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études-coloniales
11 mai 2020

la guerre d'Algérie a-t-elle été une guerre de religion ? Charles-Robert Ageron (1988)

El Moudjahid, 8 juin 1959

 

 

la guerre d'Algérie a-t-elle été une

guerre de religion ?

Charles-Robert Ageron (1988)

 

Je voudrais pour ma part m'interroger sur une question fondamentale pour notre propos et que je formulerai ainsi : les chrétiens, les juifs et les musulmans d'Algérie ont-ils ressenti – ou non – la guerre comme ayant une dimension religieuse ?

Aujourd'hui il est, je crois, de bon ton de répondre par la négative. Mais le fait n'est pas aussi évident qu'on le dit. Une approche vécue et une étude historique posent le problème.

Du côté algérien il est affirmé que cette guerre de libération nationale n'eut aucune conno­tation religieuse et que le FLN, créé par quelques révolutionnaires nationalistes très laïci­sés, se prononçait "pour une démocratie ouverte à tous sur la base de l'égalité entre Algé­riens, sans distinction de race ou de religion". Cette phrase est une citation de l'éditorial du n° 1 du journal El Moudjâhid rédigé par Abbane Ramdane.

Pourquoi El Moudjahid (djihad) et non Al Mokâfih (combattant) ?

Mais précisément l'auteur dut s'expliquer devant l'opinion internationale sur le titre choisi pour le journal du FLN. Pour­quoi El Moudjâhid, le combattant de la guerre sainte, du djihâd ? Abbane Ramdane affirmait contre l'évidence que la notion de djihâd c'est "la quintessence du patriotisme libéral et ouvert" et, avec plus de vraisemblance, que "le nom glorieux de moudjâhid" est celui-là même que le peuple a attribué "avec bon sens" aux patriotes. À quoi l'historien peut objec­ter que si le FLN a retenu ce titre et non pas celui d'Al Mokâfih (le combattant au sens laïc du terme) – titre qui sera repris plus tard par un journal communiste marocain –, ce choix est déjà en soi hautement significatif. Il confortait d'ailleurs l'appel du 1er novembre 1954 qui parlait de restaurer "un État algérien démocratique et social dans le cadre des principes islamiques".

Abbane Ramdane entendait bien en réalité retrouver et réaf­firmer l'identité musulmane de son peuple et il n'ignorait pas que les fellahs luttaient pour leur foi en se battant pour la liberté. La preuve en est que, réserve faite pour les chrétiens "frères" (engagés dans le FLN), il s'opposait au maintien de la minorité chrétienne en Algérie ; ce qu'il avoua sans fard à quelques émissaires français dont Jean-Marie Dome­nach.

Pourquoi cette intransi­geance, sinon pour des mobiles religieux ? Faut-il rappeler que l'Islam fait devoir à ses fidèles de se soustraire à la sujétion des chrétiens fût-ce par l'exil et que pour lui la seule cohabitation tolérable est celle de chrétiens ou de juifs "sujets" (dhimmi) d'un pouvoir musulman ?

Autre exemple : on se leurre souvent en France sur la signification des expressions "nation algérienne", "Peuple algérien" dans les années 193O à 1960. En fait la Nation algé­rienne se définissait en [pages 27//28] termes de religion : elle s'arrêtait pour les gens du PPA-MTLD aux frontières de la communauté arabo-musulmane. Le premier journal natio­naliste ne s'appelait-il pas Al Umma (la communauté musulmane) avant d'être retraduit en fran­çais par "nation".

 

FLN, en prière (1)
membres du FLN en prière

 

l'intransigeance de Ben Bella et de Bentobbal

Mieux vaudrait aussi ne pas cacher qu'un leader comme Ben Bella, pré­senté comme un militant très laïcisé, a toujours insisté pendant la guerre d'Algérie sur le caractère islamique des futures institutions politiques, ce qui sous-entendait, pour tous les Musulmans, le refus d'y faire une place aux minorités chrétienne et juive. Aussi bien con­naît-on le discours tenu aux cadres du FLN et de l'ALN en mars 1960 par un autre leader, Lakhdar Bentobbal, alors ministre du GPRA : "le peuple algérien n'acceptera jamais de pla­cer un Européen ou un Juif au sein du gouvernement ou à un poste de responsabilité".

Vis-à-vis des Juifs d'Algérie, dira-t-on que le FLN, malgré les lettres qu'il adressa "à ses chers compatriotes algériens", les ait tenus pour des concitoyens à part entière ? Il apparaît bien plutôt qu'il espérait seulement désolidariser une partie de la communauté juive de la nation française. Pour lui, le décret Crémieux de naturalisation collective des juifs algériens en 1870 n'existait pas ; cette citoyenneté octroyée par la France était de nul effet.

Dans sa perspective, les Juifs demeuraient une communauté religieuse et raciale et une minorité au même titre que les étrangers d'origine européenne (400.000 disait-il) et que les Français d'origine (également au nombre de 400.000) le Moujâhid ne reconnaissait comme juifs "algériens" que ceux qui n'avaient jamais renié leur origine algérienne en se proclamant Français ou sionistes. Tous les autres étaient des "traîtres".

Bien entendu ce langage impolitique et menaçant n'eut pas les résultats escomptés. Les Juifs d'Algérie ne renièrent pas la France et lorsque l'heure de vérité sonna aux accords d'Évian, le FLN ne parla plus des droits éventuels de ses "compatriotes juifs". II ne fut ques­tion que de la minorité française".

Quant aux Européens d'Algérie, réserve faite pour les groupes de chrétiens "engagés", leurs réactions d'ensemble pendant la guerre vis-à-vis des Musulmans (ou des "Arabes") furent en grande partie celles du rejet d'une communauté tenue pour ennemie du nom chrétien. Les prétendues "fraternités franco-musulmanes" furent une trouvaille de l'Ac­tion psychologique, non une réalité. De vieux Français d'Algérie expli­quaient aux "Francaouis" ("métropolitains naïfs") que ces soi-disants Algériens nationalistes défilaient depuis la fin des années 1930 l'index (châhad) levé comme dans la profession de foi islamique (cha­hâda) et que dans les douârs, ils allaient voter en groupe en psalmodiant des versets cora­niques. [pages 28//29]

À leurs yeux ne pouvaient être tenus pour Français que les convertis au christianisme et les naturalisés volontaires, c'est-à-dire ceux qui avaient renoncé au statut musulman.

Pour la plupart des Français d'Algérie, la guerre d'indépendan­ce et la Révolution algé­rienne n'existaient pas : il y avait seulement des "terroristes téléguidés par la Ligue arabe ou les leaders du panarabisme et des moudjahidines fanatiques qui chargeaient en criant "Allah Akbar".

 

FLN, en prière (2)
membres du FLN en prière

 

le sentiment que la guerre était une guerre de religion

Bien sûr, je ne dis pas qu'ils avaient raison de croire que cette guerre était essentielle­ment une guerre de religion, mais tel était leur sentiment au plus profond d'eux-mêmes. D'où leurs réactions indignées lorsqu'ils entendaient dire que des Chrétiens, voire même des évêques, pouvaient pactiser avec les fellaga et les panislamistes.

Chrétiens traditionalistes, peu informés de la position de l'Église vis-à-vis de la décoloni­sation, ils croyaient que les buts du FLN, c'étaient la destruction totale de tout ce qui était européen, la conversion forcée à l'Islam des survivants, l'instauration d'un État théocra­tique et raciste, d'un "totalitarisme médiéval", comme le leur affirmait le gouver­neur géné­ral Jacques Soustelle.

Ainsi s'explique sans doute la peur immense qui s'empara, en 1960, des Chrétiens et des Juifs auxquels le FLN proposait certes en 1961 de devenir Algériens, mais seulement "sur la base d'un patriotisme homogène et unificateur". Comment auraient-ils pu accepter de communier dans ce patriotisme fondé sur la personnalité arabo-musul­mane, dès lors surtout que leur était obstinément refusée la garantie de sauvegarde d'une double nationalité française et algérienne ?

Faut-il s'étonner que la conscience populaire des masses algériennes ait confondu natio­nalité et appartenance religieuse dès lors qu'inconsciemment peut-être la même identifica­tion inspirait à l'époque la grande majorité des Juifs et des Chrétiens d'Algérie ? Certes la Révolu­tion algérienne n'a pas été d'abord un jihâd, ni la guerre des Français une croisade.

Cela dit, la connotation religieuse de la guerre d'Algérie ne peut pas être évacuée par l'historien. Elle explique en partie l'exode massif des Juifs (les premiers à partir, dès 1961) et des Chrétiens. Elle explique aussi les débats de l'Algérie en 1963 sur le code de la natio­nalité et vingt ans après l'adoption d'un code du statut personnel qui interdit par exemple le mariage d'une Algérienne avec un non-musulman. Bref les idéologies meurent alors que les religions demeurent.

 

Charles-Robert Ageron : Une guerre religieuse ?
in : La guerre d'Algérie et les chré­tiens, sous la direction de François Bédarida et Étienne Fouilloux,
Cahier de l'Institut d'Histoire du Temps présent, n° 9 (octobre 1988), p. 27-29.
Merci à Jean-Jacques Jordi de nous avoir transmis ce texte.

 

 

sur cette question

 

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Une deuxième édition, augmentée et enrichie, du livre de Roger Vétillard va bientôt paraître.

 

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Commentaires
S
N'étant pas historien, je peux néanmoins vous rappeler les massacres de Vendée, proche du génocide, donc, toutes les comparaisons se valent à partir du moment ou elles sont instrumentalisés par l'homme à des fins politiques.<br /> <br /> D'ailleurs, les premières et plus nombreuses victimes du fln furent des musulmans pour la plupart politique et "neutre".<br /> <br /> Un historien n'est pas là pour juger mais pour décortiquer, expliquer, apprendre et faire apprendre, sans parti pris.
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L
Justement on fait souvent une grave erreur en portant des jugements de valeur et en diabolisant, alors que ce n'est pas du tout le rôle de l'historien. Reconnaissons simplement que la société musulmane est profondément différente de la société occidentale, ça suffira amplement. En ce qui concerne l'Algérie indépendante on peut lire l'article de Laetitia Bianchi bien plus intéressant selon moi que le discours de Jean-Pierre Lledo : http://rdereel.free.fr/volAQ1.html
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L
Il serait intéressant d'avoir une approche globale et d'étudier la décolonisation dans les autres pays musulmans pour comparer. J'ai été personnellement frappé par l'omniprésence des références religieuses dans presque tous les conflits en terre musulmane, que ce soit dans la guerre du Rif où on parlait déjà de "moudjahidine", idem pour la résistance d'Omar al-Mokhtar en Libye (voir le film "Le Lion du désert" où l'islam est présent du début à la fin), les révoltés basmatchi contre l'empire russe puis l'armée rouge après la révolution bolchévique, la guerre d'indépendance de la Turquie où Mustafa Kemal fut nommé après sa victoire par le titre religieux "gazi", la création du Pakistan par la Ligue musulmane face à l'Inde etc. Les exemples sont innombrables.
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P
EXTRAIT DE "L'ISLAMISME DANS LA GUERRE D'ALGERIE"<br /> <br /> Du docteur Jean-Claude Perez ex chef de l'OAS à Alger<br /> <br /> <br /> <br /> En 1919, une loi française entre en vigueur en Algérie de la manière la plus officielle.<br /> <br /> Les sujets français de confession musulmane peuvent accéder à la citoyenneté française pleine et entière au moment de leur choix. A la condition qu’ils acceptent de se soumettre, comme la totalité des citoyens français, à la seule et unique juridiction civile française. Ce qui implique le renoncement à leur statut personnel codifié par le droit coranique.<br /> <br /> Deux conséquences.<br /> <br /> La première est française : silence de mort autour de cette loi. On n’en parle pas, on ne la défend pas. On n’essaie pas, en particulier, d’engager un dialogue interconfessionnel sincère, loyal et surtout productif, pour espérer une large application de cette loi. La IIIème République l’a votée, mais en sous main elle ne veut pas en entendre parler.<br /> <br /> La deuxième est musulmane : avec l’accord silencieux, mais surtout réel et officiel des gouvernants de la IIIème République, un riche leader berbère, fondamentaliste connu, Omar Smaïl, décide dès 1920 de combattre cette loi. De la rendre inapplicable. Dans ce but il fonde et met en place des cénacles d’étude dont l’organisation et le fonctionnement sont confiés à de grands religieux majoritairement berbères. Ceux-ci sont destinataires d’une mission : lutter, par tous les moyens, contre l’assimilation, la francisation et si nécessaire contre l’évangélisation.<br /> <br /> Retenons 3 noms parmi ces religieux profonds : le cheikh Abdelhamid Ben Baddis de Constantine, le cheikh El Bechir el Ibrahimi né à Tocqueville (Ras el Oued) très près de Sétif et Tewfik el Madani, un Kabyle né à Tunis. Ces berbères vont structurer le fondamentalisme musulman sur la terre algérienne. Mais, par-dessus tout, ils vont sacraliser à outrance l’utilisation exclusive de la langue arabe littéraire. Ben Baddis et Ibrahim Bachir ont effectué de longs séjours au Proche Orient, au contact, en particulier, du grand émir libanais Chekhib Arlslan, animateur principal de la Nahdah, la renaissance arabe, et véritable déclencheur de cette guerre, une guerre franco arabe, à partir du 8 mai 1945.<br /> <br /> En 1925, Omar Smaïl et ses lieutenants, avec l’accord tacite et officiel du pouvoir français, fondent le Nadi at Taraqqi, le Cercle du Progrès, toujours dans la perspective de rendre inapplicable la loi de 1919. Ils exaltent et glorifient la langue arabe. Ils ne s’expriment que dans cette langue et fondent ainsi la nouvelle « arabité » de l’Algérie.<br /> <br /> En 1930 se déroulent, dans un indiscutable enthousiasme francophile, les cérémonies commémoratives du centenaire du débarquement français à Sidi Ferruch le 14 juin 1830. Toutes les conditions semblent réunies, sous la pression des anciens combattants musulmans de 1914-1918, pour que la loi de 1919 soit enfin plus largement appliquée.<br /> <br /> Certains responsables de la IIIème République ne l’entendent pas ainsi. En vertu de la loi de 1901 sur les associations, dans le but de donner un coup d’arrêt définitif à cet élan vers la France, ils donnent l’autorisation officielle à Omar Smaïl de fonder l’association des Oulémas, le 5 mai 1931. Le 7 mai, le premier président désigné par Omar Smaïl en personne sera Ben Baddis. Le vice-président sera El Bachir el Ibrahimi. Tewfik el Madani remplira les fonctions officielles de secrétaire général adjoint. Mais en réalité il en sera l’animateur le plus virulent.<br /> <br /> La devise de cette nouvelle association ne tardera pas à se définir comme suit :<br /> <br /> Ma religion c’est l’islam<br /> <br /> Ma langue c’est l’arabe<br /> <br /> Ma patrie c’est l’Algérie<br /> <br /> Il ne s’agit, ni plus ni moins, que de la mise en place d’un dispositif de guerre qui sera soutenu en permanence par l’émir libanais, ennemi de la France, Chekhib Arslan. Mais aussi par Hadj Asmine el Husseïni, le muphti de Jérusalem. Celui-ci, en effet, organise durant cette même année 1931, le congrès mondial de l’islam à Jérusalem. Il soutient officiellement l’action de Ben Baddis. Le combat enclenché contre la future république d’Israël va se confondre ainsi avec le combat qui est déjà engagé contre la France.<br /> <br /> Cette association des Oulémas va constamment alimenter la nature religieuse fondamentaliste de la guerre faite contre la France. Tous les leaders indépendantistes anti-français ne pourront pas se passer d’un imprimatur verbal, émanant de cette association, pour jouer un rôle dans la révolution algérienne.<br /> <br /> Ibrahim Bachir, président de l’association des Oulémas depuis la mort de Ben Baddis, est assigné à résidence à Aflou, près de Tiaret en 1945. Il déclenchera néanmoins les émeutes de Sétif du 8 mai 1945 dès l’appel de Chekhib Arslan transmis depuis la Suisse le 7 mai 1945.<br /> <br /> Une guerre de 17 ans, une guerre franco-arabe répétons-le, va être conduite d’une façon ouverte, puis larvée, puis de nouveau ouverte contre la France à partie de la Tousaint rouge 1954 jusqu’au 5 juillet 1962, date du massacre d’Oran.<br /> <br /> « El Jihad fissabil Allah », « la guerre sainte pour la cause de Dieu ».<br /> <br /> Voila ce qui sera étudié au mieux possible au cours de ce travail, en fouillant l’histoire, en remontant parfois très loin. Je m’y étais engagé lors d’une conférence (1) que j’avais tenu à Nice le 21 mars 2002, sous l’égide du professeur Destaing, titulaire de la chaire algérianiste au Centre Universitaire Méditerranéen (CUM).<br /> <br /> J’ai essayé de tenir mon engagement.<br /> <br /> <br /> <br /> Jean-Claude PEREZ
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