillais, et son seul concurrent est Hambourg, des années vingt aux années soixante.

Le_Havre_rhum_Mousa

 

Dans le domaine des entreprises, les acteurs de l’échange sont nombreux (2). En huit décennies, près de 350 entreprises à capitaux havrais ou externes, négoce de place, transport, mise en valeur à la colonie ont agi. En 1930, 200 unités vivent de l‘économie coloniale dont 50% sont des entreprises portuaires de place, d’import-export.16% sont des entreprises «à la colonie». à côté d’une nébuleuse de maisons souvent familiales, sur la place, au petit capital de 1 à 2 millions de francs valeur 1938, quelques grands du négoce autochtone approchent ou dépassent les 40 millions de francs de chiffre d’affaires à la veille de la guerre comme Ancel, Raoul Duval, la Compagnie cotonnière (3). L’organisation en réseau est capitale. De grands entrepreneurs d’empire, agissant en réseau, ont des participations au capital d’entreprises externes au Havre, comme Georges Raverat en Indochine ou Hermann du Pasquier dans la boucle du Niger. Après 1945, une dizaine d’entreprises de négoce havraises se font conquérantes en Afrique de l’Ouest et réussissent à «tuer» le département café ou cacao de très grandes sociétés de traites des produits comme la SCOA ou la CFAO.

Ces pratiques sont en interaction avec des doctrines et des croyances, ce que l’on appellera par commodité l’idée coloniale (4). Tout cela favorise le prosélytisme en faveur de la «foi coloniale» que les élites cherchent à répandre. Il est impossible de mesurer l’impact réel de cet effort sur les mentalités et de prétendre reconstituer l’imaginaire colonial havrais. On peut décrire en revanche le développement d’un appareil colonial à la fois banal et original. On trouve ici comme dans beaucoup de villes une société de géographie commerciale (1884), une Ligue coloniale (1908). Mais on y remarque également, chose plus rare, une Société d’aide et de protection aux colons (1898) une Ecole pratique coloniale (1908), ancêtre de l’Istom, un Institut colonial (1929).

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général Archinard, né au Havre
1850-1932

Les traces de la culture impériale sont aujourd’hui à demi-effacées : le culte des conquérants enfants du pays dans les années trente, comme le général Archinard qui «donna le Soudan à la France», Belain d’Esnambuc qui lui «donna les Antilles», le culte des produits coloniaux (Temple du bois d’Albert Charles (5), décorations de l’ancienne gare du Havre), les collections ethnographiques (Collection Archinard, Le Mescam (6)) associant la curiosité scientifique à la légitimation de la conquête, le projet de 1937, renouvelé en 1949, d’une exposition coloniale internationale au Havre. Les efforts des élites locales pour constituer une identité coloniale ont été intenses entre la Grande Guerre et la Table Rase.

Les lacunes d’une pareille enquête, autant que les résultats, conduisent le chercheur à s’interroger sur la manière dont on fait cette histoire-là. Il s’agit d’aborder maintenant la mémoire du Havre colonial comme objet d’histoire, de se préoccuper d’épistémologie, mais dans un corps à corps avec la matière même de cette de recherche.

 

II- La mémoire du Havre colonial, objet d’histoire

Parlons d’abord de la mémoire comme source ou ressource pour l’historien du Havre colonial et laissons de côté pour l’instant la mémoire comme opposition ou substitution à l’histoire scientifique. De quelle mémoire s’agit-il ? Pas uniquement des souvenirs que des témoins exprimeraient aujourd’hui de ce temps là mais aussi des mémoires de groupe ou d’individus telles qu’elles s’exprimaient dans le passé, des mémoires révolues ou plutôt «ayant été». Comment se souvient-on par exemple en 1960 de l’activité coloniale du Havre de la «Belle Epoque» ou des années Trente ?

Voici un exemple de «mémoire d’époque» à prendre non comme argent comptant ou vérité historique, mais comme document appelant examen critique. En 1964, dans la revue Marchés Tropicaux, ancienne revue Marchés Coloniaux le directeur du port autonome parle des relations du Havre avec l’Afrique depuis le début du XXe siècle (7). Il affirme que le Havre n’a jamais été un port colonial, qu’il fut seulement, à la différence de Marseille ou Bordeaux, un port tropical. Ses homologues des années 1930 parlaient pourtant avec fierté de la «porte impériale» de la France. Une révision de l’identité économique s’opère au Havre au moment de la décolonisation. Comment interpréter cela ?

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Le Havre, l'entrée du port

 

Parler d’hypocrisie nous priverait de comprendre. La nouvelle identité ainsi proclamée résulte d’un projet stratégique sérieux, que l’on peut facilement expliquer par la volonté d’adresser un message aux partenaires africains en se présentant comme moins colonisateurs que les concurrents dans le passé, dans la tradition ou la vocation. Il y a dans cette démarche à la fois de la mémoire et de l’oubli. L’auteur néglige quelques pages peu glorieuses de l’histoire des Havrais aux colonies, sa mémoire du négoce, qui se veut histoire, est sélective, mais son argumentation sur les spécificités havraises n’est pas vraiment fausse, on y reviendra, et on ne peut la juger vraiment que si l’on combine l’histoire politique et l’histoire économique et entrepreneuriale. La mémoire est en évolution permanente et «inconsciente de ses déformations successives», nous rappelle Pierre Nora (8).

Allant dans le même sens, en 1958, un courtier en cafés, Jean Colchen, s’élevait contre la politique commerciale de la France qu’il accusait de «colonialisme périmé». De quoi s’agissait-il ? De la garantie d’un prix trop élevé accordé aux producteurs de café des TOM qui empêchait le marché libre de se développer. Son anticolonialisme est avant tout un cartiérisme (9), et dans ce cas c’est l’oubli qui est manifeste, car les négociants en café, celui-là compris, n’ont pas toujours protesté, bien au contraire, contre les diverses formes du privilège colonial qui maintenait les marges hautes pour les importateurs. Les identités des communautés sociales, culturelles et professionnelles, mises en conflit ou en contact par la colonisation, ici ou là-bas, ne sont pas éternelles. Elles sont polymorphes et malléables. Les identités sont des agencements de l’imaginaire qui se reconfigurent sous l’effet des conjonctures. C’est dire que pour l’historien les traces de l’imaginaire et la mémoire sont bien des documents à traiter comme sources plutôt qu’à considérer comme vérité pérenne.

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Coopérative indigène de café de Dschang (Cameroun). Les sacs prêts à partir (Caom)

La mémoire comme source est évidemment utile mais elle est avant tout une mémoire d’individus. Une vingtaine d’acteurs du négoce colonial havrais ont nourri cette enquête. Leur contribution, constitutive d’archive orale, permet de mieux comprendre, par exemple, la captation du café et du cacao de Côte d’Ivoire et du Cameroun des Maisons Raoul-Duval, Interocéanique, Hubert, les réseaux d’exploitation des bois coloniaux de la Maison Charles. Ces entretiens ont éclairé les méthodes commerciales qui ont permis aux «maisons» Ancel et Raoul-Duval de capter à elles deux 17% du café et du cacao de Côte d’Ivoire et du Cameroun à la fin des années 1950, de comprendre ce que signifiait «faire l’intérieur», «tuer les sociétés coloniales», faire du «marché de place».

Le témoignage oral est information, validation, il confirme ou infirme d’autres sources. Peut-on dire pour autant qu’il existe une mémoire collective du  négoce portuaire? On peut en douter. Certains dirigeants d’aujourd’hui ne connaissent pas les activités principales de leurs aînés dans l’entreprise. Aucun des anciens négociants interrogés n’avait en mémoire l’Institut colonial du Havre, créé en 1929, véritable syndicat colonial qui mettait en relation d’affaires les acteurs économiques et les chambres de commerce de France et des colonies, et qui comptait plus de 300 adhérents. Quant à la participation de personnalités comme Ernest Siegfried, Georges Raverat, Henri Génestal à l’économie de pillage dans le Congo des sociétés concessionnaires entre 1899 et 1920, elle n’a jamais été visible au regard du citoyen. Dans ce cas, ce n’est pas seulement de l’oubli, ni du refoulé, mais du caché. Hors ce cas extrême, le projet d’exposition coloniale internationale sera connu de plus nombreux havrais grâce à des publications récentes (10), mais dans ce cas il s’agira de mémoire historique, et non de mémoire collective «de première main». La mémoire collective n’est pas un esprit saint qui plane au-dessus de la cité (11) et qui descend quant on le convoque. Ce que l’on désigne ainsi est plutôt un corpus de représentations, un imaginaire qui tend à mythifier les agencements les plus commodes en fonction des rapports de force.

 

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la Bourse du Havre

Si l’on ne peut mesurer véritablement l’audience des idées coloniales, on peut en revanche en préciser la nature grâce aux traces de la croyance. La presse havraise des années de l’apogée impérial affirme la légitimité de l’exploitation des colonies, la nécessité de la «foi coloniale». Elle répète des concepts d’époque comme le «mécanisme colonial» (12) dont Le Havre serait une pièce irremplaçable. Ces traces publiques et visibles valident les sources manuscrites originales plus secrètes, comme les rapports sur les sociétés coloniales que l’on trouve au Centre des archives d’outre-mer à Aix-en-Provence ou aux archives de la Banque de France à Paris. Ce temps ou malgré une opposition anticoloniale marginale et courageuse, la certitude de «bien faire en colonisant» le partage à l’indifférence de l’opinion, c’est celui où une brochure de l’Institut colonial du Havre, en 1934, présentait en exergue cette devise : «jamais avant nous les populations coloniales n’avaient connu l’indépendance» (13) ! Devons-nous rire de cette formule, en avoir honte pour ses auteurs, ou bien faire de cette croyance un sujet d’histoire ?

Dans ces années-là, certains ont soutenu le travail forcé tel Georges Raverat, président de la Chambre de commerce, d’autres ont été des médiateurs humanistes comme Gilbert Vieillard, administrateur ethnologue. Cet effort de discernement n’est guère à la mode en ce moment et me conduit à aborder un autre aspect de la question. La mode, l’actualité, la «situation» nous sommeraient plutôt de nous transformer en professeur de morale pour prononcer le globalement positif ou l’intégralement négatif de la colonisation. Tous les historiens sérieux refusent aujourd’hui de se laisser piéger dans cette alternative. Le Havre colonial peut être, là aussi, un support à l’exercice de l’esprit critique sur l’histoire en situation.

 

III - Le Havre colonial du XXe siècle,

une histoire en situation au début du XXIe

Un retour vers une réflexion plus générale est nécessaire avant de revenir sur le terrain de l’histoire locale. Qu’appelle-t-on histoire coloniale ? Peut-on la réduire à une histoire du colonialisme ? En quoi met-elle particulièrement en jeu la question des rapports entre mémoire et histoire ? L’histoire coloniale de la France a constitué longtemps un genre spécifique, marginalisé et plutôt méprisé d’ailleurs, les «écuries de la Sorbonne», chargée d’une mission de justification des conquêtes et d’une ethnologie descriptive. En devenant l’histoire de la France coloniale, elle permettait du même coup une histoire autonome des Etats indépendants, et une véritable histoire du rapport entre Empires et colonies, incluant le pré et le post-colonial (14).

Cette «histoire coloniale critique» fait appel, du moins au stade des synthèses, à tous les champs de l’histoire. Elle est aujourd’hui pluridisciplinaire. On ne peut en effet dresser un bilan de la colonisation à partir du seul type algérien de colonisation, ni à partir de la seule mise en série des crimes coloniaux, ni à partir d’un florilège de discours racistes (15), encore moins à partir de la seule mémoire recueillie des acteurs de la guerre d’Indochine ou de la guerre d’Algérie. Il faut la saisir comme un rapport où le regard sur l’Autre s’inscrit dans une historicité, dans des configurations où jouent des facteurs économiques, sociaux, culturels, idéologiques. Le travail de l’historien s’inscrit lui aussi dans une historicité, car chaque époque a tendance à imposer ses points de vue à l’écriture de l’histoire. Cette historicité, nous l’appellerons «situation». L’historien sent bien l’effort qu’il doit faire pour ne pas se laisser intoxiquer par les sources, par sa propre subjectivité, par la configuration intellectuelle du moment. L’enracinement social ou politique de l’histoire coloniale est particulièrement visible en ce moment.

Docks
les docks au Havre - source

Il nous faut donc dire un mot de la mémoire non plus comme source ou ressource pour l’historien, mais en tant qu’elle peut être utilisée contre l’histoire par les entrepreneurs de mémoire de manière à modeler, formater un devoir de mémoire dans le but de soutenir un projet idéologique. Au début de cette recherche sur le Havre colonial, vers 1996-1997, la «situation» semblait se résumer à un contexte historiographique. Les années 1980-90 avaient connu un recul des manichéismes, une approche plus sereine du fait colonial et des mondes coloniaux, avec un enrichissement considérable et nuancé des époques précoloniales, la naissance d’histoires nationales en Afrique notamment et un regard moins passionné et moins utopique sur les réalités du post colonial (16). «Décoloniser l’histoire» cela signifiait que désormais, les enfants des colonisateurs et des colonisés pouvaient lire ensemble une nouvelle histoire des mondes coloniaux, métropoles comprises, dans un effort commun de scientificité et d’interculturalité. On pourrait citer à cet égard de nombreux colloques. Des tendances s’exprimaient, mais dans un débat fondé sur les sources.

La situation actuelle est tout à fait différente. Une polarisation se produit autour de deux postures mémorielles d’origine opposée, et qui ne sont pas sans effet l’une sur l’autre. L’une cherche à imposer une lecture du passé et une histoire officielle, celle du rôle positif de la colonisation. C’est le contenu de la loi de février 2005 (17). L’autre établit une filiation directe entre la situation des Français issus de l’immigration et le passé colonial de la France qui serait demeurée un État colonial. C’est la démarche des Indigènes de la République. Dans cette guerre des entrepreneurs de mémoire, l’historien n’est reconnu par les uns ou les autres qu’en tant qu’il validerait idéologiquement la thèse défendue. D’un côté on a vu un ministre partisan des nostalgiques parler de «ceux qui se proclament historiens» à propos des universitaires, de l’autre des collectifs demander la radiation d’un universitaire de renom accusé de racisme et de révisionnisme pour avoir proposé des rectifications dans la mesure comparée de la traite occidentale et de la traite orientale. Le recours paradoxal à l’outil judiciaire menace la profession historienne sommée de valider telle ou telle mémoire plutôt que d’exposer le résultat de ses recherches, ou de développer l’esprit critique de ses élèves.

Sommes-nous sortis de notre sujet ? En quoi est-ce là-dedans que l’histoire coloniale du Havre  se trouve «en situation» ? Même à partir d’une situation locale, on vérifiera que l’histoire est dans un rapport de force avec la tentation que l’on peut avoir de l’instrumentaliser. L’apport positif ou négatif de toute expérience humaine ne peut être décrété par la loi, ni imposé au discours de l’historien, mais au contraire résulter d’un examen critique à l’échelle d’un sujet, élève ou citoyen, informé par des historiens professionnels. Parlons d’abord de ces catégories douteuses. Ai-je besoin de délivrer à mes auditeurs un jugement moral si je rappelle les conditions de construction du chemin de fer Congo-Océan et l’existence du travail forcé aboli seulement en 1945 ? La loi a fait son travail en abolissant précisément le travail forcé et le Code de l’Indigénat.

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l'Institut fondamental d'Afrique noire (IFAN) à Dakar

A-t-on besoin de dire «c’est bien» ou «c’est mal» si on explique que les sociétés concessionnaires havraises L’Ibenga ou La Kotto, en Oubangui, ont créé, comme leurs quarante homologues en 1900, un impôt sur les indigènes afin de les obliger à cueillir du caoutchouc, lequel sera revendu à prix d’or pour les pneumatiques de Michelin, et si l’on précise que ces sociétés avaient droit de justice et police sur leur territoire ? Doit-on faire deux colonnes pour satisfaire les clientèles ? Le travail de l’administrateur havrais et ethnologue Gilbert Vieillard, qui constitua le plus important fonds d’archives de la culture Peul à l’Ifan de Dakar sous la protection de Théodore Monod (18), est-il l’œuvre d’un affreux colonialiste ? Ce qui nous paraît contradictoire l’était-il forcément à l’échelle du sujet à telle époque ? Par exemple le docteur Loir, futur conservateur du Museum du Havre qui créa un Institut Pasteur en Tunisie en 1902, n’était-il pas en même temps l’ami du général Archinard et un admirateur du conquérant du Soudan, lequel lui confia sa collection ethnographique rassemblée au temps de ses conquêtes ?  À ce sujet, au delà des impasses du manichéisme, il est un problème de conscience citoyenne qui mériterait précisément d’être réactivé, celui de la légitimité même de la conquête coloniale. Mais on remarquera qu’il n’est pas vraiment au coeur de la guerre des mémoires actuelle.

 

L'image “http://www.senat.fr/evenement/archives/D34/Jules_Siegfried_1919.jpg” ne peut être affichée car elle contient des erreurs.
Jules Siegfried, 1837-1932,
maire du Havre,
fondateur de la Compagnie cotonnière

La moralisation de l’histoire lui ôte son caractère dynamique, sa complexité vivante. La figer c’est la rendre incompréhensible (19). Sur ce point observons, toujours à partir du Havre, que ce qui est intéressant, c’est d’expliquer le changement, les continuités et les ruptures. Un bel exemple nous est donné par l’histoire d’une entreprise de négoce du coton, la maison Siegfried (1862), devenue Compagnie cotonnière (en 1893). Elle participe à l’exploitation concessionnaire, l’économie de pillage en Afrique noire avant 1914 ; dans les années 20 et 30, elle bénéficie du système baptisé «le coton du commandant» (l’administration procure la main d’oeuvre aux sociétés privées), après 1947, sous l’impulsion d’Edouard Senn, elle met en place un système de commercialisation qui assure un prix minima au paysan africain et construit le système CFDT (Compagnie française des textiles), qui, avec les indépendances, permettra la création des sociétés d’économie mixte dans chaque nouvel Etat (Compagnie ivoirienne des textiles, Compagnie malienne des textiles etc).

Aujourd’hui cet édifice n’est pas assez concurrentiel aux yeux du FMI qui contraint chaque Etat à privatiser ces entreprises, et le pôle Coton et développement n’a eu pour soutien publicitaire à son action ces dernières années que le Monde diplomatique ! Si un paysan malien est chassé de ses terres par la misère et se transforme en immigré clandestin est-ce par l’action d’une France qui serait demeurée coloniale ou par l’effet d’économies dominées et d’échange inégal entre les pôles de puissance du capitalisme mondial et ce que plus personne n’ose appeler Tiers-Monde ? Autre exemple montrant que l’intérêt de l’histoire est de saisir les mutations. En 1908, Charles-Auguste Marande crée l’Ecole coloniale du Havre, cas unique alors de formation de techniciens pour l’égrenage du coton aux colonies. Elle est devenue plus tard l’Ecole technique d’outre-mer, puis l’Institut supérieur des techniques d’outre-mer (20). Jusqu’à 1960, cette école a fourni 6 à 700 cadres employés par des sociétés coloniales ou par l’administration pour la mise en valeur, puis pour la coopération et le développement (21). Est-ce bien ou mal ? À chacun de juger, mais est-ce vraiment le problème ?

Dernière question concernant cette histoire «en situation» : existe-t-il un rapport entre le passé colonial du Havre et l’image de la ville aujourd’hui ? L’histoire du Havre colonial bouscule deux représentations à l’oeuvre dans cette ville, celle d’une culture urbaine libérale et intemporelle, celle d’une ville comme machine à intégrer les apports humains venus de l’étranger ou des colonies. La mythologie de la ville ouverte et accueillante parce que libérale avant tout mérite quelques corrections. André Siegfried a beaucoup contribué à flatter le libéralisme havrais «Le Havre est libéral, d’un libéralisme foncier qui lui interdit l’étroit fanatisme des doctrinaires....»(22).

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"...entrepôt Havro-colonial d'importation..."

 

Bien au contraire, l’identité coloniale revendiquée puis oubliée dont il était question précédemment a eu entre les deux guerres pour corollaire une véritable crispation de l’imaginaire économique des élites autour de deux doctrines associées : d’une part un protectionnisme ciblé mais bien réel pour protéger le marché colonial privilégié, d’autre part un refus catégorique de voir au moins jusqu’aux années 1950 l’industrie se développer dans les territoires d’outre-mer afin de protéger l’industrie métropolitaine et les débouchés coloniaux. Cette doctrine autarciste devint ici dominante durant plus d’une génération. Or tous les milieux d’affaires capitalistes et colonialistes ne pensaient pas ainsi, notamment les Lyonnais, très puissants en Indochine. Et l’on a vu ainsi en 1934 la Chambre de commerce de Haïphong engager avec celle du Havre une violente polémique où cette dernière était accusée, non sans raison, de défendre le vieux pacte colonial.

Le cliché de la ville ouverte accueillante, cosmopolite, «mosaïque», «gigantesque bourse du travail de la classe ouvrière étrangère» (23) ne résiste pas à l’examen des faits historiques (24). La proportion des étrangers et de coloniaux a toujours été inférieure, au Havre, à la moyenne nationale alors même qu’il s’agit d’un port. Le seul moment d’immigration massive de travail est celui de la Grande guerre où les travailleurs coloniaux Chinois et Maghrébins suppléent au manque de main d’oeuvre dans l’industrie et la défense nationale. Cette présence est jugée indésirable avant le retour de la paix et les chasses à l’homme dans le quartier du Rond-Point en 1917 et 1922 font aussi partie de l’histoire du Havre.

Autre effet émergent de cette recherche, l’examen comparé de l’économie coloniale havraise et de la démographie migratoire montre que l’immigration d’hier et encore moins celle d’aujourd’hui, ne sont le résultat spécifique du Havre colonial, mais plus généralement celui des rapports entre France coloniale et Empire, puis entre pays riches et Tiers-Monde. Les Sénégalais et les Mauritaniens sont relativement nombreux au Havre aujourd’hui, mais leur pays d’origine n’a pas été commercialement très lié au Havre pendant la période coloniale. L’immigration ivoirienne et malgache a toujours été très faible, alors que la Côte d’Ivoire et Madagascar ont été essentiels comme réservoirs coloniaux de marchandises (25). Quant à la réussite de l’intégration, il faut être prudent car l’histoire des rejets et des solidarités doit être poursuivie. Mais on peut déjà dire que la société havraise n’a jamais été aussi merveilleusement libérale ni aussi vertueusement internationaliste qu’on a pu le penser.

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source

 

Conclusion

Allons-nous conclure à l’existence d’un colonialisme havrais ? Le travail sémantique sur les termes colon, colonie, colonisation, colonialisme, impérialisme, continue encore aujourd’hui à chaque colloque d’historiens. Une des plus grandes difficultés, et l’on vient de voir l’importance symbolique des mots, est de faire la part de la dénotation et de la connotation, du descriptif et du péjoratif dans l’usage de ce terme. Si l’on considère le colonialisme comme un système de domination et d’exploitation des territoires dominés par les métropoles, le Havre industriel et négociant y prit sa place, avec une certaine fierté il faut le dire, durant une bonne partie du XXe siècle.

Une nuance cependant : Le Havre fut davantage colonial par ses pratiques et son identité que colonisateur au sens où ses élites économiques participèrent davantage à la captation des richesses par le négoce qu’à leur mise en valeur, et dans le sens où les Havrais s’exportèrent peu, comme individus dans l’Empire à la différence des Marseillais, des Bordelais ou des Corses. Le colonialisme, comme idéologie dans la cité, fut à la fois répandu, contesté, et ignoré, ce qui n’est pas original dans la France coloniale de ce temps. Se poser la question du colonialisme, comme le fait ce cycle de conférences présente au moins le mérite de porter un regard critique et mieux informé sur l’intensité du fait colonial dans le passé et de s’interroger sur les limites de sa valeur explicative du temps présent.

Claude Malon
Conférence pour Le Havre science et culture-Université populaire,
le 2 février 2006 à l’Université du Havre

 

 

 

(1) Claude Malon, Le Havre colonial de 1880 à 1960, thèse de doctorat d’histoire, dir. Dominique Barjot, Université Paris-IV- Sorbonne, 2001,  5 vol, 1450 p. Publiée en avril 2006 dans la Bibliothèque des thèses du Pôle Universitaire Normand. Pour un résumé cf. Dominique Barjot, Entreprises et Histoire, 2003, n°32, p. 163 à 172.
(2) Claude Malon, “Les entreprises coloniales au Havre de 1880 à 1960”, Colloque Créateurs et créations d’entreprises de la Révolution industrielle à nos jours, dir. Jacques Marseille, ADHE, Sorbonne, avril 2000.
(3) La maison Charles, bois coloniaux, déclare un chiffre d’affaires de 59 millions en 1939 et 700 millions en 1946 (soit 112 millions valeur 1938. Source : Banque de France et dommages de guerre)
(4) Sur ce sujet, voir notamment Raoul Girardet : L’idée coloniale en France et Charles-Robert Ageron, France coloniale ou parti colonial ?
(5) Albert Charles avait fait réaliser une copie de la Maison Carrée de Nîmes, entièrement en bois coloniaux de multiples essences. Elle fut exposée sur le port du Havre puis à la foire de Lyon en 1951.
(6) Conservées aujourd’hui dans les réserves du Museum d’histoire naturelle du Havre.
(7) Henri Deschênes, ”Le Havre et l’Afrique” in Marchés tropicaux et méditerranéens n° 968 du 30 mai 1964. pp.1419-1448.
(8) Pierre Nora, Les lieux de mémoire, Quarto Gallimard vol. 1, 1997 p. 24
(9) Cartiérisme ou complexe hollandais, point de vue considérant les TOM comme un boulet économique pour la France et rendu célèbre par des phrases de Raymond Cartier, journaliste, telles que «N’eût-il pas mieux valu construire à Nevers le super-hôpital de Lomé ?». Dans son livre intitulé De l’utilité des empires, Bouda Etemad parvient à cette conclusion : cette question met en évidence un processus encore peu étudié par les historiens : plus les écarts de développement entre métropoles et colonies s’élargissent, moins les secondes s’avèrent «utiles» pour les premières. Voir aussi J. Marseille sur le bilan impérial.
(10) Sylvie Barot, dans Migrants dans une ville portuaire : Le Havre (dir. Eric Saunier, John Barzman,) p. 196, reproduit le texte présenté par Albert Charles le 7 mars 1949 au Conseil municipal à ce sujet .
(11) Aux travaux connus de Paul Ricœur, Jacques le Goff, Maurice Halbwachs sur la mémoire collective et l’histoire on ajoutera  une publication récente : Mémoires et histoires, des identités personnelles aux politiques de reconnaissance, dir. Johann Michel, Presses universitaires de Rennes, 2005, 285 p.
(12) C’est le cas dans la revue Le Port du Havre en 1930, Bibliothèque municipale du Havre.
(13) À l’occasion de la Semaine coloniale 1934 (28 mai-3 juin), L’Institut Colonial du Havre vous demande de penser à nos colonies, Institut Colonial du Havre, Palais de la Bourse, imp. Le Petit Havre, 14 p.
(14) Cf. Sophie Dulucq et Colette Zytnicki, Décoloniser l’histoire ? De «l’histoire coloniale» aux histoires nationales en Amérique latine et en Afrique, Publications de la Société française d’histoire d’outre-mer (SFHOM), Paris 2003.
(15) Voir à ce sujet la critique du livre d’Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser, exterminer, par Pierre Vidal-Naquet et Gilbert Meynier dans la revue Esprit, sur le site de la Société française d’histoire d’outre-mer et sur ce blog ici-même.
(16) Cf. Daniel Rivet, «De l’histoire coloniale à l’histoire des Etats indépendants», dans L’histoire et le métier d’historien en France, 1945-1995, dir. François Bédarida, éd. MSH, Paris 1995.
(17) Même si l’article qui fait problème est abrogé prochainement par une procédure juridique, cela n’enlèvera rien à l’existence d’un rapport de forces sur une question de fond.
(18) Claude Malon, “Gilbert Vieillard, administrateur et ethnologue en Afrique occidentale (1926-1939)”, Cahiers de sociologie économique et Culturelle, Ethnopsychologie, n° 33, juin 2000, pp. 107-132.
(19) «A force de juger on finit, presque fatalement par perdre le goût d’expliquer» a écrit Marc Bloch.
(20) Il s’agit bien de l’ISTOM situé aujourd’hui à Cergy-Pontoise.
(21) On pourrait observer le même type d’évolution dans le passage de l’Institut havrais de psychologie des peuples à l’Institut de sociologie économique et culturelle. Cf. Claude Malon, "Le Havre et l’outremer, sociabilité et recherche", Études Normandes n°2, 1997, p. 75-96.
(22) André Siegfried, préface à Théodore Nègre : Étude de géographie urbaine, Le Havre, imprimerie M. Etaix, 1947, p. 9.
(23) Expressions utilisées sur la quatrième de couverture d’un ouvrage commandé à des journalistes par la municipalité du Havre à l’occasion des journées «Mémoires des migrations dans les villes portuaires», en novembre 2005, intitulé Le Havre du monde, Editions des Equateurs, 156 p.
(24) Cf. Migrants dans une ville portuaire : Le Havre, XVIe-XXIe siècle, dir. Eric Saunier, John Barzman, Publications des Universités de Rouen et du Havre, novembre 2005, 240 p.
(25) Cf. Claude Malon, « Travailleurs étrangers et coloniaux au Havre, 1880-1962 », dans Migrants dans une ville portuaire : Le Havre, dir. J. Barzman et Eric Saunier, 2005, p. 43-58.

 

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1 décembre 2006

"villages noirs" ou zoos humains ?

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Villages noirs

et autres visiteurs africains et malgaches

en France et en Europe (1870-1940)

un livre de Jean-Michel BERGOUGNIOU, Rémi CLIGNET et Philippe DAVID

aux éditions Karthala (2001)

 

présentation  de l'éditeur

Attestés par une riche iconographie, les "Villages noirs" présentés un peu partout en France entre 1870 et 1930 ont pris place dans le phénomène universel et permanent des exhibitions ethnographiques plus ou moins commercialisés, selon les époques et les endroits, du cirque aux spectables et aux expositions coloniales ou non. En majorité sénégalais pour ce qui des formules "à la française", ils ont à leur manière participé positivement à la lente et malhabile découverte réciproque des peuples périphériques, coloniaux ou non.

 

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"Village noir - Famille Wolof, bijoutiers", exposition d'Angers, 1906

 

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"Villages noirs", Visiteurs africains et malgaches en France et en Europe (1870-1940),
Jean-Michel Bergougniou, Rémi Clignet, Philippe David, Karthala, 2001.


Depuis quelques années, on évoque abondamment les «zoos humains» où les Africains auraient été exhibés devant les badauds européens du XIXe siècle dans un esprit honteusement raciste. Saluons donc le travail déployé par trois chercheurs pour remettre les choses en place, dans cet ouvrage paru chez Karthala, éditeur spécialisé dans l’Afrique et ne passant pas pour être particulièrement réceptif aux thèses impérialistes et néo-colonialistes.

De quoi s’agit-il ?  De la vogue des «spectacles ethnographiques» et des «villages noirs» qui, pendant une trentaine d’années, de 1880 à 1910, se répandit en même temps que celle des expositions universelles, reflet d’un intérêt général pour les progrès de la science et des connaissances géographiques apportées par les grandes explorations.

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"Sortie des Noirs", exposition d'Angers, 1906

Ce n’est pas la République «coloniste» de Jules Ferry qui fut la première à avoir l’idée de tels spectacles, mais l’Allemagne, certes engagée dans l’exploration et la colonisation de l’Afrique noire, mais pas autant que la France et l’Angleterre de Fachoda. Fondateur d’un célèbre parc animalier près de Hambourg et grand pourvoyeur de zoos européens en faune africaine, Carl Hagenbeck ne heurta pas les sensibilités de l’époque en faisant accompagner certains de ses fauves par des indigènes «de même provenance».

Au contraire, il fut rapidement imité par des compatriotes, les frères Möller, organisateurs de «caravanes» africaines en Allemagne et dans les pays voisins. De Hambourg à Copenhague, leurs «spectacles» attirèrent des milliers de visiteurs. Ils recrutaient directement en Afrique des «troupes» auxquelles ils promettaient des «cachets» faramineux à l’aune locale.

Ce qui nous paraît choquant aujourd’hui, ne l’était pas à l’époque. Pourquoi pas des Africains, puisque les Gauchos argentins, les Lapons norvégiens et les Cosaques des bords du Kouban faisaient aussi partie des «curiosités» offertes à la contemplation des écoliers et de leurs parents ?

La France, en tout cas, emboîta le pas à l’Allemagne et à la Grande-Bretagne. Les Ashantis du Ghana furent «produits» à Paris après avoir «tenu l’affiche» à Londres. Le Makoko du Congo en personne, le roi qui avait signé un traité d’amitié avec Brazza, fut «emprunté» aux autorités pendant qu’il faisait une «visite officielle» à Paris, pour participer à un «spectacle congolais» organisé à Roubaix en 1887. Le zoologiste Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, président du conseil d’administration du Jardin d’Acclimatation de Paris, donna une caution scientifique à des activités mêlant spectacles animaliers et parades humaines.

En 1878, la revue La Nature le remercia vivement d’«offrir ainsi à ceux qui s’occupent spécialement des races humaines des moyens d’étude que nos mœurs casanières ne nous permettent que très rarement d’aller chercher sur place.» Du chirurgien Paul Broca au prince Roland Bonaparte, futur président de la Société de géographie, les sommités de diverses disciplines scientifiques ne jugèrent pas indigne de venir observer et mesurer les hôtes du Jardin d’Acclimatation.

 

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"Village noir - prière à la mosquée", exposition de Nantes, 1904

Le grand mérite des trois auteurs de Villages Noirs est de ne rien cacher du caractère aujourd’hui inacceptable de ces spectacles, sans en profiter pour faire le procès expéditif des générations précédentes. Les «vedettes» les plus applaudies des Français, y compris aux Folies-Bergère, furent les célèbres «Amazones» du Dahomey, celles-là même qui donnèrent le plus de fil à retordre à la Coloniale pendant la conquête de ce pays. Si c’était du racisme, il cachait bien son jeu.

Ce livre déborde la période faste des «villages noirs» pour aller brièvement jusqu’aux années 1950. «Réduire quatre-vingts ans de contacts au seul schéma ridicule et déformé du Blanc-qui-jette-des-cacahuètes-au-Nègre-par-dessus-un-grillage, en refusant de le cantonner aux seules occasions où cela s’est effectivement produit et, surtout, tenter d’en faire le jalon manquant entre l’esclavage et les camps de concentration, c’est mentir, au mieux par ignorance, au pire par omission», concluent les auteurs. L’un d’eux, Rémi Clignet, fut directeur de recherches à l’ex-Orstom1. Un autre, Philippe David, a derrière lui un long passé de magistrat breveté de l’Enfom2. Cette carte de visite vaut bien celle des thésards en mal de sujet «original» qui ont fait leur fonds de commerce de la dénonciation répétitive des «zoos humains».

Jean de la Guérivière

 

1 - Office de recherche scientifique et technique outre-mer, devenu l’Institut français de recherche scientifique pour le développement en coopération.
2 - École nationale de la France d’outre-mer.

- Jean de la Guérivière, ancien journaliste au Monde, correspondant à Alger et responsable de la rubrique Maghreb, auteur de Les fous d'Afrique (Seuil, 2001), L'exploration de l'Afrique noire (Le Chêne, 2002), Amère Méditerranée (Seuil, 2004) et Indochine, l'envoûtement (Seuil, 2006).

 

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"Au village noir : un groupe", exposition d'Orléans, 1905

 

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"Village noir : famille Mandingue, joueurs de Cora", exposition d'Angers, 1906

 

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"Au village noir - Famille Laobé", exposition d'Orléans, 1905


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"Village Noir : salle de danse", exposition du Mans, 1911



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