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études-coloniales
25 septembre 2006

Les harkis, prisonniers de mémoire (Fatima Besnaci-Lancou et Claude Liauzu)

 

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(source)

25 septembre : journée nationale
d'hommage aux harkis

 

Les harkis, prisonniers de mémoire

Il faut lever l'opprobre qui

pèse sur ces anciens soldats autochtones supplétifs

de l'armée française en Algérie

Fatima BESNACI-LANCOU et Claude LIAUZU

 

Libération - mardi 02 août 2005

À Madagascar, le président Chirac a pris ses distances avec la loi du 23 février 2005, dont l'article 4 impose la reconnaissance dans les programmes scolaires du «rôle positif de la colonisation» ; et avec les commémorations en l'honneur de l'OAS en rappelant «le caractère inacceptable des répressions engendrées par les dérives du système colonial». A sa majorité d'en tirer les conclusions et de revenir sur la faute qu'a été le vote de cet article de loi, qui a suscité en France des protestations grandissantes, bien au-delà du milieu des historiens, et en Algérie des réactions très vives. Il n'est que temps d'abroger cet article. C'est là une condition nécessaire pour fermer «la boîte à chagrin algérienne». Elle n'est pas suffisante, il faut aller plus loin et cela nontimbre_hommage_aux_harkis seulement à Paris mais aussi à Alger. Selon les mots de Chirac, «on doit assumer son histoire, ne pas oublier les événements ni nourrir indéfiniment aigreur et haine».

Des mémoires blessées ne peuvent que cultiver les rancoeurs. La légitimité de l'indépendance de l'Algérie ne doit pas laisser dans l'ombre la douleur des pieds-noirs qui ont perdu une terre, leurs biens, leurs cimetières, ni la détresse des appelés lancés dans une guerre sale, ni le massacre et le bannissement des familles de harkis, poursuivies parfois au-delà de la mort. Ainsi, la dépouille d'un Français, ancien harki, venue de Normandie pour être inhumée dans sa terre natale des Aurès a été refoulée au printemps dernier. Le défunt bénéficiait pourtant aussi de la nationalité algérienne. Harki ! Ce cas n'est pas rare. Qui ignore l'importance symbolique du repos en terre d'islam ? Pourquoi cette humiliation, se demandent ses enfants ? Dans un autre contexte, à l'occasion de la visite à Batna du conseil municipal de Rouen, un des élus, unDESTIN DE HARKI seul, Brahim Sadouni, auteur de Destin de harki (1), considéré comme persona non grata, s'est vu interdire le sol algérien. Harki !

Pourquoi Paris laisse-t-il faire ? Est-ce pour préserver des intérêts économiques et diplomatiques ? Ne serait-ce pas simplement de l'indifférence, quand l'on sait que la première commémoration en l'honneur des anciens harkis remonte au 25 septembre 2001, quarante ans après ! Le cynisme, cette communauté de destin en connaît bien le goût, tellement amer qu'il lui faudrait des générations pour s'en débarrasser.

La «boîte à chagrin algérienne» n'est pas facile à fermer. En France, le silence officiel a laissé le champ libre aux guerres de mémoire. En Algérie, la mémoire officielle est ressentie de plus en plus comme un alibi justifiant le pouvoir des pères du Maghreb, le Maghreb des pères, où les jeunes ne trouvent pas leur place.

Dans ce paysage confus, les surenchères se multiplient. L'association Harkis et droits de l'homme a, dès le 28 février, désapprouvé par un communiqué de presse les articles de la loi du 23 février qui les associent, à leur corps défendant, à la réhabilitation du colonialisme et des anciens membres de l'OAS. La seule décision pouvant leur rendre justice est de reconnaître les responsabilités de la gauche comme de la droite dans cette guerre, dans les pouvoirs spéciaux attribués à l'armée, la responsabilité de l'Etat dans la fin tragique de cent trente-deux ans de domination française.

Il n'est pas d'abus de mémoire ni d'occultation qui résiste à un peu d'histoire. Qui sont donc les harkis ? Le terme vient de l'arabe harka, qui signifie mouvement. Les harkis sont les soldats de certaines unités supplétives autochtones recrutés par l'armée française pendant la guerre d'Algérie. Leur contrat était très précaire, hors du droit civil, d'une durée d'un mois, révocable à tout moment. Cette appellation recouvre une réalité complexe et hétérogène. Il y eut ceux qui étaient des instruments du colonialisme, bien sûr. D'autres, anciens soldats et gradés, ont pu être sensibles à la «fraternité des tranchées», à certaines valeurs de la vie militaire. L'importance des troupes coloniales lors des guerres mondiales et outre-mer est une évidence.

Mais tous les protagonistes n'ont pas eu la possibilité de choisir : la violence française a été accompagnéemelouza d'enrôlements forcés, et la propagande de guerre a tiré parti de l'image de ce «loyalisme». Le FLN, lui aussi, a tout autant usé de la terreur comme moyen de pouvoir sur la société : on citera seulement le massacre des partisans de Messali Hadj, qui a fait 374 morts en mai 1957 dans le village de Melouza [photo ci-contre]. Mouloud Feraoun, assassiné par l'OAS en 1962, écrivait le 8 novembre 1956 dans son Journal 1955-1962 (Seuil) : «Les prétentions des rebelles sont exorbitantes, décevantes, elles comportent des interdits de toutes sortes, des interdits dictés par le fanatisme le plus obtus, le racisme le plus intransigeant, la poigne la plus autoritaire... Défense de faire appel au toubib (?), à la sage-femme (?), au pharmacien (?). Et puis, il faut recevoir selon notre tradition hospitalière nos braves invités qui prennent des allures de héros et d'apôtres tout comme les grands saints de l'islam d'illustre mémoire... Il ne reste aux femmes qu'à youyouter avec entrain en l'honneur de la nouvelle ère de libération qui semble pointer pour elles à l'horizon qui barre inexorablement nos montagnes sombres.»

De plus, les vengeances personnelles, assassinat d'un proche, haines ancestrales, code de l'honneur ont aussi parfois imposé de s'enrôler dans un camp ou dans l'autre. On est loin des grands choix idéologiques tels que les présentent les discours nationalistes. Combien de familles sont traversées par des allégeances opposées ? Combien d'individus ont traversé les camps ? Les harkis ont subi le vae victis, malheur aux vaincus.

Victimes de la haine des vainqueurs, soumis à des supplices épouvantables, privés de toute dignité, traqués, combien sont morts lors de «l'été rouge» ? Ceux qui ont pu parvenir ici, malgré le pouvoir gaulliste, qui arivesaltes_1962_1 tout fait pour les en empêcher, ont été parqués dans des sortes de réserves indiennes, maintenus dans une dépendance coloniale, perçus par une bonne partie de la gauche comme des suppôts du colonialisme et par la France profonde comme des tribus indignes de la citoyenneté à part entière. Cependant, les nouvelles générations ont bénéficié de la scolarisation : une élite s'est constituée, qui, à l'image des enfants issus de l'immigration, a entrepris un travail de mémoire, de réhabilitation de la figure humiliée du père.

Comment ne pas voir que, dans les deux cas, ces paysans souvent pauvres, non scolarisés, ont été victimes des nationalismes français et algérien ? Même origine sociale et ethnique, même ségrégation par la population dominante, même déchirure identitaire ! C'est le sort de tous les êtres et groupes frontières. C'est le sort de ce chrétien venu de l'islam, de ce citoyen français qui se voulait aussi algérien, du grand écrivain Jean Amrouche, mort lui aussi à la veille de l'indépendance, auteur de Un Algérien s'adresse aux Français. «Les hybrides culturels sont des monstres. Je me considère donc comme condamné par l'Histoire. Le Jean Amrouche qui existe aujourd'hui, algérien cent pour cent par le sang ; né de père et de mère kabyles, appartenant à la famille musulmane et cependant élevé dans la religion catholique, avec comme langue principale (bien que le kabyle soit aussi ma langue maternelle) le français, harkis_femmesce Jean Amrouche n'a aucun avenir.»

Mais en 2005, les conditions ne sont plus les mêmes. «La guerre est faite à deux/L'un est mort/Et l'autre aussi», comme le dit Siham Jabbar, écrivaine irakienne. N'est-il pas temps que les vivants comprennent que cette guerre les traverse tous, qu'ils ont tous du fellaga et du harki, de l'immigré ou de l'émigré en eux ? Que des convergences s'affirment à partir de mémoires partagées ? Que les millions de passeurs de rives obtiennent enfin d'être reconnus comme des fruits de cette histoire ?

(1) Editions Cosmopole, 2002.

Fatima BESNACI-LANCOU présidente de l'association
Harkis et droits de l'homme
Claude LIAUZU professeur à Paris-VII

 

 

______________________________________________________________________

 

 

Harkis_150_000_tu_s_SHAT
lettre du général Forret, chef du Service historique de l'Armée de Terre, en 1977,
citant un document (1975) du "Bureau d'aide aux musulmans français"
(Hôtel National des Invalides) qui fait état de 150 000 "supplétifs disparus ou exécutés
par le F.L.N.". Reste à établir la généalogie de ce document et de cette estimation.
(source internet de cette image)
- cliquer pour agrandir

 

harkis_drapeau_et_m_dailles
rassemblement d'anciens harkis en 2006 (source)

 

 

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2 mars 2007

L'Indochine, ni gloire ni honte (Antoine Audouard)

Diapositive1

 

L'Indochine, ni gloire ni honte,

Antoine AUDOUARD

 

Le 23 novembre 1946 est couramment indiqué comme date de déclenchement de la guerre d'Indochine. Cet anniversaire n'est pas en France l'occasion d'une large commémoration - pas plus que ne l'avait été, il y a 352___Image_largedeux ans et demi, l'anniversaire de la chute de Dien Bien Phu (7 mai 1954). Ce refus du masochisme peut se comprendre.

Un retour sur nous-mêmes et ce qui se joua entre ces deux dates serait pourtant utile. Dans notre perpétuel débat intérieur sur fierté (le rôle positif de la colonisation) et repentance (pratique de la torture, exactions, etc.), il peut nous donner l'occasion d'une méditation sur la nation, d'un examen de conscience qui ne débouche ni sur les hymnes revanchards, ni sur les hypocrites actes de contrition.

Comme le suggère François Bizot à propos du génocide cambodgien dont il fut témoin, il nous faudrait pouvoir, face aux événements personnels et nationaux qui nous stupéfient, nous arracher plus vite aux émotions pour répondre à la seule question qui compte : comment cela a-t-il été possible ? Et répondre suppose une distance, une forme de neutralité - ou en tout cas de tranquillité intérieure - qui nous font souvent défaut.

L'examen des conditions dans lesquelles la France tenta de rétablir ses droits dans ce qu'avant la guerre onGHLeclerc3Shat appelait sans complexe son empire, et qui fut cosmétiquement rebaptisé l'Union française, a des allures de commentaire d'actualité. Au risque de choquer, il faut donc rappeler que ce mouvement fut une expression de ce que la France avait alors de meilleur : les de Gaulle et Leclerc, ceux qui avaient gardé l'honneur dans une période où la marchandise se faisait rare. C'est la 2e DB, libératrice de Paris, qui embarqua pour Saïgon, avec pour instruction de libérer le delta du Mékong de l'occupation japonaise comme Paris et Strasbourg l'avaient été de l'occupation allemande. En mars 1946, des accords de paix furent signés avec Ho Chi Minh reconnaissant l'unité du Vietnam et son avenir comme "Etat libre".

On peut aujourd'hui questionner ce sens de la grandeur nationale qui obséda de Gaulle, lui reprocher d'avoir fait la sourde oreille aux rapports de ses proches sur la situation locale où le mouvement d'indépendance nationale s'était forgé dans la guerre et ne s'arrêterait plus ; il est enfin difficile de ne pas juger son commencement à la lumière de sa fin, la lumière grise de Dien Bien Phu, ses montagnes de cadavres, ses files de prisonniers.

Pourtant, on ne peut lui dénier sa part d'idéalisme, de désintéressement, de foi presque mystique, à vocation universelle, dans un passé et un futur. Pour la dernière fois dans notre longue histoire s'exprimait sans réserve la part guerrière et rêveuse d'une nation chez qui l'esprit de conquête avait pris diverses formes au cours de son histoire.

Au lendemain précisément de la libération de la barbarie nazie, des Français utilisèrent, au nom de ces valeurs, des moyens qui nous font toujours mal, à soixante ans de distance. Ce furent les massacres de Sétif, en Algérie ; ce fut la répression de l'insurrection de Madagascar, ce fut enfin, en ce fameux 23 novembre 1946, ce qu'il fut convenu d'appeler "l'incident de Haiphong".

Untitled_1LAu départ, dans une situation politique confuse, une ambiance d'insurrection rampante, l'arraisonnement d'une jonque chinoise donne lieu à un échange de coups de feu. Puis, à certains niveaux du commandement militaire et politique français, on juge bon de "donner une bonne leçon" aux Vietnamiens. Le bombardement de la ville de Haiphong commence. L'estimation de son bilan a notablement varié au fil du temps : au plus fort de la protestation anticoloniale, on parla de 20 000 morts, puis les chiffres semblèrent se stabiliser entre 6 000 et 10 000.

Des années plus tard, le maire de Haiphong de l'époque confia à l'historien américain Stanley Karnow que son estimation personnelle se situait aux alentours de 500, "tout au plus". On irait presque jusqu'à dire "peu importe".

Toujours est-il qu'en quelques jours, l'émotion nationale était à son comble : le malheureux Léon Blum, 5262_7revenu aux affaires pour un intérim dont il ne voulait pas, et qui avait signé quelques jours plus tôt dans le journal socialiste Le Populaire un éditorial appelant à l'indépendance vietnamienne, se trouva être celui qui, à l'unanimité, fit voter par la Chambre les crédits militaires pour l'Indochine. L'historien norvégien Stein Tonnesson rapporte que quelques jours plus tard, quand déjà en effet la guerre faisait rage à Hanoï, le vieux socialiste en versa des larmes devant l'arbre de Noël du Populaire. Bien sûr, Léon Blum ne pouvait imaginer la boue de Dien Bien Phu ou la bataille d'Alger ; mais il ne lui échappait pas, sans doute, que ce commencement tragique ne pouvait engendrer une fin heureuse.

Ces larmes me reviennent toujours en mémoire devant la pauvreté des débats dans lesquels nous nous enlisons quand nous revenons sur cette période : on nous donne le choix entre nous glorifier de notre oeuvre civilisatrice - comme si nous étions encore dans les années 1930, en train de préparer l'Exposition universelle - ou poser des plaques pour ressasser notre honte - comme si nous devions perpétuellement nous excuser du tragique même de l'histoire en général, et de la guerre en particulier.

Engagé dans un travail de recherche, j'ai rencontré des crimes affreux et des sacrifices émouvants, des moments d'horreur et d'autres de pure beauté ; j'ai parlé à des Français passionnément amoureux du Vietnam, et à des Vietnamiens qui rêvent et espèrent en français. J'ai senti peu à peu pénétrer en moi un héritage dont la complexité et les ambivalences sont la richesse même. Mais tout se passe comme si dans la tendance générale à rectifier les torts par la voie du droit, notre passé aussi passait à la moulinette.

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...des moments d'horreur et d'autres de pure beauté...

Pascal Bruckner conteste la "tyrannie de la pénitence" qui fige dans une forme de statut de la victime ceux dont les ancêtres ont subi des torts, ou des crimes ; mais on pourrait ajouter que, par un parallélisme douteux, nous nous enfermons dans un "statut du coupable" - de collabos virtuels, nous voici peu à peu par héritage transformés en tortionnaires et bientôt en nazis. L'examen honnête et exigeant du passé peut être douloureux : il ne doit pas se transformer en procès de Nuremberg permanent. Or un zèle vigilant s'exerce à faux, qui sans cesse reclasse des coupables et des victimes - camp enviable duquel, sans doute, nous nourrissons l'illusion qu'une purification rétrospective peut nous faire pardonner.

Avec cynisme, l'excellent démocrate qu'est le président Abdelaziz Bouteflika l'a bien compris, qui nous force au silence sur ses crimes présents au nom de nos crimes passés ; les Vietnamiens n'agissent pas autrement, signant avec leurs ennemis d'hier des pactes économiques ou financiers qui enterrent non seulement un regard sur des millions de victimes de ce qui fut aussi une guerre civile, mais aussi les droits politiques fondamentaux de leurs citoyens d'aujourd'hui.

Ce qui est ici mentionné ne devrait pas déboucher sur le silence, mais sur la terreur et l'admiration mêlées face à ce que nous sommes capables de faire, en tant qu'hommes et en tant que nations. C'est au prix de cette redoutable intimité avec nous-mêmes que la volonté de comprendre et l'éventuelle capacité à agir l'emporteront sur l'inutile désir de juger.

Antoine Audouard, écrivain
Le Monde, 28 novembre 2006

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- extraits de : Un pont d'oiseaux

- commander : Un pont d'oiseaux d'Antoine Audouard (Gallimard, 2006)





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- compte rendu de lecture, par Alexandre Fillon, Lire.fr

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6 février 2007

Victoires et déboires de la France coloniale (Jacques Marseille)

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Victoires et déboires de la France coloniale

Jacques MARSEILLE

 

Victo_Hug«Le moment est venu de faire remarquer à l’Europe qu’elle a à côté d’elle l’Afrique. Le moment est venu de dire à l’Espagne, la France, qu’elles sont toujours là, que leur mission est modifiée sans se transformer, qu’elles ont toujours la même situation responsable et souveraine au bord de la Méditerranée, et que, si on leur ajoute un cinquième peuple, celui qui a été entrevu par Virgile et qui s’est montré digne de ce grand regard, l’Angleterre, on a, à peu près, tout l’effort de l’antique genre humain vers le travail, qui est le progrès, et vers l’unité, qui est la vie.
La Méditerranée est un lac de civilisation ; ce n’est certes pas pour rien que la Méditerranée a sur l’un de ses bords le vieil univers et sur l’autre l’univers ignoré, c’est-à-dire d’un côté toute la civilisation et de l’autre toute la barbarie. Le moment est venu de dire à ce groupe illustre de nations : Unissez-vous ! allez au Sud. Il est là, devant vous, ce bloc de sable et de cendre, ce monceau inerte et passif qui depuis six mille ans fait obstacle à la marche universelle. Dieu offre l’Afrique à l’Europe. Prenez-là. Prenez-la, non pour le canon, mais pour la charrue ; non pour le sabre, mais pour le commerce ; non pour la bataille, mais pour l’industrie ; non pour la conquête, mais pour la fraternité. Versez votre trop-plein dans cette Afrique, et du même coup résolvez vos questions sociales, changez vos prolétaires en propriétaires. Allez, faites ! faites des routes, faites des ports, faites des villes ; croissez , cultivez, colonisez, multipliez

Quel peut être l’auteur de cet appel aux accents si virils ? Un homme d’affaires en quête de marchés privilégiés ? Un homme d’extrême-droite obnubilé par la supériorité de la race blanche ? Non, cet homme qui pousse l’Europe et la France à «prendre» l’Afrique pour la tirer vers la croissance et le progrès est tout bonnement Victor Hugo prononçant le 18 mai 1879 un discours à l’occasion du banquet commémorant l’abolition de l’esclavage, en présence de Victor Schoelcher, celui même qui avait préparé en 1848 le décret d’abolition dans les Antilles françaises. En ces temps où aucune repentance ne venait faire couler des sanglots sur les joues de l’homme blanc, la conquête d’un empire colonial n’était pas considérée comme une faute mais bien plutôt comme un devoir.

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Jules Ferry ne fut pas le seul partisan de la colonisation...

En 1884, dans la foulée de Victor Hugo, Guy de Maupassant, qu’on a trop rapidement qualifiéMaupassant d’anticolonialiste, écrivait dans Au soleil : «L’Algérie devient productive sous les efforts des derniers venus. La population qui se forme ne travaille plus seulement pour des intérêts personnels, mais aussi pour des intérêts français. Il est certain que la terre, entre les mains de ces hommes, donnera ce qu’elle n’aurait jamais donné entre les mains des Arabes.» Et de rajouter dans la Vie errante : «Le sillon de l’Arabe n’est point ce beau sillon profond et droit du laboureur européen, mais une sorte de feston qui se promène capricieusement à fleur de terre, autour des touffes de jujubiers. Jamais ce nonchalent cultivateur ne s’arrête ou ne se baisse pour arracher une plante parasite poussée devant lui… On retrouve bien dans cette indifférence tranquille, dans ce respect pour la plante poussée sur la terre de Dieu, l’âme fataliste de l’Oriental

C’est enfin Emile Zola qui écrit en 1899 dans Fécondité à propos de l’Algérie : «Ce royaume appartiendra au laboureur qui aura osé le prendre, s’y tailler à son gré un domaine aussi vaste que la force de son travail l’aura créé…»

paul_leroy_beaulieuPaul_Leroy_Beaulieu_couvAutant dire qu’à la fin du XIXe siècle, coloniser était considéré comme l’une des fonctions les plus élevées des sociétés parvenues à un état de civilisation. «Une société colonise, écrivait l’économiste Paul Leroy Beaulieu dans ce qui fut l’un des best-sellers de ce temps, De la colonisation chez les peuples modernes (1874), quand, parvenue elle-même à un haut degré de maturité et de force, elle procrée, elle protège, elle place dans de bonnes conditions de développement et elle mène à la virilité une société nouvelle sortie de ses entrailles».

On a trop souvent écrit que Jules Ferry avait été le bâtisseur solitaire du second empire colonial français. En fait, il ne faisait que formuler le projet qui s’imposait à l’immense majorité de ses contemporains : la France ne pouvait se dérober à l’appel du large auquel l’étendue de ses côtes et le poids de son histoire la prédestinaient.

 

De l’empire béquille….

Et elle ne se déroba pas. En 1879, au moment où Victor Hugo l’exhortait à conquêrir l’Afrique, la France avait un empire qui ne couvrait que 900 000 km2, un empire conquis sans plan préconçu dont la pièce maîtresse était l’Algérie, occupée sans enthousiasme en 1830. En 1914, au terme du mouvement d’expansion amorcé dans les années 1880, la France s’était taillé le deuxième empire colonial du monde, un empire de plus de 10 millions de km2 peuplé par plus de 50 millions d’habitants. Un empire que commençaient à dessiner les atlas et les planisphères. Un empire qui s’étalait en taches roses sur tous les murs et les buvards des écoles communales.

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Un empire qui faisait dire en 1905 à Clementel, novice ministre des Colonies, devant la vaste carte des possessions françaises : «Les colonies… Je ne savais pas qu’il y en eût tant». Maroc et Tunisie, Afrique occidentale et Congo, Indochine et Madagascar, autant de territoires conquis sans coup férir et pour une… bouchée de pain. Au total, les dépenses engagées pour la conquête n’avaient guère dépassé un milliard de francs-or, soit le cinquième des dépenses ordinaires de l’État pour la seule année 1913, ou encore trois années de subventions aux compagnies privées de chemins de fer qui s’élevaient à 300 millions par an entre 1910 et 1914, ou encore deux années d’impôts indirects sur les boissons qui rapportaient 500 millions par an vers 1900. À ce prix là, pourrait-on dire, il aurait vraiment été dommage de se priver d’une telle carte.

banque_indochine__1_Lieu d’exaltation de la puissance où se retrempait l’énergie nationale, exutoire au sentiment, déjà, du déclin engendré par l’humiliante défaite devant la Prusse en 1870, terre d’expérimentation pour les ingénieurs et les constructeurs de ponts et de chemins de fer, l’empire colonial apaisait paradoxalement les guerres franco-françaises. Du grand bourgeois parisien qui souscrivait au capital de la Banque de l’indochine au prolétaire urbain qui pouvait espérer sortir de sa condition dans ces possibles Far West, des officiers chargeant sabre au clair et faisant des entrées triomphales dans les medinas aux petits bourgeois séduits par les carrières de douaniers ou de receveurs des postes outre-mer, chaque Français pouvait y trouver son compte.

À la veille de la Grande guerre, tous ou presque auraient pu souscrire aux propos de  Jean Jaurès qui, en 1881, s’exclamait : «Nous pouvons dire à ces peuples sans les tromper que là où la France est établie, on l’aime ; que là où elle n’a fait que passer, on la regrette ; que partout où sa lumière resplendit, elle est bienfaisante ; que là où elle ne brille pas, elle a laissé derrière elle un long et doux crépuscule où les regards et les cœurs restent attachés.» Ou à ceux de Léon Blum qui, en 1925 encore, proclamait : «Nous admettons le droit et même le devoir des races supérieures d’attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture et de les appeler aux progrès réalisés grâce aux efforts de la science et de l’industrie».

En 1931, pendant les six mois que dura l’Exposition coloniale  de Paris, plus de six millions de Français14061931angkorvat partagèrent cette conviction en participant à la grande messe de la France impériale…, au grand dam de l’Humanité et du parti communiste dont la contre-exposition baptisée «La Vérité sur les colonies» attira de juillet 1931 à février 1932 5 000 visiteurs, y compris ceux des visites collectives organisées par les syndicats. Le Parti eut beau mobiliser Aragon, André Breton, Paul Eluard et Georges Sadoul, les prolétaires leur préférèrent les «merguez» des souks du bois de Vincennes et la reconstitution du temple d’Angkor Vat, le chef d’œuvre de l’architecture khmère reproduit dans ses proportions originales. Temple symbole que la France avait arraché aux lianes et aux racines de la forêt tropicale qui l’emprisonnaient alors que les descendants indigènes de ses constructeurs l’avaient abandonné.

En 1931, au moment où la France ne se savait pas encore atteinte par la crise qui avait débuté en octobre 1929 par le krach de Wall Street, l’empire apparaissait bien comme l’atout majeur de sa puissance. Pendant la Première Guerre mondiale, la «Force noire» promise en 1910 par le célèbre ouvrage du colonel Mangin avait fourni un peu plus de 600 000 hommes et contribué par son sang à vaincre les «Boches» qui n’avaient pas manqué de protester contre la «barbarie» des Français capables de lancer des nègres contre les peuples «civilisés» d’Europe.

Au lendemain de la guerre, l’empire était en outre devenu un débouché de premier plan pour l’industrie française et un réservoir apprécié de matières premières. En 1929, il absorbait 85% des exportations françaises de tissus de coton, 33,4% des exportations d’automobiles, 59% des exportations de ciment, 98% des exportations de sucres, 47% des exportations d’outils et d’ouvrages en métaux. Par ailleurs, il fournissait à la France 83% de ses importations de vins [ci-dessous, domaine de la trappe Staoueli (Algérie)], 37,5% de ses importations de matières premières agricoles et plus de 50% de ses importations de phosphates. Amortisseur de la vins_alg_rie_trappe_staoueliconjoncture, l’empire allait même devenir pendant la crise des années 1930 un îlot privilégié permettant apparemment à la France d’échapper au chômage massif qui frappait les autres pays industrailisés.

Un fait qui n’échappa pas aux dirigeants du Front populaire qui, en 1936, déclarèrent sans barguigner que la colonisation était «un fait dont la brusque disparition à l’heure actuelle engendrerait plus d’inconvénients et de dangers que d’avantages».

 

 

  ... à l’empire boulet.

C’est pourtant à partir de cette date que s’opéra un chassé croisé dont les effets allaient expliquer pour une large part les drames et les  traumatismes de la décolonisation.  Alors  que l’action persévérante menée par les propagandistes de la colonisation avait fini par payer, alors que l’image du tirailleur sénégalais et du soldat nord-africain versant leur sang pour lamitterand_1956 mère patrie avait convaincu l’opinion que l’empire était bien le fondement de la puissance française, alors qu’en 1949, 81% des personnes interrogées par l’INSEE pensaient que la France avait intérêt à avoir des colonies, surtout chez les ouvriers et les employés, alors qu’une certaine «gauche», contaminée par l’idéologie coloniale se laissait engluer dans des guerres dont elle était intellectuellement incapable de comprendre les enjeux, c’était une certaine «droite», précocement gagnée aux impératifs d’efficacité et aux contraintes du marché qui finissait par souhaiter se séparer d’un empire colonial dont elle ne voulait plus supporter la charge.

Envoyé en mission en décembre 1931 en Afrique noire par le ministre des colonies Paul Reynaud, un jeune inspecteur des finances, Edmond Giscard d’Estaing, père de l’ancien président de la République, écrivait à son retour qu’il valait mieux «pour l’avenir même du pays, ne rien faire plutôt que d’engloutir des fonds destinés à se perdre, s’ils ( étaient) versés dans une économie qui n’(était) pas faite pour les utiliser au bon endroit et de façon productive». En portant, à contre-courant de l’opinion des «braves gens», ce rude jugement, Edmond Giscard d’Estaing engageait avec l’empire colonial une procédure de divorce qui allait se prolonger pendant près de trente ans.

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hôpital de Yaoundé (Cameroun) en 1951 (Caom, base Ulysse)

 

En 1954, établissant pour la première fois les comptes de la zone franc, à une époque où François Mitterrand, ministre de l’Intérieur du gouvernement Mendès France, déclarait à l’Assemblée nationale : «Faut-il que l’Algérie ferme la boucle de cette ceinture du monde en révolte depuis quinze ans contre les nations qui prétendaient les tenir en tutelle ? Eh bien ! non, cela ne sera pas, parce qu’il se trouve que l’Algérie, c’est la France», François Bloch-Lainé [ci-contre], ancien directeur du Trésor, écrivait à propos de la Zone franc : «Le système du pacte colonial s’est presque F_BLOCH_LAINE_TNrenversé au bénéfice des pays d’outre-mer. Désormais, ceux-ci importent beaucoup plus en provenance de la métropole qu’ils n’exportent vers elle. Tout se passe comme si la métropole fournissait les francs métropolitains qui permettent à ses correspondants d’avoir une balance profondément déséquilibrée : ainsi s’opère, aux frais de la métropole, le développement économique de tous les pays d’outre-mer sans exception». C’est qu’à l’époque où l’on commençait à savoir compter, on mesurait à quel point les sommes englouties dans les colonies entravaient la modernisation de l’économie française.

De 1945 à 1962, ce fut en effet deux fois le montant des aides américaines à la France qui fut englouti outre-mer avec pour seul bénéfice pour la France d’être accusée jusqu’à aujourd’hui d’impérialisme sauvage. Comme l’écrivait pourtant prosaïquement le sénateur Pellenc dans un rapport de 1956 à propos de l’Algérie, «s’il est exact de dire que l’Algérie est le premier client de la métropole, on ne saurait dire que c’est le meilleur client, car c’est un client très particulier ; pour un tiers, il ne paie ses achats qu’avec des fonds que le vendeur lui donne».

En 1961, la proportion était encore plus forte, puisque l’Algérie achetait pour 421 milliards de francs à la métropole, qui lui en versait 638 pour rétablir les déséquilibres de son budget et de sa balance des paiements. C’est à cette même date que le général de Gaulle sut tirer les leçons de l’histoire coloniale, en osant dire dans une conférence de presse - et il était le seul à pouvoir le dire : «L’Algérie nous coûte – c’est le moins qu’on puisse dire- plus cher qu’elle ne nous apporte… Voici que notre grande ambition nationale est devenue notre propre progrès, source réelle de la puissance et de l’influence. C’est un fait, la décolonisation est notre intérêt et, par conséquent, notre politique». Comme souvent en histoire, les revendications des opprimés s’accordait parfaitement avec les intérêts des «oppresseurs».

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Jacques Marseille,
professeur à l’université de Paris-I Sorbonne,
auteur de Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce,
Albin Michel, 1984, éditions du Seuil, 1989.
Marianne, décembre 2004 - site J. Marseille

 

 

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Empire colonial et capitalisme français, rééd. Albin Michel, 2005

 

 

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24 février 2007

La colonisation est un rapport de force (Pierre Pluchon, 1991)

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le rapport de force initial, sans jamais s'effacer complètement...



La colonisation est un rapport de force

Pierre PLUCHON (1991)

 

La colonisation est un rapport de force qui oppose plusieurs acteurs. Le peuple dominateur, qui vient imposer sa loi et sa culture dans une contrée où il est étranger. Le peuple dominé, qui, s'il n'est pas exterminé, résiste jusqu'à la soumission, dans l'ombre de laquelle ses traditions se cachent et survivent en partie. La nature, même dans les atours les plus beaux, déroute par son climat éprouvant, ses ressources alimentaires inhabituelles et sa pathologie meurtrière : souvent la maladie livre les combats les plus funestes, les plus longs, traversant les siècles.

Les relations entre les maîtres et les assujettis, indigènes, ou transportés, comme dans le cas des esclaves fournis par la traite africaine, se familiarisent, tout en conservant une rigidité hiérarchique jamais abolie. Elles s'interpénètrent pour engendrer, à terme, des comportements indédits où dominateur et dominé se fondent tout en restant différents. Le rapport de force initial, sans jamais s'effacer complètement, donne le jour à un métissage, où des patries et des sociétés nouvelles, issues de la colonisation, trouvent un fonds culturel commun, même quand les composantes sociales s'en défendent. Ainsi, l'Amérique ibérique n'est plus européenne, sans pour autant être nègre ou indienne. Elle présente un visage original dont les traits évoquent, tantôt l'ascendance hispano-portugaise, tantôt la filiation africaine, ou encore l'hérédité asiatique.

La colonisation a pour moteur la recherche des métaux précieux, la maîtrise de régions qui procurent de la richesse et de la puissance et l'enseignement du vrai Dieu, que Jésus-Christ a révélé. Avant tout, lesintro1a possessions d'outre-mer sont donc filles de la volonté de puissance des nations maritimes, plus que de la passion du Christ, ou de la curiosité d'explorer le monde. Le partage de la planète, auquel l'Espagne et le Portugal procèdent dans les dernières heures du XVe siècle, est remis en cause par les Pays-Bas. À la charnière des XVIe et XVIIe siècles, ils se soulèvent contre l'Espagne et tournent la fermeture de Lisbonne en se taillant une chaîne de possessions dans l'empire colonial portugais, un temps annexé à l'immense domaine madrilène. La France, en compagnie de l'Angleterre, apparaît la dernière sur la scène coloniale à la fin du XVIe siècle et surtout au XVIIe siècle. [ci-contre, Jacques Cartier à Gaspé (Québec) en 1534 - source]

Pourquoi le royaume a-t-il pris tant de retard ? Malgré la vocation maritime que lui assigne la géographie et qu'illustre l'étendue de ses côtes (environ 2 500 km), la France ne possède pas, à la différence de l'Italie, une capitale thalassocratique, où se forment le grand négoce, aux ambitions tournées vers le large, et les pilotes à l'esprit audacieux et conquérant. Elle a été paralysée, ensuite, par sa lutte contre les Habsbourg, par les guerres de religion et Fronde. Grâce à Henri IV puis à Mazarin, elle recouvre une pleine autonomie d'agir au-delà des mers.

La nation, affranchie de la menace hispano-autrichienne, s'emploie, en quelques années, à rattraper le temps perdu. Colbert, reprenant certains projets de François 1er, l'y invite d'une main ferme, mais réussit de manière incomplète. Ce demi-succès donne un empire extérieur au roi, mais ouvre des hostilités avec l'Angleterre, qui ne s'éteindront qu'au XIXe siècle. Autant dire que l'expansion de la France organise un conflit qui se joue et se jouera sur mer, et paradoxalement sur les champs de bataille continentaux, où la Grande-Bretagne coalise tout ou partie de l'Europe tant contre le roi que contre la révolution.

La colonisation française, partie intégrante de la politique étrangère, inscrite en lettres majuscules dans la vie économique de la seconde partie du XVIIIe siècle, liée au destin des armées navales et du grand commerce maritime, présente dans l'histoire des idées, ne recueille - par un phénomène étrange - que le mépris des historiens. Les serviteurs de Clio estiment  avoir tout dit quand ils ont affirmé que le Français est un paysan, étranger à toute vocation maritime et coloniale. Les institutions emboîtent le pas : le musée des Colonies devient une galerie d'art ; les Archives coloniales de l'Ancien Régime sont installées dans la campagne aixoise, loin de celles, complémentaires, de la Marine et de l'Armée, rassemblées au château de Vincennes, et des fonds coloniaux que conserve la Bibliothèque nationale.

Comment expliquer cette attitude, inconcevable de la part des autres nations colonisatrices d'Europe ? Vraisemblablement parce que la colonisation a été l'oeuvre de marginaux qui ne représentaient pas les ambitions de la classe dirigeante.
D'Henri IV à Napoléon, jamais une personnalité du grand négoce maritime, c'est-à-dire colonial au XVIIIe siècle, jamais un mandataire du capitalisme industriel ou commercial n'ont été appelés à siéger au gouvernement peuplé de non-producteurs : magistrats, administrateurs, hommes du système fisco-financier, ouvert, sur le tard, à la haute noblesse et enfin à Necker, banquier mi-allemand mi-suisse, ami des Anglais !

"Le labourage et le pastourage, voilà les deux mamelles de la France, les vraies mines et trésors du Pérou", disait Sully au roi Henri qui, contrairement à son ministre, voulait un destin français au-delà des mers. Le Gascon est mal suivi par ses successeurs qui, au réflexe terrien, ajouteront un tropisme continental, oubliant que la Hollande et l'Angleterre tirent partie de leur puissance de l'outre-mer.

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L'Amérique du Nord au milieu du XVIIIe siècle (source)

 

La monarchie, paradoxe singulier, mesure la valeur de ses possessions, à la fin de la guerre de Sept Ans, en 1763, quand au traité de Paris elle abandonne son empire territorial d'Amérique septentrionale, et ses ambitions en Inde. Alors que les dirigeants du royaume, qui ont sauvé les îlots antillais du naufrage, se consolent de conserver ce petit domaine commercial dont la production permettra bientôt à la France de dominer le trafic international des sucres et des cafés.

Dès lors, la dimension de l'empire, la préoccupation de créer des établissements dans les immensités où la stratégie commande et où une géopolitique en formation invite, laissent les ministres français indifférents, à l'exception de Sartine et de Castries, sinon hostiles, comme Vergennes. Versailles, qui croit avoir emprunté à l'ennemi, sa méthode - ce commerce tant envié ! - vit dans une euphorie aveugle, rejetant l'ambition des conquêtes diversifiées.

Or, les Anglais préparent l'ère prochaine qui les confirme dans leur protectorat sur l'Amérique ibérique, leur livre la domination de l'Asie et de l'Australie, leur ouvre les portes de l'Afrique. Ils entrent dans l'avenir, qui n'appartient plus au sucre, mais au coton, dont ils font l'axe de la révolution industrielle. Napoléon voudra redresser la barre. Il était bien tard, et pour réussir, il lui fallait anéantir les marchands de Londres. Il échoue - près du but - après les rois. La nation se retrouve en 1815, dans ses limites continentales, comme Sully l'eût aimée : entre propriétaires terriens, notables de la routine.

Mais les temps ont changé. Désormais, la France devra se soumettre à la loi internationale de l'Angleterre - jusqu'à la Seconde Guerre mondiale - et subir deux assauts terribles d'une Allemagne encore vagissante, mais aussi peuplée qu'elle.

Pierre Pluchon, Histoire de la colonisation française (tome premier).
Le premier empire colonial, des origines à la Restauration
,
Fayard, 1991, p. 11-13

 

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11 mars 2007

l'image du Maroc dans les manuels scolaires des années 1920-1930

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l'image du Maroc dans

les manuels scolaires français

des années 1920-1930

 

isaac

Nous avons reçu le message suivant :

Bonjour

Je tiens tout d'abord à vous remercier de votre excellent travail qui vise la sauvegarde d'un passé commun entre les Français et les pays colonisés.

Ensuite, je vous demande de me renseigner sur la représentation du Maroc dans les premiers manuels scolaires français au Maroc, puisque ce dernier n'avait pas les capacités d'en faire. Evidemment la langue française a pénétré au pays grâce à la colonisation.

Je suis marocain et je suis en train de préparer un projet de fin d'étude intitulé : la représentation du Maroc dans les manuels scolaires français au Maroc.

Veuillez accepter mes salutations les plus distinguées.

Voilà mon e-mail : omar.ass@caramail.com

__________________________________________________________

 

un exemple :

le Malet-Isaac de 1937, Histoire contemporaine,

de 1852 à 1920, Enseignement primaire supérieur,

libairie Hachette

 

À l'ouest de l'Algérie, le Maroc est à son tour placé sous le protectorat français (1912). - Faisant tache d'huile, la pacification française s'étendit ensuite au Maroc. De ce côté, à tous égards, la tâche fut plus rude. [sous-entendu : ... plus rude qu'en Tunisie]

1° - L'intervention française. - Protégé par ses hauts massifs de l'Atlas et du Rif, le Maroc est le pays le plus fermé de l'Afrique du Nord. Au début du XXe siècle, il constituait encore un empire indépendant, mais aussi une proie convoitée en raison de ses richesses naturelles, de sa position à la jonction de la Méditerranée et de l'Atlantique, de la faiblesse du sultan Abd-el-Aziz, dont l'autorité était mal reconnue par les tribus guerrières. La France et l'Angleterre s'y disputaient l'influence prépondérante. En 1904, en échange de l'Égypte, l'Angleterre abandonna le Maroc à l'influence française, sauf le Maroc septentrional, zone réservée à l'Espagne. Surgit alors l'opposition de l'Allemagne qui visait elle aussi à obtenir des compensations et qu'il fallut désintéresser par la cession de territoires au Congo (1911). Dix ans d'efforts, d'opérations militaires et de négociations diplomatiques aboutirent enfin à la Convention de Fez (1912) qui consacrait officiellement le protectorat français.

La pénétration française s'était faite de deux côtés à la fois. À l'Est, le général Lyautey pacifia et aménagea les régions voisines de la frontière (1903-1910). À l'Ouest, les troupes françaises occupèrent sucessivement Casablanca, à la suite d'un massacre d'ouvriers européens (1907), puis la plaine voisine de la Chaouïa (1907-1908), enfin les villes de Fez, Meknès et Rabat (1911), à la suite d'une révolte des tribus contre le sultan impuissant à se faire obéir.

 

2° - La pacification du Maroc. - Il restait à conquérir, à pacifier, à organiser le pays. Cette tâche délicate fut accomplie sous l'habile direction de Lyautey, poursuivie même pendant la Grande Guerre, dans les circonstances les plus critiques, avec les moyens les plus limités, mais supérieurement utilisés. Elle peut être considérée comme le chef d'oeuvre de la colonisation française.

La méthode de Lyautey, ingénieux dosage de politique et de force, consistait à "étaler la force pour n'avoir pas à s'en servir" ; plus encore, à inspirer confiance à l'indigène par le respect des coutumes et les services rendus. Il obtint ainsi de rapides succès. Dès 1912, la région du Sud et sa capitale Marrakech, étaient soumises ; en 1914, l'occupation de Taza assura à l'Est la liaison avec l'Algérie. Maintenus pendant la Grande Guerre, ces résultats parurent un instant compromis par un violent soulèvement parti de la zone espagnole. Il fallut mener la campagne du Rif (1925-1926), qui se termina par la capture d'Abd-el-Krim, le chef de la révolte. Quelques centres de résistance subsistaient dans le Haut-Atlas. Après leur réduction (1933-1934), le Maroc peut être considéré comme entièrement pacifié.

Avec la colonisation du Maroc s'achève la formation dans l'Afrique du Nord d'un vaste empire appelé à un grand avenir économique.

(p. 138-140)

- ce texte est accompagné d'une photo de Lyautey et de cette légende :Lyautey_portrait

Envoyé au Tonkin en 1894, Lyautey se trouva placé sous les ordres du général Gallieni. Après cinq ans passés à Madagascar (1897-1902), il trouva en Afrique du Nord son domaine d'élection : commandant du territoire d'Aïn-Sefra (1903-1906), de la division d'Oran (1906-1910), Résident de France au Maroc (1912-1916, 1917-1928) [la date de 1928 est une erreur ; Lyautey s'est retiré en 1925], son nom reste attaché à la conquête de l'empire marocain comme celui de Bugeaud à la conquête de l'Algérie. (p. 139)

 

 

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27 février 2007

Une enfance à Constantine (Benjamin Stora)

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Une enfance à Constantine

Benjamin STORA


Dans ma vie, il y aura toujours un avant et un après «16 juin 1962». Ce jour-là, avec ma famille, nous avons quitté Constantine, la ville de l’Est algérien, où je suis né et j’ai grandi. J’avais douze ans. Je suis allé vers un autre univers, dans l’oubli de la société d’Algérie dans laquelle j’ai vécu, et qui reviendra hanter ma mémoire bien plus tard.

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Une ville haute et secrète
Mon enfance se passe à Constantine, dans une grande ville, la troisième par ordre d’importance en Algérie. Je suis un enfant de culture citadine qui ne connaît pas les joies de la campagne. Il a fallu ma rencontre avec ma femme, avec qui je vis aujourd’hui, pour découvrir, aimer la nature. Cette origine citadine contredit un certain nombre de stéréotypes. Très souvent la tendance est de croire que les enfants «d’Européens» d’Algérie étaient des fils de colons. Ce n’est évidemment pas vrai.

J’ai donc toujours vécu dans une ville, qui était doublement encerclée. D’abord sur le plan géographique, bâtie sur un rocher, d’accès difficile, assez impénétrables, pleine de ponts. Ce sentiment d’encerclement était très fort. Mais existait également l’enfermement à l’intérieur même de la ville. Durant les deux dernières années de la guerre d’Algérie, en 1961-1962, nous sortions très peu dans la rue.

Les enfants jouaient à l’intérieur des maisons, sur les terrasses principalement, ils ne s’amusaient plus dans les rues. Cette sensation d’encerclement géographique de la ville avec des gorges gigantesques, et des ponts partout, se redoublait par l’enfermement né de la guerre, de ne plus être dans une ville ouverte, «normale». J’ai toujours éprouvé cette position très particulière : vivre dans une guerre et en même temps dans une ville en elle-même haute, secrète, austère, «fermée».

Des frontières invisibles
Autre aspect de mon enfance, la vie dans un grand quartier juif, probablement le plus important de tout le Maghreb dans les années 1950. Près de 30 000 juifs vivaient à Constantine, la «Jérusalem du Maghreb». Je suis né le 2 décembre 1950 au 2 rue Grand, rue considérée comme le cœur du quartier juif de Constantine, qu’on appelait le «Charah». Ma naissance a eu lieu à l’intérieur du petit appartement familial de ce vieux quartier, où Juifs et Musulmans vivaient imbriqués les uns avec les autres, séparés du quartier dit «Européen». Mon père m’a expliqué que c’était là qu’avait eu lieu ma circoncision, une semaine plus tard, faites par un rabbin du quartier.
Deux villes effectivement se juxtaposaient dans la ville : la judéo-arabe, la vieille ville de Constantine où s’entassait une population extrêmement nombreuse qui était complètement mêlée ; et une ville européenne qui se trouvait à Saint-Jean, de l’autre côté de la ville.

Il fallait traverser le square Vallet, la place de la Brèche, remonter la rue Rohaut de Fleury pour arriver place de la Pyramide. Là se trouvait le quartier européen. Je m’y rendais bien entendu avec mes parents, mais nous sentions bien que c’était une autre ville. Une sorte de frontière invisible, qui n’était jamais dite, apparaissait sans cesse entre deux cités, les deux univers. L’univers plus européen, «métropolitain», venait se plaquer à un monde plus traditionnel, se référant au vieux passé de la ville.

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Constantine, place général Leclerc (voiture Simca)

Il faut là signaler un processus. Les Juifs qui, traditionnellement, vivaient avec les Musulmans dans la vieille ville de Constantine, ont commencé à émigrer vers le «quartier européen» au milieu de la guerre d’Algérie dans les années 1958-1959. Ils utilisaient des argumentations diverses pour ce premier départ, comme c’est «plus moderne», «moins insalubre», mais cela indiquait une tendance, une orientation. Quelque part il y avait déjà ce signe avant-coureur d’une ville traditionnelle judéo-arabe qui se modifiait, qui commençait à se vider au profit de la ville européenne.

C’était déjà le signe de la communauté juive émigrant vers la «métropole», cette France mythique que bien peu connaissaient. A la fin des années cinquante, une partie de ma famille, du côté de mon père en particulier, avait déménagé dans le quartier européen, et nous allions leur rendre visite le samedi après-midi. Mais avec mes parents nous sommes restés jusqu’au 16 juin 1962, rue Grand, au cœur de la cité traditionnelle. Ce n’était pas le cas de l’ensemble de la communauté juive. La guerre avait séparé progressivement les communautés.

Je garde en mémoire de Constantine cette frontière invisible, une ville presque coupée en deux. La sensation était forte de se diriger d’une ville à l’autre. Que l’on vienne de la place de la Brèche, ou que l’on remonte la rue Thiers, c’était pareil : à un moment donné, la frontière se devinait. Avec une autre vie, une autre histoire, pas les mêmes rythmes de vie, ni les mêmes sons. À la fin de la guerre d’Algérie, avec la création de l’O.A.S. en 1961, les manifestations pour «l’Algérie française» se déroulaient place de la Pyramide, dans le quartier dit européen. Je me rappelle, j’avais 11 ans à l’époque. La première manifestation pour «l’Algérie indépendante» à Constantine avait eu lieu rue de France, dans le vieux quartier judéo-arabe. J’avais vu défiler à la fin de l’année 1961 des Algériens, avec le drapeau vert, rouge et blanc, avec le croissant et qui scandaient «Algérie musulmane».

Les bruits de la ville
Constantine est une ville particulière. C’est surtout une ville fermée, austère, où tout se passe entre les murs. Dès que l’on se trouve à l’extérieur, ce sont les convenances qui priment. Je garde en mémoire la vie quotidienne de cette ville, la grande gaieté qui y régnait. Trop souvent, se manifeste la tendance à regarder une histoire par la fin, la tragédie, le départ, la séparation, la guerre, les attentats. Tout cela bien entendu a eu lieu. Mais, je me souviens aussi, quand j’étais enfant, de la gaieté qui régnait dans cette ville. Avec beaucoup de cafés et de musiques. La rue de France prolongée par la rue Caraman regorgeait de cafés fréquentés par des Juifs, des hommes bien sûr pour la plupart. Des dizaines de cafés, où partout s’échappait de la musique.

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Dario Moreno, 1959

Ce n’était pas seulement la musique de Raymond, le grand chanteur du «malouf», la musique arabo-andalouse de Constantine. Des sons de musique européenne existaient aussi : Dario Moreno, Bambino, Dalida, la musique rock, vraiment je me souviens de tout cela. Je me souviens d’un café en face de chez moi avec son enseigne «Jacky Bar», d’où s’élevait souvent la musique d’Elvis Presley. J’écoutais, déjà, avant l’arrivée en France, les tubes de l’époque, les premiers succès de Johnny Hallyday. Les histoires de musique façonnent aussi un imaginaire autour de la ville. Avec à la fois la musique traditionnelle, la musique arabe, le «malouf», et la musique européenne. Une grande gaieté régnait dans cette ville, avec le temps des fêtes, des mariages, des circoncisions. Mon père allait quelquefois au café prendre l’apéritif avant de rentrer à la maison. Je l’accompagnais. Ca riait fort, ça parlait très fort, c’étaient les grosses blagues.
Beaucoup de salles de cinéma étaient aussi pleines à craquer. J’habitais en face d’un cinéma qui s’appelait le «Vox», très connu à Constantine et qui, en 1959, a changé de nom pour s’appeler le «Triomphe». De la terrasse de ma maison, j’entendais la bande son du film, avant d’aller le voir. Je savais de quoi il en retournait. Il me suffisait de monter sur la terrasse, et j’écoutais ce que disaient les acteurs. C’était émouvant et drôle. Je me rappelle les autres salles : l’ «ABC», une très belle salle avec toit ouvrant ; le «Casino» bien sûr qui a été détruit après l’indépendance.

Une vraie perte que ce vieux bâtiment d’architecture coloniale, absolument somptueux. Les films n’arrivaient pas plusieurs années après leur sortie à Paris mais ils étaient pratiquement programmés en même temps à Alger, Paris ou Constantine. C’est ainsi que j’ai vu «Le pont de la rivière Kwaï» dès qu’il est sorti en 1957, «Quand passe les cigognes», le «Beau Serge» de Claude Chabrol, «Plein soleil» de René Clément avec Alain Delon, les films sur la seconde guerre mondiale, les westerns. De là peut- être viens mon amour du cinéma.
Parmi les bruits de la ville, il y avait aussi les chants religieux qui venaient des innombrables synagogues du quartier du «Challah», et l’appel à la prière du muezzin.

Dans la chaleur de la ville
Je garde vraiment le souvenir d’une ville gaie, où les gens faisaient la fête. Je dis cela parce que souvent Constantine est associée à l’austérité. Enfant, je ne conserve pas l’image d’austérité. La ville était secrète, fermée sur elle-même bien entendu par sa situation géographique. Mais les deux communautés principales qui y vivaient étaient joyeuses. Une proximité physique, une sensualité se dégageait de cette ville.

À l’approche de l’été, il faisait à Constantine une chaleur terrifiante la journée. Dès que le soir arrivait, il commençait à faire un peu frais, très vite les gens sortaient. Par petits groupes, ils flânaient du lycée d’Aumale vers la place de la Brèche, en empruntant la rue Caraman. C’était toujours la même promenade, mais les gens se connaissaient, se parlaient, se regardaient, se saluaient, …se draguaient. «Passéo» très méditerranéen, en Italie, en Espagne, les gens font de même. Dans cette complicité à la fois communautaire et citadine, tout le monde connaissait tout le monde. Et quand ma mère, beaucoup plus tard dans l’exil, sortait dans la rue, elle disait, tristement, «ici, pas une tête connue»….

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rue Charleroi à Oran

Nous vivions en évitant prudemment le soleil. Attitude méditerranéenne que cette peur du soleil, la hantise de la chaleur, l’obsession perpétuelle de se protéger de la «fournaise». Dès que le soleil commençait à taper très dur, tout le monde se «cachait», se protégeait. Les gens vivaient en fait beaucoup dans les appartements, les persiennes fermés. Je me souviens de ma mère et de mes tantes qui aspergeaient à grands coups de jets d’eau le carrelage en permanence pour rafraîchir les maisons.

Geste fondamental, rafraîchir la terrasse, la maison d’une manière régulière. Pourtant, il y avait le grand problème de l’eau à Constantine, et mes parents avaient fait construire un réservoir d’eau sur la terrasse. L’eau était coupée plusieurs fois par jour, et il fallait toujours faire très attention à l’eau (comme éviter de tirer la chasse d’eau pour un oui, pour un non). La vie se passait dans cette sorte de pénombre et d’obscurité dans la journée, pour sortir en fin d’après-midi. Le souvenir de cette pénombre vient en association de la sensualité dans les appartements. Les gens vivaient dans une grande proximité qui réveillait le désir sexuel.

En été, nous partions à «Stora», une plage de Skikda (ex-Philippeville). Nous ne partions pas longtemps, les gens plus riches louaient des maisons. Nous partions le vendredi pour le week-end. L’été pour nous, c’était juillet, août et septembre, les trois mois de vacances. Du 1er juillet au 1er septembre, c’était le rush vers la Méditerranée, pour se baigner, aller à la plage, se brûler au soleil, rire dans les retrouvailles familiales. La plage, c’était vraiment du 1er juillet au 1er septembre, pas plus tard.
Drôle cette règle. Plus tard quand j’ai vécu à nouveau au Maghreb, au Maroc, c’était pareil. Le 2 septembre au matin il n’y a plus personne sur les plages, alors qu’il fait aussi chaud que la veille. L’été, c’est dans la tête.

Dans mon enfance, le départ à la plage était une véritable aventure. Une aventure assez balisée quand même puisque tout était préparé. Les femmes s’occupaient de la nourriture : couscous, t’fina, etc., et organisaient tout notre déplacement sur le plan matériel...

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intérieur du bain maure, Mostaganem

Je suis allé au hammam très tard avec les femmes. Il y avait le hammam des hommes et celui des femmes. J’avais de la chance : j’allais avec les femmes jusqu’à 8-9 ans ! Jusqu’au jour où la femme qui gardait le hammam a dit à ma mère «ça suffit ! Il est grand le gosse !». J’étais malheureux parce que je me suis retrouvé au hammam avec mon père, mais ce n’était pas pareil. C’était vraiment…difficile. La proximité des garçons avec les femmes dans les appartements, les hammam, servait d’éveil à la sensualité, au désir.
Aujourd’hui dans mes voyages vers le Sud, surtout depuis mes trois années passées au Maroc de 1998 et 2001, me reviennent encore et toujours, les volets fermés contre la lumière, la manière dont on aspergeait le sol pour qu'il fasse moins chaud, les retours de la plage de «Stora», les visites familiales les samedi après-midi qui faisaient traverser la ville dès qu'il ne faisait plus trop chaud ; les bar-mitzvah (appelés «communions») et les mariages qui avaient lieu toujours les dimanches, et où les tantes et les oncles dansaient le paso-doble et le tango (il y avait toujours deux jeunes filles timides qui dansaient ensemble) et puis Dario Moreno, Dalida et Bambino, je crois qu'il y avait aussi Paul Anka et Little Richard. Je me souviens de la beauté solitaire et la désolation des plages dès le 1er Septembre, et puis ce règne du cinéma qui était notre seule culture. Tout un monde sans cesse ébranlé par la guerre.

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Des images de la guerre
Le 1er novembre 1954 éclate l’insurrection algérienne. J’avais à ce moment quatre ans. Mais la première image de la guerre d’Algérie qui arrive dans ma tête, brutalement, c’est l’entrée dans notre appartement de la rue Grand de militaires français qui observaient les gorges du Rhummel. D’autres soldats, en contrebas, ont tiré avec des mitrailleuses sur les parois des gorges du Rhummel. C’était le 20 août 1955, les Algériens nationalistes étaient rentrés dans la ville ce jour-là. Ils avaient été repoussés, pourchassés. Les militaires français s’étaient installés sur les abords de la corniche pour tirer sur ceux qui s’enfuyaient. C’était ma première image de guerre : la pénétration dans l’appartement de militaires français. J’avoue que ce fut une grande frayeur. L’autre image de la guerre, ce sont les rues «barrées» par l’autorité militaire.

Pour acheter le pain, faire ses courses, il fallait faire un grand détour. On ne pouvait pas aller d’une rue à l’autre. Je me rappelle les barbelés, les barrages, les chicanes qui ont fait irruption dans la cité en 1957-1958. La troisième image très forte est celle d’un attentat. Je me rappelle un cadavre qui avait été brandi à bout de bras, la nuit, par des hommes. Je ne sais plus qui c’était, j’avais à peine six ans, et c’était la nuit.
J’avais observé la scène du balcon de ma grand-mère. Le cadavre était posé sur un de brancard de fortune. Une image de mort directe faisait irruption dans ma tête. Ce sont là les trois images que j’ai gardées de la guerre d’Algérie.

La peur
La guerre était présente dans les conversations des adultes, bien sûr. Ils disaient tout devant nous. J’avais très peur. Enfant, je n’avais pas conscience que je pouvais mourir, par contre je me souviens très bien d’une chose, j’avais peur de la mort possible de mon père. Il vendait de la semoule, et quand il partait le matin pour le travail, il devait traverser la rue de France. Ensuite il remontait vers sa boutique qui se trouvait rue Richepanse. Il faisait 300 mètres à peine. Malgré cela, j’avais peur qu’il lui arrive quelque chose, qu’il soit victime d’un attentat, qu’il puisse mourir.
Longtemps j’ai gardé cette peur en moi. Lorsque mon père est décédé plus tard, en juillet 1985, tous ces souvenirs sont revenus, ces images. Mon père m’a eu assez tard, à plus de 40 ans. Ce n’était plus un jeune homme, et je le sentais très vulnérable.

La peur n’était pas pour soi, elle était pour la famille très proche, et pas pour la famille élargie. Je vivais dans une grande famille, avec je ne sais combien de cousins germains, d’oncles et de tantes. Mais dans la situation de guerre la famille se resserre : le père, la mère, ma sœur, c’est le regard d’enfant que j’avais. Je dormais dans une petite chambre, parce que nous habitions dans un tout petit appartement. Mes parents dormaient dans une chambre séparée par une petite cloison du couloir où je dormais.

La nuit, j’entendais mes parents parler. Ils étaient inquiets, surtout vers la fin de la guerre. Ils se demandaient s’il fallait rester ou partir, comment faire dans ce cas (ils ne connaissaient pas la France). Ces conversations murmurées à mi-voix dans la nuit m’angoissaient. Les parents s’imaginent toujours quand ils couchent les enfants, que ceux-ci dorment. Nous ne dormions pas avec ma sœur, nous écoutions, à l’affût de la moindre information. Il n’y a rien de plus terrible pour un enfant que de sentir l’incertitude et la souffrance de ses parents. Le gouffre incertain qui s’ouvrait devant eux, avec les peurs nocturnes venant s’accumuler aux attentats, construisaient un climat d’angoisse.

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funérailles des victimes du 20 août 1955

 

Constantine était une ville où il y a eu des irruptions brutales de la guerre comme le 20 août 1955, et quelques attentats à la grenade. Ce dont je me souviens aussi ce sont les plastiquages de l’OAS dans les années 1961-1962. Pratiquement toutes les nuits, j’étais réveillé en sursaut par le bruit assourdissant des bombes. L’OAS plastiquait les magasins, ou les cafés, qui appartenaient aux Algériens musulmans comme on disait à l’époque. Vers la fin de l’année 1961, les «nuits bleues» se succédaient. Il n’y avait plus de carreaux à nos fenêtres. Mon père les avait changé trois ou quatre fois, avant d’en avoir marre : il avait mis du plastique à la place des vitres.

Une photo de classe
J’ai été scolarisé au lycée d’Aumale au départ, car les cours dans cet établissement allaient du primaire à la terminale. J’ai fait la classe préparatoire, puis j’ai été mis à l’école Diderot. Il y avait là une particularité, la «composition ethnique» de la classe.

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le lycée de Constantine

Dans mon souvenir, la moitié était composée d’enfants juifs. Le reste, moitié musulmans, moitié européens. Au final, il y avait à peu près quinze enfants juifs, sept à huit musulmans et sept à huit européens. À l’époque de l’école primaire, il y avait des enfants algériens. Sur les photos de classe, entre les Juifs et les Musulmans, il s’avère difficile de faire la différence. Ce sont des enfants d’Algérie. Mais quand je suis arrivé au lycée d’Aumale en 6e, le choc était grand : il n’y avait pratiquement plus d’Algériens musulmans dans la classe. Je ne comprenais pas ce qui s’était passé.

Cette disparition me «travaillait». Les manifestations au lycée d’Aumale étaient pro «Algérie française». Les élèves de Terminale se regroupaient dans la cour, dans les années 1961-1962, criant «Algérie française», «De Gaulle au poteau», «Vive Salan», etc. Le paradoxe voulait que ce lycée était implanté au cœur du quartier juif, le quartier judéo-arabe, comme une enclave européenne. En tous cas, je le vivais ainsi.

Pratiquement de janvier 1962 à juin 62, je n’allais plus au lycée. Je restais à la maison, comme tout le monde. Nous n’avions pas de télé à la maison, seulement la radio. À la fin de ma scolarité dans le primaire, à l’école Diderot, la convivialité s’était effondrée entre les Juifs et les Musulmans. La haine intercommunautaire s’était développée à l’école. Un fossé terrible s’était creusé, tout le monde avait peur, tout le monde se méfiait de tout le monde. Quand les gens se croisaient, c’est la peur qui l’emportait. La gaieté dont je parlais avait disparu en 1961. Jusqu’en 1959-1960 j’avais le sentiment d’une ville gaie, les gens continuaient à vivre ensemble, les cafés étaient bondés.

La mort de Raymond
Enfant, j’avais intériorisé cette peur communautaire, d’autant qu’elle faisait référence à un événement lointain qui s’était imprimé dans l’imaginaire des Juifs de Constantine, avec les récits sur les affrontements sanglants du 5 août 1934, entre Juifs et Musulmans. Les «événements d’août 34» continuaient d’exister dans les conversations, bien plus que la période de Vichy où les Juifs de la ville avaient été chassés de la fonction publique.

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"Cheikh Raymond"

Cette peur a été ravivée le 22 juin 1961, avec l’assassinat de «Raymond». Dans la communauté juive de Constantine, c’était le choc. Le grand chanteur de malouf Raymond Leyris dit «Cheikh Raymond» avait été assassiné au marché. Je m’en souviens bien, j’étais au marché ce jour-là avec ma mère. A l’époque, ma mère faisait le marché tous les jours. J’avais dix ans, je n’allais plus à l’école à cause des «événements». Ma mère ne savait pas quoi faire avec moi ; une fois sur deux, elle m’emmenait avec elle. Quand les coups de feu ont retenti je me trouvais sur le marché d’en haut, place Négrier.

La foule s’est immédiatement dispersée et revenue ensuite. «Ils ont tué Raymond !» C’était quelque chose d’énorme, de gigantesque. La communauté juive de Constantine était choquée, bouleversée. L’enterrement se fait tout de suite chez les Juifs, comme chez les Musulmans. Je crois que l’enterrement a du avoir lieu rapidement. Il y avait beaucoup de monde : enfants, femmes et hommes, toute la communauté juive était dans la rue, présente. Je me souviens qu’il ne faisait pas très beau ce jour-là, ciel gris, soleil voilé.

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"Cheikh Raymond"

L’un de mes oncles qui était à l’enterrement avait dit, en regardant le ciel : «Raymond a été tué. Même Dieu le pleure.» Je me souviens de cette phrase, et d’avoir assisté à cet enterrement, d’avoir suivi ce long cortège avec mon père, qui remontait vers le cimetière. Là-bas, les gens disaient : «on monte au cimetière», le cimetière juif de Constantine est situé tout en haut de la ville. L’expression est restée : quand mon père est mort, ma mère me disait : «on monte au cimetière», à Paris. Je ne la contredisais pas.
Le cimetière juif de Constantine était magnifique, il se trouvait à côté du «Monument aux morts» qui domine toute la ville. Une procession gigantesque a suivi la dépouille de Raymond qui a été enterré, si mes souvenirs sont bons, tout à fait au début du cimetière. C’était le grand tournant, le moment où ce qui restait de la communauté juive de Constantine en 1961 a choisi de partir vers la France. La question n’était plus de savoir s’il fallait partir ou pas, mais : «qu’est-ce qu’on va devenir là-bas ?»

Les préparatifs du départ
Il faut voir l’atmosphère qui était née dans la ville, je m’en souviens très bien. J’avais onze et demi, j’allais en classe de sixième et je me souviens de cette atmosphère de panique, chez les Européens et les Juifs d’Algérie. Le départ ne s’est pas fait tout de suite après les accords d’Évian, non ! On s’interroge beaucoup maintenant sur les accords d’Evian du 18 mars 1962, mais là-bas personne ne se préoccupait de les lire, la plupart des gens ignoraient leur contenu. Ils ne retenaient des accords d’Évian que le référendum, fixé dans 3 mois.
Au fil des générations, et depuis le décret Crémieux, les Juifs d’Algérie se considéraient comme faisant partie de la communauté française. Ce référendum signifiait la fin de l’Algérie française. Le reste, comme avoir la double nationalité par exemple, ce n’était pas leur problème. La date principale pour eux ce n’était pas les accords d'Évian, mais le référendum pour l’indépendance fixé au début juillet qui signifiait dans leur esprit la fin de la nationalité française. Les Juifs de Constantine, comme ceux de toute l’Algérie, ne voulaient pas revivre la période de Vichy où ils avaient perdu la nationalité française et s’étaient retrouvés dans le statut de l’indigénat. Ils voulaient conserver ce statut de citoyen français obtenu depuis 1870, depuis au moins trois générations.
Le départ ne s’est pas fait tout de suite. À la fin du mois de mars et tout le mois d’avril 1962, les attentats et les plasticages de l’OAS ont alourdi l’atmosphère. La ville a été secouée par une série d’attentats au plastique. Les Juifs se tenaient dans une position d’expectative, de neutralité ; ils ne pouvaient pas rejoindre l’OAS, cette organisation truffée d’anciens de Vichy qui les avaient exclus de la fonction publique quinze ou vingt ans auparavant. En même temps, ils ne pouvaient être avec le FLN, se vivant complètement français depuis plusieurs générations.

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Oran, 22 mai 1962 (source)

À la fin du mois d’avril 1962 mon père a pris la décision de partir. A ce moment-là, il avait un double souci, ce qui l’angoissait terriblement. D’abord, comment partir. Constantine n’est pas une ville de bord de mer, mais une ville située à l’intérieur du pays. Deux possibilités se présentaient : soit partir par bateau d’Annaba (ex-Bône), soit partir par avion.
Avoir des billets, ce n’était pas du tout évident à ce moment avec l’exode qui commençait, la panique. Je me souviens très bien que mon père avait décidé de partir par avion, pour cela il fallait faire la queue. Les places d’avion étaient distribuées, données ou vendues, je ne me souviens plus, à la mairie de Constantine qui se trouvait en face de la place de la Brèche. La queue s’allongeait sur plusieurs centaines de mètres. Il fallait pratiquement dormir là-bas sur place pour être prêt le lendemain matin. L’attente pouvait durer deux à trois jours. Je me souviens que ma mère, ma sœur et mon père ont fait la queue pendant trois jours pour avoir les billets.

L’arrachement
Nous sommes partis le 16 juin 1962, parmi les derniers. Nous avons embarqué de Télerghma, à quelques kilomètres de Constantine. Il fallait prendre un camion pour nous emmener à l’aérodrome. Je savais que c’était un départ définitif. J’avais tellement entendu mes parents en parler pendant un an, sur la terrasse, dans leur chambre, avec les oncles, que j’avais acquis la certitude d’un départ définitif. Je savais que c’était quelque chose de très grave. Ce n’était pas un départ en vacances. Je savais que c’était une déchirure. J’avais onze ans, mais j’avais compris la gravité des choses.

Je me souviens d’une scène cruelle de ma mère nettoyant à fond l’appartement avant de partir. Jusqu’à la dernière minute, elle a lavé le parterre, juste avant de descendre les marches de l’escalier et monter dans le camion militaire. Elle a nettoyé totalement l’appartement, sans prêter attention aux réprimandes de mon père qui trouvait son attitude totalement absurde. Elle était extrêmement attachée à son appartement de Constantine qu’elle considérait comme une espèce de joyau, alors que c’était un tout petit appartement. C’était l’attachement à une histoire. Cet appartement, elle l’avait quitté impeccable. Elle avait même fini par laver l’escalier.

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arrivée de harkis à Marseille, juin 1962

Le «cadre»
Le deuxième souci de mon père, c’était ce qu’on appelait à l’époque le «cadre», pour mettre nos affaires le jour de notre départ. Il faut imaginer un exode. Je me souviens de cette vision incroyable de la rue de France, avec des dizaines de personnes qui mettaient leurs affaires dans les «cadres», dans la rue. Mon père avait vu partir les gens qu’il connaissait, les voisins de palier, ses amis, ceux de son milieu social, ceux qu’il fréquentait dans la ville ou à la synagogue. Il avait réalisé que l’exode commençait, et il a cédé, lui aussi à la panique. Quand il a voulu partir, c’était trop tard pour faire le «cadre». Nous n’avions pas réussi à faire partir le fameux «cadre», trop de monde et trop de demandes. Il n’y avait pas la possibilité de le faire partir avant. Mes parents s’étaient résolus à partir avant l’indépendance, mais en laissant le «cadre», en laissant l’appartement.

Nous sommes donc partis chaudement habillés, alors qu’il faisait très chaud, pour une raison simple : nous ne pouvions pas mettre les manteaux dans les valises, cela prenait trop de place. Nous avions droit à deux valises chacun. Je portais deux petites valises, ma sœur deux également, ma mère et mon père aussi. Quand on regarde les photos des rapatriés qui s’en vont d’Algérie en juin 1962, beaucoup portent des manteaux et pull-over. Ceux qui ne pouvaient pas partir avec leur «cadre» emportaient avec eux avec le maximum d’affaires. Ceux qui partaient moins vêtus, cela signifiait que leur cadre était déjà parti. Ce n’était pas notre cas. En fait, mon père a cru jusqu’au bout qu’il pouvait rester en Algérie.

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ce n'est pas l'aéroport de Telerghma, mais celui d'Alger

Il ne pouvait se résoudre à s’arracher de cette terre. À l’aérodrome militaire de Télerghma, nous avons attendu plusieurs heures sur le tarmac le moment d’embarquer. C’était épouvantable d’attendre ainsi, «emmitouflés» dans nos manteaux, sous un soleil de plomb. À cette époque, mon père avait 53 ans et mère 46 ans.

Le départ, les manteaux, les pull-overs des sans-cadre sous le soleil, une détresse qu’aucun livre d'histoire ne pourra jamais faire comprendre.
Nous sommes arrivés de nuit à l’aéroport d’Orly où nous attendait mon oncle Robert. Mon père est revenu à Constantine en septembre 1962 chercher les meubles et…. Le «cadre» ! Tout l’été mes parents étaient obsédés par cela, récupérer leurs meubles. À l’angoisse des discussions nocturnes sur la guerre avaient succédé les discussions de l’été 1962 sur le «cadre», la perte possible de nos affaires. Quand mon père avait dit qu’il retournait pour chercher les meubles, ma mère avait dit «non, si tu retournes, ils vont te tuer». Il n’avait pas peur d’être tué. Il savait qu’il ne risquait rien. Deux de ses employés, Sebti et Smaïl, étaient au FLN. Mon père soupçonnait qu’ils étaient FLN, même s’ils le niaient. Il était en contact avec l’univers politique algérien, connaissait personnellement Abdelhamid Ben Badis parce que son magasin était en dessous de l’immeuble où habitait ce dernier. Mon père avait une culture de l’Algérie, qu’il m’a transmise d’ailleurs, et qui n’était pas celle de ma mère qui avait une culture plus traditionnelle, communautaire juive.

Il est donc retourné en Algérie en septembre 1962 ; il a fait le cadre et il est revenu avec. Il nous a raconté son retour à Constantine. Dès qu’il était arrivé à l’aéroport de Aïn El Bey, il avait pris un taxi. Le chauffeur de taxi était de Khenchela qu’il connaissait et l’avait reconnu immédiatement. Ce dernier s’est mis à pleurer instantanément. Il lui disait «pourquoi vous êtes parti ? Ce n’est pas possible cette histoire ; il faut revenir, c’est votre pays.» Le chauffeur de taxi était resté avec lui le temps de son séjour à Constantine. Mon père y est resté trois ou quatre jours. Il était extrêmement ému par l’accueil de ce chauffeur de taxi. Il avait pleuré, il savait qu’avec le cadre qu’il avait envoyé par Annaba, c’était fini. Il m’avait raconté qu’il était «monté» une dernière fois au cimetière pour voir la tombe de son père.

Plus tard, quand je suis retourné à Constantine, en 1983, mon père m’avait demandé d’aller voir la tombe de mon grand-père et de prendre des photos. Mais j’étais tellement ému par ce premier retour en 1983 à Constantine, que je n’ai pas trouvé cette tombe. Je voulais absolument exaucer le vœu de mon père, j’ai pris l’appareil photo mais je n’avais pas trouvé la tombe. Je ne l’ai pas dit à mon père. C’était un mensonge, je ne pouvais pas lui dire autre chose.

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Benjamin Stora à Constantine

Quand je suis retourné à Constantine en octobre 1985, j’ai retrouvé tout de suite la tombe de mon grand-père, mais mon père était mort entre temps. Il est décédé le 1er juillet 1985 à Sartrouville en banlieue parisienne. Quand j’ai vu la tombe de mon grand-père, j’étais profondément troublé. C’était écrit «Benjamin Stora», je porte le même prénom que mon grand-père. J’éprouvais la sensation étrange que c’était ma propre tombe qui était là, à Constantine.

Benjamin Stora
8 avril 2003
Georgetown University

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15 février 2007

un manuel d’histoire pour les écoles primaires de la Nouvelle-Calédonie

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Guerres de mémoire ou histoire : pour

une vulgarisation de qualité

Claude LIAUZU

 

La parution d’un manuel d’histoire pour les écoles primaires de la Nouvelle-Calédonie risque de passer inaperçue dans la capitale des arts et des lettres. Pourtant, ce n’est pas un mince événement d’avoir élaboré une histoire partagée entre les diverses populations. C’est une contribution au devenir commun qu’elles ont à construire à partir d’un lourd passé.

Cela sans complaisance envers les nostalgiques du bon vieux temps de la colonisation, ni envers les pénitents battant leur repentance sur la poitrine de leurs ancêtres, ni envers ceux qui se réclament du statut éternel de victime absolue. Cela aussi sans choisir le plus petit commun dénominateur entre Kanak, caldoches, descendants de déportés et bagnards, de petits colons, de Polynésiens et asiatiques. En acceptant leur pluralité, les auteurs (dont un seul Kanak, en raison du retard scolaire légué par le passé, tribu_de_G_linia__Cal_donie_regrettent-ils) ne se sont pas réfugiés derrière une impossible neutralité, n’ont esquivé aucun des grands problèmes auxquels sont confrontés les enseignants du «Caillou».

Comment interpréter les siècles et millénaires antérieurs à la colonisation en refusant à la fois le mythe du «bon sauvage», ou la légende des siècles d’or, aussi bien que la justification de la colonisation par la hiérarchie des civilisations ?

Comment étudier une colonisation ambiguë : la domination, la violence, les massacres, la dépossession, le statut de l’indigénat, la destruction des identités, sans réduire la colonisation, qui a été une des dimensions du nationalisme et du capitalisme européens, au pillage et au meurtre ? Sans négliger les transformations - résistance, emprunts, ré-interprétations - des colonisés ?

Comment étudier aussi bien les Kanak que les colons et leurs relations en évitant le manichéisme des «zoos humains», ou son doublet inversé,  lasous_un_banian «reconnaissance de la nation» envers l’œuvre des Français d’outre-mer ? Quelle a été l’histoire des colons : ni hussards de la civilisation, ni pionniers héroïques, ni bourreaux, ni boucs émissaires, mais porteurs des contradictions de la société métropolitaine et de la situation coloniale ?

Cet ouvrage est-il à classer dans la rubrique curiosa des histoires exotiques ? Oui, si l’on ignore la loi du 23 février 2005, par laquelle des élus ont prétendu imposer un enseignement du «rôle positif» de la colonisation et créé une Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie (mémoire, non pas histoire, et au singulier !), sous l’autorité d’un ministre qui traite les historiens de «spécialistes auto-proclamés» ou «pseudo historiens» quand ils ne partagent pas son point de vue. Oui, si l’on néglige la multiplication des initiatives municipales en faveur de mémoriaux exaltant l’Algérie française, à Montpellier - où Georges Frèche traite les historiens de «trous du cul» -, à Perpignan, au mépris de la pluralité de la population. Oui, si l’on n’a pas encore compris que nos sociétés postcoloniales sont traversées par ces problèmes.

Ce livre est un exemple dont il faut s’inspirer pour dépasser les guerres de mémoires et l’enlisement du débat métropolitain. Les historiens de la «Nouvelle» contribuent ainsi à la diffusion des connaissances,  qui est une des fonctions de notre métier. Ce n’est pas un hasard si plusieurs des auteurs ont contribué aussi au Dictionnaire de la colonisation française (Larousse, 2007) qui a le même objectif.

Claude Liauzu
15 février 2007

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Accord sur la Nouvelle-Calédonie signé à Nouméa le 5 mai 1998

Préambule

1. Lorsque la France prend possession de la Grande Terre, que James Cook avait dénommée «Nouvelle-Calédonie», le 24 septembre 1853, elle s'approprie un territoire selon les conditions du droit international alors reconnu par les nations d'Europe et d'Amérique, elle n'établit pas des relations de droit avec la population autochtone. Les traités passés, au cours de l'année 1854 et les années suivantes, avec les autorités coutumières, ne constituent pas des accords équilibrés mais, de fait, des actes unilatéraux.
Or, ce territoire n'était pas vide.
La Grande Terre et les îles étaient habitées par des hommes et des femmes qui ont été dénommés kanak. Ils avaient développé une civilisation propre, avec ses traditions, ses langues, la coutume qui organisait le champ social et politique. Leur culture et leur imaginaire s'exprimaient dans diverses formes de création.
L'identité kanak était fondée sur un lien particulier à la terre. Chaque individu, chaque clan se définissait par un rapport spécifique avec une vallée, une colline, la mer, une embouchure de rivière, et gardait la mémoire de l'accueil d'autres familles. Les noms que la tradition donnait à chaque élément du paysage, les tabous marquant certains d'entre eux, les chemins coutumiers structuraient l'espace et les échanges.

2. La colonisation de la Nouvelle-Calédonie s'est inscrite dans un vaste mouvement historique où les pays d'Europe ont imposé leur domination au reste du monde.
Des hommes et des femmes sont venus en grand nombre, aux XIXe et XXe siècles, convaincus d'apporter le progrès, animés par leur foi religieuse, venus contre leur gré ou cherchant une seconde chance en Nouvelle-Calédonie. Ils se sont installés et y ont fait souche. Ils ont apporté avec eux leurs idéaux, leurs connaissances, leurs espoirs, leurs ambitions, leurs illusions et leurs contradictions.
Parmi eux certains, notamment des hommes de culture, des prêtres ou des pasteurs, des médecins et des ingénieurs, des administrateurs, des militaires, des responsables politiques ont porté sur le peuple d'origine un regard différent, marqué par une plus grande compréhension ou une réelle compassion.
Les nouvelles populations sur le territoire ont participé, dans des conditions souvent difficiles, en apportant des connaissances scientifiques et techniques, à la mise en valeur minière ou agricole et, avec l'aide de l'État, à l'aménagement de la Nouvelle-Calédonie. Leur détermination et leur inventivité ont permis une mise en valeur et jeté les bases du développement.
La relation de la Nouvelle-Calédonie avec la métropole lointaine est demeurée longtemps marquée par la dépendance coloniale, un lien univoque, un refus de reconnaître les spécificités, dont les populations nouvelles ont aussi souffert dans leurs aspirations.

3. Le moment est venu de reconnaître les ombres de la période coloniale, même si elle ne fut pas dépourvue de lumière.
Le choc de la colonisation a constitué un traumatisme durable pour la population d'origine.
Des clans ont été privés de leur nom en même temps que de leur terre. Une importante colonisation foncière a entraîné des déplacements considérables de population, dans lesquels des clans kanak ont vu leurs moyens de subsistance réduits et leurs lieux de mémoire perdus. Cette dépossession a conduit à une perte des repères identitaires.
L'organisation sociale kanak, même si elle a été reconnue dans ses principes, s'en est trouvée bouleversée. Les mouvements de population l'ont déstructurée, la méconnaissance ou des stratégies de pouvoir ont conduit trop souvent à nier les autorités légitimes et à mettre en place des autorités dépourvues de légitimité selon la coutume, ce qui a accentué le traumatisme identitaire.
Simultanément, le patrimoine artistique kanak était nié ou pillé.
À cette négation des éléments fondamentaux de l'identité kanak se sont ajoutées des limitations aux libertés publiques et une absence de droits politiques, alors même que les kanak avaient payé un lourd tribut à la défense de la France, notamment lors de la Première Guerre mondiale.
Les kanak ont été repoussés aux marges géographiques, économiques et politiques de leur propre pays, ce qui ne pouvait, chez un peuple fier et non dépourvu de traditions guerrières, que provoquer des révoltes, lesquelles ont suscité des répressions violentes, aggravant les ressentiments et les incompréhensions.
La colonisation a porté atteinte à la dignité du peuple kanak qu'elle a privé de son identité. Des hommes et des femmes ont perdu dans cette confrontation leur vie ou leurs raisons de vivre. De grandes souffrances en sont résultées. Il convient de faire mémoire de ces moments difficiles, de reconnaître les fautes, de restituer au peuple kanak son identité confisquée, ce qui équivaut pour lui à une reconnaissance de sa souveraineté, préalable à la fondation d'une nouvelle souveraineté, partagée dans un destin commun.

4. La décolonisation est le moyen de refonder un lien social durable entre les communautés qui vivent aujourd'hui en Nouvelle-Calédonie, en permettant au peuple kanak d'établir avec la France des relations nouvelles correspondant aux réalités de notre temps.
Les communautés qui vivent sur le territoire ont acquis par leur participation à l'édification de la Nouvelle-Calédonie une légitimité à y vivre et à continuer de contribuer à son développement. Elles sont indispensables à son équilibre social et au fonctionnement de son économie et de ses institutions sociales. Si l'accession des kanak aux responsabilités demeure insuffisante et doit être accrue par des mesures volontaristes, il n'en reste pas moins que la participation des autres communautés à la vie du territoire lui est essentielle.
Il est aujourd'hui nécessaire de poser les bases d'une citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie, permettant au peuple d'origine de constituer avec les hommes et les femmes qui y vivent une communauté humaine affirmant son destin commun.
La taille de la Nouvelle-Calédonie et ses équilibres économiques et sociaux ne permettent pas d'ouvrir largement le marché du travail et justifient des mesures de protection de l'emploi local.
Les accords de Matignon signés en juin 1988 ont manifesté la volonté des habitants de Nouvelle-Calédonie de tourner la page de la violence et du mépris pour écrire ensemble des pages de paix, de solidarité et de prospérité.
Dix ans plus tard, il convient d'ouvrir une nouvelle étape, marquée par la pleine reconnaissance de l'identité kanak, préalable à la refondation d'un contrat social entre toutes les communautés qui vivent en Nouvelle-Calédonie, et par un partage de souveraineté avec la France, sur la voie de la pleine souveraineté.
Le passé a été le temps de la colonisation. Le présent est le temps du partage, par le rééquilibrage. L'avenir doit être le temps de l'identité, dans un destin commun.
La France est prête à accompagner la Nouvelle-Calédonie dans cette voie.

5. Les signataires des accords de Matignon ont donc décidé d'arrêter ensemble une solution négociée, de nature consensuelle, pour laquelle ils appelleront ensemble les habitants de Nouvelle-Calédonie à se prononcer.
Cette solution définit pour vingt années l'organisation politique de la Nouvelle-Calédonie et les modalités de son émancipation.
Sa mise en oeuvre suppose une loi constitutionnelle que le Gouvernement s'engage à préparer en vue de son adoption au Parlement.
La pleine reconnaissance de l'identité kanak conduit à préciser le statut coutumier et ses liens avec le statut civil des personnes de droit commun, à prévoir la place des structures coutumières dans les institutions, notamment par l'établissement d'un Sénat coutumier, à protéger et valoriser le patrimoine culturel kanak, à mettre en place de nouveaux mécanismes juridiques et financiers pour répondre aux demandes exprimées au titre du lien à la terre, tout en favorisant sa mise en valeur, et à adopter des symboles identitaires exprimant la place essentielle de l'identité kanak du pays dans la communauté de destin acceptée.
Les institutions de la Nouvelle-Calédonie traduiront la nouvelle étape vers la souveraineté : certaines des délibérations du Congrès du territoire auront valeur législative et un Exécutif élu les préparera et les mettra en oeuvre.
Au cours de cette période, des signes seront donnés de la reconnaissance progressive d'une citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie, celle-ci devant traduire la communauté de destin choisie et pouvant se transformer, après la fin de la période, en nationalité, s'il en était décidé ainsi.
Le corps électoral pour les élections aux assemblées locales propres à la Nouvelle-Calédonie sera restreint aux personnes établies depuis une certaine durée.
Afin de tenir compte de l'étroitesse du marché du travail, des dispositions seront définies pour favoriser l'accès à l'emploi local des personnes durablement établies en Nouvelle-Calédonie.
Le partage des compétences entre l'État et la Nouvelle-Calédonie signifiera la souveraineté partagée. Il sera progressif. Des compétences seront transférées dès la mise en oeuvre de la nouvelle organisation. D'autres le seront selon un calendrier défini, modulable par le Congrès, selon le principe d'auto-organisation. Les compétences transférées ne pourront revenir à l'État, ce qui traduira le principe d'irréversibilité de cette organisation.
La Nouvelle-Calédonie bénéficiera pendant toute la durée de mise en oeuvre de la nouvelle organisation de l'aide de l'État, en termes d'assistance technique et de formation et des financements nécessaires, pour l'exercice des compétences transférées et pour le développement économique et social.
Les engagements seront inscrits dans des programmes pluriannuels. La Nouvelle-Calédonie prendra part au capital ou au fonctionnement des principaux outils du développement dans lesquels l'État est partie prenante.
Au terme d'une période de vingt années, le transfert à la Nouvelle-Calédonie des compétences régaliennes, l'accès à un statut international de pleine responsabilité et l'organisation de la citoyenneté en nationalité seront proposés au vote des populations intéressées.
Leur approbation équivaudrait à la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie.

source

 

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Enquête

Le "Caillou", c'est toute une histoire

 

LE MONDE | 09.02.07 | 16h14  •  Mis à jour le 09.02.07 | 16h14


À elle seule, Christiane Terrier incarne tout un pan de l'histoire de la Nouvelle-Calédonie. Sa maison, de style néocolonial, est située au centre de la presqu'île de Nouméa, dans le quartier appelé "La Vallée des colons". Sur les murs du salon sont accrochés les portraits jaunis de deux de ses ancêtres. Dans sa famille, elle compte cinq générations sur le "Caillou", depuis que son arrière-grand-père est arrivé de métropole, en 1898, pour assurer la fonction de chef de travaux dans l'administration pénitentiaire. Du côté de sa mère, elle avoue, en souriant, compter quelques bagnards, "et pas condamnés pour des peccadilles...". Elle ne rejette pas l'appellation de "Caldoche", donnée aux Calédoniens d'origine européenne et souvent considérée par eux comme péjorative.

Cette historienne, professeur à l'Institut universitaire de formation des maîtres (IUFM) du Pacifique, a eu laNouvelle_Cal_donie_tribu_Ouass_ lourde tâche d'animer une commission chargée d'élaborer un manuel d'histoire pour le primaire. Dans la logique de l'accord de Nouméa, signé en 1998 entre indépendantistes et non-indépendantistes, les programmes de l'enseignement primaire ont été transférés en 2000 au gouvernement de la Nouvelle-Calédonie. Le manuel est enfin prêt. Il est à l'impression, à Singapour, "parce que cela coûte moins cher". Il sera disponible en mars.

La commission d'historiens mobilisée autour du projet comptait une vingtaine de membres. Parmi eux, un seul Kanak. Ce que déplore Christiane Terrier : "Malheureusement, il n'existe pas suffisamment d'historiens kanaks formés à l'occidentale. La grande majorité des Kanaks ne se reconnaissent pas dans une écriture scientifique de l'histoire. Ils craignent qu'une telle démarche aille contre leur lutte nationale et dénature leur passé." L'historienne se réjouit cependant que l'un des fils de Jean-Marie Tjibaou, le chef historique du mouvement indépendantiste, ait suivi le projet de bout en bout.

Les enjeux sont énormes. "Le manuel est un élément fondamental de la constitution d'une communauté de destin, insiste Louis-José Barbançon, historien calédonien spécialiste du bagne. Sans histoire commune à partager, pas de destin commun à envisager. Avec cette évidence fondatrice : la profondeur temporelle de la présence kanake est de trois mille ans alors que l'histoire commune à partager ne s'étend que sur cent cinquante ans. Il est évident aussi que l'histoire commune est faite de violences, de guerres, de révoltes autant que de vies parfois partagées, souvent parallèles. Mais, après tout, l'histoire de l'Europe a fonctionné sur le mêmeLa_P_rouse_Cal_donie schéma, ce qui n'empêche pas l'Europe de se faire."

Ismet Kurtovitch, responsable du service des archives territoriales, qui a participé à la relecture du manuel, fait une analyse similaire : "Le défi consistait à rédiger un manuel traitant d'une histoire coloniale, destiné à des enfants qui sont les fils et filles des acteurs de cette histoire."

Assez curieusement, le récit de la colonisation et des affrontements qui ont eu lieu, à partir de 1984, entre Kanaks et "Caldoches", n'a pas soulevé trop de difficultés. Sur ce sujet, il existe un texte consensuel : l'accord de Nouméa, adopté par 72 % des Calédoniens, le 8 novembre 1998. Le préambule de ce document fondateur, d'une grande hauteur de vue, constitue aujourd'hui la base du vivre ensemble entre Kanaks et Caldoches. Il reconnaît l'identité kanake, le fait colonial, mais aussi la "mise en valeur" de la Nouvelle-Calédonie par les populations venues d'Europe. "Le moment est venu de reconnaître les ombres de la période coloniale, même si elle ne fut pas dépourvue de lumière, dit solennellement le préambule. (...) Les communautés qui vivent sur le territoire ont acquis, par leur participation à l'édification de la Nouvelle-Calédonie, une légitimité à y vivre et à continuer de contribuer à son développement. (...) Le passé a été le temps de la colonisation. (...) L'avenir doit être le temps de l'identité, dans un destin commun."

Pour Charles Washetine, membre du gouvernement (on ne dit pas "ministre" en Nouvelle-Calédonie) chargé de l'enseignement, issu du Palika (indépendantiste), "les historiens sont venus valider ce qu'avaient signé les politiques. Une ère nouvelle s'est ouverte avec l'accord de Nouméa. Aujourd'hui, par exemple, parler du "massacre d'Ouvéa" ne pose plus de difficulté majeure."

Un premier manuel d'histoire, rédigé en 1992 dans un cadre non officiel, avait déminé le terrain. "À l'époque, il avait fallu 48 heures de négociations pour parvenir à une rédaction commune sur la période contemporaine", se souvient Christiane Terrier. La rédaction du manuel de 2007 a été plus facile. "Il est toujours délicat de parler de l'histoire immédiate, note Ismet Kurtovitch. Chaque mot a été pesé. Par exemple, on a écrit qu'Eloi Machoro avait été "tué" et Jean-Marie Tjibaou "assassiné"."

ljb2Louis-José Barbançon [ci-contre], qui n'a pas participé à la rédaction du manuel, met en garde contre les effets destructeurs des "non-dits". "Il faut bien comprendre que le non-dit entraîne des phénomènes de revendications mémorielles de la part de ceux qui, ne se retrouvant pas dans une histoire trop édulcorée et trop officielle, recréent eux-mêmes leur histoire. La mémoire tyrannique prend alors la place que l'histoire n'a pas su occuper." Pour sa part, Christiane Terrier se félicite que les travaux de l'historiographie récente aient été pris en compte. "Nous n'avons pas édulcoré les spoliations foncières aux dépens des tribus, ou encore le régime de l'indigénat."

Les débats les plus vifs ont porté sur le concept de préhistoire. "Les historiens sont tous d'accord sur le fait que la période néolithique représente une révolution dans l'histoire de l'humanité, explique Mme Terrier. Mais l'historiographie occidentale a mis en exergue la césure de l'écriture. Or, les peuples mélanésiens ne connaissaient pas l'écriture avant l'arrivée des Européens. Est-ce que ce concept de préhistoire est pertinent ? Je ne le pense pas. Et je me suis fait traiter de "pro-kanak" parce que je soutenais ce point de vue !"

Les historiens australiens, confrontés au même problème, ont retenu le concept de "traces", au lieu de celui d'écriture. Une approche à laquelle se rallie volontiers Charles Washetine : "En Nouvelle-Calédonie, les pétroglyphes (gravures rupestres) peuvent être considérés comme une forme d'écriture. Une chose est sûre : la civilisation kanake existait bien avant l'arrivée des Européens." Le concept de préhistoire a finalement été abandonné, après un long débat qui est monté jusqu'au gouvernement de la Nouvelle-Calédonie.

À travers ce manuel, est-ce le peuple calédonien, soudé par un "destin commun", pour reprendre la formule clé de l'accord de Nouméa, qui est en train d'écrire son histoire ? Christiane Terrier se montre très prudente. "Disons que ce sont des groupes, composant une population hétérogène, qui essaient de mettre en commun leur histoire en l'écrivant. L'enjeu reste de doter le pays d'une mémoire commune. Mais on sait bien que la mémoire n'est jamais indépendante de la perception du quotidien. Nous sommes encore en plein débat postcolonial. La sérénité du préambule de l'accord de Nouméa est loin d'avoir gagné toutes les populations calédoniennes. L'écriture de l'histoire reste difficile dans ce pays..."

Xavier Ternisien
article paru dans l'édition du 10.02.07

 

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liens

- "Pays Kanak : à la croisée de l'ethnologie et de l'histoire", Jacqueline Dahlem (hermes.jussieu.fr)

"Les Kanak et l'histoire ; le thème proposé pour ce volume ouvre de multiples problématiques liées entre autres à la polysémie du mot histoire en langue française. Mais s'il invite à interroger la relation entre "les Kanak" et "l'histoire", je préciserai d'emblée qu'il s'agira pour ma part d'interroger la relation des Kanak à l'histoire en tant que "science humaine" inscrite dans le champ des recherches et des productions universitaires et matière enseignée à tous les stades de la scolarité. Or s'il est une science humaine qui a entretenu des relations privilégiées avec les Kanak ce n'est pas l'histoire, au sens d'historiographie, mais l'ethnologie." (lire la suite)

 

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corvée de condamnés travaillant à la voirie de Nouméa

 

bibliographie

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une publication du Centre de Documentation pédagogique
de Nouvelle-Calédonie

 

- La Nouvelle-Calédonie : colonie pénitentiaire, 1863-1931
Auteurs : Isabelle Amiot et le CDP, 2005
Support : 2 DVD et 1 livret pédagogique

Ce DVD propose un voyage dans l'histoire de la Nouvelle-Calédonie et de la France, au temps où la Nouvelle-Calédonie était une colonie pénitentiaire.

Pourquoi et comment la France affecte-t-elle la Nouvelle-Calédonie à la transportation, à la déportation, à la rélégation ?
Qui sont les condamnés à l'application de la peine des travaux forcés et à l'exil à La Nouvelle ? Dans quels lieux de l'archipel ont-ils vécu et quelles ont été leurs conditions de vie ?
Quels  sont les prolongements dans l'histoire du peuplement et de la mise en valeur de cette colonie ?
Qu'en reste-t-il aujourd'hui dans la mémoire collective et le patrimoine des Néo-Calédoniens ?
En déchiffrant les archives et les vestiges, en écoutant les historiens et les acteurs du patrimoine, ce document cherche à susciter l'intérêt et à fournir des éléments de réflexion.
Il est destiné tout à la fois aux enseignants et aux élèves, au grand public calédonien et aux visiteurs.

Particularité : le film principal de 32 mn est en 3 versions (français, anglais, japonais)

contact : centre de documentation pédagogique de Nouvelle-Calédonie

 

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condamnés dans le pénitencier de l'île Nou

 

 

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10 mars 2007

biographie de Hô Chi Minh en langue anglaise

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biographie de Hô Chi Minh, par

Pierre Brocheux

une traduction en langue anglaise

 

- Ho Chi Minh. A Biography (Cambridge University Press, 2007), traduit par  Claire Duiker

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Description
Ho Chi Minh is one of the towering figures of the twentieth century, considered an icon and father of the nation by many Vietnamese. Pierre Brocheux's biography of Ho Chi Minh is a brilliant feat of historical engineering. In a concise and highly readable account, he negotiates the many twists and turns of Ho Chi Minh's life and his multiple identities, from impoverished beginnings as a communist revolutionary to his founding of the Indochina Communist Party and the League for Independence of Vietnam, and ultimately to his leadership of the Democratic Republic of Vietnam and his death in 1969. Biographical events are adroitly placed within the broader historical canvas of colonization, decolonization, communism, war, and nation building. Brocheux's vivid and convincing portrait of Ho Chi Minh goes further than any previous biography in explaining both the myth and the man, as well as the times in which he was situated.

Contents
Preface; Timeline; Chronology; 1. In search of a future; 2. Missionary for the revolution; 3. Under the sword of Damocles (1931–1945); 4.The father of the nation; 5. The force of circumstance; Bibliography.

Reviews
"The founder of the Democratic Republic of Vietnam emerges as an appealing but still somewhat enigmatic figure in this impressionistic biography." -Publishers Weekly

"A noted French scholar of colonial and contemporary Vietnam, Brocheux (The Mekong Delta) has written a fascinating account of Ho Chi Minh the man (born Nguyen Sinh Cung in 1890) and 'Uncle Ho' the myth." -Patti C. McCall, Library Journal.brocheux_gros_plan2

 

 

 

 

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l'édition en langue française

Présentation de l'éditeur
Grande figure du mouvement communiste international du XXe siècle, Hô Chi Minh (1890-1969), le père de l’indépendance vietnamienne, a pâti ces dernières décennies des révélations sur les crimes de Staline et Mao, et apparaît relégué aujourd’hui dans la galerie des tyrans rouges sur lesquels pèse désormais l’opprobre universelle. Loin de redonner une virginité à «l’oncle Hô», cette biographie, écrite par un des meilleurs spécialistes français de l’histoire de l’Indochine, cherche à comprendre comment ce redoutable homme d’action, qui changea cent fois d’identité, connut l’exil pendant plus de trente ans dans toutes les régions du globe et manqua mourir mille fois, a pu devenir cette icône figée, emprisonnée sous la chape de plomb d’un mausolée qu’il désavouait, devenu objet de culte après avoir été élevé au rang de héros2228897957 national et de génie tutélaire.

Du jeune mousse parti explorer le monde à bord d’un paquebot au président vieillissant mis à l’écart des décisions, en passant par le militant exalté du Parti socialiste à Paris (1917-1923), l’agent du Komintern en Asie (1924-1931), l’exilé de Moscou (1934-1938) puis de Canton (1938-1941), le fondateur du Viet Minh (1941), le proclamateur de l’indépendance vietnamienne (1945), le chef de la résistance nationale (1946-1954) et le président du Nord Viet Nam (1954-1969), la longue vie de Hô Chi Minh a connu bien des péripéties et s’inscrit au cœur des événements qui ont marqué l’histoire des pays dans lesquels il vécut : la naissance du PC français, les purges sanglantes de Staline, la montée en puissance de Mao, la guerre sino-japonaise, la guerre d’Indochine, la constitution du bloc soviétique, puis le conflit sino-soviétique, et enfin la guerre du Viet Nam.

L’homme, brillant quoique modeste, ne fut pourtant jamais un théoricien de la révolution ou un habile stratège militaire, à l’instar de ses illustres condisciples, Lénine, Trotsky ou Mao. Exploitant ses indéniables talents de diplomate, favorisés par un réel pouvoir de séduction et un esprit vif mû par une curiosité toujours en éveil, il fut essentiellement un organisateur et un pédagogue au service de son peuple. Résolument empiriste, il tenta avec sincérité d’adapter le léninisme à un pays non industriel et longtemps soumis à la domination coloniale, explorant une «voie nationale» qui ne sut pourtant éviter les excès de la dictature du prolétariat. Coincé entre les deux «pays frères», Chine et URSS, Hô ne parvint pas à la fin de sa vie à éviter les répercussions du schisme sino-soviétique sur le parti communiste vietnamien et ne put empêcher l’intervention massive des Américains dans le Sud Viet Nam, entraînant une guerre meurtrière qui se poursuivit après sa mort.

Loin de l’image du perfide et cruel Annamite véhiculé par une Histoire-cliché, cette biographie nous dévoile les faiblesses d’un homme en proie à ses contradictions, dont la constitution chétive lui occasionna maintes maladies mais ne l’empêchait pas de manier activement pelle et pioche aux côtés de ses soldats, et qui prit un malin plaisir à brouiller les pistes sur sa vie en rédigeant lui- même ses mémoires, tapées sur la fidèle Hermès portative qui ne le quittait jamais, une Lucky Strike, ses cigarettes préférées, à la bouche…

L'auteur vu par l'éditeur
Vietnamien d’origine, ayant enseigné à Saïgon entre 1960 et 1968, en pleine guerre du Viet Nam, Pierre Brocheux s’est toujours efforcé d’explorer les complexités de l’histoire mouvementée des pays d’Extrême-Orient. Ses ouvrages – Indochine française, la colonisation ambiguë (La Découverte, 1995) et Du conflit d’Indochine aux conflits indochinois (sous sa direction, Complexe, 2000) - en font un des meilleurs spécialistes reconnus de l’histoire de l’Indochine. Il développe ici, en se fondant sur une documentation vietnamienne inédite en France, les premières bases d’une biographie de Hô Chi Minh écrite pour les Presses de Sciences Po en 2000. Il est actuellement maître de conférence émérite de l’université de Paris VII.

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Hô Chi Minh en 1946 (source)

 

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"Oncle Hô"

 

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Giap et Hô Chi Minh

 

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(source)




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13 avril 2007

Les conquêtes de la France (E. Lavisse, 1929)

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Les conquêtes de la France

chap. 22 de l'Histoire de France de E. Lavisse (1929)

cours élémentaire

 

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Avant 1870, nous possédions déjà l'Algérie. La conquête avait commencé en 1830 par la prise d'Alger. Elle n'a été terminée que beaucoup d'années après. Des faits de cette guerre sont restés célèbres. La ville fut prise. Ensuite il fallut conquérir l'Algérie. La guerre dura pendant tout le règne de Louis-Philippe.

 

1 - Le combat de Mazagran
Pendant cette guerre, il y eut bien des batailles. L'Algérie est habitée par des Arabes qui sont des soldats très braves. Une des plus célèbres batailles fut celle de Mazagran. Cent vingt-trois français occupèrent un fort qui portait ce nom. Ils y furent attaqués par les Arabes. L'image vous montre des Arabes qui arrivent au grand galop de leurs chevaux. Ils sont vêtus d'un manteau blanc, qu'on appelle burnous. Vous en voyez qui tirent des coups de fusil vers le haut du mur. Nos soldats répondent. Derrière les Arabes que vous voyez, d'autres arrivèrent. Ils furent bientôt douze mille.

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Attaque par les Arabes du fort de Mazagran (p. 164)

Pendant trois jours, ils demeurèrent autour de Mazagran. Ils essayèrent de grimper à des échelles pour atteindre le haut du mur. Mais nos soldats les repoussaient à coups de crosse. Les douze mille Arabes virent qu'ils ne viendraient jamais à bout des cent vingt-trois Français, et ils s'en allèrent.
Dans toute la France, on parla du combat de Mazagran. Tout le monde fut fier de la vaillance de nos soldats.

2 - Une école en Algérie
Aujourd'hui, toute l'Algérie est soumise à la France. Cinq cent mille Français habitent en Algérie. les villes anciennes se sont tant embellies qu'on ne les reconnaît plus. Il y a des villes nouvelles et surtout des villages nouveaux en très grand nombre.

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une école de petits Français et de petits Arabes en Algérie (p. 165)

L'image vous représente une école en Algérie. Parmi les élèves, vous en voyez qui sont habillés comme vous. Ce sont de petits Français. Les autres sont vêtus du burnous blanc. Ce sont de petits Arabes. L'instituteur et l'institutrice sont des Français. Ils enseignent aux petits Français et aux petits Arabes tout ce que vous apprenez à l'école. Les Arabes sont de bons petits écoliers. Ils apprennent aussi bien que les petits Français. Ils font d'aussi bons devoirs.
La France veut que les petits Arabes soient aussi bien instruits que les petits Français. Cela prouve que notre France est bonne et généreuse pour les peuples qu'elle a soumis.

3 - La bonté de la France
Vous avez vu des marchés, où l'on vend des chevaux, des vaches et d'autres animaux. Dans beaucoup de pays d'Afrique habités par les nègres, il y a des marchés où l'on vend des hommes. Celui qui les achète les attache deux par deux, l'un derrière l'autre. Ils ont le cou serré dans un collier ; leurs jambes sont liées l'une à l'autre par une corde. Ils peuvent marcher, mais ils ne peuvent pas courir pour se sauver. Ces malheureux s'appellent des esclaves. Un esclave appartient à l'homme qui l'a acheté, comme une bête appartient à son maître.
L'esclavage est donc une chose abominable. Aussi la France ne veut pas qu'il y ait des esclaves dans les pays qu'elle possède.

Regardez l'image. Vous y voyez un homme debout près d'un drapeau. Cet homme est un Français qui s'appelle Brazza. Il porte des vêtements tout blancs et un chapeau en liège, recouvert de toile blanche. Deux autres Français sont vêtus de la même façon. C'est à cause de la grande chaleur qu'ils sont ainsi habillés.
Brazza fut un homme admirable. Il voyagea dans un grand pays d'Afrique appelé le Congo. Il ne fit pas de mal aux habitants. Il leur parlait doucement, et leur demandait d'obéir à la France. Quand ils avaient promis, il plantait par terre une grande perche, en haut de laquelle on hissait le drapeau français. Cela voulait dire que ce pays-là appartenait à la France.
Un jour où le drapeau fut hissé près d'un village du Congo, une troupe d'esclaves passa. Brazza la fit arrêter et il dit : "Partout où est le drapeau de la France, il ne doit pas y avoir d'esclaves".

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Brazza délivre des esclaves (p. 167)

Et vous voyez que l'on enlève aux esclaves les colliers qui emprisonnent leurs cous et les cordes qui lient leurs jambes. Deux de ces pauvres gens qui viennent d'être délivrés sont si joyeux qu'ils font des cabrioles.
Cela prouve encore que la France est bonne et généreuse pour les peuples qu'elle a soumis.

4 - Les propriétés de la France
La France possède aujourd'hui hors de l'Europe un grand nombre de pays. D'un côté de l'Algérie, nous avons la Tunisie, et de l'autre côté, le Maroc.
Dans d'autres parties de l'Afrique, nous possédons encore de grands territoires.
En Asie, nous avons aussi de vastes possessions dans un pays que l'on appelle l'Indo-Chine.
Une grande partie de ces conquêtes ont été faites par la République après la malheureuse guerre de 1870. Les pays que nous possédons sont vingt fois plus vastes que la France. Ils sont habités par cinquante millions d'hommes. Des hommes blancs comme nous dans l'Afrique du nord, des hommes noirs dans d'autres parties de l'Afrique, des hommes jaunes en Indo-Chine. Partout la France enseigne le travail. Elle crée des écoles, des routes, des chemins de fer, des lignes télégraphiques.
La France a le droit d'être fière de ces conquêtes. Elle est reconnaissante envers ses marins et ses soldats, dont beaucoup sont morts en combattant dans ces pays lointains.

Résumé

1. En 1830, les Français ont pris Alger. Ensuite ils firent la conquête de l'Algérie. Il y eut beaucoup de batailles. À Mazagran, cent vingt-trois Français ont été vainqueurs de douze mille Arabes.

2. Les Français ont créé en Algérie des écoles où les petits Arabes sont instruits avec les petits Français.

3. Un Français, Brazza, a conquis sans batailles de grands territoires au Congo. Il a délivré des esclaves et fait beaucoup de bien dans le pays.

4. La France possède aujourd'hui, en Afrique, l'Algérie, la Tunisie, le Maroc, et d'autres territoires encore. Elle possède en Asie une grande partie de l'Indo-Chine.

 

Questionnaire

- Regardez l'image de la page 164. Comment sont habillés des Arabes ? Que font-ils ?
- Regardez l'image de la page 165. Expliquez ce que vous voyez. Pourquoi la France fait-elle instruire les petits Arabes ?
- Regardez l'image de la page 167. Qui est l'homme debout auprès du drapeau ? Pourquoi est-il habillé de blanc ? Que portent autour du cou les nègres que vous voyez ? Qu'a dit Brazza en voyant arriver une troupe d'esclaves ?
- Dites quels sont les pays que la France possède en Afrique et en Asie.

 

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"Les conquêtes de la France"
chap. 22 de l'Histoire de France de Lavisse (1929)
cours élémentaires, classes de 10e et 9e des lycées et collèges
(garçons et jeunes filles), p. 163-169

 

* voir aussi : Ernest Lavisse (1942), "l'oeuvre coloniale de la Troisième République"

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Commentaire - Il est remarquable que, dans ce texte - à visée édifiante -, les mots "colonie", "colonial" ou "colonisation" ne soient jamais mentionnés. On parle de "conquêtes", de "territoires", de "propriétés", de "possessions". L'homme qui personnifie l'oeuvre coloniale de la France est Brazza, seul nom cité. La colonisation décline trois de ses facettes : la confrontation militaire ("vaillance"), l'oeuvre scolaire ("générosité") et l'émancipation des esclaves ("bonté").

Sur ce dernier point, il faut noter des associations linguistiques surprenantes : la France soumet des pays dont elle émancipe la population servile. Aujourd'hui, les champs lexicaux de la "soumission" et de "l'émancipation" auraient plutôt tendance à s'exclure... À l'époque ils sont complémentaires. Mais il est vrai que c'est la colonisation qui a aboli l'esclavage.

Michel Renard




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28 août 2006

À la mémoire de Pierre Vidal-Naquet, 1930-2006 (Gilbert Meynier)

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Pierre Vidal-Naquet, historien et dreyfusard

 

À la mémoire de

Pierre Vidal-Naquet (1930-2006)

Gilbert Meynier

 

 

Pierre Vidal-Naquet vient de nous quitter, victime d’une hémorragie cérébrale. Depuis plusieurs années déjà, il était souffrant. Atteint de douloureux lymphœdèmes aux jambes, il ne se mouvait plus que difficilement, non sans l’aide de Geneviève qui le guidait et le réconfortait. Je l’avais revu, déjà bien diminué127869 – physiquement, mais en aucun cas intellectuellement -, à Cambridge, lors d’un colloque organisé sur l’histoire de la guerre algéro-française de 1954-1962 au King’s College en novembre 2003, et nous avions encore dîné ensemble à Paris, avec Geneviève, à l’Amazigh, rue La Pérouse  [photo ci-contre], près d’un an plus tard en compagnie de Mohammed Harbi.

Mais lorsque je le priai d’être des nôtres au colloque d’histoire franco-algérienne que j’avais contribué à organiser à Lyon sous l’égide de l’École normale supérieure-Lettres et Sciences humaines, et qui se tint les 20, 21 et 22 juin derniers, il donna dans un premier temps un acquiescement de principe, avant de m’avertir début mai qu’il ne pourrait venir. Il avait accepté cependant qu’une équipe vidéo de l’ENS-LSH vienne à Paris enregistrer la communication qu’il PVN_vid_odevait faire sur l’affaire Audin, et que notre jeune collègue de l’ENS Frédéric Abecassis, spécialiste de l’histoire culturelle de l’Égypte contemporaine, lui pose quelques questions sur sa vision de l’histoire ; cela quelques semaines seulement avant qu’il nous quitte... Il fut ainsi, malgré tout, des nôtres, par l’image et par la voix. À le voir et à l’entendre sur l’écran du grand amphi de l’ENS, je compris alors à quel point il était mal.

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   le bulletin Vérité-Liberté animé par Pierre Vidal-Naquet (1961)

Pour tous les gens de ma génération, comme pour ceux de la génération morale qu’il a incarnée, pour les plus jeunes aussi, il est irremplaçable. Pour ma part, je le connaissais de réputation bien avant de le rencontrer, de devenir son étudiant, puis son ami. Jeune militant anticolonialiste à l’UNEF au début desimage344 années soixante à Lyon, j’éprouvais estime et respect pour l’homme du Comité Audin, de Témoignages et Documents, puis de Vérités-Libertés, qu’il anima avec la fièvre démonstrative du véritable historien et agent des Lumières qu’il était : Pierre Vidal-Naquet se disait volontiers, et historien, et dreyfusard. Pour lui, ces deux qualités jointes constituaient presque un pléonasme. Il avait sans cesse à cœur de continuer les combats pour la vérité et la liberté qui avaient été poursuivis lors d’épisodes cruciaux, tels l’Affaire Dreyfus, de l’histoire de la France contemporaine. C’était aussi en tant que Français qu’il souffrait de voir bafoués le droit et la justice ; cela même si le combat qu’il entreprit contre la torture, et plus largement contre l’oppression coloniale, pendant la guerre de libération algérienne de 1954-1962, n’était pas à mon sens à relier aux seules valeurs françaises, mais plus amplement à des valeurs que je veux croire universelles : il y a plusieurs couleurs à l’arc-en-ciel mais il y a un seul ciel.

Pierre Vidal-Naquet était pour moi un emblème respecté lorsque, à 22 ans, je fis sa connaissance à la batimen1rentrée 1964, alors qu’il venait d’être nommé maître-assistant d’histoire grecque à l’université de Lyon [photo ci-contre]. À moi, chez qui les enseignants que j’avais jusque alors connus n’avaient pas réussi à susciter de vif intérêt pour cette matière, il la fit vraiment découvrir en en présentant un visage pour moi inaccoutumé – je venais de terminer mon diplôme d’études supérieures (aujourd’hui la maîtrise) en histoire médiévale et je préparais l’agrégation. Je me souviens en particulier d’une brillante synthèse de notre nouveau professeur sur le roi hellénistique – la période hellénistique était alors l’une des questions d’histoire ancienne au programme. Je n’ai pas connu Henri-Irénée Marrou, qui, lui aussi, s’était élevé contre la torture colonialiste, mais ce fut sur les conseils de Pierre Vidal-Naquet que je lus, notamment, sa magistrale Histoire de l’Éducation dans l’Antiquité, si riche d’enseignements, aujourd’hui encore, pour les gens qui veulent comprendre les sociétés méditerranéennes.

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Les relations que j’eus alors avec Pierre Vidal-Naquet ne furent pourtant pas sans frictions. Mais, outre notre grande connivence en matière d’engagements citoyens, ces frictions même renforcèrent les liens qui allaient bientôt nous unir. Depuis, je n’ai pas cessé d’être en relations avec lui : il était pour moi une de ces boussoles nécessaires à cette humaine vie, dont Manuel Vazquez Montalban a pu écrire qu’elle était comme les échelles des poulaillers : courte et pleine de merde. Mais des personnes comme Pierre faisaient qu’on pouvait parfois n’en pas désespérer.

Nous prîmes l’habitude de souvent nous téléphoner. Je lui demandais souvent conseil et nous échangions d’abondance sur tous les sujets qui nous tenaient à cœur. Il me fit l’amitié, en 1981, de préfacer mon livre L’Algérie révélée, de me donner son avis sur ce que j’écrivais, de longuement relire, en 2002, enfin, le manuscrit de mon Histoire intérieure du FLN. Ceci dit, nous n’étions pas toujours du même avis : ainsi, il ne désapprouva pas la guerre du Golfe de 1991 car il ne pouvait admettre la disparition d’un État – fût-il à l’origine une constructions artificielle coloniale comme le Koweit - suite à l’entreprise d’Anschluss de la dictature irakienne, quand je voyais pour ma part dans l’intervention militaire placée sous l’égide de l’ONU une manifestation primordiale de l’impérialisme. Il me dit pourtant après coup avoir cru s’être trompé.

En revanche, nous eûmes la même position pour nous élever contre l’intervention américaine en Irak de 2003 – hors ONU, celle-là. Nous partagions dans l’ensemble les mêmes manières de voir au sujet de la réalité coloniale de l’État d’Israël et sur la nécessité de rendre justice au peuple palestinien en créant pour lui un État digne de ce nom, de même que nous sentions bien que l’impérialisme incarné par Bush junior, engoncé dans le fondamentalisme protestant, avait pour symétrique réactionnel le fondamentalisme dit islamique, l’un et l’autre unis entre eux, comme aimait à le dire Jacques Berque, comme le sont les nénuphars par leurs racines. Nous étions, pareillement, à peu près d’accord pour considérer cet accord virtuel, dérivé des entretiens de Taba, dénommé «accord de Genève», sous les auspices originels de médiateurs suisses, sur lequel étaient parvenus fin 2003 à se mettre d’accord des responsables israéliens et palestiniens, réunis par cette définition élémentaire de la politique qu’on appelle parfois le compromis - upload_photo_upload000m503Yasser Abed Rabo et Yossi Belin [photo ci-contre] pour ne pas les nommer -, et dont il semble que plus personne aujourd’hui ne veuille entendre parler : leurs initiateurs respectifs ont été, chacun de leur côté, voués aux gémonies de la traîtrise – Samir Rantissi, un proche de Yasser Abed Rabo, a même été assassiné à Ramallah il y a un peu plus d’un an sans que cela ait été remarqué par la presse, ou par les militants d’un côté ou de l’autre. N’ont aujourd’hui la parole que ceux là même qui ne veulent entendre parler que de dénonciation et/ou d’affrontement.

Quelles que puissent être les divergences ou les sujets de controverse, l’accueil réservé par Geneviève et Pierre au visiteur, que ce soit à Paris dans l’appartement de la rue du Cherche-Midi, puis du boulevard de la Villette, que ce soit dans la maison familiale de Fayence, était toujours chaleureux et sans façons. L’affectueuse amitié de Pierre Vidal-Naquet était sans calculs, comme étaient sans calculs, aussi, les positions frontales et les formules bien senties à l’égard des humains et des idées qu’il honnissait.

Lui et moi partagions partiellement le même réseau de connaissances : Mohammedt_Harbi_Mohammed_en_couleur Harbi, Pierre Sorlin, Édouard Will… Personne ne présente plus Mohammed Harbi, le grand historien et militant anticonformiste algérien. Pierre Vidal-Naquet dit, dans ses mémoires que, début 1992, il fut en France, avec Mohammed Harbi, «l’un des rares intellectuels à condamner le principe de l’interruption des opérations électorales» en Algérie :  lesdits intellectuels,  tout démocrates qu’ils se proclamassent, préféreraient tout compte fait un coup d’état «laïque» sous l’égide des généraux algériens, à l’établissement de l’ «islamisme», fût-ce à la suite des premières élections libres à avoir été organisées en Algérie : «Le fait d’être dans cette bataille dans le même camp que Mohammed Harbi, admirable historien du FLN, [fut] pour moi une source de force. Si l’histoire ne sert pas à prendre parti dans le présent, on peut se demander à quoi elle sert.» (1) Pierre Sorlin, ancien condisciple de Pierre Vidal-Naquet, avait réussi l’agrégation la même année que lui, avant d’enseigner, lui aussi, à Lyon, puis à Vincennes, avant Saint Denis et la Sorbonne nouvelle, et d’être une des chevilles ouvrières des Cahiers de mai. On doit entre autres à Pierre Sorlin une synthèse, irremplacée à ce jour, sur la société française, (2) ainsi qu’une magistrale Sociologie du cinéma (3). Ce proche de Pierre Vidal-Naquet est aujourd’hui en grande partie ignoré du public français, cela au prorata du déferlement de tant de petits maîtres médiatiques (4).

Moins connu peut-être encore, mais lui aussi de rayonnement mondial, le regretté Édouard Will, le grand maître des études d’histoire grecque du dernier tiers du XXe siècle. Ce fut ce professeur de l’université de Nancy – il y fut mon collègue pendant plus de vingt ans- que Pierre Vidal-Naquet choisit pour diriger sa thèse sur travaux qu’il soutint dans la ville de Stanislas en janvier 1974, dans un jury présidé par l’archéologue Roland Martin, et qui comprenait aussi Claire Préaux, la savante belge [photo ci-contre] qui s’était fait connaîtrecp dès avant-guerre par son Économie royale des Lagides, et que Pierre appelait «la grande dame de la papyrologie.» Pierre m’avait alors confié que, à son sens, Édouard Will était le seul directeur de thèse qui lui ait paru envisageable. Pourtant, je sais qu’il y eut parfois des frictions entre le directeur de thèse et l’impétrant : Édouard Will était un homme sans concessions, un humaniste tendre, mais qui pouvait être caustique – paraphrasant Jules Ferry, Pierre a écrit de lui que «ses roses pouss(ai)ent en-dedans.» C’était surtout un grand savant dont la rigueur n’avait d’égal que la modestie – et c’était bien la raison pour laquelle les deux hommes s’étaient rejoints.

Mais je me suis parfois demandé s’il n’y avait pas eu, dans la rencontre, plus ou moins délibérément, une connivence en dreyfusisme, voire en cette mémoire traumatique inconsciente, commune aux juifs et aux protestants, si historiquement à l’œuvre, de livre_rl’Affaire Dreyfus à la France de Vichy. Édouard Will était issu de la HSP (Haute société protestante) de Mulhouse – qui avait été la patrie de son compatriote et coreligionnaire vice-président du Sénat Auguste Scheurer-Kestner - dreyfusard notoire. Et rappelons qu’un autre dreyfusard actif, le commandant Georges Picquart – qui finit général et ministre du premier ministère Clemenceau -, était strasbourgeois et, lui aussi protestant. N’y eut-il pas là de quoi confusément toucher la sensibilité d’un Pierre Vidal-Naquet, issu d’une notable famille de juifs du Pape – à laquelle avait appartenu le Carpentrassien sénateur Alfred Naquet, lequel fit voter au Sénat cette mémorable loi sur le divorce de 1884 qui lui valut la haine épaisse des milieux catholiques conservateurs ? Pierre Vidal-Naquet a pudiquement évoqué dans ses mémoires la tragédie familiale, qui l’a tant marqué, de la déportation et de l’assassinat de masse programmé dans ses camps par le système nazi, avec en France l’acquiescement du régime fantoche de Vichy – ses parents, Margot et Lucien, furent engloutis à Auschwitz en 1944. Pierre connut d’autres drames personnels, mais aussi la plénitude d’une vie familiale accomplie, entre Geneviève, leurs trois fils et leurs petits-enfants ; la plénitude aussi d’un accomplissement intellectuel.

 

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Je crois avoir lu la plus grande partie de ses productions et, à vrai dire, qu’il s’agisse de l’historien du présent et de l’anticolonialiste militant qu’il a été et est demeuré, ou qu’il s’agisse de l’analyste des sociétés 5894449_pet des mythes antiques, on retrouve chez lui les mêmes attentions, les mêmes scrupules, la même foi : chez lui l’historien et le militant, on l’a dit, ne furent qu’un, sans pour autant qu’il ait jamais été – loin de là- un historien militant au sens langue de bois du terme. Simplement, sa sensibilité ne pouvait que toucher les esprits libertaires de la libre histoire : qu’il s’agisse de son Chasseur noir (5), de son Enfant grec, le cru et le cuit – où l’on sentira la trace structuraliste -, de son Clisthène l’Athénien (6), réalisé en collaboration avec Pierre Lévêque , de son Mythe et tragédie en Grèce antique, conçu et rédigé avec Jean-Pierre Vernant (7), de Les Juifs, la Mémoire et le Présent (8) ou du Monde d’Homère (9) …, qu’il s’agisse enfin de ce livre qu’il porta si longtemps en lui, cette Atlantide. Petite histoire d’un mythe platonicien (10), qui suit le cheminement du mythe de l’Antiquité grecque aux délires contemporains – américains, allemands, italiens…-, paru juste un an et demi avant que Pierre nous quitte, je ne me crois guère autorisé à commenter, et ne puis même citer ici toutes ses productions.

J’avais lu, je crois, de Pierre, dès leur parution, tous les livrestorture_republique d’histoire immédiate qui me parlaient au premier chef, puisque l’Algérie en constitua si souvent le pivot : L’Affaire Audin (11), La Raison d’État (12), La Torture dans la République (13), Les Crimes de l’armée française (14), Face à la raison d’État (15), mais aussi, pour moi qui n’avais connu mai 1968 que de loin, puisque j’étais alors en poste à Oran, j’ai lu avec passion le Journal de la commune étudiante, écrit en collaboration avec Alain Schnapp (16), et dont Pierre Sorlin a préfacé la journal_commune__tudiantedeuxième édition (17), ainsi que Les Assassins de la mémoire (18), Le Trait empoisonné. Réflexion sur l’affaire Jean Moulin (19), et tout ce qu’il a écrit - dans le cadre de ses combats contre le négationnisme – sur Faurisson notamment. Sur ce terrain, nous avons, Pierre et moi, au moins un ami commun, Florent Brayard, qui fut mon étudiant à l’université de Nancy, avant de poursuivre, en France, aux Etats-Unis et en Allemagne, une recherche neuve sur le négationnisme, puis sur la «solution finale». Cela n’empêcha pas Pierre de dévoiler les accusations abusives de négationnisme de la lamentable affaire Videlier qui remua un temps les microcosmes universitaire et gauchiste lyonnais.

Car c’est aussi cela qui caractérisait Pierre Vidal-Naquet : l’intangibilité des principes, qui pouvait même 5892436_ps’appliquer à l’ennemi politique. Lui qui avait tant lutté contre la torture colonialiste n’hésita pas à dénoncer les mauvais traitements dont furent victimes des membres de l’OAS arrêtés et emprisonnés. Pierre était l’ennemi de toutes les bêtises, de tous les intégrismes, de toutes les langues de bois. Il a été de ceux qui m’ont alerté, voici bientôt deux ans, sur les dérives sectaires d’un certain anticolonialisme post bellum, donneur de leçons et manichéen, tel qu’il est exprimé dans le Coloniser, exterminer d’Olivier Le Cour-Grandmaison (20). Nous avons alors, Pierre et moi, cosigné sur ce sujet un article critique, qui fut publié dans Esprit en décembre 2005 (21). Et encore, chez Le Cour-Grandmaison, y avait-il une vraie sincérité, sincérité que l’on ne décèle pas toujours aujourd’hui dans les productions médiatiques ordinaires des entreprises de l’anticolonialisme de marché.

Et l’anticolonialiste vrai que restera pour l’histoire Pierre Vidal-Naquet a très tôt été, aussi, un observateur sans illusion de la bureaucratie militaire qui a étendu son emprise autoritaire sur l’Algérie indépendante, parfois sous le vernis de fragiles fusibles civils. La condamnation sans appel du régime d’oppression et d’injustice que l’Algérie avait subi sous le régime colonial n’empêche en effet en rien de dire sereinement, sans acrimonie, mais fermement, ce qu’il en est du régime sui generis qui la régit depuis près d’un demi-siècle. Bien au contraire : ni l’agressivité ni le culpabilisme ne sont de bonnes boussoles pour l’historien. Et, ajoutera-t-on, sans doute pas davantage pour le politique. Au jour d’aujourd’hui, ce n’est pas réhabiliter l’épaisseur des ténèbres de la Chine traditionnelle que d’affirmer que le livre de Jung Chang et de Jon Halliday (22) consacré à l’énorme, et sans précédent système de terreur de Mao Tsé Toung, est un grand livre d’histoire.

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Pour terminer je ne puis résister à relater cette anecdote dont Pierre Vidal-Naquet m’a fait part : invité à Alger au dixième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, il s’est trouvé être voisin à la tribune d’Ali Zamoum. Ce fils d’instituteur kabyle, et frère puîné du commandant Salah, qui dirigea en 1959-60 la wilâya 4 (Algérois), avait été ce militant nationaliste algérien qui avait tiré à la ronéo dans son village de Ighil Imoula, le texte de la proclamation du FLN du 1er novembre 1954. Croyant remarquer que les salves tirées pendant la cérémonie faisaient tressaillir tels hauts galonnés entourant le colonel Boumediene, Ali lançant à la cantonnade à Pierre : «Il faut les comprendre, c’est la première fois qu’ils entendent parler la poudre !» C’est que le noyau dur de la substance même du pouvoir algérien était constitué des DAF («déserteurs de l’armée française»), ces «déserteurs par avion» qui, pour la plupart, quittèrent leur affectation d’Allemagne pour gagner Tunis en avion, surtout à partir de 1958 (23) ; et ils ne participèrent pour la plupart à aucun combat. Faut-il ajouter que, si Ali Zamoum fut un temps préfet de Tizi-Ouzou et directeur de la formation professionnelle au Ministère du Travail, il ne fit jamais partie de l’appareil… (24)

Par ses engagements sans concession, par sa rectitude, par son humour aussi, Pierre Vidal-Naquet nous manque déjà. Nous devons être nombreux à être désorientés. Que Geneviève, leurs enfants et petits-enfants sachent combien l’auteur de ces lignes, et plus largement l’équipe de Confluences Méditerranée*, prennent part à sa peine et lui adressent leur salut plein de respectueuse affection.

Gilbert Meynier

 

 

1 - Pierre Vidal-Naquet, Mémoires 2, Le Trouble et la lumière, 1955-1998, Paris, Seuil/La Découverte, 1998, p. 356.
2 - La Société française,  tome 1 : de 1840 à 1914 ; t. 2 : de 1914 à 1968, Paris, Arthaud, 1969.
3 - Paris, Aubier-Montaigne, 1977.
4 - Sans doute plus connu aux Etats-Unis et en Italie qu’en France, il écrit maintenant beaucoup en anglais et en italien –il est en train d’achever une synthèse sur l’histoire de l’audiovisuel en Italie.
5 - Paris, Maspero, 1981, réédit. La Découverte, 2005.
6 - Paris, Les Belles Lettres, 1964, réédit. Macula, 1983 et 1992.
7 - Paris, Maspero, 1972 ; réédit. La Découverte, 2004, 2005.
8 - Paris, La Découverte, 1991, réédit. Seuil, 1995.
9 - Paris, Perrin, 2000.
10 - Paris, Les Belles Lettres,  2005. Bien que non spécialiste, je me suis permis, en amateur, d’en faire un compte-rendu pour Confluences Méditerranée.
11 - Paris, Éditions de Minuit, 1958, réédit. et augmentée, Minuit, 1989.
12 - Paris, Éditions de Minuit, 1962, réédit. La Découverte, 2002.
13 - Paris, Éditions de Minuit, 1972, réédit. : Maspero, 1975 ; La Découverte, 1983 ; Éditions de Minuit, 1998.
14 - Paris, Maspero, 1975, réédit. La Découverte, 2001.
15 - Paris, La Découverte, 1989.
16 - Paris, Le Seuil, 1969.
17 - Paris, Le Seuil, 1988.
18 - Paris, La Découverte, 1987, réédit. Le Seuil, 1995.
19 - Paris, La Découverte, 1993, réédit. 2002.
20 - Paris, Fayard, 2005.
21 -  Coloniser, exterminer : de vérités bonnes à dire à l’art de la simplification idéologique, p. 162-177.
22 - Mao, Paris, Gallimard (coll. Biographies), 2006.

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* cet article doit paraître dans la revue Confluences Méditerranée que nous remercions de nous avoir autorisé la co-publication de l'article de Gilbert Meynier.

 

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- hommage à Pierre Vidal-Naquet sur le blog du Département d'histoire de l'université Paris VIII/Saint-Denis

 

- Quelques indications biographiques et bibliographiques relatives à Pierre Vidal-Naquet, par Taos Aït Si Slimane

 


 

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11 mai 2007

Remarques sur le Dictionnaire de la colonisation française (Matthieu Damian)

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Remarques sur le

Dictionnaire de la colonisation française

Matthieu DAMIAN (journal Témoignages, La Réunion)

 

Le 10 mai est, depuis 2006, la journée commémorative de la traite des Noirs et de l’esclavage. Celle-ci rappelle le vote de la loi Taubira qui s’est produit ce jour même de l’année 2001. Ce texte législatif condamne l’esclavage comme un "crime contre l’humanité". Dans ce cadre, il faut saluer la publication récente du Dictionnaire de la colonisation française aux éditions Larousse. Le présent ouvrage a été dirigé par Claude Liauzu, professeur émérite à l’université Paris VII. Cet ouvrage a plusieurs mérites quant à ses contributeurs. Tout d’abord, il rassemble plus de soixante-dix auteurs. En outre, nombre d’entre eux sont assez jeunes. De plus, une proportion non négligeable est originaire des DOM. Enfin, des spécialistes des anciennes colonies ont participé à la rédaction de cet ouvrage.

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Quelques idées reçues à propos de la colonisation


Revenir sur la normalité de la colonisation ou le pari de l’Histoire

Un des points importants sur lequel revient Claude Liauzu dans son introduction «est la certitude partagée par la plupart des contemporains du bien-fondé de l’expansion, la parfaite bonne conscience répandue dans les manuels scolaires depuis Jules Ferry et Lavisse jusqu’à la fin des années 1950.» (p. 14). Ainsi est-il souligné, dans l’article «République et colonisation» : «Lors de son congrès des 23-25 mai 1931, la Ligue des Droits de l’Homme, qui rassemble le gotha de la culture républicaine, exprime bien cette vision en manifestant une adhésion sans précédent dans son histoire à la colonisation (...).» (p. 556). À cette relative “normalité” de la colonisation, il oppose l’attitude actuelle qui consiste souvent à juger du passé sans connaître les représentations mentales qui dominent l’époque.
Claude Liauzu constate alors «Jamais la colonisation, un demi-siècle après les guerres d’Indochine et d’Algérie, jamais l’esclavage - cent-cinquante ans après la deuxième abolition - n’ont occupé une telle place dans la vie publique (...).» (p. 10). En tant qu’historien, il a voulu rappeler, avec d’autres, quelques faits. Au devoir de mémoire, il substitue quelque part le «travail de mémoire» cher à Paul Ricoeur qui nécessite un plus grand travail d’appropriation et donc, de réflexion.

 

L’éducation pour tous ?

L’article consacré à «l’Afrique noire» nous rapporte que l’école primaire a été mise en place dans cet espace avant même la Première Guerre mondiale. Néanmoins, sa dissémination a été très faible : «À la fin des années 1950, les taux de scolarisation variaient de 4% en Haute-Volta et au Tchad à plus de 50% au Congo et au Gabon, la moyenne des autres territoires atteignant à peine 20%. L’enseignement secondaire s’étendit, mais avec de fortes disparités, tandis que l’enseignement supérieur n’existait qu’à Dakar et à Brazzaville.» (p. 88).

 

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île de la Réunion, Saint-Denis, dépôt des immigrants (Comoriens)
carte postale ancienne

 

L’empire fardeau ou apport pour l’économie de la France ?

Entre 1850 et 1900, l’article «budget» met en évidence que l’expansion coloniale a représenté 6% du budget de la France. Puis, entre 1900 et 1946, les équipements n’ont pas été financés par la métropole. En effet, une loi sur l’autonomie financière des colonies est adoptée en 1900. Elle met fin à la subvention de la métropole et ne permet de transfert financier que si et seulement si celui-ci est provisoire et que les fonds soient remboursés avec intérêt. Elle stipule également que chaque colonie ne compte que sur ses deniers propres.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les investissements dans l’empire peuvent à nouveau être financés par la métropole. Cependant, entre 1945 et la fin de la colonisation (vers 1962), le budget dévolu aux colonies a représenté moins de 5% des dépenses totales de l’État. Des plans ont existé pour plus de grandeur. En effet, au sortir de la Première Guerre mondiale, on se rend compte à la fois de ce que l’empire a apporté à la France mais aussi de sa faiblesse économique. Pour remédier à cela, Albert Sarraut propose, en 1923, un programme de mise en valeur des colonies françaises. Cependant, il n’obtiendra jamais les financements nécessaires.

Au niveau des capitaux privés, cette question est évoquée dans l’article «capitalisme et colonisation». La première phase va jusqu’en 1850. Jusque-là, les investissements privés métropolitains dans les colonies sont à la fois connus de façon peu fiable et peu importants.
Entre 1852 et 1881, les colonies reçoivent moins de 5% des investissements français hors de l’Hexagone. Puis, entre 1881 et 1914, cette part augmente. L’empire devient un des lieux où les capitaux français sont investis de plus en plus fortement. Au cours de l’entre-deux-guerres, cette proportion explose jusqu’à atteindre la moitié des investissements français hors métropole en 1939.
Le placement dans les colonies a deux qualités : il est rentable et sûr. Avec la crise de 1929 qui atteint la France quelques années après de plein fouet, de nombreux entrepreneurs préfèrent investir dans les colonies. Néanmoins, en agissant ainsi, les entreprises françaises perdaient en compétitivité. L’auteur de l’article conclut alors : Ce n’est donc pas le marché colonial mais la stratégie de repli sur l’empire, imposé par certaines branches du capitalisme français, qui à terme isola et sclérosa l’économie métropolitaine.» (p. 172).

 

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île de la Réunion, Saint-Denis, Bureau de recrutement
carte postale ancienne

 

Chemin de fer

L’article consacré au «chemin de fer» met en évidence que, contrairement à ce qui se passe aux États-Unis et en Europe, le rail n’a pas provoqué de croissance économique là où il s’est développé. En outre, les moyens déployés n’ont pas été assez conséquents pour ce faire. Comme le montre l’article, l’avion supplantera peu à peu ce mode de transport et seul le Maghreb connaîtra réellement un réseau ferroviaire.

 

Le 10 mai pose la question de l’histoire de la sortie de l’esclavage

Un adage du Parlement de Paris stipulait : «La France, mère de liberté, ne permet aucun esclave sur son sol.» Cependant, ce mot s’est révélé être en contradiction avec les pratiques du commerce triangulaire. Comme l’indique l’article intitulé «Abolitions de l’esclavage», ce sont quelques humanistes de la Renaissance qui ont, les premiers critiqué ce système de servitude. Néanmoins, ce n’est qu’à partir de 1740 qu’un double mouvement fonde un antiesclavagisme important. Le premier repose sur quelques pasteurs britanniques. Le second vient du droit naturel qui souligne que les hommes sont égaux. Ce dernier mouvement reçoit l’appui considérable de Montesquieu [image ci-contre] qui, dans L’Esprit des Lois, publié en 1748, réfute tous les arguments desMontesprit_des_lois esclavagistes. Ses idées seront reprises et consolidées par Voltaire et Rousseau au cours des années qui suivent.
En 1770, comme l’indique encore l’article, deux publications connaissent un grand succès de librairie. Le premier est l’oeuvre de Louis Sébastien Mercier qui fait paraître, en 1770, sa fameuse utopie, L’an deux mille quatre cent quarante, Rêve s’il en fut jamais. L’année qui suit, Raynal publie le premier tome de son Histoire philosophique et politique du commerce et des établissements des Européens dans les deux Indes. Dans les deux ouvrages, une insurrection énorme des Noirs dans les colonies est décrite, ce qui ne manque pas d’effrayer les lecteurs. La décennie 1780 est celle de la création de sociétés antiesclavagistes.

Néanmoins, loin de ces débats théoriques, l’insurrection de cinquante mille esclaves à Saint-Domingue en 1791. Des renforts militaires sont dépêchés de France «par une Assemblée législative dominée par les Amis des Noirs, mais refusant l’idée d’une victoire des esclaves pour se cramponner aux schémas anciens de l’abolition graduelle.» (p. 74-75). Suite à ce mouvement, le décret du 4 février 1794 proclame la première abolition de l’esclavage. Néanmoins, dès 1802, Napoléon revient sur cet acquis. À Saint-Domingue, les esclaves refusent ce retour en arrière et obtiennent une victoire éclatante sur les troupes envoyées par Bonaparte. Suite à ce désastre, l’abolition de l’esclavage restera longtemps un sujet tabou au sein des élites françaises. Il fallut que l’Angleterre procède à cette réforme en 1834 pour qu’à nouveau certains politiques éclairés proposent de faire de même. Cependant, ce n’est qu’avec la Seconde République en 1848 qu’une telle décision fut prise, sous l’impulsion de Victor Schoelcher.


Quelques enseignements ou rappels sur La Réunion

Trois auteurs locaux ont contribué à la rédaction de l’ouvrage. Françoise Vergès a réalisé un article intitulé «Comité pour la Mémoire de l’esclavage». Yvan Combeau s’est chargé de «la départementalisation de La cafreRéunion». Reine-Claude Grondin est la plus «productive» puisqu’elle a notamment rédigé les articles intitulés : «cafre», «créole», «Indien (océan)», «Lacaussade», «Leblond», «Leconte de Lisle», «marron», «La Réunion» ou encore «Sarda Garriga». On regrettera néanmoins l’absence d’une quelconque entrée pour «L’Abbé Grégoire».
De façon chronologique, on débutera par l’article «Abolitions de l’esclavage» qui souligne que la première abolition de l’esclavage, rendue possible par le décret du 4 février 1794 n’a pas été appliquée dans les colonies de l’Océan indien. Pas un soldat n’a été dépêché pour faire respecter cet ordre.
L’article «Temps forts» rappelle que si Madagascar n’est pas conquise plus vite, cela est dû à la présence de missions aussi bien catholiques que protestantes sur place. Si ces dernières jouent bien de leur influence en obtenant les faveurs de la reine, les Réunionnais poussent la métropole à conquérir l’île. En 1885, la partie semble mieux engagée pour la France puisque un traité admet le «protectorat» de Paris. Il faut cinq ans pour que Londres l’accepte. Néanmoins, le refus de la reine de reconnaître ce traité, en 1894, entraîne la conquête de Gallieni en 1897. L’article «Réunion» met en valeur que cette conquête, «voulue par les Réunionnais pour résoudre la question sociale grâce à l’émigration», (...) contribue à la dévitalisation de l’île, désertée par ses élites.» (p. 562).
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L’entrée «Abd el-Krim» rappelle que le célèbre résistant marocain [photo ci-contre], doit se rendre en mai 1926. Il est ensuite exilé à La Réunion. Dans la même notice, il est souligné que ce lieu de bannissement avait déjà été utilisé pour l’empereur d’Annam, le sultan des Comores ou encore la reine Ravalona III de Madagascar.

À propos de l’article «cafre» Reine-Claude Grondin écrit enfin : «L’abolition n’a pas débouché sur l’intégration des cafres, désignés péjorativement par l’expression "nouveaux citoyens". S’ils ne sont pas officiellement discriminés, leur image est restée marquée par la période servile et s’exprime dans les expressions populaires telle "le cafre a sept peaux", souvenir de sa résistance au fouet et à la tâche encore qu’il a de "vilaine manières" sous-entendant son caractère "primitif". La Réunion n’a pas participé au mouvement de valorisation du "nègre" qu’ont connues les Antilles.» (p. 160).

 

Des critiques
«Ce dictionnaire s’adresse à tout un chacun», dit Claude Liauzu. Néanmoins, on peut regretter que, dans la rédaction des articles, la contextualisation ne soit pas mieux élaborée. Les articles étant souvent très courts, le lecteur a parfois du mal à saisir toute l’importance de tel ou tel fait s’il ne possède pas un certain nombre de souvenirs d’Histoire.
En outre, un propos introductif qui met en évidence la spécificité mais aussi les points communs que la colonisation française partage avec celles entreprises par l’Angleterre, le Portugal ou encore l’Allemagne aurait été pertinent.
Les auteurs ne sont pas signalés à la fin des articles et il faut aller les chercher systématiquement au début de l’ouvrage selon un procédé qui n’est pas aisé (qui a écrit l’article intitulé «Abolitions de l’esclavage» ?). En outre, il n’y a pas de photographies ou d’illustrations. En revanche, le lecteur trouvera un certain nombre de cartes.
Dans le chapitre intitulé «Temps fort», on ne peut que regretter qu’aucun bilan humain ne soit donné. Les massacres de Sétif, le 8 mai 1945, l’insurrection à Madagascar, en 1947, sont signalés sans souligner leur ampleur...
De façon plus secondaire, on peut mentionner que Zinedine Zidane est cité mais non Lilian Thuram. En revanche, on remarquera que le refus de Christian Karembeu de chanter La Marseillaise, ou le fameux RAronmatch France-Algérie de 2001 sont remis en mémoire (articles “sports” et “Zinedine Zidane”). En effet, son grand-père, un kanak, avait été amené en France afin de représenter un “cannibal” lors de l’exposition coloniale de 1931.
Enfin, on dirait que les auteurs plutôt de droite sont moins cités que ceux de gauche. Les deux ouvrages de Raymond Aron [photo ci-contre] sur la guerre d’Algérie ne sont pas mentionnés. Si Lénine est cité, Hannah Arendt l’est rarement (cette dernière n’est d’ailleurs ni de droite ni de gauche).

Matthieu Damian
Article paru dans Témoignages
le jeudi 10 mai 2007 (pages 4 & 5)

URL : http://www.temoignages.re/article.php3?id_article=22065
 

 

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1944 par le Dr Raymond Vergès

 

 

 

 

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"Album de la Réunion"

 

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le Bernica, vue prise de la Chaussée, Saint-Paul

 

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Passage de la rivière des Remparts ; extrait du Voyage de Bory de Saint-Vincent (1801)

 

 

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18 mai 2007

réponse à Catherine Coquery-Vidrovitch (Daniel Lefeuvre)

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réponse à Catherine Coquery-Vidrovitch

Daniel LEFEUVRE

 

Catherine Coquery-Vidrovitch me fait l’honneur de publier, sur le site du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire, un long compte rendu consacré à mon livre Pour en finir avec la repentance coloniale.

 

les Repentants existent-ils ?

Dans ce texte quelque peu confus, C. Coquery-Vidrovitch me reproche, d’abord, de n’avoir pas respecté «les règles élémentaires d’un historien» en ne définissant pas rigoureusement le milieu des repentants auquel je m’attaque, en confondant dans le même mouvement des politistes, des historiens «non universitaires» et quelques collègues, dont elle-même, Tariq Ramadan, et certains médias. Bref, je construirais, pour les besoins de ma (mauvaise) cause, un «adversaire collectif» sorti tout droit de mon imagination.

Ainsi, pour C. Coquery-Vidrovitch rien ne permettrait de repérer un courant d’opinion prônant la condamnation – et non pas la connaissance et la compréhension - du passé colonial de notre pays et exigeant de l’État, par la voix de ses plus hauts représentants, des manifestations de regrets et des demandes d’excuse auprès des victimes – ou plutôt de leurs descendants – de ce passé, sous le prétexte que ce courant serait hétérogène, constitué de personnalités diverses par leurs statuts comme par leurs motivations, s’appuyant sur des positions institutionnelles (Ligue des Droits de l’Homme ou MRAP) ou des organisations (Indigènes de la République)  et bénéficiant d’un accès privilégié à certains médias (Le Monde diplomatique par exemple).
Depuis quand, l’homogénéité d’un groupe de pression serait-il nécessaire à son existence ?

 

islamophobie / islamophilie

C. Coquery-Vidrovitch relève ensuite les «bourdes» qui émailleraient mon texte, notamment lorsque j’avance l’idée que loin d’avoir été uniment islamophobe, la culture coloniale a été 02957empreinte d’islamophilie, comme l’atteste la personnalité d’Augustin Berque. «Augustin Berque comme porte-parole de l’opinion publique en matière d’islam ?», la référence fait sourire mon critique.
Inutile de rappeler à Coquery-Vidrovitch ce que Bourdieu disait de cette notion d’opinion publique. Si j’ai fait référence à A. Berque c’est qu’il était chef du service des Affaires indigènes au sein du Gouvernement général de l’Algérie et qu’à ce titre son opinion est révélatrice d’une culture et d’une pratique de l’administration coloniale et, plus généralement, de l’État français. Bien d’autres exemples de la politique d’égard de la France vis-à-vis de l’islam peuvent être produits (respect par l’armée des prescriptions musulmanes, construction de la Grande Mosquée de Paris… ainsi que la politique du Royaume arabe esquissée par Napoléon III et que cite d’ailleurs C. Coquery-Vidrovitch). Certes, cette politique d’égard s’est accompagnée, tout au long de la période coloniale, d’une surveillance du culte musulman, mais celle-ci était d’ordre politique et non pas d’ordre religieux.

Je confesse une erreur, et C. Coquery-Vidrovitch a raison de me reprendre sur ce point : ce n’est pas tout le Nigéria qui applique la charia mais certaines provinces du Nord de ce pays. En revanche, comment admettre la complaisance avec une législation qui bafoue la dignité et le droit des femmes, que manifeste C. Coquery-Vidrovitch qui ne craint pas d’affirmer que les dirigeants islamistes des provinces en cause «font mine de l’appliquer» uniquement pour embarrasser le gouvernement central, aucune condamnation n’ayant été à ce jour exécutée. Mais que des femmes aient été condamnées pour «adultère», qu’elles aient vécu et vivent encore sous la contrainte et la menace d’un islamisme réactionnaire ne semble pas émouvoir plus que cela notre historienne qui paraît faire bon marché à cette occasion des valeurs du combat féministe. Décidément, je crois que certains rapprochements avec Tariq Ramadan ne sont pas infondés et je constate, hélas, que l’actualité récente me donne raison : on ne fait pas «mine» d’appliquer la charia dans les provinces du Nord du Nigeria.

 

les Algériens étaient français

Aussi sourcilleuse avec la réalité historique qu’elle affirme l’être, C. Coquery-Vidrovitch commet elle-même, dans son compte rendu quelques «bourdes» qui méritent d’être rectifiées. D’abord lorsqu’elle s’indigne queFRCAOM08_9FI_00164R_P je qualifie - «improprement» selon elle - les Algériens de Français, alors que «l’honnêteté historique» aurait dû me rappeler que «les Musulmans vivaient dans trois département français, mais qu’ils n’y étaient pas Français». Cette assertion témoigne d’une vision quelque peu étroite, en tout cas confuse, des réalités algériennes.

L’ordonnance royale du 22 juillet 1834, qui fait de l’ancienne Régence une possession française, conduit la cour d’Alger à juger, le 24 février 1862, que de ce fait, les indigènes d’Algérie étaient devenus des sujets français. Confirmant cette interprétation, le sénatus consulte du 14 juillet 1865 «sur l’état des personnes et la naturalisation en Algérie»  précise, dans son article premier, que «L’indigène musulman  est Français ; néanmoins il continuera à être régi par la loi musulmane.» Autrement dit, et cela est également vrai pour les Juifs résidant sur le territoire de l’ancienne régence d’Alger, le sénatus consulte opère une distinction entre la nationalité et la citoyenneté – au demeurant moins étanche qu’on ne le prétend généralement, la nationalité conférant, de fait, certains éléments de citoyenneté - celle-ci pouvant être acquise à la suite d’une démarche volontaire entraînant l’abandon des statuts personnels.

C’est d’ailleurs cet abandon que le décret Crémieux du 24 octobre 1870  impose aux Juifs du Nord de l’Algérie lorsqu’il leur accorde collectivement la citoyenneté (et non pas la nationalité dont ils jouissaient déjà) française. En Algérie, comme en métropole, les Algériens sont donc bien des Français et la critique de C. Coquery-Vidrovitch est sans fondement. Il n’est pas inintéressant de souligner que le décret du 25 mai 1881, «relatif à la naturalisation des Annamites», étend à la Cochinchine des dispositions similaires.

 

code de l'indigénat

FRCAOM08_9FI_00219R_PC. Coquery-Vidrovitch, toujours en délicatesse avec cette chronologie, chère aux positivistes qu’elle semble dédaigner, commet une deuxième «bourde» lorsqu’elle date de 1894, la promulgation du régime de l’Indigénat en Algérie («avant d’être généralisé ailleurs», ajoute-t-elle). En réalité, expérimenté en Kabylie en 1874 (décret du 29 août), à la suite de l’insurrection de 1871, l’indigénat a été étendu à l’ensemble des Algériens musulmans (non citoyens) résidant dans les communes-mixtes du territoire civil par la loi du 28 juin 1881. L’extension, sous des formes et avec des contenus variés, aux autres colonies, n’a pas attendu 1894 : elle intervient au Sénégal et en Nouvelle-Calédonie dès 1887 et en Indochine en 1890. Mais il est supprimé dès 1903 en Cochinchine tandis qu’en Algérie, il est très largement vidé de son contenu, au fur et à mesure que le Parlement en vote la prorogation et, en particulier, après la Première Guerre mondiale.

 

"pression du patronat" ?

Je me contredirais d’une page à l’autre à propos de la politique migratoire de la France à l’égard des Nord-Africains. Je crains, sur ce plan, que Coquery-Vidrovitch m’ait lu trop rapidement. Indiscutablement, au cours de la Première Guerre mondiale, pour son effort de guerre, la France a recruté massivement, en même temps que des soldats, de la main-d’œuvre coloniale, au Vietnam, en Algérie et au Maroc principalement, procédant même, à partir de 1916, à une «véritable chasse à l’homme».

Mais, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et contrairement aux affirmations hasardeuses de Pascal Blanchard, dont C. Coquery-Vidrovitch se fait l’avocate, l’État ne s’est pas attaché à faire venir des Algériens «sous la pression du patronat». Ils venaient, spontanément et de plus en plus nombreux, chercher en France le travail et les revenus qu’ils ne trouvaient pas en Algérie. Le rôle de l’État n’a donc pas été de répondre aux demandes d’un patronat avide de main-d’œuvre à bon marché. Bien au contraire, il s’est efforcé d’imposer au patronat, qui n’en voulait pas, l’embauche de travailleurs algériens, par la mise en œuvre d’une politique de préférence nationale.

Toute autre est la situation des Marocains recrutés pour une trentaine de milliers d’entre eux par les Charbonnages de France, ce qui confirme que les causes du rejet de la main-d’œuvre algérienne par le patronat français ne se réduisent pas à un «racisme anti-maghrébin». Quant au terme «nord-africain», s’il apparaît dans mon livre comme synonyme d’Algériens, ce n’est pas, comme le croit C. Coquery-Vidrovitch, que j’ignore qu’il s’appliquerait aussi aux Marocains, mais parce qu’au-delà de son acception géographique, il a revêtu une définition historique et parce que la littérature administrative, notamment, l’utilise, des années 1920 jusqu’à la fin des années 1950, comme synonyme d’Algériens.

Concernant les Algériens qui assurent avoir été démarchés par des «agents patronaux», loin de faire «bon marché» de leurs témoignages, je les cite et si j’en réfute, non pas la sincérité, mais le bien-fondé, c’est justement après les avoir analysés et m’être attaché à débusquer l’origine du quiproquo, notamment grâce aux archives du Gouvernement général et à un article publié par Alger Républicain. Il ne me semble pas que l’historien sorte de son rôle en passant les témoignages au crible de la critique historique, fussent-ils les témoignages des «victimes» de l’histoire.

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travailleurs immigrés

Au-delà du cas d’espèce, c’est la méthode que C. Coquery-Vidrovitch met en cause puisqu’à ses yeux «exemples ne font pas preuve». Un exemple, je veux bien, mais une suite d’exemples, d’origines diverses (de préfets, de milieux patronaux, d’un journal proche du Parti communiste algérien et d’un grand quotidien algérien) crée, me semble-t-il, un ensemble suffisamment cohérent pour conforter une hypothèse et justifier une affirmation. C. Coquery-Vidrovitch est parfaitement en droit de contester celle-ci. Mais alors qu’elle avance ses propres arguments.

 

"Profits immenses"

Menteur par omission, ensuite, parce que je reproche à Claude Liauzu d’appuyer son affirmation que la colonisation a été l’occasion de «profits immenses», sur deux exemples. Tiens ! six exemples d’un livre deDAFANCAOM01_30FI088N043_P Lefeuvre témoignent de l’incompétence de l’auteur, mais deux exemples d’un livre de Liauzu auraient valeur démonstrative !
Le procès de Catherine Coquery-Vidrovitch est d’autant plus mal venu, sur ce point, que, page 129 de mon essai je souligne que «toute une série de sociétés coloniales sont, avant la Première Guerre mondiale, de bonnes  affaires pour leurs actionnaires».
Mais je rappelle aussi, m’appuyant sur les travaux de Jacques Marseille, que la mortalité des entreprises coloniales, en particulier du secteur minier, a été beaucoup plus élevée que la mortalité des entreprises métropolitaines et qu’il est donc inexact de présenter l’investissement dans les colonies comme une poule aux œufs d’or. C’était, bien souvent, un pari hasardeux, dont de nombreux rentiers ont fait les frais.

 

 

domination coloniale : totalitarisme ?

Je déformerais «outrageusement» la pensée de mes «adversaires». D’abord en accusant «Le livre noir du colonialisme de présenter le nazisme comme un héritage colonial». Une première remarque : s’appuyant sur une lecture me semble-t-il superficielle d’Hannah Arendt, Marc Ferro reproche aux historiens qui travaillent sur les régimes totalitaires d’avoir «omis de s’apercevoir qu’au nazisme et au communisme, elle avait associé l’impérialisme fichiercolonial» [M. Ferro, Le livre noir du colonialisme, p. 9]. Derrière le paravent d’H. Arendt, M. Ferro analyse donc bien la domination coloniale comme une des trois formes du totalitarisme. Compte tenu de son antériorité chronologique sur l’Union soviétique stalinienne et sur l’Allemagne nazie, ce serait même la première forme historique du totalitarisme. Pointer cela n’est en rien trahir la pensée du maître d’œuvre du Livre noir. Dans les pages qui suivent, celui-ci s’efforce d’entretenir une certaine filiation entre conquête et domination coloniales d’une part et nazisme d’autre part. Comment lire autrement cette affirmation  [p. 28] : «Autre forme de racisme, pas spécialement occidentale : celle qui consiste à estimer qu’il existe des différences de nature ou de généalogie entre certains groupes humains. La hantise principale porte alors sur le mélange ; mais cette hantise peut avoir des relents biologiques et criminels, le croisement étant jugé, par les nazis notamment, comme une transgression des lois de la nature

Ensuite, pensant «faire de l’esprit» je m’attaquerais à «une utile édition de sources récemment publiée» par Gilles Manceron. C. Coquery-Vidrovitch est une nouvelle fois en délicatesse avec la chronologie. L’ouvrageimg_pres_long_3317 auquel elle fait référence (voir sa note 6) n’a été publié qu’en février 2007, soit plus de cinq mois après le mien et je puis assurer que ni G. Manceron ni son éditeur ne m’en ont communiqué le contenu avant sa publication. Je ne m’essaie donc pas «à faire de l’esprit» à l’égard d’un ouvrage que je ne pouvais pas avoir lu et lorsque je dénonce le rapprochement fait entre la colonisation et les pratiques d’extermination mises en œuvre par les armées nazies dans l’Europe occupée, c’est au précédent livre de G. Manceron que je fais explicitement référence [Marianne et les colonies, p. 295], citation sourcée en note de bas de page à l’appui.

 

 

colonies et "caisses de l'État"

Je témoignerais d’une singulière «malhonnêteté intellectuelle» en mettant en cause une affirmation de C. Coquery-Vidrovitch, selon laquelle, dans l’entre-deux-guerres «le Maghreb allait à son tour remplir les caisses de l’État, et surtout des colons et des industriels intéressés, grâce aux vins et au blé FRCAOM08_9FI_00572R_Pd’Algérie, et aux phosphates du Maroc»  puisque j’aurais pris soin de «taire la phrase suivante» : «mais comme l’a montré Jacques Marseille, ce soutien fut de bout en bout un leurre.»

Je renvoie évidemment le lecteur au texte original de C. Coquery-Vidrovitch ("Vendre : le mythe économique colonial",  dans P. Blanchard et alii, Culture coloniale, 1871-1931, éditions Autrement, 2003, p. 167) : il constatera de lui-même que la phrase suivante est, en réalité, le début d’un nouveau paragraphe qui ne prolonge pas la même démonstration, puisque le «leurre» renvoie au fait que «l’économie coloniale, toujours prônée par les gouvernements successifs, eut pour effet majeur de protéger l’économie française de façon malthusienne».
Ajouter cela, n’invalide donc pas, ni même ne nuance, la «bourde» de l’historienne qui feint d’ignorer – peut-être pour être dans le ton de l’ouvrage auquel elle participe - qu’à partir des années 1930, non seulement le Maghreb ne remplit pas les caisses de l’État, bien au contraire, mais encore que les colons subissent une crise de trésorerie dramatique qui aurait conduit la plupart à la faillite si la Métropole n’avait volé à leur secours (voir l’article de René Gallissot sur la révolte des colons tondus du Maroc qui vaut aussi pour les colons algériens étranglés par un niveau d’endettement auquel la plupart ne peuvent plus faire face, dans L’Afrique et la crise de 1930, RFHOM, 1976, sous la direction de C. Coquery-Vidrovitch elle-même).

Mais - et je l’ai bien compris - il ne faut pas prendre au pied de la lettre les affirmations de notre historienne, car on risquerait alors de la faire passer pour une «idiote». Ce qu’elle écrit doit donc être interprété et j’attends donc qu’elle livre, avec ses textes, un mode de lecture pour m’éviter toute interprétation malveillante. Curieusement dans son compte rendu, C. Coquery-Vidrovitch préfère garder le silence sur une autre de ses affirmations que je critique pourtant : «C’est seulement à partir des années 1950 […] que l’Afrique noire à son tour, allait soutenir l’économie française» ["Vendre : le mythe économique colonial", p. 169]. Sans doute, là encore, ne faut-il pas prendre au pied de la lettre cette affirmation.

 

quel soutien l’Afrique noire apporta-t-elle à l’économie française entre 1950 et 1959 ?

FRCAOM08_9FI_00208R_P- Un soutien financier ? Jamais, au cours de cette période, ni l’AOF, ni l’AEF ne dégagèrent une balance commerciale positive avec la France, leur déficit commercial cumulé s’élevant à 3 988,6 millions de NF, pour l’essentiel couvert par des transferts de fonds publics en provenance de la métropole.
- Un soutien économique ? Entre 1950 et 1959, l’AOF et l’AEF réunies absorbent autour de 10 % du total des exportations françaises, avec, d’ailleurs au fil des ans, une tendance à l’effritement, et livrent environ 7,2 % des importations. 10 %, 7 %, ce n’est pas négligeable, et bien entendu, pour certains produits la part de l’Afrique noire française était beaucoup plus élevée, mais tout de même, cela ne justifie aucunement qu’on parle de «soutien» à l’économie française. D’autant que C. Coquery-Vidrovitch omet de s’interroger sur le financement du commerce extérieur de l’Afrique française, largement pris en charge par le contribuable français.

Je n’ignore évidemment pas l’enquête quantitative sur la réalité détaillée des différents territoires de l’empire, colonie par colonie, entreprise sous sa houlette, à laquelle Jacques Marseille a participé et dont il a utilisé les résultats dans sa thèse. Lectrice un peu plus attentive, C. Coquery-Vidrovitch n’aurait pas manqué de voir, dans mon livre, des références à ce travail, notamment un tableau sur la démographie des sociétés coloniales qui contredit l’idée d’un eldorado colonial.

Mais, depuis cette enquête, au demeurant inachevée et incomplètement publiée, d’autres travaux ont été menés et, s’agissant du poids des colonies sur le Trésor public métropolitain, C. Coquery-Vidrovitch n’ignore pas la contribution du même Jacques Marseille, présentée lors du colloque Finances [J. Marseille, "La balance des paiements de l’outre-mer sur un siècle, problèmes méthodologiques", dans La France et l’outre-mer, Un siècle de relations monétaires et financières, CHEFF, 1998] qui fait, non pas de la conquête, mais de la domination coloniale un «tonneau des Danaïdes» pour les contribuables français. À ma connaissance, cette démonstration n’a pas été invalidée, y compris par l’africaniste C. Coquery-Vidrovitch. Pourquoi ?

L’affirmation selon laquelle «l’économie coloniale, toujours prônée par les gouvernements successifs, eut pour effet majeur de protéger l’économie française de façon malthusienne» repose elle-même sur une série d’erreurs factuelles : le pacte colonial ne s’est pas toujours ni partout déployé dans l’espace colonial français, ne serait-ce que parce que des conventions internationales ne le permettaient pas (la Conférence de Berlin définit des zones de libre-échange pour les pays du bassin du Congo, tandis que l’acte final de la conférence d’Algésiras – 7 avril 1906 – réaffirme le principe de la «porte ouverte» au Maroc). Le pacte colonial est ensuite largement abandonné, au moins pour l’Afrique du Nord, à partir de Vichy.

Cette affirmation témoigne aussi, et c’est sans doute plus grave, d’une conception systémique de l’histoire coloniale qui gomme la diversité des situations dans les espaces coloniaux et dans les durées de la domination coloniale, mais aussi les stratégies diverses prônées ou suivies par les différentes administrations coloniales ou les milieux patronaux. Je renvoie à mon tour, C. Coquery-Vidrovitch à une lecture plus attentive de la thèse de Jacques Marseille.

 

positivisme

Victime d’«un positivisme simplificateur», je m’attacherais à compter un par un le nombre des victimes des conquêtes coloniales en ignorant – volontairement ou par bêtise – «la complexité des facteurs historiques». Sur ce plan, le débat est effectivement d’ordre méthodologique. Ce mépris pour le «positivisme» dont C. Coquery-Vidrovitch témoigne, justifie qu’on puisse dire tout et n’importe quoi. Elle ne s’en prive d’ailleurs pas, dans Le livre noir du colonialisme (p. 560), lorsqu’elle affirme que la guerre d’Algérie aurait fait un million de victimes parmi la population algérienne musulmane.

C. Coquery-Vidrovitch, qui me reproche d’ignorer les travaux d’André Prenant, sait pertinemment qu’elle 383470_471498énonce, là, un mensonge grossier, forgé par la propagande du FLN et qui sert, aujourd’hui encore, à conforter le pouvoir des dictateurs algériens : tous les travaux des démographes et des historiens français (d’André Prenant à Charles-Robert Ageron, de Benjamin Stora à Guy Pervillé et Gilbert Meynier) ont infirmé ce chiffre et proposé des estimations beaucoup plus basses : 250 000 morts environs, parmi lesquels, selon Gilbert Meynier, environ 200 000 auraient été victimes de l’armée française et 50 000 du FLN. Tout comme est mensonger le chiffre d’un million de morts liés à la conquête de l’Algérie, qui ignore l’ampleur de la catastrophe démographique des années 1865-1868, tout à la fois alourdie ET amortie par le fait de la colonisation, comme je me suis attaché à le montrer dans mon livre.

 

 

 

 

immigration coloniale et Trente Glorieuses

Mon «étroitesse d’esprit» m’interdirait également de penser le rôle de l’immigration coloniale en France au-delà du pourcentage global – moins de 1 % de la population active – qu’elle représenterait, ce qui conduit C. Coquery-Vidrovitch à m’inviter à regarder du côté des catégories professionnelles.

Qu’elle me permette à mon tour de l’inviter à lire un peu plus sérieusement les livres qu’elle entend critiquer : que ce soit pour les années 1920 comme pour celles d’après la Seconde Guerre mondiale, c’est très précisément ce que je fais, en m’attachant, notamment pages 145, 146 (note 1) et 156, à mesurer le poids de cette immigration selon les principaux secteurs d’activité ou en fonction des catégories professionnelles dont elle relevait. Et, loin d’invalider la conclusion que le pourcentage global autorise, cette ventilation sectorielle ne fait que la renforcer : l’immigration d’origine coloniale a bien joué un rôle économique marginal dans les reconstructions d’après-guerre et au cours des Trente Glorieuses.

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grève à Renault-Billancourt

Quant au «commentaire» qui biaiserait les statistiques que je présente, j’attends que C. Coquery-Vidrovitch veuille bien le citer. Que les quatre-cinquièmes des OS employés par Renault dans ses usines de Billancourt ne soient pas des travailleurs coloniaux ne signifie évidemment pas que ceux-ci n’ont pas contribué à la production automobile française, ou, pour d’autres secteurs, à la production nationale. Cela veut simplement souligner que, même dans la plus grosse des entreprises françaises employeuses de main-d’œuvre coloniale, cette dernière n’a pas joué le rôle central que certains lui prêtent.

Contrairement à C. Coquery-Vidrovitch, sur tous ces points – bilan des victimes des guerres coloniales ; bilan de l’exploitation économique des colonies et des populations colonisées ; rôles des soldats coloniaux constantine_camiondurant les guerres mondiales, etc. ; rôle de la main-d’œuvre coloniale dans la croissance française – je crois en effet que le premier devoir de l’historien est d’établir les données les plus précises possibles (au passage, on pouvait espérer de C. Coquery-Vidrovitch plus de précision à propos de l’enfumade qui aurait été perpétrée, en 1931, en Oubangui-Chari qu’elle se contente d’évoquer). C’est seulement à partir de ce socle de connaissances «positives» que des interprétations peuvent être proposées.

Et, toujours contrairement à mon censeur, je ne pense pas qu’on puisse faire dire ce que l’on veut aux statistiques, dès lors qu’elles sont honnêtement construites. Jean Bouvier, qui dirigea mon mémoire de maîtrise sur L’Industrialisation de l’Algérie dans le cadre du plan de Constantine et Jacques Marseille qui dirigea ma thèse n’ont, à ma connaissance, jamais dit autre chose ni pratiqué autrement.

Le relativisme dans lequel C. Coquery-Vidrovitch se complet actuellement,  adossé à - ou rendu nécessaire par - un tiers-mondisme qui l’amène à minimiser le poids que la charia fait peser sur les femmes de «deux ou trois provinces» du Nord du Nigéria et à justifier la propagande des dictateurs algériens – conduit à tourner le dos aux principes fondamentaux de la discipline historique.

 

racisme

C. Coquery-Vidrovitch se scandalise du fait que, dans un chapitre consacré à la mesure et aux origines du Gastaut_immigration_couvracisme dans la société française actuelle, je cite un sondage de novembre 1996 – tiré de la thèse de Yves Gastaut, L’immigration et l’opinion en France sous la Ve République, Le Seuil, 2000 – qui indique que 42 % des Français estiment que tous les hommes appartiennent à la même race tandis que 38 % admettent l’existence de races mais sans établir entre elles une hiérarchie. Au total, l’inégalité des races serait admise par un cinquième de la population. C. Coquery-Vidrovitch, croit pouvoir dire que je trouverais rassurant ce résultat et que j’en serais content, alors qu’elle-même s’en inquiète. Nos «subjectivités» seraient donc différentes et me voilà, au détour d’une phrase, rendu suspect d’une coupable indulgence pour les sentiments racistes d’une fraction de nos compatriotes, à moins que je ne partage ce sentiment ! Tout cela n’est pas raisonnable.

Ce que montre la thèse d’Y. Gastaut c’est, premièrement que le racisme est un sentiment largement rejeté par la société française, comme la mobilisation des habitants de Montfort-sur-Meu (Ille-et-Vilaine) en ont apporté une nouvelle démonstration au mois de mars dernier en se mobilisant contre l’expulsion des travailleurs maliens employés par l’abattoir de la commune. Ce qu’elle montre ensuite c’est que le racisme actuel, réel par ailleurs, même s’il n’est pas aussi répandu qu’on [en particulier le MRAP et toutes les organisations dont le fond de commerce repose sur la supercherie d’une France malade du racisme] tente de nous le faire croire, ne relève pas d’abord de la subsistance d’une «culture coloniale» dans la France contemporaine mais de mécanismes actuels qui doivent plus à la crise sociale et identitaire que notre pays traverse et aux violences – application de la charia, appels aux meurtres, attentats, massacres … - perpétrés à travers le monde par les fascistes islamistes de tout poil.

 

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"post-colonialité"

Enfin, C. Coquery-Vidrovitch brocarde mon inculture à propos de la post-colonialité. Je me sens, sur ce plan en bonne compagnie, puisqu’Éric Hobsbawn lui-même ne craint pas de railler les «errements de l’histoire post-coloniale» dans sa préface au livre de C. A. Bayly, La Naissance du monde moderne (traduction française, Les Editions de l’Ateliers, 2007, p. 14). Mais évidemment, raillerie pour raillerie, cette réponse n’est pas suffisante et comme le sujet est important, non pas, à mon sens, du fait de la valeur heuristique de ce faux concept mais parce qu’il devient un phénomène de mode, je serais ravi d’engager, sur le fond, le débat avec Catherine Coquery-Vidrovitch et j’espère qu’elle voudra bien accepter mon invitation à participer aux journées d’études que je co-organise à Paris 8 Saint-Denis, au début de la prochaine année universitaire, sur le thème : La France est-elle une société post-coloniale ?

Je rejoins C. Coquery-Vidrovitch sur la nécessité d’être vigilant face aux usages publics et politiques de l’histoire. Mais cette vigilance suppose, d’abord, des historiens qu’ils ne se trompent pas de métier. Ni juges, ni même juges d’instruction, ils ne sont pas là pour instruire le procès du passé et des acteurs de ce passé, fût-il le passé colonial. Ils sont là pour l’étudier, principalement à partir des archives de toute nature que ce passé nous a léguées, pour le connaître et le comprendre. En s’attachant à défendre l’indéfendable et à contester l’incontestable, outre les remarques qu’elle appelle de ma part, la critique que C. Coquery-Vidrovitch fait de mon livre, sous prétexte de me donner une leçon d’histoire, conforte le mésusage de l’histoire dont elle s’inquiète par ailleurs.

Daniel Lefeuvre
Professeur d’histoire contemporaine
Université Paris VIII-Saint-Denis

 

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usine de Sisal, Mali (source)

 

* cf. "Réplique à un argument de Catherine Coquery-Vidrovitch : un historien peut-il faire dire ce qu'il veut aux statistiques ?" (Michel Renard)Diapositive1

 

 

 

 

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14 septembre 2006

La dernière frappe du révisionnisme médiatique (Mohammed Harbi et Gilbert Meynier)

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La dernière frappe du révisionnisme

médiatique *

Mohammed HARBI et Gilbert MEYNIER

 

 

Réflexions sur le livre de BENAMOU Georges-Marc, Un mensonge français. Retours sur la guerre d’Algérie, Robert Laffont, Paris, 2003, 345 p., prix : 21 €

La crise algérienne donne lieu, ici et là, en France, à des tentatives pour réhabiliter moralement la colonisation et l’absoudre de ses péchés. Faute de parvenir à concevoir un rapport d’égalité avec l’Algérie, les nostalgiques de l’ordre colonial œuvrent à la déconstruction de la mémoire collective que le peuple algérien garde de la domination française. Ce projet et la stratégie de sa mise en œuvre ne sont pas séparables. Le seul moyen pour assurer le succès, c’est de ne pas reculer devant la pratique du détournement, de l’occultation des travaux des historiens qui portent un regard neuf sur les rapports franco-algériens en les dépouillant de leur lot de ressentiments et de mythes.

Le genre qui convient le mieux à la falsification de l’histoire est l’examen d’un problème en pièces détachées. On peut dès lors faire de l’histoire tout en affirmant n’avoir pas l’intention d’en faire. Georges-Marc Benamou est coutumier de cet exercice. Dans l’exploitation du révisionnisme médiatique, voici un travail rapide qui accumule les erreurs et les omissions (1), multiplie les citations sans références, et convoque surtout des témoignages et des ouvrages de seconde main. Même s’ils sont incidemment cités, des historiens aussi fondamentaux que Charles-Robert Ageron n’ont pas été lus. Bien que cité dans la bibliographie, mon (MH) FLN, mirage et réalité (2), n’est pas utilisé. Mon (GM) Histoire intérieure du FLN (3) est citée une fois, et sur une question de détail. Le grand livre sur la guerre d’Algérie de l’historien allemand Harmut Elsenhans (4), est ignoré. D’autres, aussi fondamentaux que ceux de Sylvie Thénault, de Raphaëlle Branche (5) et de Jacques Frémeaux (6), ne sont pas davantage connus. Dès sa sortie à l’automne 2003, Un Mensonge français a fait l’objet d’un battage médiatique ; il a eu droit notamment, à une heure de grande écoute, à une tribune dans l’émission présentée par Arlette Chabot, Mots croisés, où le seul historien présent, Fouad Soufi, n’a pratiquement pas pu intervenir ; et à d’autres appréciations qui, de même, se conformaient souvent à l’éthique des clubs d’admiration mutuelle qui sont structurellement la norme de fonctionnement des réseaux médiatiques parisiens. Pourtant il a été critiqué, parfois vivement, dans quelques journaux. Notamment Benjamin Stora en a fait dans Le Monde un compte-rendu critique, tout en laissant entendre que le livre ouvrait certaines pistes.

Non que Benamou, de fait, ne pose pas quelques questions vraies – mais celles qu’il pose sont partielles. Et il leur donne des réponses dans un certain air du temps : dans l’histoire algéro-française, il n’apprécie que le delta sans quasiment dire un mot du fleuve dont il a charrié les alluvions.
Pratiquement pas un mot sur le bientôt bi-séculaire contentieux franco-algérien. À peine une douzaine de lignes, page 250, en remords furtivement tardif, sur les ignominies coloniales qui ont pesé si lourd. Même pas un rappel de la sanglante conquête de l’Algérie ; si l’on y décompte les centaines de milliers de morts de la famine de 1868, produite sur le lit du bouleversement du mode de production communautaire sous les coups de l’intrusion du capitalisme, elle coûta à l’Algérie autour d’un million de morts, soit pas loin d’un tiers de sa population. Rien sur les brutales répressions des insurrections qui s’ensuivirent au XIXe siècle, rien sur celle de l’insurrection de l’Aurès en 1916-1917. Si les milliers de victimes de l’insurrection du Constantinois au printemps 1945 sont notées à la va-vite (7) (mais dites de responsabilités algériennes éventuelles), rien sur le bilan humain global de la guerre de 1954-1962.

 

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Théodore Gudin, Attaque d'Alger par la mer

 

Si l’historien ne peut à l’évidence retenir les chiffres algériens officiels de mobilisation victimisante, et si l’on retient l’évaluation plausible de Charles-Robert Ageron (8) - historien à qui l’on peut faire confiance -, la guerre de 1954-1962 aurait tué autour de 250 000 Algériens, ce qui, rapporté à la population, représente le nombre de morts de l’épouvantable guerre d’Espagne quatre lustres plus tôt. A peine plus de choses sur les «interrogatoires poussés» qui, dans le jargon militaire français, désignaient la torture institutionnalisée ; rien sur les «corvées de bois», qui désignaient les exécutions sommaires de prisonniers, théoriquement abattus en tentant de s’enfuir. Les archives militaires françaises nous apprennent que, sous cette rubrique, il y eut, de 1955 à 1962, selon les décomptes officiels français, 21 132 «rebelles abattus lors d’une tentative de fuite» (9). Silence enfin sur les camps de regroupement, que l’on connaît notamment grâce au beau rapport de Michel Rocard (10), qui enfermèrent plus du quart de la population civile algérienne et furent si gros de déracinements, d’exils et de déchirements du tissu social. Sur ce sujet, l’ouvrage de Michel Cornaton, celui de Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, ainsi que l’article synthétique de Charles-Robert Ageron, ne sont pas cités (11).

Pas un rappel non plus, même succinct, de la spoliation foncière qui porta pendant l’Algérie française en superficie sur 2/5 des terres, mais plus si l’on tient compte de la qualité desdites terres : les convoitises coloniales s’étaient portées naturellement sur les meilleures d’entre elles. Il n’y a que les Palestiniens qui, dans l’histoire des colonisations, aient été davantage dépossédés (80% de leurs terres ont été confisquées si l’on en croit tels «nouveaux historiens» israéliens). Rien non plus sur les famines et les disettes, souvent accompagnées de choléra et de typhus – 1868, 1888, 1897, 1909, 1917, 1920 (12)-, sur celle de 1941-42, aggravée par le typhus (13), rien sur les épidémies dévastatrices, non jugulées par un encadrement sanitaire squelettique. Pas davantage de notations, si ce n’est par vagues et hâtives allusions, sur l’inégalité systématique institutionnalisée et le racisme, les promesses non tenues, les élections truquées. Juste, à la sauvette, une notation non analysée sur «un apartheid sans  nom» (p. 30). Silence encore sur le service militaire obligatoire imposé sans contreparties depuis 1912, et qui s’imposa effectivement à partir de 1916 à des classes d’âge entières pendant trois décennies, ni sur l’obligation scolaire qui, elle, ne fut jamais réalisée par la puissance tutélaire qui se targuait de faire œuvre de civilisation : en 1914, seulement 5% des en-fants algériens étaient scolarisés dans le système d’enseignement français, à peine 10% l’étaient au moment du déclenchement de l’insurrection de 1954.

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Certes on conviendra sans difficultés que la colonisation ne fut pas qu’une abjection – elle fut par certains aspects, au moins dans sa bonne et dans sa mauvaise conscience -  relativement différente de la pure réification marchande et financière de la mondialisation capitaliste actuelle. Mais elle fut, aussi, largement une ignominie.
Dans le cas de Georges-Marc Benamou, Français d’Algérie et juif arraché tout jeune enfant à sa patrie algérienne, même une douleur réelle n’autorise pas à dire n’importe quoi. Ainsi, «totalitarisme» est mis dans son livre à toutes les sauces. Le FLN fut pour lui «totalitaire», «un parti totalitaire». Souvent, terrorisme est traité en quasi synonyme de totalita-risme. Or, autoritaire et cruel ne veut pas forcément dire totalitaire. Pour qui connaît un tant soit peu le FLN comme objet d’histoire, en aucun cas l’historien ne pourra retenir le concernant la signification courante que le terme de totalitaire a prise depuis Raymond Aron et Hannah Arendt – celui d’une religion séculière imposant à la société et à l’État le poids de sa terreur idéologique -, mais bien davantage l’acception des idéologues italiens Alfredo Rocco et Giovanni Gentile, pour lesquels il signifia la dévotion absolue à la nation et au pouvoir d’État.

En fait de totalitarisme, le FLN fut surtout la projection politique de l’esprit de surveillance et de l’unanimisme communautaires de la société algérienne. C’est pourquoi, tout violent qu’ait pu être sur le terrain le FLN/ALN, il surfa plus sur certaines tendances profondes de cette société qu’il ne s’imposa à elle par la seule violence. L’unicité et l’unanimisme cultivés par l’idéal communautaire y répondirent en écho, par exemple, au discours populiste révolutionnariste d’un Boumediene. Pour cela, même autoritaire et violent, le FLN – celui du moins qui a triomphé - ne peut même pas être considéré comme une vraie dictature.
Par ailleurs, contrairement à ce que dit l’auteur d’Un Mensonge français, le FLN ne fut pas un «parti», mais un front supervisé par un appareil militaire. Il n’eut en tout cas rien à voir avec un parti communiste à la soviétique : il ne fut jamais qu’une courroie de transmission du pouvoir d’État tôt militarisé, et non le maître de ce même pouvoir d’État comme il le fut en URSS. Citant Guy Pervillé, Benamou écrit que les institutions du FLN furent «inspirées des statuts du PC de l’URSS» (p. 207). Le FLN s’inspira en effet dans ses statuts de 1959 du modèle du «centralisme démocratique». Mais ce qu’il oublie de dire, c’est que ces statuts furent soigneusement expurgés de toutes les références de classes. La direction du FLN, cartel d’élites d’origines diverses et sans autre dénominateur commun que la libération de l’Algérie de la servitude coloniale, évoluait au-dessus de multiples factions.

 

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soldats du FLN


Il y eut en effet de tout au FLN. Même si un appareil militaire violent y a très tôt emporté – cela dès l’été 1957 -, cela n’autorise pas à mettre sous le boisseau les talentueux ministres et cadres civils, et tous ces hommes de dossiers qui – à l’UGTA, dans les ministères et ambassades du FLN - y travaillèrent avec acharnement et avec un esprit ouvert à la libération de leur patrie. Que Georges-Marc Benamou lise par exemple les mémoires de Saad Dahlab, le dernier ministre des Affaires Étrangères du GPRA (14), s’il est désireux de remédier à ses jugements tranchés.

Et, en 1955-56, même un pur maquisard comme Belkacem Krim était partisan de formules de compromis, formules que le blocage de la situation politique enterra. Si vraiment, comme un Alain Savary en avait engagé le processus, une stratégie par étapes à la tunisienne avait été fermement proposée au FLN, tous les documents disponibles indiquent que sa direction l’aurait acceptée. On sait – mais Benamou ne le sait pas ou ne le dit pas - que le torpillage prit la forme, le 22 octobre 1956, de la piraterie aérienne française qui suspendit toute vraie négociation pour quatre ans. Dans les thrènes que l’auteur adresse ici et là aux occasions perdues, Alain Savary, désavoué par son lâche gouvernement, et acculé à la démission, n’a droit à aucun salut. Ce n’est à vrai dire pas que le 6 février 1956 que Guy Mollet s’est «déshonoré», «et avec lui la République» (p. 86).

Parmi les procès qu’il instruit contre De Gaulle, l’auteur lui reproche d’avoir intronisé le FLN comme seul représentant du peuple algérien, notamment à la suite des manifestations citadines de décembre 1960 qui lui démontrèrent la représentativité dudit FLN. : «La leçon du voyage. Oui, décidément, le FLN, c’est l’Algérie» (p. 179). En effet, même s’il n’était pas le seul mouvement nationaliste en scène – il y avait le MNA -, et que cela plaise ou non, le FLN incarnait l’indépendance depuis si longtemps désirée par le peuple algérien. Ce n’est pas De Gaulle à lui seul qui en fit «l’incarnation de la nation algérienne».  En histoire, on ne choisit généralement pas ses interlocuteurs. Ils s’imposent à vous. En l’occurrence, qui avait lancé et conduit la guerre, si ce n’est le FLN ? Et en toutes circonstances, discuter avec des fantoches, avec des interlocuteurs préfabriqués ou de convenance, est une perte de temps et une faute politique.

Quant à «l’anticolonialisme totalitaire», qui est un des topoi du livre, un syntagme bricolé ne peut tenir lieu de concept. Et il faut savoir ce que totalitarisme veut dire. Que l’anticolonialisme soit devenu une norme éthique n’autorise certes pas le manichéisme échafaudé en son nom, mais pas non plus sa dévalorisation vulgaire en épouvantail politique. Historiens, nous n’avons rien à voir avec ce procès intenté aux «images pieuses» qui auraient été imposées par ce «totalitarisme». Rappelons que les images que propose l’historien ne peuvent qu’être impies parce qu’il tente de dire le vrai contre tous les stéréotypes et contre toutes les conventions de toutes les histoires officielles et l’exposent aux feux croisés des uns et des autres. Nous les avons subis l’un et l’autre et nous en sommes fiers. Et, contrairement aux allégations de l’auteur pour qui l’histoire de la guerre d’Algérie «ne s’étudie pas» (p. 36), nous sommes quelques-uns à penser contribuer à l’écrire.

La «religion anticolonialiste»  (p. 101) n’était en tout cas pas hégémonique dans les années cinquante ; elle était plutôt à contre-courant. L’un de nous (GM) a en mémoire, dans son expérience de lycéen, les boycotts et l’ostracisme dont quelques-uns de ses condisciples et lui-même furent pour cela l’objet au très bourgeois lycée Ampère à Lyon, sans compter les tabassages par les CRS lors de manifestations anticolonialistes, pour ne pas parler de la répression qui s’abattit sur les jeunes anticolonialistes ou soldats refuzniks. G. M. Benamou a-t-il entendu parler de Jean Muller ? Connaît-il le sort qui fut celui de Marc Sagnier ? Même si la répression y fut quantitativement moins sanglante que celle du 17 octobre contre les Algériens, les victimes du métro Charonne, le 8 février 1962, étaient bien des militants communistes anticolonialistes.

 

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7 janvier 1962, attentat au domicile de Sartre à Paris

 

Et ne pourrait-on être anticolonialiste sans épouser le manichéisme de Sartre, de Fanon ou de Ben Bella ? Lutter pour l’indépendance de l’Algérie, ce n’était pas forcément approuver en tout le vent dominant au FLN dans ses schématisations communautaristes, et il n’y eut pas qu’Albert Memmi et Raymond Aron dans ce cas. Des anticolonialistes aussi prestigieux que Francis Jeanson ou Henri Curiel eurent des débats parfois très vifs avec des militants de la Fédération de France du FLN, voire eurent maille à partir avec lui. Alors, «de leurs utopies [des «anticolonialistes totalitaires», NDA], il ne reste rien que des cendres, des ruines» ? (p. 113). Notre contempteur d’anticolonialisme range dans ces dernières la «révolution algérienne». Or, le terme de «révolution» ne fut, au FLN, que l’équivalent sémantique de guerre de libération ou de jihâd. Et, avec Boumediene, le discours et la pratique révolutionnaristes furent une rhétorique et un moyen de clientéliser globalement le peuple pour qu’il reste docile et soumis au pouvoir d’État. Ceci dit, une aspiration libertaire, celle qui mut les hommes de la guerre d’indépendance, ne peut en aucun cas être confondue avec sa mouture bureaucratique. Et, en histoire, tout est dialectique, et toute analyse tranchée qui ignore la dialectique relève plus de l’idéologie que de l’histoire.

Alors, quels peuvent être les dessous des dénonciations de Benamou ? Ne s’inscrivent-elles pas en contrepoint de ses sanglots mal contenus sur «l’ultime soupir de l’Empire (avec une majuscule, NDA) lagoubran1français», sur «le terminus de l’histoire pour la France d’hier» p. 18). Serions-nous dans la plus ordinaire des nostalgéries ? Les femmes algériennes sont toujours «les fatmas» (p. 34, p. 96…), sans majuscules et sans guillemets… En tout cas, nous sommes dans le narcissisme nationaliste français : l’auteur adresse un péan à cette Algérie française qui aurait été «le produit de cette culture laïque et universaliste» (p. 51), mais en ignorant apparemment que ce fut selon une variante de cette culture qui confisqua les biens dévolus aux fondations pieuses et au système d’enseignement traditionnel (biens habûs) et les fit servir à instrumentaliser l’islam par un clergé musulman aux ordres ; et qui, aussi, institutionnalisa la discrimination et le racisme. Ne se contredit-il pas quand il parle d’«apartheid» (p. 30) ? À moins que l’apartheid ne fasse partie des catégories de l’universalisme…

 

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Albert Camus

Que dire du panégyrique de Camus qu’il dresse en tentant laborieusement d’éclaircir sa fameuse formule : «Je préfère ma mère à la justice» (traduisons : je préfère les Français d’Algérie au FLN, son combat fût-il juste). Mais, s’en étonnera-t-on, silence sur le Jules Roy de La Guerre d’Algérie (15) qui préférait, de sonjules_roy_couv côté, aimer autant la justice que sa mère, Jules Roy, tout autant Pied-Noir que Camus, et au surplus colonel de l’armée de l’air et à contre-courant de son milieu militaire d’origine : il déclara finalement, non sans douleur, ne pouvoir que soutenir le camp des pouilleux violentés. La seule fois où Benamou mentionne Jules Roy (p. 249), c’est pour noter qu’un vieux colon qui lui ressemblait était antisémite. Ceci dit, il ne faut surtout pas comprendre que Jules Roy l’était.

Comme Camus, notre auteur ne dit jamais «les Algériens», mais «les Arabes», conformément aux vieilles taxinomies coloniales – qui furent aussi celles de Maurice Thorez- qui voyaient en les Algériens une mosaïque de communautés : «Les Arabes, les Kabyles et les Européens» (p. 265). Cela ferait rire aujourd’hui même le plus obtus des islamo-arabistes ou le plus benêt des berbéristes. Quelle amertume : il y a des gens qui en sont encore là au début du XXIe siècle… La citation que Benamou produit page 94, tirée de la préface de Camus aux Chroniques algériennes en 1958, pourrait à la virgule près figurer dans n’importe quel rapport d’officier français du 2ème Bureau. Qu’on en juge :
[Si Camus] «ne peut approuver une politique de conservation ou d’oppression, [il ne peut] non plus approuver une politique de démission qui abandonnerait le peuple arabe à une plus grande misère, arracherait de ses racines séculaires le peuple français d’Algérie et favoriserait seulement, sans profit pour personne, le nouvel impérialisme qui menace la liberté de la France et de l’Occident».

Le livre fonctionne aussi, au moins implicitement, comme une défense de l’universalité du capitalisme et du marché, et parfois fort explicitement, comme un dédouanement de la guerre de reconquête coloniale française et de son arsenal répressif corollaire. Par exemple, il est dit, sur les manifestations citadines de décembre 1960 organisées à l’occasion de la visite de De Gaulle, que «les forces de l’ordre […] ne savaient plus qui réprimer» (p. 176). Doit-on rappeler qu’elles l’ont vite su ? : il n’y eut, parmi les morts, pratiquement que des Algériens alors que les manifestants acclamaient le FLN, et, en même temps, soutenaient la politique gaullienne engagée par le discours du 16 septembre 1959. Mais, chez Benamou, cela donne : «Chacune des étapes du général De Gaulle a ainsi apporté son lot de morts arabes et européens». No comment.

Toujours sur la répression, le général Massu et le colonel Godard, dits «hostiles à toute ségrégation» (p. 52), sont présentés, ou peu s’en faut, comme de doux humanistes alors que tous les gens normalement informés savent que, quels que fussent les prurits humanitaires de tel ou tel, l’armée française fut plus massivement et plus industriellement tortionnaire que certains éléments d’une ALN, fondamentalement artisanale dans sa violence, et qui, au moins, luttait pour l’affranchissement des Algériens ; et que les Algériens se défendaient contre un conquérant qui les avait conquis dans la brutalité. Quand on ne se contente pas de l’écume des aboutissements factuels, c’est la violence française qui fut première. Certes, Mouloud Feraoun, dans son Journal (16) «dresse un portrait terrifiant des futurs maîtres de l’Algérie» (p. 208). Saisi par le syndrome de la dénonciation hémiplégique qu’il juge par ailleurs sévèrement, notre dénonciateur oublie de dire que Feraoun brosse un tableau tout aussi terrifiant des pratiques de l’armée française.

nytid_2974Au vrai, ces «Arabes» combattent-ils vraiment pour leur liberté ou sont-ils primairament soumis à leurs pulsions violentes quand ils ne sont pas tout bonnement manipulés ? Les pages 179-180 offrent au lecteur une anthologie de facture coloniale sur ces jeunes d’Alger incapables d’agir, en décembre 1960, sans sollicitations extérieures. En d’autre temps, on enseignait que les «indigènes» étaient «influençables». Si ces jeunes se sont alors mobilisés, ce fut, d’après notre auteur, du fait d’une manipulation de «militaires d’obédience gaulliste des SAU» (17).

Si l’on ne peut exclure de telles manœuvres pro-gaullistes, qui, en fait, durent simplement signifier aux manifestants qu’ils avaient le champ libre, les acteurs que met en scène le texte de Benamou, appartiennent bien à une masse ma-nipulée (donc manipulable), laquelle a donc affronté les balles des «forces de l’ordre» en brandissant des drapeaux algériens cousus dans l’improvisation (les manipulateurs français avaient-ils été à ce point inconséquents qu’ils ne leur avaient pas fourni les drapeaux ?), mais, selon cette version, sans la spontanéité sur laquelle tous les rapports militaires français conservés aux archives insistent d’abondance ; cela à tel point que l’organisation FLN d’Alger prit le train en marche en tâchant à la va-vite d’encadrer les manifestations. Des musulmans manipulables, et qu’il vaudrait mieux laisser à leur torpeur, cela renvoie à un essentialisme d’école primaire orientaliste sur l’islam. L’islam incontournable.

Un demi-siècle plus tard, «rien n’a changé» (p. 16), puisque ressurgissent des affaires de foulard. C’est évidemment faux ; tout a changé : les femmes, en Algérie, souvent contre leur société et contre le pouvoir, sont courageusement devenues des actrices de leur vie, et souvent des militantes ; et elles sont quasiment toutes scolarisées. Nous sommes des laïques et nous n’aimons pas le voile, pas plus en France qu’ailleurs, car nous savons combien il est signe d’oppression masculine et de ségrégation sexuelle sous des oripeaux prétendument musulmans.  Ceci dit, en France, il est d’ores et déjà résiduel et il est symptomatique d’un malaise multiforme porté structurellement par la sauvagerie capitaliste actuelle, génératrice de régression sociale et de violence, et productrice des replis communautaristes qui fragmentent  et fragilisent les résolutions politiques.

Il y a certes un obscurantisme sous couleur d’islam ; il existe, mais pas comme une essence qui serait en soi musulmane : Benamou note lui-même, en se référant à Germaine Tillion, que telles tendancesharem_cousinsn_couv réactionnaires plongent beaucoup plus leurs racines dans la préhistoire que dans l’islam tard-venu. Et les stéréotypes sur un islam en soi obscurantiste font bon marché des tendances rationalistes actuelles très vivantes dans le monde arabe – vivantes mais suspectées ou pourchassées par les pouvoirs - sans compter celles de l’islam classique où le terme de ilhâd (athéisme) est attesté plusieurs siècles avant l’apparition de son synonyme français. Mais Benamou accrédite les facilités/vulgarités médiatiques ignorantes de vent d’Ouest à la mode sur le «choc des civilisations». Celles qui représentent une césure qui serait essentielle entre Islam et Occident.

Ces «Musulmans», ils se sont rendus coupables de tortures «pratiquées par l’ennemi algérien» (p. 33) sur les Français d’Algérie. La réalité oblige à dire qu’elles furent beaucoup plus largement appliquées par des Algériens à d’autres Algériens, ceux qui étaient réputés traîtres et qui furent, de fait, souvent impitoyablement traités. Mais, à lire Benamou (p. 81), on peut comprendre que seuls des Français furent torturés et exécutés par la police de Boumediene après l’indépendance. Qu’il se rassure : les Algériens à l’avoir été furent sans comparaison bien plus nombreux que les Français. Et jamais la violence ne sépara les «Musulmans» des «Européens». Elle exista en intensité variable dans les deux camps.

Les seuls «Arabes» que Benamou sauve, les hommes de son cœur, ce sont les «libéraux» de l’UDMA réputés francisés, placés par l’appareil militaire comme tête d’affiche internationale au GPRA, en particulier la figure emblématique de Ferhat Abbas, qui est dit croire encore en 1945 à l’intégration à la France (p. 267). Au prix d’un travestissement de leur itinéraire : l’auteur ignore le Manifeste du Peuple algérien qu’Abbas signa en 1943, et qui était déjà bien loin d’être un manifeste intégrationniste. Les autres sont renvoyés aux gémonies dans une thématique, voisine de celle du maccarthysme,  comparable à celle de ces officiers français du 2ème Bureau qui assimilaient faussement le FLN au communisme ennemi du Monde Libre.

Finalement, on l’aura compris, ce livre pèse lourd de son poids de nostalgies coloniales et nationalistes françaises. «L’agonie de l’Algérie française» est vue comme «une amputation» (p. 249), «comme ce fut le cas pour l’Alsace-Lorraine» en 1871 : Thiers – De Gaulle, même combat. Et les «Arabes» ont tout lieu de regretter d’avoir disjoint leurs destins de ceux de la France : n’y eut-il pas des enfants pour scander à Oran «Algérie française !» lors de la visite de Chirac en mars 2003 ? Au vrai, le régime algérien actuel est tellement honni et méprisé que tout ce qu’il clame est suspecté et rejeté, y compris parfois même la geste résistante de 1954-62 dont il se réclame et qu’il manipule. Il n’y a donc rien d’étonnant qu’une partie de l’opinion algérienne le voie comme un prolongement du système colonial. Il n’y a rien d’étonnant non plus que la nostalgie coloniale puisse figurer un remède à la dureté des temps et servir à stigmatiser le pouvoir 18053algérien. Faut-il préciser que cela n’entache en rien la légitimité du combat du peuple algérien pour son indépendance ?

Plus franco-françaises sont les autres accusations du livre, notamment la charge portée contre De Gaulle, jugé piètre négociateur et politique médiocre ayant agi dans l’imprévision. Surtout, il est accusé de «lâchage», voire de «largage» de l’Algérie. On évite à peine le «bradage», comme aurait dit Le Pen. C’est là une mouture à peine nouvelle des vieux procès faits à De Gaulle par le nationalisme français et tels de ses procureurs français d’Algérie. Le FLN est accusé d’avoir été «allié à De Gaulle» (p. 56), comme si un accord de compromis entre adversaires était une alliance. Mieux : il aurait existé un «axe De Gaulle-Sartre» (p. 100) et, même, De Gaulle aurait été le «complice» de Sartre (p. 103), Sartre aurait été le «Malraux off» (p. 107) du président de la Ve République. Il ne saura être question ici d’exonérer Sartre de son manichéisme et de ses jugements tranchés ; mais tout de même ; une attirance éventuelle, d’ailleurs à mieux démontrer, n’est pas une alliance et elle ne constitue pas un «axe».

Au surplus, nous nageons en plein contresens quand nous voyons traiter De Gaulle de vulgaire cartiériste séduit par un frileux repli hexagonal. En fait, on sait maintenant que De Gaulle fut un politique soucieux de l’arrimage à l’Europe et à la mondialisation capitaliste, qui déjà se profilait, et cela sous les scansions vergogneuses gaulliennes du national, ainsi que l’a lumineusement montré l’historien Harmut Elsenhans, professeur à l’université de Leipzig. Sa grande thèse sur la guerre d’Algérie était parue à Munich en 1974. Benamou, qui ne la connaît pas, est à l’unisson du narcissisme français ordinaire qui répugne à lire les langues étrangères. Tout de même, Elsenhans a fini par être traduit en français et publié en France en 1999. Il aurait donc pu le lire.

Rien de bien nouveau dans Un Mensonge français sur les préparatifs du retour au pouvoir de De Gaulle, si ce n’est beaucoup de remplissage journalistique. Rappelons sur ce point que Christophe Nick, qui est une fois cité, a fait sur ces matières le point de manière exemplaire (18). Ce qui est surtout attaqué, c’est le «dogme» d’une «infaillibilité gaulliste sur la question algérienne» (p. 168) (alors que les historiens sont d’accord sur l’empirisme et le pragmatisme du président De Gaulle) ; et surtout, il fut le responsable d’une «défaite française». Sur les menaces de partition de l’Algérie, pour lesquels fut utilisé à contre-temps Alain Peyrefitte, le livre ne dit pas qu’elles ne furent vraisemblablement envisagées que comme un moyen de pression sur le FLN.

Ce sont les accords d’Évian qui sont principalement portés au passif de De Gaulle, ces accords qui auraient été par lui bâclés, et jamais respectés («violés», p. 41) par un FLN qui aurait négocié avec l’idée bien arrêtée de ne pas les honorer (pp. 203 et sq.). Benamou ne dit pas que les hommes qui appliquèrent les accords d’Évian ne furent pas ceux qui avaient négocié ces accords : pour résumer, les ex-centralistes du MTLD, Ben Khedda et Dahlab, vrais politiques et hommes de dossiers,  chassés de l’exécutif algérien en août 1957 par les colonels de pouvoir, et rappelés au GPRA en août 1961 parce qu’ils étaient les plus capables de conduire avec les Français la négociation – ceux-là même que Benamou range sans discernement parmi «les révolutionnaires de Tunis». (p. 205) De cette conduite, l’appareil militaire algérien, et notamment le segment militaire qui avait le vent en poupe – l’État-Major Général (ÉMG) dirigé par le colonel Boumediene - était bien incapable.

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13 juin 1961

Fut donc déléguée la charge de la négociation à cette équipe de civils compétents où émergea aussi la figure brillante du jeune Mohammed Seddik Benyahia. Mais, pendant toute la poursuite des pourparlers, les hommes de l’ÉMG ne cessèrent de les dénoncer démagogiquement comme traîtres et néocolonialistes, tout en reconnaissant en privé que de tels accords étaient inévitables. Puis, la paix et l’indépendance acquises, ils congédièrent lesdits civils et s’emparèrent du pouvoir par la force à l’été 1962. Il est donc faux d’écrire que «la plupart des dirigeants du FLN ne voulaient pas appliquer ces accords». Ceux qui les ont contractés furent exclus du pouvoir et marginalisés. Sans compter que l’OAS aida aussi puissamment à les rendre inapplicables. Ceci dit, aucune guerre ne se termine bien car aucune guerre n’est génératrice de morale. Benamou, lui, ne voit «pas une seule qualité aux accords d’Évian» (p. 212) alors même qu’ils consacrèrent l’inéluctable indépendance de l’Algérie et qu’ils mirent fin à une guerre cruelle et injuste imposée à un peuple pauvre, opprimé et mal armé.

Dans la cruauté de la guerre, il y eut le sort des harkî(s). Benamou parle à leur sujet de «massacre collectif» à raison de dizaines de milliers de massacrés.  À vrai dire, et si l’on veut faire œuvre d’historien sachant raison garder, une série de massacres, même sanglants, ne relèvent pas forcément de «l’extermination systématique» (p. 221). Les horreurs dont les harkî(s) furent les victimes ont été décrites, et nous avons été de ceux qui ne craignirent pas d’en parler. Mais dans certaines régions – l’Ouest Constantinois notamment -, les harkî(s), qui furent tout sauf des enfants de chœur, avaient fait des dégâts et s’étaient attiré la haine de bien des populations. Il faut le dire.

Ceci dit, jamais ni Ben Khedda, ni l’ÉMG, dirigé par Boumediene, ni personne au GPRA, n’a jamais donné des ordres de massacrer. C’étaient des hommes d’ordre à qui l’anarchie du printemps 1962 faisait horreur. Mais la direction de Tunis était obsédée par les conflits internes et la course au pouvoir conduite par l’ÉMG. Il y eut nombre d’actions de sous-ordres, souvent des «marsiens»(19), ralliés tardifs à l’ALN qui tenaient à surprouver dans le sang un patriotisme tardivement démonstratif. Souvent, des communautés, dont, à l’origine, telles jamâ‘a(s) (20) avaient choisi parmi leurs jeunes hommes lesquels iraient à l’ALN et lesquels iraient dans les harka(s), protégèrent leurs ressortissants. Lorsqu’ils purent rejoindre leurs contribules, les harkî(s) purent être plus facilement protégés que lorsque l’isolement les rendait plus vulnérables.

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Les «10 000 disparus» parmi les harkî(s), ce n’est pas là un chiffre «gaulliste», ainsi que le représente Benamou, c’est le chiffre avancé par Jean Lacouture dans Le Monde en novembre 1962 sur la foi de sources militaires françaises qui avaient bien peu le FLN en sympathie – il suffit pour s’en convaincre de lire leurs rapports conservés aux archives -, et qui n’avaient aucune raison de minimiser le chiffre des massacrés. Même si Lacouture a pu ultérieurement être pris dans l’air du temps de la mobilisation victimisante en avalisant l’impossible chiffre de 100 000 morts (21). Sur ce sujet, contrairement à ce qui est affirmé dans le livre, les archives françaises ne sont plus complètement «cadenassées». Les cartons concernant les massacres des harkî(s) ne permettent en aucune façon d’avaliser le chiffre de 70 000 victimes qu’avance Benamou. Dans l’inflation victimisante, certains sont allés jusqu’à 150 000 morts : encore un effort, et il n’y aura pas eu un seul survivant...

Ces chiffres idéologiques sont martelés par leurs producteurs sans aucune preuve historique sérieuse. Rien de tel dans les documents démographiques tels que ceux utilisés pour ses bilans de victimes de la guerre par Charles-Robert Ageron. Rien de tel dans le central carton 1H1793 des archives du SHAT (22) consacré aux massacres de harkî(s). Le rapport du général de Brébisson du 13 août 1962, qui s’y trouve, décrit des horreurs «d’une extrême violence» et il estime, à cette date, que, «d’après les renseignements recueillis, on peut […] estimer à plusieurs centaines le nombre d’anciens supplétifs massacrés» ; et que, certes, «tout se passe comme si le FLN profitait de la période actuelle pour effectuer contre les Algériens ayant servi la France une purge dont il laisse la responsabilité aux échelons subalternes».

Un rapport du 2ème Bureau du lieutenant-colonel Prunier-Duparge, également du 13 août, recense «328 harkis ou moghazenis» «victimes de massacres collectifs ou exécutés ces dernières semaines», dont 246 en wilâya 2, 72 en wilâya 3 et 10 en wilâya 1 (23). Et un rapport du 9 novembre 1962, pour le Sud Constantinois, parle d’un charnier de «cent anciens membres du GMS (24) de M’chounèche», de plusieurs dizaines d’exécutions et de centaines de prisonniers.

Tous les rapports évoquent les tâches dégradantes et l’humiliation infligées aux harkî(s). Une enquête de la Croix Rouge parue dans L’Observateur du Moyen-Orient et de l’Afrique du 1er mars 1963, évalue le bilan à «des milliers de victimes». La Croix Rouge a enquêté sur «des camps de harkis», mais elle estime dans ce rapport que, «contrairement à certaines rumeurs», il n’en existerait pas ès-qualités, tout en attestant l’existence de «camps de travaux publics ouverts» où les harkî(s) sont surveillés. Au surplus, ajoute la Croix Rouge, «Ben Bella s’est efforcé, après avoir repris la situation [politique, NDA] en mains, de soustraire les harkis menacés aux règlements de compte en les transférant dans des régions où ils n’étaient pas connus».

Et Benamou ignore les trois articles fondamentaux de Charles-Robert Ageron qui, à notre avis, font autorité, ou devraient faire autorité sur le sort des harkî(s) (25) : Ageron, qui a démontré, preuves démographiques à l’appui (26), que le nombre des victimes algériennes de la guerre fut de beaucoup inférieur aux chiffres de victimisation produits par l’histoire algérienne officielle, est un historien fiable, bien éloigné des fracas et des fatras médiatiques. On ne pourra donc que lui faire confiance lorsqu’il affirme que les chiffres délirants avancés par certains «historiens» n’ont aucun fondement. Quoi qu’il en soit, dans un sens ou dans un autre, l’inflation victimisante est une offense à l’histoire.

À titre hypothétique, l’origine de ces dizaines de milliers de gens tués comptabilisés comme harkî(s) pourrait provenir d’un amalgame non innocent avec les Algériens tués d’une manière ou d’une autre par l’ALN/FLN de 1954 à 1962, et comprenant, outre les harkî(s) tués en 1962-63, les «traîtres» abattus et les victimes des purges internes de l’ALN, total général que l’un de nous (GM) a proposé, au grand maximum, à une cinquantaine de mille en chiffres ronds (27). Reste qu’il y eut une responsabilité certaine du pouvoir politique français dans l’abandon à leur sort des harkî(s).

 

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camp de harkis à Rivesaltes

Un Mensonge français insiste enfin sur le sort des Pieds-Noirs, ces «empêcheurs de l’histoire» (p. 246)  pour De Gaulle, et surtout sur le massacre du 5 juillet 1962 à Oran. Sur ces douloureux événements, il n’y aurait «aucune étude historique définitive» (p. 252). Il ne faut pas pour autant oublier la décisive contribution de Jean-François Paya à l’ouvrage collectif L’Agonie d’Oran (28), lequel Paya est le seul, avec Fouad Soufi, à pouvoir écrire un livre sur ce sujet. Là, le bilan est plausible et Benamou s’y révèle un peu moins non-historien que d’ordinaire : il y aurait eu à Oran ce jour de 200 à 300 morts sur les 4 000 à 6 000 Pieds-Noirs tués de 1954 à 1962 qu’il comptabilise (29), le chiffre fourni pour la même période par les archives militaires françaises étant de 3 666 (soit moins de 0,36% de la population contre 2,7% pour les Algériens avec les chiffres retenus par Ageron. Il y eut donc, au prorata de la population, du fait de la guerre, près de 7,5 fois plus de morts côté algérien que côté pied-noir.).

Dans le sort des massacrés d’Oran, Benamou évoque une plausible provocation de «l’ALN de l’extérieur» (une fusillade anonyme qui fit une centaine de morts, dont les trois quarts d’Algériens, et qui fut suivie par le rapt de centaines d’Européens et leur massacre à la cité Petit Lac), mais sans dire que le FLN à Oran, obéissant au GPRA, le Gouvernement provisoire légal, il était important pour l’armée des frontières et l’ÉMG qui la contrôlait, de démontrer que ce FLN-là était incapable d’assurer l’ordre alors que des troupes dépendant de l’ÉMG le seraient. De fait, ce furent des troupes survenues du Maroc, conduites par le capitaine Bakhti, qui rétablirent brutalement l’ordre à Oran.

 

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attentat de l'OAS

On ne trouvera pas dans Un Mensonge français d’évocation aussi obsédante de ce que Pierre Vidal-Naquet a appelé «les crimes de l’armée française», ou des crimes de l’OAS, à l’exception de l’assassinat de Mouloud Feraoun, que de celle des massacres de harkî(s) ou d’Européens à Oran le 5 juillet 1962. Les violences de l’OAS sont aussi factuellement évoquées à travers les obsessions d’enfance de l’auteur dans la confusion des affrontements OAS-FLN, et l’évocation de la victime enfantine exemplaire, Delphine Renard, grièvement blessée lors d’un attentat visant André Malraux. Plus largement, les violences de l’OAS figurèrent le bouquet final d’une violence coloniale séculaire. Rien ne permet dans le livre de s’en rendre compte : c’est que nous y sommes dans l’émotionnel ; pas dans l’histoire. Finalement, à lire Benamou, les «anticolonialistes totalitaires» se sentent moins seuls à faire fonctionner leur «mémoire hémiplégique».

Enfin, côté algérien, est-ce innocent d’affirmer que «le seul parti fréquentable en Algérie [est] le RCD, militant intraitable de la laïcité», et qu’il «fait partie des principaux partis d’opposition laïcs au FLN» (p. 273) ? D’une part, le FLN n’est plus le pouvoir, s’il l’a jamais été : c’est beaucoup plus crûment l’oligarchie militaire, qui a pris décidément barre sur le FLN depuis 46 ans, l’oligarchie militaire, dominante dans sa sanglante majesté, qui le détient. Quant au RCD, tous les gens normalement informés savent qu’il ne figure au mieux qu’une manière d’opposition de sa majesté : une caution laïque, présentable pour les médias français – et les naïfs qui les suivent -, de l’appareil militaire qui opprime et pille l’Algérie. Rappelons que Khalida Messaoudi, figure du RCD, qui fut l’égérie du féminisme laïque, a fini… porte-parole du gouvernement.

Benamou dénonce l’Algérie actuelle, mais il se garde bien de nommer les responsables de la terrible situation actuelle : rappelons que Pinochet a été inquiété pour 3 000 disparitions au Chili. Avec les décideurs algériens d’aujourd’hui, nous en sommes au moins à 7 200 – c’est là le nombre des dossiers constitués par la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme. Les responsables, ils sont dans la descendance de ceux qui ont réalisé par l’intimidation le coup d’État de l’été 1957 contre le FLN civil et politique issu du congrès de la Soummam. La dénonciation, chez notre dénonciateur, ne vise que des objets médiatiquement porteurs, si même elle ne cautionne pas, au mieux par le silence, les pouvoirs en place. Il révèle que, comme toute vertu, toute dénonciation à ses limites.

Pour conclure, quand notre ami Pierre Vidal-Naquet juge, comme il l’a fait dans Marianne, que le livre de G-M. Benamou est une «merde», nous sommes d’accord en cela qu’il ne fait qu’opposer un examen rigoureux et méthodique des conditions historiques qui ont présidé au déroulement du drame algérien à une vision inutilement diabolisante.

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Annexes : les principales erreurs relevées dans Un Mensonge français

- p. 37 : la répression de l’insurrection du Constantinois du printemps 1945 n’eut pas lieu «le jour où s’achève la deuxième guerre mondiale» mais dans les semaines qui suivirent.
- p. 38 : l’auteur signale les 71 victimes européennes de l’insurrection du 20 août 1955 mais il omet de signaler les autres tués : 21 civils algériens et 31 membres des «forces de l’ordre».
le Congrès de la Soummam n’adopta pas la «stratégie de la terreur», déjà largement utilisée. Il décida simplement de porter la guerre en ville.
- p. 50 : l’Algérie est dite n’avoir été «ni une colonie de conquête ni une colonie de peuplement». C’est là une contre-vérité : elle fut l’une et l’autre.
- p. 51 : en 1848, la «population arabe» est dite «surabondante». Or, elle n’était que de 2 à 3 millions d’habitants, décimés par la guerre de conquête. Et la démographie, contrairement à ce qui est écrit, remonte près d’un demi-siècle avant la pénicilline – dont l’usage est bien loin d’avoir été «massif» ainsi qu’il est dit.
- p. 53 : Le projet Viollette (et non «Violette») fut discuté en 1936 et non en 1935.
- p. 54 : la vieille ligne «julesferryste» ne fut jamais appliquée ainsi qu’en témoignent ses fort maigres résultats en matière de scolarisation des enfants algériens.
- p. 71 : Sartre est déclaré «marxiste» (p. 103, il devient «marxiste-léniniste»). Dieu reconnaîtra les siens.
- p. 79 : Amar Ouzegane et Mohamed (écrit Mohammed) Lebjaoui n’ont jamais été dirigeants du Front à Alger ainsi qu’il est allégué, même «en fait» début 1957. Tous les gens normalement informés savent que la direction d’Alger revenait au CCE (Comité de Coordination et d’Exécution) depuis le Congrès de la Soummam (août 1956), c’est à dire, sous la houlette de Ramdane Abbane, à Benyoucef Ben Khedda, Saad Dahlab, Mohammed Larbi Ben M’hidi et Belkacem Krim. Que Ouzegane et Lebjaoui aient joué un rôle éminent dans la rédaction de la Charte de la Soummam et aient été des adjoints du CCE n’empêche pas qu’ils furent des subor-donnés.
- p. 98 : est mentionné «un général du FLN». Il n’y eut jamais de général au FLN. Le Congrès de la Soummam avait fait du grade de colonel le grade suprême de l’ALN.
- p.108 : Henri Curiel n’a jamais été «contrôlé par le parti communiste». Il fut plutôt considéré comme un stalinien autoproclamé.
- p. 116 : le commando qui a exterminé 301 Algériens au douar Ben Ilman, mechta Kasba, dit «massacre de Melouza», n’était pas dirigé par le colonel Saïd Mohammedi, mais par le lieutenant Abdelkader Bariki, dit Sahnoun, agissant en effet sous les directives de Mohammedi, colonel de la wilâya 3. «L’hémiplégie du souvenir», stigmatisée par Benamou, qui différencie la bonne et la mauvaise torture, ne fait pas partie du registre de l’historien. Au surplus, s’il avait parcouru mon (GM) Histoire intérieure du FLN, il aurait appris qu’il y eut plus sanglant que Melouza : le massacre de la «Nuit rouge», dans la nuit du 13 au 14 avril 1956, commandé par le lieutenant Fadel H’mimi, sous les directives du capitaine de zone, Ami-rouche, qui extermina la dechra Tifraten dans la Basse Soummam.
- p. 122 : en 1945, De Gaulle n’a pas préféré «le conformiste Pinay au visionnaire Pierre Mendès-France». Ce fut René Pléven, et non Antoine Pinay, qui fut préféré aux Finances à Mendès-France.
- p. 185 : Benamou mentionne que, dans l’ALN, «des associations d’officiers libres se forment». À en juger par les documents disponibles, un seul groupe d’officiers se dénomma «officiers libres» en se  rebellant contre la direction de la wilâya : ce fut en wilâya 3 (Kabylie) en 1959-60. Il y eut deux autres mouvements séditieux d’importance : en 1957, le «complot des lieutenants» en wilâya 5 (Oranie, Maroc) et, dans la même wilâya, la révolte du capitaine Zoubir en 1959-1960.
- p. 186 : le colonel Mohand Ou El Hadj (wilâya 3) est dit avoir été tué en juillet 1961. En réalité, il ne mourut que dans les années 70.
- p. 214 : est mentionné l’historien «Mohammed Arbi». Il s’agit en réalité de Mohammed Harbi, l’un des deux signataires de ce texte. Et je (MH) ne fus jamais «un chef FLN», mais successivement un militant de la Fédération de France du FLN jusqu’en 1958, puis un cadre civil dans différents ministères, notamment les Affaires Étrangères dirigées en 1961-62 par Saad Dahlab ;  et je fus aussi expert aux négociations d’Évian.

Mohammed HARBI, Gilbert MEYNIER

 

* cet article, écrit fin 2003, a paru une première fois dans le n° 48 de la revue Confluences Méditerranée en 2004. Il a également été publi dans la revue Naqd (Algérie) et par la Revue d'Histoire maghrébine à Tunis.

 

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notes

 

(1) On trouvera en annexes les principales d’entre elles.

(2) HARBI Mohammed, Le FLN, mirage et réalité, des origines à la prise de pouvoir (1945-1962), Paris, Jeune Afrique, 1980, 446 p.
(3) MEYNIER Gilbert, Histoire intérieure du FLN 1954-1962, Paris, Fayard, 2002, 814 p.
(4) ELSENHANS Hartmut, La Guerre d’Algérie, 1954-1962. La transition d’une France à une autre. Le passage de la IVe à la Ve République, Paris, Publisud, 1999, 1072 p.
(5) BRANCHE Raphaëlle, La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris, Gallimard, 2001, 474 p. ; THÉNAULT Sylvie, Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 2001, 347 p.
(6) La France et l’Algérie en guerre 1830-1870, 1954-1962, Paris, Économica, 2002, 365 p.
(7) Le livre d’Annie REY-GOLDZEIGUER, Aux origines de la guerre d’Algérie, 1940-1945, de Mers El Kebir aux massacres du Nord-Constantinois, La Découverte, 2002, 403 p., n’est pas cité.
(8) AGERON Charles-Robert, dans Matériaux pour l’histoire de notre temps, BDIC, 1992 ; repris dans Enseigner la guerre d’Algérie, ADHE, SFHOM, avec le concours de l’université de Paris VIII-Saint Denis, 1993.
(9) Archives du Service Historique de l’Armée de Terre (Vincennes), carton 1H1459.
(10) Reproduit notamment dans VIDAL NAQUET Pierre, La Raison d’État, réédit. La Découverte, 2002, 338 p.
(11) CORNATON Michel, Les Camps de regroupement de la guerre d’Algérie, réédit. L’Harmattan 1998, 304 p. ; BOURDIEU Pierre, SAYAD Abdelmalek, Le Déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Minuit, 1964, 228 p. ; AGERON Charles-Robert, «Une dimension de la guerre d’Algérie : les  regroupements  de populations», dans JAUFFRET Jean-Charles, VAÏSSE Maurice, Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, Bruxelles, Complexe, pp. 327-362.
(12) Sur ce sujet, on renverra à la thèse essentielle d’André NOUSCHI, Enquête sur le niveau de vie des populations rurales constantinoises de la conquête jusqu’en 1919. Essai d’histoire économique et sociale, Paris, PUF, 1961, 767 p., ainsi qu’au non moins essentiel REY-GOLDZEIGUER Annie, Le Royaume arabe, Alger, SNED, 1977, 814 p.
(13) D’après les statistiques officielles, pour les années 1941 et 1942, le surcroît cumulé des décès par rapport à 1939, année normale (111 850) s’établit à 163 190.
(14) DAHLAB Saad, Pour l’indépendance de l’Algérie. Mission accomplie, Alger, Dahlab, 1990, 347 p.
(15) Julliard, 1961, réédit. Union Générale d’Éditions/10-18, 1971, 254 p.
(16) Seuil, 1962.
(17) Sections d’Administration Urbaines : l’équivalent urbain des SAS.
(18) NICK Christophe, Résurrection, Paris, Fayard, 1998, 836 p.
(19) Hommes n’ayant rejoint le FLN/ALN qu’au mois de mars 1962.
(20) Assemblées de notables qui règlent la vie des communautés.
(21) Télérama, 13 septembre 1991.
(22) Service Historique de l’Armée de Terre (Vincennes).
(23) Respectivement Constantinois, Kabylie, Sud Constantinois/Aurès.
(24) Groupe Mobile de Sécurité.
(25) «Le drame des harkis», XXe siècle, N° 42, 1994, pp. 3-16 ; «Supplétifs algériens de la guerre d’Algérie», XXe siècle, N° 48, 1995, pp. 3-20 ; «Le drame des harkis : mémoire ou histoire» ?, XXe siècle, N° 68, 1995, pp. 3-15.
(26) Cf. article cité supra, note 4.
(27) Gilbert MEYNIER, op. cit., p. 283 et pp. 289-290.
(28) TERNANT Geneviève de (dir.), L’Agonie d’Oran, t. 3, Nice, Éditions Gandini, 2001.
(29) Les chiffres tirés des archives militaires françaises donnent 2 788 tués et 875 disparus, soit un total de 3 663 (cf. Gilbert Meynier, op. cit., p. 283).

 

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Mohammed HARBI et Gilbert MEYNIER

 



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29 août 2006

Pour en finir avec la repentance coloniale

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Pour en finir avec la repentance coloniale

un livre de Daniel Lefeuvre

 

- 2012 : voir le dossier complet sur le livre et les critiques

- à paraître le 8 septembre 2006 aux éditions Flammarion

 

Daniel Lefeuvre est professeur d'histoire contemporaine à l'université Paris VIII/Saint-Denis. Il a déjà publié Chère Algérie. La France et sa colonie, 1930-1962 (Flammarion, 2005).

 

couv_Daniel_newBonnes pages du livre de Daniel Lefeuvre : Pour en finir avec la repentance coloniale

Or, le passé colonial construit par les Repentants entretient un rapport assez lointain, sinon totalement artificiel, avec la réalité des situations coloniales, telles que plusieurs générations d’historiens, progressivement, les établissent. Plutôt qu’un Livre noir, c’est un Roman noir du colonialisme qu’ils nous livrent. Car, contrairement à ce qu’ils veulent faire croire, leurs histoire n’est pas une histoire de la colonisation, mais un simple florilège de discours tenus sur la colonisation. Dans la plupart des cas, ce qui tient lieu d’argumentation se limite à la reproduction de fragments de textes ou d’images, dont la sélection jamais réellement explicitée, relève de l’arbitraire. On pourrait, et certains ne s’en privent d’ailleurs pas, écrire avec ce procédé, un Livre blanc de la colonisation, diamétralement opposé à celui des Repentants. Rien ne serait plus facile, en effet, que d’aligner autant de citations à la gloire de l’œuvre coloniale de la France, y compris tirées d’auteurs «indigènes», que les textes de condamnation qui font le miel de nos auteurs.

À l’occasion, le Repentant n’hésite pas à donner un coup de canif à sa vertu : lorsque sa démonstration l’exige, il l’appuie sur une citation tronquée, détournée de son sens. Cette méthode n’est pas sans rappeler celle des régimes totalitaires qui effaçaient des photographies officielles les personnalités tombées en disgrâce. Les mauvaises causes appellent toujours de mauvais procédés.

Contrairement à la méthode historique soumise à la «dictature de la chronologie», les citations utilisées sont présentées au mieux dans le cadre d’une chronologie floue, le plus souvent sans ordre chronologique du tout. Cette confusion repose sur l’idée que le temps et  colonial est un ensemble homogène, caractérisé par une continuité sans faille des principes et des pratiques, apparentant la domination coloniale à un système totalitaire. Empruntant une démarche téléologique qui ramène à Bossuet, il s’agit, pour les Repentants de révéler «la nature»  de l’Etat colonial et ses principes - extermination des populations autochtones, domination arbitraire fondée sur une violence sans contrôle, pillage des ressources des colonies et exploitation éhontée des indigènes - pas d’en écrire l’histoire.

Peu importe, d’ailleurs, que les propos mentionnés manifestent les opinions, les désirs, ou les rêves de leurs auteurs plutôt qu’ils ne témoignent des réalités, peu importe leur impact effectif  sur les événements. Les représentations sont substituées au réel, sont confondues avec lui, les mots deviennent la seule réalité. Or, les historiens le savent, s’en tenir aux textes n’éclaire en rien les politiques réelles mises en œuvre dans les territoires colonisés : «la pratique de l’histoire dans ce qu’elle possède d’aspects irréductiblement pragmatiques, ne permet pas de penser que l’histoire des idées puisse rendre compte de la totalité du cours des choses et oblige à comprendre comment les idéologies et les mentalités sont mises en œuvre par les individus et les groupes, au fil des engagements politiques et sociaux» (Jean-Clément Martin). Il ne suffit pas, on le sait bien, qu’une loi soit votée pour qu’elle soit appliquée et appliquée dans l’esprit du législateur. Il revient justement à l’historien de lever le voile, d’aller regarder, au-delà des mots, les réalités. 

Cette détestation du passé colonial de la France – à moins qu’il ne s’agisse tout simplement d’une détestation de la France elle-même - conduit nos Repentants à juger les hommes du passé à l’aune des critères moraux, voire judiciaires, actuels. Colbert, Gambetta et Jules Ferry, Bugeaud, Gallieni et Lyautey, bien d’autres encore, relèveraient ainsi d’un nouveau Nuremberg. On sombre là dans «le sacrilège de l’anachronisme», ce péché mortel des historiens, dénoncé naguère par Lucien Febvre.

Daniel Lefeuvre

 

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Pour en finir avec la repentance coloniale, Daniel Lefeuvre
Flammarion, 230 p, 18 euros.

 


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Chère Algérie. La France et sa colonie, 1930-1962

Daniel Lefeuvre, Flammarion, préface de Jacques Marseille            

            

Plus de deux cent mille morts, côté algérien, près de trente mille morts, côté français : telle fut l'issue sanglante de la guerre d'Algérie. Cette guerre meurtrière, qui a longtemps tu son nom, fut aussi extrêmement coûteuse: elle a représenté 20% du budget de l'État pour la seule année 1959. Fallait-il que les enjeux soient considérables pour que la France manifeste, si longtemps, un tel attachement! Or ce livre démontre qu'il n'en fut rien, mettant à mal, au passage, bien des idées reçues: dès le début des années trente, l'Algérie connaît une crise qui ira s'aggravant jusqu'à son indépendance, et représente un fardeau toujours plus lourd pour la métropole. Les ressources sont insuffisantes pour nourrir une population qui croît très vite, car l'Algérie n'est pas ce pays richement doté par la nature qu'on s'est longtemps plu à imaginer ; la misère s'étend, les Algériens sont, très tôt, contraints de s'expatrier pour nourrir leurs familles - et non parce que la France fait appel à eux pour se reconstruire après 1945. Cette crise, aucune mesure n'a pu la juguler, ni les tentatives pour industrialiser la colonie avant la guerre, ni le plan de Constantine décidé en 1958. Quant à la découverte des hydrocarbures du Sahara, elle fut loin de représenter la manne qui aurait avivé la cupidité de la puissance coloniale... Analysant les relations complexes et changeantes entre les acteurs de la colonisation - État, organismes patronaux, entreprises, citoyens -, Daniel Lefeuvre propose une histoire nuancée et critique de ce pan tragique de notre passé colonial, au risque de heurter les partisans de la commémoration nostalgique comme les tenants d'une «repentance» mal entendue.

En couverture: A. L. Mercier, Algérie, pays de la qualité, affiche. Office algérien d'action économique et touristique, Gouvernement général de l'Algérie, vers 1950 (MHC-BDIC).

ISBN : 2-08-210501-6
EAN : 9782082105019

Date de parution : 06.04.2005
Disponible
Prix : 24,00 €
Format : 16 x 24 cm / 512 pp.

            

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Chère Algérie. La France et sa colonie, 1930-1962, Daniel Lefeuvre
Flammarion, 512 p, 24 euros.

 

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5 juillet 2007

exposé : la colonisation française en Afrique

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exposé :

la colonisation française en Afrique

aide pour traiter le sujet



À la suite de plusieurs demandes de "plans" pour des exposés sur la colonisation française en Afrique, nous proposons les éléments d'aide suivants. Il est impossible de définir un plan passe-partout, pour deux raisons :

- 1) Généralement, le sujet est plus précis que cet énoncé : la colonisation française en Afrique. Cette Afrique, pour commencer, comprend-elle le Maghreb, ou bien ne recouvre-t-elle que l'Afrique "noire" ? Ensuite, le sujet peut évoquer les différentes phases de l'expansion, les motifs et idéologies de la colonisation, les modalités de domination et d'administration, les résistances aux Européens, ou encore des aspects particuliers (rapports avec les "indigènes", économie, influences culturelles, etc...), la confrontation avec d'autres puissances coloniales, les conditions d'émancipation des peuples colonisés... Le plan doit donc varier en fonction du sujet fourni et/ou de l'accent que veut lui donner l'auteur.

- 2) Un sujet de travail (exposé, dissertation, dossier...) est soumis avec l'objectif que celui qui le traitera devra rechercher des informations, mobiliser des connaissances, trier des références, réfléchir à une démonstration lui-même... C'est tout l'intérêt formateur de ce type d'exercice. Permettre à celui qui y est astreint, de faire l'économie de ces tâches est contre-productif. Par contre, il est du devoir de ceux qui disposent d'une certaine connaissance de ce sujet, d'aider les autres à en acquérir eux-mêmes, sans se substituer à leur responsabilité dans le traitement final du sujet.

Études Coloniales

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Tchad_chef_du_canton
village de Karal (Tchad) : le ""tata"" [tam-tam] du chef du canton - Scène de fête.
Le chef de canton (homme aux lunettes noires) préside avec à ses côtés une femme coiffée
du casque
colonial, décembre 1951 (source : Caom, base Ulysse)



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quelques tables des matières d'ouvrages d'histoire

relatifs à la colonisation française en Afrique

 

- Histoire générale de l'Afrique. VII - L'Afrique sous domination coloniale, 1880-1935, collectif, dir. duabcouv7 volume, A. A. Boahen (Ghana), Unesco, 1989.

chap. premier
L'Afrique face au défi colonial
chap. 2
Partage européen et conquête de l'Afrique
chap. 3
Initiatives et résistances africaines face au partage et à la conquête
chap. 4
Initiatives et résistances africaines en Afrique du Nord-Est
chap. 5
Initiatives et résistances africaines en Afrique du Nord et au Sahara
chap. 6
Initiatives et résistances africaines en Afrique occidentale de 1880 à 1914
chap. 7
Initiatives et résistances africaines en Afrique orientale de 1880 à 1914
chap. 8
Initiatives et résistances africaines en Afrique centrale de 1880 à 1914
chap. 9
Initiatives et résistances africaines en Afrique méridionale
chap. 10
Madagascar de 1880 à 1939 : Initiatives et résistances africaines  à la conquête et à la domination coloniales
chap. 11
Le Libéria et l'Éthiopie, 1880-1914 : la survie de deux États africains
chap. 12
La Première Guerre mondiale et ses conséquences
chap. 13
La domination européenne : méthodes et institutions
chap. 14
L'économie coloniale
chap. 15
L'économie coloniale des anciennes zones françaises, belges et portugaises (1914-1935)
chap. 16
L'économie coloniale : les anciennes zones britanniques
chap. 17
L'économie coloniale : l'Afrique du Nord
chap. 18
Les répercussions sociales de la domination coloniale : aspects démographiques
chap. 19
Les répercussions sociales de la domination coloniale : les nouvelles structures sociales
chap. 20
La religion en Afrique pendant l'époque coloniale
chap. 21
Les arts en Afrique à l'époque de la domination coloniale
chap. 22
Le nationalisme africain et le colonialisme, 1919-1935
chap. 23
La politique et le nationalisme en Afrique du Nord-Est, 1919-1935
chap. 24
La politique et le nationalisme en Afrique au Maghreb et au Sahara, 1919-1935
chap. 25
La politique et le nationalisme en Afrique occidentale, 1919-1935
chap. 26
La politique et le nationalisme en Afrique orientale, 1919-1935
chap. 27
La politique et le nationalisme en Afrique centrale et méridionale, 1919-1935
chap. 28
L'Éthiopie et le Libéria, 1914-1935 : deux États africains indépendants à l'ère coloniale
chap. 29
L'Afrique et le nouveau monde
chap. 30
Le colonialisme en Afrique : impact et signification

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- L'Afrique occidentale au temps des Français. Colonisateurs et colonisés (vers 1860-1960), dir. Catherine Coquery-Vidrovitch, La Découverte, 1992

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Introduction
Le pays, son passé, ses cultures

Facteurs communs
1. Les changements sociaux
2. Quel passé pour l'Afrique ?
    2.1 De l'histoire coloniale à l'histoire africaine (1912-1960)   
    2.2 L'histoire de l'Afrique occidentale enseignée aux enfants de France
3. L'armée coloniale en Afrique occidentale française
4. Géopolitique de la colonisation
5. La politique économique coloniale
6. L'islam sous le régime colonial

"États coloniaux"
7. Sénégal-Soudan (Mali) : deux États pour un empire
8. La Mauritanie de 1900 à 1961
9. Le Niger
10. La Haute-Volta (Burkina-Faso)
11. La Côte d'Ivoire
12. La Guinée
13. Le Dahomey (Bénin)
14. Le Togo

 

 

- Pour en finir avec la colonisation, Bernard Lugan, éd. du Rocher, 2006Lugan_couv_livre.

Préambule : réflexions sur le débat colonial

Première partie :
De l'Afrique ignorée à l'Afrique approchée (du XIVe siècle à 1884)
chap. 1
Les Européens du XIVe siècle à 1800
chap. 2
Les Européens et l'Afrique du Nord de 1800 à 1870
chap. 3
Les Européens et l'Afrique Noire de 1800 jusqu'au Congrès de Berlin (1884)
chap. 4
Les explorations

 

Deuxième partie :
De l'Afrique partagée à l'Afrique dominée (1885 à 1914)
chap. 5
La colonisation française, une grande idée de gauche
chap. 6
La création de l'empire colonial français
chap. 7
La colonisation britannique ou l'impérialsime sans complexe
chap. 8
L'Allemagne entre le refus de la colonisation et la "place au soleil"
chap. 9
Les autres nations coloniales (Belgique, Portugal, Espagne et Italie)

Troisième partie :
De l'apogée du système colonial à l'amorce de la décolonisation (1914 à 1945)
chap. 10
Le premier conflit mondial en Afrique et ses conséquences
chap. 11
Les années 1919-1939 ou la transition
chap. 12
Le second conflit mondial et ses conséquences

Quatrième partie :
L'Afrique libérée (1945 à 1975)
chap. 13
La décolonisation française
chap. 14
La déchirure algérienne
chap. 15
La décolonisation britannique
chap. 16
Les autres décolonisations

Cinquième partie :
La colonisation en débats
chap. 17
Les doctrines coloniales
chap. 18
La France fut-elle ruinée par ses colonies ?
chap. 19
Les colonies africaines ne furent pas de bonnes affaires pour les colonisateurs
chap. 20
Les véritables responsabilités de la colonisation

Conclusion
De la colonisation de l'Afrique à la colonisation de l'Europe



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- L'Afrique et les Africains au XIXe siècle, Catherine Coquery-Vidrovitch, Armand Colin, 1999.

Le chapitre 6 de cet ouvrage est consacré à "l'intervention coloniale". Voici sa composition :Afrique_XIXe_couv

1 - Les débuts de l'impérialisme colonial en Afrique noire
2 - La genèse de l'administration coloniale
3 - L'achèvement des conquêtes coloniales
    3.1 - En Afrique de l'Ouest
    3.2 - En Afrique centrale
4 - Les résistances
    4.1 - Arabes, Swahili et Nyamwezi : la révolte de Pangani et le soulèvement d'Abushiri
    4.2 - L'union imprévue : la révolte shona et ndebele de 1896
5 - L'Algérie. De la conquête à la colonisation
    5.1 - Conquête et colonisation de peuplement
    5.2 - Une résistance nationale ? D'Abd el-Kader aux Kabyles
    5.3 - La misère algérienne

Signalons que Catherine Coquery-Vidrovitch ne traite, dans ce livre, que du XIXe siècle. Dans ce cadre, "S'il fallait, dans la première moitié du XIXe siècle, souligner l'importance des impacts nouveaux, les avatars de l'islam en Afrique du Nord et son expansion au sud de Sahara (...) apparaissent sur le plan interne un acteur autrement puissant que l'impact occidental" (p. 9).




- L'empire triomphant, 1871/1936 - 1. Afrique occidentale et équatoriale, Gilbert Comte, éd. Denoël, coll.Gilbert_Comte_couv "L'Aventure coloniale de la France", 1988.

Première partie : la conquête
1 - Les Républicains et le "groupe colonial"
2 - La marche de Gallieni vers le Soudan
3 - La longue poursuite de Samory
4 - Sur le Niger et dans la forêt ivoirienne
5 - Du royaume de Béhanzin aux confins sahariens
6 - Brazza aux mains nues sur le Congo
7 - La remontée de Gentil vers le lac Tchad
8 - Foureau et Lamy à travers le Hoggar
9 - La course ensanglantée de la colonne Voulet-Chanoine
10 - La défaite de Rabah et le massacre des vaincus

Deuxième partie : la colonisation
1 - La mise en place des structures
2 - L'opinion métropolitaine face aux scandales du Congo
3 - Mercantilisme et réformisme
4 - Dans les tranchées de l'Europe en guerre
5 - Bastions allemands en Afrique
6 - À la recherche d'une doctrine
7 - Apothéose au bois de Vincennes

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cartographie

 

carte_afrique1
Afrique subsaharienne en 1880 - principaux États
et empires africains (en rouge)

 

carte_afrique2
carte de l'Afrique colonisée en 1914



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la décolonisation des pays d'Afrique



- source des trois cartes : cabinda.org/histoire

 

 

- retour à l'accueil

23 septembre 2007

Le massacre des tirailleurs sénégalais en mai-juin 1940 (Raffael Scheck)

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Le massacre des tirailleurs sénégalais

en mai-juin 1940

un livre de Raffael Scheck (Tallandier)



présentation du livre par l'éditeur

9782847343762FSMai-juin 1940 : s'engouffrant dans la percée réalisée par ses divisions blindées, l'armée allemande déferle sur la France.
Ce Blitzkrieg fulgurant a fait l'objet de nombreux ouvrages d'histoire militaire, qui ont souligné dans l'ensemble le comportement korrekt des troupes allemandes à l'égard des populations civiles et des prisonniers de guerre. C'est oublier pourtant le sort des dizaines de milliers de soldats venus d'Afrique noire pour défendre la métropole contre les armées du Reich. Ils furent des milliers - 1 500 au moins, 3 000 sans doute - à être victimes de massacres, qu'ils aient été fusillés en groupe ou abattus isolément.
Et cela sans compter le traitement discriminatoire et souvent brutal qui leur fut infligé dès leur capture. Dans ce livre sans complaisance, l'historien allemand Raffael Scheck retrace le déroulement de ces crimes de guerre et s'interroge sur leur généalogie, faisant la part des préjugés raciaux contre les Noirs, de la peur des francs-tireurs, de la propagande haineuse des nazis et de la dynamique des combats.
Ces massacres, bien qu'ils soient connus dès le moment de leur perpétration, n'ont fait l'objet d'aucun débat public et d'aucun procès après la guerre. Leur commémoration et la recherche historique à leur sujet sont toujours restées discrètes. Ils donnent pourtant à la campagne de 1940 une dimension inédite : celle d'une guerre raciale, maillon essentiel entre les crimes de la Wehrmacht pendant l'invasion de la Pologne et les atrocités systématiques du front de l'Est.

 

biographie de Raffael Scheck

scheckRAFFAEL SCHECK est professeur d'histoire moderne de l'Europe à Colby College (Maine). Ses recherches ont porté notamment sur la Kriegsmarine et la droite allemande et sur le rôle politique des femmes sous la République de Weimar. Il s'intéresse actuellement au sort des prisonniers de guerre originaires des colonies dans les camps allemands pendant la Seconde Guerre mondiale.

 

 



- Une saison noire. Les massacres de tirailleurs sénégalais, mai-juin 1940, Raffael Scheck, Tallandier, 2007.

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lentil_2__1
Dédiée aux 18 Tirailleurs sénégalais massacrés
par les SS de la division Totenkopf, cette stèle fut décidée
par un vote du conseil municipal de Lentilly du 5 avril 1942.
Elle fut d’abord érigée sur le lieu principal des exécutions,
au "Valluy". En 2002, elle a été déplacée près de l’église du village
pour être plus visible
(source)

 

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Champagne-au-Mont-d’Or (Rhône), à l’angle de la N 6 et de la rue Louis-Tourte

(source)

 

 

- sur le capitaine Ntchorere, prisonnier fusillé le 7 juin 1940 à Airaines dans la SommeCHARLE43

 

 

- le "tata sénégalais" (cimetière) à Chasselay dans le Rhône

- sur les massacres de Chasselay

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- le "Tata" sénégalais de Chasselay dans le Rhône, un film de Patrice Robin et Evelyne Berruezo

 

 

- retour à l'accueil

28 juillet 2007

Discours de Nicolas Sarkozy à l'université de Dakar ; et critique par Achille Mbembe

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Allocution de M. Nicolas Sarkozy

Président de la République, prononcée à l'université de Dakar

 

 

Dakar, Sénégal, le 26 juillet 2007

Mesdames et Messieurs,             

sarkozy_dakar200Permettez-moi de remercier d'abord le gouvernement et le peuple sénégalais de leur accueil si chaleureux. Permettez-moi de remercier l'université de Dakar qui me permet pour la première fois de m'adresser à l'élite de la jeunesse africaine en tant que Président de la République française.

Je suis venu vous parler avec la franchise et la sincérité que l'on doit à des amis que l'on aime et que l'on respecte. J'aime l'Afrique, je respecte et j'aime les Africains.

Entre le Sénégal et la France, l'histoire a tissé les liens d'une amitié que nul ne peut défaire. Cette amitié est forte et sincère. C'est pour cela que j'ai souhaité adresser, de Dakar, le salut fraternel de la France à l'Afrique toute entière.

Je veux, ce soir, m'adresser à tous les Africains qui sont si différents les uns des autres, qui n'ont pas la même langue, qui n'ont pas la même religion, qui n'ont pas les mêmes coutumes, qui n'ont pas la même culture, qui n'ont pas la même histoire et qui pourtant se reconnaissent les uns les autres comme des Africains. Là réside le premier mystère de l'Afrique.

             
Oui, je veux m'adresser à tous les habitants de ce continent meurtri, et, en particulier, aux jeunes, à vous qui vous êtes tant battus les uns contre les autres et souvent tant haïs, qui parfois vous combattez et vous haïssez encore mais qui pourtant vous reconnaissez comme frères, frères dans la souffrance, frères dans l'humiliation, frères dans la révolte, frères dans l'espérance, frères dans le sentiment

que vous éprouvez d'une destinée commune, frères à travers cette foi mystérieuse qui vous rattache à la terre africaine, foi qui se transmet de génération en génération et que l'exil lui-même ne peut effacer.

Je ne suis pas venu, jeunes d'Afrique, pour pleurer avec vous sur les malheurs de l'Afrique. Car l'Afrique n'a pas besoin de mes pleurs.

18711803

 

Je ne suis pas venu, jeunes d'Afrique, pour m'apitoyer sur votre sort parce que votre sort est d'abord entre vos mains. Que feriez-vous, fière jeunesse africaine de ma pitié ?

Je ne suis pas venu effacer le passé car le passé ne s'efface pas.

Je ne suis pas venu nier les fautes ni les crimes car il y a eu des fautes et il y a eu des crimes.             

Il y a eu la traite négrière, il y a eu l'esclavage, les hommes, les femmes, les enfants achetés et vendus comme des marchandises. Et ce crime ne fut pas seulement un crime contre les Africains, ce fut un crime contre l'homme, ce fut un crime contre l'humanité toute entière.

Et l'homme noir qui éternellement «entend de la cale monter les malédictions enchaînées, les hoquettements des mourants, le bruit de l'un d'entre eux qu'on jette à la mer». Cet homme noir qui ne peut s'empêcher de se répéter sans fin «Et ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des bêtes brutes». Cet homme noir, je veux le dire ici à Dakar, a le visage de tous les hommes du monde.

Cette souffrance de l'homme noir, je ne parle pas de l'homme au sens du sexe, je parle de l'homme au sens de l'être humain et bien sûr de la femme et de l'homme dans son acceptation générale. Cette souffrance de l'homme noir, c'est la souffrance de tous les hommes. Cette blessure ouverte dans l'âme de l'homme noir est une blessure ouverte dans l'âme de tous les hommes.

Mais nul ne peut demander aux générations d'aujourd'hui d'expier ce crime perpétré par les générations passées. Nul ne peut demander aux fils de se repentir des fautes de leurs pères.             

Jeunes d'Afrique, je ne suis pas venu vous parler de repentance. Je suis venu vous dire que je ressens la traite et l'esclavage comme des crimes envers l'humanité. Je suis venu vous dire que votre déchirure et votre souffrance sont les nôtres et sont donc les miennes.

Je suis venu vous proposer de regarder ensemble, Africains et Français, au-delà de cette déchirure et au-delà de cette souffrance.

Je suis venu vous proposer, jeunes d'Afrique, non d'oublier cette déchirure et cette souffrance qui ne peuvent pas être oubliées, mais de les dépasser.

Je suis venu vous proposer, jeunes d'Afrique, non de ressasser ensemble le passé mais d'en tirer ensemble les leçons afin de regarder ensemble l'avenir.

Je suis venu, jeunes d'Afrique, regarder en face avec vous notre histoire commune.             


N_Congo_3L'Afrique a sa part de responsabilité dans son propre malheur. On s'est entretué en Afrique au moins autant qu'en Europe. Mais il est vrai que jadis, les Européens sont venus en Afrique en conquérants.

Ils ont pris la terre de vos ancêtres. Ils ont banni les dieux, les langues, les croyances, les coutumes de vos pères. Ils ont dit à vos pères ce qu'ils devaient penser, ce qu'ils devaient croire, ce qu'ils devaient faire. Ils ont coupé vos pères de leur passé, ils leur ont arraché leur âme et leurs racines. Ils ont désenchanté l'Afrique.

Ils ont eu tort.

Ils n'ont pas vu la profondeur et la richesse de l'âme africaine. Ils ont cru qu'ils étaient supérieurs, qu'ils étaient plus avancés, qu'ils étaient le progrès, qu'ils étaient la civilisation.

Ils ont eu tort.             

Ils ont voulu convertir l'homme africain, ils ont voulu le façonner à leur image, ils ont cru qu'ils avaient tous les droits, ils ont cru qu'ils étaient tout puissants, plus puissants que les dieux de l'Afrique, plus puissants que l'âme africaine, plus puissants que les liens sacrés que les hommes avaient tissés patiemment pendant des millénaires avec le ciel et la terre d'Afrique, plus puissants que les mystères qui venaient du fond des âges.

Ils ont eu tort.             

Ils ont abîmé un art de vivre. Ils ont abîmé un imaginaire merveilleux. Ils ont abîmé une sagesse ancestrale.

Ils ont eu tort.             

Ils ont créé une angoisse, un mal de vivre. Ils ont nourri la haine. Ils ont rendu plus difficile l'ouverture aux autres, l'échange, le partage parce que pour s'ouvrir, pour échanger, pour partager, il faut être assuré de son identité, de ses valeurs, de ses convictions. Face au colonisateur, le colonisé avait fini par ne plus avoir confiance en lui, par ne plus savoir qui il était, par se laisser gagner par la peur de l'autre, par la crainte de l'avenir.

Le colonisateur est venu, il a pris, il s'est servi, il a exploité, il a pillé des ressources, des richesses qui ne lui appartenaient pas. Il a dépouillé le colonisé de sa personnalité, de sa liberté, de sa terre, du fruit de son travail.

Il a pris mais je veux dire avec respect qu'il a aussi donné. Il a construit des ponts, des routes, des hôpitaux, des dispensaires, des écoles. Il a rendu féconde des terres vierges, il a donné sa peine, son travail, son savoir. Je veux le dire ici, tous les colons n'étaient pas des voleurs, tous les colons n'étaient pas des exploiteurs.

Il y avait parmi eux des hommes mauvais mais il y avait aussi des hommes de bonne volonté, des hommes qui croyaient remplir une mission civilisatrice, des hommes qui croyaient faire le bien. Ils se trompaient mais certains étaient sincères. Ils croyaient donner la liberté, ils créaient l'aliénation. Ils croyaient briser les chaînes de l'obscurantisme, de la superstition, de la servitude. Ils forgeaient des chaînes bien plus lourdes, ils imposaient une servitude plus pesante, car c'étaient les esprits, c'étaient les âmes qui étaient asservis. Ils croyaient donner l'amour sans voir qu'ils semaient la révolte et la haine.

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La colonisation n'est pas responsable de toutes les difficultés actuelles de l'Afrique. Elle n'est pas responsable des guerres sanglantes que se font les Africains entre eux. Elle n'est pas responsable des génocides. Elle n'est pas responsable des dictateurs. Elle n'est pas responsable du fanatisme. Elle n'est pas responsable de la corruption, de la prévarication. Elle n'est pas responsable des gaspillages et de la pollution.

Mais la colonisation fut une grande faute qui fut payée par l'amertume et la souffrance de ceux qui avaient cru tout donner et qui ne comprenaient pas pourquoi on leur en voulait autant.

La colonisation fut une grande faute qui détruisit chez le colonisé l'estime de soi et fit naître dans son cœur cette haine de soi qui débouche toujours sur la haine des autres.

La colonisation fut une grande faute mais de cette grande faute est né l'embryon d'une destinée commune. Et cette idée me tient particulièrement à cœur.

La colonisation fut une faute qui a changé le destin de l'Europe et le destin de l'Afrique et qui les a mêlés. Et ce destin commun a été scellé par le sang des Africains qui sont venus mourir dans les guerres européennes.

Et la France n'oublie pas ce sang africain versé pour sa liberté.             

Nul ne peut faire comme si rien n'était arrivé.             

Nul ne peut faire comme si cette faute n'avait pas été commise.             

Nul ne peut faire comme si cette histoire n'avait pas eu lieu.             

Pour le meilleur comme pour le pire, la colonisation a transformé l'homme africain et l'homme européen.             

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Jeunes d'Afrique, vous êtes les héritiers des plus vieilles traditions africaines et vous êtes les héritiers de tout ce que l'Occident a déposé dans le cœur et dans l'âme de l'Afrique.

Jeunes d'Afrique, la civilisation européenne a eu tort de se croire supérieure à celle de vos ancêtres, mais désormais la civilisation européenne vous appartient aussi.

Jeunes d'Afrique, ne cédez pas à la tentation de la pureté parce qu'elle est une maladie, une maladie de l'intelligence, et qui est ce qu'il y a de plus dangereux au monde.

Jeunes d'Afrique, ne vous coupez pas de ce qui vous enrichit, ne vous amputez pas d'une part de vous-même. La pureté est un enfermement, la pureté est une intolérance. La pureté est un fantasme qui conduit au fanatisme.

Je veux vous dire, jeunes d'Afrique, que le drame de l'Afrique n'est pas dans une prétendue infériorité de son art, sa pensée, de sa culture. Car, pour ce qui est de l'art, de la pensée et de la culture, c'est l'Occident qui s'est mis à l'école de l'Afrique.

L'art moderne doit presque tout à l'Afrique. L'influence de l'Afrique a contribué à changer non seulement l'idée de la beauté, non seulement le sens du rythme, de la musique, de la danse, mais même dit Senghor, la manière de marcher ou de rire du monde du XXème siècle.

Je veux donc dire, à la jeunesse d'Afrique, que le drame de l'Afrique ne vient pas de ce que l'âme africaine serait imperméable à la logique et à la raison. Car l'homme africain est aussi logique et raisonnable que l'homme européen.

C'est en puisant dans l'imaginaire africain que vous ont légué vos ancêtres, c'est en puisant dans les contes, dans les proverbes, dans les mythologies, dans les rites, dans ces formes qui, depuis l'aube des temps, se transmettent et s'enrichissent de génération en génération que vous trouverez l'imagination et la force de vous inventer un avenir qui vous soit propre, un avenir singulier qui ne ressemblera à aucun autre, où vous vous sentirez enfin libres, libres, jeunes d'Afrique d'être vous-mêmes, libres de décider par vous-mêmes.

Je suis venu vous dire que vous n'avez pas à avoir honte des valeurs de la civilisation africaine, qu'elles ne vous tirent pas vers le bas mais vers le haut, qu'elles sont un antidote au matérialisme et à l'individualisme qui asservissent l'homme moderne, qu'elles sont le plus précieux des héritages face à la déshumanisation et à l'aplatissement du monde.

Je suis venu vous dire que l'homme moderne qui éprouve le besoin de se réconcilier avec la nature a beaucoup à apprendre de l'homme africain qui vit en symbiose avec la nature depuis des millénaires.

Je suis venu vous dire que cette déchirure entre ces deux parts de vous-mêmes est votre plus grande force, et votre plus grande faiblesse selon que vous vous efforcerez ou non d'en faire la synthèse.

Mais je suis aussi venu vous dire qu'il y a en vous, jeunes d'Afrique, deux héritages, deux sagesses, deux traditions qui se sont longtemps combattues : celle de l'Afrique et celle de l'Europe.

Je suis venu vous dire que cette part africaine et cette part européenne de vous-mêmes forment votre identité déchirée.

 

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Je ne suis pas venu, jeunes d'Afrique, vous donner des leçons.             

Je ne suis pas venu vous faire la morale.             

Mais je suis venu vous dire que la part d'Europe qui est en vous est le fruit d'un grand péché d'orgueil de l'Occident mais que cette part d'Europe en vous n'est pas indigne.

Car elle est l'appel de la liberté, de l'émancipation et de la justice et de l'égalité entre les femmes et les hommes.

Car elle est l'appel à la raison et à la conscience universelles.             

Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l'idéal de vie est d'être en harmonie avec la nature, ne connaît que l'éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles.

Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n'y a de place ni pour l'aventure humaine, ni pour l'idée de progrès.

Dans cet univers où la nature commande tout, l'homme échappe à l'angoisse de l'histoire qui tenaille l'homme moderne mais l'homme reste immobile au milieu d'un ordre immuable ou tout semble être écrit d'avance.

Jamais l'homme ne s'élance vers l'avenir. Jamais il ne lui vient à l'idée de sortir de la répétition pour s'inventer un destin.

Le problème de l'Afrique et permettez à un ami de l'Afrique de le dire, il est là. Le défi de l'Afrique, c'est d'entrer davantage dans l'histoire. C'est de puiser en elle l'énergie, la force, l'envie, la volonté d'écouter et d'épouser sa propre histoire.

Le problème de l'Afrique, c'est de cesser de toujours répéter, de toujours ressasser, de se libérer du mythe de l'éternel retour, c'est de prendre conscience que l'âge d'or qu'elle ne cesse de regretter, ne reviendra pas pour la raison qu'il n'a jamais existé.

Le problème de l'Afrique, c'est qu'elle vit trop le présent dans la nostalgie du paradis perdu de l'enfance.     

Le problème de l'Afrique, c'est que trop souvent elle juge le présent par rapport à une pureté des origines totalement imaginaire et que personne ne peut espérer ressusciter.

Le problème de l'Afrique, ce n'est pas de s'inventer un passé plus ou moins mythique pour s'aider à supporter le présent mais de s'inventer un avenir avec des moyens qui lui soient propres.

Le problème de l'Afrique, ce n'est pas de se préparer au retour du malheur, comme si celui-ci devait indéfiniment se répéter, mais de vouloir se donner les moyens de conjurer le malheur, car l'Afrique a le droit au bonheur comme tous les autres continents du monde.

Le problème de l'Afrique, c'est de rester fidèle à elle-même sans rester immobile.             

Le défi de l'Afrique, c'est d'apprendre à regarder son accession à l'universel non comme un reniement de ce qu'elle est mais comme un accomplissement.

Le défi de l'Afrique, c'est d'apprendre à se sentir l'héritière de tout ce qu'il y a d'universel dans toutes les civilisations humaines.

C'est de s'approprier les droits de l'homme, la démocratie, la liberté, l'égalité, la justice comme l'héritage commun de toutes les civilisations et de tous les hommes.

C'est de s'approprier la science et la technique modernes comme le produit de toute l'intelligence humaine. 

Le défi de l'Afrique est celui de toutes les civilisations, de toutes les cultures, de tous les peuples qui veulent garder leur identité sans s'enfermer parce qu'ils savent que l'enfermement est mortel.

Les civilisations sont grandes à la mesure de leur participation au grand métissage de l'esprit humain.

La faiblesse de l'Afrique qui a connu sur son sol tant de civilisations brillantes, ce fut longtemps de ne pas participer assez à ce grand métissage. Elle a payé cher, l'Afrique, ce désengagement du monde qui l'a rendue si vulnérable. Mais, de ses malheurs, l'Afrique a tiré une force nouvelle en se métissant à son tour. Ce métissage, quelles que fussent les conditions douloureuses de son avènement, est la vraie force et la vraie chance de l'Afrique au moment où émerge la première civilisation mondiale.

 

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La civilisation musulmane, la chrétienté, la colonisation, au-delà des crimes et des fautes qui furent commises en leur nom et qui ne sont pas excusables, ont ouvert les cœurs et les mentalités africaines à l'universel et à l'histoire.

Ne vous laissez pas, jeunes d'Afrique, voler votre avenir par ceux qui ne savent opposer à l'intolérance que l'intolérance, au racisme que le racisme.

Ne vous laissez pas, jeunes d'Afrique, voler votre avenir par ceux qui veulent vous exproprier d'une histoire qui vous appartient aussi parce qu'elle fut l'histoire douloureuse de vos parents, de vos grands-parents et de vos aïeux.

 

N'écoutez pas, jeunes d'Afrique, ceux qui veulent faire sortir l'Afrique de l'histoire au nom de la tradition parce qu'une Afrique ou plus rien ne changerait serait de nouveau condamnée à la servitude.

N'écoutez pas, jeunes d'Afrique, ceux qui veulent vous empêcher de prendre votre part dans l'aventure humaine, parce que sans vous, jeunes d'Afrique qui êtes la jeunesse du monde, l'aventure humaine sera moins belle.

N'écoutez pas jeunes d'Afrique, ceux qui veulent vous déraciner, vous priver de votre identité, faire table rase de tout ce qui est africain, de toute la mystique, la religiosité, la sensibilité, la mentalité africaine, parce que pour échanger il faut avoir quelque chose à donner, parce que pour parler aux autres, il faut avoir quelque chose à leur dire.

             
Ecoutez plutôt, jeunes d'Afrique, la grande voix du Président Senghor qui chercha toute sa vie à réconcilier Senghorles héritages et les cultures au croisement desquels les hasards et les tragédies de l'histoire avaient placé l'Afrique.

Il disait, lui l'enfant de Joal, qui avait été bercé par les rhapsodies des griots, il disait : «nous sommes des métis culturels, et si nous sentons en nègres, nous nous exprimons en français, parce que le français est une langue à vocation universelle, que notre message s'adresse aussi aux Français et aux autres hommes».
             
Il disait aussi : «le français nous a fait don de ses mots abstraits - si rares dans nos langues maternelles. Chez nous les mots sont naturellement nimbés d'un halo de sève et de sang ; les mots du français eux rayonnent de mille feux, comme des diamants. Des fusées qui éclairent notre nuit».

Ainsi parlait Léopold Senghor qui fait honneur à tout ce que l'humanité comprend d'intelligence. Ce grand poète et ce grand Africain voulait que l'Afrique se mit à parler à toute l'humanité et lui écrivait en français des poèmes pour tous les hommes.

Ces poèmes étaient des chants qui parlaient, à tous les hommes, d'êtres fabuleux qui gardent des fontaines, chantent dans les rivières et qui se cachent dans les arbres.

Des poèmes qui leur faisaient entendre les voix des morts du village et des ancêtres.             

Des poèmes qui faisaient traverser des forêts de symboles et remonter jusqu'aux sources de la mémoire ancestrale que chaque peuple garde au fond de sa conscience comme l'adulte garde au fond de la sienne le souvenir du bonheur de l'enfance.

Car chaque peuple a connu ce temps de l'éternel présent, où il cherchait non à dominer l'univers mais à vivre en harmonie avec l'univers. Temps de la sensation, de l'instinct, de l'intuition. Temps du mystère et de l'initiation. Temps mystique ou le sacré était partout, où tout était signes et correspondances. C'est le temps des magiciens, des sorciers et des chamanes. Le temps de la parole qui était grande, parce qu'elle se respecte et se répète de génération en génération, et transmet, de siècle en siècle, des légendes aussi anciennes que les dieux.

L'Afrique a fait se ressouvenir à tous les peuples de la terre qu'ils avaient partagé la même enfance. L'Afrique en a réveillé les joies simples, les bonheurs éphémères et ce besoin, ce besoin auquel je crois moi-même tant, ce besoin de croire plutôt que de comprendre, ce besoin de ressentir plutôt que de raisonner, ce besoin d'être en harmonie plutôt que d'être en conquête.
             
Ceux qui jugent la culture africaine arriérée, ceux qui tiennent les Africains pour de grands enfants, tous ceux-là ont oublié que la Grèce antique qui nous a tant appris sur l'usage de la raison avait aussi ses sorciers, ses devins, ses cultes à mystères, ses sociétés secrètes, ses bois sacrés et sa mythologie qui venait du fond des âges et dans laquelle nous puisons encore, aujourd'hui, un inestimable trésor de sagesse humaine.

L'Afrique qui a aussi ses grands poèmes dramatiques et ses légendes tragiques, en écoutant Sophocle, a entendu une voix plus familière qu'elle ne l'aurait crû et l'Occident a reconnu dans l'art africain des formes de beauté qui avaient jadis été les siennes et qu'il éprouvait le besoin de ressusciter.
             
Alors entendez, jeunes d'Afrique, combien Rimbaud est africain quand il met des couleurs sur les voyelles comme tes ancêtres en mettaient sur leurs masques, «masque noir, masque rouge, masque blanc–et-noir».

Ouvrez les yeux, jeunes d'Afrique, et ne regardez plus, comme l'ont fait trop souvent vos aînés, la civilisation mondiale comme une menace pour votre identité mais la civilisation mondiale comme quelque chose qui vous appartient aussi.

Dès lors que vous reconnaîtrez dans la sagesse universelle une part de la sagesse que vous tenez de vos pères et que vous aurez la volonté de la faire fructifier, alors commencera ce que j'appelle de mes vœux, la Renaissance africaine.

Dès lors que vous proclamerez que l'homme africain n'est pas voué à un destin qui serait fatalement tragique et que, partout en Afrique, il ne saurait y avoir d'autre but que le bonheur, alors commencera la Renaissance africaine.

Dès lors que vous, jeunes d'Afrique, vous déclarerez qu'il ne saurait y avoir d'autres finalités pour une politique africaine que l'unité de l'Afrique et l'unité du genre humain, alors commencera la Renaissance africaine.

 

Dès lors que vous regarderez bien en face la réalité de l'Afrique et que vous la prendrez à bras le corps, alors commencera la Renaissance africaine. Car le problème de l'Afrique, c'est qu'elle est devenue un mythe que chacun reconstruit pour les besoins de sa cause.

Et ce mythe empêche de regarder en face la réalité de l'Afrique.             

La réalité de l'Afrique, c'est une démographie trop forte pour une croissance économique trop faible.             
La réalité de l'Afrique, c'est encore trop de famine, trop de misère.             

La réalité de l'Afrique, c'est la rareté qui suscite la violence.             

La réalité de l'Afrique, c'est le développement qui ne va pas assez vite, c'est l'agriculture qui ne produit pas assez, c'est le manque de routes, c'est le manque d'écoles, c'est le manque d'hôpitaux. La réalité de l'Afrique, c'est un grand gaspillage d'énergie, de courage, de talents, d'intelligence.    

La réalité de l'Afrique, c'est celle d'un grand continent qui a tout pour réussir et qui ne réussit pas parce qu'il n'arrive pas à se libérer de ses mythes.

La Renaissance dont l'Afrique a besoin, vous seuls, Jeunes d'Afrique, vous pouvez l'accomplir parce que vous seuls en aurez la force.

Cette Renaissance, je suis venu vous la proposer. Je suis venu vous la proposer pour que nous l'accomplissions ensemble parce que de la Renaissance de l'Afrique dépend pour une large part la Renaissance de l'Europe et la Renaissance du monde.

Je sais l'envie de partir qu'éprouvent un si grand nombre d'entre vous confrontés aux difficultés de l'Afrique.

2133202_5Je sais la tentation de l'exil qui pousse tant de jeunes Africains à aller chercher ailleurs ce qu'ils ne trouvent pas ici pour faire vivre leur famille.

Je sais ce qu'il faut de volonté, ce qu'il faut de courage pour tenter cette aventure, pour quitter sa patrie, la terre où l'on est né, où l'on a grandi, pour laisser derrière soi les lieux familiers où l'on a été heureux, l'amour d'une mère, d'un père ou d'un frère et cette solidarité, cette chaleur, cet esprit communautaire qui sont si forts en Afrique.

Je sais ce qu'il faut de force d'âme pour affronter le dépaysement, l'éloignement, la solitude.          

Je sais ce que la plupart d'entre eux doivent affronter comme épreuves, comme difficultés, comme risques.             
Je sais qu'ils iront parfois jusqu'à risquer leur vie pour aller jusqu'au bout de ce qu'ils croient être leur rêve.

Mais je sais que rien ne les retiendra.             

Car rien ne retient jamais la jeunesse quand elle se croit portée par ses rêves.

Je ne crois pas que la jeunesse africaine ne soit poussée à partir que pour fuir la misère.             

Je crois que la jeunesse africaine s'en va parce que, comme toutes les jeunesses, elle veut conquérir le monde.             

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Comme toutes les jeunesses, elle a le goût de l'aventure et du grand large.             

Elle veut aller voir comment on vit, comment on pense, comment on travaille, comment on étudie ailleurs.    
L'Afrique n'accomplira pas sa Renaissance en coupant les ailes de sa jeunesse. Mais l'Afrique a besoin de sa jeunesse.

La Renaissance de l'Afrique commencera en apprenant à la jeunesse africaine à vivre avec le monde, non à le refuser.

La jeunesse africaine doit avoir le sentiment que le monde lui appartient comme à toutes les jeunesses de la terre.

La jeunesse africaine doit avoir le sentiment que tout deviendra possible comme tout semblait possible aux hommes de la Renaissance.

Alors, je sais bien que la jeunesse africaine, ne doit pas être la seule jeunesse du monde assignée à résidence. Elle ne peut pas être la seule jeunesse du monde qui n'a le choix qu'entre la clandestinité et le repliement sur soi.

Elle doit pouvoir acquérir, hors, d'Afrique la compétence et le savoir qu'elle ne trouverait pas chez elle.       

Mais elle doit aussi à la terre africaine de mettre à son service les talents qu'elle aura développés. Il faut revenir bâtir l'Afrique ; il faut lui apporter le savoir, la compétence le dynamisme de ses cadres. Il faut mettre un terme au pillage des élites africaines dont l'Afrique a besoin pour se développer.

Ce que veut la jeunesse africaine c'est de ne pas être à la merci des passeurs sans scrupules qui jouent avec votre vie.

Ce que veut la jeunesse d'Afrique, c'est que sa dignité soit préservée.

C'est pouvoir faire des études, c'est pouvoir travailler, c'est pouvoir vivre décemment. C'est au fond, ce que veut toute l'Afrique. L'Afrique ne veut pas de la charité. L'Afrique ne veut pas d'aide. L'Afrique ne veut pas de passe-droit.

Ce que veut l'Afrique et ce qu'il faut lui donner, c'est la solidarité, la compréhension et le respect.             

Ce que veut l'Afrique, ce n'est pas que l'on prenne son avenir en main, ce n'est pas que l'on pense à sa place, ce n'est pas que l'on décide à sa place.

Ce que veut l'Afrique est ce que veut la France, c'est la coopération, c'est l'association, c'est le partenariat entre des nations égales en droits et en devoirs.

Jeunesse africaine, vous voulez la démocratie, vous voulez la liberté, vous voulez la justice, vous voulez le Droit ? C'est à vous d'en décider. La France ne décidera pas à votre place. Mais si vous choisissez la démocratie, la liberté, la justice et le Droit, alors la France s'associera à vous pour les construire.

Jeunes d'Afrique, la mondialisation telle qu'elle se fait ne vous plaît pas. L'Afrique a payé trop cher le mirage du collectivisme et du progressisme pour céder à celui du laisser-faire.

Jeunes d'Afrique vous croyez que le libre échange est bénéfique mais que ce n'est pas une religion. Vous croyez que la concurrence est un moyen mais que ce n'est pas une fin en soi. Vous ne croyez pas au laisser-faire. Vous savez qu'à être trop naïve, l'Afrique serait condamnée à devenir la proie des prédateurs du monde entier. Et cela vous ne le voulez pas. Vous voulez une autre mondialisation, avec plus d'humanité, avec plus de justice, avec plus de règles.

Je suis venu vous dire que la France la veut aussi. Elle veut se battre avec l'Europe, elle veut se battre avec l'Afrique, elle veut se battre avec tous ceux, qui dans le monde, veulent changer la mondialisation. Si l'Afrique, la France et l'Europe le veulent ensemble, alors nous réussirons. Mais nous ne pouvons pas exprimer une volonté votre place.

Jeunes d'Afrique, vous voulez le développement, vous voulez la croissance, vous voulez la hausse du niveau de vie.             

Mais le voulez-vous vraiment ? Voulez-vous que cesse l'arbitraire, la corruption, la violence ? Voulez-vous que la propriété soit respectée, que l'argent soit investi au lieu d'être détourné ? Voulez-vous que l'État se remette à faire son métier, qu'il soit allégé des bureaucraties qui l'étouffent, qu'il soit libéré du parasitisme, du clientélisme, que son autorité soit restaurée, qu'il domine les féodalités, qu'il domine les corporatismes ? Voulez-vous que partout règne l'État de droit qui permet à chacun de savoir raisonnablement ce qu'il peut attendre des autres ?

Si vous le voulez, alors la France sera à vos côtés pour l'exiger, mais personne ne le voudra à votre place.  

Voulez-vous qu'il n'y ait plus de famine sur la terre africaine ? Voulez-vous que, sur la terre africaine, il n'y ait plus jamais un seul enfant qui meure de faim ? Alors cherchez l'autosuffisance alimentaire. Alors développez les cultures vivrières. L'Afrique a d'abord besoin de produire pour se nourrir. Si c'est ce que vous voulez, jeunes d'Afrique, vous tenez entre vos mains l'avenir de l'Afrique, et la France travaillera avec vous pour bâtir cet avenir.

Vous voulez lutter contre la pollution ? Vous voulez que le développement soit durable ? Vous voulez que les générations actuelles ne vivent plus au détriment des générations futures ? Vous voulez que chacun paye le véritable coût de ce qu'il consomme ? Vous voulez développer les technologies propres ? C'est à vous de le décider. Mais si vous le décidez, la France sera à vos côtés.             

Vous voulez la paix sur le continent africain ? Vous voulez la sécurité collective ? Vous voulez le règlement pacifique des conflits ? Vous voulez mettre fin au cycle infernal de la vengeance et de la haine ? C'est à vous, mes amis africains, de le décider. Et si vous le décidez, la France sera à vos côtés, comme une amie indéfectible, mais la France ne peut pas vouloir à la place de la jeunesse d'Afrique.

Vous voulez l'unité africaine ? La France le souhaite aussi.             

Parce que la France souhaite l'unité de l'Afrique, car l'unité de l'Afrique rendra l'Afrique aux Africains.        

Ce que veut faire la France avec l'Afrique, c'est regarder en face les réalités. C'est faire la politique des réalités et non plus la politique des mythes.

Ce que la France veut faire avec l'Afrique, c'est le co-développement, c'est-à-dire le développement partagé.             
      
La France veut avec l'Afrique des projets communs, des pôles de compétitivité communs, des universités communes, des laboratoires communs.

Ce que la France veut faire avec l'Afrique, c'est élaborer une stratégie commune dans la mondialisation.                   
Ce que la France veut faire avec l'Afrique, c'est une politique d'immigration négociée ensemble, décidée ensemble pour que la jeunesse africaine puisse être accueillie en France et dans toute l'Europe avec dignité et avec respect.
             
Ce que la France veut faire avec l'Afrique, c'est une alliance de la jeunesse française et de la jeunesse africaine pour que le monde de demain soit un monde meilleur.

Ce que veut faire la France avec l'Afrique, c'est préparer l'avènement de l'Eurafrique, ce grand destin commun qui attend l'Europe et l'Afrique.

À ceux qui, en Afrique, regardent avec méfiance ce grand projet de l'Union Méditerranéenne que la France a proposé à tous les pays riverains de la Méditerranée, je veux dire que, dans l'esprit de la France, il ne s'agit nullement de mettre à l'écart l'Afrique, qui s'étend au sud du Sahara mais, qu'au contraire, il s'agit de faire de cette Union le pivot de l'Eurafrique, la première étape du plus grand rêve de paix et de prospérité qu'Européens et Africains sont capables de concevoir ensemble.
         
Alors, mes chers Amis, alors seulement, l'enfant noir de Camara Laye, à genoux dans le silence de la nuit africaine, saura et comprendra qu'il peut lever la tête et regarder avec confiance l'avenir. Et cet enfant noir de Camara Laye, il sentira réconciliées en lui les deux parts de lui-même. Et il se sentira enfin un homme comme tous les autres hommes de l'humanité.

Je vous remercie.            

source

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critique de ce discours par Achille Mbembe dans le journal : Le Messager (1er août 2007)

 

Achille MBEMBE démonte le mensonge de Sarkozy sur l'Afrique

Lors de sa récente visite de travail en Afrique sub-saharienne, le président de la République française, Nicolas Sarkozy, a prononcé à Dakar un discours adressé à "l’élite de la jeunesse africaine". Ce discours a profondément choqué une grande partie de ceux à qui il était destiné, ainsi que les milieux professionnels et l’intelligentsia africaine francophone. Viendrait-il à être traduit en anglais qu’il ne manquerait pas de causer des controverses bien plus soutenues compte tenu des traditions de nationalisme, de panafricanisme et d’afrocentrisme plus ancrées chez les Africains anglophones que chez les francophones. Achille Mbembe en fait, ici, une critique argumentée. (Le Messager)

En auraient-ils eu l’opportunité, la majorité des Africains francophones aurait sans doute voté contre Nicolas Sarkozy lors des dernières élections présidentielles françaises.
Ce n’est pas que son concurrent d’alors, et encore moins le Parti Socialiste, aient quoi que ce soit de convaincant à dire au sujet de l’Afrique, ou que leurs pratiques passées témoignent de quelque volonté que ce soit de refonte radicale des relations entre la France et ses ex-colonies. Le nouveau président français aurait tout simplement payé cher son traitement de l’immigration lorsqu’il était le ministre de l’Intérieur de Jacques Chirac, ses collusions avec l’extrême droite raciste et son rôle dans le déclenchement des émeutes de 2005 dans les banlieues de France.
Pour sa première tournée en Afrique au sud du Sahara, il a donc atterri à Dakar précédé d’une trèsSarkozy_Wade_11_06_07 mauvaise réputation - celle d’un homme politique agité et dangereux, cynique et brutal, assoiffé de pouvoir, qui n’écoute point, dit tout et le double de tout, ne lésine pas sur les moyens et n’a, à l’égard de l’Afrique et des Africains, que condescendance et mépris.

Mais ce n’était pas tout. Beaucoup étaient également prêts à l’écouter, intrigués sinon par l’intelligence politicienne, du moins la redoutable efficacité avec laquelle il gère sa victoire depuis son élection. Surpris par la nomination d’une Rachida Dati ou d’une Rama Yade au gouvernement (même si à l’époque coloniale il y avait plus de ministres d’origine africaine dans les cabinets de la république et les assemblées qu’aujourd’hui), ils voulaient savoir si, derrière la manœuvre, se profilait un grand dessein – une véritable reconnaissance, par la France, du caractère multiracial et cosmopolite de sa société.

Il était donc attendu. Dire qu’il a déçu est une litote. Certes, le cartel des satrapes (d’Omar Bongo, Paul Biya et Sassou Nguesso à Idris Déby, Eyadéma Fils et les autres) se félicite de ce qui apparaît clairement comme le choix de la continuité dans la gestion de la “Françafrique” - ce système de corruption réciproque qui lie la France à ses affidés africains.
Mais si l’on en juge par les réactions enregistrées ici et là, les éditoriaux, les courriers dans la presse, les interventions sur les chaînes de radios privées et les débats électroniques, une très grande partie de l’Afrique francophone – à commencer par la jeunesse à laquelle il s’est adressé – a trouvé ses propos franchement choquants. Et pour cause. Dans tous les rapports où l’une des parties n’est pas assez libre ni égale, le viol souvent commence par le langage – un langage qui, sous prétexte d’amitié, s’exempte de tout et s’auto-immunise tout en faisant porter tout le poids de la cruauté au plus faible.

Régression
Mais pour qui n’attend rien de la France, les propos tenus à l’université de Dakar sont fort révélateurs. En effet, le discours rédigé par Henri Guaino (conseiller spécial) et prononcé par Nicolas Sarkozy dans la capitale sénégalaise offre un excellent éclairage sur le pouvoir de nuisance – conscient ou inconscient, passif ou actif – qui, dans les dix prochaines années, pourrait découler du regard paternaliste et éculé que continuent de porter certaines des “nouvelles élites françaises” (de gauche comme de droite) sur un continent qui n’a cessé de faire l’expérience de radicales mutations au cours de la dernière moitié du XXe siècle notamment.

Dans sa “franchise” et sa “sincérité”, Nicolas Sarkozy révèle au grand jour ce qui, Sarkozy_Senegal4_3jusqu’à présent, relevait du non-dit, à savoir qu’aussi bien dans la forme que dans le fond, l’armature intellectuelle qui sous-tend la politique africaine de la France date littéralement de la fin du XIXe siècle. Voici donc une politique qui, pour sa mise en cohérence, dépend d’un héritage intellectuel obsolète, vieux de près d’un siècle, malgré les rafistolages.

Le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar montre comment, enfermé dans une vision frivole et exotique du continent, les “ nouvelles élites françaises ” prétendent jeter un éclairage sur des réalités dont elles ont fait leur hantise et leur fantasme (la race), mais dont, à la vérité, elles ignorent tout. Ainsi, pour s’adresser à “l’élite de la jeunesse africaine”, Henri Guaino se contente de reprendre, presque mot à mot, des passages du chapitre consacré par Hegel à l’Afrique dans son ouvrage La raison dans l’histoire – et dont j’ai fait, récemment encore et après bien d’autres, une longue critique dans mon livre De la postcolonie (pp. 221-230).
Selon Hegel en effet, l’Afrique est le pays de la substance immobile et du désordre éblouissant, joyeux et tragique de la création. Les nègres, tels nous les voyons aujourd’hui, tels ils ont toujours été. Dans l’immense énergie de l’arbitraire naturel qui les domine, ni le moment moral, ni les idées de liberté, de justice et de progrès n’ont aucune place ni statut particulier. Celui qui veut connaître les manifestations les plus épouvantables de la nature humaine peut les trouver en Afrique. Cette partie du monde n’a, à proprement parler, pas d’histoire. Ce que nous comprenons en somme sous le nom d’Afrique, c’est un monde anhistorique non développé, entièrement prisonnier de l’esprit naturel et dont la place se trouve encore au seuil de l’histoire universelle.

Les “nouvelles élites françaises” ne sont pas convaincues d’autre chose. Elles partagent ce préjugé hégélien. Contrairement à la génération des “Papa-Commandant” (de Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing, Mitterrand ou Chirac) qui épousait tacitement le même préjugé tout en évitant de heurter de front leurs interlocuteurs, les “nouvelles élites” de France estiment désormais que l’on ne peut rendre compte de sociétés aussi plongées dans la nuit de l’enfance qu’en s’exprimant sans frein, dans une sorte de vierge énergie. Et c’est bien ce qu’elles ont à l’idée lorsque, désormais, elles défendent tout haut l’idée d’une nation “décomplexée” par rapport à son histoire coloniale.
À leurs yeux, on ne peut parler de l’Afrique qu’en suivant, en sens inverse, le chemin du sens et de la raison, peu importe que cela se fasse dans un cadre où chaque mot prononcé l’est dans un contexte d’ignorance. D’où la tendance à saturer les mots, à recourir à une sorte de pléthore verbale, à procéder par la suffocation des images – toutes choses qui octroient au discours de Nicolas Sarkozy à Dakar son caractère heurté, bégayant et abrupt.
J’ai en effet beau faire la part des choses. Dans le long monologue de Dakar, je ne trouve d’invitation à l’échange et au dialogue que rhétorique. Derrière les mots se cachent surtout des injonctions, des prescriptions, des appels au silence, voire à la censure, une insupportable suffisance dont, je l’imagine, on ne peut faire preuve qu’à Dakar et à Libreville, et certainement pas à Pretoria ou à Luanda.

Aux sources de l’ethnologie coloniale
À côté de Hegel existe un deuxième fonds que recyclent sans complexe les “nouvelles élites françaises”. Il s’agit d’une somme de lieux communs formalisés
fonctions_mentales_L20par l’ethnologie coloniale vers la fin du XIXe siècle. C’est au prisme de cette ethnologie que se nourrit une grande partie du discours sur l’Afrique, voire une partie de l’exotisme qui constitue l’un des visages privilégiés du racisme à la française.
Cet amas de préjugés, Lévy Brühl tenta d’en faire un système dans ses considérations sur “la mentalité primitive” ou encore “prélogique”. Dans un ensemble d’essais concernant les “sociétés inférieures” (Les fonctions mentales en 1910 ; puis La mentalité primitive en 1921), il s’acharnera à donner une caution pseudo-scientifique à la distinction entre “l’homme occidental” doué de raison et les peuples et races non-occidentaux enfermés dans le cycle de la répétition et du mythe.

Se présentant – coutume bien rodée – comme “l’ami” des Africains, Leo Frobenius (que dénonce avec virulence le romancier Yambo Ouologuem dans Le devoir de violence) contribua largement à diffuser une partie des ruminations de Lévy Brühl derrière le masque du “vitalisme” africain. Certes, considérait-il que la “culture africaine” n’est pas le simple prélude à la logique et à la rationalité. Toujours est-il qu’il considérait qu’après tout, l’homme noir est un enfant. Comme son contemporain Ludwig Klages (auteur, entre autres, de L’éros cosmogonique, L’homme et la terre, L’esprit comme ennemi de l’âme), il estimait que l’homme occidental avait payé d’une dévitalisation génératrice de comportements impersonnels la démesure dans l’usage de la volonté – le formalisme auquel il doit sa puissance sur la nature.

De son côté, le missionnaire belge Placide Tempels dissertait sur “la philosophie bantoue” dont l’un des principes était, selon lui, la symbiose entre “l’homme africain” et la nature. Aux yeux du bon père, la force vitale constitue l’être de l’homme bantu. Celle-ci se déploie du degré proche de zéro (la mort) jusqu’au niveau ultime de celui qui s’avère un “chef”.
Telles sont d’ailleurs, en plus de Pierre Teilhard de Chardin, les sources principales de la pensée de Senghor qu’Henri Guaino se fait fort de mobiliser dans l’espoir de donner aux propos présidentiels une caution autochtone. Ignore-t-il donc l’inestimable dette que, dans sa formulation du concept de la négritude ou dans la formation de ses notions de culture, de civilisation, voire de métissage, le poète sénégalais doit aux théories les plus racistes, les plus essentialistes et les plus biologisantes de son époque ?

Mais il n’y a pas que l’ethnologie coloniale. Au demeurant, celle-ci se nourrit de nombreux récits de voyage et nourrit à son tour toute une culture populaire dont les films, la publicité, les bandes dessinées, la peinture et la sculpture, la photographie ou les expositions ne sont qu’un aspect. Ici, on s’efforce de créer un objet qui, loin de permettre d’effectuer le travail de reconnaissance de l’Autre, fait plutôt de ce dernier un objet substitutif, de donner libre cours à des fantasmes.

 

Enfants
une "âme africaine"...?


Le conseiller spécial du président français reprend à son compte cette technique aussi bien que l’essentiel des thèses (qu’il prétend par ailleurs réfuter) des idéologues de la différence et des pontifes de l’ontologie africaine. Puis il procède comme si l’idée selon laquelle il existerait une essence nègre, une “âme africaine” dont “l’homme africain” (Muntu) serait la manifestation la plus vivante – comme si cette idée somme toute farfelue n’avait pas fait l’objet d’une critique radicale par les meilleurs des philosophes africains, à commencer par Fabien Éboussi Boulaga dont l’ouvrage, La crise du Muntu, est à cet égard un classique.

Dès lors, comment s’étonner qu’au bout du compte, sa définition du continent et de ses gens soit une définition purement négative ? En effet, “l’homme africain” du président Sarkozy est surtout reconnaissable soit par ce qu’il n’a pas, ce qu’il n’est pas ou ce qu’il n’est jamais parvenu à accomplir (la dialectique du manque et de l’inachèvement), soit par son opposition à “l’homme moderne” (sous-entendu “l’homme blanc”) – opposition qui résulterait de son attachement irrationnel au royaume de l’enfance, au monde de la nuit, aux bonheurs simples et à un âge d’or qui n’a jamais existé.

Pour le reste, l’Afrique des “nouvelles élites françaises” est essentiellement une Afrique rurale, féérique et fantôme, mi-bucolique et mi-cauchemardesque, peuplée de paysans, faite d’une communauté de souffrants qui n’ont rien commun sauf leur commune position à la lisière de l’histoire, prostrés qu’ils sont dans un hors-monde - celui des sorciers et des griots, des êtres fabuleux qui gardent les fontaines, chantent dans les rivières et se cachent dans les arbres, des morts du village et des ancêtres dont on entend les voix, des masques et des forêts pleines de symboles, des poncifs que sont la prétendue “solidarité africaine”, “l’esprit communautaire” , “la chaleur” et le respect des aînés.

La politique de l’ignorance
Le discours se déroule donc dans une béatifique volonté d’ignorance de son objet, comme si, au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, l’on n’avait pas assisté à un développement spectaculaire des connaissances sur les mutations, sur la longue durée, du monde africain.
Je ne parle pas de la contribution des chercheurs africains eux-mêmes à la connaissance de leurs sociétés, ni de la critique interne de leurs cultures – critique à laquelle certains d’entre nous ont contribué. Je parle des milliards de son propre trésor que le gouvernement français a commis dans cette grande œuvre et ne m’explique guère comment, au terme d’un tel investissement, on peut encore, aujourd’hui, parler de l’Afrique en des termes aussi peu intelligents.

Que cache cette politique de l’ignorance volontaire et assumée ?
Comment peut-on se présenter à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar au début du XXIe siècle et parler àlaye l’élite intellectuelle africaine comme si l’Afrique n’avait pas de tradition intellectuelle et critique propre et comme si Senghor et Camara Laye [ci-contre] étaient les derniers mots de l’intelligence africaine au cours du XXe siècle ?
Par ailleurs, où sont donc passées les connaissances accumulées au cours des cinquante dernières années par l’Institut de Recherche sur le Développement, les laboratoires du Centre National de la Recherche Scientifique, les nombreux appels d’offres thématiques réunissant chercheurs africains et français qui ont tant servi à renouveler notre connaissance du continent – initiatives souvent généreuses auxquelles il m’est d’ailleurs arrivé, plus d’une fois, d’être associé ?

 

 

Balandier Comment peut-on faire comme si, en France même, Georges Balandier n’avait pas montré, dès les années cinquante, la profonde modernité des sociétés africaines ; comme si Claude Meillassoux, Jean Copans, Emmanuel Terray, Pierre Bonafé et beaucoup d’autres n’en avaient pas démonté les dynamiques internes de production des inégalités ; comme si Catherine Coquery-Vidrovitch, Jean-Suret Canale, Almeida Topor et plusieurs autres n’avaient pas mis en évidence et la cruauté des compagnies concessionnaires, et les ambigüités des politiques économiques coloniales ; comme si Jean-François Bayart et la revue Politique africaine n’avaient pas tordu le cou à l’illusion selon laquelle le sous-développement de l’Afrique s’explique par son “désengagement du monde” ; comme si Jean-Pierre Chrétien et de nombreux géographes n’avaient pas administré la preuve de l’inventivité des techniques agraires sur la longue durée ; comme si Alain Dubresson, Annick Osmont et d’autres n’avaient pas décrit, patiemment, l’incroyable métissage des villes africaines ; comme si Alain Marie et les autres n’avaient pas montré les ressorts de l’individualisme ; comme si Jean-Pierre Warnier n’avait pas décrit la vitalité des mécanismes d’accumulation dans l’Ouest-Cameroun et ainsi de suite.

Déni de responsabilité
Quant à l’antienne sur la colonisation et le refus de la “repentance”, voilà qui sort tout droit des spéculations de Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut et autres Daniel Lefeuvre. Mais à qui fera-t-on croire qu’il n’existe pas de responsabilité morale pour des actes perpétrés par un État au long de son histoire ? À qui fera-t-on croire que pour créer un monde humain, il faut évacuer la morale et l’éthique par la fenêtre puisque dans ce monde, il n’existe ni justice des plaintes, ni justice des causes ?

Afin de dédouaner un système inique, la tentation est aujourd’hui de réécrire l’histoire de la France et de son empire en en faisant une histoire de la “pacification”, de “la mise en valeur de territoires vacants et sans maîtres”, de la “diffusion de l’enseignement”, de la “fondation d’une médecine moderne”, de la mise en place d’infrastructures routières et ferroviaires. Cet argument repose sur le vieux mensonge selon lequel la colonisation fut une entreprise humanitaire et qu’elle contribua à la modernisation de vieilles sociétés primitives et agonisantes qui, abandonnées à elles-mêmes, auraient peut-être fini par se suicider.

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Saint-Louis du Sénégal, pont Faidherbe (511 m de longueur)

En traitant ainsi de la colonisation, on prétend s’autoriser, comme dans le discours de Dakar, d’une sincérité intime, d’une authenticité de départ afin de mieux trouver des alibis - auxquels on est les seuls à croire – à une entreprise passablement cruelle, abjecte et infâme. L’on prétend que les guerres de conquête, les massacres, les déportations, les razzias, les travaux forcés, la discrimination raciale institutionnelle – tout cela ne fut que “la corruption d’une grande idée” ou, comme l’explique Alexis de Tocqueville, “des nécessités fâcheuses”.

Demander que la France reconnaisse, à la manière du même Tocqueville, que le gouvernement colonial fut un “gouvernement dur, violent, arbitraire et grossier”, ou encore lui demander de cesser de soutenir des dictatures corrompues en Afrique, ce n’est ni la dénigrer, ni la haïr. C’est lui demander d’assumer ses responsabilités et de pratiquer ce qu’elle dit être sa vocation universelle.
D’autre part, il faut être cohérent et cesser de tenir à propos de la colonisation des propos à géométrie variable – certains pour la consommation interne et d’autres pour l’exportation. Qui convaincra-t-on en effet de sa bonne foi si, en sous-main des proclamations de sincérité telles que celles de Dakar, l’on cherche à dédouaner le système colonial en cherchant à nommer, à titre posthume comme maréchal, des figures aussi sinistres que Raoul Salan ou en cherchant à construire un mémorial à des tueurs comme Bastien Thiry, Roger Degueldre, Albert Dovecar et autres Claude Piegts ?

Conclusion
La majorité des Africains ne vit ni en France, ni dans les anciennes colonies françaises. Elle ne cherche pas à émigrer dans l’Hexagone. Dans l’exercice quotidien de leur métier, des millions d’Africains ne dépendent d’aucun réseau français d’assistance. Pour leur survie, ils ne doivent strictement rien à la France et la France ne leur doit strictement rien. Et c’est bien ainsi.

Ceci dit, un profond rapport intellectuel et culturel lie certains d’entre nous à ce vieux pays où, d’ailleurs, nous avons été formés en partie. Une forte minorité de citoyens français d’origine africaine, descendants d’esclaves et d’ex-colonisés y vivent, dont le sort est loin de nous être indifférent, tout comme celui des immigrés illégaux qui, malgré le fait d’avoir enfreint la loi, ont néanmoins droit à un traitement humain.

Depuis Fanon [Frantz Fanon, ci-contre] , nous savons que c’est tout le passé du monde que nous avons à reprendre ; que nous ne pouvons pas chanter le passé aux dépens de notre présent et de notre avenir ; qu’il n’y a pas de missionfrantz_fanon nègre comme il n’y a pas de fardeau blanc ; que nous n’avons ni le droit ni le devoir d’exiger réparation de qui que ce soit ; que le nègre n’est pas, pas plus que le blanc ; et que nous sommes notre propre fondement.
Aujourd’hui, y compris parmi les Africains francophones dont la servilité à l’égard de la France est particulièrement accusée et qui sont séduits par les sirènes du nativisme et de la condition victimaire, beaucoup d’esprits savent pertinemment que le sort du continent, ou encore son avenir, ne dépend pas de la France. Après un demi-siècle de décolonisation formelle, les jeunes générations ont appris que de la France, tout comme des autres puissances mondiales, il ne faut pas attendre grand-chose. Personne ne sauvera les Africains malgré eux.

Elles savent aussi que jugées à l’aune de l’émancipation africaine, certaines de ces puissances sont plus nuisibles que d’autres. Et que compte tenu de notre vulnérabilité passée et actuelle, le moins que nous puissions faire est de limiter ce pouvoir de nuisance. Une telle attitude n’a rien à voir avec la haine de qui que ce soit. Au contraire, elle est le préalable à une politique de l’égalité sans laquelle il ne saurait y avoir un monde commun.

Si donc la France veut jouer un rôle positif dans l’avènement de ce monde commun, il faut qu’elle renonce à ses préjugés. Il faut que ses nouvelles élites opèrent le travail intellectuel nécessaire à cet effet. On ne peut pas parler à l’ami sans s’adresser à lui. Etre capable d’amitié, c’est, comme le soulignait Jacques Derrida, savoir honorer en son ami l’ennemi qu’il peut être. Cela est un signe de liberté.
Pour l’heure, le prisme à partir duquel elles regardent l’Afrique, la jugent ou lui administrent des leçons n’est pas seulement obsolète. Il ne fait aucune place à des rapports d’amitié qui seraient coextensifs à des rapports de justice et de respect. Tant que cet aggiornamento n’est pas réalisé, ses clients et affidés locaux continueront de l’utiliser pour de tristes fins. Mais personne, ici, ne la prendra vraiment au sérieux et, encore moins, l’écoutera.

source : Le Messager, 1er août 2007

 

1510- compte-rendu du livre de Achile Mbembe, De La postcolonie (2000), par Catherine Coquery-Vidrovitch

 

 

 

 

 

 

 

NB - Les propos de Achille Mbembe sur la colonisation et la "repentance" tombent sous le coup de la critique qu'il dresse lui-même du discours de Nicolas Sarkozy : anhistoricité, essentialisme... Non la colonisation, par exemple, ne fut pas un "système". Plutôt que de parler de "spéculations" à propos du livre de Daniel Lefeuvre, peut-être faudrait-il prendre simplement connaissance de ses démonstrations.

Michel Renard

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Thomas_Heams


«L’homme africain...»

Retour sur le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar le 26 juillet dernier.

Par Thomas Heams, maître de conférences en génétique à Paris.

Libération, jeudi 2 août 2007
   

 

 

Ainsi donc, le déterminisme de la pédophilie était un signe avant-coureur, une mise en jambe de campagne avant les choses sérieuses. Dans une allocution sidérante prononcée à Dakar, Nicolas Sarkozy qui ose tout, et c’est à cela qu’on le reconnaît, a dévoilé le fond d’une pensée qui, si les mots ont un sens, est la parole officielle française la plus raciste depuis longtemps. Chimiquement pure.

Ainsi donc, « le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain [.] dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine ni pour l’idée de progrès. Dans cet univers où la nature commande tout, [ il ] reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout semble être écrit d’avance. Jamais l’homme ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin.» Nous y voilà. La chaleur, le rythme des saisons.

Nicolas Sarkozy a oublié de concéder que dans cet océan de médiocrité, l’Africain, au moins, avait le rythme dans la peau et courait vite. Le tableau aurait été parfait. Une typologie lamentable, qui n’est même pas du néocolonialisme mais du bon vieux colonialisme à l’ancienne, à la Jules Ferry. Car à quoi servent ces considérations d’arrière-zinc ? A parler de la colonisation bien évidemment. Oh, certes, cruelle ! Mais que l’on se rassure, si terrible qu’elle soit, la colonisation a «ouvert les cœurs et les mentalités africaines à l’universel et à l’Histoire». On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs. Ces mots ont été prononcés par notre plus haut représentant. En notre nom. Mais depuis combien de temps ne parle-t-on plus comme cela ?

Doit-on rappeler au président de la République ces propres mots, prononcés quelques jours plus tôt au Mémorial de la Shoah, ces mots justes et pertinents, s’inscrivant dans la lignée de ceux de Jacques Chirac : ne jamais oublier, assumer sa part de responsabilité. Pourquoi à Paris ces mots forts qui insistent sur la permanence de la mémoire, et en Afrique ces mots veules qui font de la mémoire des crimes de la colonisation une réalité que l’on concède du bout des lèvres, pour aussitôt appeler à ne pas s’y complaire. Est-ce trop demander, au XXIe siècle, que d’attendre d’un président un minimum de cohérence ?

Ces mots dessinent-ils le portrait d’un raciste fanatique ? Non bien sûr. Notre Président ne se lève pas le matin en maudissant les Africains. Mais cela ne suffit pas à l’absoudre, tout comme il ne suffit pas d’emmener Basile Boli pour faire passer la pilule. Et être capable de prononcer un discours sur l’homme Africain, et de toutes ses supposées tares de même que l’on incline à penser que l’on naît pédophile, c’est incontestablement s’inscrire dans une anthropologie raciste, une vision rancie et fermée du monde, où l’Europe civilisatrice et l’Afrique éternelle se regardent en chiens de faïence. Cruelle déception pour tous ceux qui, indépendamment du reste, pouvaient espérer de la France qu’elle passe un cap. Solidement ancrée sur sa vigilance face aux aventures impériales états-uniennes, elle avait en revanche donné trop souvent l’impression d’être frileuse sur les droits de l’homme, officiellement au nom du très chiraquien «respect de la différence» pour les régimes en place.

Nicolas Sarkozy, dans son discours au soir de son élection, s’étant présenté comme le président des droits de l’homme (du moins à l’étranger) on pouvait espérer de sa part une audace, puisée aux sources du libéralisme politique, qui aurait permis de rompre avec le paternalisme gaulliste, sans renouer pour autant avec l’impérialisme. On assiste avec stupeur à une régression inattendue qui ne manquera pas de nous isoler encore plus aux yeux de nos partenaires africains. Cette parodie de discours prétendument direct, qui s’autorise toutes les outrances sur la base de sa sincérité autoproclamée, est une marque d’infamie. Reste une question. Dans un pays normal, ces propos devraient mettre le feu au débat. Mais en ces temps où il est de bon ton d’être décomplexé, tout devient possible, comme dirait l’autre. Mais, citoyens, commentateurs, représentants, qu’auriez-vous dit si ces mots, ces catégorisations pitoyables et scandaleuses, étaient sortis de la bouche d’un Le Pen ? À quels feux croisés aurions-nous assisté ! Mais non, l’indignation de la presse sénégalaise semble n’avoir eu d’égal que le silence incroyable de tout ce que nous pouvons compter d’intellectuels, de ligues de droits de l’homme.

Thomas Heams



On peut critiquer la vision globalisante de l'Afrique énoncée par Nicolas Sarkozy, sa reprise de la vision du philosophe Hegel (1822) pour qui l'Afrique est un "monde anhistorique non développé, entièrement prisonnier de l'esprit naturel et dont la place se trouve encore au seuil de l'histoire universelle" (La raison dans l'histoire, éd. 10/18, 2001, p.269).

Mais selon Thomas Heams, Nicolas Sarkozy serait coupable de "typologie colonialiste", "d'anthropologie raciste"... à seule fin de justifier que la colonisation ait "ouvert les coeurs et les mentalités africaines à l'universel et à l'histoire".

Alors, que dire de l'anthropologue Georges Balandier (1957) qui écrit : "les sociétés noires ont un passif quiafrique_ambigue les met seules en causes. Les cultures qu'elle ont créées présentent d'incontestables faiblesses. Elles sont surtout efficaces au niveau des groupements humains de modeste extension et vivant dans un relatif isolement ; à cette échelle, elles excellent. Elles ont manqué des techniques d'aménagement de l'espace propices aux tendances unificatrices. Elles n'ont pas disposé de l'équipement "littéraire" indispensable à l'administration des grandes concentrations humaines. Les tentatives étatiques d'importance, révélées par l'histoire africaine, ont généralement échoué en raison de cette double incapacité" (Afrique ambiguë, p. 348) ?

Que dire de l'historien Fernand Braudel (1963) qui écrit : "Ce n'est pas prendre la défense de la colonisation, de ses laideurs, voire de ses atrocités ou de ses indéniables bouffonneries img_2(...), que d'admettre que le choc en a été souvent décisif et même finalement bénéfique pour les structures sociales, économiques et culturelles des peuples noirs colonisés" (Grammaire des civilisations, p. 171) ?

Il faudrait cesser de débattre en délégitimant le contradicteur par l'emploi des termes "colonialiste", "raciste", "lepénisme"... Une certaine vulgate "antiraciste" ne saurait rendre compte de la complexité du monde et de l'histoire.

Michel Renard
professeur d'histoire (2 août)

 

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Thioub

                       

À Monsieur Nicolas Sarkozy, Président

de la République française

Ibrahima THIOUB - Département d'Histoire de l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar

 


place_protet_dakarLe 26 août 1958, à la place Protêt [ci-contre] devenue depuis Place de l'Indépendance, un de vos prédécesseurs aux fonctions qui sont les vôtres aujourd'hui, le général Charles de Gaulle, apostrophait la jeunesse africaine de l'Empire français en des termes resté mémorables. Le 26 juillet 2007, dans l'enceinte de l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar, vous avez interpellé la jeunesse africaine sur les questions majeures de l'avenir de leur continent et de ses rapports à la France. Nous aurions pu sourire de cette répétition de l'histoire, en pensant à la remarque de Karl Marx à Hegel dont vous reprenez presque mot pour mot le poncif sur l'immobilisme de l'Afrique. Nous avons au contraire pris le parti de vous adresser la présente, conscient que ce qui se joue réellement dans vos propos concerne la vie de millions d'hommes et de femmes, d'Afrique et d'Europe.

Vous venez d'être élu Président de la République française. Vous avez placé votre campagne électorale et votre mandat sous le signe de la rupture. Nous autres universitaires africains voudrions aussi voir la France rompre avec certaines visions et pratiques ancrées dans ses relations avec l'Afrique. Monsieur le Président, la France a beaucoup fait en Afrique. Lors de votre visite, certainement que nombre de vos interlocuteurs vous ont rappelé au bon souvenir de cette longue et active présence française. Ils vous ont certainement rappelé que l'histoire de votre pays démontre à souhait sa revendication d'être la patrie des droits de l'homme. Nous savons que cette revendication ne relève pas de la rhétorique mais d'une pratique pluriséculaire qui l'a vu accueillir des millions d'hommes et de femmes opprimés ou persécutés à qui il a offert l'opportunité de rebâtir une vie de dignité.

Ce que vos interlocuteurs africains ne vous ont certainement pas dit c'est qu'en vous recevant en hôte, on ne vous dit que ce qui a été fait de et en bien. Sachant ce qu'est une tradition, je me permets Monsieur le Président, puisque vous le voulez aussi pour la France, d'opérer une rupture circonstancielle de temps d'avec cette tradition.

 

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Saint-Louis du Sénégal, village indigène

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Saint-Louis du Sénégal, avenue de la Gare

Voici trois siècles, Lille ne l'avait pas encore fait, Saint-Louis du Sénégal entamait sa carrière de ville française. Au cours de ces longues années, les assertions civilisatrices se sont rapidement écroulées, bousculées par un régime d'exception imposant ses règles à des peuples qui ne lui trouvaient aucune légitimité. Aussi, les indépendances octroyées, au lendemain de la deuxième guerre mondiale et suite aux leçons apprises des guerres d'Indochine et d'Algérie, furent-elles, pour la métropole d'alors, un double soulagement, financier d'une part et moral de l'autre.

Malheureusement, les accords de coopération signés avec les nations issues de la décolonisation ne favorisèrent pas le décollage économique rêvé par l'Afrique des années 1960. Personne ne peut de bonne foi contester que nombre de ces régimes issus des indépendances ont été faits et défaits secrètement par les services français ou ouvertement par des interventions militaires portant à bout de bras des régimes autoritaires ou écrasant des États dont le grand tort était de vouloir un peu plus de dignité pour l'Afrique et les Africains.

nous laissons aux historiens la responsabilité

de dire si la colonisation...

Monsieur le Président, nous n'avons pas la naïveté de croire que votre découverte d'une mentalité africaine pigmentaire, mystique, religieuse, sensible, relève simplement d'un déficit de culture historique. Vous avez en partie raison mais en partie seulement : «le problème de l'Afrique, c'est qu'elle est devenue un mytheafrique_002_t que chacun reconstruit pour les besoins de sa cause». Le discours qui drape l'Afrique dans les mythes de l'enfance du monde [ci-contre, aquarelle de Marion Lesage, source] est au service d'intérêts qui eux n'ont rien de mythiques. Depuis des décennies, nombreux sont les régimes politiques africains et leurs élites gouvernantes, du politique à l'académique, qui ont manipulé cette lecture nativiste de l'Afrique pour légitimer la brutalité de leur pouvoir soutenu par des réseaux qui ne s'embarrassent pas de la couleur de peau ou de la nationalité.

Monsieur le Président, nous laissons aux historiens la responsabilité de dire si la colonisation a été rentable ou non pour la France et pour l'Afrique, d'évaluer le poids des mutations sociales, politiques et culturelles qu'elle a induites dans les destins respectifs de nos pays. Les universitaires, ceux de France, d'Afrique et d'ailleurs souvent dans une coopération à magnifier, savent combien furent complexes ces processus que ne sauraient épuiser les clichés et les formules à l'emporte pièce. Ils savent qu'il faut non seulement les étudier en toute liberté, mais aussi avec une méthodologie éprouvée parce que discutée, ouverte et partagée entre experts de la discipline. Ils savent qu'il faut exhumer et restituer aux citoyens, même si cela les heurte très souvent, ce que ne disent pas les mémoires construites sur ce passé.

Les universitaires conduiront cette tâche à bien, à condition que les politiques veuillent aussi mettre en œuvre des politiques de rupture véritable en bien des domaines :

- Renoncer à s'ériger en législateur de la recherche historique.
- Faire que la liberté sacralisée de la circulation des capitaux s'étende, en conformité avec l'histoire de la France, à la liberté de circulation des universitaires de tous les pays.
- Cofinancer les budgets des équipes mixtes de recherche dans tous les domaines du savoir.

Cette politique de rupture ne peut consister à «former les élites» des «pays les plus pauvres» par l'attraction exercée sur leurs «meilleurs étudiants». Ce siphonage des cerveaux et des talents (dont celui des footballeurs) n'est pas mutuellement avantageux. En revanche, la création de pôles de savoirs scientifiques dans nos pays respectifs entre lesquels circulent étudiants, enseignants et chercheurs et non leur concentration en un pôle (le Nord) reste notre préoccupation majeure. L'Afrique ne peut se contenter d'être un espace de consommation de l'aide sous-développante. Elle veut participer à la conception, à la création et à la production du monde, pour sortir des positions subalternes où l'ordre du monde la confine depuis bientôt cinq siècles.

 

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culture de l'arachide au Sénégal, 1900-1960, source

Hier la politique qui spécialisa le Sénégal dans la production de l'arachide pour alimenter les huileries et savonneries de Marseille avait expulsé de ses campagnes des milliers de paysans appauvris qui ont affronté les bidonvilles en salariés des entreprises françaises du Sénégal. Leurs descendants, après les rugueuses politiques d'ajustement structurel, qui ont rendu exsangues nos économies et déstructuré nos sociétés, affrontent maintenant, sur de frêles embarcations de la mort, les mers et les politiques d'immigration de l'Europe. Nous n'en imputons nullement et exclusivement la responsabilité à l'Europe. Mais historiquement, elle y a sa part. Mieux, l'immigration n'est pas à sens unique. D'Europe arrivent sur l'Afrique des migrants qui entrent au et sortent du Sénégal au moins sans visa ni charter. La rupture, c'est aussi l'instauration de la réciprocité en tous les domaines.

"est-ce que la France n'est plus la France ?"

À entendre la violence des propos sur l'immigration, il est urgent de répondre à la question senghorienne : publication_i_1_1366«Est-ce donc que la France n'est plus la France ?» Dans le poème Thiaroye, le poète de la Négritude oppose la France de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, la France généreuse, humaine et combative de 1789 à la France de l'indigénat qui fait tirer la troupe sur les vaillants combattants de la liberté qui, au son du «C'est nous les Africains», ont répondu à l'appel de la patrie d'alors pour combattre le régime nazi.

Rien de plus normal que les conflits de mémoire quand on a partagé le même empire, les uns ayant anciennement colonisé les autres. Est-il étonnant que la question coloniale et la traite atlantique des esclaves soient au cœur des débats publics dans la France contemporaine ? Assurément, nul ne sort indemne de 300 ans de «grandeur coloniale !»

Pour notre part, nous sommes solidaires des combats de nos collègues français qui ont réussi à faire entendre raison à l'État pour le retrait de l'article 4 de la loi du 23 février 2005. Point question de demander à la France repentances ni réparations. L'affaire ne relève ni de la religion ni du droit pénal ! On peut du reste s'étonner qu'à l'exception de l'Algérie, l'Afrique francophone soit aphone dans ces débats passionnés. Ce n'est point par manque d'intérêt. La rupture, Monsieur le Président, c'est aussi être en mesure d'entendre ce silence de l'Afrique. N'exprime-t-il pas la douleur d'une mémoire non encore élucidée par les historiens ? Imaginons l'inimaginable pour tout Français : le Bundestag vote une loi demandant aux historiens allemands de faire des recherches sur les aspects positifs de l'occupation de la France par le régime nazi. Loin de nous l'idée que la colonisation soit historiquement comparable au nazisme !

 

les mémoires des peuples ne fonctionnent pas selon

les logiques du savoir historien

Gardons-nous surtout de croire que les mémoires des peuples fonctionnent selon les logiques du savoir historien. Comprenons que la mémoire africaine de la traite atlantique des esclaves et de la colonisation est à l'Afrique, d'une autre manière certes, mais du même ordre, que ce que la mémoire de l'occupation est pour la France ? Des moments tragiques à dompter par le devoir de mémoire mais surtout par la recherche historique ! La recherche historique et celles des autres disciplines portant sur l'Afrique et sur les relations du continent au reste du monde ont fait au cours des cinquante dernières années tant de progrès considérables. Les résultats acquis en ce domaine du savoir interdisent absolument de parler de l'Afrique dans les termes qui sont les vôtres dans le discours adressé à Dakar à la jeunesse africaine.

Monsieur le Président, nous avons du mal à comprendre pourquoi la France, oublieuse de celui de Provence sinon de façon locale, n'a célébré pendant des années que le débarquement des alliés en Normandie. Nous avons du mal à comprendre que l'identité de la France construite sous une dynamique en perpétuel métissage - Saint-Louis du Sénégal vieille ville française en est la meilleure référence - fasse de l'immigré francophone son négatif. Nous avons du mal à comprendre comment construire ensemble la Francophonie, institution qui somme toute participe au rayonnement de la France dans le monde, tout en associant négativement l'immigration, majoritairement francophone, à l'identité nationale.

De quoi vous mêlez-vous, me répondrez-vous en bon droit, en cette affaire qui concerne la France et les Français ? C'est simplement parce que cela fait 348 années que la France a débarqué au lieu-dit Ndar sans demander autorisation aux indigènes des lieux que d'autorité elle a baptisé Saint-Louis. Elle n'est toujours pas prête à les quitter. Ce n'est pas notre vœu, non plus, qu'elle les quitte. Au contraire, nous voulons qu'elle y reste mais autrement qu'elle y fût venue et y a vécu jusqu'ici. Pour nous c'est aussi cela rupture !

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Ibrahima Thioub
département d'Histoire de l'université Cheikh Anta Diop de Dakar
9 août 2007
source : africultures.com
 

 

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14 octobre 2007

en finir avec les guerres de mémoires algériennes en France ? (Éric Savarèse)

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en finir avec les guerres

de mémoires algériennes en France ?

Éric SAVARÈSE et collectif

 

Rapport de recherche sur le projet de réalisation, à Perpignan, d’un site public de documentation et d’exposition sur l’Algérie : en finir avec les guerres de mémoires algériennes en France ?


Synthèse des travaux présentés et discutés autours de la Journée d’Études Montrer l’Algérie au public. Pour en finir avec les guerres de mémoires algériennes, organisée par Eric Savarèse, à Narbonne, le 19 avril 2007, sous l’égide du CERTAP, UPVD.


Rédigé par Éric Savarèse, le présent rapport intègre les contributions, réflexions et propositions de Raphaëlle Branche, maîtresse de conférence, Université de Paris-I, Jean-Robert Henry, directeur de recherche, CNRS, Jean-Charles Jauffret, professeur, IEP d’Aix-en-Provence, Claude Liauzu, professeur émérite (†), Université de Paris-VII, Gilbert Meynier, professeur émérite, Université de Nancy-II, Valérie Morin, docteure en histoire, Université de Paris VII, Guy Pervillé, professeur, Université de Toulouse-Mirail, Éric Savarèse, maître de conférence, Université de Perpignan Via Domitia, Yann Scioldo-Zurcher, docteur en histoire, EHESS, Benjamin Stora, professeur, I.N.A.L.C.O., Sylvie Thénault, chargée de recherche, CNRS.

Il est disponible sur le site de l’Université de Perpignan en format .pdf

 

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la Loge de Mer (Bourse des marchands) à Perpignan

 

Introduction

Le 23 mai 2006, le conseil municipal de la ville de Perpignan a voté la réalisation d’un Centre de documentation sur la présence française en Algérie. Selon les informations disponibles, il s’agit de procéder à la réalisation, sur le site de l’ancien couvent de Sainte Claire, d’une galerie d’exposition permanente de 300 m2, d’une salle d’exposition temporaire de 130 m2, d’un centre de documentation multimédia, d’une salle polyvalente destinée à accueillir débats et conférences ; des bureaux sont également destinés aux personnels administratifs, et une salle doit être affectée à une association dédiée à la défense, depuis 1973, d’une «culture pied-noir», et partenaire de la réalisation du Centre de documentation sur la présence française en Algérie, le Cercle Algérianiste.

Il s’agit donc à la fois d’un centre de documentation et d’exposition, ce qui implique une réflexion sur un projet global dont la fonction est double : documentaire et muséographique. Adossé au Centre de documentation précité, l’érection d’un «Mur des disparus», sur lequel serait inscrit les noms des Français d’Algérie morts pendant la guerre, et une citation d’Albert Camus en hommage aux harkis, est également prévu. Ces décisions se trouvent à l’origine d’un conflit où sont impliqués, d’une part, la municipalité de Perpignan, qui finance le projet (à hauteur, selon les informations, de près d’un million d’euros pour la réalisation du centre, et de 150 000 euros de budget de fonctionnement annuel), d’autre part le Cercle Algérianiste, association qui devrait fournir des fonds documentaires et qui participe au pilotage du projet au nom de la légitimité d’une revendication mémorielle, enfin le Collectif des opposants à l’édification d’un «musée à la gloire de la colonisation», qui dénonce une nouvelle entreprise de réhabilitation de l’histoire coloniale.

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Pour bon nombre d’universitaires, enseignants et chercheurs spécialistes, à divers titres, de l’Algérie, il apparaît que cette situation, qui appartient à ce que l’on peut nommer la guerre des mémoires algériennes, mérite une réflexion et, si possible, une médiation de la communauté scientifique ; que le temps des guerres de mémoires algériennes, marqué par l’existence de plusieurs groupes d’individus (tels que les pieds-noirs, les harkis, les anciens combattants...) au sein desquels certains militent pour la transformation de leur mémoire en histoire officielle, doit céder la place à la réflexion sur l’histoire des interactions franco-algériennes, saisies dans toute leur complexité. Sans nier la légitimité des processus mémoriels, il s’agit donc, d’une part, de valoriser une réflexion collective sur une histoire commune susceptible de nourrir l’apaisement, en favorisant la connaissance d’un passé à partir duquel Français et Algériens pourront rediscuter d’une histoire et d’un destin commun ; et, d’autre part, de travailler à la réconciliation, en France, des groupes porteurs de mémoires algériennes concurrentes.

Ces questions ont été évoquées et débattues à l’occasion d’une Journée d’Etudes sur le thème Montrer l’Algérie au public. Pour en finir avec les guerres de mémoires algériennes, réunie à Narbonne, le 19 avrilphotofaclsh 2007, à l’initiative d’Eric Savarèse, maître de conférences HDR à l’Université de Perpignan Via Domitia [ci-contre]. Le CERTAP - Centre de Recherches sur les Transformations de l’Action Publique, doit être remercié pour avoir financé cette manifestation et ainsi d’avoir permis la réunion de plusieurs historiens et autres chercheurs en sciences sociales, tous spécialistes, de par leurs travaux de recherches, de la question algérienne. Après avoir exposé des propositions pratiques, débattu, confronté des idées et des hypothèses, il est possible de proposer ici la synthèse d’une réflexion collective portant à la fois sur les enjeux impliqués par la réalisation d’un centre de documentation sur l’Algérie, et sur les précautions méthodologiques indispensables à la réalisation d’un espace destiné à montrer l’Algérie au public - la présence de salles d’exposition indiquant clairement, on l’a dit, qu’il existe un enjeu muséographique.

Les réflexions présentées à la suite ne sauraient être considérées comme un programme d’exposition ou d’archivage clef en main, mais comme une série de questionnements et de propositions destinées à la réalisation d’un centre de documentation et d’un espace d’exposition. En dépit de quelques divergences d’interprétation qui peuvent nourrir les débats, et parfois les controverses, entre chercheurs, des divergences qui peuvent et doivent être signalées et assumées, pour mieux souligner que nul n’a la prétention à s’ériger en censeur au nom d’une position d’universitaire. Au-delà, l’ensemble des participants à cette réflexion collective soutiennent sans réserve :

1) que le rôle des chercheurs spécialistes de l’Algérie n’est ni de nier la réalité ou la légitimité des processus mémoriels, ni de valoriser une mémoire contre une autre, mais de promouvoir l’élaboration d’un récit historique «vrai» dont la vocation est de réunir, et non d’exclure ;

2) qu’en tant que projet financé par des fonds publics, la réalisation, à Perpignan ou ailleurs, d’un centre de documentation sur l’Algérie concerne l’ensemble des citoyens et ne saurait s’adresser à une seule catégorie d’individus. C’est la raison pour laquelle ledit centre de documentation et d’exposition doit proposer une vision à la fois neutre et dépassionnée de l’histoire franco-algérienne, de façon à renseigner et non à influencer le public de visiteurs potentiels. À cet effet, seule la constitution d’un conseil scientifique doté d’autonomie et de pouvoirs de décision est susceptible de satisfaire à cette exigence. C’est la raison pour laquelle la question d’une possible architecture institutionnelle fait ici l’objet, à la suite des réflexions méthodologiques, de développements spécifiques.

La synthèse de la réflexion collective évoquée plus haut est présentée, à la suite, à partir d’une liste de propositions argumentées. Le présent rapport a bien été élaboré sur la base de recherches individuelles et d’échanges entre chercheurs [1] ; il a pu être relu et amendé par chacun des signataires après élaboration, par Éric Savarèse, de la version initiale. Il a également été réalisé en toute indépendance par rapport aux différents acteurs de la controverse qui s’est développée, à Perpignan, depuis plusieurs mois, autours de la réalisation du Centre de documentation sur la présence française en Algérie. Enfin, il a pour but explicite de favoriser l’histoire et le dialogue au détriment des conflits mémoriels. Il appartiendra donc aux différents acteurs impliqués de s’en saisir pour que ce travail, une fois rendu public, puisse à la fois nourrir et apaiser le débat.

 

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1 - Pour passer des conflits mémoriels à l’histoire,

saisir les enjeux de nomination

Les spécialistes de l’histoire de l’Algérie ont depuis longtemps pris acte de la difficulté à produire des travaux de recherche dans un contexte marqué par la multiplication des injonctions mémorielles, sinon par la concurrence des victimes. Ainsi, l’on peut être taxé «d’antifrançais» en établissant que l’OAS s’est rendu coupable de crimes, et de «colonialiste» en démontrant que des crimes (perpétrés notamment sur des «Algériens») furent commis sous la houlette du FLN. Les conflits mémoriels actuels invitent donc à interroger les conditions d’élaboration du récit historique : les mémoires constituent bien, parmi d’autres sources, des matériaux historiques à part entière, et la coupure entre histoire et mémoire ne saurait être trop rigidifiée. Toutefois, l’histoire et la mémoire n’ont ni les même fonctions, ni les mêmes modes d élaboration, puisque seule l’histoire est soumise aux exigences de la recherche scientifique – c’est à dire, notamment, à des exigences particulières en terme de questionnement, de sources, et de validation des résultats.

À titre d’exemple la question du rôle positif ou négatif de la colonisation, qui a occupé plusieurs médias lors de l’année 2005, n’appartient pas aux questions posées dans le cadre d’une démarche d’histoire ou de science sociale, qui ne saurait viser qu’à la compréhension et/ou à l’explication, et non au jugement rétrospectif sur le passé. D’où l’intérêt, et cela sans remettre en cause la légitimité des investissements dans les conflits mémoriels, d’interroger la construction des mémoires à travers des processus de sélection de souvenirs et d’oublis qui en sont constitutifs : les juifs de Constantine se souviennent massivement des évènements de 1934, où ils furent molestés, mais très peu nombreux sont ceux qui peuvent se remémorer des événements de 1956, où ce sont des juifs qui ont molesté des musulmans en guise de représailles à l’explosion de cafés fréquentés par des gens de confession juive. Plus généralement, la situation léguée par la guerre d’Algérie permet de rendre compte de conflits mémoriels entre des groupes d’individus qui n’ont ni les même souvenirs, ni, également, les mêmes oublis : les conflits, très actuels, autours des dates du 19 mars 1962, ou du 26 mars 1962, en attestent.

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La concurrence des mémoires se traduit, aussi et surtout, par des enjeux en terme de dénomination des groupes : la question du vocabulaire permettant de les nommer et de les présenter est donc fondamentale. Plusieurs solutions peuvent être envisagées, parmi lesquelles figurent, a minima, 1) celle de nommer les groupes d’individus en fonction de leur statut au moment évoqué, et donc d’utiliser les coupures entre «Européens» et «indigènes», «Français citoyens» et «Français non citoyens», «Français de souche Nord Africaine» et «Français de Souche Européenne»), et 2) celle de s’affranchir de l’histoire des classifications officielles, en utilisant des catégories élaborées pour les besoins de la recherche, comme celles «d’Algériens» et «d’indigènes». La première solution est destinée à coller à la réalité historique, la seconde permet de montrer que l’histoire est un récit construit à travers des questionnements et des concepts que des chercheurs élaborent ultérieurement.

Quel que soit le choix qui peut être effectué, il doit impérativement être explicité, notamment dans le cadre d’une exposition : le public doit être informé à la fois des questions de méthodes qui se posent pour décrire des populations («Algériens», «pieds-noirs», «rapatriés», «français citoyens», «français non citoyens»), et sur les origines et les usages de ces mots. Dans la situation coloniale comme dans bon nombre d’autres cas, les enjeux de nomination sont aussi des enjeux de pouvoir, et les mots font l’objet de luttes : tandis que les Français d’Algérie se proclamaient «Algériens», en tant que résidents d’une «province française», les anciens «indigènes» se proclament «Algériens» lorsque, investis dans la guerre d’indépendance, ils visent à se définir comme les occupants légitimes du territoire ; enfin, à partir de 1962 et de la définition d’un État Algérien, «l’Algérien» désigne tout individu ayant un lien de droit avec le nouvel État, c’est-à-dire tout individu de nationalité algérienne.

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Quels que soient les groupes et les enjeux de nomination, la question des appartenances confessionnelles, qui a également servi à désigner des «communautés» dans l’Algérie coloniale, ne saurait être esquivée. En particulier, désigner les «indigènes» comme «musulmans» est très simplificateur – jusqu’en 1870, les juifs appartiennent aux indigènes ; surtout, une telle adéquation consiste à ethniciser les individus, et conduit à naturaliser une coupure crée par le droit colonial.

C’est la raison pour laquelle certains «groupes d’individus», tels que les «juifs», sont particulièrement révélateurs des contradictions de l’histoire de l’Algérie et des interactions franco algériennes, et peuvent faire l’objet d’analyses spécifiques dont pourraient notamment rendre compte des expositions temporaires. Figurant d’abord parmi les «indigènes», sur un territoire où les premières classifications séparent des «européens» et des «indigènes», ils appartiennent ensuite massivement aux Français citoyens, et cela même si la population de confession juive comporte plusieurs petites communautés et que certains (comme ceux du M’ZAB) ne sont pas inclus dans le décret Crémieux (24 octobre 1870) relatif à la «naturalisation» des juifs. Les juifs font l’objet, en Algérie comme en métropole, de plusieurs manifestations virulentes d’antisémitisme : c’est le cas à Constantine, en 1934, ou encore lorsqu’ Édouard Drumont est triomphalement accueilli à Alger, en 1898, dans le contexte de tension crée par l’affaire Dreyfus, alors qu’il se présente aux élections législatives comme le «candidat antijuif».

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L’abrogation, sous Vichy, du décret Crémieux concerne 110 000 juifs, qui seront par la suite réintégrés puis massivement «rapatriés» en 1961 et 1962 : ils sont alors parfois désignés comme des «juifs pieds-noirs», expression impropre si l’on admet que sont «pieds-noirs», indépendamment de toute appartenance confessionnelle, les anciens Français citoyens rapatriés (certains harkis furent rapatriés, mais ils n’appartiennent pas aux anciens Français citoyens, et ne sont donc pas «pieds-noirs»). Le mauvais accueil des juifs d’Algérie par les juifs métropolitains appartient également à une histoire complexe qui doit être évoquée et exposée, car, à travers elle, il est possible de dévoiler comment interfèrent, dans le cadre de l’histoire coloniale et post-coloniale, de l’Algérie, les questions du culturel, du religieux, et du politique.

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Enfin, la question du vocabulaire est également problématique lorsqu’il s’agit de définir des structures sociales ou des processus historiques. Ainsi, la nomination de la guerre d’Algérie, longtemps désignée en France dans le registre de la guerre sans nom, fait l’objet de conflits qui n’ont rien de strictement sémantique : tandis que nier l’existence d’une guerre correspond à la position d’un État colonisateur qui entend rétablir l’ordre sur des départements français, la définition d’une « guerre de libération » appartient au vocabulaire et au point de vue du FLN, et l’expression de «guerre d’Algérie», officiellement reconnue par le législateur en 1999, a longtemps correspondu à un prisme français, et plus particulièrement à l’analyse du conflit à travers le rôle de la seule institution militaire. C’est pourquoi le terme de guerre d’indépendance, c’est-à-dire de guerre pour obtenir l’indépendance, peut être choisi pour dépassionner le récit, en s’efforçant d’attribuer aux mots une connotation autre qu’idéologique ou militante.

La diversité des contextes et la multiplicité des enjeux mémoriels et politiques implique donc de choisir un vocabulaire destiné à couper la production d’un récit sur l’Algérie de significations partielles et partiales, qui ne rendent compte que des points de vue d’acteurs «spécifiques» au détriment d’une histoire complexe.

 

2 - Pour un «récit vrai», penser l’articulation

entre l’histoire et la géographie de l’Algérie

Toute présentation de l’histoire de l’Algérie peut s’appuyer sur des cartes permettant de définir la réalité spatiale de la colonie. Les récits collectés auprès des Français d’Algérie soulignent en effet que lorsque ces derniers évoquent le pays, ils parlent essentiellement d’une portion réduite du territoire, et soulignent les différences entre les villes et le «bled». Les cartes de l’Algérie montrent sans ambiguïté une extrême concentration des Français citoyens sur le littoral et dans les grandes agglomérations urbaines - Alger, Oran, Constantine, Mostaganem -, tandis que de nombreux territoires sont sous administrés, et que l’Algérie Française a représenté une réalité fort lointaine pour de nombreux «Algériens». Cette répartition des populations doit être interrogée à plusieurs titres lorsqu’il s’agit de présenter l’histoire de l’Algérie.

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source : Caom

1) Tout d’abord parce puisqu’il conviendra de distinguer une Algérie des Français qui se concentre sur les villes côtières, d’une Algérie rurale qui, pour partie, ne voit pas les Français. Ce sont par exemple les témoignages collectés dans cette Algérie rurale qui permettent d’affirmer que dès 1945, le modèle colonial est contesté, et que si la guerre est déclanchée le 1er novembre 1954, la marche à la guerre recoupe la période 1945-1954.

De plus, cette répartition géographique des populations permet de souligner qu’au delà des coupures politiques et juridiques (notamment les discriminations en terme de civilité et de citoyenneté), des disparités économiques et sociales (les Français d’Algérie ont un niveau de vie inférieur à celui des métropolitains, mais très supérieurs à celui des Français non citoyens), il existe, au temps de l’Algérie Française, un clivage entre populations rurales et urbaines, clivage dont rendent compte un grand nombre de travaux et de témoignages.

2/ Ensuite parce que cette répartition des populations a des conséquences sur les perceptions des «Français non citoyens», puisque la plupart sont localisés dans des espaces où les Français citoyens sont absents. Elle permet également d’interroger les récits produits, après les «rapatriements», au sein d’associations, par d’anciens Français citoyens qui, devenus des «pieds-noirs», inventent une tradition, la tradition pionnière. Il s’agit d’une histoire de la colonie qui repose sur deux éléments, le pionnier et le colon, le colon appartenant aux héros qui domestiquent une terre aride et progressivement transformée en pays prospère.

Référence morale à un paradis perdu, un tel récit peut susciter des choix identitaires, puisqu’il autorise d’inscrire l’existence des «pieds-noirs» dans une histoire longue, entamée avec la conquête de l’Algérie, et par référence à une «culture» ancienne, alors que les pieds-noirs constituent un groupe récent. Un tel récit peut toutefois être confronté à la réalité sociale et spatiale de l’Algérie, où plus de 80 % des Français citoyens appartenaient aux populations urbaines, où les riches «colons» propriétaires terriens constituent une infime minorité (fût-elle influente et fort active, par l’intermédiaire des délégations financières) ; bref : où l’essentiel des Français d’Algérie n’appartiennent pas à la population rurale et ne travaillent pas dans l’agriculture. Cet élément est d’ailleurs fondamental, puisqu’il contribue à casser le stéréotype du «pied-noir» colon, enrichi en faisant «suer le burnous», un stéréotype que bon nombre de pieds-noirs peuvent légitimement contester.

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un stéréotype contestable

Ces éléments suggèrent que tout espace de documentation et d’exposition doit permettre au visiteurs comme aux chercheurs de disposer de l’ensemble des sources, documents, cartes, témoignages, et autres..., qui autorisent à la fois une réflexion critique sur l’histoire de l’Algérie, et une présentation de la diversité des récits à travers lesquels elle peut être décrite : montrer l’Algérie au public implique que celui-ci ait accès aux questions méthodologiques qui se posent lorsqu’il s’agit construire un centre de documentation et d’exposition.

Ainsi, au-delà de la tradition pionnière, associée à l’absence de définition de la réalité sociale et spatiale de la colonie, l’histoire de l’Algérie a aussi été inséré à un récit produit sous la troisième République, sur le modèle de l’histoire de France d’Ernest Lavisse ; un récit massivement diffusé aux écoliers sur les bancs de la communale, conté par les instituteurs comme par les rédacteurs de manuels scolaires, à travers lequel la colonisation est présentée à la fois en terme de mission civilisatrice et d’opération économiquement indispensable à une métropole appartenant aux grandes puissances.

Cette histoire incorpore les normes classiques d’une «histoire coloniale de la colonisation» : elle procède à la nationalisation d’une histoire coloniale qui n’est autre qu’une histoire de France transplantée sur le terrain colonial, une histoire dont les grands absents sont invariablement les populations colonisées. Mais sa «déconstruction» est à la fois le produit d’une réflexion produite en métropole et d’une critique élaborée par les anciens colonisés, et la diversité des récits historiques et des critiques de ces récits doit être évoquée et montrée au public. Un public auquel il convient de signaler que la remise en cause de l’histoire coloniale de la colonisation tient à son caractère partial parce que partiel : en faisant disparaître les «indigènes», c’est toute la question de la relation ou de la situation coloniale qui est absente.

Or, la situation coloniale suppose précisément d’être pensée en fonction de la concentration des Français citoyens sur le littoral et dans les grandes villes, puisque la description des relations entre les populations dépend de la présence ou de l’absence «française» : on ne vit pas à l’identique à Alger et dans le «bled».

Lorsque la rencontre coloniale permet d’observer des interactions entre deux populations placées en position dissymétrique dans la société algérienne, deux écueils doivent être évités. Le premier consiste à tenir pour fantasmatique l’existence de relations interindividuelles entre «Français» et «Algériens», c’est-à-dire entre «Français citoyens» et «Français non citoyens». La présence d’inégalités sociales et de discriminations politiques ne mutile ni les rencontres, ni les tensions, ni les relations amicales, et rien ne permet de nier formellement toute interaction. Le cinéma où la littérature rendent parfaitement compte de ces fragments d’histoire existentielle que l’analyse historique ne saurait faire disparaître.

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source : Caom

Mais il existe un second écueil consistant, à l’inverse, à se focaliser sur ces produits de fiction et de n’évoquer que des histoire individuelles, en évacuant les processus historiques et les structures de la société coloniale. Il convient donc de relever le défi d’exposer une histoire de la situation coloniale faite à la fois de barrières entre des communautés pour partie produites par le droit et par l’imaginaire (la distinction entre citoyens et non citoyens reposant au moins partiellement sur l’appartenance ou non aux «musulmans»), et de relations interindividuelles entre «Français» et «Algériens». Des barrières qui sont à la fois juridiques, politiques, économique et sociales, mais également morales et sexuelles, en rappelant que, d’une part, la règle souvent évoquée est que les «Algériens» et les «Français» pouvaient être frères, mais non beaux-frères, et que d’autre part ces derniers ont aussi été perçus, par exemple à leur arrivée en Algérie, comme des barbares consommant de l’alcool.

Séparation des «groupes» et relations interindividuelles entre «citoyens» et «non citoyens» ne sont donc contradictoires qu’en apparence : le général Massu lui même signalait qu’au plus fort de la «bataille d’Alger», en 1957, à un moment où les Français d’Algérie réclamaient la plus grande dureté à l’égard du FLN, toute arrestation d’un «Français non citoyen» provoquait l’intervention d’un «Français citoyen» convaincu que son ami ne pouvait appartenir aux «rebelles» !

La singularité de la situation coloniale algérienne réside dans le fait qu’à la différence de colonies asiatiques où les métissages ont été, quoi que quantitativement réduits, assez nombreux pour susciter une législation, les rencontres en Algérie ont eu lieu aux marges des groupes, à la fois en raison du statut de la femme musulmane, de l’interdit religieux, et de la présence précoce de femmes au sein de la population colonisatrice. D’où l’acuité de la question des passeurs, qui apparaît avec la question des - rares - mariages «mixtes» (Mme Abbas est une «française d’Algérie»), des conversions (sur ce point les cas de Dinet, Eberhard, Ould Aoudia), et des changements de nationalités (Monseigneur Duval).

Compte tenu des enjeux inséparablement mémoriels et politiques qui demeurent associés aux différents récits ici évoqués, il n’est pas souhaitable qu’un centre de documentation et d’exposition sur l’Algérie porte le nom de Centre de documentation sur la présence française en Algérie. Une telle appellation est associée à récits desquels les colonisés sont les grands absents, et à travers lesquels il n’est pas possible de saisir la complexité de l’histoire franco-algérienne.

 

3 - Pour une histoire critique de l’Algérie,

définir la question des temporalités

Le mythe de la terre vierge que les Français auraient découverte en 1830 ne saurait tenir lieu de mise au point factuelle, en particulier parce que les écrits du Maréchal Bugeaud, comme les récits de la résistance à la conquête menée par Abd el Kader, témoignent du fait que les populations qui habitaient l’Algérie cultivaient la terre bien avant l’arrivée des Français. Les «Algériens» ont une histoire entamée avant le imageI6Vdébarquement de Siddi Ferruch, et seule une vision colonialiste, réduisant l’Algérie à une simple création française, et les Algériens à un statut unique de colonisés, pourrait enfermer l’histoire de l’Algérie entre 1830 et 1962.

C’est la raison pour laquelle un centre de documentation et d’exposition sur l’Algérie ne saurait être construit en établissant des barrières chronologiques par trop rigides. On rejoint là les réserves ci dessus évoquées quant à la dénomination de Centre de documentation sur la présence française en Algérie. Bien entendu, la période coloniale doit être expliquée et analysée dans toute sa complexité, mais il convient de souligner que le meilleur moyen d’y parvenir est de ne point enfermer l’analyse dans un temps strictement colonial – ou post colonial, car cette approche présente le risque d’occulter tout ce qui ne dépend pas directement de la présence française.

De plus, les interactions franco-algériennes ne se limitent pas à la période coloniale : non seulement elles acquièrent un nouveau sens juridique après 1962, avec la définition légale d’une nationalité algérienne, mais elles intègrent immédiatement un discours universaliste tiers-mondiste dans lequel se reconverti pour partie le vieux discours universaliste colonialiste de la IIIe République, la France passant, dès l’étape des indépendances, du statut de puissance coloniale à celle de pays ami du Tiers-monde !

Tout projet à visée documentaire et muséographique sur l’histoire de l’Algérie doit donc éviter de réifier une vision colonialiste en commençant brutalement l’exposé des faits et des documents en 1830, et en cessant la présentation des faits et des processus en 1962. D’où le risque d’avoir à gérer une chronologie gigantesque, donc difficilement utilisable, qui pourra être évité en s’interrogeant plus ou moins brièvement sur l’Algérie avant 1830, des développements plus conséquents pouvant notamment faire l’objet d’expositions temporaires.

Une telle expérience n’a d’ailleurs rien d’inédit, puisqu’elle a pu être réalisée dans la cadre d’une exposition préparée à Aix en Provence, et par la suite présentée dans l’enceinte du Centre des Archives d’Outre Mer (CAOM), puis sur d’autres sites français et algériens, sur le thème La France et l’Algérie. Destins etlalgerieetlafrance imaginaires croisés. À partir d’un synopsis comportant douze séquences permettant de décrire les relations franco algériennes dans un cadre chronologique souple, et non circonscrit à la période 1830-1962, il a été possible de montrer qu’un tel travail, souvent décrit comme une gageure, est parfaitement réalisable, et peut être très favorablement accueilli par un public caractérisé par son extrême diversité ! La qualité du travail réalisé par un scénographe professionnel, la diversité des documents, et le montage numérique de l’exposition ne sont probablement pas étrangère à ce succès. Mais au-delà de la dimension technique, c’est le contenu de l’exposition et la stricte recherche d’une «neutralité axiologique» dans l’écriture qui a permis, associé aux documents présentés, d’ébaucher les contours d’une histoire commune aux Algériens et à l’ensemble des Français porteurs de mémoires en conflit.

Reste que la période dite «coloniale», plus haut définie à partir une distinction entre une Algérie française pendant 132 ans, et une Algérie des Français qui n’évoque qu’une partie du territoire, doit faire l’objet d’un travail de périodisation spécifique : comment aborder – mais sans s’y limiter – la période comprise entre 1830 et 1962 ? Sur ce point comme sur d’autres, il convient d’éviter tous les découpages qui incorporent une vision plus ou moins normative de l’histoire. En particulier, il n’est pas possible de retenir la thèse dite des deux temps de la colonisation, à travers laquelle sont isolées deux périodes : l’une, courte et violente, de la conquête, s’accompagnant de victimes, de souffrances, et d’exactions, l’autre, plus longue, douce, non violente, civilisatrice, celle d’une Algérie heureuse et associée à la mise en valeur d’un territoire. Une telle perception de l’histoire de l’Algérie peut faire, a minima, l’objet d’une double réserve :

1) d’une part, elle ne saurait contribuer à mettre fin à la guerre des mémoires algériennes. La lecture des débats parlementaires permet de souligner que cette thèse a plusieurs fois été mobilisée à l’Assemblée Nationale au cours des discussions sur le vote de la loi du 23 février 2005, puis lors du débat aboutissant, au mois de novembre de la même année, au refus de l’abrogation de l’article 4 mentionnant que les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer. Or, en procédant à un arbitrage en faveur d’une mémoire au lieu de promouvoir la socialisation d’un récit historique acceptable par des groupes porteurs de mémoires concurrentes, cette loi a contribué à attiser les tintin1conflits et à diviser les Français sur la question algérienne. D’ailleurs, aujourd’hui, ses adversaires regrettent que d’autres articles contestables du texte ne soient pas abrogés, tandis que les partisans de ladite loi déplorent que l’article 4, au centre de toutes les polémiques, ait été abrogé par décret, après une décision de «délégalisation» du Conseil Constitutionnel.

2) d’autre part, la thèse des deux temps de la colonisation trouve, dans le contexte des guerres de mémoires algériennes, une autre expression : il s’agit de l’idée selon laquelle la réduction de l’histoire de l’Algérie aux huit années de guerre, sur 132 ans de présence française, relève de la simplification outrancière, voir de la caricature. Si l’histoire de l’Algérie ne saurait être réduite ni à la guerre d’indépendance, ni, a fortiori, à la présence française ou à l’Algérie Française, il reste impossible de séparer le conflit qui se déroule entre 1954 et 1962 des interactions franco-algériennes : la guerre d’Algérietintin3 n’est pas, à elle même, sa propre explication, et, en admettant que les causes précèdent, au moins pour partie, les effets, la compréhension du conflit suppose de lier la guerre à des processus historiques qui se produisent avant son déclenchement au sein de la société algérienne.

Parmi les éléments clefs, on pourra mentionner les revendications à la citoyenneté, la formation de la nation algérienne comme instrument de mobilisation contre le colonisateur, la paupérisation des paysans «Algériens», et toutes les fissures décelables au sein de la société coloniale. On pourra également interroger les conséquences à long terme d’éléments moins directement impliqués dans les années de «marche à la guerre», mais contribuant à expliquer les fissures du «modèle colonial», tels que l’inscription dans les mémoires de la répression de la révolte Kabyle de 1871, la participation des «indigènes» aux deux conflits mondiaux, la célébration fastueuse et ostentatoire du centenaire de l’Algérie française de 1830, de l’échec du projet Blum-Violette, le statut de l’indigénat, etc...

Il n’est donc pas possible de séparer deux temps courts et violents, ceux de la conquête et de la guerre, et un temps long qui serait celui d’une Algérie heureuse, sans mutiler l’analyse de la société algérienne. L’une des solutions possibles reste donc de définir trois périodes, c’est-à-dire en premier lieu celle qui s’étend de 1830 à 1871, soit le temps de la conquête et de l’administration militaire du territoire (période 1), en second lieu celle du temps «pacifié» de l’Algérie française (période 2, entre 1871 et 1945), enfin celle comprise entre 1945 et 1962, qui englobe la marche à la guerre, le conflit et l’accession à l’indépendance (période 3) ; il ne s’agit pas là de soutenir que la guerre commence en 1945, mais de se donner les moyens d’expliquer la marche à la guerre.

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De plus, un tel découpage permet de lier histoire et mémoire en admettant que pour décrire les souvenirs d’une Algérie perdue, qui alimente la nostalgie des actuels pieds-noirs, c’est la seconde période (entre 1871 et 1945) qui demeure centrale. L’analyse des multiples figures de la «nostalgérie» est sur ce point fondamentale si l’on admet que seule la prise en charge de la diversité des points de vue – par exemple par la juxtaposition des histoires individuelles qui peuvent contribuer à l’élaboration progressive d’un récit collectif – permettra de sortir des barrières produites par la colonisation, et par là des guerres de mémoires algériennes qui restent alimentées par les vieux clivages.

La promotion d’une histoire qui soit rigoureuse sur le plan factuel, et qui prenne en compte la diversité des processus mémoriels, permet de mettre l’histoire au service des mémoires, et les mémoires au service de l’écriture d’un récit historique sur lequel des groupes concurrents en matière de perception de l’histoire franco-algérienne peuvent s’appuyer.

En atteste, d’ailleurs, le fait que les processus mémoriels sont dynamiques, que les mémoires sont travaillées par l’histoire, et que des auteurs comme Jules Roy ont d’abord fait l’objet de sentiments de rejet chez des pieds-noirs avant d’être réintégré dans une mémoire collective en mutation. Il est donc tout à fait possible de ne point nier la légitimité des processus mémoriels sans céder aux exigences de la recherche en sciences sociales, et ainsi d’admettre que l’histoire est l’un des moyens de jeter des passerelles entre les mémoires. D’où l’impératif de multiplier les documents et les points de vue.

 

4 - Pour «comprendre et transmettre»,

multiplier les documents et les points de vue

Plusieurs projets à visée à la fois historiographique, muséographique, mais également pédagogique et mémorielle, ont fait l’objet de travaux et de communications, sans parler des polémiques suscitées par l’érection, dans plusieurs villes du sud de la France, de stèles ou de monuments considérés comme des mesures de réhabilitations de l’OAS. Avant de s’interroger sur la diversité de ces dynamiques mémorielles, il est possible de prendre appui sur des réflexions suscitées par des projets tels que celui de la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration, ou encore celui du Mémorial de la France d’Outre-Mer à Marseille («Mémorial» ou «Historial», les deux expressions ayant été tour à tour mobilisées), enfin sur la réalisation, sur le site de Montredon-Labessonnie, dans le département du Tarn, d’un Conservatoire de la guerre d’Algérie et des combats de la Tunisie et du Maroc, c’est-à-dire d’un lieu dont la mission était de devenir un support de mémoire sans rien céder en matière d’exigences sur la vérité historique.

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Ce dernier exemple servira de point de départ, puisque, suite à la réalisation d’un monument destiné à servir de lieu de recueillement, la décision de créer un conservatoire de la guerre d’Algérie, avec pour fonctions d’évoquer des expériences vécues, de collecter et de conserver des témoignages et des objets, d’acquérir des ouvrages de bibliothèque, mais également de rendre compte de la trame historique, un projet à la fois historique et pédagogique a du être élaboré : il s’agissait de s’interroger sur le contenu d’une exposition permanente, et de consigner le travail des «historiens» dans le cadre d’un rapport destiné à éviter d’éventuels dérapages pouvant alimenter la guerre des mémoires.

Les buts explicites du projet sont condensés dans une devise, Comprendre et transmettre, adoptée à l’unanimité des participants – c’est-à-dire des anciens combattants de toutes «obédiences», des universitaires, ainsi que des «experts» et représentants des administrations publiques. Les principes qui président à sa réalisation peuvent être croisés avec ceux qui ont pu être définis à propos du mémorial de Marseille, suite au travail de plusieurs spécialistes : on les présente à la suite, en y associant quelques réflexions produites sur la base d’autres corpus documentaires.

1) Ne jamais donner une seule vision d’un vécu, surtout lorsque les questions évoquées sont particulièrement sensibles, comme celles du putsch de 1961 ou des accords d’Evian. Tout projet d’exposition, de conservatoire, de musée, d’historial ou de centre de documentation veille en particulier à ne gallissotpoint réduire une histoire à l’une de ses dimensions. Le cas de l’histoire coloniale suppose donc une articulation entre une histoire nationale, une histoire métropolitaine, mais aussi celle des anciens «indigènes» et, plus généralement, celle de l’ensemble des groupes d’individus impliqués. Cette exigence est fondamentale dans un contexte où, d’une part, l’histoire est devenue un bien de consommation culturelle, et d’autre part les «minorités culturelles», porteuses de revendications mémorielles, disposent d’une visibilité accrue dans le champ culturel et politique français.

D’où, également, l’indispensable articulation du travail des chercheurs et des militants : alors que ces derniers veulent légitimement faire entendre leur point de vue, il est impératif de veiller à la prise en compte de tous les aspects de l’histoire et de rigoureusement définir, à cet effet, la place des chercheurs.

Cette dernière question est bien l’un des enjeux fondamentaux, et communs à l’ensemble des projets historiques et mémoriels qu’il est possible de recenser ; mais, dans la mesure elle fait l’objet des développements finaux de ce rapport, elle sera momentanément laissée en suspens.

Quoi qu’il en soit, le respect de la pluralité des points de vue demeure déterminant quant à la conduite d’un projet de site de documentation et d’exposition, en particulier sur des thèmes comme celui de l’Algérie, qui font toujours l’objet de conflits mémoriels et de débats passionnels. C’est pourquoi, au-delà des éléments ici exposés, et qui nous paraissent devoir présider à la constitution d’un centre de documentation, nous ne pouvons que noter qu’un mur mettant en avant certains morts plutôt que d’autres représenterait, pour celui ou celle qui fréquenterait le centre, un signe évident indiquant la proximité du centre avec une lecture du passé ne faisant pas l’unanimité [2] .

2) Ne jamais exclure mais rassembler. La prise en compte de la réalité historique comme de la diversité des enjeux mémoriels et des postures victimaires impose non seulement de nuancer, mais aussi de ne point oublier que des exactions ont été commises dans les deux camps. En matière de guerre d’Algérie, seul un récit historique qui intègre les questions du terrorisme, de la torture, du massacre des harkis et de l’exode des Français d’Algérie est susceptible de préfigurer l’indispensable reconnaissance mutuelle des souffrances ; une reconnaissance mutuelle qui, au-delà de la litanie des horreurs vécues par les Algériens et par les Français, constitue le seul véritable acte mémoriel qui puisse, en pratique, susciter l’apaisement.

3) Tout centre de documentation et d’exposition sur l’Algérie doit être à la fois un lieu de dépôt et de mise en relation de plusieurs sites documentaires. De la sorte, un site de documentation et d’exposition réalisé à Perpignan peut être associé à d’autres projets tels que le projet du Mémorial du camps de Rivesaltes, pour partie consacré à la constitution d’un patrimoine archivistique sur la question des harkis, ou au Centre des Archives d’Outre Mer (CAOM, Aix-en-Provence). En effet, la diversification des regards pose le problème de la constitution des collections, qui ne sauraient venir que «d’un côté», et doivent englober, via les réseaux informatiques et l’outil multimédia, des documents et témoignages les plus divers.

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salle de lecture du Caom

Il n’est pas souhaitable de réaliser un centre de documentation ou un musée des indigènes ou des communautés françaises, puisqu’il s’agit de groupes d’individus dont l’histoire ne saurait être comprise indépendamment des relations avec d’autres groupes. À cet effet, la constitution d’archives orales, mais aussi de documents les plus variés émanant de l’ensemble des syndicats, des partis, des associations, peuvent être compilées au côté des œuvres (tableaux, œuvres littéraires, photographies, cartes postales, documents filmographiques) qui rendent pour partie compte d’une époque.

Seule la diversité des documents permet de rendre compte de la variété des points de vue, ce que montre la production cinématographique sur la guerre d’Algérie. En effet, la thèse selon laquelle cette guerre est absente du cinéma a longtemps prévalu, alors qu’il y a eu des réalisations et que la censure n’explique pas tout. Or, dans l’ensemble, le public français n’a pas été séduit par les films proposés. De plus, dans la quasi totalité des cas, ces films ne sont pas tournés en Algérie, puisqu’il est délicat d’y réaliser un film dans les années qui suivent l’indépendance, et que ces films s’adressent à un public métropolitain qui, dans504571 l’ensemble, ne connaît pas l’Algérie. Mais les réalisateurs sont confrontés à une guerre qui demeure largement sous représentée : beaucoup de films sur la guerre mettent en avant des histoires individuelles, où l’ennemi est invisible, où la torture peut être évoquée, mais jamais montrée.

C’est la raison pour laquelle il n’y a pas de représentation cinématographique de la violence et de la guerre. Ainsi, au delà du silence et des «politiques de l’oubli» élaborées dans l’ancienne métropole, ce sont d’autres sources qui permettent, progressivement, de s’interroger sur la guerre dans toutes ces dimensions. Bien entendu, cette problématique de la présence absence ne fait plus réellement sens alors que la guerre d’Algérie est aujourd’hui présente au cinéma comme à la télévision, que la violence a été évoquée, que la question de la torture a fait l’objet de débats publics et de travaux scientifiques novateurs. De plus, depuis la fin des années 1980, plusieurs documentaires télévisés ont permis de décrire des points délicats et peu éclairés par l’historiographie, comme l’opposition de l’OAS à De Gaulle.

C’est bien la grande variété des sources aujourd’hui exhumées qui permet de représenter la diversité des situations vécues par des acteurs placés en position variable dans l’espace des luttes menées autours de l’histoire franco-algérienne, et c’est la diversité des collections de documents qui, parmi d’autres éléments déjà évoqués, permettra de sortir des camps légués par la guerre. Privilège du contemporain, il est devenu possible de multiplier les supports et d’aborder l’histoire de l’Algérie à travers des documents d’archives classiques, qui rendent notamment compte des pratiques politiques, administratives, judiciaires et militaires, mais également à partir de supports tels que les romans, les fictions, les films.

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carton d'archives au Centre des Archives d'Outre-Mer à Aix-en-Provence

Autant de documents qui permettent d’interroger une histoire vécue sans céder aux injonctions mémorielles, en croisant les points de vue et les sources. Plusieurs expériences de travaux scientifiques collectifs montrent que les produits de fiction tels que les romans qui appartiennent à la «littérature coloniale» ou à la «littérature d’exil» offrent, au côté de sources archivistiques, de croiser des dynamiques politiques, sociales et culturelles, et s’avèrent être d’excellents supports dans le cadre de la réalisation d’une exposition.

Interroger la diversité des points de vue et des documents qui en rendent compte appartient donc aux exigences propres à la réalisation d’un site destiné à montrer l’Algérie au public. Cette approche doit également contribuer à apaiser les souffrances liées à la violence en évoquant tous les sujets sensibles.

 

5 - Pour apaiser les souffrances, montrer l’ensemble

des groupes d’individus impliqués, dire les violences

L’indépendance de l’Algérie crée une situation inédite : après la longue promotion, sous la IIIe République, d’une tradition républicaine convertie en mémoire nationale, l’État français se trouve confronté à la gestion des conflits mémoriels – en particulier avec les séquelles de Vichy et de l’Algérie. D’où l’urgence de décrire l’histoire de chacun des groupes d’individus investis dans la guerre des mémoires, de rendre compte de la diversité des individus et des associations qui entendent les représenter, de saisir l’évolution des revendications et des situations.

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En matière d’Algérie coloniale et de guerre d’Algérie, le simple fait de mentionner les souffrances ou la violence implique d’évoquer l’ensemble des acteurs impliqués, c’est-à-dire les français d’Algérie devenus des pieds-noirs, les harkis, les Français non citoyens devenus Algériens, les immigrés en provenance d’Algérie, les opposants à la guerre d’Algérie, les anciens combattants et les appelés du contingent. Il n’est pas question de présenter, dans le cadre de ce rapport, l’essentiel des éléments historiques destinés à satisfaire la soif d’histoire de la guerre d’Algérie qui se manifeste, depuis quelques années au sein de la société française, où les ouvrages de bibliothèque se multiplient, et alors que des «moments d’émotion» rendent compte des enjeux mémoriels et font émerger la question de la violence. Sur ces différents points, quelques principes simples d’exposition peuvent être définis.

1) Dans la mesure où ce sont les exactions commises et subies qui se trouvent à l’origine des principales souffrances, il n’est pas possible de traiter des interactions franco-algériennes sans dire la violence. Sur ce point, en dépit des questions méthodologiques complexes sur les différentes manières de dénombrer les victimes – les témoignages disponibles peuvent notamment être confrontés aux registres de décès pour dénombrer les victimes des événements de Constantine des 12 mai 1956 et jours suivants -, la question des morts pendant le conflit ne peut être esquivée.

Signaler que les «Français non citoyens» comptent plus de victimes que les «Français citoyens» ne s’apparente pas à une vision pro-FLN, mais correspond au strict énoncé d’éléments factuels qui n’altèrent, en rien, la souffrance vécue par les pieds-noirs ; de même que l’information selon laquelle le FLN a tué plus d’Algériens» que de «Français» n’appartient pas aux répertoire des mythes constitutifs de l’Algérie Française, mais à l’analyse des conséquences d’une stratégie de guerre et de ses répercussions dans les mémoires. Il convient donc, d’une part, de dire les exactions commises dans tous les camps, et de n’omettre ni les crimes de l’OAS, ni la séquence tragique de la fusillade de la rue d’Isly, le 26 mars 1962 à Alger, ni les crimes perpétrés le 5 juillet, à Oran, ni la torture, ni le rôle de l’armée, ni les exécutions sommaires, ni les attentats, ni la «corvée de bois», etc...

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victime algérienne du F.L.N.

Fondée à dire la violence pour apaiser les souffrances, une telle approche n’a de sens que si toutes les souffrances et toutes les violences sont conjointement évoquées. D’autre part, le corpus de sources utilisées pour mettre à jour les crimes et autres exactions devra être défini et décrit, et les problèmes méthodologiques soulevés par le dénombrement des morts durant le conflit doivent être présentés : les débats sur le nombre de victimes parmi les harkis sont suffisamment «lourds» pour être précisés, même si la réalité historique ne se résume pas à un macabre comptage des victimes. On le sait : si les souffrances ne sont pas directement proportionnelles au nombre de morts, les usages des chiffres sont fondamentaux en matière de revendications mémorielles et d’injonctions victimaires.

2) La diversité des situations à l’origine des souffrances individuelles et collectives doit également être présentée dans son historicité. Il convient par exemple d’interroger le brutal exode des pieds – noirs, entamé en 1961, dans un contexte fortement anxiogène. À ce moment, en effet, bon nombre de Français d’Algérie sont inquiets pour leur sécurité, et les départs s’accélèrent après le 19 mars 1962, alors que l’OAS a appelé à la grève générale et choisi de déclencher une série d’attentats destinés à «rendre l’Algérie» dans l’état où les Français l’avaient trouvé en 1830. Certaines questions ne peuvent être que partiellement résolues, puisqu’il demeure impossible d’affirmer que, sans les attentats perpétrés après le 19 mars par l’OAS, les pieds-noirs seraient restés en Algérie, même si, dans cette hypothèse, il n’y aurait probablement pas eu un tel exode précipité. En effet, les accords d’Évian comportaient un certain nombre de garanties juridiques en faveur des pieds-noirs, qui avaient trois ans pour décider s’ils optaient pour la nationalité algérienne. Mais la situation du nouvel État, les programmes de nationalisation, puis la politique d’arabisation incite à la prudence.

Point n’est toutefois besoin de céder aux mirages d’une histoire contre factuelle dédiée non pas à interroger ce qui est advenu... mais à construire des hypothèses sur ce qui aurait pu se passer, sans pouvoir procéder à la démonstration. Après 1962, l’État français va progressivement construire une politique de «métropolisation» des Français d’Algérie destiné à leur insertion économique et identitaire dans une France «hexagonale». Quoi que financièrement coûteuse, cette politique échoue partiellement : d’abord en raison de l’accumulation de textes et de lois qui empêchent une prise en compte globale du problème, chaque nouvelle loi étant destinée à corriger les imperfections de la précédente ; ensuite parce qu’il s’agit d’adapter cette politique de métropolisation aux réalités du «rapatriement» (comment traiter le cas des femmes dont le mari a disparu), dans un contexte où les pratiques administratives varient selon les anciennes catégorisations coloniales (les harkis ne bénéficient pas des même mesures que les anciens Français d’Algérie) ; enfin en raison des sentiments ambivalents (tristesse, rancoeurs, etc...) éprouvés par les pieds-noirs, en dépit d’une insertion économique bien réussie.

Les Harkis ont également une histoire non limitée au conflit, puisque, parmi ceux qui sont restés en Algérie, certains furent victimes de terribles représailles, tandis que les harkis «rapatriés» n’ont pas bénéficié des mêmes mesures «d’intégration» que les pieds-noirs, que certains ont vécu plusieurs années dans des camps avant de pousser le cri des oubliés... Les anciens combattants ont longtemps milité pour l’obtention de droits d’abord niés à ceux qui avaient livré une guerre non reconnue comme telle, les appelés du harkiscontingent se sont longtemps murés dans le silence, tandis que les algériens qui émigrent dans la France post-coloniale cristallisent la plupart des stéréotypes et des sentiments de rejet qui se produisent avec la conversion de l’immigration de travail en immigration de peuplement. Dans l’espoir d’un improbable retour, ces derniers ont souvent dissimulé leur appartenance au MNA, mal perçue en Algérie lorsque le FLN prend les commandes du nouvel État après l’indépendance.

3) Chacun des groupes d’individus doit être saisi dans sa diversité, sous peine d’hypostasier des sentiments collectifs qui ne traduisent que les postures de militants ou de sous-groupes. C’est le cas des anciens Français non citoyens, qui peuvent être décrits dans le registre de la diversité culturelle et linguistique en présentant la question kabyle, mais aussi les usages de la coupure Arabe/Kabyle dans le contexte colonial. De même, il n’est pas possible de mentionner les «Algériens» sans évoquer les principales séquences d’une histoire inséparablement politique et sociale marquée par la dépossession foncière, les famines, la crise de la paysannerie, les premières vagues d’émigration vers la métropole qui sont celles de paysans kabyles dès 1895 ; sans mentionner, en miroir de ces transformations sociétales, les mutations culturelles, l’analphabétisme et la présence de jeunes «Algériens» instruits comme Mouloud Feraoun, la découverte de la nation et de l’indépendance nationale comme outil de mobilisation politique par des étudiants «algériens» formés dans les universités françaises.

C’est également le cas des pieds-noirs ou des harkis, qui comptent un grand nombre de représentants et d’associations formulant des revendications fort distinctes : aucune ne saurait être considérée comme seule dépositaire de la mémoire d’une «communauté». Pour s’en tenir à une expression localisée de la guerre des mémoires algériennes, certaines associations de harkis sont proches d’associations comme le Cercle algérianiste, tandis que l’une d’entre elles – Harkis et droits de l’homme - appartient aux opposants au projet de réalisation d’un Centre de documentation sur la présence française en Algérie à Perpignan ! Fossiliser des oppositions entre des «communautés», c’est participer à construire des identités collectives qui sont d’abord le produit de stratégies identitaires ciblées et parfaitement identifiables.

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6 - Pour désamorcer les conflits, décrire

et déconstruire les stéréotypes

Nul regard sur l’Autre ne pouvant s’élaborer sans stéréotypes, ces derniers sont indispensables à la rencontre de récits et de mémoires mutilées en vue de jeter, sur la base d’un récit historique élaboré avec les exigences de la recherche scientifique, des passerelles entre les groupes en conflit. Les stéréotypes produits au temps de l’Algérie coloniale et après l’indépendance doivent donc être systématiquement rappelés, pour se voir méthodiquement déconstruits.

Ils concernent au premier chef les anciens Français non citoyens, qui ont d’abord fait l’objet d’une multitude de préjugés informés par des références à un certain évolutionnisme autrefois omniprésent : la problématique du retard relatif séparant, au delà des «Algériens», l’ensemble des populations du globe de l’Etat colonisateur servant de modèle de civilisation est trop bien connue pour être longuement décrite. Politiquement, elle est alimentée par le discours républicain sur la mission civilisatrice de la France, largement battu en brèche même s’il a parfois été subrepticement réintroduit dans le cadre de prises de positions récentes. Les «Algériens» ont également fait l’objet d’une vision «essentialiste», à travers laquelle l’Arabe serait, en tant que tel et de façon intemporelle, un être paresseux, lâche, fourbe, cupide et cruel, d’une vision disqualifiée par l’ensemble des travaux historiques et anthropologiques. Mais ces stéréotypes sont remobilisés, avec des ajustements, dans la France métropolitaine des années 1980, lorsque la question de l’immigration intègre l’agenda électoral et que les expressions «d’immigrés» et de «maghrébins», sinon «d’algériens», sont progressivement considérés comme synonymes.

Les stéréotypes concernent également les harkis, désignés par les uns comme de «bons patriotes» ayant opté pour la France, par les autres comme des «traîtres» à leur nation. Or, d’une part, les techniques d’enrôlement de l’armée française sont multiples, au point que des recherches pionnières montrent que certains Français non citoyens se sont simplement engagés parce qu’ils craignaient pour leur vie après avoir été vus auprès d’un officier, ou pour obtenir une solde, un fusil, de la nourriture, pour protéger leur famille et non pour «défendre une patrie» : la diversité des trajectoires individuelles incite à la prudence ; d’autre part, le processus de formation de la nation algérienne n’étant pas achevé dans les années de guerre, il reste problématique d’envisager que les forces supplétives de l’armée française aient trahis une nation, ou «collaboré» avec une armée au service d’une autre communauté nationale – celle associée à l’État colonisateur.

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Pieds-Noirs libérés des geôles algériennes, plusieurs mois après l'indépendance

Des stéréotypes récurrents concernent également les pieds-noirs, qui doivent également être analysés avec précision. En particulier celui du pied-noir colon, riche propriétaire terrien dont la fortune serait lié à la terre et à l’exploitation systématique des «arabes» par des «colonialistes». Bien entendu, il s’agit là d’un cliché jauni qui, pas plus que la tradition pionnière déjà évoquée, ne rend compte de la réalité sociale et spatiale d’une Algérie coloniale ou plus de 80 % des Français citoyens résident dans les grandes villes, occupent des emplois de postiers, d’enseignants, de commerçants, de mécaniciens, et disposent d’un revenu disponible environ 15 % inférieur à celui des Français de métropole.

D’où un certain nombre d’incompréhensions qui perdurent. Quelle que soit, en effet, la diversité des jugements qu’ils portent sur le fait colonial et l’indépendance algérienne, le souvenir d’un accueil exécrable de la part des Français métropolitains demeure ancré chez un grand nombre de pieds-noirs.

Ces derniers déplorent de porter seul, aux yeux des Français de métropole, la «faute» de l’échec du système colonial. D’où l’indispensable travail sur les stéréotypes, croisé à l’évocation des politiques coloniales, pour montrer que, les pieds-noirs ne pouvant être considérés comme les seuls responsables des politiques de conquête ou de l’échec des politiques coloniales – ils jouent aussi le rôle de fusibles en 1961 et 1962 -, il n’est pasOAS3 nécessaire de réhabiliter les discriminations coloniales ou les exactions de l’OAS pour accorder aux anciens Français d’Algérie leur place dans l’histoire et la mémoire nationale. D’autant que l’une des ambiguïtés des politiques dites de métropolisation des pieds-noirs est d’être associées à des stéréotypes, puisque, dès leur arrivée, le gouvernement entend souligner auprès des métropolitains qu’ils avaient toute légitimité à être reçus en métropole, et que c’était leur mentalité coloniale qui allait faciliter l’intégration (et pas les impôts de leurs concitoyens, les gouvernant craignant leur probable désapprobation).

Le «mauvais accueil» n’est principalement pas le fait des autorités, même si certains maires, comme celui de Marseille, ont fait savoir qu’ils ne souhaitaient pas une installation des rapatriés, tandis qu’il se murmure que d’autres, comme celui de Montpellier, sont politiquement favorables aux pieds-noirs : il serait le produit d’une lassitude relative à huit années de guerre d’Algérie, et d’une opinion alimentée par des stéréotypes. D’où les émissions de télévision consacrées à l’intégration des pieds-noirs, les considérations sur le «caractère valeureux» des Français d’Algérie, les reportages sur leur réinstallation comme agriculteurs : la télévision a bien participé à la diffusion de cette imagerie coloniale éculée, bien avant de dépolitiser et de dépassionner le sujet sous les traits d’humoristes emblématiques qui ont popularisé une image plus légère, associée à la bonne humeur.

Mais ces clichés rassurants ne sauraient dissimuler les vrais enjeux, qui concernent 1) le fait que bon nombre de groupes d’individus tels que les harkis, les immigrés ou les pieds-noirs ont longtemps figuré, avec des temporalités différentes, parmi les non-lieux d’histoire, mais également 2) les dissensions politiques qui traversent des groupes comme les pieds-noirs où se côtoient des initiatives en faveur de l’érection de stèles en mémoire de l’OAS, et des écrivains «anticolonialistes» et critiques envers les principes racistes arton9357que leur propre éducation incorpore, et enfin, on l’a vu, 3) la diversité des revendications mémorielles.

En la matière, là encore, l’on ne saurait trop suggérer d’utiliser les multiples produits de fiction, tels que les romans ou les films, pour rendre ces stéréotypes et leur critique accessibles. De même que les fragments d’histoire existentielle y apparaissent, parfois dans toute leur complexité, la fiction rend compte, d’une part, de l’absence de certaines populations - c’est le cas des «indigènes» dans le cinéma colonial ; mais elle rend compte, d’autre part, de la construction des clichés à travers lesquels les diverses «populations» sont identifiées, et les recompositions des stéréotypes qui demeurent travaillés par l’histoire : ainsi, c’est bien dans le cinéma français des année 1970 qu’émerge le thème du pied-noir, à travers l’incrustation d’un nouveau personnage plutôt qu’à partir d’une représentation de l’Algérie coloniale ou des Français d’Algérie pendant la guerre. Ce dernier thème sera d’ailleurs plus significativement traité au cinéma et à la télévision dans les années 1990. En dépit des sentiments d’absences légués par les produits de fiction, ils constituent des documents historiques particulièrement significatifs pour aborder des histoires complexes qui impliquent, on l’a évoqué, de multiplier les points de vue et les sources.

 

7 - Pour refuser tout discours autoritaire,

assumer l’existence de doutes et

de divergences d’interprétation

L’exemple des événements du 12 mai 1956 et des jours suivants à Constantine est particulièrement significatif de la fonction de l’honnêteté intellectuelle pour toute démarche d’histoire et de sciences sociales, comme pour toute démarche à visée muséographique. Le 12 mai 1956, donc, à Constantine, en représailles à des explosions de cafés fréquentés par des juifs, des juifs ont exercé des représailles à l’encontre de musulmans, et le chiffre de 230 victimes a pu être publié. Or, il ne repose que sur un témoignage, ce qui interdit de rendre ce témoignage productif au sens historique, puisqu’il n’a pas été croisé avec d’autres sources, comme les registres de décès, ou encore d’autres témoignages. Tout spécialiste de l’Algérie est susceptible, comme tout chercheur, quelle que soit sa discipline, de commettre des erreurs d’interprétation ou d’analyse et, à la suite, de produire des conclusions erronées : le reconnaître fait partie des bons usages du métier, et les travaux scientifiques destinées à interroger la validité de résultats ou d’hypothèses de recherche prolifèrent dans les revues professionnelles.

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"Plaque commémorative apposée par le maire de Paris sur le pont
Saint-Michel, pour le 40e anniversaire de la manifestation du 17 octobre 1961."
© IM'média

C’est la raison pour laquelle un tel rapport ne prétend pas livrer la vérité, mais proposer des balises méthodologiques propres à éviter certaines erreurs déjà commises, et notamment celle de réduire l’histoire de l’Algérie à une sorte de signification univoque. Il est cosigné par des chercheurs qui assument certains de leurs désaccords, et peuvent régulièrement en débattre à l’occasion de colloque ou de publications. Par exemple, au sein des auteurs participant, il existe des analyses sensiblement différentes à propos de la «bataille d’Alger» (1957) : il s’agit là de divergences professionnelles, qui concernent l’analyse des documents connus, et qui demeurent relativement rares mais existent.

En revanche, les chercheurs ont également des sensibilités comme citoyens, et, à l’heure où l’Algérie en particulier, et l’histoire coloniale en général ont cessé d’être invariablement évoquées dans le registre de l’absence ou de l’amnésie, il est parfaitement légitime que des débats aient lieux sur des questions telles que la fracture coloniale, la repentance, la guerre et l’État colonial, ou encore, parmi d’autres thèmes souvent évoqués, celui de l’adoption de points de vue officiels sur l’histoire, avec pour objectif de faire trois_couleursmémoire, par le législateur. Les lois mémorielles, telles que, parmi d’autres, les loi Gayssot (1990), Taubira (2001), ou celle du 23 février 2005, peuvent faire l’objet d’analyses très diverses, et rendent parfaitement compte des différentes sensibilités des auteurs.

Ainsi, il n’existe pas d’accord unanime à propos de la loi Taubira, qui reconnaît la traite et l’esclavage comme «crime contre l’humanité», prévoit que ces drames reçoivent la place qu’ils méritent dans l’enseignement, et de ses comparaisons possibles avec la loi du 23 février 2005, qui impose l’enseignement d’une vision positive de l’œuvre française outre-mer. En revanche l’expression de «rôle positif de la présence française outre-mer» est, ici, unanimement jugée problématique, et ne satisfait aucun des co-auteurs de ce rapport, qui privilégient tous l’histoire problème sur le jugement rétrospectif sur le passé. De la sorte, des divergences peuvent être formulées, mais elles n’altèrent pas la possibilité de mettre en commun des compétences professionnelles pour participer à un travail de médiation scientifique. Reste donc la question de la place des chercheurs et des autres acteurs impliqués.

 

 

 

 

 

8 - Pour réunir et non diviser, définir

une architecture institutionnelle appropriée

Le cas plus haut évoqué de Montredon Labessonie, comme l’exposition réalisée à Aix-en-Provence, ou encore la réalisation de la cité de l’immigration, suggèrent que les divergences d’interprétation et les conflits mémoriels peuvent être sublimés si un travail d’analyse rigoureux et honnête est associé à un dialogue constructif avec les acteurs, et qu’une éthique de la discussion puisse être définie et respectée. L’une des formes modernes de la dénégation est en effet de rejeter dans le camp des «révisionnistes», voir des «falso-révisionnistes», tous ceux dont la vision de l’histoire n’est pas conforme à celle que l‘on voudrait imposer. Vomir de tels propos fait partie des usages à proscrire si l’on souhaite sortir de la guerre des mémoires algériennes : d’abord parce que ce type d’injures alimente les conflits mémoriels que l’on souhaiterait dépasser, ensuite parce qu’elles n’ont pas leur place dans le cadre d’une discussion argumentée et raisonnée.

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L’expérience du Conservatoire de la guerre d’Algérie réalisée dans le Tarn montre qu’il est possible de travailler avec des représentants des anciens combattants dont les tendances politiques étaient très disparates, puisqu’elles allaient du Parti communiste à la droite républicaine traditionnelle. Bien entendu, la cas de Perpignan est plus complexe, puisque plusieurs types d’acteurs – la municipalité, le Cercle algérianiste, et le collectif des opposants au Musée... - sont impliqués, et qu’aucun chercheur ne voudrait individuellement servir de caution scientifique à un projet qui ne saurait faire consensus. C’est pourquoi, il convient aussi de définir une possible architecture institutionnelle appropriée, en s’appuyant sur des projets existant, comme celui du Mémorial de Rivesaltes, où, parmi plusieurs autres commissions, deux structures coexistent :

- une commission mémoire, où les associations sont représentées dans leur diversité, débattent, formulent des revendications. L’enjeu est fondamental dans la mesure où le projet a été impulsé au sein de la société civile, suite au refus, formulé en 1997, de voir disparaître un site qui permettait d’évoquer l’histoire croisée de l’État et de plusieurs groupes d’individus ayant séjourné, dans des conditions diverses, dans le camp de Rivesaltes.

- un conseil scientifique, avec à sa tête un professeur réputé pour ses compétences scientifiques, et d’autres universitaires dont la diversité des travaux autorise de s’interroger en détail sur un camp qui a tour à tour accueilli des républicains espagnols, des juifs, et des harkis. C’est ledit conseil qui concentre l’essentiel des pouvoirs de décisions, même s’il n’est pas le seul architecte ou maître d’œuvre du projet.

Une architecture institutionnelle semblable pourrait être adoptée pour réaliser un site documentaire et muséographique sur l’Algérie à Perpignan. Elle permettrait en effet de concilier plusieurs exigences qui, faute d’une répartition adéquate des taches, risquent de demeurer contradictoires. On résume ici nos proposition à partir de trois suggestions.

trois suggestions

1) Il s’agit d’abord donner la parole aux associations, qui, en tant que représentants de segments de la société civile, doivent pouvoir formuler des revendications. De la sorte, le Cercle algérianiste aurait bien entendu vocation à participer à un projet auquel il demeure légitimement attaché. Mais, au delà, il convient, d’une part, que d’autres associations représentants les pieds-noirs soient invitées, pour ne point alimenter l’illusion d’une perception «univoque» ou «moniste» à propos d’un groupe d’individus qui est aussi représenté par des associations comme «Coup de soleil» (dont l’une des priorités est d’organiser le salon «Maghreb des livres»), de façon à réunir, parmi d’autres, des auteurs français et algériens ; et, d’autre part, il convient de consulter d’autres associations, représentant les autres groupes d’individus impliqués par l’Algérie, ainsi que le collectif des opposants au projet. La fécondité du dialogue suppose de ne point écarter la diversité des acteurs et des points de vue, qui pourraient s’exprimer au sein d’une commission mémoire et société civile – parmi d’autres appellations possibles.

2) Il s’agit également d’utiliser les compétences de professionnels reconnus par leurs travaux, en formant un conseil scientifique présidé par un universitaire qui aurait pour mission de s’entourer des spécialistes de son choix, et en premier lieu de travailler, après avoir pris connaissance des différentes revendications mémorielles et civiques, à la réalisation d’une exposition permanente sur l’Algérie. Ce conseil pourrait également travailler à proposer des expositions temporaires, des conférences, à définir des pratiques de collecte et d’archivage, à proposer des références bibliographiques et des documents destinés à nourrir un centre de documentation multimédia. Seul un conseil scientifique dont la qualité scientifique est indiscutable, et dont l’autonomie comme les pouvoirs de décision, sont garantis, peut, au côté de divers représentants du monde associatif et des administrations, participer à la conduite de cette aventure périlleuse, en prenant des décisions collégiales.

3) La communication entre ces deux instances et la réalisation pratique des travaux pourrait être assurée par une instance telle qu’une commission de pilotage, composée de l’administration municipale élargie à d’autres experts, par exemple en puisant dans le personnel investi dans le pilotage d’autres projets (on pense au Mémorial de Rivesaltes, pour des questions de proximité, mais sans exclusive), ou dans un autre cadre à définir. Cette commission pourrait recruter le personnel technique (infographiste, etc...) indispensable à la réalisation du projet - personnel dont le travail devrait être défini et périodiquement supervisé par le conseil scientifique.

Signataires :
Raphaëlle Branche, Jean Robert Henry, Jean-Charles Jauffret, Claude Liauzu [3] , Gilbert Meynier, Valérie Morin, Guy Pervillé, Eric Savarèse, Yann Scioldo-Zurcher, Benjamin Stora, Sylvie Thénault.

 

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Annexe : Une note sur le «Mur des disparus» *

L’éventuelle érection d’un «mur des disparus» ne peut pas être ici évoquée comme la question de la réalisation d’un site public de documentation et d’exposition sur l’Algérie. En effet, si cette dernière initiative est susceptible d’une analyse fondée sur des éléments d’histoire et de méthodes des sciences sociales, et le rapport qui précède en témoigne, l’inscription des noms des Français d’Algérie disparus pendant la guerre d’indépendance sur un mur relève plus précisément de la politique mémorielle. C’est la raison pour laquelle il apparaît préférable de dissocier, analytiquement, les deux questions. De plus, la thématique du «mur des disparus» n’a fait l’objet ni d’un travail spécifique ni de débats collectifs lors de la Journée d’Études du 19 avril dont la présente synthèse est en grande partie l’émanation. On se contente donc de définir une position collective modérée et argumentée.

Il a été longuement souligné que toutes les violences devaient être dites [4] , et l’on doit ajouter que les Français d’Algérie devenus pieds – noirs ont parfaitement le droit d’honorer leurs morts. Mais l’inscription, sur un mur, des noms de tous les disparus parmi les Français d’Algérie se heurte à un problème éthique, puisque cela reviendrait, de facto, à graver dans la pierre les noms de ceux, minoritaires, qui figurent parmi les anciens activistes de l’OAS. De la sorte, les descendants des victimes de cette organisation criminelle se sentiraient légitimement insultés. Mais dans la mesure où de nombreux individus furent victimes de la fusillade de la rue d’Isly, le 26 mars 1962 à Alger, ou des évènements tragiques d’Oran, le 5 juillet de la même année, sans être coupables d’aucune exaction ou d’aucun acte terroriste, leurs noms pourraient être mentionnés. Compte tenu du fait qu’il n’est pas possible d’établir une liste rigoureuse de victimes non liées à l’OAS, deux solutions peuvent être retenues :

1) La première consiste à renoncer à l’érection d’un mur des disparus, le projet étant inspiré d’une politique mémorielle ne pouvant faire l’unanimité pour les raisons évoquées ;

2) La seconde consiste à inscrire sur le même mur l’ensemble des victimes du conflit, en mentionnant les Français d’Algérie, en évoquant les Harkis, et en signalant les victimes connues (Max Marchand, Mouloud Feraoun, Salah Ould Aoudia) ou anonymes de l’OAS, de façon à ne point procéder à un choix entre les différentes catégories de victimes.

Sans juger de la légitimité des revendications mémorielles, et en s’interdisant tout arbitrage entre des groupes d’individus porteurs de mémoires en conflit, il apparaît que cette position est la seule qui puisse être collectivement soutenue dans le cadre de notre démarche.

* cf. mise au point de Guy Pervillé

 

Notes
[1] Aucune référence bibliographique n’est mentionnée dans ce rapport qui a vocation a être rendu public : il s’agit de privilégier le confort de lecture sur les usages et la rigueur universitaire.
[2] Voir en annexe.
[3] Claude Liauzu est décédé le 24 mai, soit quelques heures avant de finaliser la diffusion de ce rapport, qu’il avait accepter de signer. Il figure donc légitimement parmi les signataires de ce texte.
[4] Voir notamment la page 15 du présent rapport : «Il convient donc, d’une part, de dire les exactions commises dans tous les camps, et de n’omettre ni les crimes de l’OAS, ni la séquence tragique de la fusillade de la rue d’Isly, le 26 mars 1962 à Alger, ni les crimes perpétrés le 5 juillet, à Oran, ni la torture, ni le rôle de l’armée, ni les exécutions sommaires, ni les attentats, ni la «corvée de bois», etc... Fondée à dire la violence pour apaiser les souffrances, une telle approche n’a de sens que si toutes les souffrances et toutes les violences sont conjointement évoquées».

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11 novembre 2007

Au sujet d'un livre de Benjamin Stora

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au sujet du livre

La guerre des mémoires

La France face à son passé colonial,

de Benjamin Stora

Jean-Pierre RENAUD

 

Pourquoi ne pas avouer que j’ai éprouvé un malaise intellectuel à la lecture de beaucoup des stora_leclerc_guerre_memoirespages de ce livre, crayon en mains, alors que j’ai aimé l’article du même auteur à la mémoire de Camus (Études coloniales du 30 septembre 2007). Albert Camus a été un de mes maîtres à penser, à agir, et à réagir, avant, pendant la guerre d’Algérie, et après. J’y ai servi la France et l’Algérie, en qualité d’officier SAS, en 1959 et 1960, dans la vallée de la Soummam, entre Soummam et forêt d’Akfadou.

Un historien sur le terrain mouvant des mémoires chaudes, pourquoi pas ? Mais est-ce bien son rôle ? Dès l’avant propos, le journaliste cadre le sujet de l’interview de Benjamin Stora : «La France est malade de son passé colonial», mais sur quel fondement scientifique, le journaliste se croit-il permis d’énoncer un tel jugement ?

Il est vrai que tout au long de l’interview l’historien accrédite cette thèse et s’attache à démontrer l’exactitude de ce postulat : les personnes issues des anciennes colonies, première, deuxième, troisième9782707146595 génération (il faudrait les quantifier, et surtout les flux, les dates, et les origines) «se heurtent inévitablement à l’histoire coloniale» (p. 12), «la guerre des mémoires n’a jamais cessé» (p. 18), la «fracture coloniale», «c’est une réalité» (p. 33), «l’objectif est d’intégrer, dans l’histoire nationale, ces mémoires bafouées» (p. 81), «saisir comment s’élaborent en permanence les retrouvailles avec un passé national impérial» (p. 90)

Et Benjamin Stora, qui se veut «un passeur entre les deux rives», incontestablement celles de la Méditerranée, accrédite le sérieux des écrits d’un collectif de chercheurs qui n’ont pas réussi, jusqu’à présent, par le sérieux et la rigueur de leurs travaux historiques, à démontrer la justesse de la thèse qu’ils défendent, fusse avec le concours bienveillant de certains médias, quant à l’existence d’une culture coloniale, puis impériale, qui expliquerait aujourd’hui la fameuse fracture coloniale.

Et le même auteur de reprendre le discours surprenant, de la part d’historiens de métier, sur la dimension psychanalytique du sujet : «la perte de l’empire colonial a été une grande blessure narcissique du nationalisme français» (p. 31), pourquoi pas ? Mais à partir de quelles preuves ? «Refoulement de la question coloniale» (p. 32). «Pourtant la France a conservé dans sa mémoire collective, jusqu’à aujourd’hui, une culture d’empire qu’elle ne veut pas assumer» (p. 32). «Les enfants d’immigrés sont porteurs de la mémoire anticoloniale très puissante de leurs pères» (p. 40).

«Pourquoi cette sensation diffuse d’une condition postcoloniale qui perdure dans une république où les populations issues des anciens empires n’arrivent pas à se faire entendre ?» (p. 90).

Comment ne pas souligner le manque de clarté des propos de Benjamin Stora, qui écrit page 11 que la population issue des anciennes colonies a doublé entre les années 1980 et 2007, et les propos qu’il tient parallèlement sur les «mémoires bafouées» : mais les colonies sont indépendantes depuis le début des années 60, et l’Algérie depuis 1962 !

De quelles générations s’agit-il ? Des enfants d’immigrés du travail venus en France avant 1962 ? Ou pouracc_110 l’Algérie, importante source d’immigration, des enfants de pieds noirs, de harkis, ou d’enfants de citoyens algériens venus en France après l’indépendance de leur pays, notamment en raison de ses échecs économiques, puis de sa guerre, à nouveau civile ? Pour ne citer que l’exemple de l’Algérie qui est le postulat de la plupart de ces réflexions.

Benjamin Stora cite le cas de Boudiaf, un des principaux fondateurs du FLN, lequel revenu d’exil dans son pays en 1962, était inconnu des jeunes Algériens : «Les jeunes Algériens ne connaissaient même pas son nom» (p. 60).

Quant au propos tenu sur Madagascar, pays avec lequel j’entretiens des relations particulières, «Dans cette ancienne colonie française, les milliers de morts des massacres de 1947 restent dans toutes les mémoires».

Je ne suis pas le seul  à dire que la repentance de Chirac, lors de son voyage de 2005, est tombée à plat, parce que ce passé est méconnu des jeunes générations.

L’auteur de la Guerre des mémoires est-il en mesure de justifier son propos ?

Les Malgaches ne connaissent pas mieux leur passé colonial que les Français, car pour ces derniers, ce n’est pas l’enquête de Toulouse, faite en 2003, par le collectif de chercheurs évoqué plus haut, qui peut le démontrer. Cette enquête va clairement dans un tout autre sens, celui de la plus grande confusion qui règne actuellement sur tout ce qui touche le passé colonial, la mémoire, et l’histoire coloniale elle-même, et la réduction de cette histoire à celle de l’Algérie. Cette enquête révélait en effet l’importance capitale de la guerre d’Algérie dans la mémoire urbaine de Toulouse et de son agglomération.

Et ce constat avait au moins le mérite de corroborer deux des observations de l’auteur, celle relative à «l’immigration maghrébine» qui «renvoie à l’histoire coloniale», et l’autre quant à l’importance de la guerre d’Algérie dans cette « guerre des mémoires » : «Mais, c’est la guerre d’Algérie, qui est le nœud gordien de tous les retours forts de mémoire de ces dernières années.» (p. 50)

 

L’obsession de l’Algérie

Et c’est sur ce point que le malaise est le plus grand, car comment ne pas voir, que pour des raisons par ailleurs très estimables, l’auteur de ces lignes a l’obsession de l’histoire de l’Algérie, et qu’il a tendance à analyser les phénomènes décrits avec le filtre de l’Algérie, pour ne pas dire la loupe, avec toujours en arrière plan, le Maghreb.

Le tiers des pages de ce livre se rapporte à l’Algérie, et beaucoup plus encore dans l’orientation desimg173_08022007 réflexions qui y sont contenues. Les autres situations coloniales ne sont évoquées qu’incidemment, alors que l’histoire coloniale n’est pas seulement celle de l’Algérie, quelle que soit aujourd’hui l’importance capitale de ce dossier.

Un mot sur la mémoire ou les mémoires de l’Algérie et de la guerre d’Algérie. Pour en avoir été un des acteurs de terrain, je puis témoigner qu’il est très difficile d’avoir une image cohérente et représentative de la guerre d’Algérie vécue par le contingent. Chaque soldat, chaque sous-officier, et chaque officier, a fait une guerre différente selon les périodes, les secteurs, les postes militaires occupés, et les commandements effectifs à leurs différents niveaux (sous quartiers, quartiers, secteurs, et régions). [source photo ci-dessus]

Si beaucoup d’anciens soldats du contingent ont écrit leurs souvenirs, peu par rapport à leur nombre, mon appartenance à ce milieu me conduit à penser que beaucoup d’entre eux se réfugient toujours dans le silence, mais pas obligatoirement pour la raison qu’ils auraient commis des saloperies, ou assisté à des saloperies. Un silence qui pourrait s’expliquer par un fossé immense d’incompréhension entre leur vécu, l’attitude des autorités d’hier ou d’aujourd’hui, et celle du peuple français

M. Rotman a parlé de guerre sans nom. Je dirais plus volontiers, guerre de l’absence, absence d’ennemi connu, absence du peuple dans cette guerre, sauf par le biais du contingent qui, à la fin de ce conflit, s’est trouvé tout naturellement en pleine communauté de pensée avec le cessez le feu du 19 mars 1962. Et c’est sans doute le sens profond de sa revendication mémorielle.


Pour la grande majorité des appelés, l’Algérie

n’était pas la France

Les appelés ne savent toujours pas quelle guerre on leur a fait faire : guerre de l’absence et du silence, et le remue-ménage qui agite en permanence, à ce sujet, certains milieux politiques ou intellectuels leur est étranger.

Il convient de noter que pour un acteur de ce conflit, ou pour un chercheur marqué dans sa chair et dans son âme par celui-ci, c’est un immense défi à relever que de vouloir en faire l’histoire.

Et sur au moins un des points évoqués dans le livre, je partage le constat qu’il fait sur l’effet des lois d’amnistie «personne ne se retrouvera devant un tribunal» (p. 18), et personnellement je regrette qu’il en soit ainsi, parce qu’il s’agit là d’une des causes du silence du contingent, et de cette conscience d’une guerre de l’absence. À quoi servirait-il de dénoncer des exactions injustifiables si leurs responsables, c'est-à-dire les salauds inexcusables n’encourent  aucune poursuite judiciaire ? Cette amnistie n’a pas rendu service à la France que j’aime et à son histoire.

 

Le métier d’historien

Ma position de lecteur, amateur d’histoire, assez bon connaisseur de notre histoire coloniale, me donne au moins la liberté de dire et d’écrire ce que je pense des livres qui ont l’ambition de relater ce pan de notre histoire.

Ce passage permanent de la mémoire à l’histoire  et inversement, est très troublant, sans que l’intelligence critique y trouve souvent son compte! Et beaucoup d’affirmations ne convainquent pas !

Est-il possible d’affirmer, comme le fait Benjamin Stora en ce qui concerne l’Assemblée Nationale et sa grosplancomposition h_9_ill_813324_app2002042390260: «C’est d’ailleurs une photographie assez fidèle de cette génération qui a fait la guerre d’Algérie ou qui a été confrontée à elle[ci-contre, Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen, respectivement nés en 1932 et 1928] Une analyse existe-t-elle à ce sujet ? Et si oui, serait-elle représentative de l’opinion du peuple français à date déterminée ?

 

Tout est dans la deuxième partie de la phrase et le participe passé «confrontée» qui permet de tout dire, sans en apporter la preuve.

La mise en doute du résultat des recherches qui ont été effectuées sur l’enrichissement de la métropole par les colonies : mais de quelle période parle l’auteur et de quelle colonie ? (p.20)

L’affirmation d’après laquelle la fin de l’apartheid aurait été le  «coup d’envoi» mémoriel mondial (p.41) : à partir de quelles analyses sérieuses ?

L’assimilation de l’histoire coloniale à celle de Vichy, longtemps frappée du même oubli. (p. 21, 50, 96).  Non, les situations ne sont pas du tout les mêmes !

Et ce flottement verbal et intellectuel entre mémoire et histoire, une mémoire partagée ou une histoire partagée ? (p. 61, 62, 63). Outre la question de savoir si une histoire peut être partagée.

Et pour mettre fin à la guerre des mémoires, un appel à la reconnaissance et à la réparation (p. 93), ou en d’autres termes, à la repentance, que l’historien récuse dans des termes peu clairs dans les pages précédentes (p. 34), une récusation partielle répétée plus loin (p. 95).

Et d’affirmer qu’il est un historien engagé (p. 88) et d’appeler en témoignage la tradition dans laquelle il inscrit ses travaux, celle des grands anciens que sont Michelet, Vidal-Naquet et Vernant. Pourquoi pas ? Mais il semble difficile de mettre sur le même plan périodes de recherche et histoire professionnelles et personnelles des personnes citées.

Le lecteur aura donc compris, en tout cas je l’espère, pourquoi le petit livre en question pose en définitive autant de questions sur l’historien et sur l’histoire coloniale que sur les mémoires blessées ou bafouées qui auraient été transmises par je ne sais quelle génération spontanée aux populations immigrées, issues des anciennes colonies.

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manifestation des "Indigènes de la République" le 8 mai 2005

Nous formons le vœu qu’une enquête complète et sérieuse soit menée par la puissance publique sur ces questions de mémoire et d’histoire, afin d’examiner, cas par cas, l’existence ou l’absence de clichés, des fameux stéréotypes qui ont la faveur de certains chercheurs qui s’adonnent volontiers à Freud ou à Jung, la connaissance ou l’ignorance de l’histoire des colonies, et donc de mesurer le bien fondé, ou non, des thèses mémorielles et historiques auxquelles l’historien a fait largement écho.

 

Alors, histoire ou mémoire ?

L’histoire est-elle entrée dans un nouvel âge, celui de l’Historien entrepreneur selon l’expression déconcertante de Mme Coquery-Vidrovith (Etudes coloniales du 27/04/07), ou celui de l’histoire devenue bien culturel selon l’expression de l’auteur ? Mais en fin de compte, sommes-nous toujours dans l’histoire ?

Et à ce propos, nous conclurons par deux citations de Marc Bloch (1930), évoquant dans un cas Michelet et ses  «hallucinatoires résurrections», et dans un autre cas, le piège des sciences humaines : «Le grand piège des sciences humaines, ce qui longtemps les a empêchées d’être des sciences, c’est précisément que l’objet de leurs études nous touche de si près, que nous avons peine à imposer silence au frémissement de nos fibres.» ("Fustel de Coulanges" in Marc Bloch, l'Histoire, la Guerre, la Résistance, Quarto-Gallimard, 2006, p. 390 et 389).

Jean Pierre Renaud

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- cf. le compte-rendu de Nathalie Galesne

 

 

 

 

 

 

 

- Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large, Jean-Pierre Renaud, éd. JPR, 2006. -  Courriel des éditions JPR : commande@editionsjpr.fr

 

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30 octobre 2007

Les membres des Chambres de Commerce d’Hanoi et d’Haiphong, (Claire Villemagne)

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Les membres des Chambres de Commerce

d’Hanoi et d’Haiphong,

de leur création aux années Doumer

communication dans le cadre du colloque PDR/FOM (9 novembre)

Claire VILLEMAGNE-RENARD

 

Au début des années 1880, l’extension des possessions françaises en Extrême-Orient se fait au nom du commerce et dans le but d’accroître les débouchés économiques de la France. Mais, l’inertie commerciale et entrepreneuriale des Français sur place est souvent dénoncée d’une part par les hommes politiques et par l’opinion publique de métropole, et d’autre part par le gouverneur général et les résidents sur place.

Pourtant, un groupe de commerçants et de colons n’hésitent pas à investir tous ses capitaux, ses espoirs et sa vie même dans l’économie du nouveau protectorat. Lequel ne leur laisse aucune place dans la vie politique puisqu’ils sont exclus de la représentation municipale (ils sont nommés adjoints et non élus), et ne possède aucun représentant à la chambre des députés.

Dans ce contexte, la création de deux chambres de Commerce, l’une à Hanoi l’autre à Haiphong, permet à cette microsociété de se faire entendre par le biais des élections concernées. L’étude prosopographique des membres de ces chambres pose plusieurs questions : quel est l’itinéraire de ces membres ? Sont-ils représentatifs de leurs coreligionnaires ? Leur participation à ces instances modifie-t-elle leur activité ?

Le groupe se constitue d’une centaine d’individus (1), généralement les plus anciennement installés, ou ceux responsables des commerces et activités les plus lucratifs. Cette élite sociale et économique connaît une permanence certaine sur l’ensemble de la période étudiée, de la mise en place des chambres de commerce en 1886 jusqu’au départ de Paul Doumer d’Indochine en 1902.

Pour le cas d’Hanoi, les dix-huit compositions existantes permettent de dresser une liste de 49 membres (l’année 1892 est marquée par une élection des membres des deux chambres de commerce). Dans le cas d’Haiphong, les archives permettent de dégager seize compositions (il n’existe aucune donnée pour les années 1888 et 1898) qui débouchent sur une liste de 50 individus. D’emblée, la composition de la Chambre de commerce d’Haiphong montre une certaine instabilité sur l’ensemble de la période ce qui s’explique par la fragilité économique de cette place où les entreprises sont plus nombreuses, plus actives, avec des capitaux plus lourds, mais où les faillites sont également plus importantes.

Le choix de ce corpus est simple : il n’existe aucun recensement précis de la population européenne avant 1911, d’où la nécessité de choisir une structure stable aux individus facilement identifiables. D’autre part, cet échantillon de commerçants et colons français représentent environ 5% (2) de cette même catégorie de la population présente au Tonkin de 1886 à 1902. Pour constituer la liste des membres des chambres de Commerce, trois types de sources sont disponibles : les annuaires du Tonkin et de l’Indochine, les procès verbaux des séances des chambres, la presse locale. Pour autant, ces documents ne permettent d’établir que des listes. L’étude prosopographique de ce groupe nécessite donc l’analyse d’autres archives : l’état civil de l’administration coloniale, les petites annonces et les articles de presse citant la vie quotidienne, les demandes de concession de terrains, les doléances auprès de l’administration du protectorat, les casiers judiciaires et surtout les fonds notariés.

À ces difficultés matérielles, il faut ajouter que plusieurs documents sont introuvables au CAOM, comme l’établissement d’une liste des commerces patentés. Ainsi, cette étude prosopographique est difficile d’un point de vue méthodologique : il s’agit à la fois d’identifier des parcours individuels et de constituer un portrait de groupe. Dans ce cadre, la connaissance préalable et fine des archives est indispensable. Or la constitution de fiches individuelles est une démarche spécifique et de longue haleine, certains n’apparaissant que de façon lacunaire dans les documents disponibles.

Les deux chambres de commerce d’Hanoi et d’Haiphong sont créées par décision du sous-secrétariat des Colonies du 1er août 1884. Pour autant, leur mise en place ne date que de juin 1886, treize ans après la première tentative de conquête et moins de trois ans après l’instauration du protectorat. Inclure les années Doumer à cette étude permet d’établir s’il existe une rupture avec la période précédente ou s’il ne s’agit pas davantage d’une continuité générale. D’autre part, ces années sont marquées par un essor conséquent de l’activité économique de l’Indochine, nourrie par la création d’infrastructures tels les chemins de fer du Yunnan.

Chacune des chambres comptent une douzaine de membres (3), nommés par le gouverneur général. Dans un premier temps, les résidents d’Hanoi et d’Haiphong président les chambres qui ont seulement un statut consultatif. Une rupture intervient en 1889, année de réformes introduisant l’élection consulaire en vue de résoudre une crise entre les chambres et l’administration. Les délibérations deviennent libres. Les chambres de commerce se distinguent alors des conseils municipaux sur deux plans : leurs membres sont élus et leurs délibérations ne sont plus soumises à l’approbation du résident supérieur.

Cette réforme du printemps 1889 dote les chambres de commerce d’enjeux propres qui dépassent les débats économiques. L’arrêté du 16 février 1889 fixe les modalités de l’élection, les premières ayant lieu le 17 mars 1889. Dans un contexte de lutte de pouvoir entre l’armée et l’administration civile, les chambres de commerce offrent un rare espace d’expression pour les colons expatriés. Par ailleurs, on peut distinguer le cas des simples membres et celui des présidents, secrétaires et trésoriers dont les rôles sont moteurs au sein de ces institutions. Faire partie du bureau d’une chambre est une ambition pour beaucoup.

Leur rôle principal des chambres est de s’attaquer à d’importantes questions économiques. Elles relaient également les  préoccupations et les aspirations majeures des négociants et entrepreneurs concernant entre autres la péréquation des patentes, le fret, le transit, les assurances et surtout, les droits de douane à l’importation et l’exportation. Elles répondent aussi aux commerçants établis en métropole. Tous les courriers relatifs aux aspects commerciaux (renseignements concernant les produits, les associations possibles, la recherche d’emplois…) leur sont transmis et ce sont les présidents des chambres qui sont chargés de cette correspondance. À ce titre, ils jouent un rôle indispensable de médiateurs. De même au cours de leurs voyages personnels, ils témoignent de leur utilité. C’est ainsi que sont contactées les chambres de commerce de Paris, de Lyon, de Marseille, …, ou même le ministre du Commerce lors de séjours en France des présidents d’Hanoi et d’Haiphong. 


La représentativité des membres au sein

de la société coloniale

L’ensemble des membres des chambres de Commerce d’Hanoi et d’Haiphong sont des hommes. Pour autant, quelques femmes exercent une activité commerciales de façon indépendante au Tonkin. Leur activité relève de trois secteurs : restauration, couture et comédie. Parmi les premières, on peut établir la liste suivante non exhaustive : Rose de Beire propriétaire du Café des Officiers à Hanoi dès 1885 ; la veuve Carbonnel propriétaire du Restaurant français d’Haiphong en 1885 ; Jeanne Delaplace gérante d’un café d’Hanoi en 1885 également ; Anne-Marie Poulain limonadière à Hanoi en 1887 ; Eva Allen tenancière d’un café buvette à Hanoi en 1888 ; Félicie Maillard veuve Audoynaud limonadière ; Berthe Meriel, propriétaire du Café du Tour du Lac ; toutes deux à Hanoi en 1890 ; Piquemal gérante du Chalet du Lach Tray à proximité d’Haiphong en 1890… La veuve Audoyanud est emblématique de quelques tenancières de buvette soupçonnées de prostitution : son premier époux est décédé en 1887 lui laissant une fille à charge. Elle vit ensuite maritalement avec Désiré Hottois dont elle a un fils. Tous deux décèdent du choléra en 1890. Un rapport de l’administration coloniale établit en 1891 : «Actuellement cette dame tient un café, uniquement fréquenté par la troupe. Sa moralité laisse à désirer. Elle a eu un enfant le 25 novembre 1888 et est actuellement enceinte. Des renseignements de police, il résulte qu’elle se livrerait même à la prostitution. Sa fille qui doit être âgée de douze ans environ est en pension à Haiphong, mais elle vient fréquemment chez sa mère où elle a le spectacle de son inconduite.»(4) En 1896, elle épouse pourtant Clément Coutereau, mariage qui légitime ses deux enfants nés en 1892 et 1893 de père inconnu.

Jeanne de Camilli, veuve Labenski, mariée en seconde noce à Alfred Levasseur, est une ancienne cabaretière. Elle poursuit l’activité de son mari en devenant propriétaire de l’Indépendance tonkinoise en 1900. Les artistes sont moins nombreuses et souvent de passage avec des troupes en tournées. Parmi elles, on peut citer : Héloïse Longuetti, artiste lyrique sous le nom de Jeanne Préval, présente  à Hanoi en 1885. Enfin, deux couturières sont établies au Tonkin : Joséphine Prestavery à Hanoi en 1889 et Mary Memmer à Haiphong en 1890.

Les membres des chambres de Commerce appartiennent à une tranche plus âgée de la population commerçante du Tonkin. Surtout, il s’agit d’hommes d’expérience qui n’en sont pas à la gestion de leurs premières affaires. Certains exerçaient auparavant en métropole, comme Numa Bourgoin-Meiffre qui appartient à une famille vosgienne, établie dans un commerce de commissions et d’export-import basée à Paris boulevard du Temple. D’autres ont une première expérience en Asie, sur les places de Saigon ou d’Hongkong, comme Jules d’Abbadie, entrepreneur et armateur à Haiphong, directeur des Messageries fluviales du Tonkin en association avec Auguste Marty, anciennement employé de Constantin, armateur basé à Saigon.  Il existe quelques exceptions dont Guillaume fils, mais dans ce cas précis, celui-ci a été associé aux activités familiales très jeunes.

Certaines catégories de commerçants et colons sont donc exclus de représentativité aux chambres de Commerce : ceux qui s’installent après avoir été démobilisés des troupes de marine présentes au Tonkin, ceux plus jeunes qui viennent tenter leur chance dans ce nouveau protectorat…

Leur domaine d’activités est varié : négociants, pharmaciens, entrepreneurs, industriels, adjudicataires de l’administration coloniale…, ce qui est un échantillon représentatif de l’ensemble des colons. Mais, leur spécificité réside plutôt dans le volume d’affaires traitées et l’assise financière dont ils disposent. Tous sont propriétaires, associés ou gérants des plus grosses sociétés présentes alors : Daniel Bernhard est fermier des abattoirs d’Hanoi, en association avec son beau-frère Eugène Koenig en 1894 et fermier des alcools, toujours en association avec Koenig, en 1898 ;  Julien Blanc est pharmacien à Hanoi depuis 1886, d’abord en association avec Noël Reynaud, puis seul dès juin 1887, lorsque ce dernier s’installe rentier et propriétaire à Haiphong, preuve du caractère rémunérateur de l’entreprise ; son collègue d’Haiphong, Edouard Brousmiche, prend la succession de Dewost et devient propriétaire de la Pharmacie centrale française et étrangère de l’Indochine en 1890.

Quant à Bourgoin-Meiffre, cité précédemment, c’est un entrepreneur incontournable de la place d’Hanoi : il détient le monopole de la vente de badiane, ou anis étoilé, en 1890. Pour cette exploitation commerciale, il a monté une distillerie de plantes aromatiques à Hanoi en 1889. En 1896, il fonde également une entreprise de Briqueterie et tuilerie du Grand Bouddha sur un terrain de 20 000 m² avec une machine à vapeur de 300 chevaux importée de métropole. Pour autant, son activité principale reste la filature : la société Bourgoin-Meiffre et Cie est fondée en 1893, en association avec cinq industriels parisiens, alsaciens ou vosgiens. Elle succède a une première société fondée dès 1884 qui appartenait en propre à Bourgoin-Meiffre. Son capital est ouvert à 900 000 francs (soit environ 15 millions d’euros actuels) !

Si tous les membres des chambres de Commerce du Tonkin ne possèdent pas une telle richesse, aucun n’est en difficultés financières, malgré le nombre assez élevé de faillites, lesquelles sont plus nombreuses à Haiphong qu’à Hanoi. Aucun petit négociant ou petit entrepreneur, dépendant directement de l’administration ou soumis aux aléas financiers n’est présent dans ces instances. L’élite économique et financière y figure.

D’ailleurs, l’étude de la liste (5) des abonnés téléphoniques en 1899, est révélatrice. Pour Hanoi, sur neuf abonnés dont seulement cinq individuels et quatre sociétés, trois sont membres de la chambre de Commerce : Numa Bourgoin-Meiffre, Ernest Schneider et Raoul Debeaux. Celle d’Haiphong est plus longue : dix-huit abonnés dont douze individuels et six sociétés, huit sont membres des chambre de Commerce : Alcide Bleton, Charrière, Linossier, Jules Lefebvre, Jean-Baptiste Malon, Jules d’Abbadie, Porchet et Spéder. La comparaison de ces listes permet bien d’affirmer les capacités économiques des membres siégeant dans les instances commerciales.

 

Les membres des chambres de Commerce choisis

par procuration

Seule exception, des membres nettement moins fortunés qui doivent leur siège à leur fonction de représentants de grandes sociétés : tel François Jame, employé de la maison de commerce bordelaise Denis frères (6), présente à Saigon dès 1862, avec une succursales d’abord à Haiphong en 1883, puis une seconde à Hanoi.
Le premier ne laisse pas indifférent. Loin d’adopter une attitude discrète en sa qualité de mandataire de Denis frères, il n’hésite pas à multiplier les provocations et se sert de la tribune de la Chambre de commerce d’Haiphong pour sa popularité personnelle. Ainsi, lors d’un dîner en présence du gouverneur général, son discours de fin de repas ne passe pas inaperçu. Le scandale s’explique par le contenu du discours, et également par sa forme. Il s’agit d’un toast chanté au ton des plus relevés :

«M’sieur le gouverneur, j’viens vous faire
mon petit boniment
car le p’tit Jame est s’crétaire
et remplace l’président,
c’qu’est pas un’sinécure
Y me faut en toute occasion
Endosser ma noir’ pelure
R’présenter l’commerce d’Haiphong
Au nom ‘la Chambre d’Commerce
M’sieu, j’viens vous saluer,
Vous dir’ la cris’ que traverse
L’colon qu’a beau s’r’muer
Faut tend’ une oreille indulgente
Aux Haiphongeois très embêtés.
Notre ville est vraiment charmante
Mais ça schlingue de tous côtés
Le colon a été bien brave
Risquant ses capitaux,
Vidant son bas. C’est du courage
Et ça n’rapport’ pas gros !…
Nous sommes malheureux, péchaire !
L’emprunt … et vite encore !
Sans ça d’horreur, oh ! je tressaille :
Nos famill’ vont a’ler tout nu,
Une ficelle autour d’la taille,
Et rien d’aut’ pour cacher leur c…
M’sieu je vous le demande en grâce
Reniflez un instant
Vous sentez ? vous fait’ la grimace
Nos marr’puent bougrement !
Bien sûr, sans être trop difficile
Quand le vent souff’ de ce côté
F’rez bien en traversant la ville
De vous fich’ les doigts dans le nez.»(7)

La presse locale insiste sur le caractère isolé et singulier de cette démarche : 
«Piquet finit en buvant à la prospérité d’Haiphong. Alors François Jame, sans y être en rien autorisé par ses collègues de la Chambre de Commerce qui sont fort mécontents, et avec raison, donne lecture d’un factum où il parle de l’emprunt, des martres, du marasme des affaires… Si nous disons un mot de ce piteux discours, ânonné péniblement, c’est afin que le gouverneur général ne puisse pas supposer que la Chambre de Commerce d’Haiphong qui possède des hommes remarquables, ait songer à confier à Jame le soin de la représenter.» (8)

Aussi, quelques mois plus tard, lorsque Jame perd le mandat de la maison Denis frères, certains négociants s’inquiètent du maintien de Jame au sein de la chambre de Commerce. Le Courrier de Haiphong relaie ces craintes :
«On nous demande si François Jame a donné sa démission de membre de la chambre de commerce. Nous ne le pensons pas. Mais il ne peut manquer de le faire, sachant bien que s’il a été élu membre de la chambre de Commerce, ce n’est pas à lui personnellement que cet honneur a été fait par les électeurs consulaires, mais à l’agent de la maison Denis frères. Il aurait dû donner sa démission, dès le jour où la procuration de la maison Denis frères lui a été retirée.» (9)

D’autres membres siègent au nom de grandes sociétés. Ernest Bancal siège à la chambre en tant que représentant de la maison Ulysse Pila et Compagnie (10). Arrivé à Haiphong en 1884, il y établit l’agence principale de la maison et des succursales à Hanoi et Nam Dinh. Lors de sa direction des comptoirs de la société Pila au Tonkin, le Protectorat signe avec celle-ci des contrats concernant la construction et l’exploitation de Docks et de Magasins centraux. À son décès en juillet 1890, l’hommage qui lui est rendu est unanime, car Bancal a su s’imposer sur la place d’Haiphong par ses liens avec la maison Ulysse Pila et Compagnie, et au-delà par sa personnalité propre :

«Ceux qui ont approché Bancal à cette époque, ont pu voir de quelle ardeur au travail il était capable, quelle intelligence il apportait dans la direction d’une des maisons les plus importantes du Tonkin. On l’a vu ensuite organiser les Docks, défendre pied à pied contre l’administration elle-même un contrat qu’elle voulait déchirer après l’avoir signé librement, et finir par avoir gain de cause, par vaincre toutes les résistances. Nous l’avons vu apporter à ce journal dont pendant deux ans et demi, il a présidé le conseil d'administration, toujours beaucoup de calme, de bon sens dans la discussion, et au milieu des intérêts divers, parfois passionnés, se montrer toujours d’une correction parfaite, ne jamais laisser percer ni impatience ni mauvaise humeur. Et dans toutes ces luttes, au milieu de tout son travail, Bancal savait se faire apprécier et du gouvernement et de la population entière. Pendant que l’administration le nommait conseiller municipal, le suffrage des électeurs le portait à la Chambre de Commerce.» (11)

Autre exemple, Charles Henri Tartarin représente la maison Fontaine et Cie. Fondée en 1887, ses débuts commerciaux ont concerné des articles de quincaillerie en provenance de Paris.
«En 1892, la maison Fontaine avait déjà acquis un développement considérable et assuré le débouché de ses articles, tant aux particuliers qu’à l’administration, dont elle était un des principaux fournisseurs. Au mois de mars 1894, l’exploitation fut continuée par une société anonyme dont le siège social se trouve à Paris, 181 rue Saint-Honoré. Actuellement [en 1900] le comptoir français du Tonkin est une des plus fortes maisons de la place tonkinoise. Elle continue, sous la nouvelle direction, à augmenter son essor commercial, tant au point de vue de l’importation que de l’exportation. La maison s’occupe encore de commission, et offre aux acheteurs un intermédiaire assuré et sérieux pour toutes les transactions. Les magasins du comptoir français sont installés rue Paul Bert, dans la rue la plus importante du quartier européen. Leur étendue permet à cet établissement d’avoir toujours un stock de marchandises suffisant pour faire face à toutes les commandes.» (12)


Des itinéraires personnels spécifiques ?

Au-delà de ces quelques membres siégeant dans les instances commerciales par procuration, chacun offre un itinéraire particulier. A ce titre, on peut distinguer deux catégories : ceux représentatifs surtout des espoirs et des ambitions coloniales et d’autres plus consensuels. Parmi ces derniers, les deux pharmaciens du Tonkin, Julien Blanc et Edouard Brousmiche, précédemment cités. Leur position commerciale est spécifique puisqu’ils sont à la fois indépendants et bénéficiaires d’un statut protégé. Tous deux ne souffrent donc d’aucune concurrence. Pour autant, des différents personnels peuvent apparaître : ainsi Julien Blanc qui apparaît très aimé par ailleurs, est critiqué pour sa gestion de la société Philharmonique d’Hanoi. Le métier d’entrepreneurs correspond davantage à la première catégorie évoquée, incarnant les espoirs et les ambitions coloniales.

L’itinéraire de Numa Bourgoin-Meiffre a déjà été évoqué aux travers de ses activités de distillerie, de filature et de briqueterie. Celui de Charles Vézin est différent de par son métier d’entrepreneur public. Arrivé au Tonkin en 1886, en même temps que Paul Bert, il travaille surtout pour le compte de l’administration. Sa société exploite les ciments et la chaux hydraulique d’Hongay et commercialise des buses en ciment de Portland. Il est également un des quatre administrateurs du Courrier de Haiphong. En juillet 1892, alors qu’il contrôle l’avancée de travaux réalisés pour le compte du Protectorat, il est enlevé par une bande de pirates chinois contrôlée par Luu-Ky.

Prisonniers pendant plus de quatre semaines, il est relâché au prix d’une rançon de 25 000 piastres, payée par l’administration. Cet événement fait suite à un précédent : l’enlèvement des frères roque qui s’était terminé par la remise d’une rançon de 50 000 piastres. Dans un courrier que Vézin parvient à faire passer à un de ses proches le 3 juillet 1892, il écrit : «Mon cher M. Luya, j’ai reçu votre envoi, merci, je mourais de soif et de faim – ne pouvant avaler du riz. Prière de m’envoyer deux pantalons et paletots, chaussettes, et encore pain et vin. Je viens d’avoir une entrevue avec Luu-ky qui me croit fort riche et se montre exigeant ; j’ai de la peine à lui démontrer le contraire…» (13)

Au-delà des controverses (14) au sujet de la complicité de l’ensemble des congrégations chinoises installées au Tonkin,  c’est bien le statut de Charles Vézin qui a motivé son enlèvement. Déjà celui des frères Roque portait sur de riches armateurs. Ici, avec Vézin, Luu-ky frappe un grand coup : un entrepreneur aisé, proche de l’administration du protectorat. Si dans un premier temps Charles Vézin envisage de se retirer de ses affaires pour un retour définitif en métropole, il se ravise et reprend ses activités. Il s’impose dans des marchés importants dont le plus emblématique est la sous-traitance d’une adjudication réalisée entre l’administration et l’entreprise parisienne Soupe et Raveau concernant la réalisation d’une ligne de chemin de fer de Phu Lang Thuong  à Lang Son (15). L’adjudication est conclue par contrat en date du 17 février 1893 et la sous-traitance est acceptée officiellement le 29 avril 1895. Suite à une réclamation concernant le renseignement de ces travaux, Vézin perçoit, le 27 mars 1898, la somme de 160 000 piastres (16) et abandonne tout autre recours juridique possible en contentieux. Ces délais de paiement nécessite des finances saines et solides, mais les marchés s’avèrent rémunérateurs et l’entreprise Vézin et Cie est l’un des plus importantes du Tonkin.

La Chambre de Commerce d’Hanoi se distingue de celle d’Haiphong par la présence de membres d’une même famille, celle des  Schneider et celle des Guillaume. Les Schneider sont deux frères. L’aîné, Ernest Hippolyte est libraire et papetier, établi à Hanoi au 52 rue Paul Bert. En avril 1891, il ouvre une succursale (17) à Haiphong, gérée par un de ses employés : Georges Faucon. Quant à son frère, François Henri (souvent désigné par les initiales FHS), il débute sa carrière au Tonkin comme chef d’atelier de l’imprimerie du gouvernement général en 1883. Progressivement, il s’ouvre à une clientèle privée, d’abord pour l’impression de cartes de visite. Il reprend les locaux de l’imprimerie Crettier, installée rue des Brodeurs à Hanoi, en novembre 1885, et bénéficie de la reprise de l’ancienne imprimerie gouvernementale, la première établie au Tonkin, dans des conditions avantageuses.

En 1889, il fonde une nouvelle société (18) de typographie, lithographie, reliure et gravure, à Hanoi, rue du Coton. Il se distingue par la qualité de ses travaux. Ainsi en 1890, il est félicité pour l’impression d’un plan de la ville d’Hanoi, échelle 1/10 000ème, avec le commentaire du Courrier de Haiphong : «On ne ferait pas mieux en France chez le premier cartographe» (19). Sa société est prospère, surtout du fait de ses relations avec l’administration. Il est chargé de l’impression des imprimés officiels en 1890. Mais la concurrence est rude et le marché de 1891 est soumis à adjudication à laquelle participent deux autres imprimeurs : Chesnay d’Hanoi et Crébessac d’Haiphong. Une polémique s’engage avec ce dernier qui ne paie qu’une patente de libraire et non d’imprimeurs, mais qui a soumissionné à un tarif préférentiel sur Schneider. C’est pourtant ce dernier qui est retenu par l’administration. Crébessac ne manque pas de protester auprès de la chambre de Commerce d’Haiphong laquelle se positionne en sa faveur en émettant le vœu unanime : «que lorsque l’administration juge à propos de recourir à une adjudication pour fourniture quelconque, les offres les plus avantageuses soient définitivement acceptés lorsque les conditions exigées par le cahier des charges ont été rigoureusement remplies.» (20)

Par contre la Chambre de Commerce d’Hanoi refuse de s’impliquer dans le débat : «tout en désirant donner satisfaction aux vœux légitimes pouvant se produire parmi les commerçants dont elle s’efforcera toujours de soutenir les intérêts, la chambre déclare, en l’espèce, ne pouvoir se faire juge du bien ou du mal fondé de l’irrégularité invoquée par le gouverneur général, dont elle ignore absolument les motifs et passe à l’ordre du jour.» (21) D’ailleurs si Crébessac et FH Schneider siègent tous deux à la chambre de Commerce d’Hanoi, ce sont sur des années différentes : cinq années de participation pour le dernier : 1888, 1891, début 1892, 1893 et 1894 ; contre huit années pour le second qui lui succède : fin 1892, de 1895 à 1897, et de 1899 à 1902.

La saga Guillaume semble débuter en 1886 par l’exploitation de carrières de pierres calcaires à Keso (22). La concession définitive de cette propriété leur est attribuée en 1888. Dix ans plus tard, ils en deviennent propriétaires. Son exploitation leur permet de fournir des moellons, des pierres de taille pour construction et des pierres cassées destinées aux travaux de la ville de Hanoi ou à l’empierrement des routes. Les Guillaume y installent également des ateliers de marbrerie et de pierre de taille. La fratrie est composée d’Henri, Jules et Charles ; le premier décède en 1888 (23).

«Dans ces ateliers, une scierie à vapeur débite le marbre en plaques d’épaisseurs diverses, pour tables, cheminées, carrelages… Deux sortes de marbres sont utilisées par messieurs Guillaume : le marbre noir et le marbre blanc et rouge. Le premier provient des carrières que ces messieurs possèdent à Ninh Binh. Le deuxième est extrait des carrières de Thanh Hoa. Leur qualité est excellente. Les carrières de Ninh Binh fournissent aussi des pierres de taille qui sont également débitées dans les ateliers de Keso. Pour assurer le transport des matériaux, à leur extraction des carrières de Ninh Binh et de Thanh Hoa, (ils) ont organisé un service de jonques qui fonctionne avec régularité sur les cours d’eau qui relient Keso, Hanoi, Ninh Binh et Thanh Hoa. 75 jonques, de 40 à 70 tonnes, font le service de Keso à Hanoi, et 20 autres jonques assurent le transport de Ninh Binh et de Thanh Hoa à Hanoi.» (24)

Le tout est géré par une société en nom collectif, sous la raison Guillaume frères, fondée le 28 décembre 1891 par Charles et Jules, avec un capital très restreint de vingt piastres (25). Il s’agit d’une «entreprise de travaux de constructions de bâtiments et autres». Jules est plus spécialement chargé de la trésorerie. Tous deux constituent une seconde société (26) en association avec Joseph Borel, agriculteur à Keso, pour une exploitation de caféiers. La société commencera à partir du 1er janvier 1892. Les Guillaume fournissant les terrains appelés Vallée de la Cressonnière qu’ils ont acquis en 1888, dont ils sont propriétaires situés à Keso et les plants de caféiers ainsi que tous les autres terrains qu’ils pourront acquérir à Keso durant la durée de la société. Ils ont choisi Joseph Borel pour ses compétences : c’est lui qui est chargé de la direction du travail de la surveillance et de la conduite de toutes les personnes attachées à l’exploitation et généralement de tout ce qui a rapport aux travaux de culture, alors que Jules Guillaume gère la partie administrative dont les achats, les ventes et la correspondance.

En 1898, la plantation est un exemple de réussite pour les deux familles, Joseph Borel étant secondé par ses frères. Elle exploite alors près de 330 000 caféiers (27). Les éloges ne s’arrêtent pas là puisqu’ils « n’ont pas borné là leurs efforts. Ils ont encore adjoint à la plantation une ferme importante qui comprend 250 vaches et 500 chèvres qui, non seulement fournissent des fromages et des beurres vendus à Hanoi, mais donnent, en outre, le fumier nécessaire à la plantation. Deux taureaux français sont attachés à cette belle ferme, et leur croisement avec les vaches du pays fournit un bétail très apprécié.» Leur participation à la chambre de Commerce d’Hanoi est difficile à appréhender. Contrairement au cas des Schneider, l’étude prosopographique s’avère plus délicate dans le cas des Guillaume. Les documents de la chambre de Commerce font état des «frères Guillaume», de «Guillaume père», de «Guillaume fils», de « Guillaume aîné» ou de «Guillaume». Trop rarement les prénoms sont mentionnés pour se repérer facilement dans cette fratrie pourtant incontournable d’Hanoi. Sur l’ensemble de la période, les Guillaume siègent treize années, avec des absences uniquement en 1886, 1888, 1889 et 1901. L’hypothèse la plus vraisemblable est qu’ils se succèdent : Henri en 1888, puis Jules jusqu’en 1900, puis Charles.

Pour compléter cette étude prosopographique des membres des chambres de Commerce, il convient d’en présenter quatre membres qui offrent la particularité d’avoir siéger sur l’ensemble de la période.


Des candidats inamovibles

Quatre membres se dégagent ici : pour Hanoi, Debeaux et Sébastien Godard  avec respectivement treize et quinze participations ; et pour Haiphong, Félix Charrière et Raoul Linossier avec chacun onze participations. Cette longévité remarquable se double d’un poste à responsabilité au sein des instances commerciales, pour trois d’entre eux : Debeaux occupe le poste de secrétaire et de vice-président , Godard est président  ou vice-président, chacun pendant cinq années. Quant à Linossier, il est secrétaire de la chambre d’Haiphong durant sept années.

D’où la question de la spécificité de ces membres que l’on peut établir sur leur âge ou leur expérience, leur connaissance et leur pratique commerciale précédente d’une place asiatique, et enfin leur participation dans diverses association ou aux conseils municipaux.
Le cas Debeaux est révélateur puisque comme les Guillaume et les Schneider il s’agit d’une fratrie. Honoré et Raoul siègent tous deux, de façon successive à la chambre de commerce d’Hanoi. Ils fondent les Magasins généraux Debeaux frères en 1885 (28).

Par contre, ils offrent deux particularités : être plus jeunes que leurs confrères : Honoré est sans doute né en 1861 seulement (29) et Raoul en 1858 (30) ; avoir commencé dans le ravitaillement des troupes et avoir réussi leur reconversion après le départ des troupes. Ainsi, ils se lancent dans l’exportation de quelques produits du Tonkin comme les peaux de buffles, la soie ou les essences des bois de benjoin. Preuve de leur réussite, l’Union de France, compagnie d’assurance métropolitaine, leur confie la direction d’une succursale. «Les magasins sont installés à Hanoi, rue Paul Bert, et la clientèle y trouve un choix magnifique de toutes sortes d’articles. (…) Tous les articles sont représentés dans ces magasins généraux. Les objets les plus divers y sont rassemblés : l’acheteur n’a que l’embarras du choix. L’orfèvrerie, la faïencerie, la porcelaine, la lingerie, les chaussures, les armes de chasse et de guerre, les costumes coloniaux, la parfumerie, l’horlogerie, l’ameublement, toutes ces diverses branches d’articles commerciaux sont débitées par la maison, et dans des conditions exceptionnelles de qualité et de garantie. Les magasins de Debeaux jouissent, du reste, d’une réputation méritée, et sont les fournisseurs très appréciés de la plupart des villes du Tonkin.» (31)

En dehors de cette maison de commerce d’Hanoi, les frères Debeaux possèdent l’Hôtel du Commerce à Haiphong (32), construit en 1887, ouvert au public le 8 janvier 1888, les premiers propriétaires étant Gandaubert et Peyre. Le 1er mai 1898, les frères Debeaux le rachètent avant de l’agrandir et de le moderniser :
«L’hôtel par lui-même se compose d’un bel établissement qui peut mettre 50 chambres à la disposition des voyageurs ; les chambres comprennent, si on le désire, des cabinets de toilette fort bien aménagés. La maison possède aussi de très confortables salles de bains et des appareils à douches. Une vaste salle à manger, des salons particuliers et une grande salle qui sert de café sont à la disposition des voyageurs. Le service est fait par des boys indigènes qui s’acquittent avec adresse de leurs différentes fonctions. Stylés à l’européenne, ils servent avec une correction parfaite et une soumission évidemment préférable à l’arrogance de certains serviteurs des grands cafés parisiens. L’éclairage, la ventilation et les sonneries sont mues par l’électricité. En un mot, l’hôtel du Commerce de Haiphong rivalise, de la façon la plus avantageuse, avec bien des hôtels de premier ordre de la Métropole.» (33)
L’ensemble est complété par un magasin général qui permet aux voyageurs de se munir de tout le nécessaire avant de s’installer ou de visiter l’intérieur du Tonkin.

   
Parmi les conseillers municipaux d’Hanoi, un des frères Debeaux siège en 1890, 1892 et 1893. Tous deux restent associé dans leur affaire de commerce, mais Raoul développe également des activités personnelles, sans doute fortement rémunératrices, d’abord comme entrepreneur de transport en 1895 et 1896. Surtout en 1899, il devient fermier des alcools en association avec un certain Danzer ; ce qui lui permet de fonder en 1901 la Société du Nord de l’Annam, qui gère la distillation et la vente d’alcool, de l’opium et du sel dans les trois provinces de Than Hoa, Vinh et Ha Tinh.
Sébastien Godard jouit d’une respectabilité sans faille. C’est certainement aussi un des négociants les plus âgés d’Hanoi (34). Précédemment négociant en Lorraine à Jouy aux Arches, puis à Hongkong  en 1885. Il correspond donc à un profil déjà signalé de commerçant expérimenté. Sa société est une importante maison de commerce : elle compte des ateliers spéciaux pour la sellerie, la cordonnerie, la ferblanterie, le mobilier. En 1903, ses ateliers sont dirigés par des contremaîtres français. Par ailleurs, Godard fait l’unanimité dans la communauté européenne. Preuve en est une lettre du résident maire d’Hanoi en réponse à une enquête de sociabilité et d’honorabilité commerciale. Il le décrit comme un des plus sérieux et des plus importants négociants de cette ville, où il jouit d’une excellente réputation sous le rapport de l’honorabilité et de la droiture dans les affaires, parmi ses collègues. «De plus ce négociant dont les affaires sont prospères, possède dans Hanoi deux immeubles que l’on peut évaluer à 100 000 francs au minimum.» 35)


Quant à Félix Charrière, 38 ans en 1894, c’est aussi un commerçant précédemment installé sur une place asiatique. Associé à un certain Berthet de Saigon, leur maison est spécialisée pour la commission, l’expédition dans l’intérieur et la consignation de divers produits, particulièrement le vin et le tabac, et pêle-mêle horlogerie, parfumerie, quincaillerie, articles de Paris, articles de ménage et de popotes, conserves alimentaires, comestibles et fromage de gruyère, armes, munitions, articles de chasseurs et de fumeurs, bonneterie, lingerie, sellerie (36). En 1894, la succursale d’Haiphong est suffisamment importante pour que Charrière engage un employé de commerce : Alphonse Poinsard (37). Cette maison est rattachée à Bertrand et Charrière de Besançon (38). Il est également membre du conseil municipal d’Haiphong de 1892 en 1894, et à nouveau en 1899, et membre  des Prévoyants de l’avenir en 1891 et président  de la même association en 1894 (39). 

Enfin, Raoul Linossier est d’abord attaché à une grande maison de commerce de Saigon, E. Baud et Cie. D’employé de commerce à Saigon, il devient gérant administrateur des succursales d’Hanoi et d’Haiphong (40) en avril 1889. Il est également membre de diverses associations : il est ainsi commissaire de la Société des Courses en 1893 et 1899, trésorier des Prévoyants de l’avenir en 1893 et 1894, jusqu’au poste enviable de membre du conseil municipal d’Haiphong de 1895 à 1899, sans interruption. En 1899, il s’associe à Jean-Baptiste Ricardoni, pour le commerce de quincaillerie avec deux succursales : Hanoi et Haiphong. Le 5 avril 1894, ils achètent à Noël Reynaud négociant à Haiphong un terrain de 1750 m², borné par le boulevard de la République, au prix de 10 000 francs (41). Leur entreprise reste pour autant liée à Baud et Cie par des échanges de procuration par exemple.

En conclusion, il apparaît bien des traits spécifiques aux membres des chambres de Commerce du Tonkin : expérience, pratique commerciale de l’Asie, assise financière de leur société, investissement personnel dans plusieurs structures. Pour certains, on peut rajouter l’appartenance à une famille reconnue, une certaine proximité avec l’administration (adjudicataires divers, exécutant dans le cadre de contrat ou membre des conseils municipaux) ou encore la reconnaissance unanime des places d’Hanoi et d’Haiphong, soit par une forme d’honorabilité, soit par une absence de concurrence marquée. Dans ces deux cas, l’entrepreneur ou le négociant se trouve placé en dehors de confrontations trop fortes. L’appartenance aux structures consulaires valide bien un statut social enviable des plus enviables. Par ailleurs, les années Doumer n’apportent aucune modification sensible de la composition consulaire, tout au plus un renouvellement générationnel.

Claire Villemagne-Renard
le blog "Pionniers du Tonkin"

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4 janvier 2008

"Italiani, brava gente ?" (Gilbert Meynier)

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L’histoire de l’Italie

entre national et colonial

à propos d’un grand livre : Italiani, brava gente ? de Angelo Del Boca

Gilbert MEYNIER


bocaLe récent livre d’Angelo Del Boca se présente comme une synthèse de tous les travaux antérieurs du premier historien de la colonisation italienne à avoir fait œuvre critique – et dégagée des emprises du nationalisme et/ou du fascisme. Il est aussi le point d’orgue de son long combat pour l’histoire contre les personnalités et les forces politiques qui avaient intérêt à l’entraver. Mais Del Boca ne s’en tient pas à l’histoire de l’Italie outre-mer : en corrélation avec l’aventure coloniale italienne, il traite aussi d’aspects, quasiment ignorés en France, du Risorgimento et de l’histoire de l’unité, mais aussi de la première guerre mondiale des Italiens, et du fascisme – ce dernier, dans ses avatars coloniaux, mais pas seulement, plongeait ses origines dans tout le substrat idéologique et politique antérieur du nationalisme italien - ; pour aborder ensuite la chute du fascisme, les sombres jours de la République fasciste de Salò, et quelques  épisodes mouvementés du régime républicain, dont celui des «années de plomb» est le plus connu ; aboutir enfin à la synthèse de bien des paramètres antérieurs sous le signe de la berlusconienne triomphante loi du marché.


pas de manichéisme

Au vrai, l’itinéraire de Del Boca, même si l’essentiel de son œuvre traite de la colonisation et du colonialisme italien, ne se limite pas à l’histoire. Né en 1925 à Novara, fils d’une famille d’hôteliers du Val d’Ossola, dans le Nord du Piémont, il fut résistant dès l’adolescence, et jeune maquisard, notamment dans la région de Plaisance, avant de devenir journaliste. Il fut notamment chroniqueur à la Gazzetta del Popolo, et grand reporter en Algérie, puis en Afrique et au Moyen-Orient. Il interviewa Mitterrand lors de son voyage en Algérie au lendemain du 1er novembre 1954. Envoyé spécial, il fut le premier journaliste à parcourir l’Aurès de part en part à la fin de l’année. Son témoignage, superbement traduit par Georges Arnaud, parut sous le titre «Un envoyé spécial dans l’Aurès», dans Les Temps Modernes un an plus tard. Il fut l’un des premiers à avoir été publié sur la «sale guerre» de 1954-1962.

Ce n’est qu’ultérieurement que, dans la voie tracée par son métier de journaliste – il fut rédacteur en chef du Giorno de 1968 à 1981 -, il devint historien à plein temps, et professeur à la faculté des Sciences politiques de Turin. Il fut pendant deux décennies président de l’Institut historique de la Résistance et de l’époque contemporaine de Plaisance, et directeur de la revue Studi Piacentini, avant de fonder en 2005 I Sentieri della ricerca, rivista di storia contemporanea, où travaille une équipe d’historiens, italiens et étrangers.

On doit à Del Boca des dizaines de volumes, parmi lesquels émergent notamment Gli Italiani in Africa orientale (4 vol., 1976-1984), Gli Italiani in italianiInAfricaOrientaleLibia (2 vol., 1986-1988), Le Guerre coloniale del fascismo (1991), plus récemment un livre de souvenirs, Un testimonio scomodo (2000), mais sans oublier le plus petit, mais fameux I Gas di Mussoloni (1996), dans lequel il prouva, documents incontestables à l’appui, que la guerre de conquête de l’Éthiopie du fascisme avait été conduite dans la sauvagerie, notamment par le recours aux bombardements aériens systématiques aux gaz asphyxiants. Ce livre provoqua contre lui la levée de boucliers de tous les bien-pensants qui persistent à voir dans les Italiens rien d’autre que de braves gens, sensibles, pacifiques, humains, civilisés, et irrémédiablement vaccinés contre le racisme. On le verra, la réalité fut quelque peu différente.

Cela même si Del Boca ne verse jamais dans le manichéisme, même si l’Italie peut en effet s’honorer, aussi, d’avoir eu tels de ses fils pour9788873058816g dénoncer et combattre les ignominies perpétrées en son nom : tels militants politiques, bien sûr - Turati et Gramsci, pour ne citer qu’eux -, mais aussi tous ces officiers indignés par la sale besogne qui leur était prescrite, qui combattirent le système de violence où ils se mouvaient et témoignèrent pour l’enrayer. Le livre se termine sur une note d’espoir qui salue le professionnalisme de paix des soldats italiens envoyés en mission par l’ONU – jusque dans ces Balkans même, cadre de tant de tristes exploits de leurs devanciers fascistes ; et qui rend hommage à l’abnégation de ces corps de volontaires italiens, dont l’engagement et les actions humanitaires (ambulances, aide aux démunis, aux malades et aux handicapés, rattrapage scolaire, soutien aux immigrés…) forment l’heureux contre-pied des brutales vulgarités du système édifié sous l’impulsion du Cavaliere.

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une histoire digne de ce nom de la colonisation

et du colonialisme italiens

La véritable histoire de l’entreprise coloniale italienne à laquelle s’est attelé depuis plus de trois décennies Del Boca contraste avec celle encore largement produite dans la deuxième moitié du XXe siècle, émanant d’historiens pour la plupart nationalistes/colonialistes, quand ils n’étaient pas de sympathies et d’ancrage originels fascistes. De ce point de vue, c’est avec un décalage de presque deux générations par rapport aux œuvres pionnières d’un Charles-André Julien en France, par exemple, que s’écrit maintenant une histoire digne de ce nom de la colonisation et du colonialisme italiens. Et, dans le chemin tracé par Del Boca, il y a toute une pléiade d’historiens plus jeunes, comme Giorgio Rochat ou Nicola Labanca.

Soit par exemple, après le débarquement en baie d’Assab en 1870 et l’installation en Somalie, la conquête de l’Érythrée intérieure, entreprise suite au débarquement de Massaoua en 1885, au moment du scramble for Africa. Y fut conduite une guerre coloniale typée, avec ses considérations normatives sur les races inférieures, avec ses massacres de masse, sa justice expéditive et ses exécutions sommaires que ne contribua pas peu à réfréner le massacre d’une colonne italienne à Dogali, début 1887. Sur ce territoire de 200 000 habitants, furent ouverts pas moins de sept pénitenciers de tentes et de paillotes. Le plus grand, celui de Nocra, sur les îles Dahalak, enfermait dès 1882 un millier de détenus. Dans cet «enfer de Nocra», les prisonniers mouraient d’insolation, de soif, de faim.

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Par ailleurs, une convention italo-britannique avait été signée pour venir à bout de la traite des esclaves. En fait, rien ne fut entrepris contre l’esclavage, s’il n’y en eut pas, même, un certain renforcement, couvert par une bonne conscience civilisatrice. Pour un témoin, l’explorateur Robecchi, il était avéré que les Italiens entretenaient, au moins, l’esclavage, quand ils ne le développaient pas. Et pourtant, on apprit longtemps dans les écoles italiennes que les Italiens s’étaient chargés du devoir sacré d’extirper l’esclavage. Et l’Érythrée servit de cadre majeur à la construction nationale du mythe de l’«Italiano buono», dont, in situ, le capitaine-explorateur Vittorio Bottego fut l’antithèse et le désaveu. Massacreur et dévastateur sans vergogne, il fut longtemps révéré en Italie à l’égal d’un héros.

Soit aussi un cas plus ponctuel : celui de l’intervention italienne, aux côtés d’autres contingents européens, en Chine, contre les Boxers (que les Chinois dénomment «la guerre des poings de justice»). Dans les zones qui leur furent attribuées, les redresseurs de tort italiens firent régner un ordre musclé. Ils firent la chasse aux Chinois, ils massacrèrent sans compter, ils incendièrent et pillèrent des villages – l’incendie du village de Tu Liu est resté longtemps dans les mémoires ; cela contre l’idéologie nationale italienne qui répandait le mythe selon lequel, en Chine, les Italiens n’avaient pas participé aux massacres. Pour Del Boca, «la seule différence avec les soldats des autres contingents était que ces derniers n’avaient pas le problème d’apparaître comme de braves gens» (brava gente).


la mythologie expansionniste du Quatrième rivage

On sait que la politique d’expansion en Afrique connut un coup d’arrêt après la défaite militaire d’Adoua en 1896, devant l’armée éthiopienne, et qu’elle mit fin au long ministère du Sicilien, nationaliste de gauche et impérialiste, Francesco Crispi. Mais les prurits de conquête n’en démangèrent que mieux les nationalistes. Toute une mythologie expansionniste se mit à célébrer la Quarta sponda (le quatrième rivage : celui des Syrtes, après les trois autres : l’adriatique, l’ionien, le thyrénien), de Enrico Corradini à Giuseppe Bevione,14g et l’ora di Tripoli (l’heure de Tripoli) qui dessinait un nouvel eldorado libyen. D’Annunzio [ci-contre] composa les Canzoni della gesta d’oltremare (Chansons de la geste d’Outre-mer). Tout un courant poussa à se hausser au niveau des grands Européens qui avaient injustement méprisé l’Italie : ce fut La Grande proletaria si è mossa (la grande prolétaire s’est mise en mouvement), de Giovanni Pascoli. Des fractions du mouvement ouvrier se convertirent à un impérialisme colonial qui permettrait de caser des prolétaires italiens sur des terres vierges.

Pourtant, le président du conseil de 1911, le Piémontais Giovanni Giolitti, était a priori l’un des moins disposé à se lancer dans des aventures coloniales. Il y exhorta, pourtant, avec des accents dignes d’un Corradini. C’est que, pour Giolitti, la conquête de la Tripolitaine constituait un dérivatif pour des problèmes bien internes, et pour des ambitions européennes frustrées – celle de l’irrédentisme et celle des Balkans. Et, de Tripoli, le consul Carlo Galli n’assurait-il pas que, pour se libérer de l’oppression turque, les Libyens accueilleraient avec joie les Italiens ?


Libyens déportés

En fait, dès l’arrivée des conquérants, la révolte flamba. Dans l’oasis de Charat Chat, le 23 octobre 1911, elle fit 500 morts italiens. En représailles de quoi, selon les sources, de 1 000 à 4 000 Libyens furent tués. S’installa partout dès lors la loi des exécutions sommaires et des massacres, la règle des déportations, et à Tripoli, le spectacle du gibet de la place du Pain. Avant la fin de l’année 1911, il y eut 4 000 déportations, entre autres aux îles Tremiti, en mer Adriatique. Près de 20% des déportés moururent dans les trois mois primopiano_filippo_turatisuivant leur internement dans les camps de concentration. Sur environ 600 déportés aux îles Tremiti, 198 – soit le tiers - mourut dans les huit mois, parmi lesquels nombre de femmes et d’enfants. Partout résonnèrent dans la gent nationaliste italienne des éloges de la force de tonalité pré-fasciste. Alors que s’amorçait contre le grand Sanûsiyy la conquête de la Cyrénaïque, Filippo Turati [ci-contre], dans un discours célèbre, dénonça à la Chambre l’horreur des exécutions sommaires : «Je me demande si nous sommes en Italie et si le Gouvernement sait qu’un certain Cesare Beccaria est né en Italie».

La conquête n’était pour l’heure pas pourtant destinée à progresser : le 28 novembre 1914, ce fut le coup de main des insurgés qui détruisit la garnison italienne de Gara Sebha. Ce fut le début de ce que l’histoire coloniale classique a dénommé «la grande révolte arabe». Malgré des combats sanglants, où les pertes italiennes furent, entre les morts et les prisonniers, de près de 5 000 hommes, malgré une répression sanguinaire qui fit sans doute davantage encore de victimes, en quelques mois, les Italiens finirent par ne plus tenir que Tripoli et quelques places. Pour arriver à bout de l’occupation intégrale de la Quarta Sponda, «il faudra, en 17 ans, l’anéantissement au combat et dans les camps de concentration d’un huitième de la population libyenne». De fait, la résistance libyenne dura jusqu’en 1932. Mais, dès 1915, le lieutenant-colonel Gherardo Pàntano écrivait : «Nous nous vengeons sur les Arabes de nos erreurs, de nos retraites, des échecs subis ici et là […], nous nous soulageons des humiliations subies en humiliant les faibles, les sans armes». Déjà, Pàntano avait saisi l’un des ressorts les plus déterminants de la violence coloniale : la projection sur des tiers innocents de ses propres violences et de ses propres traumatismes.

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Sur un plan personnel, celui du pouvoir contrarié, n’est-ce pas là l’origine de la violence que déchaîna le gouverneur De Vecchi contre les foyers rebelles du nord de la Somalie ? Mussolini, alors porte-parole des anciens combattants et inspirateur des arditi, avait pour proche dans le sérail fasciste originel, Cesare Maria De Vecchi, un des quadrumviri de la Marche sur Rome. Disgracié, relégué comme petit  proconsul en Somalie, il se vengea sur les Somaliens dans la brutalité et dans le sang. Pour répondre, en 1926, à la révolte conduite par le chef Mohammed Nour, il procéda à la mobilisation répressive des colons italiens en troupes de choc fascistes, dont une des réalisations fut l’exécution d’un véritable carnage dans la mosquée d’El Haji, un des chefs d’œuvre de la férocité coloniale. Avec, pour avenir pour les populations, les camps et le travail forcé (le «schiavismo bianco» ; l’esclavagisme blanc) et l’enchaînement des famines provoquées. Après son départ de Somalie en 1928, il y resta célèbre sous le nom de «boucher des Somaliens». En 1932, dans un pays qui comptait à peine un million d’habitants, 60 000 supplémentaires périrent, victimes d’une famine délibérément organisée.

La Somalie eut De Vecchi, la Libye eut Volpi, Badoglio et surtout Graziani. Del Boca a intitulé le chapitre Graziani_Rodolfotraitant de la reconquête fasciste de la Libye : «Solouch comme Auschwitz», même si ce qu’il décrit ressemblerait plutôt à Buchenwald ou Mautauhausen. Rodolfo Graziani, vrai officier fasciste, qui fut gouverneur général de Cyrénaïque, avait commencé sa carrière libyenne comme bras droit militaire du comte Volpi, gouverneur de Tripolitaine. Détenteur d’une pseudo immense culture dont il se prévalait, celui qui s’autoproclamait le «moderne Scipion l’Africain» procéda dans les années vingt à la reconquête de la Tripolitaine, du jabal Nefusa, de Tarhuna, en passant par le Garian, bien qu’il fût, à Tagrift, début 1928, à deux doigts d’être encerclé et défait par les insurgés. La révolte de la Tripolitaine ayant flambé en 1929, il fut chargé d’en venir à bout. Il y parvint en un an, avec des moyens relativement importants, à coups de bombardements massifs, de massacres impitoyables, suivis d’exodes de populations. La reconquête du Fezzan fut entreprise. Sa capitale, Murzuk, tomba début 1931 avant que la région ne soit écrasée sous un déluge de bombes.

L’ancien chef d’état-major Pietro Badoglio avait été nommé gouverneur de Libye en 1928 – il y resta jusqu’en 1933. Ce fut sous ses ordres que Graziani, gouverneur de Cyrénaïque, fut chargé de sa conquête. Il y trouva comme adversaire la haute figure d’Omar al-Mukhtar qui, malgré son grand âge, fut l’âme de la résistance – ce qui n’empêche pas Graziani, dans ses mémoires de dévaloriser ce grand résistant en vieux fanatique. Sous ses directives, furent organisés des regroupements de population – un avant-goût de la guerre de reconquête coloniale française en Algérie cinq lustres plus tard - et des déportations massives.


à nouveau des déportations

Badoglio avait donné ordre de déporter 100 000 personnes – et de fait, près de 100 000 furent déportées, soit la moitié de la population  de la Cyrénaïque : une statistique apprend que, en 1931, il y avait 78 313 détenus dans sept camps de concentration et 12 448 dans quelques camps mineurs, soit 90 716. Il y eut en quatre ans diminution de 30% de la population de la Cyrénaïque, cela à coups de bombardements et de fusillades massives de la population civile – les ordres étaient de ne pas faire de prisonniers -, de déportation dans d’énormes camps où la mortalité fut au total de 40%. Autre réalisation laissant présager les méthodes françaises en Algérie à partir de 1957, l’électricité en moins : l’édification d’un barrage grillagé de 270 km de long le long de la frontière orientale de la Lbye.

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Omar al-Mukhtar fut finalement capturé en septembre 1931. Après un interrogatoire conduit par Graziani en personne, le 16 septembre, il fut pendu publiquement devant une foule amassée de 20 000 personnes. Le film Le lion du désert, qui retrace l’action du résistant libyen, du cinéaste syro-américain Mustapha Akkad, sortit sur les écrans en 1979. Il fut interdit en Italie – tout comme La bataille d’Alger de Pontecorvo l’avait été auparavant en France. Aujourd’hui encore, la projection du Lion du désert n’est tolérée, presque clandestinement, que dans quelques ciné-clubs confidentiels.


500 000 soldats italiens en Ethiopie

Restait, obsessionnelle pour le fascisme, une revanche à prendre : en Éthiopie, celle d’Adoua. Mussolini accomplit de fait la vengeance en ne lésinant par sur les moyens humains (il y eut jusqu’à 500 000 soldats italiens en Ethiopie, sous le commandement, notamment, de Badoglio) et matériels, notamment en procédant aux bombardement aériens systématiques aux gaz asphyxiants qui faisaient tomber «una pioggia di iprite» (une pluie d’ypérite).

À la conquête, Mussolini renonça provisoirement dans les années vingt, le temps de reconquérir la Libye, et en ayant recours à des expédients trompeurs comme le traité d’amitié de 1928 avec le Négus. On sait que ce fut l’incident frontalier, préfabriqué par les services italiens, de Oual Oual, fin 1934, qui servit de prétexte à l’invasion de l’Éthiopie en octobre 1935. Au ressentiment remâché contre un partage du gâteaubenito_mussolini colonial qui avait exclu l’Italie, s’ajoutait le culte de la force armée si pesant chez les fascistes : il fallait une vraie guerre, capable d’éprouver «l’Italien nouveau» - thème récurrent de l’imaginaire fasciste.

Parmi les quatre témoins ayant laissé des mémoires de leur expérience éthiopienne cités par Del Boca, il y eut un fils de Mussolini, Vittorio (son frère Bruno y était aussi soldat, ainsi que le propre gendre Galeazzo Ciano, «le comte Ciano»), Alessandro Pavolini, le hiérarque toscan fasciste obsédé par «la chasse à l’Abyssin», Giuseppe Bottai, d’une tout autre ampleur de vue celui-là, enfin le futur prince du journalisme italien de la deuxième moitié du XXe siècle, Indro Montanelli, qui fut rédacteur au Corriere della Sera et fut le fondateur du Giornale. Tous ont en commun, dans leurs textes respectifs, d’exalter la guerre et de mépriser l’adversaire, tout comme le faisaient trois quarts de siècles plus tôt, à l’endroit des Napolitains, et des Méridionaux en général, les officiers piémontais partis à la conquête du royaume de Naples. Tous taisent les destructions massives, les exodes de populations, les massacres et les exterminations au moyen de milliers de bombes à gaz C 500 T, conçues pour exploser à 250 mètres du sol afin d’y précipiter l’ypérite.


les gaz de Mussolini

Par ailleurs, dans l’armée italienne, figuraient des Libyens, musulmans qui projetèrent leur vengeance sur des victimes que les Italiens leur avaient à l’envi présentées comme des chrétiens responsables du malheur de leur peuple. En mai 1936, succéda à Badoglio, Graziani, nommé vice-roi d’Éthiopie. L’ampleur des massacres commis par les Libyens était telle que, pour la freiner quelque peu, Graziani offrit une prime de 1 000 lires pour chaque patriote éthiopien ramené vivant prisonnier.

9788835958598gL’Éthiopie était une affaire que le duce avait personnellement prise en mains, et c’est lui en personne qui avait donné l’ordre cruel des bombardements chimiques. Dans les écrits des quatre témoins fascistes cités ci-dessus, on l’a dit, silence sur les gaz. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, couronné de son aura de grand journaliste, Indro Montanelli conduisit le chœur des négationnistes italiens, dressés, dans une âpre polémique, contre les assertions de son confrère journaliste et adversaire Angelo Del Boca. Ce n’est qu’en 1996 – année de la parution de I gas di Mussolini - que, acculé par l’avalanche des preuves fournies, Montanelli dut finalement reconnaître publiquement, 60 ans après les faits : Les documents me donnent tort».

Pressé d’en finir, Mussolini ordonna à Graziani : «Tous les rebelles faits prisonniers doivent être passés par les arme» ; et, «pour en finir avec les rebelles, comme dans le cas d’Ancober, utiliser les gaz». Des milliers de villages éthiopiens furent rasés par le feu, les résistants exterminés, les chefs éthiopiens systématiquement fusillés, avec pour ordre précis de tuer tout spécialement l’élite des jeunes, en particulier celle des diplômés issus d’écoles et d’universités françaises. À ce prix, en mars 1937, l’empire éthiopien était entièrement occupé. Mais la résistance éthiopienne ne désarma pas. Le 19 février, à Addis Abeba, un attentat fut organisé contre Graziani, qui fit sept morts et 50 blessés, mais d’où le «vice-roi» échappa. Fut notamment mis en cause Semeon Adefres, qui appartenait à cette élite éthiopienne particulièrement visée. Arrêté, il fut torturé à mort. Son corps repose aujourd’hui dans l’église Saint Pierre et Paul d’Addis Abeba. Du 19 au 21 février, en trois jours donc, Addis Abeba fut la proie d’une répression sauvage, à coups de massacres aveugles, d’exécutions sommaires et d’incendies de quartiers entiers arrosés d’essence. L’église Saint Georges fut incendiée. Bilan selon les sources : d’un minimum de 1 400 morts à un maximum de 30 000.

Les déportations et les exécutions sommaires furent massives. Du 19 février au 3 août, Graziani lui-même comptabilisa en Éthiopie 1918 exécutions sommaires, soit plus de dix par jour. Mais, de février à mai seulement, au témoignage du colonel des carabiniers Azolino Hazon, il y en aurait eu 2 509, soit près de 25 par jour, de gens généralement arrêtés sans aucune preuve, au gré des rafles et des ratissages. Une cible particulièrement visée fut le clergé christiano-copte. La vaste cité conventuelle de Debrà Libanòs fut soupçonnée d’avoir partie liée avec les insurgés. Ordre fut donné d’en exterminer les occupants. Officiellement, il y eut 320 moines et 442 fidèles fusillés ; mais le total s’éleva plus vraisemblablement de 1 400 à 2 000 victimes. En août 1937, une grande révolte se déclara dans le Lasta, organisée par un ancien gouverneur du Négus, Hailù Chebeddè. Elle fut réprimée impitoyablement. Hailù Chebeddè fut décapité et sa tête exposée sur la place des marchés de Socotà, puis de Quoram.

Graziani fut alors remplacé par Amédée de Savoie, duc d’Aoste, qui était, il est vrai, un personnage d’une autre épaisseur ; Graziani, dont l’historien peut faire sans hésitation, avec De Vecchi et Badoglio, le digne équivalent des Bugeaud, Saint Arnaud et Pélissier de la conquête de l’Algérie. Ce qui n’empêche pas, aujourd’hui encore, qu’il reste vénéré à l’égal d’un saint dans son village natal de Filettino, dans le Latium.

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couverture de cahier d'école dans l'Italie des années 1930


traumatismes

Quand on mesure, à la lecture de Del Boca, tous les traumatismes subis, tant par la Libye que par l’Éthiopie ou l’Érythrée et la Somalie, on comprendra mieux combien la sédimentation des violences subies a pu déboucher sur des régimes nationalistes et révolutionnaires impitoyables tels que ceux de Kadhafi ou de Mengistu, et tracer la voie aux horreurs erratiques de la Somalie des années 1990. La dénonciation des atrocités italiennes fut énoncée à plusieurs reprises par le colonel Kadhafi, comme dans ce discours du 7 octobre 1975 célébrant l’expulsion des Italiens, et où il rappela les massacres commis par les envahisseurs dans le village d’Al Agheïla : «Ce que l’Italie a commis dans la localité d’Al Aghjeïla représente aujourd’hui une leçon historique pour l’humanité et un exemple tragique d’agression, de brutalité et de barbarie. Cela reflète l’arrogance des forts quand ils agressent les peuples pauvres et faibles». Et Del Boca de commenter : «Muammar Kadhafi n’exagérait pas».

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guerre dans le désert libyen

Les Balkans furent la dernière région à avoir eu affaire aux entreprises de conquête italiennes. Y furent engagés pas moins de 650 000 hommes pendant la IIe guerre mondiale. L’enquête de Del Boca concerne cependant la seule Slovénie, plus précisément la province de Ljubljana. Les populations slaves étaient considérées par le pouvoir italien à peine un degré au-dessus des africaines. Et, dès que les révoltes se déclarèrent, la répression fut immédiate et inexorable, ainsi qu’en témoignent les rapports présentés à la commission des crimes de guerre de l’ONU à Londres, et, récemment, le travail impartial d’une commission de 14 historiens italiens et slovènes sur la période noire allant de l’automne 1943 à l’été 1945.

Il en ressort que, dès le début, fut entamée la purification  ethnique de plusieurs dizaines de milliers de Slovènes, à coup d’exécutions massives d’otages et de prisonniers. Systématiques furent les pillages et l’incendie de milliers de maisons, sans pitié la traque des maquis et les ratissages. Sur un simple soupçon, des chefs de villages furent jetés une pierre au cou dans le lac Tana. Dans un premier temps, à la fin de l’ère fasciste (1940-43) fut entreprise la déportation vers des camps de concentration de 35 000 personnes, soit le dixième de la population de la province de Ljubljana. Au seul camp de Arbe (Rab, sur la côte dalmate), plus de 4 500 personnes moururent de faim. De l’automne 1943 à l’été 1945, soit la période de la république fasciste de Salò, les 14 historiens cités estiment qu’il y eut 30 000 déportés supplémentaires.

Il suffit, même, de donner la parole à tels chefs militaires : pour un Robotti, ce fut un «génocide culturel», pour Grazioti, une «purification ethnique». D’après les spécialistes de l’univers concentrationnaire fasciste, Carlo Spartaco Capogreco, chaque détenu ne disposait que de 900 à 1 000 calories par jour : c’étaient là des conditions semblables à celles de Buchenwald, voire pire encore peut-être. Le traumatisme slovène, fatalement, aboutit à l’été 1945 à un retour de bâton : les vengeances cruelles, les horreurs des massacres et des noyades furent légions. Pour autant, eut longtemps cours en Italie l’idée reçue de l’innocence des Italiens, par exemple la fable selon laquelle les Slovènes n’auraient pas été déportés dans les camps, mais qu’ils auraient été des internés à titre volontaire, bien contents de trouver un refuge pour échapper aux méchants communistes. Et encore, on ne sait pas tout : aussi bien concernant les interventions italiennes dans les Balkans qu’en Afrique, Del Boca n’a étudié qu’une partie des faits. Nombre d’autres attendent, en l’absence de documents, d’être relatés.

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les cadavres de Mussolini et Clara Petacci
pendus à Milan en avril 1945


brutalités coloniales et règlements de compte italo-italiens

Après la guerre, l’Italie républicaine ne répondit pas aux demandes de la commission des crimes de guerre de l’ONU. Le président du conseil démocrate-chrétien Alcide De Gasperi, salué en Europe comme l’incarnation d’une Italie nouvelle, et futur président de la CECA, ne fut jamais inquiété d’avoir ainsi traîné les pieds. Le chef d’état-major fasciste, Mario Roatta, garda un temps sa charge après la chute de Mussolini. Les criminels de guerre italiens furent couverts et protégés, voire blanchis à coups d’amnisties massives. L’Italie ne se résolut pas vraiment à demander des comptes aux criminels nazis de peur que cela ne se retourne contre ses propre criminels.

Mais là, on est déjà dans l’histoire italo-italienne, celle des combats fratricides qui émaillèrent l’histoire de l’Italie depuis le Risorgimento et l’unité, mais qui se déroulèrent en alternance avec les sombres épisodes coloniaux : l’historien doit remarquer que, dans ces 160 ans d’histoire, les phases de violence coloniales prirent, pour les Italiens, le relais des violences internes. Au-delà de l’alternance, il y eut corrélation : les brutalités coloniales furent en effet structurellement liés aux règlements de compte italo-italiens.

Il n’était pas besoin, au milieu du XIXe siècle, d’aller en Afrique pour trouver la misère, le mépris et l’injustice sociale, voire la léthargie et l’analphabétisme massif. Les jugements dévalorisants sur les italiens émis par des voyageurs européens – de Montesquieu à René Bazin, en passant par Arthur Young, Stendhal, et même un féru d’Italie comme Goethe, - l’indiquent. Ils sont corroborés par nombre d’observationsZibaldone critiques parallèles faites par les Italiens eux-mêmes, de Beccaria à Pisacane, en passant par des têtes du Risorgimento comme Mazzini et Gioberti, sans oublier ce qu’a écrit Leopardi dans l’œuvre majeure qu’est le Zibaldone [ci-contre]. Étaient dénoncés l’étouffante pesanteur cléricale, les latifuundie, la misère, l’analphabétisme, les maladies de pauvres : dans la vitrine développée de l’Italie d’aujourd’hui, la Lombardie, la pellagre – maladie des mangeurs de maïs - était un fléau généralisé. Âgé d’à peine 4 ans, au lendemain de la libération, l’auteur des ces lignes, lors de vacances épanouies dans le terroir briançonnais paternel, découvrit dans tels villages du Piémont qu’existaient encore quelques enfants à n’avoir pas de chaussures – c’est là un souvenir d’enfance indélébile. Les parents italiens, vivant de l’autre côté du Montgenèvre, étaient plus ou moins considérés comme des cousins pas de chance.

On connaît la formule : l’unité politique réalisée, il restait à «faire les Italiens», des Italiens qui, en 1860, n’étaient que 2% à parler l’italien. Ce fut sous le signe de la fierté nationale à acquérir que fut entreprise l’éducation, nationale au vrai sens du terme. Le livre qui fut considéré comme l’équivalent italien d’édification patriotique du Tour de la France par deux enfants, fut Cuore (traduit en français sous le titre de Grand Cœur), de l’officier Edmundo De Amicis. Les saines vertus qui y sont célébrées – l’honnêteté, la droiture, la camaraderie, la fierté… - ne peuvent faire oublier que Cuore était sous-tendu par un moralisme militaire dont le fascisme fut peu après une mise en pratique roborative, grandiloquente et brutale, comme en témoignent l’organisation du samedi fasciste et la célébration permanente du modèle de l’Italien-soldat.


idéologie compensatoire

L’éducation nationale post-unitaire eut comme aliment de toujours de grosses dépenses militaires et comme toile de fond une inexorable succession de défaites militaires. En somme, l’Italien idéal, c’était toujours la victoire espérée, mais la réalité, c’était souvent la frustration devant sa non-réalisation. Pourtant, l’Italien nouveau du fascisme se devait de voler de victoire en victoire. Ces victoires, sur les théâtres d’opérations extérieurs, étaient, aussi, inconsciemment destinées à projeter sur des tiers infériorisés tout un matelas d’insuffisances, de ressentiments et de violences bel et bien sui generis. Destiné à asseoir l’idéologie compensatoire d’infériorités ressenties et de contentieux internes mal cicatrisés, fut ainsi produit le fameux mythe national de l’ «Italien bon» (Italiano buono). «Les Italiens, de braves gens» (Italiani, brava gente) : dans cette assertion, s’entremêlent sentiment d’infériorité et prétention à la supériorité. Au vrai, l’unité italienne fut bien réalisée au moyen d’une conquête militaire sanglante qui traumatisa un peuple souffrant de faiblesse de son identité nationale, et où il y avait, davantage que de citoyens, des sujet – sans, naturellement, compter les sujets de mécontentement.

La «guerre contre le brigandage» (guerra al brigantaggio) recouvre la réalité d’une conquête militaire sanglante, celle du royaume de Naples après la chute des Bourbons, conjointement par les troupes de Garibaldi depuis le Sud et par l’armée piémontaise depuis le Nord ; mais on sait que Garibaldi disparut vite de la scène méridionale alors que, en 1863, le chiffre des troupes piémontaises atteignait 116 000 soldats. Pour Del Boca, ce fut «une guerre sans règles et sans honneur», «une guerre de type colonial» : à Naples, le général Enrico Cialdini, le Bugeaud piémontais du Mezzogiorno, s’écria : «Ici, c’est l’Afrique, ce n’est pas l’Italie. Les bédouins, en comparaison de ces cul-terreux (cafoni) sont lait et miel». Si l’on en croit Gramsci, observateur pénétrant de la réalité de l’unité italienne, les méridionaux [étaient] biologiquement des êtres inférieurs, des semi-barbares ou des barbares complets».

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le général Enrico Cialdini et son état-major (vers 1863 ?)


la guerre contre les "brigands"

À coups de destructions de villages, de massacres, d’exécutions massives, de mise en scènes macabres destinées à frapper les gens de terreur, fut conduite une guerre inégale contre une révolte populaire de paysans sans terres, commodément traités de «brigands» méprisés, qui furent rejoints par les soldats de l’armée de ces Bourbons qui avaient trouvé refuge au Vatican. Contre eux, sur le terrain, germa brutalement ce qui allait sous peu constituer, socialement et politiquement, le pouvoir dominant en Italie : l’alliance du capitalisme du Nord et des latifundiaires du Sud.  En août 1861, le paroxysme de la répression fut sans doute atteint avec la destruction des deux villages de Pontelandolfo et de Casalduni – véritables Oradour du Bénévent. Par l’incendie et le massacre , il y eut plusieurs centaines de morts, dont nombre de gens brûlés vifs.

Pontelandolfo
14 août 1861, massacre de Pontelandolfo

Une loi d’exception, la loi Pica, déféra les gens arrêtés sur simple présomption aux tribunaux militaires et les envoya aux pelotons d’exécution. Il y eut au moins 10 000 révoltés tués, sur lesquels plus de la moitié durent être fusillés ; cela sans compter les 20 000 morts de l’armée bourbonne défaite, sans compter les 10 000 déportés, notamment au sinistre, et glacé bagne alpin de Fenestrelle, dans le val Cluson (val Chisone) - haut lieu des Jeux Olympiques d’hiver de 2006 -, où ils moururent comme des mouches, de froid, de faim, de maladie. Ces «brigands» n’étaient certes pas toujours des enfants de chœur, mais ils luttaient contre l’envahisseur tout en se révoltant contre leur misère. La répression de l’insurrection connut son paroxysme en 1861 mais elle dura en certains points jusqu’en 1865, voire de manière sporadique jusqu’en 1870.


la guerre de 1915-1918

En épilogue, l’histoire sainte nationale, officielle, italienne a construit à ce propos la légende des Italiens  bon», venus libérer leurs frères du Sud contre les «brigands» : de même, ultérieurement, les bons Italiens furent censé venir libérer les Africains de leur servitude : c’était un mythe analogue qui avait servi aux Français à légitimer la conquête de l’Algérie. En fait, la vérité gît «dans les trous de la mémoire collective» (Gramsci), dans la salissure par les vainqueurs des «vaincus du Risorgimento» (Gigi di Fiore). Et l’on ne comprendrait pas les vagues massives consécutives de départ du Mezzogiorno pour l’Amérique si l’on ne les mettait pas en relations avec le traumatisme subi par l’écrasement de la révolte, la misère et le désespoir.

Autre épisode, peu connu en France, d’une fracture italo-italienne : la guerre de 1915-1918, entreprise sous cadorn1les auspices de la guerre patriotique alors qu’il est avéré que le peuple italien ne voulait pas la guerre. À la direction des opérations, doté de pouvoirs sans équivalents dans aucun des autres États belligérants, le généralissime piémontais Luigi Cadorna [ci-contre], froid, insensible, sans pitié ; une manière de Mangin piémontais, mais un Mangin qui aurait été un quasi-dictateur. Responsable, par ses fautes et son incurie militaire foncière, de l’effroyable situation de l’armée italienne, Cadorna sut opportunément faire diversion, notamment en désignant comme bouc émissaire le général Antonio Miani pour les désastres libyens de 1914-1915.

Sur le front, ce furent à longueur de jours les recours massifs aux pelotons d’exécution et aux décimations – au prorata du nombre des soldats engagés, le haut commandement italien fut en Europe le champion des exécutions sommaires. La haine pour Cadorna fut partagée par tous les soldats italiens. Le père de l’auteur de ces lignes lui a transmis une chanson provenant de la mémoire familiale : «Il general’ Cadorna mangia le buon’ bistecche /Ma il povero soldato mangia castagne secche» (le général Cadorne mange les bons beefsteacks /Mais le pauvre soldat mange des châtaignes sèches). Selon un témoin cité par Del Boca, «Cadorna : lui était notre véritable ennemi. Pas les Autrichiens». Des civils slovènes furent049koko fusillés en nombre sur le front de l’Isonzo. Il y eut l’enfer de Gorizia («Ô Gorizia, tu sei maledetta !» (O Gorizia, toi tu es maudite !) et les incroyables horreurs de l’Isonzo [ci-contre], par exemple ce téléphérique de la mort desservant le front, qui charriait cadavres et blessés déchiquetés – de haut en bas - en échange d’approvisionnements – de bas en haut.

Des prisons pour soldats aux rétorsions en tous genres, de fusillades sommaires en décimations, le comble de l’horreur fut atteint lors du désastre de Caporetto à l’automne 1917, à l’issue duquel, tout de même, Cadorna fut remplacé par le général napolitain Armando Diaz. C’est lui qui allait conduire l’armée italienne aux victoires des trois batailles de la Piave et à celle, finale, de Vittorio Veneto. Fin 1917, il y avait 600 000 soldats italiens prisonniers, dans l’empire d’Autriche surtout, dont 100 000 moururent de maladie, et surtout de faim : à la différence des autres États européens qui mirent leur point d’honneur à aider leurs prisonniers, l’État italien, cédant aux instances de Cadorna, leur refusa le moindre secours, cela afin de les dissuader de se laisser faire prisonniers. Pour Del Boca, le gouvernement italien fit même son possible pour «saboter l’œuvre de la Croix rouge et les aides aux familles».

Pendant la IIe guerre, 600 000 soldats italiens avaient été envoyés dans des camps de concentration nazis – seulement 15 000 avaient adhéré à la république fasciste de Salò. Cette dernière passa ses 600 jours de vie, dans une violence extrême, à mâter la Résistance. Dans un tel climat, il y eut aussi, c’est vrai, des affrontements sanglants entre partisans relevant d’obédiences politiques opposées – entre autres notamment le massacre de 19 résistants et d’une femme en février 1945 à badoglioPorzùs, en Frioul. Et la libération même comporta son lot de représailles : il y eut de 10 000 à 30 000 victimes de l’épuration, soit plutôt moins que le bilan français correspondant pour la même période. En Émilie-Romagne, notamment, en réponse aux assassinats fascistes, il y eut des propriétaires terriens et des prêtres liquidés. Ajoutons enfin que, pour la Résistance, les alliés furent vus comme un frein à la libération totale. Frustrés, les résistants virent par centaines des criminels de guerre finalement relâchés et graciés, à commencer par Roatta, Badoglio [ci-contre, avec Eisenhower] et Graziani, ou s’ils furent un bref temps inquiétés, ce ne fut pas pour leur rôle dans les guerres du fascisme, mais pour leur longue compromission politique avec le fascisme.

D’où des refoulements et des ressentiments qui furent la toile de fond de la République et annoncèrent bien des combats politiques ultérieurs, bien des violences enfouies étant vouées à exploser avec le come-back agressif des néo-fascistes et le gauchisme violent des années 70 et 80 du XXe siècle. On a vu que le fascisme avait trouvé sa clientèle parmi les rescapés meurtris du front de l’Isonzo : le nationalisme pré-fasciste de l’Italie poussa à la guerre, et sans la guerre, à la fois repoussoir pour les Italiens, et aune de leur fierté selon l’idéologie nationaliste, le fascisme ne se serait pas installé.

Par-delà le fascisme, l’épilogue final, ce furent le boom du miracle économique centrée sur le triangle industriel et la construction du régime républicain. Mais cette évolution ne fut pas sans à-coups. Il y eut la crise de 1964, où le régime échappa de peu à un coup d’état militaire. Entre les violences néo-fascistes comme l’attentat meurtrier de Bologne et les violences d’extrême-gauche des années de plomb – le meurtre d’Aldo Moro notamment -, il y eut, de 1969 à 1987, 491 morts et 1 181 blessés. Autres temps forts du malaise : la découverte de la loge P2, la liquidation des symboles de la lutte anti-maffia (Carlo-Alberto Dalla Chiesa, Giovanni Falcone, Paolo Borsellino) et le sursaut des juges conduisant l’opération «mani pulite» (mains propres). S’y greffa l’ascension de Berlusconi, puis son accession au pouvoir, non sans ratissages, aussi bien de néo-fascistes new-look que de la grotesque Lega (la Ligue du Nord anti-méridionale), avec toujours pour argument un anticommunisme d’autant plus compulsif que le communisme de guerre froide n’existe plus, et qu’il n’est plus désormais qu’un sujet rhétorique apte à être brandi en épouvantail devant les électeurs. Pour Del Boca, cette fin (provisoire) de l’histoire peut se résumer par la formule si belle qu’elle pourrait être berlusconienne : («Tutti ricchi, tutti felici, tutti anticomunisti !» : (tous riches, tous heureux, tous anticommunistes !).

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2 août 1980, attentat à la gare de Bologne


projection de violences sur des tiers innocents infériorisés

Au total, les conquêtes coloniales italiennes, les horreurs, le racisme et la discrimination auxquelles elles donnèrent lieu, furent certes pour partie  le produit d’un capitalisme expansionniste (qu’on songe à l’installation à Assab en 1870 de la compagnie de navigation Rubbatino), mais elles furent aussi la projection sur des tiers innocents infériorisés de violences, de traumatismes et de frustrations qui constituent le tréfonds de l’histoire italo-italienne. Ce type de constat est peut-être, plausiblement, valable pour d’autres cas de colonialismes et de conquêtes coloniales – c’est un thème qui, dans le cas français, mériterait de retenir l’attention des chercheurs : les Français, eux aussi, avaient au moment de la conquête de l’Algérie, puis des conquêtes coloniales du XIXe siècle, un lourd passé de violences franco-françaises sédimentées dans leur inconscient, ne serait-ce que, sept siècles auparavant la sanglante conquête de son Midi par les Capétiens, la «guerre de cent ans», les guerres de religion, la Saint Barthélemy, la répression des Camisards, la guerre de Vendée et les soubre-sauts de la Révolution, la répression de juin 1848, celle de la Commune... Le fait que furent à l’œuvre dans la péninsule un véritable colonialisme anti-méridional, et une cruelle guerre de conquête de type colonial dans la réalisation de ce que les manuels français dénommaient pieusement naguère «l’unité italienne», par sympathie structurelle à l’égard d’un nationalisme européen voisin, cela est généralement méconnu des Français.

abissinia

Ces derniers ignorent, communément, l’italien, et ne connaissent souvent de l’Italie que les images stéréotypées construites ordinairement au gré de leurs divagations touristiques : celles-là même qui sont conformes à l’idéologie  nationaliste italienne ordinaire, soucieuse de célébrer une Italie de cartes postales peuplé d’Italiens idéalisés. On peut à juste titre rendre hommage au génie italien en construisant une histoire ligne de faîte dont quelques étapes pourraient être, par ordre alphabétique (liste non exhaustive), Beccaria, Bernin, Bramante, Calvino, Caravage,  Carducci, Dante, De Chirico, Eco, Giotto, Gramsci, Laurent le Magnifique, Leopardi, Machiavel, Manzoni, Modigliani, Moravia, Pavese, Pirandello, Sciascia, Vico, Vinci, etc. Mais l’histoire ligne de faîte ne peut suffire à l’historien. Celui-ci ne peut se complaire ni dans le panégyrique ni dans la stigmatisation. Le mythe de l’ «Italien bon», qui s’est construit sur une véritable négation de la réalité historique, a eu longtemps la vie dure dans les mentalités, dans le discours politique, dans les médias, pour ne pas parler des manuels scolaires, jusqu’encore en ce début du XXIe siècle. À l’inverse de telles dérives idéologiques, le livre de Del Boca laisse à penser que, comme les Français, comme les Allemands, comme tous les peuples de la terre, les Italiens sont, aussi, des hommes, des hommes tout simplement.

Gilbert Meynier

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couverture de cahier d'école, 1936-1937
l'Afrique politique avant la Première Guerre mondiale


9788860730381g
A un Passo della forca
Atrocità
e infamie dell’occupazione italiana della Libia
Angelo del Boca, 2007

lien

- Alain Gascon, compte rendu de : L'Italia coloniale, Silvana Palma, 1999, Cahiers d'études africaines, n° 12, 2003.

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philatélie de la République arabe libyenne

1911, 1915, 1917, 1929

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funduklibia

habelalibia

ghiralibia


boca


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14 janvier 2008

mots de la colonisation

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parution du livre

Les mots de la colonisation

Sophie DULUCQ, Jean-François KLEIN, Benjamin STORA



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Cet ouvrage est centré sur la colonisation des XIXe et XXe siècle, qui a façonné la France contemporaine et sa relation à de nombreux pays du Sud. L'étude des discours constitue une entrée privilégiée dans la compréhension de ce passé tumultueux. À travers l'analyse d'une centaine de mots - ceux des colonisateurs comme ceux des colonisés, mots de l'historiographie spécialisée aussi -, où se côtoient bled et brousse, nègre et néocolonialisme, opium et otages, ce kaléidoscope linguistique veut permettre au lecteur d'appréhender la variété et la complexité des situations coloniales.

Sophie Dulucq, professeure à l'université de Toulouse 2 (Afrique)

Jean-François Klein, maître de conférence à l'Inalco (Indochine)

Benjamin Stora, professeur à l'Inalco (Maghreb)

 

- Les mots de la colonisation, dir. Sophie Dulucq, Jean-François Klein, Benjamin Stora, Presses universitaires du Mirail (Toulouse), 2008.

 

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Avant propos

Le passé colonial constitue l’un des points de cristallisation de la réflexion fébrile qui s’est nouée çà et là autour de l’«identité nationale», au sein d’une société française éminemment diverse dans ses origines. Ainsi en atteste la virulence de débats récents autour de la loi du 23 février 2005, du manifeste des «Indigènes de la République» et des dangers de la «repentance», ou à propos des traumatismes laissés par l’esclavage. Or, on le pressent, les souvenirs de la colonisation ont laissé des traces fort inégales : l’Algérie y occupe une place centrale alors que des pans entiers de ce passé n’apparaissent plus qu’en demi-teinte – par exemple l’Afrique subsaharienne – ou sombrent quasiment dans l’oubli – comme pour l’Indochine, Madagascar ou l’Océanie française.

Pourtant, il y a moins de cent ans, durant l’apogée de l’entre-deux-guerres, cet empire colonial compte près de 100 millions d’habitants, couvre plus de 12 millions de km2 et s’étend sur quatre continents. A la suite des guerres napoléoniennes, le premier domaine colonial, constitué entre le XVIe et le XVIIIe siècle, s’est retrouvé en grande partie démantelé, réduit à quelques «vieilles colonies» que Louis XVIII et Charles X récupèrent tant bien que mal (Antilles, comptoirs de l’Inde et de la côte d’Afrique, la Réunion et quelques archipels de l’Océan indien). Mais la France – comme la plupart des puissances européennes – connaît un second souffle colonial lié, en grande partie, au développement du libéralisme, au retour du patriotisme de drapeau et, surtout, aux besoins de la révolution industrielle. Cette vague, née en 1817, prend de l’ampleur sous la Monarchie de Juillet et le Second Empire pour déferler dans les années 1880-1900. Les conquêtes se succèdent, de l’Algérie (soumise entre 1830 et 1870) au Tonkin et en Annam (de 1883 à 1885), de la Polynésie (1843) à la Nouvelle-Calédonie (colonisée en 1853), de la boucle du Niger à Madagascar (dominés dans la décennie 1890), en passant par la Tunisie et le Maroc (établissement de protectorats, respectivement en 1881 et en 1912). On assiste à la naissance d’un véritable système impérial interconnecté à la métropole grâce aux nouveaux moyens techniques de l’époque. Systématiquement exploité sur le plan économique, l’Empire devient aussi un élément central de l’identité, de la puissance et de la modernité française. C’est cette colonisation des XIXe et XXe siècles qui se trouve être le cœur du présent ouvrage.

Aujourd’hui, le jeu de mémoires souvent antagonistes braque le projecteur sur tout ce pan, un temps négligé, de l’histoire nationale. Les historiens du fait colonial n’ont pourtant jamais cessé de travailler ces questions depuis des décennies. Spécialistes de la «première» colonisation (XVIe-XVIIIe siècles) ou de la «seconde» colonisation (XIXe-XXe siècles), historiens de l’Algérie, des Antilles, de l’Afrique, de l’Indochine, etc., ils ont réussi à accumuler une somme de connaissances approfondies sur le système colonial français et sur l’émergence de sociétés «impériales» (incluant colonisés et colonisateurs), sur la diversité des populations dominées et sur leurs réponses à la présence européenne. Ils ont également contribué à mettre en évidence la complexité d’un phénomène historique protéiforme et ambivalent. Cependant, force est de constater que ces savoirs historiens se sont finalement peu ou mal diffusés hors des cénacles de spécialistes : le cloisonnement des domaines de compétence, ainsi que la faiblesse générale de la demande sociale sur les questions coloniales, ont durablement marginalisé les recherches en histoire de la colonisation.

À partir des années 1960-70, la structuration des laboratoires autour d’«aires culturelles» a limité la recherche collective : l’Empire français s’est bien sûr étendu à tous les continents, mais les chercheurs, rattachés à tel laboratoire d’études «africaines», «maghrébines» ou sur l’«Asie du Sud-Est», ont peut-être parfois perdu de vue l’intérêt qu’il y a à analyser la domination coloniale dans sa globalité. L’actuel regain d’intérêt pour le passé impérial fournit donc l’occasion de renforcer le dialogue entre spécialistes de diverses « expériences » coloniales particulières, de rapiécer, dans le champ du savoir, les morceaux épars de l’Empire français – et ce, non pas dans la perspective de lever le «tabou colonial» qui pèserait sur la société française (tabou largement fantasmé), mais dans la volonté de diffuser auprès d’un large public des connaissances rigoureuses.

Les Mots de la colonisation se proposent donc de participer à ce chantier collectif déjà bien amorcé. Contrairement à un dictionnaire, cet ouvrage n'a pas de prétention à l'exhaustivité, mais il incite à la réflexion à partir d’une sélection – forcément réduite – de termes qui ont tissé la trame coloniale. Dans l'esprit de la collection, nous avons choisi de faire entendre des vocables effectivement en usage au temps des colonies, si datés ou péjoratifs qu'ils puissent paraître aujourd'hui («nègre», «race», «mission civilisatrice»…), mais également de mettre en évidence certains termes qui ont permis aux chercheurs de penser le fait colonial («situation coloniale», «impérialisme»…).

La plupart des termes qui composent ce lexique ont été utilisés d’un bout à l’autre de l’empire français ; à l’inverse, certains des mots retenus ont prospéré dans des espaces plus délimités, en Indochine, au Maghreb ou en Afrique subsaharienne ; d’autres, enfin, correspondent à des notions que manient actuellement les historiens lorsqu’ils analysent l’histoire coloniale de la France. Certaines entrées sont plus descriptives, d’autres plus conceptuelles. Si nous avons essayé de maintenir la balance entre les trois grands pôles de l’Empire – Maghreb, Indochine, Afrique –, ce choix nous a sans doute conduits à évoquer un peu vite les «vieilles colonies» (Antilles, Réunion, Inde) ou les établissements français du Pacifique. En revanche, nous avons veillé à tenir à part égale les approches relevant de l’histoire politique, économique et sociale, tout en réservant une place importante à l’histoire culturelle de la colonisation, chantier historiographique fort dynamique depuis plusieurs années.

L’équilibre de ce petit lexique s’établit au carrefour des mots d’alors et des mots d’aujourd’hui, dans une réflexion sous-tendue par les débats historiographiques en cours. Cette sélection induit des rapprochements parfois incongrus ou cocasses, où se côtoient l’«opium» et l’«outre-mer», où le «broussard» d’Afrique occidentale rencontre la «congaï» vietnamienne. Le télescopage des mots doit permettre une initiation originale à l’histoire de la colonisation et le lecteur saura se frayer son propre chemin dans l’ouvrage. Selon leurs centres d’intérêt, certains s’arrêteront sans doute aux entrées consacrées à telle ou telle partie de l’Empire français ; d’autres choisiront de commencer par les articles les plus généraux, intéressant l’ensemble du domaine colonial ; d’autres enfin préféreront justement de se laisser porter par les associations inattendues, imputables au seul ordre alphabétique.

Puisse ce petit ouvrage fournir un outil de travail commode aux étudiants d’histoire, de science politique, de lettres (etc.), aux enseignants du secondaire et au large public intéressé par ces questions. Puisse-t-il aussi proposer un point d’entrée dans l’histoire contemporaine de la France, dont la dimension coloniale, loin de constituer un épiphénomène, fait partie intégrante de l’histoire nationale. Gageons enfin que ce kaléidoscope de mots contribuera à faire saisir la complexité et la variété des situations coloniales passées.

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Sous la coordination de Sophie Dulucq, Jean-François Klein et Benjamin Stora, une équipe d’une quarantaine de spécialistes de la colonisation française a été mise à contribution pour la rédaction de ce livre. La longueur de la liste des contributeurs est un bon indice de la richesse, du dynamisme et du renouveau de l’histoire de la colonisation, mais aussi de la constance et de la continuité de la recherche en ce domaine :

Robert Aldrich, Pascale Barthélémy, Hélène Blais, Claude Blanckaert, Hubert Bonin, Bénédicte Brunet La Ruche, Jean-Pierre Chrétien, Alice Conklin, Henri Copin, Christine Deslaurier, Bernard Droz, Guy Durand, Jacques Frémeaux, Jean Fremigacci, Ruth Ginio, Odile Goerg, Philippe Haudrère, Daniel Hémery, Anne Hugon, Grégory Kourilsky, Hélène Lavois, Philippe Le Failler, Sarah Mohamed-Gaillard, Patrice Morlat, Aurélie Roger, Laurence Monnais, Nguyên Thê Anh, Philippe Papin, Claude Prudhomme, Alain Ruscio, Nathalie Rezzi, Oissila Saaïdia, Francis Simonis, Emmanuelle Sibeud, Pierre Singaravélou, Marie-Albane de Suremain, Isabelle Surun, Frédéric Turpin, Frédéric Thomas, Pierre Vermeren, Laurick Zerbini.

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Soudanite

Le mot est utilisé à partir des années 1890 pour désigner une maladie aux contours flous, caractérisée par des malaises de nature variée – tant physiques que psychiques –, qui touche militaires, colons etla_soudanite fonctionnaires européens en poste dans les cercles reculés du Soudan. Ce syndrome mal défini est imputé aux effets conjugués du climat tropical, des fièvres et de la solitude qui assaillent l’homme blanc isolé au milieu des Noirs. L’alcool a sans doute sa part dans les assauts de ce mal des tropiques, même si l’on minimise systématiquement ses effets. Quoi qu’il en soit, la menace de la soudanite renforce encore la stature héroïque des pionniers de la colonisation, décidemment prêts à tous les sacrifices.

Voir BrousseBroussard

 

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une factorie de brousse, Mali
(source Caom)

 

DAFANCAOM01_30FI114N029_P
une fumerie d'opium, Annam, 1931 (source Caom)

 

 

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11 décembre 2007

vérités et mensonges des crimes de la colonisation (Claude Liauzu et Gilbert Meynier, 2005)

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il est faux d’affirmer que

la colonisation française a été

un génocide ou une extermination

Claude LIAUZU et Gilbert MEYNIER (juin 2005)

 

Sétif : la guerre des mémoires
Les massacres de mai 1945 en Algérie provoquent une controverse passionnelle sur les crimes de la colonisation. Deux historiens examinent vérités et mensonges (NouvelObs).

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Les déclarations du président Bouteflika lues par le ministre des Moudjahidin, Mohamed Cherif Abbas, le 6 mai [2005] à un colloque tenu à Sétif sur les massacres du Constantinois de mai 1945, ne peuvent que relancer une polémique où les groupes de mémoires s’affrontent – les colonialophiles manichéens primaires d’un côté, les anticolonialistes primaires manichéens de l’autre. Les premiers ne pourront qu’être furieux, les seconds, comblés par les propos sans nuance du chef de l’État algérien : «L’occupation a foulé la dignité humaine et commis l’innommable à l’encontre des droits humains fondamentaux […] et adopté la voie de l’extermination et du génocide qui s’est inlassablement répétée pendant son règne funeste.»

Étant à l’origine d’une protestation contre la loi du 23 février portant «reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés» et demandant l’abrogation de l’article 4, qui prétend enjoindre à la recherche universitaire d’accorder à l’histoire de la présence française, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite et aux enseignants d’appliquer des programmes scolaires reconnaissant en particulier le «rôle positif» de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, nous ne pouvons pas ne pas réagir contre un autre mensonge officiel, celui du président de la République algérienne.

 

Si les mots ont un sens, il est faux d’affirmer

que la colonisation française a été un génocide conduit

sur cent trente-deux ans


Le terme «génocide» a un sens précis : «crime contre l’humanité tendant à la destruction de tout ou partie d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux» (Larousse, 2005). Le mot «exterminer» aussi, selon le Littré (1872): «chasser entièrement, faire périr entièrement». Les faits sont connus et établis pour l’essentiel depuis longtemps par Charles-André Julien et les historiens qui l’ont suivi depuis plus de soixante-dix ans, André Nouschi et Charles-Robert Ageron notamment, qui ne sont pas, eux, des historiens de la vingt-cinquième heure.9782717845662FS

Le nombre des morts de la conquête de l’Algérie a été évalué par Jacques Frémeaux, historien fiable (La France et l’Algérie en guerre. 1830-1870, 1954-1962, Economica, 2002), à environ 400000. Si l’on ajoute les milliers de victimes des grandes famines, notamment celle de 1868, sur fond de destruction du vieux mode de production communautaire, de 1830 à 1870, on ne sera pas loin du million. La population de l’Algérie a, de fait, baissé d’environ un tiers en quarante ans.

Elle a payé un tribut épouvantable en termes de massacres, de guerre de «ravageurs» (Bugeaud), de politique de la terre brûlée, de dépossession, qui ont favorisé et aggravé famines et épidémies. Les enfumades ont été une triste réalité, une des pages les plus honteuses des crimes colonialistes. Ce sont là des réalités indéniables. Mais il est faux d’affirmer que le nombre de victimes algériennes du 8 mai 1945 aurait atteint 45000, comme l’a fait récemment à la télévision Olivier Le Cour Grandmaison lors de l’émission «Culture et dépendances», «Y a-t-il un racisme anti-Blancs ?», en reprenant sans nuance un chiffre officiel algérien qu’aucun historien n’accepte. Il est regrettable aussi que le terme «exterminer» soit utilisé dans le titre univoque de son livre Coloniser. Exterminer (Fayard, 2005).

Sur mai 1945, il est urgent de redonner la parole aux historiens. La seule thèse digne de setif1945ce nom, malheureusement demeurée inédite jusqu’à nos jours et publiée seulement de manière amputée en 1995 (Chroniques d’un massacre, 8 mai 1945. Sétif, Guelma, Kherrata, Syros), celle de l’historien algérien Boucif Mekhaled, ne parle ni de génocide ni d’extermination ; et il ne donne aucun chiffre définitif dans son bilan de victimes. Et on ne peut, comme cela a pu être fait sur d’autres sujets, travailler sur de grandes masses comptables significatives, notamment par l’utilisation des recensements, qui portent sur une population globale.

Ainsi les historiens sérieux qui ont pu comptabiliser les victimes juives du nazisme (les équipes d’historiens dirigées par Wolfgang Benz aboutissent au chiffre de 5,5 à 6 millions, avec une probabilité de 5,7 millions, soit 63% de la population juive d’Europe). Ils ont pu comptabiliser les victimes de la guerre d’indépendance de l’Algérie. Charles-Robert Ageron, historien qui fut pourtant honni des tenants de l’Algérie française et qui a aussi réduit considérablement l’inflation des victimes harkies, aboutit à environ 250000, soit de 2,5% à 3% de la population algérienne, soit tout de même proportionnellement autant de morts que le bilan de l’horrible guerre d’Espagne. C’est beaucoup, même si on est loin du chiffre officiel intangible du million et demi de martyrs.

 

assimiler les fours à chaux aux fours crématoires nazis

relève de la désinformation victimisante

Les historiens n’ont pas pu faire le même type de calcul pour 1945. Les archives du Parti du Peuple algérien (PPA), étudiées notamment par Mahfoud Kaddache, donnent 447 fusillés pour la région de Guelma. Le dépouillement des archives militaires françaises fait par un autre historien incontestable, Jean-Charles Jauffret, donne pour le Constantinois le chiffre de 2628 tués ; mais il s’agit des cadavres retrouvés et décomptés. Or il y eut des disparus, des familles qui cachèrent leurs morts, et l’état civil n’enregistra pas beaucoup de décès.

La seule conclusion que peut faire l’historien : il y eut en effet des milliers de morts mais, s’il est honnête, il n’en dira pas plus. Par ailleurs, s’il est vrai que des cadavres de fusillés furent brûlés, près de Guelma, à Heliopolis et à Belkheir, ce fut dans des fours à chaux et non dans des fours qui auraient été construits en vue de cette sinistre besogne. Et un siècle plus tôt, les enfumades de Pélissier, pendant la conquête de l’Algérie, furent bien une réalité. Pour autant les assimiler aux fours crématoires nazis relève de la désinformation victimisante. Il reste que la répression de mai 1945 a été horrible et qu’elle a traumatisé une génération, préparant ainsi le recours aux armes du 1er novembre 1954.

 

Il n’est pas admissible non plus que les historiens, même se posant en anticolonialistes intransigeants, restent muets sur les violences dont a été responsable le FLN militarisé, sur les massacres dont ont été victimes des populations rétives devant la loi des seigneurs de la guerre (massacre de la «nuit rouge» à Ifraten le 13 avril 1956, massacre de Melouza le 27 mai 1957…), sur les purges sanglantes qui ont décimégeno1 les wilayas, sans compter les cruels affrontements au sommet de l’appareil. Et les massacres dont furent victimes les harkis [photo ci-contre] et la fuite en panique des Européens d’Algérie sont des faits historiques qui ne doivent pas être laissés en pâture aux seuls groupes mémoriels et aux «historiens» idéologues. Le silence de ces «historiens» laisse le champ libre à l’exploitation du rôle de victime par ceux qui se prétendent leur porte-parole. Il n’y a ni bonne ni mauvaise victime. Cela dit, environ les quatre cinquièmes des victimes algériennes de la guerre furent bien tuées par les forces françaises, le reste par le FLN-ALN.

C’est aussi une réalité connue que la population algérienne, dont certains militaires rêvaient la disparition comme celle des Indiens d’Amérique, a été multipliée par plus de 4 de 1870 à 1962. Contrairement au discours justifiant la colonisation par un droit ou un devoir de civilisation, par «nos» hôpitaux et «nos» médecins, cette augmentation de la population est due à un ensemble de facteurs où la résistance populaire a pris aussi un aspect démographique – ce que les Québécois ont appelé la «revanche des berceaux». Il est non moins vrai que les Instituts Pasteur installés en Afrique du Nord, comme en Indochine et en Afrique noire, ont permis des progrès de la médecine importants. On sait qu’il suffirait aujourd’hui de pas grand-chose pour faire disparaître certaines maladies qui sévissent encore dans le tiers-monde : le paludisme, le choléra…, mais on sait aussi que c’est une affaire de gros sous, comme l’a en partie été la colonisation.

Cela permet de rappeler que la colonisation ne se réduit pas à un «choc des races», qu’il s’agit aussi d’une composante de l’histoire du capitalisme. Il y eut des confiscations massives, et plus largement un processus de dépossession foncière de 40% des terres algériennes – les meilleures en valeur – qui aboutit à la misère d’un peuple. Rappelons que l’armée d’Afrique, qui avait sauvagement brisé la résistance du peuple algérien, a non moins sauvagement – Bugeaud en tête – écrasé les mouvements populaires, les insurrections ouvrières et les grèves en France. Cela dit, l’histoire ne se réduit pas à des comptabilités macabres et approximatives.

 

La colonisation a été une réalité ambivalente, et les historiens n’ont pas pour tâche d’en soupeser le négatif et le positif. Et les rapports entre la France et l’Algérie se sont toujours construits dans la schizophrénie, tant le fait français en Algérie a suscité autant de désir et de fascination que de ressentiment colonisation_agricoleet de répulsion. Nous avons à analyser la colonisation comme un processus qui a transformé irréversiblement les sociétés, toutes les sociétés. Comment expliquer autrement les migrations, les interdépendances de plus en plus étroites aussi bien économiques que culturelles ? La part d’origine algérienne et maghrébine de la société française est une réalité, comme le fut et l’est même peut-être encore la part française de l’Algérie.

Cela exige une analyse sans complaisance des facteurs de domination et d’oppression véhiculés par le colonialisme, du racisme hérité, comme des facteurs de pouvoirs autoritaires qui furent, aussi, au cœur des mouvements de libération. L’histoire sainte des nationalismes, le mythe héroïque des guerres de libération ont trop souvent et trop longtemps servi de légitimité aux bureaucraties du tiers-monde. Il est indispensable d’aider les jeunes d’aujourd’hui à se situer dans le monde qui est le leur et qui n’est plus celui de leurs pères. Contre les tentatives d’utilisation instrumentale du passé à des fins très actuelles, les historiens doivent marquer clairement leur refus de la tyrannie des chroniques officielles. Leur rôle est de comprendre et d’enseigner, non de jouer aux procureurs ou aux avocats.

Anticolonialistes, les auteurs de ces lignes l’ont été résolument, et sans ambiguïté, et continuent à l’être. Mais ils sont aussi sans illusions et sans complaisance au sujet des machineries de pouvoir brutales qui ont pris en main les destinées des peuples libérés de la tutelle coloniale. Pour ces deux raisons, ils ont dû essuyer des horions symétriques provenant des uns comme des autres. Nous sommes quelques-uns à vouloir finir la guerre de 1954-1962. Nous pensons, comme le souhaite le président algérien, qu’il est juste que, côté officiel français, il y ait un «geste», la reconnaissance des responsabilités de la France à l’égard du peuple algérien. Mais cela ne peut se faire que si l’on rompt avec la culture du ressentiment, que si l’on aborde sereinement le passé, d’un côté comme de l’autre. Cela signifie que les Français, mais aussi les Algériens, balaient chacun devant sa porte. Les propos d’Abdelaziz Bouteflika ne vont guère dans ce sens : ils continuent d’alimenter la guerre des mémoires et à bafouer l’histoire.

À ce sujet, une urgence : revoir les manuels scolaires d’histoire des deux pays. Si les manuels français ne sont pas parfaits, en comparaison les manuels algériens sont une caricature. Et un souhait pour assainir les relations franco-algériennes : créer une commission mixte d’historiens algériens et français pour les récrire.

Claude Liauzu (décédé le 23 mai 2007), professeur à l’université Paris-VII, est notamment l’auteur d’Histoire des migrations méditerranéennes (Complexe) et récemment de Colonisation : droit d’inventaire (Armand Colin, 2004).
Gilbert Meynier, professeur à l’université Nancy-III, est l’auteur de l’Histoire intérieure du FLN, 1954-1962 (Fayard, 2002).

Le Nouvel Observateur, n° 2117, 2 juin 2005

 

Diapositive1

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22 avril 2008

la supériorité scientifique et technique de l'Europe

Soleil_Royal

 

la supériorité scientifique et technique

de l'Europe aux XVIIe-XVIIIe siècles,

la domination des mers

Michel DEVÈZE (1970)

 

Sur le plan politique, l'Asie tient-elle une place plus importante que l'Europe jusqu'au milieu du XVIIe siècle ? C'est ce qu'affirme J. Pirenne. Ce serait alors minimiser ce que représentent, outre la colonisation ibérique en Amérique, déclenchée au XVIe siècle et toujours vivace, l'odyssée des Hollandais, des Anglais et des Français dans l'Océan Indien et jusqu'au Pacifique, la poussée nouvelle des Anglais et des Français sur le Nouveau Continent.

Sans doute, en Asie, les Européens se comportent en petits parasites vivant aux dépens des énormes masses continentales : mais ces parasites sont mordants, parfois venimeux, et leurs piqûres risquent d'affaiblir déjà les corps gigantesques de l'Inde et de la Chine. En vérité, l'Europe tient déjà la clé de l'avenir : si l'empire turc reste encore menaçant pour l'Europe elle-même jusqu'en 1680, si les empires chinois ou hindou continuent d'absorber les surplus d'or et d'argent apportés par les marins européens, l'Europe a déjà tourné les positions des uns et des autres : la conquête de la haute mer, réalisée par elle, dès le XVe siècle, lui donne désormais une primauté qui durera tant que d'autres modes de circulation intercontinentale ne prévaudront pas.

Tandis que les jonques chinoises, venues au XVe siècle jusqu'aux rivages africains, sont reparties dans leur pays sans idée de retour, tandis que les navigateurs arabes qui tenaient jusqu'alors les routes de l'océan Indien se dispersent ou se mettent aux ordres des Européens, l'Europe peut se permettre de faire le tour du monde sans craindre d'autres ennemis que les tempêtes ou ses propres pirates. Les conquérants venus d'Asie centrale, qui ont tour à tour formé l'empire turc, donné des maîtres à la Perse, à l'Inde, à la Chine, ont perdu leurs penchants expansionnistes ; seuls subsistent les conquistadores européens, dont la venue épouvante les peuples primitifs, mais qui composent avec les peuples forts, en attendant de les subjuguer, un jour.

caravelle_manuscrit_italien_gd
Type de caravelle évoluée d'après un manuscrit italien.
  Le trinquet et le grand mât gréent des voiles carrées,
l'artimon et le contre-artimon des voiles latines (source)

C'est que depuis la Renaissance, les Européens de l'Ouest, ont non seulement une indéniable supériorité navale, mais ils possèdent sur leurs bateaux des armes plus efficaces que celles de leurs adversaires, et ils sont surtout animés d'un esprit de convoitise et de prosélytisme à la fois qui les laisse toujours insatisfaits. La caravelle et le gouvernail d'étambot n'ont pas été les seuls outils du succès, puisque les Russes, qui n'étaient pas des marins, se sont mis aussi en mouvement à la fin du XVIe siècle, pour conquérir les immenses espaces sibériens. Disons que le dynamisme des peuples européens était alors supérieur à celui des autres. La religion a joué un rôle plus faible qu'on ne l'a dit, malgré le message chrétien poussant à convertir : les Européens étaient poussés par l'esprit de lucre et l'esprit d'aventure. Et ils avaient les moyens de leur politique.

Vasco_de_GamaDepuis le jour où Vasco de Gama, presque perdu dans un monde étranger avec quelques navires et quelques centaines de compatriotes, eut l'audace de bombarder l'Asie et de pourchasser des bateaux musulmans, bien des victoires avaient confirmé les Européens dans leur croyance à la supériorité. Il ne s'agissait plus seulement d'une supériorité militaire, mais bien d'une supériorité scientifique et technique qui pouvait, mieux encore qu'une religion souvent mal pratiquée et qu'une morale souvent plus que médiocre, justifier les conquêtes des Européens et donner à la plupart d'entre eux une bonne conscience.

 

 

 

I - La supériorité scientifique de l'Europe

Pour Robert Lenoble, il y eut "une mutation véritable dans l'histoire de la science au XVIIe siècle, comparable à celle qui avait transformé laLeeuwenhoek Grèce au IVe siècle av. J.-C., comparable à celle que nous commençons à vivre avec la découverte de la relativité et des quantas". C'est à ce moment qu'on invente et met au point la lunette astronomique, le microscope [ci-contre : Leeuwenhoek, 1632-1723, inventeur d'un microscope], qu'on inventorie un nombre considérable d'espèces vivantes. Mais c'est surtout l'apparition de nouvelles théories qui est importante : l'idée que la terre est un astre, une planète semblable aux autres planètes, qu'elle tourne autour du soleil, que les tâches du soleil montrent que les astres du firmament ne sont pas immuables, qu'ils sont sans doute formés d'une matière qui se retrouve partout la même, voilà une doctrine nouvelle et pleinement révolutionnaire. L'opinion que Copernic avait soutenue presque en se cachant est affirmée par Galilée que la peur seule a fait se rétracter.

Mais surtout l'époque se fait une idée nouvelle de la nature : il ne s'agit plus d'univers de "formes" et de "matières", comme l'Antiquité et le Moyen Âge l'avaient admis ; mais la nature devient un ensemble de phénomènes, les uns visibles à l'oeil humain, les autres invisibles, dont certains peuvent être découverts grâce à des instruments d'approche, et qui sont tous, en tous cas, réguliers et calculables mathématiquement. Jusqu'alors, la nature était considérée comme un ensemble d'êtres et d'objets toujours semblables à eux-mêmes et hiérarchisés, jusqu'au bien suprême ou jusqu'à Dieu. La nature devient maintenant une masse d'objets soumis à des lois, et qui ne sont nullement irréductibles les uns aux autres. On a pu parler à juste titre de "démocratisation" de la nature. Il n'y a pas que la terre qui s'est agrandie Blaise_Pascalavec les découvertes, il y a l'univers qui a pris des proportions jusqu'alors insoupçonnées. Le temps lui-même, qu'on faisait jusqu'alors remonter à une création tout juste vieille de 5 à 6 000 ans, recule aussi indéfiniment. L'infiniment petit commence à se dévoiler, et les Pensées de Pascal [ci-contre] sont une prise de conscience angoissée de l'immensité du monde par rapport à l'homme.

La raison et l'expérience, qualités éminentes du savant mises en relief par Francis Bacon [ci-contre, à droite] dans le NovumFrancis_Bacon Organum (vers 1620), ne sont pas en elles-mêmes des qualités révolutionnaires : Aristote, les savants arabes du Moyen Âge, les médecins chinois les utilisaient aussi ; l'acupuncture chinoise est bien le résultat de séries d'expérience raisonnablement interprétées. Mais Bacon, en attendant Descartes, rejette dans le domaine scientifique la sacro-sainte autorité. "Rien de plus faux ou de plus hasardé que la plupart des notions reçues, soit en logique, soit en physique, telles que celles de substance, de qualité, d'action, de passion, et la notion même de l'être", écrivait déjà Bacon.

Le doute cartésien procède du même état d'esprit. Cette attitude devait, tôt ou tard, entraîner une révision complète des notions reçues : Descartes essaya de reconstituer par la raison les sources de la foi, car il n'est pas sans apercevoir le danger. Mais c'est le XVIIIe siècle qui, avec audace, passera au crible de la raison toutes les notions religieuses, politiques, sociales, anciennement admises. L'idée de lois constantes et mathématiques semble condamner alors la notion de miracle. Mais il est incontestable que l'essor du rationalisme a donné aux Européens une nouvelle supériorité, en libérant la la science des entraves philosophiques et théologiques qui gênaient ses effets.

En effet, pendant ce temps, l'empire turc et le monde musulman tout entier s'étaient endormis dans la tradition pleine d'entraves du Coran. L'Inde paraissait figée dans ses religions multiples et son système de castes. La Chine seule, ayant accueilli les missionnaires jésuites, semblait en tirer parti, mais la science chinoise au XVIIIe siècle est très loin d'accomplir des progrès comparables à l'essor spectaculaire de la chinois2science européenne de l'époque.

La Chine des Mandarins est restée fidèle au confucianisme, au système mandarinal, fondé sur les concours, c'est-à-dire sur l'écriture compliquée, la poésie, la philosophie rituelle. Les machines modernes apportées par les jésuites paraissent utiles, mais on ne conçoit pas qu'elles puissent permettre une véritable explication des choses. Joseph Needham a reproduit, à la suite du P. Bernard Maître, ce poème émanant d'un haut dignitaire de l'empire chinois, au début du XIXe siècle :

Avec un microscope, on peut voir la surface des choses.
Il les agrandit, mais n'en révèle pas la réalité,
Il fait apparaître chaque chose plus haute et plus large,
Mais n'allez pas croire que vous voyez les choses elles-mêmes.

Plusieurs sciences seront cependant revivifiées en Chine, au contact de l'Occident : il y eut notamment une renaissance des mathématiques chinoises avec la publication de l'Océan des Calculs du Calendrier dû à la collaboration d'un jésuite, d'un lazariste et du mathématicien chinois Mei-Kou-Tch'eng ; renaissance de l'astronomie avec la publication à Pékin du Catalogue de 3 038 étoiles fixes (1757) ; mais la médecine, la géographie changent peu. On peut seulement citer le Traité des Marées de Yu-Sé-Kien, qui étudie l'action de la lune sur les marées (1781) et la La description complète des rivières et des digues (1776) de Ts'i-Chao-Nan.

On aurait pu s'attendre à de plus amples développements, si l'on songe que pendant deux siècles, les jésuites avaient mis à la disposition des Chinois des télescopes, des microscopes, des planisphères et beaucoup de manuels traduits ; mais comme l'a fait remarquer justement Needham, les jésuites eux-mêmes n'ont guère évolué depuis le XVIIe siècle, et leur apport est resté pour ainsi dire fixé, "fossilisé". Au moment où la science européenne au XVIIIe siècle déborde le christianisme et subit un développement autonome, les jésuites refusent de suivre. Le rôle des jésuites, on va le voir, sera plus important en matière de science appliquée. La tâche scientifique des jésuites n'a d'ailleurs pas été facilitée par la hautaine conception chinoise d'une supériorité, certes ancienne, mais de plus en plus dépassée.

Le Japon, en principe plus fermé que la Chine, en réalité moins convaincu de sa supériorité et plus curieux, a peut-être bénéficié, comme on le verra, d'un apport plus important que son grand voisin de la science européenne, malgré les difficultés suscitées par les autorités.

Mais que sont ces quelques progrès si les pays les plus développés du monde en dehors de l'Asie de l'Est et du Sud, restaient attachés aux "idéaux de l'Orient", comme leurs philosophes le proclameront encore au XIXe siècle ? Les "barbares" européens avaient désormais une véritable supériorité, celle de la science qui accomplit au XVIIIe siècle des progrès décisifs dans tous les domaines (en particulier, analyse mathématique, infinitésimale, naissance de la chimie, de l'électricité, de la géométrie descriptive, de l'aérostation, développement de la botanique, de la zoologie, etc.).

 

II - La supériorité technique de l'Europe

Techniquement, la supériorité de l'Europe n'est pas moindre, dans la plupart des domaines tout au moins : car les secrets artistiques de la porcelaine chinoise ou les raffinements de la fabrication des mousselines ou des toiles peintes hindoues ont longtemps étonné les Européens qui ne sont parvenus qu'à la fin même du XVIIIe siècle à copier ces procédés ou à s'en inspirer.

Mais dans le domaine de la technique navale, militaire, dans les arts de l'émail, du vitrail, des fils d'or et d'argent, dans l'imprimerie et la fabrication des cartes et plans, dans la métallurgie, dans l'art du verre, dans la technique des ponts et chaussées, dans le domaine d'utilisation des sources d'énergie, dans la production des outils, dans l'organisation des moyens de transport, dans la construction en bois et en pierre, dans le traitement des forêts, dans la préparation culinaire et celle des boissons, dans la confection des chapeaux et des manteaux de fourrure, dans la construction des machines à ressort, horloges, automates, dans la quincaillerie, la bijouterie, la joaillerie, où trouve-t-on la supériorité de l'Asie, au XVIIIe siècle ? et à plus forte raison de l'Afrique ? des Indiens d'Amérique ? peut-être dans quelques recettes rares, dans quelques préparations spéciales, que les Européens ne tarderont pas à connaître ou à découvrir.

horloge_horizontale_1741
Horloge horizontale décrite dans le livre de Thiout (1741) (source)

En vérité, à l'époque où la technique, naguère humble et modeste, parce que réservée aux artisans du tiers état, prend ses titres de noblesse avec l'Encyclopédie, on peut se demander si la prépondérance européenne n'est pas plus grande encore sur le reste du monde, dans ce domaine immense de la technique, que dans le domaine proprement scientifique. On peut même se demander si la prépondérance européenne n'était pas aussi plus anciennement acquise sur le plan matériel. C'est, semble-t-il, en effet, à la fin du Moyen Âge, que l'Europe s'en est emparée, et les innombrables voyages, découvertes et explorations du monde entier n'ont fait que confirmer l'Europe dans cette supériorité. "C'est pour avoir su tirer parti de tant d'intelligences créées parles plus vieilles civilisations du monde", écrit justement Charles Morazé, "que l'Europe a pu conquérir la première place".

Les Arabes eux-mêmes, grands voyageurs, avaient tenu quelque temps cette place au coeur du Moyen Âge : transmetteurs de l'Antiquité gréco-romaine pour une large part, ayant eux-mêmes constitué un vaste empire des rivages de l'Atlantique à Bagdad, et même au-delà, grâce aux remarquables voyages de leurs navigateurs dans l'océan Indien, les Arabes, bien qu'adversaires religieux des Européens, les ont directement beaucoup aidés à la fin du Moyen Âge.

Pour Fernand Braudel, l'Europe, ayant assimilé les connaissances techniques venues d'Extrême-Orient ou duBraudel_couv Proche-Orient, soit directement, soit par l'intermédiaire des Arabes, a devancé dès le XVe siècle ses compétiteurs arabes : il faut voir dans cette soudaine avancée de l'Europe, non pas sans doute une supériorité intellectuelle innée, ni même le fait que le christianisme était d'essence moins conservatrice que l'Islam, mais tout simplement le jeu des facteurs naturels (découpage des côtes, favorisant le développement de la marine ; divisions intestines provoquant chez les Européens un esprit constant de lutte et donc de progrès, surtout sur le plan militaire ; enfin et surtout abondance des sources d'énergie - bois, eau et vent - que les pays arabes ne possédaient pas au même degré).

De même l'Extrême-Orient, dont la technique dans la plupart des domaines était plus avancée que celle de l'Europe au XIIe siècle (imprimerie, poudre à canon, utilisation du charbon de terre, métallurgie, etc.), n'a pas progressé depuis lors au même rythme que l'Europe et se trouve également dépassé par elle, sauf dans le domaine technico-artistique, dès le XVIe siècle.

Mystère, a-t-on souvent dit. En fait, il est à supposer que la Chine - véritable Europe, mais plus massive, à l'autre bout du monde, ayant fait son unité très tôt - n'a pas connu les mêmes motifs internes de développement, c'est-à-dire la concurrence de plus en plus acharnée entre elles des petites nations européennes. Elle n'avait pas non plus, comme l'Europe avec l'Islam, des voisins dangereux et évolués.

L'Europe pouvait donc prétendre, à la fin du XVIIIe siècle à une certaine maîtrise du monde. Or, il existe un domaine, répétons-le, où cette maîtrise était considérable et essentielle, c'est le domaine maritime. Par la mer, l'Europe tient le globe comme l'araignée tient les insectes dans sa toile. Ce tissu de routes maritimes est aussi le lien entre les divers continents. Grâce à l'Europe, l'unité du monde était en marche depuis les grandes découvertes.

Enfin c'est pas la marine que les communications sont alors les plus faciles, et les moins coûteuses. Les ports occidentaux sont les poumons de l'Europe : ils aspirent la richesse et donnent à l'Europe une avance de plus ne plus considérable sur les reste de l'univers.

planisph_re_1780
planisphère de Rigobert Bonne (1727-1795), cartographe français, hydrographe
officiel du Département de la Marine en 1773, projection Mercator, 1780

 

III - La supériorité maritime de l'Europe

a) La marine de guerre. - La marine de guerre au XVIIIe siècle a subi une évolution plus rapide que l'armée de terre. Sans doute n'est-il pas toujours facile de déterminer le chiffre des flottes de guerre, car d'un côté certains bateaux, dits de guerre, n'étaient pas vraiment aptes au combat, tandis que des bateaux de commerce, munis de canons, devenaient d'excellents corsaires.

On peut cependant avancer des chiffres qui, à quelques unités près, seront plutôt des ordres de grandeur. Or, la Grande-Bretagne a démontré dans ce domaine une supériorité constante, acquise véritablement depuis 1690 environ. Elle ne perdit jamais le premier rang, même pendant les jours sombres de la guerre d'Amérique. En 1721, l'Angleterre compte officiellement 124 vaisseaux de ligne et 104 bateaux plus petits. On la retrouve en 1762 avec 141 vaisseaux de ligne et 224 bateaux plus petits. En 1783, ces chiffres étaient montés à 174 et 294 respectivement. Jamais aucune puissance navale n'avait encore disposé d'un pareil nombre de bateaux de guerre.

l_Hermione_par_Rossel_de_Cercy
la frégate l'Hermione, mise à l'eau à Rochefort le 28 avril 1779

La grande rivale de l'Angleterre sur mer, et outre-mer, au XVIIIe siècle, la France, a compté des chiffres nettement plus modestes, et surtout la marine française , et surtout la marine française a suivi une marche très irrégulière. les guerres continentales, financièrement épuisantes, obligeaient la France à négliger souvent sa flotte. Peu de temps après le règne de Louis XIV et la longue guerre de Succession d'Espagne, la France ne possédait que 48 bateaux de guerre de tous types. En 1739, grâce à l'action de Maurepas, secrétaire d'État à la marine, elle se retrouve avec 50 vaisseaux de ligne (contre 120 alors à l'Angleterre). En 1754, malgré la guerre de Succession d'Autriche, la France dispose de 57 vaisseaux et de 24 frégates. La guerre de Sept ans entraîne de lourdes pertes ; mais en 1770, par suite du réarmement organisé par Choiseul, la marine française atteint un plus haut rang : 66 vaisseaux de ligne (la moitié du chiffre anglais). La progression continue jusqu'en 1781 : 81 vaisseaux de ligne. La France a été plus forte sur mer à la fin de l'Ancien Régime, qu'elle ne le sera jamais dans son histoire.

Du côté espagnol, l'évolution ressemble à celle de la France. En 1713, l'Espagne, après une guerre civile et une invasion de dix ans, n'a presque plus de marine. Mais la volonté d'Alberoni, puis de Patino, lui permet de compter 33 vaisseaux de ligne en 1737. Les pertes dans les grandes guerres du milieu du siècle sont plus faibles que les pertes françaises, et l'attention que portait alors à la marine Ensenada, qui fit même venir d'Angleterre des charpentiers de marine et des techniciens, permit à l'Espagne de devenir la troisième puissance navale : 58 vaisseaux de ligne en 1774 et même 72 en 1789. L'alliance des deux Bourbons leur permettait donc d'aligner presque autant de bateaux que l'Angleterre seule.

Tchesm_
vaisseau russe de 66 canons à la bataille de Tchesmé
contre l'empire ottoman (1770)

À la fin du XVIIIe siècle, ce n'est pas la Hollande qui sur le plan militaire avait la quatrième place en Europe, mais la Russie, dont le génial Pierre le Grand avait préparé l'essor maritime au début du siècle. La marine avait été négligée par les tsarines succédant à Pierre le Grand, mais Catherine II la fit revivre pour mieux lutter contre la Turquie, grâce au concours d'ingénieurs allemands et anglais. Malgré le manque d'expérience de beaucoup de marins russes et le caractère d'improvisation de cette marine, elle vint à bout de la première marine non européenne, la marine turque, en 1770, à la bataille de Tchesmé, en mer Égée.

Cette bataille a donc une importance particulière : elle démontre le retard technologique accumulé par les Turcs (qui avaient encore maintenu en service beaucoup de galères, d'ailleurs mal entretenues). Les Russes vont donc pouvoir dominer le mer Noire et construire l'arsenal de Sébastopol (1784). En 1791, ils avaient 22 vaisseaux de ligne en mer Noire ; ils en avaient d'autre part, 37 en mer Baltique.

Mais on comptait en Europe les flottes des petites puissances maritimes de l'ouest : Danemark, Suède et surtout Hollande. La Hollande et le Danemark avaient beaucoup plus d'importance sur le plan de la marine de commerce et de pêche que sur le plan proprement naval. La Hollande, qui avait eu même une prééminence militaire sur mer au milieu du XVIIe siècle, l'avait perdu au profit de l'Angleterre dès 1675. Vivant après 1688 dans le sillage de l'Angleterre, trop intéressée par les rapports financiers pour s'imposer les sacrifices d'une forte marine de guerre, la Hollande se retrouva en danger, lorsque, vers 1775, elle changea d'alliance, au moment où l'Angleterre grignotait son empire colonial. À cette époque, la Hollande ne put aligner plus d'une cinquantaine de bateaux de guerre de toutes catégories.

L'Europe, malgré ses luttes intestines - et peut-être à cause d'elles, à cause de l'âpre concurrence entre puissances maritimes qui les amène à toutes les nouveautés - domine entièrement les mers à la fin du XVIIIe siècle. La seule riposte des non-Européens, c'est désormais la piraterie, comme celle qui se développe alors dans l'Insulinde.

Vernet_port_Rochefort
Vernet, port de Rochefort, 1759

b) La marine de commerce. - Vers 1600, l'Europe avait probablement à son service de 600 à 700 00O tonneaux de navires de commerce. Or, à la veille de la Révolution, selon une statistique française, la flotte européenne dépassait 3 300 000 tonnes de navires marchands. L'Angleterre, à cette date, se trouve à la première place, comme pour la marine de guerre (1 088 000 tonnes en 1787).

Le tonnage anglais avait augmenté brusquement depuis la guerre d'Amérique, après avoir plafonné à 650 000-700 000 tonnes depuis 1763, la montée devait continuer ensuite rapidement (1 590 000 tonnes en 1794). Pour la France, en 1787, les probabilités sont de l'ordre de 700 000 tonnes au plus.

Le total européen de 1787 représente aujourd'hui le total d'une flotte nationale très moyenne.

c) Progrès technique. - Beaucoup fut fait au XVIIIe siècle pour améliorer les formes des bateaux à voiles. Architectura_Navalis_MercatoriaLes travaux des grands mathématiciens comme Euler, Bernoulli et Borda, sur la résistance des fluides et les corps flottants, furent très utiles. Sans doute, un grand nombre de charpentiers de bateaux continuaient à construire selon les normes traditionnelles. Mais des livres comme l'Architectura Navalis Mercatoria du Suédois Chapmann (1768) et l'Examen Maritimo Teorico Practico de l'Espagnol Jorge Juan (1771) montrent que les études commençaient à avoir de l'influence sur les constructeurs. C'est en France, peut-être, où une nouvelle classe d'ingénieurs constructeurs de la marine fut constituée en 1765, que la construction navales fit le plus de progrès, comme le reconnaissaient les Anglais eux-mêmes.

C'est ce qu'écrivaient en 1800 Charnock dans son History of Marine Architecture, c'est ce qu'écrit encoreDuhamel_du_Monceau aujourd'hui l'Anglais G. J. Marcus dans A Naval History of England. Les États de Bourgogne de 118 canons, dessiné par J.-N. Sané, et lancé en 1782, était sans doute le bateau techniquement le plus accompli de l'Europe à son époque. Il fut d'ailleurs utilisé comme modèle très longtemps (jusqu'en 1848). En France, les livres techniques de Duhamel du Monceau [ci-contre] (comme le Traité des Bois de Marine) sont supérieurs à ceux de l'Anglais Mungo Murray (Treatise on Shipbuilding and Navigation, 1774).

Marine de commerce et marine de guerre ont profité des améliorations à des degrés divers ; en faut, les bateaux ont peu augmenté de taille par rapport au siècle précédent mais leur voilure s'est compliquée. Le grand dominateur des mers, c'est le trois-mâts à voiles carrées nombreuses qui permettent de régler exactement la proportion de la voilure à la force du vent. Mais les deux-mâts se multiplient ; il s'agit soit du brick à voiles carrées, soit de la goélette à voiles auriques. Le vaisseau marchand ordinaire ne dépasse pas en général 300 tonneaux. Les Indiamen, ou bateaux de la carrière des Indes, atteignent cependant jusqu'à 1 500 tonnes. Ces bateaux, à la voilure très développée par rapport à la coque, sont plus rapides qu'autrefois. Le gaillard d'arrière est moins dominant que dans les anciens galions car on s'était aperçu qu'il offrait de la résistance au vent.

La marine anglaise a tout de même réalisé en fin de siècle deux modifications importantes : la couverture de la coque en cuivre, ce qui retardait le pourrissement du bois dû aux vers aquatiques, les tarets (auparavant le goudron paraissait suffisant), et pour les bateaux de guerre, la caronade, canon court et large sur glissières, assez facile à manier, moins gênant que les anciennes batteries qui étaient fixes. La technique de la couverture en cuivre ne fut utilisée par les Français qu'après 1778, après la capture de navires anglais ainsi protégés, pendant la guerre d'Amérique.

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caronade

Les chantiers navals se rationalisent quelque peu : les plus importants situés en général près des ports d'estuaire, possèdent des bassins de radoub depuis le XVIIIe siècle (autrefois on couchait le bateau pour le réparer). Les bateaux de guerre sont de plus en plus construits sur des chantiers gouvernementaux plutôt que par des firmes privées. On sait que l'outre-mer a concouru à donner à l'Europe des matériaux complémentaires pour sa marine : toutes les puissances navales de l'ouest avaient été frappées, tour à tour, par la pénurie de grands bois nécessaires  la construction de la coque ou des mâts (chênes, sapins, pins). L'appel aux pays de la Baltique ne fut pas toujours suffisant, et il fut interrompu souvent par des guerres. De là, malgré les distances, l'importation de bois d'Amérique du Nord. La France, avant la perte du Canada (1763), n'avait pas su, comme l'a montré Walden Bamford, tirer un grand parti des ressources considérables de ce pays.

Les Anglais furent plus habiles : ils avaient eu d'ailleurs de grands chantiers dans les Treize Colonies (en smithdimonparticulier au Massachusetts, avant 1775). Robert Albion a étudié l'organisation des coupes et des chantiers tant aux États-Unis qu'au Canada au XVIIIe siècle. Le premier rival non européen des puissances navales européennes allait être naturellement les États-Unis, dont les navires se déploient rapidement sur lesmers dès l'époque de l'Indépendance.

Les Grandes Antilles et la côte Pacifique du Mexique fournissent aussi des bateaux à l'Espagne, le Brésil au Portugal, la Birmanie du teck aux Compagnies des Indes. Le bon marché de la main d'oeuvre ou la solidité des matériaux coloniaux sont fort utiles.

Les améliorations nautiques de détail sont d'ailleurs multiples au XVIIIe siècle : sur le plan du confort matériel, les Anglais ont sans doute devancé tous les autres. En 1764, on commence à utiliser à bord la pompe de William Cole ; pour vider une tonne d'eau, il ne faut plus que 4 hommes en 38 secondes au lieu de 7 hommes auparavant en 76 secondes. On installe à bord des ventilateurs (système de Hale) ; des appareils à air chaud permettant d'évacuer l'air usé - et souvent pestilentiel autrefois dans les cales - ou bien il s'agit de système d'éventails agités par des moulins à vent. D'autres améliorations - pour laJames_Cook_1728_1779_ nourriture, un peu plus varié qu'autrefois -, pour le logement (cabines pour un certain nombre de passagers) rendent les voyages maritimes moins dangereux pour la santé. Le scorbut est en nette régression. Cook [ci-contre], qui est un modèle il est vrai, réussit à rapatrier tout son monde sauf quatre hommes, après son extraordinaire voyage dans le Pacifique qui avait duré trois ans (1772-1775) et qui avait fait changer les équipages constamment de région climatique. Il y eut davantage de pertes sur les bateaux hollandais.

Le progrès atteint aussi le système des communications en mer : les Français gardent une nette supériorité sur les signaux (bien que l'amiral Howe ait fait voter des crédits par la Navy pour améliorer le système), mais les Anglais se montrent plus capables que tous les autres peuples pour les appareils nautiques. Ce sont les Anglais qui mettent au point, dans les années 1730-1740, le quadrant (John Hadley), qui permet de calculer, grâce à un système de double réflexion, la hauteur d'un astre au-dessus de l'horizon. Les progrès de détail continuent, et vers 1760, John Campbell parvient à construire le sextant moderne, appareil composé d'un secteur circulaire (un sixième de cercle) articulé (le rayon du milieu est une alidade), d'une lunette et de miroirs, qui permet de "faire le point" par la mesure de l'angle de l'astre avec l'horizon.

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le quadant de Hadley (1731) - source

Mais un autre progrès encore plus considérable fut atteint grâce à la mise au point progressive d'un chronomètre par l'extraordinaire artisan anglais Harrison, qui passa une partie de sa vie à ce travail : premier chronomètre (1735), deuxième (1739), troisième (1748). Il s'agissait, en effet, de mesurer la longitude en haute mer, et les calculs étaient extrêmement difficiles parce que l'on n'avait pas pu garder jusqu'alors avec précision l'heure du méridien d'origine ou du point de départ. Les procédés de mesure de longitude par la distance lunaire, la hauteur relatives ou l'occultation de certains astres étaient très compliqués et rendaient nécessaires l'emploi de "tables lunaires" (dont l'Allemand Tobbie Mayer donna cependant une édition en 1753).

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chronomètre de Harrison

Le Bord of Longitude, créé en Angleterre en1714, avait institué une grosse récompense (20 000 livres sterling), pour quiconque construirait une montre susceptible de ne retarder ou avancer de plus de 30 minutes sur le trajet de Londres aux Indes occidentales. C'est ce qui poussa peut-être Harrison à travailler ou à réussir.

Mais Harrison n'avait construit que des protoypes et de très rares bateaux purent être dotés de chronomètres. Cook n'en avait pas pour son premier voyage ; et il n'en eut que pour le second et le troisième.

En France, cependant, l'Académie de Marine cherchait de son côté à devancer les Anglais sur le plan technique. Un horloger parisien, Pierre Le Roy (1717-1785), découvrit une méthode industrielle de fabrication de chronomètres, grâce surtout à l'utilisation d'un balancier compensateur des variations de température.

À Brest, l'Académie de Marine, menée surtout par Borda, avait de grands projets : grande bibliothèque, laboratoires de recherche, amphithéâtres : c'était un véritable centre moderne.

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Le monde entier a coopéré sous la direction de l'Europe (qui pratique alors une véritable "dictature de la raison") à l'avancement des sciences. Les océans sont un lieu permanent d'expérimentation. Les continents, explorés peu à peu, fournissent aux chercheurs des plantes et des animaux jusqu'alors inconnus. Les grandes expéditions astronomiques européennes se déplacent en Laponie (Maupertuis, Clairaut, Le Monnier) et au Pérou (La Condamine, Bouguer, Godin). Le passage de Vénus devant le disque solaire suscite les voyages de Bougainville et de Cook, mais aussi les déplacements de l'abbé Chappe à Tobolsk, de Le Gentil à Pondichéry. Pour des savants comme Linné, Banks, Humboldt, la terre entière est un immense champ d'expériences. La science est universelle, mais ce sont alors les Européens qui la construisent à 99%.

Michel Devèze (1914-1979)
professeur à l'université de Reims
L'Europe et le monde à la fin du XVIIIe siècle,
Albin Michel, 1970, p. 23-37

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17 avril 2008

Discours sur le colonialisme (Aimé Césaire, 1955)

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Discours sur le colonialisme

Aimé CÉSAIRE (1950) - extraits

 

Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente.
Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte.
Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde.

Le fait est que la civilisation dite «européenne», la civilisation «occidentale», telle que l’ont façonnée deux siècles de régime bourgeois, est incapable de résoudre les deux problèmes majeurs auxquels son existence a donné naissance : le problème du prolétariat et le problème colonial ; que, déférée à la barre de la «raison», comme à la barre de la «conscience», cette Europe-là est impuissante à se justifier ; et que, de plus en plus, elle se réfugie dans une hypocrisie d’autant plus odieuse qu’elle a de moins en moins chance de tromper.

L’Europe est indéfendable.
Il paraît que c’est la constatation que se confient tout bas les stratèges américains.
En soi cela n’est pas grave.
Le grave est que «l’Europe» est moralement, spirituellement indéfendable.
Et aujourd’hui il se trouve que ce ne sont pas seulement les masses européennes qui incriminent, mais que l’acte d’accusation est proféré sur le plan mondial par des dizaines et des dizaines de millions d’hommes qui, du fond de l’esclavage, s’érigent en juges.

On peut tuer en Indochine, torturer à Madagascar, emprisonner en Afrique, sévir aux Antilles. Les colonisés savent désormais qu’ils ont sur les colonialistes un avantage. Ils savent que leurs «maîtres» provisoires mentent.
Donc que leurs maîtres sont faibles.
Et puisque aujourd’hui il m’est demandé de parler de la colonisation et de la civilisation, allons droit au mensonge principal à partir duquel prolifèrent tous les autres.

Colonisation et civilisation ?
La malédiction la plus commune en cette matière est d’être la dupe de bonne foi d’une hypocrisie collective, habile à mal poser les problèmes pour mieux légitimer les odieuses solutions qu’on leur apporte.
Cela revient à dire que l’essentiel est ici de voir clair, de penser clair, entendre dangereusement, de répondre clair à l’innocente question initiale : qu’est-ce en son principe que la colonisation ? De convenir de ce qu’elle n’est point ; ni évangélisation, ni entreprise philanthropique, ni volonté de reculer les frontières de l’ignorance, de la maladie, de la tyrannie, ni élargissement de Dieu, ni extension du Droit ; d’admettre une fois pour toutes, sans volonté de broncher aux conséquences, que le geste décisif est ici de l’aventurier et du pirate, de l’épicier en grand et de l’armateur, du chercheur d’or et du marchand, de l’appétit et de la force, avec, derrière, l’ombre portée, maléfique, d’une forme de civilisation qui, à un moment de son histoire, se constate obligée, de façon interne, d’étendre à l’échelle mondiale la concurrence de ses économies antagonistes.

Poursuivant mon analyse, je trouve que l’hypocrisie est de date récente ; que ni Cortez découvrant Mexico du haut du grand téocalli, ni Pizarre devant Cuzco (encore moins Marco Polo devant Cambaluc), ne protestent d’être les fourriers d’un ordre supérieur ; qu’ils tuent ; qu’ils pillent ; qu’ils ont des casques, des lances, des cupidités ; que les baveurs sont venus plus tard ; que le grand responsable dans ce domaine est le pédantisme chrétien, pour avoir posé les équations malhonnêtes : christianisme = civilisation ; paganisme = sauvagerie, d’où ne pouvaient que s’ensuivre d’abominables conséquences colonialistes et racistes, dont les victimes devaient être les Indiens, les Jaunes, les Nègres.

Cela réglé, j’admets que mettre les civilisations différentes en contact les unes avec les autres est bien ; que marier des mondes différents est excellent ; qu’une civilisation, quel que soit son génie intime, à se replier sur elle-même, s’étiole ; que l’échange est ici l’oxygène, et que la grande chance de l’Europe est d’avoir été un carrefour, et que, d’avoir été le lieu géométrique de toutes les idées, le réceptacle de toutes les philosophies, le lieu d’accueil de tous les sentiments en a fait le meilleur redistributeur d’énergie.

Mais alors je pose la question suivante : la colonisation a-t-elle vraiment mis en contact ? Ou, si l’on préfère, de toutes les manières d’établir contact, était-elle la meilleure ?
Je réponds non.
Et je dis que de la colonisation à la civilisation, la distance est infinie ; que, de toutes les expéditions coloniales accumulées, de tous les statuts coloniaux élaborés, de toutes les circulaires ministérielles expédiées, on ne saurait réussir une seule valeur humaine.

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Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a au Viêt-nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et «interrogés», de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.

Et alors, un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On dit : «Comme c’est curieux ! Mais, bah ! C’est le nazisme, ça passera !» Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne.

Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’un Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.

J’ai beaucoup parlé d’Hitler. C’est qu’il le mérite : il permet de voir gros et de saisir que la société capitaliste, à son stade actuel, est incapable de fonder un droit des gens, comme elle s’avère impuissante à fonder une morale individuelle. Qu’on le veuille ou non : au bout du cul-de-sac Europe, je veux dire l’Europe d’Adenauer, de Schuman, Bidault et quelques autres, il y a Hitler. Au bout du capitalisme, désireux de se survivre, il y a Hitler. Au bout de l’humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler.

Et, dès lors, une de ses phrases s’impose à moi :
«Nous aspirons, non pas à l’égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s’agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d’en faire une loi.»

Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d’un degré.
Qui parle ? J’ai honte à le dire : c’est l’humaniste occidental, le philosophe «idéaliste». Qu’il s’appelle Renan, c’est un hasard. Que ce soit tiré d’un livre intitulé : La Réforme intellectuelle et morale, qu’il ait été écrit en France, au lendemain d’une guerre que la France avait voulue du droit contre la force, cela en dit long sur les mœurs bourgeoises.

«La régénération des races inférieures ou abâtardies par les races supérieures est dans l’ordre providentiel de l’humanité. L’homme du peuple est presque toujours, chez nous, un noble déclassé, sa lourde main est bien mieux faite pour manier l’épée que l’outil servile. Plutôt que de travailler, il choisit de se battre, c’est-à-dire qu’il revient à son premier état. Regere imperio populos, voilà notre vocation. Versez cette dévorante activité sur des pays qui, comme la Chine, appellent la conquête étrangère. Des aventuriers qui troublent la société européenne, faites un ver sacrum, un essaim comme ceux des Francs, des Lombards, des Normands, chacun sera dans son rôle. La nature a fait une race d’ouvriers, c’est la race chinoise, d’une dextérité de main merveilleuse sans presque aucun sentiment d’honneur ; gouvernez-la avec justice, en prélevant d’elle, pour le bienfait d’un tel gouvernement, un ample douaire au profit de la race conquérante, elle sera satisfaite ; une race de travailleurs de la terre, c’est le nègre ; soyez bon pour lui et humain, et tout sera dans l’ordre ; une race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne. Réduisez cette noble race à travailler dans l’ergastule comme des nègres et des Chinois, elle se révolte. Tout révolté est, chez nous, plus ou moins, un soldat qui a manqué sa vocation, un être fait pour la vie héroïque, et que vous appliquez à une besogne contraire à sa race, mauvais ouvrier, trop bon soldat. Or, la vie qui révolte nos travailleurs rendrait heureux un Chinois, un fellah, êtres qui ne sont nullement militaires. Que chacun fasse ce pour quoi il est fait, et tout ira bien

Hitler ? Rosenberg ? Non, Renan.

Mais descendons encore d’un degré. Et c’est le politicien verbeux. Qui proteste ? Personne, que je sache, lorsque M. Albert Sarraut, tenant discours aux élèves de l’École coloniale, leur enseigne qu’il serait puéril d’opposer aux entreprises européennes de colonisation «un prétendu droit d’occupation et je ne sais quel autre droit de farouche isolement qui pérenniserait en des mains incapables la vaine possession de richesses sans emploi.»
Et qui s’indigne d’entendre un certain R.P. Barde assurer que les biens de ce monde, «s’ils restaient indéfiniment répartis, comme ils le seraient sans la colonisation, ne répondraient ni aux desseins de Dieu, ni aux justes exigences de la collectivité humaine» ?

Attendu, comme l’affirme son confrère en christianisme, le R. P. Muller : «… que l’humanité ne doit pas, ne peut pas souffrir que l’incapacité, l’incurie, la paresse des peuples sauvages laissent indéfiniment sans emploi les richesses que Dieu leur a confiées avec mission de les faire servir au bien de tous».
Personne.
Je veux dire : pas un écrivain patenté, pas un académicien, pas un prédicateur, pas un politicien, pas un croisé du droit et de la religion, pas un «défenseur de la personne humaine».
Et pourtant, par la bouche des Sarraut et des Barde, des Muller et des Renan, par la bouche de tous ceux qui jugeaient et jugent licite d’appliquer aux peuples extra-européens, et au bénéfice de nations plus fortes et mieux équipées, «une sorte d’expropriation pour cause d’utilité publique», c’était déjà Hitler qui parlait.

Où veux-je en venir ? À cette idée : que nul ne colonise innocemment, que nul non plus ne colonise impunément ; qu’une nation qui colonise, qu’une civilisation qui justifie la colonisation — donc la force — est déjà une civilisation malade, une civilisation moralement atteinte, qui, irrésistiblement, de conséquence en conséquence, de reniement en reniement, appelle son Hitler, je veux dire son châtiment.

Colonisation : tête de pont dans une civilisation de la barbarie d’où, à n’importe quel moment, peut déboucher la négation pure et simple de la civilisation.

J’ai relevé dans l’histoire des expéditions coloniales quelques traits que j’ai cités ailleurs tout à loisir.
Cela n’a pas eu l’heur de plaire à tout le monde. Il paraît que c’est tirer de vieux squelettes du placard. Voire !
Était-il inutile de citer le colonel de Montagnac, un des conquérants de l’Algérie : «Pour chasser les idées qui m’assiègent quelquefois, je fais couper des têtes, non pas des têtes d’artichauts, mais bien des têtes d’hommes.»

Convenait-il de refuser la parole au comte d’Herisson : «Il est vrai que nous rapportons un plein baril d’oreilles récoltées, paire à paire, sur les prisonniers, amis ou ennemis.»

Fallait-il refuser à Saint-Arnaud le droit de faire sa profession de foi barbare : «On ravage, on brûle, on pille, on détruit les maisons et les arbres.»

Fallait-il empêcher le maréchal Bugeaud de systématiser tout cela dans une théorie audacieuse et de se revendiquer des grands ancêtres : «Il faut une grande invasion en Afrique qui ressemble à ce que faisaient les Francs, à ce que faisaient les Goths.»

Fallait-il rejeter dans les ténèbres de l’oubli le fait d’armes mémorable du commandant Gérard et se taire sur la prise d’Ambike, une ville qui, à vrai dire, n’avait jamais songé à se défendre : «Les tirailleurs n’avaient ordre de tuer que les hommes, mais on ne les retint pas ; enivrés de l’odeur du sang, ils n’épargnèrent pas une femme, pas un enfant… À la fin de l’après-midi, sous l’action de la chaleur, un petit brouillard s’éleva : c’était le sang des cinq mille victimes, l’ombre de la ville, qui s’évaporait au soleil couchant.»

Oui ou non, ces faits sont-ils vrais ? Et les voluptés sadiques, les innombrables jouissances qui vous frisselisent la carcasse de Loti quand il tient au bout de sa lorgnette d’officier un bon massacre d’Annamites ? Vrai ou pas vrai (1) ? Et si ces faits sont vrais, comme il n’est au pouvoir de personne de le nier, dira-t-on, pour les minimiser, que ces cadavres ne prouvent rien ?

Pour ma part, si j’ai rappelé quelques détails de ces hideuses boucheries, ce n’est point par délectation morose, c’est parce que je pense que ces têtes d’hommes, ces récoltes d’oreilles, ces maisons brûlées, ces invasions gothiques, ce sang qui fume, ces villes qui s’évaporent au tranchant du glaive, on ne s’en débarrassera pas à si bon compte. Ils prouvent que la colonisation, je le répète, déshumanise l’homme même le plus civilisé ; que l’action coloniale, l’entreprise coloniale, la conquête coloniale, fondée sur le mépris de l’homme indigène et justifiée par ce mépris, tend inévitablement à modifier celui qui l’entreprend ; que le colonisateur, qui, pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir dans l’autre la bête, s’entraîne à le traiter en bête, tend objectivement à se transformer lui-même en bête. C’est cette action, ce choc en retour de la colonisation qu’il importait de signaler.

Partialité ? Non. Il fut un temps où de ces mêmes faits on tirait vanité, et où, sûr du lendemain, on ne mâchait pas ses mots. Une dernière citation ; je l’emprunte à un certain Carl Sieger, auteur d’un Essai sur la Colonisation (2) :
«Les pays neufs sont un vaste champ ouvert aux activités individuelles, violentes, qui, dans les métropoles, se heurteraient à certains préjugés, à une conception sage et réglée de la vie, et qui, aux colonies, peuvent se développer plus librement et mieux affirmer, par suite, leur valeur. Ainsi, les colonies peuvent, à un certain point, servir de soupape de sûreté à la société moderne. Cette utilité serait-elle la seule, elle est immense.»

En vérité, il est des tares qu’il n’est au pouvoir de personne de réparer et que l’on n’a jamais fini d’expier.
Mais parlons des colonisés.
Je vois bien ce que la colonisation a détruit : les admirables civilisations indiennes et que ni Deterding, ni Royal Dutch, ni Standard Oil ne me consoleront jamais des Aztèques et des Incas.
Je vois bien celles — condamnées à terme — dans lesquelles elle a introduit un principe de ruine : Océanie, Nigéria, Nyassaland. Je vois moins bien ce qu’elle a apporté.

Sécurité ? Culture ? Juridisme ? En attendant, je regarde et je vois, partout où il y a, face à face, colonisateurs et colonisés, la force, la brutalité, la cruauté, le sadisme, le heurt et, en parodie de la formation culturelle, la fabrication hâtive de quelques milliers de fonctionnaires subalternes, de boys, d’artisans, d’employés de commerce et d’interprètes nécessaires à la bonne marche des affaires.

J’ai parlé de contact.
Entre colonisateur et colonisé, il n’y a de place que pour la corvée, l’intimidation, la pression, la police, l’impôt, le vol, le viol, les cultures obligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue, la suffisance, la muflerie, des élites décérébrées, des masses avilies.
Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission qui transforment l’homme colonisateur en pion, en adjudant, en garde-chiourme, en chicote et l’homme indigène en instrument de production.

À mon tour de poser une équation : colonisation = chosification.
J’entends la tempête. On me parle de progrès, de «réalisations», de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes.
Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, des cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées.

On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemins de fer.
Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse.
Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme.

On m’en donne plein la vue de tonnage de coton ou de cacao exporté, d’hectares d’oliviers ou de vignes plantés.
Moi, je parle d’économies naturelles, d’économies harmonieuses et viables, d’économies à la mesure de l’homme indigène désorganisées, de cultures vivrières détruites, de sous-alimentation installée, de développement agricole orienté selon le seul bénéfice des métropoles, de rafles de produits, de rafles de matières premières.

On se targue d’abus supprimés.
Moi aussi, je parle d’abus, mais pour dire qu’aux anciens — très réels — on en a superposé d’autres — très détestables. On me parle de tyrans locaux mis à la raison ; mais je constate qu’en général ils font très bon ménage avec les nouveaux et que, de ceux-ci aux anciens et vice-versa, il s’est établi, au détriment des peuples, un circuit de bons services et de complicité.

On me parle de civilisation, je parle de prolétarisation et de mystification.
Pour ma part, je fais l’apologie systématique des civilisations para-européennes.
Chaque jour qui passe, chaque déni de justice, chaque matraquage policier, chaque réclamation ouvrière noyée dans le sang, chaque scandale étouffé, chaque expédition punitive, chaque car de C.R.S., chaque policier et chaque milicien nous fait sentir le prix de nos vieilles sociétés.
C’étaient des sociétés communautaires, jamais de tous pour quelques-uns.
C’étaient des sociétés pas seulement anté-capitalistes, comme on l’a dit, mais aussi anti-capitalistes.
C’étaient des sociétés démocratiques, toujours.
C’étaient des sociétés coopératives, des sociétés fraternelles.

Je fais l’apologie systématique des sociétés détruites par l’impérialisme.
Elles étaient le fait, elles n’avaient aucune prétention à être l’idée, elles n’étaient, malgré leurs défauts, ni haïssables, ni condamnables. Elles se contentaient d’être. Devant elles n’avaient de sens, ni le mot échec, ni le mot avatar. Elles réservaient, intact, l’espoir.

Au lieu que ce soient les seuls mots que l’on puisse, en toute honnêteté, appliquer aux entreprises européennes hors d’Europe. Ma seule consolation est que les colonisations passent, que les nations ne sommeillent qu’un temps et que les peuples demeurent.
Cela dit, il paraît que, dans certains milieux, l’on a feint de découvrir en moi un «ennemi de l’Europe» et un prophète du retour au passé anté-européen.

Pour ma part, je cherche vainement où j’ai pu tenir de pareils discours ; où l’on m’a vu sous-estimer l’importance de l’Europe dans l’histoire de la pensée humaine ; où l’on m’a entendu prêcher un quelconque retour ; où l’on m’a vu prétendre qu’il pouvait y avoir retour.

La vérité est que j’ai dit tout autre chose : savoir que le grand drame historique de l’Afrique a moins été sa mise en contact trop tardive avec le reste du monde, que la manière dont ce contact a été opéré ; que c’est au moment où l’Europe est tombée entre les mains des financiers et des capitaines d’industrie les plus dénués de scrupules que l’Europe s’est «propagée» ; que notre malchance a voulu que ce soit cette Europe-là que nous ayons rencontré sur notre route et que l’Europe est comptable devant la communauté humaine du plus haut tas de cadavres de l’histoire.

Par ailleurs, jugeant l’action colonisatrice, j’ai ajouté que l’Europe a fait fort bon ménage avec tous les féodaux indigènes qui acceptaient de servir ; ourdi avec eux une vicieuse complicité ; rendu leur tyrannie plus effective et plus efficace, et que son action n’a tendu a rien de moins qu’à artificiellement prolonger la survie des passés locaux dans ce qu’ils avaient de plus pernicieux.
J’ai dit — et c’est très différent — que l’Europe colonisatrice a enté l’abus moderne sur l’antique injustice ; l’odieux racisme sur la vieille inégalité.

Que si c’est un procès d’intention que l’on me fait, je maintiens que l’Europe colonisatrice est déloyale à légitimer a posteriori l’action colonisatrice par les évidents progrès matériels réalisés dans certains domaines sous le régime colonial, attendu que la mutation brusque est chose toujours possible, en histoire comme ailleurs ; que nul ne sait à quel stade de développement matériel eussent été ces mêmes pays sans l’intervention européenne ; que l’équipement technique, la réorganisation administrative, «l’européanisation», en un mot, de l’Afrique ou de l’Asie n’étaient — comme le prouve l’exemple japonais — aucunement liés à l’occupation européenne ; que l’européanisation des continents non européens pouvait se faire autrement que sous la botte de l’Europe ; que ce mouvement d’européanisation était en train ; qu’il a même été ralenti ; qu’en tout cas il a été faussé par la mainmise de l’Europe.

À preuve qu’à l’heure actuelle, ce sont les indigènes d’Afrique ou d’Asie qui réclament des écoles et que c’est l’Europe colonisatrice qui en refuse ; que c’est l’homme africain qui demande des ports et des routes, que c’est l’Europe colonisatrice qui, à ce sujet, lésine ; que c’est le colonisé qui veut aller de l’avant, que c’est le colonisateur qui retient en arrière.

Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme,
éd. 1955, Présence Africaine, p. 7-23

Notes

(1) Il s’agit du récit de la prise de Thouan-An paru dans Le Figaro en septembre 1883 et cité dans le livre de N. Serban : Loti, sa vie, son œuvre. «Alors la grande tuerie avait commencé. On avait fait des feux de salve-deux ! et c’était plaisir de voir ces gerbes de balles, si facilement dirigeables, s’abattre sur eux deux fois par minute, au commandement d’une manière méthodique et sûre… On en voyait d’absolument fous, qui se relevaient pris d’un vertige de courir… Ils faisaient en zigzag et tout de travers cette course de la mort, se retroussant jusqu’aux reins d’une manière comique… et puis on s’amusait à compter les morts…» etc.

(2) Carl Sieger : Essai sur la Colonisation, Paris, 1907.


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Aimé Césaire, né le 25 juin 1913 à Basse-Pointe (Martinique), est décédé le jeudi 17 avril 2008 au CHU de Fort-de-France où il était hospitalisé depuis le 9 avril. Co-auteur avec Léopold Sédar Senghor de la "négritude", il est l'une des grandes voix du XXe siècle à revendiquer la dignité de l'homme en combattant le racisme et le colonialisme et en attachant sa pensée et sa poésie à l'horizon de l'universalisme. Son texte, Discours sur le colonialisme (1950), véhicule, cependant, une pensée de l'hypostase. Rabattre la colonisation sur la décivilisation n'est pas soutenable. Dominé par la véhémence d'une hostilité principielle, Césaire absolutise le colonialisme et pousse jusqu'à l'outrance. Ainsi écrire : "Au bout du cul-de-sac Europe, je veux dire l'Europe d'Adenauer, de Schuman, Bidault et quelques autres, il y a Hitler (...) Au bout de l'humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler" (p. 13), fut non seulement une erreur de prospective historique mais aussi un abus d'idéologie anticoloniale.

Michel Renard
Études Coloniales

 

 

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