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études-coloniales
20 juillet 2019

Les Algériens musulmans et la France (1871-1919) de Charles-Robert Ageron, compte rendu par René Galissot (1970)

Ageron thèse, couv (1 et 2)

 

Les Algériens musulmans et la France

(1871-1919)

de Charles-Robert Ageron

par René GALLISSOT (1970)

 

________________

 

René Galissot, historien du Mahreb colonial, militant pour son indépendance depuis 1954, revendiquant un marxisme explicatif de l’histoire, est l’auteur de nombreuses études parues à partir des années 1980. Quand il écrit ce compte rendu de la thèse de Charles-Robert Ageron dans la revue communiste La Pensée, en octobre 1970 , il n‘a publié qu’un court opuscule dans la collection «Que sais-je ?»  (Puf) en 1961, sur l’économie de l’Afrique du Nord.

Mais sa lecture est sérieuse et il en discute quelques thèses fondamentales. Il situe le travail d’Ageron dans un entre-deux :

«Cette thèse n'est plus une histoire coloniale, elle n'est pas, au sens actuel du mot, une histoire de décolonisation ; elle oscille entre l'histoire politique et l'histoire sociale, (elle) annonce donc, une histoire de l'Algérie colonisée qui soit compréhension des transformations économiques, sociales et culturelles et des mutations idéologiques et politiques».

Galissot voudrait lire dans Ageron des idées qui n’y sont pas clairement mais qui y sont quand même… un peu à la manière de la lecture symptomale d’Althusser. Ainsi la thèse d’Ageron serait :

«une œuvre en suspens entre deux historiographies ; elle se retient d'être une explication piénière ou d'offrir des hypothèses d'ensemble, ou plutôt sa façon d'être compréhensive consiste à accumuler les éléments d'explication, ce qui lui donne ce caractère d'analyse indéfinie. Mais l'auteur soutient ses vues propres, ce qui nous vaut des thèses dissimulées en forme de thèse universitaire».

l'échec d'une «politique indigène» ?

Charles-Robert Ageron ne serait pas «l’historien de la question indigène», comme il le revendiquait lui-même selon Galissot, mais celui d’une thèse [qui] trouve le plus fréquemment son centre de gravité dans la société coloniale elle-même, ce moyen terme déformant entre la métropole et les colonisés».

Galissot prête à Ageron le regret de l’insuccès d’un «une politique indigène positive», celle qui fut notamment définie par Ismaïl Urbain et que deux gouverneurs généraux chers à l’historien ont plus ou moins tenté de pratiquer : Jules Cambon de 1891 à 1897 et Jonnart de 1900-1901 et 1903 à 1911. Leurs échecs respectifs, et surtout celui de 1919 qui n‘a su réaliser l’assimilation complète, sont pour Charles-Rober Ageron ce qui «rendit fatale l’indépendance»

C’est la «thèse véritable du livre» aux dires de René Galissot. Et il en reproche la méthode à l’auteur :

«Cette vision de la fonction coloniale réduite à «une politique indigène», qui conduit à privilégier la voie qui ne fut pas suivie, empêche quelque peu de comprendre que la politique véritablement appliquée, fut une réelle politique coloniale, ou plutôt qu'une politique coloniale se situe à plusieurs niveaux, et qu'une politique d'association ou d'assimilation est, elle aussi, coloniale»

L’assilimilation sociale restait exclue, selon René Galissot :

«N'est-il pas plus sain d'admettre que la politique d'assimilation repose sur le postulat qu'il ne peut y avoir de nation algérienne, sur le rejet donc de l'évolution nationale pour le pays colonisé ? Or le refus du développement national caractérise une politique coloniale, fût-elle idéaliste».

René Gallissot est très sévère sur les informations qu’il tire de la thèse d’Ageron à propos de la politique foncière :

«L'objectif fondamental du programme des colons était de rompre la société algérienne, de la pulvériser en rendant la propriété individuelle, ce qui en mettant fin aux entraves collectives, ouvrirait le marché des terre».

Et cette politique ne fut pas seulement celle des «gros colons» :

«C'était vraiment toute une société, au rare pouvoir d'assimilation des nouveaux venus, qui pratiquait l'exploitation coloniale, et les plus petits détenteurs de pouvoirs n'étaient pas les moins abusifs dans l'exaction, comme le signalent, à travers l'étude d'Ageron, les méfaits des gardes forestiers par exemple».

Finalement, Galissot regrette presque l’énorme travail d’Ageron puisque la cause était entendue :

«Thèse étonnante que cette œuvre de Ch.-R. Ageron, écrasante en sa masse, déroutante parfois en sa composition et en ses détours, fatigante par sa minutie et ses scrupules, mais sûre au niveau des faits et plus encore révélatrice de la société coloniale, tout en demeurant hésitante dans l'analyse politique ; thèse, qui nourrit de toutes ses informations, ses bilans, ses notations, ses citations, la compréhension d'un demi-siècle d'histoire de l'Algérie, de cette époque de mutations encore souvent sourdes mais irréversibles, qui croit cependant que par une action externe et toute politique, celle d'une «politique indigène» précisément, le cours des choses aurait pu être changé».

M.R.

 

Ageron prof au lycée Alger - copie
Charles-Robert Ageron,
professeur au lycée d'Alger
quand il commençait sa thèse

 

________________

 

texte de René Galissot

 

Le grand livre de Charles-Robert Ageron (1) risque d'être mal lu et plus encore mal compris et ce serait vraiment dommage de perdre par découragement ou par énervement ce que recèle cette somme de connaissance et d'explication compréhensive. Par sa masse, le livre fait peur ; par sa densité et plus encore par sa complaisance dans l'austérité érudite, il déroute fréquemment. Plus gravement ensuite, l'ouvrage renouvelle constamment une équivoque : l'auteur fait parade de positivisme en ne reconnaissant comme objective et donc scientifique que l'histoire réduite à une pure transposition d'archives, alors que tout au long, sourd une colère vainement rentrée contre l'échec de la colonisation ; mais le meilleur du livre tient sans doute à cette sombre passion qui soulève ces gros volumes laborieux.

Enfin, comme un pécheur, d'un vice ou d'une tentation, Ch.-R. Ageron se défend de devoir quelque chose au marxisme : il iance quelques pointes contre les jugements de Hallgarten (Imperialimus vor 1914) sur le gouverneur général Jonnart ; il défend avec entêtement contre Madeleine Rebérioux, une interprétation courte du socialisme français et de la pensée de Jaurès, critique vertement la notion de «révolution démocratique bourgeoise» qui n'a rien à faire là, et se refuse à parler d'impérialisme. Mais que le marxisme ne se réduise pas à un nominalisme, et voici qu'Ageron travaille en marxiste sans le savoir ; ainsi, il s'évertue à affirmer le primat du politique, mais ses explications ultimes renvoient à l'analyse de l'évolution de la propriété ; l'œuvre croule sous la matière, mais les moments de synthèse valent par compréhension en profondeur de la condition sociale algérienne.

Le marxisme ne fait aucune profession de foi d'impérialisme rétroactif, et le récent colloque du C.E.R.M. (décembre 1969) est revenu avec insistance sur les particularités de l'impérialiste français qui est largement un impérialisme retardé, en tout état de cause fort tardif, pour l'Algérie au moins, car la colonisation appartient à une plus longue histoire ; dans la période étudiée, c'est bien d'elle que provient l'originalité du cas algérien qui tient précisément à l'existence d'une société coloniale et à sa pesée sur la métropole. Trêve de vaines querelles cependant devant l'importance de l'entreprise conduite par Ch.-R. Ageron, sa richesse et sa fréquente pertinence.

 

Alger, place Mac-Mahon, 1845-1847
Alger, place Mac-Mahon, 1845-1847 (source)

 

Les thèses de la thèse

Les dimensions et le poids de l'ouvrage disent assez que ce livre est une thèse universitaire, qui pousse même à l'extrême les vices du genre. Charles-Robert Ageron évoque son travail de bénédictin, et relève que la France juive de Drumont en ses 1 160 pages n'était pas aussi illisible qu'a bien voulu !e dire l'historien de L'Algérie française, Claude Martin. L'ouvrage se présente sous les lourdes espèces de deux gros volumes aux caractères denses, et plus serrés encore dans les notes, de 1 298 pages, sans compter 8 pages de garde et X pages de table de matières, qui sont de lecture difficile, tant l'auteur est rivé à ses archives qui sont pour l'essentiel le terne produit de l'administration française, tant il montre de scrupule en n'avançant qu'à petit pas, voire en revenant en arrière.

De surcroît, les notes sont parfois plus attirantes que les développements, car Ch.-R. Ageron y a logé, non sans quelques pointes, ses propres jugements en matière coloniale, et surtout les chapitres les plus intéressants, si l'on excepte la mise au point sur l'insurrection de 1871 et la belle leçon d'histoire sociale sur la question forestière, se placent à la fin du tome premier : la crise algérienne de 1898, et plus encore dans le cours du deuxième volume les «transformations de la société musulmane» (chapitre XXIX) et dans le livre V sur «l'Éveil de l'Algérie musulmane». Ces pages font regretter que Ch.-R. Ageron ne se soit pas battu à visage découvert, au lieu de se cacher sous l'érudition, derrière des justifications répétées, ou de longues analyses de projets souvent mort-nés.

Cette thèse n'est plus une histoire coloniale, elle n'est pas, au sens actuel du mot, une histoire de décolonisation ; elle oscille entre l'histoire politique et l'histoire sociale, se refuse à être psychologique mais l'est assez souvent, esquisse et déjà fortement, annonce donc, une histoire de l'Algérie colonisée qui soit compréhension des transformations économiques, sociales et culturelles et des mutations idéologiques et politiques.

Écrite au moment même où l'histoire de l'Algérie changeait de sens, l'œuvre de Ch.-R. Ageron, par sa rencontre d'intentions et parce qu'elle vise le temps où l'Algérie nationale n'était encore qu'en gestation, apparaît ainsi comme une œuvre en suspens entre deux historiographies ; elle se retient d'être une explication piénière ou d'offrir des hypothèses d'ensemble, ou plutôt sa façon d'être compréhensive consiste à accumuler les éléments d'explication, ce qui lui donne ce caractère d'analyse indéfinie. Mais l'auteur soutient ses vues propres, ce qui nous vaut des thèses dissimulées en forme de thèse universitaire.

L'ouvrage est d'abord une étude de politique coloniale ; il relève alors d'un genre désuet car la matière, celle des innombrables circulaires et règlements administratifs, tombe en poudre ; au mieux il touche à une science politique, mais devenue sans objet. Il perd donc à paraître après la fin de la guerre d'Algérie et l'indépendance, car plus tôt, il aurait eu valeur critique de cette véritable histoire sainte que fut trop souvent l'histoire coloniale de l'Algérie ; le livre aurait même été explosif. En sa démarche pointilliste et pointilleuse, en sa passion rentrée, il démolit en effet la glorification de la colonisation ; il démontre ce que fut et la faiblesse politique métropolitaine, et l'action oppressive de la société coloniale ; il est vrai qu'il trouvera encore certainement des ennemis partisans qui lui rendront sa vertu purificatrice. C'est au reste chose faite, si l'on se reporte à l'article que lui consacre Xavier Yacono, dans la Revue historique (2).

Mais l'œuvre n'est pas qu'un grand travail d'histoire de la colonisation ; elle est aussi la première pierre d'une entreprise d'une autre nature, qui tendrait à reconnaître l'évolution sociale et intellectuelle de l'Algérie sous l'effet de la colonisation, soit l'Algérie algérienne au creux de l'Algérie française, une histoire profonde sous l'histoire imposée.

Le livre d'Ageron n'atteint pas ce dessein; il le prépare ; l'œuvre demeure ambiguë, en ses divers penchants, notamment par son insistance à répéter qu'il y eut des libéraux lucides, mais qui ne furent pas écoutés.

Désenchanté par l'échec, Ch.-R. Ageron n'en reste pas moins attaché à ce qui fut la colonisation de l'Algérie ; mais d'autres réalités viennent capter l'attention : la dépossession paysanne, le refoulement culturel, et l'éveil politique algérien. Ch.-R. Ageron parle encore de «la victoire de nos armes», et se laisse aller à croire le Maghreb éternel, c'est-à-dire immobile et hors du temps ; Jugurtha n'en finit pas de résister ; comme Augustin Bernard et les administrateurs coloniaux, l'auteur en appelle à Montesquieu et la nature humaine : «C'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir, est porté à en abuser». (Montesquieu cité page 618).

L'histoire de Ch.-Ageron qui se qualifie lui-même d' «historien de la question indigène», comme au bon vieux temps, n'est plus celle de l'œuvre coloniale, ce qui donnerait alors : «la France et les Algériens de 1871 à 1919», mais sans être l'histoire interne, l'intériorisation algérienne des rapports avec la France, c'est que la thèse trouve le plus fréquemment son centre de gravité dans la société coloniale elle-même, ce moyen terme déformant entre la métropole et les colonisés.

Certes, l'originalité de l'histoire coloniale de l'Algérie est là, dans le peuplement, mais l'Algérie n'en cesse pas pour autant d'être colonie française, et les Algériens d'évoluer dans la dépendance. «L'erreur fondamentale, reconnaissait Jules Ferry cité par Ageron, c'est d'avoir voulu y voir autre chose qu'une colonie».

L'étude des liens entre l'Algérie et la France est ainsi trop largement absorbée par la mise en évidence des faits et gestes et des intentions des Européens d'Algérie ; il est étonnant par exemple que le livre ne fasse, autant dire, pas état des relations commerciales et financières entre la France et l'Algérie ; comme l'esprit colonial, il est obsédé par la terre des colons, et par l'omnipotence locale des maires d'Algérie. Mais aussi, il vaut par là, par l'information qu'il apporte, par l'immensité des confirmations et révélations qu'il établit, ce qui compense ce qu'il n'est pas.

La thèse cherche en effet son point d'équilibre ; histoire d'une politique coloniale, ou plutôt de l'absence de politique coloniale (ce qui est une thèse) ; histoire de la société coloniale, c'est-à-dire, le programme des colons et son application, ce qui tend à surfaire leurs responsabilités et constitue donc une autre thèse ; histoire de la colonisation subie, qui devient celle de l'écrasement des Musulmans algériens, puis de l'éveil moderniste pour quelques-uns, qui n'est donc pas encore national, ce qui soutend encore une thèse, car sous-entend une définition restrictive du fait national.

L'historique se révèle plus riche que les thèses défendues, et encore, en les examinant en leur triple mouvement, découvrirons-nous qu'elles pénètrent au cœur de la problématique contemporaine, celle de la formation nationale et de la libération coloniale.

 

L’absence de politique coloniale

Les Musulmans algériens et la France de 1871 à 1919 : Sous ce titre très large ont été présentés les résultats d'une triple et longue recherche parmi la documentation accessible en Algérie et comment elle s'explique ; comment évolua sur ce sujet, l'opinion en France et en Algérie au gré des oscillations politiques intérieures de la métropole, et sous la poussée des transformations de l'Algérie ; ce que fut enfin le destin des Musulmans, leur évolution économique, sociale, politique pendant ce demi-siècle de l'Algérie coloniale.

  • Ce paragraphe est la reprise quasi exacte des premières phrases de la conclusion générale du livre d'Ageron. Il est étrange que René Galissot ne le place pas entre guillemets. Il est également symptomatique qu'Ageron lui-même ait inversé substantifs et adjectifs : «Les Musulmans algériens...» ici, alors que le titre de l'ouvrage est : Les Algériens musulmans et la France... [M.R.].

«Ces thèmes. courent comme trois fils à travers les divisions logiques et chronologiques de cet ouvrage» (page 1 229). Premier thème donc, celui de la politique coloniale, mais qui est traité à plusieurs niveaux, celui de l'opinion métropolitaine, celui de l'idéal d'une bonne colonisation, qui ne passa autant dire jamais en pratique, celui de l'action gouvernementale qui n'aboutit guère non plus, car ce triple faisceau de forces et d'intentions se serait brisé sur le môle des intérêts nationaux.

Si Ch.-R. Ageron avait tenu la gageure d'analyser, comme il l'annonce en conclusion, l'état et l'évolution de l'opinion française face à l'Algérie, il eût écrit encore un autre volume ; il y a en effet là le sujet d'une autre thèse, mais qui est probablement intraitable, car la matière devrait être inventée, sans parler de la fréquente ignorance de la situation algérienne. Par la presse et les prises de position politiques, l'on a accès moins à l'opinion qu'aux vues des fabricants de l'opinion ou de ceux qui l'utilisent pour leur carrière ou leur pratique politique. De plus, l'opinion ne se réduit pas à une opinion, mais se divise en attitudes différentes. C'est montrer quelque juridisme, ou tout au moins c'est prendre à la lettre l'idéologie libérale, que de postuler qu' «en régime parlementaire, le contrôle de la nation sur l'action gouvernementale et administrative en Algérie devait normalement s'exercer par la voix des deux Chambres» (page 400).

En réalité, en fait d'opinion, Ch.-R. Ageron nous renvoie essentiellement aux débats parlementaires, et ceux-ci se réduisent à l'affrontement du groupe colonial derrière Étienne et Thomson, et des porte-parole d'une colonisation ou mieux d'un impérialisme libéral comme Jules Ferry et quelques républicains, comme Leroy-Beaulieu ou quelques élus de tradition saint-simonienne, auxquels se joindront des défenseurs individuels des indigènes comme Albin Rozet en premier lieu, et bientôt quelques voix socialistes.

Ces discours à la Chambre, que prolongent des réunions de sociétés et la publication de brochures, n'ont rien à voir avec l'opinion des électeurs, du moins en métropole, et pour être de même origine départementale qu'Albin Rozet, il m'est possible d'affirmer que son action en matière algérienne était totalement indépendante et ignorée de sa base électorale. Après les joutes oratoires et les amendements, les textes de loi étaient votés par la majorité républicaine ; ce qui détermine donc une politque coloniale de la voie moyenne. Ce consensus parlementaire sur une position moyenne peut-il être ramené à une absence politique ?

En réalité, la carence est déduite de la non application de ce que l'on pourrait appeler une politique indigène positive, celle dont la thèse d'Ageron célèbre les avocats les plus conséquents dont le modèle est d'abord celui qu'il nomme «l'apôtre de l'Algérie franco-musulmane», Thomas-Ismaël Urbain.

Ce mulâtre d'inspiration saint-simonienne donna sa forme la plus généreuse à la politique indigénophile du Second Empire des premières années 1860. Le triomphe des colons dans l'écrasement de l'insurrection de 1871 le chassa d'Alger où il ne revint que pour mourir en 1883.

Son idéal, entretenu par son disciple Ferdinand Hugonnet, trouva un écho en des officiers coloniaux jusqu'à Lyautey, auprès de professeurs comme Wahl et surtout Emile Masqueray, au journal Le Temps, grâce à Paul Bourde notamment, se perpétua à la Société française pour la protection des Indigènes des colonies créée en juillet 1881, auquel répondra la Société pour la protection des colons dont le premier président fut Paul Bert. Il anime Albin Rozet et Victor Barrucand, et pour une part Leroy-Beaulieu, et les deux grands gouverneurs, chers au cœur de Ch.-R. Ageron que furent Jules Cambon de 1891 à 1897 et Jonnart de 1900-1901 et 1903 à 1911.

Mais «comme il ne fut jamais facile à un métropolitain d'être libéral en Algérie» (page 421), les deux gouverneurs ne purent en définitive pratiquer qu'une «politique des égards», à l'égard de l'Islam précisément. Cambon toutefois s'attaqua avec plus de force aux méfaits du parti des colons, en refrénant l'exercice du code de l'indigénat, en s'attaquant aux scandales dès mairies, en tentant de ranimer les assemblées de douars, en voulant lutter contre l'usure.

Jonnart joua essentiellement de diplomatie, donnant à la ville d'Alger un style à la ressemblance de sa politique, ce style hermaphrodite, ni européen, ni maure mais très européen cependant qu'est le style mauresque. Leurs perspectives communes étaient d'ouvrir une participation algérienne à l'administration du pays, et les projets de Jules Cambon, de Jonnart seront ceux qui se retrouveront ensuite dans le projet Blum-Violette, voire dans le premier discours de Constantine.

Cette politique indigène cherche donc à être distincte de la politique coloniale, au sens restrictif du mot. Elle conduirait à faire de l'autorité française «l'arbitre des deux peuples en Algérie» (page 1 252) ; mais les colons ont chassé Cambon, réduit Jonnart à sauver les apparences.

L'échec français en Algérie s'expliquerait en définitive par le rejet d'une bonne politique indigène. Une lancinante nostalgie des impossibles bons rapports entre Français et Musulmans porte ce livre.

Pour l'auteur, le destin qui rendit fatale l'indépendance, s'est même noué dans cette dernière chance qu'aurait été l'assimilation ouverte à l'appel des Jeunes Algériens ; elle fut manquée en 1919 et par la loi Jonnart qui coupait en deux corps électoraux : Français et Musulmans, et ceux-ci encore ne constituaient-ils qu'un électorat mineur. «L'historien, qui a le devoir de déceler et de dater les tournants politiques, doit noter qu'en 1919 ou dans les années de l'immédiat après guerre, fut manquée la politique d'assimilation, rendue possible pour la première fois par le souhait de l'élite jeune-algérienne» (page 1 239). Au dire de Ch.-R. Ageron, ce fut la faillite de l'idéal de la Révolution française qui s'appelle Égalité, et il ne resta plus aux Algériens, puisque la citoyenneté française était fermée, que l'issue d'une citoyenneté algérienne.

Cette thèse, qui est la thèse véritable du livre, est tempérée toutefois par la reconnaissance, in extremis, que l'assimilation n'était qu'un rêve idéaliste, «un idéal peut-être inaccessible» (page 237).

pèlerinage 1945
pèlerinage de 1945 (source)

 (source)Cette vision de la fonction coloniale réduite à «une politique indigène», qui conduit à privilégier la voie qui ne fut pas suivie, empêche quelque peu de comprendre que la politique véritablement appliquée, fut une réelle politique coloniale, ou plutôt qu'une politique coloniale se situe à plusieurs niveaux, et qu'une politique d'association ou d'assimilation est, elle aussi, coloniale.

Il y aurait beaucoup à dire sur cet échec de 1919, sur la signification de la volonté assimilatrice des Jeunes-Algériens, et d'abord sur l'ampleur du mouvement ; Ch.-R. Ageron marque au reste fort bien le caractère élitaire de cette action revendicative de droits. L'impossible politique indigène aurait donc été de tenter l'assimilation ; qu'il y ait en France un républicanisme assimilateur, le fait est certain, mais recouvre une tendance du nationalisme français et justement en précisant que cette prétention relève du nationalisme français, l'on rend manifeste l'incompatibilité de l'assimilation et de l'évolution sociale algérienne, car une nation est un fait social autant que politique, ou mieux une société civile, et le nationalisme, fût-il bien intentionné, ne peut absorber une formation sociale étrangère.

Une assimilation intellectuelle est encore relativement possible ; elle s'est effectivement produite pour quelques évolués à cette époque ; l'assimilation sociale demeure exclue, d'autant plus qu'elle est traversée par la barrière coloniale. L'illusion de la colonisation libérale entretient une constante ambiguïté dans l'étude des rapports entre Musulmans et Français, qui rejoint au reste l'ambiguïté des positions algériennes évoluées, et celle des Français libéraux d'Algérie.

N'est-il pas plus sain d'admettre que la politique d'assimilation repose sur le postulat qu'il ne peut y avoir de nation algérienne, sur le rejet donc de l'évolution nationale pour le pays colonisé ? Or le refus du développement national caractérise une politique coloniale, fût-elle idéaliste.

Mais cette assimilation n'est pas la politique définie par Ismaël Urbain et ses disciples comme Emile Masqueray ; elle n'est pas non plus la perspective de Leroy-Beaulieu ou de Jules Ferry. Leur politique n'est pas d'assimilation, mais d'association, ce qui implique la reconnaissance de l'étrangeté algérienne qui ne saurait donc être assimilée à la France, mais seulement à la civilisation.

Urbain, comme le cite Ch.-R. Ageron, est très clair ; il se situe à l'opposé de la «France africaine» et de l' «Algérie française»; sa brochure de 1860 sous le pseudonyme de Georges Voisin : L'Algérie pour les Algériens  réserve le nom d'Algériens aux Algériens, à ceux qu'Ageron appelle les Algériens musulmans. Dès 1847, il écrivait un article dans la Revue de l'Orient et de l'Algérie dont le titre était «Chrétiens et Musulmans, Français et Algériens».

Ce qui est remarquable dans le cas d'Urbain, et ne se retrouvera guère que chez quelques socialistes dont Jaurès, c'est que la reconnaissance de l'autre va jusqu'à donner l'indépendance comme aboutissement de l'association et de la civilisation. Toutefois les barrières nationales sont abolies dans le rêve saint-simonien d'union de l'Orient et de l'Occident, ou dans le pacifisme universel du socialisme.

En dehors de ces visions, la politique d'association se ramène soit au protectorat, en faisant une part dans l'administration aux indigènes, soit, sous une forme imprécise, à une liaison privilégiée de pays à pays dans le concert international.

C'est ce que disent Leroy-Beaulieu et Jules Ferry. Urbain avançait déjà que c'était «à l'Algérie à faire prédominer notre influence en Orient» (cité page 413) ; Leroy-Beaulieu, gendre de Michel Chevallier, ne croit plus à la «fusion des races», mais seulement à «celle des intérêts» (page 423) ; il n'est pas possible d'absorber l'élément indigène ; la formule reste de «franciser dans une certaine mesure» ou, comme le dit très bien Ch.-R. Ageron : «Pas de politique indigène qui n'associe pas les Indigènes à l'administration et à la direction de leur pays» (page 428). Ces promesses d'association seront progressivement recouvertes, sous le gouvernement de Jonnart notamment, et dans les discours ministériels français, par des affirmations assimilationnistes, et l'usage du mot assimilation permit de concilier tous les partis ; la confusion était d'autant plus grave de conséquences que les colons réclamaient eux aussi l'assimilation, pour dire autonomie civile et pouvoir colonial.

À mesure donc qu'elle s'écarte de sa réalisation, l'association se perd en idéal contradictoire d'assimilation ; n'est-ce pas cette apparence d'idéalisme qui finalement fait croire que s'est échoué en 1919 un impossible rêve ?

Ces desseins de bonne colonisation, qui ne cessent pas d'être colonisateurs, pour Ismaël Urbain, Leroy-Beaulieu, Jules Ferry, Jules Cambon s'inscrivent dans une prise en compte d'intérêts internationaux ; l'Angleterre est l'arrière-pensée de tous les hommes politiques ; leur visée n'est donc pas seulement coloniale, mais impériale, et quand elle prend une ampleur mondiale, elle s'annonce même comme impérialiste. Ismaël Urbain pense à l'Orient, Leroy-Beaulieu à la colonisation dans son ensemble et à l'action des puissances européennes, Jules Ferry, lors du grand débat algérien de 1891, invoque les devoirs de la France qui «a pris à la face du monde la tutelle d'une nation comme la nation arabe» (cité page 446).

La politique mondiale commande la politique impériale qui définit la politique coloniale ; de là procède la différence entre la politique de quelques ministères et de quelques gouverneurs comme Cambon, celle plus constante du parlement français qui s'en tient à n'être que coloniale métropolitaine, et celle des représentants de la colonie d'Algérie, dont la politique coloniale est bornée par l'horizon des intérêts locaux. Encore existe-t-il d'autres niveaux de politique coloniale, comme celle des militaires pour qui compte la présence au milieu des indigènes plus que l'exploitation économique, et qui s'efforce à se maintenir après le Second Empire, ou celle des instituteurs et du recteur Jeanmaire qui se battent pour la conquête des esprits. La politique coloniale française résulte en définitive, de l'interférence variable de ces politiques, bien plutôt que d'une absence de politique, et cette politique qui est faite de concession et de tolérance de desseins différents, constitue réellement l'action coloniale française ; elle doit donc être étudiée comme telle, et non pas être condamnée ou méprisée au nom des idéaux naufragés. La colonisation ne relève pas de la morale, mais de l'histoire.

Il y eut bien ainsi, fût-elle moyenne, une politique coloniale française, et qui fut du ressort de la métropole. Parlements et gouvernements successifs ont maintenu des liaisons administratives contraignantes avec l'Algérie, nommé des fonctionnaires qui subissaient certes les injonctions des colons, mais renouvelaient incessamment la mainmise française ; la France a entretenu un appareil administratif, militaire et policier, multiplié les lois et la réglementation, assuré la perception des impôts bien mieux que la scolarisation, fourni des apports financiers sur crédit public pour aller au devant des dettes coloniales et du déséquilibre budgétaire. L'importance de l'impôt dans la ruine de la société algérienne indique bien que la responsabilité ne se situe pas seulement dans la rapacité des colons, mais dans l'action publique même.

N'est-ce pas le monopole commercial français, celui du pavillon proclamé en 1889 mais d'application antérieure, qui a déterminé la fonction économique de l'Algérie, fixé, jusqu'à l'aberration même, l'orientation spéculative et à usage d'exportation de la production agricole et minière ? La colonisation économique se trouve ainsi à l'origine des agissements des colons, de l'arrivée et de l'implantation des Européens et de leur revendication de francisation poussée jusqu'au racisme. La thèse de Ch.-R. Ageron a laissé de côté cette domination métropolitaine, l'on peut dire, ce rattachement de l'Algérie à la France ; l'étude représente alors l'Algérie, comme la zone autonome de la colonisation, le libre champ d'action des colons ; liberté certes, mais dans le cadre colonial français.

Cette dépendance économique peut avoir pour corollaire une faible intervention politique métropolitaine ; qu'est-ce qu'une politique coloniale, sinon une politique de conservation de la colonie ?

Cette politique fut appliquée somme toute par les gouvernements français ; elle n'est pas identique à celle que défendent les intérêts des colons, mais ne peut se dispenser de la prendre en compte, car ceux-ci sont la colonisation même ; la politique coloniale métropolitaine est ainsi condamnée à aller de pair avec la politique de la société coloniale, ou au moins à composer avec elle. L'évolution en matière algérienne dessine alors une ligne sinusoïdale, faite de rapprochements et d'écarts relatifs entre colons et gouverneurs venus de métropole ; les deux composantes principales de la politique coloniale française se rejoignent par exemple sous Tirman, se distendent sous Cambon, se rapprochent malgré tout sous Jonnart.

L'art politique colonial en Algérie est de réussir à rendre compatibles les divergences, ce que fit Jonnart avec excellence, et cette ligne coloniale peut être suivie tant que dure la colonie de peuplement, jusqu'en 1962 donc. Elle est liée en effet à ce fait colonial dont les développements historiques connus sont soit la rupture avec la métropole du fait de la société coloniale, ce qui fut le cas américain et sud-africain entre autres, soit l'aléatoire et probablement provisoire maintien colonial que tente par exemple le Portugal en Afrique, soit l'indépendance par mouvement national de la société colonisée. L'étude historique par delà la politique coloniale de conservation se doit alors d'analyser l'évolution de la société coloniale et celle de la société colonisée pour discerner la signification interne des transformations.

 

Société colonial et colonisation subie : l’évolution algérienne

L'analyse de la politique coloniale est ainsi surchargée jusqu'à en être parfois obscurcie par le lourd ressentiment que nourrit l'auteur à l'encontre de ceux qui ont gâché les chances d'une Algérie française idéale ; l'on entend trop souvent la litanie des occasions manquées et les responsabilités retombent unilatéralement sur les Européens d'Algérie; pour retenir tout ce qu'apporte ce grand'œuvre, il convient donc de dépouiller la thèse de ces présupposés de bonne ou de mauvaise conscience libérale. L'histoire de l'Algérie sous la colonisation devient alors celle du mauvais ménage que fut la cohabitation, non sans mutuels échanges, des Français d'Algérie et des Algériens musulmans ; les colons ne sont que les agents de ce qui est arrivé, et l'étude de leur conduite nous fait simplement comprendre ce que fut une société coloniale, parmi d'autre ?, et mis à part certains moments extrêmes, ne fut pas la plus parfaite des sociétés coloniales.

Allusivement, Ch.-R. Ageron se risque à quelques comparaisons avec les Iles, l'Amérique ou la colonisation hollandaise ; un comparatisme soutenu aurait probablement rendu aux Français d'Algérie une place historique moins honteuse, et donné une explication de l'inachèvement colonial, puisque la colonie d'Algérie n'est jamais allée autrement que par verbalisme, à la rupture avec la métropole.

Quoi qu'il en soit, le programme et les agissements des Européens d'Algérie sont minutieusement décrits et les effets sur les colonisés, soulignés sans ménagement. Le livre s'ouvre sur le triomphe des colons, Vae victis, par une mise au point magistrale sur l'insurrection de 1871 rapportée dans ses causes au sursaut algérien devant l'avènement du régime civil. De l'aveu même d'un journal colonial : «L'insurrection fournissait une occasion providentielle de reprendre possession de ce sol dont les tribus ne savent pas tirer profit et qui est indispensable pour asseoir une forte domination européenne» (cité page 24). La répression et l'exploitation de la victoire ne furent pas «à l'échelle des événements», mais la réalisation des ambitions refoulées sous le Second Empire d'écraser la population indigène, soit militairement, soit en la mettant à contribution. Le séquestre rapporta plus de 10 millions de francs dont plus de 50 % servirent à l'achat de terres, principalement dans l'Oranais, et directement quelque 750.000 hectares dont près de moitié de bonnes terres de cultures, le reste étant de parcours. Cette ponction est évaluée en définitive à «70,40 % du capital des indigènes séquestrés » (page 32); le tiers de la population algérienne fut concerné.

Dans ce triomphe spoliateur se manifestent déjà les tendances de la mentalité coloniale : Commune d'Alger » et ses expressions d'Algérie fara da se, première ligue anti-juive de juillet 1871, idéologie de la lutte pour la vie et de la loi du lynch : «Leur accorder l'aman serait un crime, écrit le journal l'Indépendant ; avec de telles bêtes brutes, la seule loi qui convienne est celle du lynch» (page 24).

lots domaniaux, 1896
vente aux enchères de lots domaniaux, 1896
(source)

L'objectif fondamental du programme des colons était de rompre la société algérienne, de la pulvériser en rendant la propriété individuelle, ce qui en mettant fin aux entraves collectives, ouvrirait le marché des terres. «Le but essentiel d'une loi sur la propriété est de livrer au marché français de la terre indigène» déclare dès 1871 le Président de la Cour d'Alger. Le docteur Warnier fut le grand opérateur de la loi  de 1873; son application fut lente sous Chanzy ; la loi de 1887 simplifia les mécanismes. «Toute distinction devait cesser entre les citoyens français et les sujets français quant à la propriété»  ; merveille de l'assimilation ! Cette législation permit de reconstituer le domaine dans lequel la colonisation officielle puisait: plus de 150.000 hectares nouveaux de terres y furent versés; de leur côté, de 1877 à 1890, les Européens achetaient 378.000 hectares ; la loi «a définitivement assis la colonisation» Comme pour bien montrer qu'il s'agissait bien de l'individualisation des parcelles et des habitants, la loi du 23 mars 1882 prescrit la constitution d'un état-civil pour les Musulmans, qui fut de surcroît l'occasion d'inventions grotesques.

Le triomphe colonial passe également par l'extension du territoire civil ; de 1878 à 1881, essentiellement sous le gouvernement d'Albert Grévy, la superficie fait plus que doubler, de 4 874 490 hectares à 10 482 964, pour 196 communes de plein exercice et 72 communes mixtes ; 236 électeurs français régnaient sur la commune de plein exercice de Tizi-Ouzou qui comprenait 22 537 Kabyles ; la circonscription moyenne de commune mixte atteignait 113 641 ha et comptait plus de 20.000 habitants, mais seulement une centaine d'Européens.

«L'impôt communal était en moyenne pour 80 à 86 à la charge des Indigènes. On estimait très publiquement qu'un Indigène rapportait en moyenne 2 francs à la commune à laquelle on le rattachait, mais ce chiffre est encore très inférieur à la réalité, car des calculs statistiques officiels donnent 3 fr. 03 de taxes municipales par individu musulman» (page 190).

Les mairies devenaient le support de la vie publique coloniale. «Les maires algériens, écrit Ch.-R. Ageron, s'octroyaient des indemnités pouvant atteindre 3 à 4 000 fr. dans des communes de 4 à 5 000 habitants et 10 000 fr. dans des villes de 20 000 habitants. Toute mairie avait son secrétaire appointé, beaucoup leur receveur particulier sans parler de nombreux emplois parasitaires (porteur de contraintes, médecins municipaux, sages-femmes, etc.). Ces emplois représentaient la manne électorale et expliquent l'âpreté des élections municipales dans des communes où il n'y avait que quelques centaines, voire quelques dizaines de citoyens français».

 La qualification de «Français» prend alors toute sa valeur, et vient en écho la formule «manger de l'Indigène» ; la ville coloniale a planté ainsi son décor: «Il n'est si petite commune en Algérie, écrivait le député Jonnart en 1892 dans son rapport sur l'Algérie, qui ne prétende jouir de squares, de rues plantées d'arbres et garnies de trottoirs, d'eau potable, de lavoir, de marché, d'abattoir, c'est-à-dire de commodités et d'un luxe que se refusent par mesure d'économies tant de communes de France».

Cette autonomie coloniale poussée jusqu'à l'arbitraire considéré comme légitime, jusqu'à la concussion avouée, jusqu'à l'impunité dans la bastonnade ou le meurtre, était soutenue par le réseau des pouvoirs disciplinaires, justifiée par le code de l'indigénat défini dès 1874, encouragé par l'exercice de la justice française qui, par le jury notamment, ne pouvait qu'être soumise aux colons, couronnée par le refus de l'instruction aux indigènes, par ailleurs cantonnés dans leur pratique et manifestation religieuses.

C'était vraiment toute une société, au rare pouvoir d'assimilation des nouveaux venus, qui pratiquait l'exploitation coloniale, et les plus petits détenteurs de pouvoirs n'étaient pas les moins abusifs dans l'exaction, comme le signalent, à travers l'étude d'Ageron, les méfaits des gardes forestiers par exemple. Cette organisation coloniale mise en place dans les années 1870-80 fonctionna d'elle-même en quelque sorte par la suite, quels qu'aient été les efforts de Jules Cambon en particulier, par le recrutement local des administrateurs, des juges et des magistrats, par le renouvellement partisan des maires qui ne modifiait pas les pratiques mais les perpétuait en institution.

Mais en dépit de sa puissance, en ce temps de «gouvernement des maires», et particulièrement après 1891, par périodes de 1882 à 1894, à nouveau en 1897-1898, puis après la révolte de Margueritte en 1901, et encore en 1907-1908, et bien entendu à la veille de la guerre et tout au long, la société coloniale est secouée par des poussées de grande peur qui la fait croire en l'insécurité générale, à un retour des attentats, des incendies et des troubles, à une sorte de grand soir annonciateur de la fin qu'il faut prévenir par les armes. La population algérienne est perçue comme une vague montante qui risque de déferler ; pour ne pas être «noyé par la masse arabe», il faut «frapper vite, fort et juste».

«La force, telle est notre raison d'être et d'autant plus que l'Arabe ne comprend pas la force en dehors de l'abus de la force» (citation page 650). Dans le Maghreb entre deux guerres, Jacques Berque a marqué combien la peur est présente au ventre de tout colon ; cet état de peur rentrée, mais ressortant par accès, correspond au fait que la société coloniale est née de la conquête, et demeure maintenue par la coercition, qu'elle est violence dont le rappel est incessamment apporté par la société indigène qui subsiste, qui résiste et qui s'accroît.

Dès le Second Empire, le journaliste Clément Duvernois laissait passer cet aveu : « Depuis le jour où l'armée française a mis le pied sur le territoire algérien, les Arabes ont été supprimés en tant que nationalité et il en sera ainsi jusqu'au jour où l'armée française abandonnera le sol algérien». La société coloniale n'est donc pas aussi inconsciente que ne le laissent supposer son comportement et ses proclamations ; c'est peut-être ce qui explique son oscillation politique entre l'autonomie qui va jusqu'à annoncer l'abandon de la métropole, et le besoin de la couverture métropolitaine, de l'aval du parlement et du gouvernement français.

L'étude de l'Algérie française culmine dans l'exposé de la crise coloniale, la «crise de l'Algérie» de 1898, mais pourquoi parler de «Révolution manquée» ?

La mise au point faite par Ch.-R. Ageron est en effet éclairante ; elle montre l'affrontement démographique qui s'amorce, qui écarte toute possibilité de solution indienne par élimination des indigènes ou leur parcage en réserves ; elle marque la signification de l'antisémitisme conjointement anti-juif et antimétropolitain, qui est essentiellement un moyen de créer un front «français», des Français de race ou d'origine, qui n'est en fait que le resserrement politique, en un nationalisme colonial, des immigrants aux patries diverses, folie raciste de la négation des origines et report de mépris à travers la hiérarchie coloniale.

Bref, ce qui ressort finalement de cette crise c'est que les impulsions et les formules mêmes de l'Algérie française sont déjà fixées. En plein cours de la guerre d'Algérie, Charles-André Julien n'eut pas tort de rappeler ces antécédents de barricades. «Quiconque vient de l'autre côté de la mer est suspect», écrit en 1895 le gouverneur Cambon, «l'incarnation du mal», qui échappe de peu en janvier 1897 à un attentat commis par un certain Susini.

Les Français de France sont distincts des Français d'Algérie qui se disent Algériens, car les «autres», les «Arabes», sont l'Ennemi ; (citation pages 571 et 573). Le professeur de droit Dessoliers et l'avocat Saurin (socialiste à ses débuts) donnent des leçons de racisme latin ; au quartier des facultés s'ébauchent les manifestations de rue. «Ne nous laissons pas submerger». Les partis achètent les voix dans un électorat réduit, mais éliminent les juifs des listes électorales.

La vague anti-juive s'enfle. «L'Algérie est décidée à se révolter. L'Algérie serait bien capable de demander ou de prendre son émancipation, afin de se débarrasser elle-même de la société dangereuse que lui impose sa mère. Nous sommes décidés à tout.», clame la presse radicale, ou encore: «Les Algériens (= les Français d'Algérie) sont trop fiers pour se laisser tenir en laisse et accepter la honte d'un conseil de famille». «Quand la Métropole cesse d'être la mère pour devenir la marâtre de ses colonies, elle est bien près de les perdre», et ce mot de Maximilien Regis Milano, le fameux Max-Régis : «La France, nous la ferons marcher».

Le vocabulaire prend des tours socialisants et les discours, des intonations anticapitalistes. Les Français d'Algérie sont des «parias» qui ne veulent plus «être humiliés». ni par la juiverie, ni par la métropole. C'est l'antisémitisme des Européens d'Algérie qui donnera le ton de l'antisémitisme français. Mais cette enflure se dégonfle quand la puissance locale est confirmée par la promesse de l'autonomie financière, puis de la «personnalité civile», par le bénéfice de la représentation des intérêts à travers les Délégations financières et le Conseil supérieur, quand surtout la révolte de Margueritte vient redonner au Européens leurs «réflexes coloniaux». «L'Arabe est inassimilable, écrivit La Libre Parole. Il ne connaît qu'un maître : la Force. Soyons forts !».

Le poids de la colonisation sur la population algérienne ressort déjà de l'analyse des conduites et des pratiques de la société coloniale, étudiées minutieusement à travers l'application des pouvoirs disciplinaires, les méthodes judiciaires et administratives. Les effets directs, matériels en quelque sorte, de la colonisation sur la population sont ensuite mis en évidence par l'examen de la mainmise sur la terre, et sur les forêts, l'examen également des prélèvements fiscaux. L'étude est alors celle de la colonisation subie.

Ainsi Ch.R. Ageron dresse d'abord le bilan de l'imposition (chapitre XXVI), tant à travers les prestations de travail, les corvées donc, qu'à travers les multiples contributions d'une double imposition dite arabe et française ; le taux de prélèvement renvoie à des normes féodales, de l'ordre du cinquième du revenu. L'impôt fut ainsi l'un des agents les plus efficaces de la paupérisation algérienne que provoquait déjà l'appropriation coloniale de la terre.

En cette matière, le travail d'Ageron est d'autant plus sûr que l'auteur pratique le doute méthodique, en refusant de prendre en considération sans examen, aussi bien les exposés des juristes coloniaux que les chiffres officiels des statistiques. Le scepticisme a pour vertu de permettre une approche sans préjugé de la contexture sociale de l'Algérie. Conduite sans idée préconçue, la thèse saisit alors les distinctions sociales qui se produisent en liaison avec la paupérisation grandissante ; la prolétarisation n'est pas générale en effet. Si la masse paysanne ou pastorale est appauvrie, disqualifiée économiquement, frappée dans ses chances de subsistance et de travail, subsistent ou apparaissent des «paysans aisés» qui tirent avantage de disposer de quelques ressources monnayables, récupèrent même des terres sur la colonisation comme l'avait déjà montré Mostefa Lacheraf (3).

La base de la propriété foncière algérienne déjà constituée des héritages de la propriété ancienne des grandes familles maîtresses de la campagne ou des troupeaux, et également parties prenantes dans la propriété immobilière urbaine, est ainsi élargie ; la répartition de la propriété que suggère Ageron laisse deviner une évolution sociale qui n'est pas ausi simple qu'on ne l'a dit sous ou contre la colonisation, et qui retentit encore dans l'Algérie présente. Comme en ce domaine, l'étude est neuve, il y a quelque impertinence à chicaner. Cependant l'importance des «grands», de cette noblesse militaire «djouâd», n'est-elle pas surfaite avant la colonisation, par suivisme des affirmations des administrateurs militaires qui avaient eux intérêt à les utiliser, et surfaite en conséquence leur décadence ? Si le prestige a été atteint, si quelques-uns sont effectivement ruinés, leurs chances sociales ont parfois été renouvelées par le passage au service de l'administration française.

Plus généralement, bien que soient déconsidérées les fonctions de caïds ou simplement d'adjoints indigènes, et autres plus modestes, en attendant le service militaire, s'amorce cependant par elles la constitution d'une catégorie d'Algériens acquis aux emplois disons publics, qui font du cursus politique une voie de placement des enfants. Décadentes peut-être, des familles de tradition, déjà propriétaires, foncières et immobilières, deviennent familles de service administratif et de fonctions faussement honorifiques, familles qui fourniront une grande partie du personnel de culture musulmane, et qui parfois pousseront quelques-uns de leurs enfants vers l'école française et plus tard vers les professions libérales où ils rejoindront ceux qui viennent des familles de bourgeoisie urbaine qui survivent ou se rétablissent.

La paupérisation des masses s'accompagne donc de la permanence ou de l'émergence de familles de puissance locale au réseau d'intérêts ramifiés entre la terre, la ville et les places. D'autre part, il y a quelque schématisme à redonner comme clef de la préservation de l'Islam la formule qu'ont répétée à l'envi les militaires coloniaux, les administrateurs et l'enseignement qui se voulait orientaliste : «Garde le mïm et le mïm te gardera» (page 955 et, longuement, page 1 242). La colonisation a replié les Algériens sur eux-mêmes, exacerbé leur originalité religieuse, redonné vigueur à ce lien social qu'est l'Islam, mais l'Islam est devenu par là, politique et même nationaliste, car, autant que passéiste, il fut rendu ainsi porteur de la résistance puis de la tutte contre la colonisation.

Le livre Il de la Ille partie consacré à la propriété, à l'économie et aux classes de la société musulmane n'en reste pas moins la plus belle contribution apportée à la compréhension de l'évolution sociale algérienne. Nous situant à la fin du XIXe siècle, au début du XXe siècle, elle nous présente le point de départ de l'Algérie contemporaine, faite de la destruction de l'ancienne société, de son déracinement terrien au sens propre du mot, de la décomposition des liaisons familiales et régionales, faites également de l'attachement à des valeurs culturelles fermées sur elles-mêmes et défendues avec jalousie, mais aussi ouverte, en, son démembrement et en sa misère même, à une disponibilité nouvelle, par la mobilité d'une population en mal de ressources et en mal d'autres espoirs de solidarité et d'autres raisons de vivre que ceux qui sont détruits.

Les déclassements et les reclassements, les premiers déplacements de main-d'œuvre derrière les chantiers, les migrations vers les zones d'embauche agricole, le retour d'une population musulmane en ville, et les premières vagues d'émigration pauvre vers la France qui prend le relais de l'émigration bourgeoise vers le Proche-Orient, tous ces phénomènes sociaux encore souvent secrets préparent une autre Algérie ; c'est aussi le temps des premières manifestations de rue. Au dire de Ch.-R. Ageron, le premier meeting algérien se serait tenu le 5 mars 1885, devant le Palais du Gouvernement. Si l'ébranlement n'atteint pas encore les profondeurs de la population et du pays, c'est du moins la mise en mouvement qui s'est produite, comme il paraît à travers le mouvement Jeune algérien, et le premier réformisme musulman.

Certes, Ch.-R. Ageron affirme qu'il n'y a pas de nationalisme algérien à cette époque ; l'Islam domine et n'échappent à son emprise que quelques évolués ; il faudra attendre 1930, plus précisément la décennie 1930-1939 pour que naisse le nationalisme (page 1 055). C'est d'abord faire montre de formalisme que de réduire la nation à une définition politique, et même semble-t-il, laïque ; à quoi aboutit en effet le démembrement de la société musulmane qui se produit sous l'action coloniale, sinon par des destructions mêmes, donc en négatif, à mettre la population algérienne en quête d'un nouveau cadre collectif, territorial, social et culturel, à dégager une «nation en puissance», ce que Renan appelait une «nationalité» ? L'étude faite par Ageron le prouve assez : la «politique kabyle» n'a-t-elle pas échoué ? L'individualisation de la terre et des hommes brise les particularismes, ce qui subsistait de segmentaire dans la société traditionnelle ; le maraboutisme lui-même se décompose ou se pervertit ; l'Islam est préservé mais politisé. Dans ce milieu où se prolongent mais en déperdition, les formes archaïques de révolte, manque certes le ferment d'un soulèvement collectif et l'échéance demeure encore lointaine, mais s'oppose cependant à la présence coloniale, l'aspiration à un rassemblement qui prenne force politique.

Il n'est pas aussi certain que ne le dit Ch.-R. Ageron, que le mouvement Jeune-Algérien, en dépit de sa faible emprise et de son privilège intellectuel, ne soit pas une manifestation de cette fermentation et de cette recherche d'issue nationale. Remarquons d'abord qu'il faut prendre à la lettre la demande d'assimilation qui est revendication de l'égalité des droits, pour l'identifier à une volonté de francisation. L'instruction française, la citoyenneté politique sont souhaitées, mais revendiquer la citoyenneté politique par assimilation même aux Français, aboutit en son fond à nier le statut colonial, et en un sens, indirect, à poser nationalement la collectivité algérienne contre la colonisation.

Les Français d'Algérie sentaient bien qu'ils ne pouvaient partager leurs droits sans se mettre en cause, et sans mettre en cause tout à la fois et leur prépondérance et la souveraineté française, que la langue ou les lois demeurent françaises ou non.

Dans sa thèse, Ch.-R. Ageron laisse bien voir que l'évolution politique qui se développe sous le couvert du mouvement Jeune algérien, est plus complexe qu'il ne l'avait écrit dans sa contribution aux Mélanges Charles-André Julien (4).

Deux orientations interfèrent en effet dans ce mouvement, voire coexistent dans le même journal ou chez le même homme, ce qui marque bien les glissements qui est aussi celle de la conscription, et parfois celle de la séparation de celle de l'École Normale, celle des instituteurs, celle de l'école pour les Indigènes, qui est aussi celle de la conscription, et parfois celle de la séparation de l'Islam et de l'État ; elle est à l'image du républicanisme français puisqu'elle est le produit de l'instruction française.

Mais cette branche est liée à une autre, ou mieux deux rameaux s'entrelacent. Le journal El Misbah (le Flambeau, d'Oran), et les noms sont indicatifs, évoque les descendants des Abencérages et parle du «réveil intellectuel de la race arabe» ; d'autres journaux ont nom Al Hillal (le Croissant), Al Kaoukab al Djazairi (l'Etoile de l'Algérie), le Rachidi, l'Islam ; les sociétés qui portent le mouvement s'appellent la Rachidiya, la Toufikiya, la Sadikiya, le Croissant, etc. Dans un de ses premiers numéros (22 juillet 1904), l'hebdomadaire bilingue El Misbah demande que les Musulmans cessent de se désigner par leur lieu d'origine, étant donné qu'ils sont tous algériens. L'Islam de son côté proclame : «Peu nous chaut que l'on nous appelle Jeunes Arabes, Jeunes Turbans ou Jeunes Turcs. Mais nous préférons au fond la dénomination de Jeunes Algériens, par opposition aux «Algériens» séparatistes des huertas de Valence ou de Calabre».

Ch.-R. Agerom reconnaît fort bien les origines sociales de cette minorité intellectuelle ; elle est quelquefois issue d'anciennes familles musulmanes qui maintiennent quelque aisance, et plus souvent provient des couches intermédiaires qui subsistent ou se renouvellent. Dans l'idéologie des Jeunes algériens, l'ancien et le moderne se cotoyent ; leur prise de position sort d'un combat intérieur qu'ils surmontent souvent par outrance de progressisme. Ils se battent contre les Vieux turbans, mais se divisent sur la conscription ou la citoyenneté ; ils sont déchirés entre la masse musulmane acquise à ses croyances, et le laïcisme de l'instruction française.

Retentit même cette surprenante anticipation du journal l'Islam (19 décembre 1913) : «Notre plus fière ambition est d'arriver à organiser la classe ouvrière indigène et de l'amener aux côtés du prolétariat français à la bataille pour les idées et les réalisations économiques et sociales». Une autre Algérie naît de la destruction coloniale de l'ancienne société, au temps même où jusqu'en ses formules s'affirme telle qu'en elle-même, l'Algérie française.

Thèse étonnante que cette œuvre de Ch.-R. Ageron, écrasante en sa masse, déroutante parfois en sa composition et en ses détours, fatigante par sa minutie et ses scrupules, mais sûre au niveau des faits et plus encore révélatrice de la  société coloniale, tout en demeurant hésitante dans l'analyse politique ; thèse, qui nourrit de toutes ses informations, ses bilans, ses notations, ses citations, la compréhension d'un demi-siècle d'histoire de l'Algérie, de cette époque de mutations encore souvent sourdes mais irréversibles, qui croit cependant que par une action externe et toute politique, celle d'une «politique indigène» précisément, le cours des choses aurait pu être changé.

L'ouvrage est si riche qu'il témoigne finalement contre ses déclarations d'intention ; il se veut une démonstration des faits et méfaits de la pratique coloniale qui seraient simplement liés à une politique ou à une absence de politique  ; en forçant les termes, il pousserait l'ambition jusqu'à être à la fois anticolonialiste et antinationaliste, par nationalisme français cependant ; mais ces positions d'avocat ou de moraliste en définitive n'enlèvent rien, car l'auteur découvre en profondeur l'évolution d'une société qui se désagrège, ou mieux que ruine la colonisation, et qui entre déjà, mais sans manifestation externe distincte, en travail national ; la thèse cesse alors d'être «morale du grand siècle», discours universel ou compilation sans fin, pour devenir pénétration et exploitation des rapports sociaux, c'est-à-dire histoire.

René GALISSOT
La Pensée, octobre 1970, p. 107-21
source

René Galissot

 

 

 

 

 

1 -  Charles-Robert AGERON. Les Algériens musulmans et la France (1871-1919), Publications de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Paris, Sorbonne. Série : Recherches, tome 44. Presses Universitaires de France, 1968. Deux volumes, 1298 pages.
2 -  Xavier YACONO. «La France et les Algériens musulmans (1871-1919)» Revue Historique, n° 493. Janvier-mars 1970, pages 121-134.
3 -  Articles écrits de 1954 à 1962 repris dans, L’Algérie : nation et société, Maspéro, Paris, 1965.
4 -  Etudes Maghrébines. Mélanges Charles-André Julien. Paris, P.U.F., 1964.

 

 

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31 mars 2020

parution de : Une mémoire algérienne, de Benjamin Stora aux éditions Robert Laffont

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parution de : Une mémoire algérienne,

de Benjamin Stora aux éditions Robert Laffont

 

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Né en 1950 à Constantine, en Algérie, Benjamin Stora a été professeur des universités, inspecteur général de l’Éducation nationale et président du Musée national de l’histoire de l’immigration.

Il a enseigné dans plusieurs universités françaises et à l’étranger (New York, Rabat, Hanoï et Berlin). Il est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages sur l’histoire de la guerre d’Algérie, du Maghreb contemporain, de la décolonisation ou des relations entre juifs et musulmans.

 

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Benjamin Stora, né à Constantine en 1950, évoque les grands chapitres de sa vie et ses engagements à gauche, jalonnés de combats et de désillusion. L’historien a consacré une grande partie de sa carrière à l’étude de ce pays qui l’a vu naître il y a soixante-neuf ans, et "Une mémoire algérienne" regroupe six de ses livres, notamment le très beau les Clés retrouvées qui raconte son enfance à Constantine. (Libération)

"L’œuvre de Benjamin Stora se confond pour partie avec la mémoire et l’histoire de la guerre d’Algérie. Un de ses grands thèmes de recherche, intimement lié à son parcours individuel tel qu’il le relate dans trois de ses ouvrages.

Dans Les Clés retrouvées, il évoque son enfance juive à Constantine et le souvenir d’un monde qu’il a vu s’effondrer ; dans La Dernière Génération d’Octobre, son militantisme marqué très à gauche avec son cortège de désillusions. Les Guerres sans fin témoignent d’un engagement mémoriel qui se fonde sur une blessure collective et personnelle que seules la recherche et la connaissance historiques peuvent aider à panser.

Benjamin Stora a étudié en ce sens le rôle spécifique joué par les grands acteurs de ce conflit singulier. Dans Le Mystère de Gaulle, il analyse l’attitude de ce dernier lors de sa prise du pouvoir en 1958 et sa décision d’ouvrir des négociations avec les indépendantistes en vue d’une solution de compromis associant de manière originale la France et l’Algérie. Dans François Mitterrand et la guerre d’Algérie, écrit avec François Malye, il montre les contradictions de celui qui, avant de devenir un adversaire de la peine de mort, la fit appliquer sans hésiter en 1957 en tant que ministre de la Justice au détriment des Algériens. C’est enfin de la longue histoire des juifs en terre algérienne qu’il est question dans Les Trois Exils.

Cet ensemble, qui porte la marque d’un historien majeur, permet de mieux comprendre la genèse, le déroulement et l’issue d’une tragédie où se mêlent un conflit colonial livré par la France, un affrontement nationaliste mené par les indépendantistes algériens et une guerre civile entre deux communautés résidant sur un même territoire. Ce sujet, resté sensible pour nombre de nos compatriotes, continue d’alimenter des deux côtés de la Méditerranée des débats passionnés." (présentation éditoriale)

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26 juin 2020

Alain Jund, L’empreinte de la terre

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Alain Jund, L’empreinte de la terre

Roger Vétillard

 

Alain Jund reproduit l’essentiel des mémoires de Paul Barthez, surnommé Bled, mémoires familiales qui débutent en 1850 dans les monts du Tarn et se termine à la fin du XXe siècle dans le Lot-et-Garonne. Entre temps, ses ancêtres ont émigré en Algérie où trois générations sont nées avant de revenir en France métropolitaine.

Est-ce par hasard qu’Alain Jund a retrouvé ces textes grâce à la complicité des filles de Paul qui les ont retrouvés, «accrochées au bord de l’oubli» ?

Le récit nous emmène au-delà de la Méditerranée dans un endroit perdu, un bled, dans l’ouest algérien. Il nous fait découvrir les difficultés qui ont émaillé la vie de ces pionniers qui par un hasard sémantique sont devenus des pieds-noirs à leur arrivée en métropole. Difficultés liées aux problèmes sanitaires (choléra, paludisme, typhus, variole, trachome…), aux bêtes sauvages (lions, panthères, chacals dont la capture était récompensée par l’administration…), à la pauvreté des sols, au contact d’une autre culture et de populations bien différentes.

Nous assistons à la découverte des coutumes locales telle la fantasia, de la gastronomie magrébine qui va du couscous à la chorba, du méchoui à la farine d’orge, au thé à la menthe, au petit lait et au beurre rance…, aux particularités du droit foncier local qui sera source de conflits avec les autochtones.

Les relations avec la population musulmane difficiles au début s’améliorent peu à peu, en particulier au cours de la Première Guerre mondiale où sous l’influence des zaouias, plutôt favorables à une collaboration avec les autorités françaises, la mobilisation des indigènes se fera sans difficultés (sauf dans les Aurès). Il y a même parfois une réelle connivence entre les communautés.

Mais après la Seconde Guerre mondiale, dès le printemps 1945, concomitamment au soulèvement de l’Est algérien qui a débuté à Sétif et à Guelma, ces rapports tendent parfois à se dégrader. Des appels au djihad sont entendus, des émissaires égyptiens sillonnent la région et prêchent la révolte.

Et après 1962, avec les décrets de mars 1963, avec l’échec de l’autogestion, bien des édifices et des terres abandonnés ou non par les anciens propriétaires européens, menacent de s’écrouler notamment les coopératives viticoles, les fermes, et la famille Barthez est bientôt réduire à devoir quitter le pays et revenir dans le midi toulousain.

C’est un livre dont la lecture est attachante. Il a le mérite de mettre en lumière le vécu de ces agriculteurs enracinés sur une terre qui les a vus naitre, terre qu’ils ont dû abandonner, le cœur déchiré. Plus que des mémoires, c’est aussi un roman historique qui apprend beaucoup sur la vie de ces « colons » qui ont aimé le pays où ils se sont installés et qui malgré les distances, continuent à penser à lui comme à un fruit arraché, mais désormais défendu.

Roger Vétillard

 

Alain Jund, L’empreinte de la terre, Atelier Fol’Fer, la chaussée d’Ivry, 2018, 188 p., 20 €.

 

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7 mars 2020

Algérie, le sentiment anti-français : un dossier de "Secours de France"

allo Macron, Algérie

 

Algérie, le sentiment anti-français

un dossier de l'association Secours de France

 

Le bulletin de l'association Secours de France a consacré trois pages au sentiment français en Algérie qui, en réalité, sert de propagande au régime en place à Alger depuis des décennies. Nous l'avons déjà traité sur ce site (lire ici). Nous reproduisons aujourd'hui les arguments récents proposés par l'association Secours de France.

 

Secours de France, Pâques 2020 (1)

Secours de France, Pâques 2020 (2)

Secours de France, Pâques 2020 (3)

 

 

 

Qu'est-ce que l'association Secours de France ?

 

Secours de France, Pâques 2020 (4)

 

 

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15 juillet 2019

ce que dit le livre "Chère Algérie" de Daniel Lefeuvre (1997), par Michel Renard

Chère Algérie, deux couv

 

ce que dit le livre

Chère Algérie de Daniel Lefeuvre (1997)

par Michel RENARD *

 

sommaire
1 - Le livre Chère Algérie
     A - Résumé : une crise non résolue

     B - Préface : coûteuse Algérie
2 - Le livre Chère Algérie : apports à l'histoire
     A - Une Algérie coloniale très peu industrialisée
    
B - La crise de l'Algérie française, 1930-1962

       - Les années 1930
       - Le défi démographique
       - La France : exutoire démographique ?
       - Un choix politique opposé à la rigueur économique
     C - L'industrialisation, une affaire d'État
     D - L'industrialisation et la guerre d'Algérie
3 - Deux questions polémiques
    A - L'Algérie, eldorado ou fardeau colonial ?
    B - L'immigration algérienne ? Pas un besoin économique pour la France
4 - Réactions au livre Chère Algérie

_________________

 

 

1 - Le livre Chère Algérie

A - Résumé : une crise non résolue

La recherche menée dans sa thèse par Daniel Lefeuvre, et exposée au grand public en 1997 dans l'ouvrage Chère Algérie, 1930-1962, vise à analyser comment, à partir d'une crise qui éclate du début de la décennie 1930 et qui révèle les faiblesses structurelles de l'économie de la colonie, une politique volontariste d'industrialisation a été menée par l'État des années 1930 jusqu'à la fin des années 1950 (plan de Constantine) en passant par les initiatives prises par le régime de Vichy.

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Domaine Saint-Eugène, viticulteur, Oran, 1928

Si l'industrialisation est une affaire d'État, elle implique nécessairement la contribution de l'industrie privée (1). Dans quelle mesure le patronat et les entreprises se sont-ils engagés dans cette mutation voulue par l'État ?

  • «Deux considérations majeures ont précipité [cette politique] : la création d'industries locales apparaît indispensable à la solution de problème démographique algérien ; des impératifs stratégiques [notamment militaires] imposent également que soit amorcé l'équipement industriel de l'Afrique du Nord. Ce sont donc des mobiles régaliens qui justifient l'industrialisation de l'Algérie qui est, au sens fort du terme, une question politique» (2).

Au terme de la période de trente années qui a conduit de la célébration triomphante du Centenaire de la conquête (1930) à l'indépendance de l'Algérie (1962), la politique d'industrialisation se révèle un échec : «En 1962, c'est un pays plus que jamais en crise qui accède à l'indépendance» (3).

  • «C'est parce que [l'État] juge que la puissance de la France dépend en grande partie du maintien de sa souveraineté sur l'Algérie, qu'il consent à l'égard de celle-ci des sacrifices financiers considérables. D'ailleurs, la métropole se montre d'autant plus généreuse à l'égard de sa pupille, que son autorité y est contestée ou sa souveraineté menacée. La lucidité des comptables du Trésor, qui chiffrent au début des années 1950, le coût de cette puissance, ne paraît pas avoir joué un rôle déterminant dans l'évolution des politiques de l'État à l'égard de l'Algérie. Eux-mêmes n'en tirent, d'ailleurs, des conclusions cartiétistes que tardivement» (4).

 

B - Préface : coûteuse Algérie

Dans sa thèse, Daniel Lefeuvre montre que l'Algérie, durant la période coloniale, loin d'être une source d'enrichissement pour la France, constitue un fardeau économique. En 1959, la colonie absorbe à elle seule 20 % du budget de l'État français, c'est-à-dire bien plus que les budgets de l'Éducation nationale, des Transports et des Travaux publics réunis (5). Cette caractéristique fut soulignée par l'historien Jacques Marseille :

  • «Chère, l'Algérie le fut surtout, et c'est l'objet de cet ouvrage, au porte-feuille du contribuable métropolitain. Tordant une nouvelle fois le cou à une complainte, dont la répétition finit par être lassante, Daniel Lefeuvre démontre, sans contestation possible, que la France a plutôt secouru l'Algérie qu'elle ne l'a exploitée. (...) Dénicheur de sources nouvelles, des archives jusque-là inexplorées de l'Armée aux archives d'entreprises, Daniel Lefeuvre renouvelle les approches et débusque les mythes. Il montre que l'immigration algérienne en France n'a correspondu à aucune nécessité économique, l'absence de qualification et de stabilité de cette main d'œuvre nécessitant la mise en place de mesures d'adaptation trop coûteuses aux yeux des patrons. Elle fut, par contre, un moyen de résoudre la surcharge démographique de l'Algérie et un choix politique, imposé par un gouvernement qui, comme pour le vin, a ouvert aux Algériens le débouché métropolitain, au détriment des ouvriers étrangers» (6).
  • «Daniel Lefeuvre montre aussi, avec de belles et bonnes formules, que des années 1930 aux années 1960, l'Algérie a été placée sous "assistance respiratoire". Incapable de subvenir à ses besoins par ses propres moyens, sa survie était suspendue aux importations métropolitaines de produits de première nécessité et aux mouvements de capitaux publics qui volaient au secours de déficits croissants. C'est parce qu'il estimait que la puissance de la France dépendait du maintien de sa souveraineté sur l'Algérie, et non par nécessité économique, que le gouvernement a consenti ces sacrifices considérables, la lucidité des comptables du Trésor qui en chiffraient le coût ne paraissant pas avoir joué un rôle déterminant dans l'évolution des politiques» (6).

Immigrés_algériens,_1969
Immigrés algériens, 1969

 

2 - Le livre Chère Algérie : apports à l'histoire

A - Une Algérie coloniale très peu industrialisée

Si Daniel Lefeuvre s'intéresse à l'industrialisation de l'Algérie dans la période 1930-1962, c'est qu'auparavant, elle n'existait quasiment pas. La colonie algérienne est longtemps restée une économie agricole, ce qui freinait son développement. En 1900, le comte de Lambel (7) dressait le tableau synthétique suivant :

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Huilerie de l'Oued Sig, avant 1910

  • «À part quelques établissements métallurgiques, l'industrie algérienne possède peu d'entreprises dignes d'êtres signalées ; mais les opérations commerciales deviennent de plus en plus considérables. Avant la conquête, elles ne dépassaient guère cinq à six millions ; de nos jours leur importance s'élève à plus de cent cinquante millions. L'Algérie reçoit de la France : café, sucre, vin, eau-de-vie, farine, savons, peaux préparées, fers, fontes, aciers, faïence, porcelaine, verrerie, etc. Elle expédie sur notre continent : blé, laine, huile d'olive, coton, tabac, peaux brutes, soie, liège, plomb, corail, crin végétal, légumes, fruits, essences, bois de thuya, etc.» (8).

En 1906, L'Argus, journal international des assurances, écrivait : «L'industrie algérienne, réduite presque uniquement aux entreprises de transport, aux exploitations minières, aux arts du bâtiment et de la construction, aux transformations du premier degré de certains produits agricoles, est, pour ainsi dire, encore en enfance» (9).

Et en 1913, le directeur de l'école normale d'instituteurs d'Aix-en-Provence, A. Gleyze, publie une Géographie élémentaire de l'Afrique du Nord qui fournit les explications suivantes :

Usine_des_chaux_et_ciments_de_Rivet,_près_d'Alger,_1911
Usine des chaux et ciments de Rivet, près d'Alger, 1911

  • «L'industrie algérienne est avant tout une industrie extractive. Les industries manufacturières ne peuvent guère s'y développer, d'abord en raison de l'absence de houille ou de chutes d'eau ; ensuite parce qu'elles entreraient en concurrence avec des industries similaires existant en France, pourvues d'un outillage perfectionné et d'un personnel habile. Seules se sont créées des industries répondant à des besoins locaux : tuileries, briqueteries, huileries, savonneries, distilleries. Quant aux industries indigènes, elles périclitent de plus en plus malgré faits pour les relever» (10).

Autre souci pour l'économie algérienne : la pénurie de main d'œuvre (11). L'émigration nord-africaine à la recherche de travail en métropole avait commencé avant 1914. La guerre lui donne une impulsion nouvelle : 78 000 Algériens sont présents en France en 1918. Les colons se plaignent, ils trouvent difficilement à embaucher des moissonneurs.

«Le flux migratoire s'intensifia à partir de 1922 et pour la seule année 1924 on enregistra l'entrée en France de 71 028 Algériens» (12). Les responsables économiques et politiques algériens expriment plusieurs inquiétudes : les travailleurs de retour dans la colonie véhiculent la tuberculose et constituent des foyers de contagion particulièrement meurtriers ; ils reviennent avec des idées révolutionnaires acquises au contact des ouvriers métropolitains. Et surtout l'immigration : «entraîne une telle raréfaction de la main d'œuvre, une telle hausse de son prix que l'essor économique de la colonie est menacé», rapporte Daniel Lefeuvre (13).

 

 B - La crise de l'Algérie française, 1930-1962

Les années 1930

La crise des années 1930 révèle «les bases fragiles de la prospérité algérienne» : «l'économie algérienne souffrait, en fait, de bien d'autres faiblesses que de l'insuffisance de la main d'œuvre, qui a tant polarisé l'attention des autorités politiques et économiques» (14). Daniel Lefeuvre les répertorie :

  • la débâcle du secteur minier (15).
  • le reflux des exportations agricoles.

Repli_franco-impérial,_échanges_entre_la_France_et_sa_colonie_algérienne,_années_1930
le repli franco-impérial

Et pourtant, les quantités de diverses marchandises introduites en Algérie s'élèvent : «non seulement l'Algérie n'a pas diminué sa consommation de marchandises étrangères, mais elle l'a même augmentée» (16). L'explication réside dans le «repli économique franco-impérial.

La part de la métropole qui était d'environ 70% des exportations algériennes à la fin des années 1920, s'élève jusqu'à 89% en 1932 et à près de 90% en 1933». L'Algérie, aussi, accueille plus facilement les produits métropolitains : elle achetait 5% des expéditions françaises en 1929, mais 8% en 1931, 13,6% en 1933 et encore 11% en 1936 (17).

  • «Mais cette percée des exportations françaises s'accompagne de lourds sacrifices sur les prix. "Contrairement à la légende d'une France abusant de ce marché protégé pour s'approvisionner à meilleur compte et écouler ses marchandises trop chères, c'est l'Algérie qui profita du repli de l'économie franco-impériale. Les termes de l'échange furent depuis 1930 favorables à l'Algérie" [révélait déjà Charles-Robert Ageron] (18),ce que confirment les calculs de Jacques Marseille sur l'évolution des termes de l'échange de l'Algérie entre 1924 et 1938» (17).

Ces fragilités de l'économie algérienne se stabilisent : «Les années 1930 marquent, en effet, un tournant décisif dans la vie de la colonie. Elles ont révélé une série de handicaps majeurs de l'économie algérienne. Désormais, la prospérité algérienne est suspendue aux relations avec la métropole. La province est placée sous assistance respiratoire. (...) L'Algérie est incapable de subvenir à ses besoins par ses propres moyens» (19). La notion de «pillage colonial» n'a donc aucune pertinence ici.

  • «L'intégration de l'Algérie dans l'ensemble français a permis à la colonie de pratiquer des prix sans rapport avec les cours mondiaux (...) Ce qui est vrai des minerais l'est aussi pour les produits agricoles. Comment soutenir que la métropole cherchait à s'approvisionner à bon compte dans sa colonie ?» interroge Daniel Lefeuvre (20).

Le défi démographique

Aux défauts et déséquilibres de l'agriculture, de l'exploitation minière, du commerce extérieur et des finances algériennes, s'ajoute le défi de l'augmentation considérable de la population algérienne (21).

La question démographique présente plusieurs aspects aux yeux des responsables de la colonie algérienne :

Travaux_nord-africains_,_19_février_1942
Travaux nord-africains, 19 février 1942

  • croissance globale de la population : 5,2 millions en 1906, 7,7 millions en 1936.
  • vitalité démographique des Musulmans et détérioration du rapport entre le nombre d'Européens et le nombre d'Algériens : 1 pour 5,5 en 1926, 1 pour 5,9 en 1936, 1 pour 7,3 en 1948, 1 pour 8,7 en 1960 (22).
  • essor de l'urbanisation, dû à la croissance naturelle et à l'exode rural. «Cette extension urbaine d'origine essentiellement musulmane change la physionomie des villes, augmentant encore le sentiment d'isolement, d'encerclement qu'éprouvent les citadins européens» (23).
  • apparition d'une ceinture de taudis insalubres «où s'entasse une population déracinée en quête d'emploi» : «En 1934, la langue française s'enrichit d'un mot nouveau : bidonville, du nom d'un quartier d'Alger» (23).

Bien que la colonie algérienne connaisse une certaine amélioration, sa croissance n'est plus en phase avec celle de la population :

  • «La prise de conscience du déséquilibre grandissant entre l'énorme accroissement de la population musulmane et la relative stagnation des ressources ouvre une quête éperdue de solutions miraculeuses, c'est-à-dire de solutions qui ne remettent pas en cause les fondements coloniaux de la société algérienne» (24).

Au nombre de celles-ci, il faut mentionner :

  • l'impensable limitation des naissances. Il fut préconiser d'étendre les allocations familiales mais quand Robert Lacoste évoque cette solution, «il se heurte aux conclusions d'un mémoire confidentiel, commandé par le président du Conseil à l'Association syndicale des administrateurs civils d'Alger qui met en garde le Gouvernement contre une générosité déplacée car "le Musulman voit dans les allocations familiales non la possibilité d'élever le niveau de vue des siens, mais une source de revenus qui l'incite à multiplier les naissances tout en laissant stagner sa famille dans la même indigence. L'institution manque donc ici son but et entraîne une aggravation sensible de la natalité. Il est indispensable de limiter l'octroi des allocations familiales au quatrième enfant" (25). Le système algérien (...) visait, en privilégiant les salariés du commerce et de l'industrie, d'origine essentiellement française, à maintenir sur place la main d'œuvre qualifiée nécessaire au développement de la colonie, à répondre aux revendications de la population européenne. Mais, par toute une série de dispositions, il tendait, en revanche, à pénaliser les familles nombreuses et à bas revenus, pour la plupart d'origine musulmane» (26).

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Chott ech Chergui (Oranie, Algérie)

  • les mirages nigérien et guyanais, visant «tout simplement à déplacer hors d'Algérie une partie de sa population» (27). Rêveries qui n'eurent aucun effet sur la réalité.
  • l'aménagement du Chott ech Chergui consistant à fertiliser des terres nouvelles grâce à la récupération des eaux souterraines du Sahara : «La portée démographique de ces aménagements serait considérable. Un hectare de culture irriguée occupe de 2 à 5 personnes tout au long de l'année. En y ajoutant les personnels nécessaires aux différents chantiers (...), la récupération des eaux du Chott offrirait la possibilité de créer 500 000 emplois nouveaux» (28). En 1955, l'Assemblée algérienne vote encore un crédit de 650 millions, mais l'année suivante le projet est définitivement abandonné (29).

On envisagea même une colonisation, par des Algériens musulmans, des départements métropolitains en cours de dépeuplement. Cependant : «Une autre perspective retenait l'attention : l'emploi massif de travailleurs algériens dans l'industrie, le bâtiment et les travaux publics en France. Encore fallait-il que cette solution réponde à des besoins exprimés par les entreprises» (30).

La France : exutoire démographique ?

Pour les dirigeants de la colonie, l'exode des Algériens apparaît désormais comme nécessaire à la survie de nombreuses familles et au maintien du calme politique.

L'Écho_d'Alger,_14_mars_1937
L'Écho d'Alger, 14 mars 1937

  • «Face à la recrudescence des départs enregistrés en 1930, le ton a changé en Algérie. À l'hostilité déclarée des années antérieures succèdent des mesures d'encouragement. L'affirmation selon laquelle les colons se seraient toujours opposés à l'émigration des Algériens musulmans vers la France est donc parfaitement inexacte» (31).
  • «Contrairement à l'affirmation de MM. Laroque et Ollive (32), selon laquelle les migrations entre la France et l'Algérie étaient "essentiellement commandées par les variations de l'économie métropolitaine", c'est principalement la situation en Algérie qui régit désormais l'importance des départs pour la métropole, la conjoncture métropolitaine n'intervenant que comme un "agent perturbateur"» (33).
  • «Depuis 1931, en Algérie, le problème de la main d'œuvre n'est plus perçu en termes de pénurie mais en termes d'excédent : le chômage s'est considérablement développé, le nombre des secourus en forte croissance, pèse lourdement sur les finances communales (...). Dans ces conditions, l'exode vers la métropole constitue un expédient commode. Les responsables algériens y voient une occasion de se débarrasser d'une partie des indigents et des chômeurs, éventuels fauteurs de troubles. (...) De ce fait, l'émigration a changé de contenu : dans les années 1920, les départs étaient liés à l'attrait exercé par les hauts salaires métropolitains. Après 1930, quelles que soient les capacités réelles d'embauche en métropole, les indigènes algériens sont contraints néanmoins de quitter leur pays» (33).

Après guerre, la France avait besoin, selon les calculs de Jean Monnet et d'Ambroise Croizat, ministre du travail, de 1 500 000 travailleurs pour son économie. Pour les autorités algériennes, on pouvait trouver une partie de cette main d'œuvre dans la colonie. C'était le principe de la «préférence nationale» face aux immigrés étrangers, tel que l'expliquait le directeur de la main d'œuvre au ministère du travail : «la France ne peut absorber d'étrangers qu'autant que sera réglé la question des excédents de main d'œuvre algériens» (34), cité par Daniel Lefeuvre (35).

Mais tout le monde n'est pas d'accord sur cette option. Les experts de la rue Martignac (36), suivis par le Quai d'Orsay, préfèrent une main d'œuvre étrangère, notamment italienne.

En avril 1952, à Alger, le CNPF explique au Congrès patronal nord-africain : «L'industrie métropolitaine offre des perspectives d'emploi réduites à la main d'œuvre nord-africaine (...) Il faut se convaincre que l'industrie métropolitaine ne sera jamais en mesure d'absorber tous les excédents de main d'œuvre algérienne». Ce qui fait dire à Daniel Lefeuvre : «C'est dire combien, à cette époque, le patronat métropolitain se souciait peu de recruter des travailleurs nord-africains» (37).

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Migrations algériennes, 1947-1955

  • Il n'empêche que, par la liberté de passage accordée en 1946 et par le statut du 20 septmbre 1947 qui confère la citoyenneté aux Musulmans d'Algérie : «entre 1947 et 1955, plus d'un million d'Algériens franchissent la Méditerranée, et la balance entre les entrées en France et les retours en Algérie dégage, pour cette période, un solde positif de 241 217 entrées» (37).

Les réticences du patronat français de métropole s'expliquent par l'inadéquation entre les exigences de l'économie française et l'offre algérienne de main d'œuvre. Le Commissariat général au plan écrit dans sa revue, en juillet 1954 : «La brusque arrivée de 100 000 ou 200 000 Nord-Africains dans une économie où l'accroissement de la productivité serait tel que les besoins en main d'œuvre rurale deviendraient sans cesse moindres, susciterait une crise sociale tant dans la métropole qu'en Algérie, particulièrement difficile à résorber» (38).

Un choix politique opposé à la rigueur économique

Au terme de démonstrations implacables, Daniel Lefeuvre bouscule donc le stéréotype d'une immigration coloniale qui aurait été vitale à l'économie de la France après la guerre :

  • «Ainsi, pas plus qu'au cours des périodes antérieures, sauf quelques conjonctures exceptionnelles, l'immigration algérienne n'a constitué un facteur indispensable à la croissance économique française. Jusqu'à la veille de la guerre d'Algérie, cette immigration est même combattue par les organismes patronaux et boudée par les employeurs» (39).

Les Algériens sont poussés à l'exode par les conditions économiques et sociales locales et peuvent se rendre en France. Mais ce ne fut pas une revendication patronale métropolitaine : «Pour des raisons politiques, l'État leur a assuré une certaine priorité dans l'accès au marché métropolitain du travail, par des dispositions réglementaires et en rendant plus difficile, au moins jusqu'en 1955, l'introduction d'ouvriers étrangers. Toujours pour des motifs politiques, les grandes organisations patronales, l'UIMM d'abord, le CNPF ensuite, se sont ralliées au point de vue de l'État et ont incité les employeurs à recruter plus largement du personnel algérien» (40).

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Foyers nord-africains, 1961

Cette préférence politique a eu des conséquences économiques et sociales coûteuses :

  • mécontentement de partenaires économiques importants, l'Italie en particulier.
  • engagement de dépenses spécifiques (logement, foyers, formation professionnelle).

Quant à l'Algérie, elle se trouve totalement tributaire de la métropole pour l'exportation de sa main d'œuvre, avec un double déficience :

  • inadaptation de son offre par rapport aux besoins du marché métropolitain.
  • infériorité de son offre par rapport à la concurrence étrangère, de l'Europe méridionale principalement (40).

 C - L'industrialisation, une affaire d'État

Les responsables de la colonie ont effectué un revirement sur l'industrialisation, passant du refus à l'adhésion :

  • «En 1937, l'industrialisation de l'Algérie est brandie par le président de la Région économique d'Algérie comme une menace qui léserait gravement les intérêts de l'industrie métropolitaine. Un an plus tard, cette évolution est jugée vitale» (22).

L'historien économiste Hubert Bonin a perçu l'importance de toutes ces poussées vers l'industrialisation :

  • «L'apport le plus important du livre réside dans le passage au peigne fin des efforts d'industrialisation de l'Algérie. Certes, [l'auteur] précise mal, faute de sources, en quoi consistent les débouchés concrets des ateliers installés outre-mer ; mais, finalement, malgré l'absence de cartes, on découvre une floraison d'ateliers, d'usines, autour des grands pôles portuaires essentiellement, destinés à procurer des biens de consommation courants (savonneries), des semi-produits au plus proche de la transformation finale des matériaux importés (pièces mécaniques et métallurgiques) ou des matériaux (ciment)» (41).
  • Le capitalisme industriel se modèle spontanément autour de ses marchés, et cette configuration reflète la structure de ces derniers (une frange d'Européens et de musulmans aisés, les grosses exploitations agricoles, des achats publics, l'armée, les commandes de quelques firmes de services, comme les chemins de fer et les entités actives sur les ports, etc.). Aller plus loin dans l'industrialisation légère aurait supposé un marché plus étoffé» (41).

 

D - L'industrialisation et la guerre d'Algérie

Les déconvenues de la politique industrielle au début des années 1950 ont dû affronter une séquence politique nouvelle à partir du 1er Novembre 1954.

  • «Depuis 1949, l'industrialisation de l'Algérie est en panne, victime à la fois du rétablissement des relations commerciales avec la métropole et de conditions locales défavorables. Victime aussi, peut-être, du calme politique qui règne dans la colonie depuis la répression des émeutes du Constantinois, et qui rend moins pressants les efforts à accomplir pour le développement économique du territoire» (4), remarque Daniel Lefeuvre, qui ajoute :
  • «Le déclenchement de la guerre d'Algérie accule le gouvernement à engager une politique de réformes économiques et sociales plus novatrice que celle définie par le deuxième plan (42)et à se montrer beaucoup plus généreux que prévu. L'industrialisation retrouve à cette occasion les faveurs de l'État. Mais quels types d'industries faut-il implanter en Algérie ? Quelle est la nature et le niveau de l'aide ? à leur apporter ? La réponse à ces questions est l'enjeu d'un vif affrontement qui dure de l'été 1956 à l'été 1958, entre les services économiques du Gouvernement général et les experts de la rue Martignac (36). Faute de doctrine, deux années durant, l'action de l'État est frappée d'inefficacité, malgré le bond des crédits publics engagés en Algérie» (4).

 

3 - Deux questions polémiques

A - L'Algérie, eldorado ou fardeau colonial ?

Ceux qui n'avaient pas guère prêté attention aux travaux de Jacques Marseille (43), ont été surpris des thèses et conclusions de la thèse de Daniel Lefeuvre. On pensait la France féroce exploiteuse de l'Algérie colonisée. L'historien montre un bilan beaucoup plus équilibré :

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usine de liège et bouchons, Azazga (Algérie)

  • «Pour une minorité d'entrepreneurs, l'Algérie a été une bonne affaire. À la veille de l'indépendance, les départements d'outre-Méditerranée absorbent près de la 20 % de la valeur totale des exportations de la métropole, soit cinq jours de production par an. Dans ces secteurs (huiles et corps gras, tissus de coton, chaussures...), la situation est d'autant plus enviable que la marchandise est écoulée en Algérie à des prix supérieurs aux cours mondiaux. Mais, la métropole y perd davantage, en commerçant avec l'Algérie, qu'elle n'y gagne. La France constitue le débouché quasi unique des produits algériens, éliminés du marché mondial en raison de leurs prix trop élevés : en 1959, elle absorbe 93 % des expéditions algériennes. Plus grave, ces produits ou bien la métropole peut se les procurer moins chers ailleurs (agrumes, dattes, liège) et s'ouvrir de nouveaux marchés en échange, ou bien elle n'en a pas besoin, comme ces 13 millions d'hectolitres de vin (la moitié des exportations totales de la colonie). Quant au pétrole du Sahara, après 1956; il revient à 1,10 dollar le baril, quand celui du Proche-Orient coûte 10 cents !» (44).

 

B - L'immigration algérienne ? Pas un besoin économique pour la France

La thèse de Daniel Lefeuvre a mis en évidence les réticences du patronat français à recourir à la main d'œuvre algérienne. Cette idée contredit le préjugé qui veut que cette immigration aurait été indispensable au redressement de la France après 1945 et à l'essor des Trente Glorieuses :

  • «A-t-on appelé les Algériens pour participer au relèvement de la France après la Seconde Guerre mondiale ? À quelques rares exceptions, non. C'est la misère qui les chasse d'Algérie et non les besoins métropolitains en main d'œuvre. Ces besoins existent. Ils ont été estimés, en 1947, à 1,5 million de travailleurs sur cinq ans. Mais c'est en Europe qu'experts du Plan et patrons veulent recruter. Si la main d'œuvre algérienne s'est finalement imposée, c'est parce que l'État lui a accordé une priorité d'embauche. En 1955, une enquête patronale révèle "qu'il est impossible [...] de recruter des étrangers [dont] les services de la main d'œuvre ont volontairement limité [le nombre]". Pourquoi ? L'explication est fournie, en 1953, par le directeur de la main d'œuvre au ministère du travail qui attribue, "dans une grande mesure", le calme qui règne en Algérie au fait "qu'un grand nombre de ses ressortissants ont pu venir en France continentale". La même année, le CNPF informe les patrons français qu'ils détiennent "la meilleure carte politique de la France en Algérie" en offrant aux Algériens les moyens de gagner leur vie. Encore une fois, l'enjeu est politique : garder l'Algérie française» (44).

 

4 - Réactions au livre Chère Algérie

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affiche PLM Algérie Tunisie, 1901

  • Hubert Bonin : «Jacques Marseille avait, dans sa thèse, lancé l'idée que l'Empire n'était pas rentable. Daniel Lefeuvre l'a pris au mot et a réuni nombre de données pour débattre de la rentabilité de l'investissement européen en Algérie : est-ce que les ressources naturelles algériennes étaient alléchantes pour les investisseurs ou les acheteurs ? est-ce qu'il était intéressant, pour une société métropolitaine, d'investir en Algérie ?» (45).
  • «Même si on peut lui reprocher de manquer de cartes de flux et de localisations, le livre répond parfaitement à ces questions d'histoire économique quelque peu brutale ; mais, au-delà de la sécheresse des faits, il laisse une impression de malaise social : quand il discute de la faiblesse du marché intérieur algérien - l'une des sources déterminantes des réticences à investir sur place -, il présente tant de données sur la misère, les inégalités au sein de la population et le faible niveau de vie de la population autochtone que l'on ne peut, à l'évidence, que penser que l'histoire économique ne reste pas isolée de l'histoire politico-sociale. Et c'est ce qui donne tout son intérêt à un ouvrage a priori pointu et qui se transforme au fils des pages en un livre d'histoire algérienne dans tous les sens de l'expression» (45).

 

 

* Je reprends la matière d'une partie d'un article que j'ai rédigé pour une encyclopédie en ligne il y a plusieurs mois... et qui a disparu en août 2022 à la suite d'une censure incompréhensible.

Michel Renard

 

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12 novembre 2018

La mort mystérieuse du colonel Halpert, le 15 février 1946 à Constantine, compte rendu de Gilbert Meynier

Colonel Halpert, couv

 

 

Roger Vétillard,

La mort mystérieuse du colonel Halpert,

le 15 février 1946 à Constantine

Gilbert MEYNIER *

 

Le colonel Émile Halpert, juriste de formation, était depuis le 21 janvier 1946, le commissaire du gouvernement - le procureur -  auprès du Tribunal Militaire Permanent (TMP) de Constantine chargé de traiter les dossiers de plus de 3 000 personnes arrêtées lors des soulèvements de mai 1945 du Constantinois.

Roger Vétillard rappelle ce que fut le soulèvement de Sétif - souvent médiatiquement présenté comme «les massacres de Sétif» : le 8 mai 1945, de sanglants accrochages y éclatent : avant 7 heures, un Européen est tué au marché aux bestiaux ; la police est sur les dents. Peu après avoir été lancée à 8h.30, une manifestation d’Algériens engagés pour l’indépendance, brandissant le drapeau algérien, se heurte aux forces de police qui interviennent pour saisir les drapeaux [1].

S’ensuivent des entrechocs sanglants. Les manifestants se répandent dans la ville, agressent et tuent 23 Européens. L’armée rétablit l’ordre en moins de deux heures, 33 manifestants sont tués. Le soulèvement s’étend dans la région de Sétif, et au-delà. Plus de 80 Européens y sont tués les 8 et 9 mai - ce jour, l’armée entreprend sur les Algériens une répression brutale -nombre d’innocents y perdent la vie.

Á Guelma, une manifestation indépendantiste - interdite par le sous-préfet André Achiary - débute à 17h.30, et se heurte aux forces de l’ordre ; le porte-drapeau est tué. L’armée ayant refusé d’intervenir, le sous-préfet constitue des groupes d’une «milice civile d’auto-défense» d’Européens qui assaille les manifestants nationalistes algériens. Plus de 2 500 sont arrêtés et jugés par un Tribunal Populaire, plusieurs centaines sont condamnés à mort. Début juin, Achiary est mis à pied par le préfet Lestrade-Carbonnel, il est inculpé pour ses agissements punitifs qui font l’objet d’une enquête par le Tribunal Militaire de Constantine.

3000 dossiers à instruire

Arrivé à Constantine, le colonel Émile Halpert doit conduire l’instruction de 3 000 dossiers, tâche difficile et lourde. Tant les documents que les témoignages disent que cet homme probe et ouvert s’y est investi avec beaucoup de sérieux et d’application. Le préfet Petitbon, successeur de Lestrade-Carbonnel, attesta sa droiture, son indépendance, son goût de la vérité. Il avait notamment en charge des dossiers sensibles, tels ceux de Ferhat Abbas - arrêté le 8 mai 1945 - et de Achiary.

Le 15 février, André Le Troquer, ministre de l’Intérieur, arrive à Constantine et reçoit le colonel en fin d’après-midi à la Préfecture en présence du gouverneur Chataigneau. L’entretien est houleux et on retrouve deux heures plus tard, dans sa chambre d’hôtel, le corps du colonel tué d’une balle dans la tête. Officiellement, on parle de suicide, mais des rumeurs d’assassinat se propagent : Le Troquer, Achiary, les nationalistes algériens sont tour à tour accusés.

Roger Vétillard mène autour de cette mort une enquête à la fois historique et policière. Il explore les archives, retrouve des témoignages, interroge la famille. Il met le doigt sur des erreurs et des manquements dans les rapports de police. Il s’interroge sur les intentions du ministre de l’Intérieur Le Troquer, sur l’intervention possible d’Achiary, sur les déclarations du capitaine Lefranc [2]. Il analyse la personnalité d’Émile Halpert, son passé professionnel et familial, l’impact émotif de la mort de son fils Jacques, qu’il avait incité à faire des études de médecine, et qui, engagé comme brancardier, avait été tué un an plus tôt sur le front, en Alsace : autant de facteurs à même d’aboutir à un suicide.

Il analyse les raisons de tactique politique qui auraient pu pousser le ministre à exiger du colonel, quelques semaines après la levée de l’état de siège (décembre 1945), moins d’un mois avant la loi d’amnistie générale du 10 mars 1946, une décision judiciaire à laquelle le procureur Émile Halpert se serait opposé - soit qu’il fasse libérer Ferhat Abbas alors qu'Émile Halpert l’aurait tenu pour responsable, ou plus plausiblement qu’il le maintienne en prison - ce que, au vu de la personnalité d'Émile Halpert, ce dernier ne pouvait accepter : il dut considérer que, du fait de la fin de l’état d’urgence, les dossiers devaient être transférés aux juridictions civiles. Il s’interroge sur le pourquoi de l’officialisation de la mort du colonel seulement quatre jours après son décès, et sur le fait qu’il était, en moins de huit mois, le troisième magistrat à occuper le poste de commissaire du gouvernement auprès du TMP - chose normalement peu courante pour des affaires aussi importantes.

Enfin, Roger Vétillard s’interroge sur les menaces que le ministre aurait pu avancer pour contraindre le magistrat à suivre des directives que ce dernier refusait d’assumer. Le Tribunal militaire était-il encore compétent pour juger des hommes impliqués dans des affaires qu’il instruisait en vertu d’un état de siège, levé depuis deux mois ? Et la perspective de la prochaine amnistie générale joua-t-elle un rôle ?

le décompte des victimes

Sur le nombre des victimes, il faut remercier Roger Vétillard de ne pas s’être engagé dans «la bataille des chiffres» [3]. Sur les victimes européennes – 103 -, tout le monde est d’accord. Pour les victimes algériennes, Roger Vétillard cite l’historien Daho Djerbal - pour lequel le chiffre, communément avancé, de 45 000 morts n’est pas soutenable - Rachid Mesli et Abbas Roua, du CRHDA [4] (entre 8 000 et 10 000 morts), Annie Rey-Goldzeiguer (quelques milliers de morts). L’estimation de l’historien Jean-Charles Jauffret est de «moins de 10 000 victimes, disparus compris», ce qui est pour lui «considérable par rapport aux 45 000 insurgés» [5] - Mohammed Harbi m’a dit partager cette évaluation.

projet d'insurrection ?

In fine, une critique : l’historien peut-il confirmer le point de vue de Roger Vétillard sur ces événements de mai 1945 dont il voit pour soubassement un projet d’insurrection ? : prévue par le PPA [6] de Messali Hadj, elle aurait eu pour objectif de mettre en place un gouvernement provisoire algérien, installé à la ferme Mayza, près de Sétif, aux fins de représenter l’Algérie à la Conférence de San Francisco de juin 1945 [7]. Pour RV, les incidents de Sétif ont été interprétés à tort par les responsables locaux comme le signal du soulèvement qui n’aurait été envisagé que dans les semaines suivantes.

En fait, si l’on se réfère, notamment, au paragraphe («Le PPA dans la clandestinité. La taupe creuse») du livre de Mohammed Harbi Aux origines du FLN : le populisme révolutionnaire en Algérie [8], on apprend que, si l’idée d’une insurrection germait dans le Constantinois, ce furent plus les ressentis populaires de ras le bol que le PPA et Messali - alors transféré à El Goléa puis assigné à résidence à Brazzaville - qui l’attisèrent.

Et des tensions existaient entre le PPA et Ferhat Abbas, et les AML [9], à Sétif et Guelma notamment, étaient aux mains du PPA. On notera que Ferhat Abbas était la figure prédominante à Sétif – il y avait entre autres sa pharmacie. Mais, même si, aux fins – plausibles - de garder sa popularité auprès des activistes, il fit des discours publics appelant à un soulèvement anticolonial, il ne fut pas le zaīm de la révolte du 8 mai - ce que RV perçoit. Il faut mettre eu premier plan notamment, au PPA, des figures comme Tayeb Boulahrouf, brandisseur engagé démonstratif du drapeau algérien, rêveur utopiste d’une Algérie où le peuple mobilisé aurait fait se disperser les troupes françaises [10].

Certes des cadres et des militants nationalistes entendaient préparer les masses à l’idée d’une insurrection, mais d’une manière désordonnée, et sans disposer d’une vraie force armée : le projet était vide, et il ne fut pas validé : en fuite après le 8 mai, peu avant son arrestation et son incarcération à Bône/Annaba, Boulahrouf reçut de Chaddli Mekki, cadre du PPA constantinois et président des AML du Constantinois «le ‘‘contrordre’’ d’insurrection»8. Il n’y eut pas en mai 1945 de vrai mot d’ordre insurrectionnel ; et l’historien remarquera que, à la différence du Constantinois, partout ailleurs il y eut le 8 mai des défilés pacifiques. En bref, même s’il put en être un prodrome, le 8 mai 1945 n’eut rien à voir avec le 1er novembre 1954.

un livre denssissime

Sur ce petit - mais densissime - livre de Roger Vétillard, on relèvera que la factualité et l’abondance de noms propres peinent ici et là le lecteur à tout comprendre dans l’instant - il aurait été bon qu’une analyse explicative du soubassement de l’Algérie coloniale soit proposée ; et sur un point, on aurait aimé que Roger Vétillard présente plus clairement au lecteur ce que fut, au fond, cette affaire Abbas, alors que, à ce propos, des informations qu’il m’a fournies lors des échanges que j’ai eus avec lui, il aurait pu en tirer des paragraphes parlants.

Ceci dit, ce livre ne laisse pas indifférent le lecteur. Sur la mort du colonel Halpert : assassinat ou suicide ? Au terme de son enquête, Roger Vétillard donne ses conclusions argumentées - ce fut plausiblement un suicide -, que le lecteur pourra examiner, voire contredire ; et il ne pourra qu’apprécier le fait qu’il finisse par conclure le contraire de ce qu’il put au départ spéculer.

Plus largement, fondé sur tous les documents qu’il a pu consulter et sur nombre de témoignages, méticuleusement analysés et recoupés, le livre de Roger Vétillard est d’une scrupuleuse honnêteté, cela alors même que sa famille a payé un prix lourd dans les massacres de Périgotville/‘Ayn al-Kabīra - il en fait part avec une grande discrétion. Il se réfère à des mémorialistes et à des historiens aussi différents que Roger Benmebarek, Francine Dessaigne, Mohammed Harbi, Boucif Mekhaled, Annie Rey-Goldzeiguer…

En annexes, l’extrait de «Mon testament politique» de Ferhat Abbas est un document marquant, à relire et à méditer. Les cartes et plans de Constantine et les photos illustrent vraiment bien ce petit-grand livre. Et, on l’aura compris, il entraîne le lecteur bien au-delà de son titre.

Gilbert Meynier

* texte inédit de Gilbert Meynier


  • Roger Vétillard, La mort mystérieuse du colonel Halpert, le 15 février 1946 à Constantine, Friedberg : éd. Atlantis, 2016, 94 p. 15€.

 

notes

[1] La veille les organisateurs s’étaient concertés avec les autorités pour accepter qu’il n’y ait pas de drapeau dans la manifestation.

[2] Il était dans ces affaires le juge d’Instruction.

[3] Elle est allée de 1 340 à 100 000 victimes algériennes.

[4] Centre de Recherche Historique et de Documentation sur l’Algérie.

[5] Courriel reçu le 19 décembre 2016.

[6] Parti du Peuple Algérien.

[7] Il était espéré que, suite aux déclarations de Franklin D. Roosevelt, elle mettrait en marche le train de la décolonisation.

[8] Paris : Christian Bourgois, 1975, cf. pp. 16-25.

[9] Amis du Manifeste et de la Liberté.

[10] Cf. Benjamin Stora, Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens 1926-1954, Paris : l’Harmattan, 1985, p. 277.

 

Colonel Halpert, couv

 

 

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19 juin 2019

Les décoloniaux sont en contradiction flagrante avec les valeurs de gauche, Manuel Boucher

féminisme Lallab

 

les décoloniaux sont en contradiction

flagrante avec les valeurs de gauche

Manuel BOUCHER, propos recueillis par Thomas MAHLER

 

Dans La Gauche et la Race, le sociologue Manuel Boucher dénonce les mouvements décoloniaux qui représentent pour lui un anti-humanisme.

C'est le cri d'alarme d'un homme de gauche qui ne reconnaît plus les siens.

Professeur à l'université de Perpignan et disciple d'Alain Touraine, le sociologue  Manuel Boucher a, dans sa jeunesse, participé aux mouvements antiracistes libertaires, avant d'intégrer l'École des hautes études en sciences sociales pour étudier les discriminations sociales. Voilà pour le pedigree d'un chercheur qu'on qualifiera difficilement de réactionnaire. Mais, aujourd'hui, l'universitaire déplore l'influence grandissante des décoloniaux et l'abandon par les nouveaux militants antiracistes de l'universalisme au profit de combats identitaires faisant de la «blanchité» et de «l'État raciste» le mal à combattre.

Dans son passionnant La Gauche et la Race. Réflexions sur les marches de la dignité et les antimouvements décoloniaux (L'Harmattan), Manuel Boucher analyse notamment le discours de Houria Bouteldja, figure de proue des indigénistes qui dit ouvertement mépriser «la gauche blanche» et défend une «solidarité de race».

«Comment est-il possible que des mouvements et des organisations progressistes de gauche avec lesquelles, pour certaines, j'ai milité dans ma jeunesse lorsque j'étais engagé dans la lutte antifasciste radicale du côté des libertaires, défilent derrière des organisations dites “postcoloniales” alors que celles-ci crient des slogans aux relents racistes, antisémites et séparatistes ? Comment est-il possible que des syndicats, mouvements et partis de gauche traditionnellement engagés dans des combats émancipateurs, humanistes et anticléricaux puissent défiler aux côtés de groupes affirmant des alliances avec des mouvements islamistes comme le Hamas ou même défendant, au nom de la lutte contre l'islamophobie, le port du voile islamique ou du voile intégral aussi appelé "burka" alors que ces vêtements sont imposés aux femmes dans plusieurs pays musulmans où règnent des dictatures théologiques ?» s'interroge le sociologue.

_________________

 

Manuel Boucher, couv

 

Le Point : Pourquoi avez-vous voulu écrire un livre sur «la gauche et la race», sujet hautement sensible ?

Manuel Boucher : Sociologue, je travaille depuis des années sur les quartiers populaires. Dans le cadre de mes recherches, je me suis intéressé au community organizing, médiatisé lorsque Obama a été élu président des États-Unis. Cette forme d'intervention sociale a été théorisée par Saul Alinsky, qui souhaitait mobiliser les victimes des processus de ghettoïsation et renverser les rapports de force entre les dominants et les dominés sur une base «communautaire».

Dans mes enquêtes, je me suis ainsi aperçu qu'il y avait de nouveaux militants, que j'ai appelés «identitaristes», formés pour une part au community organizing et s'autoproclamant représentants des quartiers de banlieue, mais ayant aussi des liens avec des mouvements plus politiques comme le Parti des indigènes de la République (PIR). Leurs discours sont en opposition avec les valeurs universalistes développées par la majorité des intervenants sociaux qui agissent aujourd'hui dans les quartiers populaires. Pour essayer de comprendre qui étaient ces activistes et ce qu'ils défendaient, j'ai analysé de nombreux textes des mouvements décoloniaux comme le PIR, la Brigade anti-négrophobie (BAN) ou le Front uni des immigrations et des quartiers populaires(FUIQP). J'ai rencontré plusieurs leaders de ces nouvelles manifestations antiracistes que sont les marches de la dignité en 2015 et 2017, et j'ai suivi les réunions préparatoires à la Bourse du travail de Saint-Denis...

revendications de gauche mais exprimées sur une base ethnoraciale

Ce qui m'a interloqué dans ces mouvements décoloniaux, c'est qu'ils semblent défendre des revendications légitimes et traditionnelles au sein de la gauche, comme l'antiracisme et la lutte contre les discriminations. Mais ils les expriment sur une base ethnoraciale politique qui me semble en totale opposition avec l'histoire de la gauche, à savoir l'universalisme et l'humanisme. La gauche s'est divisée entre réformistes et révolutionnaires, mais elle a des points communs : la lutte contre toutes les oppressions et dominations. Moi-même, ma culture est de gauche, et jeune, j'ai activement participé aux mouvements antifascistes radicaux. Il me semblait essentiel de le préciser dans le livre, d'abord, pour bien faire comprendre que je ne suis ni d'extrême droite ni même de droite, mais aussi pour rappeler qu'en tant qu'antifascistes radicaux, nous remettions en question l'«antiracisme moraliste» instrumentalisé par le Parti socialiste, notamment porté par SOS Racisme, mais certainement pas l'antiracisme universaliste.

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Or, les mouvements antifascistes, au départ libertaires, anticléricaux et luttant contre l'autoritarisme machiste comme religieux, sont en pleine mutation, puisque des militants assument de s'associer avec des mouvements anticoloniaux qui soutiennent directement ou indirectement l'islamisme, l'homophobie et le sexisme. Une partie importante de la gauche, qu'elle soit marxiste ou trotskiste, est aujourd'hui très ambivalente face à ces organisations qui participent à la racialisation des rapports sociaux. Alors que les organisations de gauche insistaient sur les ressemblances plutôt que sur les différences entre les hommes et les femmes pour construire une société plus humaine, ces anti-mouvements décoloniaux s'inscrivent dans une forme d'anti-humanisme, d'autoritarisme, voire de fascisme, basé sur la haine de l'autre, la désubjectivisation.

Pour les décoloniaux, l'État est le premier producteur de racisme, car la France resterait une nation coloniale

Au nom de la lutte contre le racisme structurel d'État ou l'islamophobie, ces mouvements décoloniaux font une distinction entre «les Blancs», «les Noirs» et «les Arabes». Ils assument clairement une séparation ethno-raciale des individus et des groupes, appelant même à la non-mixité dans certaines luttes. Ces activistes plébiscitent un «auto-apartheid», c'est-à-dire que seul un «Nous» – celui des «indigènes» – opposé à un «Eux» – les Blancs ex-colonisateurs qui continuent à bénéficier des privilèges – peut permettre l'émancipation des ex-colonisés. Tout cela me semble en contradiction flagrante avec les valeurs de la gauche qui a toujours lutté pour la défense des droits de l'homme. Pour ces mouvements décoloniaux, l'État est le premier producteur de racisme, car la France resterait une nation coloniale et la police serait son bras armé...

L'une des méthodes du community organizing, c'est de partir des colères des habitants. La plupart de ces mouvements décoloniaux s'appuient ainsi sur les violences illégitimes, et notamment sur les contrôles au faciès. En partant de cette révolte contre des pratiques qui sont effectivement inacceptables, ces mouvements espèrent mobiliser les habitants des cités ghettoïsées. La police apparaît comme une figure emblématique d'un État oppresseur, raciste, discriminatoire, qui n'est plus là pour vous protéger, mais pour vous opprimer et vous humilier. Pourquoi ? Parce que cet État défend les privilèges d'une oligarchie occidentale «blanche» qui continue à régner sur le monde.

Aujourd'hui, une gauche culturelle bien-pensante, moralisatrice, culpabilisatrice, se basant sur les rapports de race, a peu à peu supplanté une gauche sociale qui se basait sur les rapports de classe. Mais, derrière ces mouvements décoloniaux, qui s’autoproclament représentants des banlieues paupérisées et des populations lumpenprolétarisées, on retrouve, dans les faits, des leaders qui appartiennent à une « petite bourgeoisie ethnique » plutôt diplômée. Ils bénéficient du soutien de nombreux enseignants-chercheurs qui viennent puiser leurs références académiques dans le monde universitaire anglo-saxon associé aux différentes approches des « cultural studies ».

le nazisme ne concernerait pas le "sud"

Houria Bouteldja, porte-parole des indigénistes, va jusqu'à considérer que «l'horreur du nazisme» ne concerne pas le «Sud»... Dans cette construction d'un rapport entre le «Eux» et «Nous», le racisme ne peut que provenir de l'Occident. En tant que victimes du colonialisme et des rapports de domination coloniale, les «racisés», c'est-à-dire les «indigènes», ne sont que des victimes et ne peuvent pas être eux-mêmes les coproducteurs de racisme. Le PIR considère que la Shoah ne fait pas partie de leur histoire, ce qui les dédouane de prendre position sur la montée d'un nouvel antisémitisme, qui est un mélange des poncifs classiques expliquant que les juifs dominent le monde et d'un antisémitisme plus contemporain se nourrissant en particulier du conflit israélo-palestinien.

Bouteldja, Auschwitz

De même, on retrouve chez eux une grande ambivalence envers l'islamisme, l'islam ne pouvant être envisagé autrement que comme une religion des opprimés. Lors des attentats de 2015 et 2016, les organisations décoloniales s'intéressaient exclusivement aux potentielles violences policières illégitimes dans un contexte d'état d'urgence plutôt qu'à la logique fascisante et déshumanisante des islamistes qui ont une influence et des relais dans les quartiers défavorisés. Vous rappelez que le djihadisme et les attentats, eux aussi, ne sont vus que par le prisme de l'impérialisme. Dans l'appel pour la Marche pour la justice et la dignité de 2017, on pouvait ainsi lire : «Les attentats terribles que nous avons connus en 2015 et en 2016 sont venus renforcer l'arsenal sécuritaire alors qu'ils sont la conséquence directe de la politique guerrière que la France et ses alliés mènent à l'étranger»...

Alors qu'on aurait attendu de ces mouvements antiracistes une condamnation claire des attentats, on découvre, si on lit les différents appels, des pages et des pages sur la responsabilité de l'impérialisme occidental ou d'Israël. Si les attentats islamistes se sont produits sur le sol français, c'est un retour de bâton de la politique impérialiste et guerrière anti-musulmane. D'une certaine manière, s'il ya des victimes du terrorisme, alors, la société française doit se retourner contre son gouvernement, parce que c'est à cause de sa politique étrangère que les Français sont attaqués.

les décoloniaux ne s'intéressent nullement à l'idéologie djihadiste.

Ces mouvements décoloniaux ne s'intéressent nullement à l'idéologie djihadiste. La logique de ces indigénistes peut d'ailleurs amener à un retour du refoulé. Si on n'arrive à construire sa dignité qu'en affirmant sa défiance vis-à-vis du «monde blanc», alors, on entre dans une logique de surenchère identitariste qui sert les discours de clash de civilisation portés par les islamistes et les organisations et les personnalités d'extrême droite.

Mais, au-delà de cette logique de l'excuse, je crois que ces mouvements décoloniaux ont une réelle fascination pour la violence. Ils ne délégitiment pas la violence puisqu'elle est pour eux un moyen d'action vis-à-vis de la violence raciale que feraient subir le monde occidental et ses dirigeants aux ex-colonisés racisés. Il y a des extraits marquants dans le livre d'Houria Bouteldja   comme dans ses différents écrits. Elle souligne que les jeunes des banlieues, qu'elle qualifie  de «lascars de cité», bafoués dans leur virilité, peuvent être mobilisés et dirigés pour renverser «l'ordre établi blanc». C'est une instrumentalisation du ressentiment, de la frustration, du sentiment d'être humilié, pour le diriger contre un État jugé raciste. Houria Bouteldja assume d'être un «romoteur de la violence».

Je la cite : «Je préfère cracher le morceau, je suis une criminelle. Mais d'une sophistication extrême. Je n'ai pas de sang sur les mains. Ce serait trop vulgaire. Aucune justice au monde ne me traînera devant les tribunaux. Mon crime, je le sous-traite. Entre mon crime et moi, il y a la bombe. Je suis détentrice du feu nucléaire. Ma bombe menace le monde des métèques et protège mes intérêts», écrit-elle dans son livre... Il s'agit de transformer une «masculinité dominée et régressive » en «masculinité révolutionnaire».

très influencés par les «post-colonial studies»

C'est important de le souligner. Pour Bouteldja, la «blanchité» (traduit de l'anglais «whiteness») est une «forteresse inexpugnable»... C'est là où on voit que ces mouvements sont très influencés par les travaux universitaires anglo-saxons. Non seulement les meneurs décoloniaux tirent leur argumentation des écrits des chercheurs des «post-colonial studies» liés à une histoire américaine très marquée encore aujourd'hui par l'esclavagisme, mais en plus on fait un amalgame entre les États-Unis et la France, en confondant colonialisme et esclavagisme. La «blanchité», qui réduit à une sorte d'hégémonie sociale, culturelle et politique «blanche», est un anglicisme utilisé et instrumentalisé d'un point de vue politique pour finalement nourrir le ressentiment et favoriser les divisions de races, alors même qu'on prétend les dénoncer. La gauche est aujourd'hui divisée sur la question des mouvements décoloniaux comme sur celle de l'islamisme....

candidate voilée NPA

Pour l'extrême gauche d'obédience trotskiste qui veut croire en une «révolution permanente», il s'agit de pouvoir mobiliser tous les opprimés et les intégrer dans des combats collectifs. On se souvient du conflit au sein du NPA en 2010 avec la présence d'une candidate voilée aux élections régionales. Généralement, il existe une division théorique et idéologique entre les organisations trotskistes et décoloniales, mais, dans la pratique, par opportunisme, des organisations  d'extrême gauche s'allient aux mouvements dits décoloniaux, parce qu'elles espèrent ainsi avoir le soutien des jeunes et des habitants des quartiers populaires. De manière assez démagogique, on fait fi de l'émancipation individuelle, de la lutte contre l'obscurantisme clérical en s'associant à des mouvements décoloniaux qui, si on lit les écrits, méprisent en fait la gauche et son histoire ouvrière. D'ailleurs qualifiée de «gauche blanche».

Houria Bouteldja considère l'humanisme comme un stratagème du «pouvoir blanc» pour maintenir ses privilèges. Si vous vous intéressez à l'organisation des marches de la dignité, vous voyez d'ailleurs que les mouvements décoloniaux sont devant et expriment une forte satisfaction à reléguer à l'arrière des cortèges les partis de gauche traditionnels et les syndicats qui acceptent de défiler avec eux. En revanche, Lutte ouvrière reste sur des positions ouvriéristes et anticléricales classiques, critiquant les idées de Houria Bouteldja et de ses partisans comme étant «la négation des idées communistes».

La France insoumise est, par nature même, plus hétérogène. On a bien vu la différence entre la députée Danièle Obono et un courant plus laïque et républicain. Danièle Obono a clairement expliqué qu'elle considérait Houria Bouteldja comme une camarade. Sans être une représentante du décolonialisme le plus radical (elle est même accusée par les anticoloniaux d'être trop timorée), en acceptant de travailler avec les indigénistes, Danièle Obono cautionne la logique racialiste de ces anti-mouvements sociaux. Au-delà de ses différences, la gauche devrait s'accorder sur un point : aucune alliance avec les organisations qui prônent des idées et mettent en œuvre des pratiques de division raciale et culturelle. Le devoir de la gauche n'est pas de soutenir des activistes fascisants, ni même de les regarder avec une certaine bienveillance parce qu'ils s'autoproclament comme agissant au nom des opprimés et des ex-colonisés, mais de démasquer toutes les nouvelles formes d'autoritarisme.

la lutte pour l'égalité hommes-femmes n'est pas la priorité de Bouteldja

Comment expliquer que des militants féministes ou queer soutiennent les indigénistes, alors même qu'Houria Bouteldja a clairement montré que la lutte pour l'égalité hommes-femmes ou les droits des homosexuels était loin d'être sa priorité ? Il y a des alliances contradictoires et paradoxales. Dans mes entretiens avec les membres de Stop le contrôle au faciès ou la Brigade anti-négrophobie, je leur a iainsi demandé comment ils pouvaient s'associer à des mouvements qui refusaient de reconnaître l'importance de l'histoire de l'esclavagisme arabo-musulman et de la traite transsaharienne. L'un des leaders de la Brigade anti-négrophobie m'a dit : «Chaque chose en son temps.»

En gros, il y a une alliance pragmatique, et quand la question du «racisme structurel d'État» porté par le «pouvoir blanc» sera réglée, on s'occupera du racisme de certaines populations arabo-musulmanes. Ce sont des alliances pragmatiques entre minorités qui se sentent bafouées et s'inscrivent dans une logique d'«autodéfense». Pour ce qui est du féminisme, si on regarde le discours des indigènes concernant le port du voile, on peut vraiment se poser la question du féminisme musulman revendiqué par certaines associations. Houria Bouteldja considère que parler de féminisme musulman est un oxymore puisque, pour elle, il est évident que le voile est lié aufait que les femmes le portent surtout par choix tactique pour réduire la pression masculine des «hommes indigènes» sur les «femmes indigènes» alors que les hommes indigènes et musulmans sont opprimés par le «patriarcat blanc».

Bouteldja, couv

Porter un voile islamique, ce n'est pas défendre la pudeur des femmes, mais l'honneur des hommes arabo-musulmans. Dans des rapports de domination, c'est ainsi protéger leur virilité, les rassurer sur la fidélité des femmes de la communauté. Puisqu'il y a une hiérarchisation des luttes, de nombreux propos sont ainsi très inquiétants : on accepte les dominations patriarcales et religieuses, voire des viols, parce que la lutte anticoloniale est beaucoup plus importante que toutes les autres formes de dominations et de violences sexuelles. Ce qui rassemble finalement tous ces acteurs, c'est que nous sommes dans un État républicain qui reconnaît avant tout des individus citoyens plutôt que des représentants communautaires. La plupart de ces mouvements luttent contre cette intégration républicaine taxée de « nationale républicaine » et préfèrent une logique politique de type «multiculturaliste» qui donne du pouvoir aux représentants communautaires de ces minorités autoproclamées. D'où les alliances avec certaines féministes et une minorité d'associations défendant les droits des homosexuels.

Le Point a récemment publié un appel de philosophes, historiens ou professeurs dénonçant la «stratégie hégémonique» des décoloniaux. Est-ce une menace dans le cadre universitaire ?

Manuel Boucher : Il est normal que les questions chaudes de la société, et notamment la« différence culturelle », soient traitées au sein de l'université. Comme on l'a encore constaté avec la révolte des Gilets jaunes, il existe des fractures identitaires, des formes de radicalité extrêmement importante. On voit bien qu'ily a un mélange hétérogène entre des représentants de la France dite« périphérique » – travailleurs pauvres, petits artisans, chômeurs – qui sont en insécurité sociale, mais certains aussi en insécurité culturelle, des mouvements identitaires d'extrême droite, des activistes de l'« ultragauche » associés aux BlackBlocs, mais aussi des jeunes qui viennent des cités d'habitat social. Des associations proches des mouvements décoloniaux – notamment le comité Adama– ont appelé à manifester à Paris pour éviter, selon leurs déclarations, que le mouvement des Gilets jaunes ne se focalise sur les «racisés». Il faut bien sûr que l'université étudie ces questions brûlantes. Mais il y a une différence entre le fait de s'intéresser à ces questions, en essayant d'objectiver l'analyse de ces rapports sociaux, et de participer au développement des théories racialistes, racistes, complotistes, sous prétexte que les acteurs qui expriment ces points de vue sont des racisés. Mes collègues ont ainsi une grande responsabilité : celle d'analyser ces fractures identitaires

Propos recueillis par Thomas Mahler
Publié le 13 décembre 2018, Le Point.fr

 

 

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2 juillet 2019

la colonisation en 6 questions, par Daniel Lefeuvre (2013)

Principales productions d'origine végétale, Georges Michel, dit Géo Michel, vers 1930, quai Branly

 

 

la colonisation en 6 questions

par Daniel Lefeuvre (2013)

 

 

sommaire

1 - La conquête de l'Afrique a-t-elle été particulièrement meurtrière ?
2 - La colonisation a-t-elle reposé sur l'exploitation des indigènes ?
3 - La France a-t-elle apporté la civilisation ?
4 - Les soldats africains ont-ils servi de chair à canon ?
5 - La France a-t-elle «pillé» ses colonies ?
6 - Les colonies ont-elles été le moteur de la croissance française ?

__________________________

 

1 - La conquête de l'Afrique a-t-elle été particulièrement meurtrière ?

Pour la France, la conquête de l'Afrique noire a été peu coûteuse en hommes. Pour une part, d'ailleurs elle s'est faite sans combat. Ainsi, sans avoir tiré un seul coup de feu, Brazza, par le traité conclu le 10 septembre 1880, avec le Makoko (roi) des Batékés, place-t-il sous «protectorat» français un vaste territoire couvrant une partie du Congo et du Gabon, embryon de la future Afrique équatoriale franiase. Bien d'autres traités - on en dénombre plusieurs centaines - permirent d'étendre à moindre frais la domination française en Afrique.

Certes, il fallut aussi, mener de véritables campagnes militaires pour vaincre les résistances à la conquête. Mais au cours de ces opérations, les tués au feu furent généralement peu nombreux et ne représentent qu’une faible part des pertes totales dues aux maladies : la conquête du Dahomey, qui exigea 17 combats, livrés en trois mois contre une armée africaine nombreuse et bien armée, coûta la vie à 220 soldats français sur les 3 600 hommes engagés.

La guerre menée au puissant empire Toucouleur fit moins de 30 tués parmi les soldats français. Contre Samory, les Français perdirent 120 militaires blancs – dont 100 de la fièvre jaune. Si la campagne menée en 1895 à Madagascar entraîna la mort de 6 000 hommes du corps expéditionnaire, seulement 19 furent tués lors des combats et 6 des suites de blessures, tous les autres ont été victimes de maladies. Au total, les pertes strictement françaises, pour toute la phase de la conquête, se comptent en centaines, en une dizaine de milliers, si on ajoute aux tués lors des combats, les soldats emportés par les maladies.

Autrement plus considérables furent celles subies par les Africains, sans qu’on puisse cependant en donner une estimation d’ensemble fiable. Ces pertes ont deux origines. Il faut, en effet, distinguer, d’une part, celles qui ont affecté les soldats – notamment les tirailleurs «sénégalais» - ou les alliés noirs de l’armée française et, d’autre part, celles – militaires et civiles – dues aux résistances à la conquête coloniale.

Les premières se comptent en quelques milliers de tirailleurs, mais aucun recensement ne permet d’évaluer précisément le nombre des alliés, des porteurs et des auxiliaires ayant suivi ou participé à la conquête.

Les secondes, beaucoup plus nombreuses, se mesurent en dizaines de milliers de militaires et de civils. Les combats entre Français et Africains ont été inégaux du fait de la supériorité manœuvrière des armées européennes auquel s’est ajouté, à la fin du XIXe siècle, un armement nettement supérieur. Cela explique la disproportion des pertes qui peut, parfois, être effarante : en 1881, la prise de Goubanko, une forteresse d’Amadou, a fait au moins 300 morts du côté des assiégés pour seulement 7 du côté français. Le 22 avril 1900, le combat de Kousseri, sur les bords du lac Tchad, qui mit fin à l’empire de Rabah, fit 19 morts et 43 blessés du côté français, un millier au moins du côté africain.

Kousseri, mort de Lamy, mort de Rabah
bataille de Kousseri : mort du comanndant Lamy, mort du chef Rabah

Les populations civiles, si tant est qu’une distinction puisse être opérée entre combattants et civils africains, ont été durement affectées par les guerres qui ont affaibli leur capacité de résistance aux maladies. Mais les données dont on dispose sont tellement aléatoires et contradictoires qu’il faut bien avouer notre incapacité actuelle à proposer une évaluation du recul démographique. Il faudrait cependant tenir compte, par les facteurs de ce recul, des guerres intestines et des catastrophes climatiques qui frappèrent périodiquement le Sahel et conduisirent à la propagation de famines meurtrières de la fin du XIXe siècle jusqu’aux lendemains de la Première Guerre mondiale, au moins. Au total, si l’on a pu soutenir qu’il y eut un recul démographique durant la période, il serait imprudent de l’attribuer uniquement à la conquête coloniale.

 

 

2 - La colonisation a-t-elle reposé sur l'exploitation des indigènes ?

Se greffant sur des pratiques locales anciennes, mais lui donnant une ampleur jusque-là inégalée, les colonisateurs développèrent le travail forcé – ce qui ne veut pas dire gratuit -, en particulier pour le portage, les chantiers de chemin de fer ou le développement des cultures obligatoires. Au prix, parfois, d’une mortalité effrayante.

Dans une Afrique aux cours d’eau partiellement navigables et pour des petits tonnages, dépourvue de vraies routes et où les animaux de bât étaient victimes de la mouche tsé-tsé, le portage fut longtemps la seule solution pour acheminer les impedimenta nécessaires aux expéditions militaires – celle de Marchand mobilisa plusieurs milliers de porteurs – ou pour transporter, vers les ports de la côte, les produits de l’intérieur ; comme le caoutchouc ou les produits palmistes.

porteurs à Bangui
porteurs à Bangui

La charge «normale» d’un porteur s'élève à 25 voire 30 kg à transporter sur 25 à 30 km par jour. Prestation harassante et nourriture souvent insuffisante favorisent la propagation des maladies – du sommeil notamment – qui entraînent une forte mortalité. Rien d’étonnant donc à ce que les populations résistent, par la fuite et la désertion, à ces réquisitions.

Après le portage, les chemins de fer sont les plus gros consommateurs de main-d’œuvre. Et, comme le recrutement de travailleurs volontaires s’est révélé insuffisant, le recours à la contrainte devient systématique. Ainsi, en 1900, sur les 3 600 manœuvres employés à la construction du chemin de fer de Guinée, les deux tiers sont-ils des captifs.

chemin de fer Konakry-Niger
chemin de fer Conakry-Niger

Le chantier de la ligne Congo-Océan est resté tristement célèbre pour ses conditions de travail épouvantables. Sur les 127 500 travailleurs qu’il mobilise, entre 1921 et 1932, au moins 14 000, peut-être 20 000, périssent de la fièvre jaune pour la plupart.

Les cultures obligatoires, puis, pendant la Première Guerre mondiale, les réquisitions de produits nécessaires à l’effort français de guerre sont deux autres formes de travail forcé. Enfin, la mise en place des régimes de l’indigénat et de législation forestières contraignantes crée de nouvelles et souvent humiliantes sujétions.

Si le partage recule à mesure de l’avancée des moyens modernes de communication, il faut attendre la loi du 11 avril 1946, dite loi Houphouët-Boigny, pour que le travail forcé, sous toutes ses formes, soit définitivement interdit dans les colonies françaises.

 

 

3 - La France a-t-elle apporté la civilisation ?

Souvent réduite à une entreprise de pillage et d’exploitation, la colonisation doit pourtant être aussi saisie comme une rencontre, souvent violente, mais jamais réduite à ce seul aspect : la colonisation s’est aussi accompagnée, pour les populations dominées, d’effets «positifs».

Une fois passées les violences des conquêtes – au demeurant très inégales d’un territoire à l’autre, voire localement inexistantes -, la colonisation met fin aux guerres et aux révoltes internes qui ravageaient l’Afrique à un rythme soutenu. Ainsi, au Fouta-Djalon (Guinée), entre 1747 et 1896, l’Empire peul musulman n’avait probablement pas connu une seule décennie sans bataille ni campagne militaire. On pourrait multiplier de tels exemples. La paix coloniale apporta aux populations une sécurité jusque-là inconnue dans la vie quotidienne et les déplacements.

C’est également au crédit de la colonisation qu’il faut porter la suppression de certains pratiques barbares, tels le cannibalisme et les sacrifices humains, comme ces « grandes coutumes», en usage lors des funérailles des rois au Dahomey, à l’occasion desquelles des centaines de victimes étaient immolées.

«Fille de la politique industrielle», la colonisation est aussi fille des Lumières et la plupart des «colonistes» sont convaincu que la mission de la France est de faire triompher partout dans le monde les idéaux de 1789. Cette mission civilisatrice, qu’il serait erroné de réduire à un habillage hypocrite de visées mercantiles, est assumée aussi bien par Jules Ferry ; le bourgeois libéral, que par Jean Jaurès, le tribun socialiste. Trois verbes peuvent en définir les principaux domaines : libérer, soigner, éduquer.

La colonisation, qui a largement contribué au développement de la traite négrière, a été ultérieurement un outil de libération des hommes. Le décret du 27 avril 1848, abolissant l’esclavage dans toutes les colonies françaises s’inscrit explicitement dans l’héritage des Lumières. En Afrique, la lutte contre ce «fléau» ; auquel le nom de Savorgnan de Brazza reste attaché, associe l’interdiction, au fur et à mesure des progrès de la «pacification», à l’essor de productions réclamées par l’industrie métropolitaine, comme l’huile de palme puis les arachides, afin de remplacer le commerce des hommes par celui des produits, offrant ainsi aux esclavagistes africains des revenus de substitution.

Cameroun, vieille esclave
Cameroun, vieille esclave

Certes, l’abolition s’est révélée fort ardue à mettre en œuvre et non exempte de compromissions et d’ambiguïtés sur le terrain. Pour ne pas s’aliéner les notables indigènes, on renonce à l’affranchissement de leurs «captifs» et on va même, parfois, jusqu’à leur restituer les fugitifs.

De même, les nécessités de la «guerre à l’africaine» conduisent à maintenir la tradition du partage des prisonniers entre les tirailleurs africains, butin qui constitue le gros de leur solde.

Encore faut-il rappeler que tous ces abus sont dénoncés en France, non seulement par la presse mais jusqu’à la tribune du Parlement.

Visant d’abord à protéger les Européens des maladies africaines - l’espérance de survie d’un missionnaire n’est que de deux ou trois ans en Afrique -, l’action sanitaire s’est étendue aux populations indigènes.

Elle s’est attachée à combattre les épidémies tropicales, en particulier le paludisme, la fièvre jaune et la maladie du sommeil. Pour y parvenir, le corps des médecins et pharmaciens des colonies a associé la recherche fondamentale, la diffusion des soins et l’assainissement des territoires.

C’est à Jean Laigret, de l’Institut Pasteur de Dakar, que l’on doit la mise au point, en 1932, du vaccin antiamaril, qui, en quelques années, fait disparaître la fièvre jaune en A.O.F.

Eugène Jamot, directeur de l’Institut Pasteur de Brazzaville en 1916, s’est entièrement consacré à lutter contre la maladie du sommeil. En poste au Cameroun, à partir de 1922, il organise des équipes médicales mobiles qui dépistent les foyers d’infection et soignent les malades. À son départ de la colonie, en 1931, la maladie est en voie d’extinction.


Congo, ravages de la maladie du sommeil

Contre le paludisme, dont l’agent pathogène fut découvert en 1880, à Constantine, par le Dr Laveran, une chasse systématique aux eaux croupissantes est engagée en Afrique occidentale française (A.O.F.), tandis qu’une intense propagande promeut l’usage de la moustiquaire. Dakar est débarrassée de ce fléau ainsi que partout où ces dispositions ont été appliquées avec continuité.

Les services de l’Assistance médicale indigène (AMI), créés en 1896 à Madagascar, en 1905 en AOF et en 1908 en AEF, permirent une diffusion à grande échelle des soins et des règles élémentaires d’hygiène : pour la seule AOF, le nombre de consultations est passé de 171 000 en 1905 à 13 millions en 1938. La chute du taux de mortalité des populations africaines, sensible dès les années 1930, atteste du succès de l’œuvre médicale entreprise par la France dans ses colonies, malgré l’insuffisance chronique de moyens humains et budgétaires dont elle a disposé.

Le manque de moyens est également criant dans le domaine scolaire, abandonné, durant presque tout le XIXe siècle, au zèle des œuvres missionnaires dont le renouveau se manifeste, dès 1815, par la réouverture à Paris du séminaire des Missions étrangères et par la fondation de nouvelles congrégations (Missions africaines de Lyon en 1856, des Pères blancs de Lavigerie en 1868). Au Sénégal, jusqu’en 1904, ce sont les frères de Ploërmel et les sœurs de Saint-Joseph de Cluny qui assurent l’enseignement primaire.

Ce n’est qu’au début du XXe siècle que l’État met en place, à côté des écoles missionnaires, une armature scolaire hiérarchisée, sur le modèle élaboré à Madagascar en 1899 : écoles de villages confiées à des maîtres indigènes, écoles régionales où exerce un personnel européen, écoles supérieures professionnelles (Pinet-Laprade à Dakar, Terrasson de Fougères à Bamako), école des médecine adjointe à Dakar et écoles normales d’instituteurs, dont la première ouvre ses portes en 1903 à Saint-Louis, avant d’être transportée en 1913 à Gorée, où, en 1915, elle prend le nom de William Ponty.

école aux colonies
écoles dans le domaine colonial français en Afrique

En assurant aux élèves un enseignement «adapté» s’appuyant sur les réalités locales (l’apprentissage de «Nos ancêtres des Gaulois» est un mythe inventé par les milieux coloniaux hostiles à la scolarisation des «indigènes» et repris par les anticolonialistes). Il s’agissait d’abord de répandre progressivement l’usage du français, de dispenser ensuite les règles d’hygiène et le goût du progrès matériel, de former, enfin, les cadres intermédiaires dont les administrations coloniales avaient besoin. Dans les années 1930, la scolarisation des populations colonisées reste encore faible : 3 à 4% des enfants en AOF, mais déjà 33% à Madagascar. Un effort vigoureux est entrepris, après 1945, grâce aux investissements du Fides qui ont permis de faire passer de 1938-1939 à 1958-1959, les effectifs de l’enseignement primaire en Côte d’Ivoire, de 9 600 élèves à 165 000 ; au Sénégal, de 15 400 à 80 500 ; en Guinée, de 7 800 à 42  500 ; à Madagascar, de 185 500 à 321 500.

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Côte d'Ivoire, Une classe de l'école de Ferkessedougo, 1959 (source)

Au lendemain de la conférence de Brazzaville (30 janvier – 8 février 1944), le général De Gaulle exaltait la mission civilisatrice menée par la France dans ses colonies, dont les agents avec été «nos administrateurs, nos soldats, nos colons, nos instituteurs, nos médecins, nos missionnaires». Glorification peut-être excessive, mais point dépourvue de justifications comme le souligne Marc Michel dans son Essai sur la colonisation positive : «L’installation coloniale (…) est à l’évidence un acte violent (…). Elle n’est pas que cela (…). Il va sans dire qu’il y eut des deux, du bien et du mal». Cédant aux humeurs du temps, il faut prendre garde d’oublier l’un ou l’autre versant. Et peut-être faut-il se souvenir que c’est au nom des valeurs portées par la France que les leaders nationalistes, tous issus des écoles françaises, ont justifié, à l’heure des indépendances, la légitimité de leur combat. 

 

 

4 - Les soldats africains ont-ils servi de chair à canon ?

Le 16 avril 1917, à 6 heures de matin, le général Nivelle, qui a remplacé Joffre à la tête des armées françaises lance la grande offensive qui doit percer les lignes allemandes et offrir une victoire décisive aux Alliés. Un million d’hommes sont massés sur un front de 40 km qui s’étend de Soissons à Reims.

Au cœur du dispositif d la Vie armée, des bataillons de tirailleurs sénégalais, placés sous les ordres du général Mangin, sont chargés de s’emparer du Chemin des Dames, un plateau aux pentes escarpées, qui s’élève jusqu’à 150 et 200 mètres. Des conditions atmosphériques épouvantables rendent la progression particulièrement éprouvante et les mitrailleuses allemandes camouflées dans les «creutes», font des ravages parmi les assaillants. L’échec, cuisant, tourne au désastre : Mangin lui-même doit reconnaître que sur les 16 000 à 16 500 «Sénégalais» engagés, 7 415 ont été mis hors de combat (dont la moitié tués ou disparus), soit entre 45 et 46% des effectifs. Mangin devient le «broyeur de Noirs», qui aurait engagé ses soldats «un peu comme du bétail», selon l’expression du député du Sénégal Blaise Diagne.

Sans trouve-t-on là l’origine du mythe de la «chair à canon» qui s’alimente, par ailleurs, à certaines déclarations. Ainsi, celle de Nivelle lui-même, dans la lettre qu’il adresse le 14 février 1917, à Lyautey, alors ministre de la Guerre, dans laquelle il demande que le nombre des unités noires mises à [sa] disposition soit aussi élevé que possible (tant) pour donner de la puissance à notre effectif (que pour permettre d’épargner dans la mesure du possible du sang français)». Ce fragment entre parenthèses, qui apparaît dans le brouillon, a été rayé dans la version finale. Il est néanmoins révélateur des intentions d’un certain nombre d’officiers supérieurs.

Cependant, si l’on élargit à l’ensemble de la guerre cette macabre comptabilité, les pertes des «Sénégalais» ne sont pas, proportionnellement, plus élevées que celles des fantassins métropolitains : entre 21,6% et 22,4% contre 22,9%

Ce constant vaut-il pour la Seconde Guerre mondiale ?  90 000 soldats coloniaux, de toutes origines, se trouvent en métropole lors de l’offensive allemande de mai 1940. Les unités de tirailleurs sénégalais, engagées dans les combats, subissent des pertes considérables, de l’ordre de 38% des effectifs. Ce bilan effroyable témoigne de la vaillance de ces soldats qui ne furent pas sacrifiés dans des combats de retardements. Il résulte aussi de la barbarie des troupes allemandes qui assassinèrent, par milliers, les prisonniers de guerre noirs, comme à Chasselay-Montluzin, le 17 juin 1940.

En 1943, la reconstitution d’une armée française rentrant en guerre aux côtés des Alliés doit beaucoup à la mobilisation des populations d’outre-mer : 233 000 soldats maghrébins, dont 134 000 Algériens et 100 000 tirailleurs africains viennent grossir les rangs des 700 000 soldats issus de métropole et des 170 000 Français d’Afrique du Nord (ceux qu’on a appelés ultérieurement les «pieds-noirs») mobilisés.

Les statistiques démentent une nouvelle fois, que les troupes africaines, et plus généralement coloniales, aient servi de chair à canon. De 1943 à mai 1945, les pertes pour les soldats métropolitains ont été de 6%, de 6% également pour les soldats maghrébins, de 5% pour les tirailleurs et de 8% parmi les combattants «pieds-noirs».

Bien entendu, dire que les soldats coloniaux n’ont pas été utilisés comme «chair à canon» pour épargner le sang des Français ne retire rien au courage de ces soldats et aux sacrifices que beaucoup ont consentis.

Reste évidemment une question, de nature morale, mais qui ne concerne pas l’historien, celle de la légitimité d’engager des hommes dans des guerres qui ne les concertaient pas directement.

L'appel à l'Afrique, Marc Michel couv

 

 

5 - La France a-t-elle «pillé» ses colonies ?

Jacques Marseille, il y a déjà presque trente ans, a démontré combien la notion de pillage, chargée de connotation morale, est impropre pour qualifier les rapports économiques entre la France et ses colonies. Certes, l’Afrique noire française a fourni à l’industrie métropolitaine une partie des matières premières dont elle avait besoin, en particulier du bois, du caoutchouc, des arachides et autres oléagineux ainsi que du café et du cacao. Inversement, l’Afrique a constitué un débouché important pour un certain nombre de secteurs industriels français : les tissus et les vêtements de coton, les sucres raffinés, le savon, le ciment, les outils et ouvrages en métaux.

S’il y avait eu pillage, ce que les économistes nomment «les termes de l’échange» auraient dû évoluer en faveur de la métropole : autrement dit, le prix des marchandises vendues aux colonies aurait dû augmenter plus que ceux des produits africains livrés en France, entraînant ainsi une baisse du pouvoir d’achat des producteurs d’arachide, de café, de bananes ou de cacao. En a-t-il été ainsi ? La réponse est non. En «longue durée», on constate, au contraire, que le pouvoir d’achat des produits coloniaux a, au pire stagné ; au mieux, il s’est amélioré.

Lors de la crise des années 1930, le recul des importations depuis l’Afrique française entre 1932 et 1934 est suivi d’une vigoureuse reprise, tant en valeur qu’en volume, grâce à la politique de préférence impériale qui a réservé, à des prix d’achats très supérieurs aux cours mondiaux, le marché métropolitain aux produits de l’empire. Système qui s’est prolongé dans les années 1950, et même au-delà des indépendances africaines : les bananes coloniales sont alors payées 20% au-dessus des cours mondiaux ; les oléagineux d’Afrique française coûtent 8 120 F le quintal ; soit un surprix de 32% ; l’huile de palme achetée 104-105 F le kilo au Dahomey ou au Cameroun coûte 86 F à Anvers.

Grâce aux financements publics et au marché protégé, le produit national brut réel de l’AOF a augmenté chaque année entre 1947 et 1956 de 8,5%, celui de l’AEF, de 10%.

Les populations colonisées – à des degrés divers selon les différents groupes sociaux – ont trouvé un intérêt dans ce que certains persistent à nommer le «pillage» colonial. Cet avantage se manifeste, d’abord, au niveau du produit intérieur brut par habitant : calculé en dollar constant (valeur 1990), celui de la Côte d’Ivoire s’élève à 1 041 $ en 1950 et à 1 259 $ à 1 445 $ ; celui du Niger, de 813 $ à 940 $. C’est beaucoup mieux que ceux de la Chine (439 $ en 1950, 673 en 1950, de la Corée du Sud (770 $ en 1950 ; 1 150 en 1960) ou de l’Égypte (718 $ en 1950 ; 783 en 1960).

Quant aux Éthiopiens, pourtant pratiquement indemnes de toute domination coloniale, ils disposent seulement, en 1950, d’un peu moins de 420 $ par personne !

Les progrès de la consommation sont indiscutables. Par rapport à 1938, qui fut une bonne année, l’AOF importe, en 1954, deux fois plus de cotonnades, trois fois plus de sucre, quatre fois plus de lait en conserve et de machines diverses, quatre fois et demie plus d’automobiles et de pièces détachées, cinq fois plus de farine et de froment. Dans des proportions variables, cette hausse de la consommation est également vraie en AEF et au Cameroun.

Certes, ces sociétés son traversées par des inégalités sociales considérables, mais il serait tout à fait inexact d’en tirer la conclusion que seuls les «colons» et une partie des élites indigènes auraient été les bénéficiaires des progrès réalisés. Comment expliquer autrement la croissance démographique de ces territoires, sinon par cette amélioration d’ensemble – ce qui ne veut pas dire identique pour tous – des conditions de vie de leurs populations ?

D’ailleurs, certains leaders africains, tel Léopold Sédar Senghor, loin de se réjouir de la tentation du «repli cartiériste» qui, de jour en jour, gagnait en influence dans l’opinion publique métropolitaine, exhortait notre pays, en 1958, à poursuivre ses efforts pour l’équipement et le développement de l’Afrique : «Non, la France ne saurait avoir la même vocation que la Suisse ou la Hollande. Elle ne peut se contenter d’être heureuse à l’intérieur de son Hexagone, car elle trahirait sa vocation véritable qui est de libérer tous les hommes aliénés de leurs vertus d’hommes»

Georges Michel, dit Géo Michel, Produits minéraux, pour l'expo coloniale de 1930
Georges Michel, dit Géo Michel, Produits minéraux, pour l'expo coloniale de 1930

 

 

6 - Les colonies ont-elles été le moteur de la croissance française ?

Le 17 juillet 1885, devant la Chambre des députés, Jules Ferry, «le Tonkinois», légitime sa politique coloniale en assurant que «la fondation d’une colonie», c’est «la création d’un débouché». Généralement admise, cette argumentation mérite pourtant d’être reconsidérée.

De la fin du XIXe siècle à l’achèvement des décolonisations, l’importation de six à sept produits (houille, laine, coton, soie, oléagineux, bois) a représenté le gros des besoins en matière premières de la France. Qu’est-ce que nos colonies africaines ont livré ? Ni charbon, ni laine, ni soie. Quant au coton, tous les espoirs, en particulier celui de faire du Niger un «Nil français», se sont progressivement dissipés : en 1960, la production ne s’élevait qu’à 4 595 tonnes, soit 1,85% des importations françaises. Piètre résultat qui a quand même englouti de 1946 à 1961, 22 milliards de francs CFA de fonds publics métropolitains.

Seules les livraisons de bois et d’arachides ont fini par devenir importantes.

Quel était, par ailleurs, l’intérêt d’acheter aux colonies ? La rareté des produits, la sécurité des approvisionnements, des prix avantageux ? Sous ces trois aspects, l’Afrique coloniale n’a offert aucun avantage et, pour qu’elle devienne le fournisseur principal de la métropole pour ces produits, il a fallu doper ses exportations à coups de primes ou en imposant à ses concurrents les handicaps de droits de douanes très lourds ou de contingentements. Le seul intérêt a été, pour la France, de régler ses achats en francs et d’épargner ainsi ses réserves en devises.

Si l’offre coloniale s’est révélée décevante, comment nier que l’empire a été, pour l’industrie française, un marché protégé essentiel dans la mesure où :

- le débouché colonial a rempli une fonction régulatrice face aux vicissitudes des marchés extérieurs, comme ce fut le cas pendant la crise des années 1930.

- certaines branches d’activité (les huiles d’arachides, les sucres, les tissus de coton, les ciments et les ouvrages en métaux, et) n’ont trouvé qu’aux colonies un marché extérieur important.

- les colonies payaient plus cher que l’étranger les marchandises françaises.

La colonisation afficherait donc un bilan économique globalement positif.

Mais avec quel argent l’Afrique a-t-elle réglé ses achats ? De la fin du XIXe siècle jusqu’à l’heure des indépendances, les balances commerciales de l’AOF et de l’AEF sont restées très largement déficitaires. Si l’Afrique française a pu «vivre à découvert» aussi longtemps, c’est parce que l’État français, à coups de subventions et de prêts, a assuré ses fins de mois.

Alors qu’elle était confrontée aux défis de la reconstruction d’après-guerre, puis de la construction européenne, tandis que des besoins essentiels de la population métropolitaine, comme le logement, demeuraient dans solution, la France a consacré une part importante de ses ressources à accroître la consommation et l’équipement de ses colonies.

Cet effort a constitué un frein à la modernisation du pays, en sevrant de crédits des secteurs essentiels d’activité qui, de ce fait, ont été placés en situation de faiblesse par rapport à leurs concurrents étrangers.

Au plan financier, les colonies ont donc été pour la métropole un gouffre. Gustave Molinari ne se trompait pas lorsqu’il affirmait, à la fin du XIXe siècle, que «de toutes les entreprises de l’État, la colonisation est celle qui coûte le plus cher et qui rapporte le moins».

Au début des années 1950, le miracle hollandais, qui suivit l’indépendance de l’Indonésie, fournit la preuve a contrario que les colonies sont un boulet traîné par les métropoles. En 1956, Raymond Cartier popularise les thèses de ce «complexe hollandais» dans une série d’articles publiés dans Paris-Match. La Hollande, demande-t-il, serait-elle dans la même situation, «si, au lieu assécher son Zuyderzee et de moderniser ses usines, elle avait dû construire des chemins de fer à Java, couvrir Sumatra de barrages, subventionner les clous de girofle des Moluques et payer des allocations familiales aux polygames de Bornéo ?» Dès lors, «il est impossible de ne pas se demander s’il n’eût pas mieux valu construire à Nevers l’hôpital de Lomé, à Tarbes le lycée de Bobo-Dioulasso et si l’asphalte de la route réalisée par l’entreprise Razel au Cameroun ne serait pas plus judicieusement employé sur quelque chemin départemental à grande communication ?»

Certes, ce pacte colonial renversé a assuré les profits de certains sociétés métropolitaines, qui ont été de bonnes affaires pour leurs actionnaires. Mais la rentabilité de quelques-unes ne doit pas être généralisée, et, à côté de succès brillants, combien d’échecs et de désillusions ! Loin d’être un eldorado, le placement colonial a conduit souvent aux mêmes infortunes que celui de Panama.

Une autre interrogation naît du rapprochement entre les performances des entreprises françaises au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qui montre que le débouché colonial, «compagnon des mauvais jours» pendant les années 1930, devient après 1946, la béquille des branches déclinantes du capitalisme français. Au surplus, ce marché perd de son importance. De 1952 à 1959, les exportations à destination de l’étranger augmentent de 131% et la consommation des ménages de 72%. Avec la zone franc, la croissance est de seulement 47%.

Preuve du caractère désormais globalement secondaire des débouchés coloniaux ; en queue de peloton, des pays de l’OCDE pour son rythme de croissance jusqu’en 1962, la France rejoint le trio de tête après cette date.

Ainsi, le rôle de la colonisation dans le développement économique de la France peut-il «être réévalué à la lumière du paradoxe suivant», emprunté au grand économiste et historien Paul Bairoch : il n’est pas exclu que l’entreprise coloniale ait nui au développement économique de la France,  plus qu’il ne l'aurait favorisé.

Daniel Lefeuvre
Le Figaro Histoire,
avril/mai 2013, p. 60-67

 

Michel Georges Dreyfus, dit Géo Michel, Principales productions d’origine végétale, vers 1930
Michel Georges Dreyfus, dit Géo Michel, Principales productions d’origine végétale, vers 1930

 

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la critique de la thèse simpliste du «pillage» des colonies :

 

Marseille et Lefeuvre, couv

 

 

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1 juillet 2019

L’Europe seule est partie à la découverte du monde, Étienne Taillemite (1999)

le Victoria (flotte de Magellan)
le Victoria, flotte de Magellan

 

L’Europe seule est partie

à la découverte du reste du monde

Étienne TAILLEMITE (1999)

 

L’Europe seule est partie à la découverte du reste du monde. Les autres peuples, dont certains comme les Arabes, les Chinois, les Polynésiens ne manquaient pourtant pas de capacités nautiques souvent brillantes, n’ont jamais tenté la même aventure.

Comme le remarquait Emmanuel Berl, il n’y eu jamais ni croisades, ni grandes découvertes, ni essais d’emprise sur le monde provenant d’ailleurs que de l’Europe. Peut-on expliquer ce mouvement à sens unique ? Quels furent les mobiles de cette percée progressive vers les autres continents ? L’Europe possédait-elle seule cette vocation à déborder sur le monde pour lui communiquer voire lui imposer sa foi, ses techniques, ses manières de vivre ? Pourquoi, en un mot, la conquête de la haute mer et de l’ensemble de la planète fut-elle le seul fait des Européens ? «L’Europe, écrit Michel Mollat du Jourdin, s’est crue appelée à assumer l’activité maritime du monde et presque tous les États ont estimé que leur rôle était d’y participer» (1). Pourquoi ?

le souci de progrès technique fut typiquement européen

Fernand Braudel fut certainement l’un des premiers à poser cette question et à lui apporter des éléments de réponse en mettant en évidence le fait que la solution du problème ne résidait pas dans les techniques mais dans les mentalités.

À ses yeux, la faim de l’or et des épices, si bien étudié par Jean Favier (2), a joué certes mais elle «s’accompagne dans le domaine technique d’une recherche constante de nouveautés et d’applications utilitaires, c’est-à-dire au service des hommes afin d’assurer à la fois l’allègement et la plus grande efficacité de leur peine. L’accumulation de découvertes pratiques et révélatrices d’une volonté consciente de maîtriser le monde, un intérêt accru pour ce qui est source d’énergie, donnent à l’Europe, bien avant sa réussite, son vrai visage et la promesse de sa prééminence » (3).

Le souci de progrès technique fut en effet typiquement européen car les sociétés établies sur les autres continents demeureront, selon le mot de Gilles Lipovetsky, «hyperconservatrives » et vivront pendant des siècles dans une quasi-immobilité (4). S’il exista, en France ; des «villages immobiles», le reste du monde connu le même phénomène à l’échelon de groupes entiers et les descriptions qu’en donnent les marins à diverses époques montrent bien cette permanence. Tocqueville parlait en 1840 de «l’immobilisme chinois» qu’il opposait à la mobilité de l’Europe et ajoutait : «Quelque chose de plus important, de plus extraordinaire que la fondation de l’Empire romain est en train de naître grâce à notre époque sans que personne n’y prenne garde : c’est l’asservissement par la cinquième partie du monde des quatre autres.

l'esprit de curiosité

D’autres éléments jouèrent aussi, en premier lieu, le prosélytisme religieux. Mais il en est encore un auquel les historiens se sont peut-être trop peu intéressés et qui paraît cependant fondamental : la curiosité. Celle-ci semble bien avoir été l’un des moteurs principaux des découvertes, et cela dès l’Antiquité. Les Grecs, selon Jacqueline de Romilly, possédaient déjà le goût de l’exploration, provoqué, dit-elle, par le «désir de connaître, de se renseigner».

Si les Phéniciens ne songeaient qu’au commerce, les Grecs développaient un remarquable esprit de curiosité qui transparaît à toutes les époques de l’hellénisme mais «explose avec Hérodote». Celui-ci a visité quantité de régions peu accessibles ; notant tout ce qu’il voyait et entendait : usages, coutumes, religions, cultures, établissant dès le Ve siècle avec J.-C. de véritables enquêtes géographiques et sociologiques, comme le feront bien des marins de l’époque moderne, ce qui trahissait «une grande curiosité et un intérêt pour le monde environnant absolument stupéfiants». Déjà, à cette époque, «les hommes ont été mus par l’ambition, l’intérêt, l’esprit de conquête auxquels s’ajoutent l’attrait du pays inconnu et l’envie d’apprendre». Alexandre ne partait jamais en expédition lointaine «sans son aréopage d'historiens, de botanistes, de zoologistes et de cartographes chargés de recueillir des informations sur toutes les contrées traversés». L’exemple sera suivi quelques siècles plus tard (5).

Cet esprit de curiosité, nous allons le retrouver sans cesse du Moyen Âge à l’époque contemporaine. Il s’exprimait déjà en 1356 dans le livre de Jean de Mandeville, invitant ses lecteurs «à aller du par-deçà connu au par-delà imaginé» (6). Montaigne sera peut-être l’un des premiers à employer le mot lorsqu’il reprochera aux Européens d’avoir «les yeux plus grands que le ventre et plus de curiosité que nous n’avons de capacité». Sans nier la part tenue par l’intérêt et la soif de gloire chez Magellan, Jean Favier ajoutait «la curiosité qui paraît bien avoir été le trait dominant de tous ces découvreurs», avides de spectacles nouveaux et de «merveilles» enfin réelles. Magellan le dit lui-même, il veut «voir de ses propres yeux» (7).

Detroit-Magellan-Hondius-1611
détroit de Magellan : entre le sud du continent américain et les îles de la Terre de Feu

Le Dieppois Nicolas Le Challeux, qui a participé au XVIe siècle aux voyages en Floride, précisait que lui-même et ses compagnons étaient partis pour faire fortune mais aussi «incités d’un désir honnête et louable de s’avancer en la connaissance de l’Univers pour en rapporter la science» (8).

La tradition continue au XVIIe siècle avec Robert Challe qui, arrivant à Pondichéry, en août 1690, proclamait : «J’obéirai à ma curiosité le plus qu’il me sera possible» (9). Il n’est pas jusqu’aux flibustiers, pourtant en général peu orientés vers la connaissance, pour exprimer leur goût des nouveaux horizons. L’un d’eux, Reveneau de Lussan, dans l’Avertissement de son Journal de voyage à la mer du Sud, publié pour la première fois en 1684, exprimait ainsi ses sentiments : «Je n’avais que voyages en tête ; les plus longs, les plus périlleux me semblaient les plus beaux. Ne point sortir de son pays, et ne pas savoir comment le reste de la terre est fait, je trouvais cela bien pour une femme, mais il me semble qu’un homme ne devait pas toujours demeurer dans la même place et que rien ne lui seyait mieux que de faire connaissance avec tous ses semblables». La mer, «cet élément que tous les voyageurs maudissent si souvent, me parut le plus beau et le plus aimable du mode» et le jour de l’appareillage «un des plus beaux de ma vie».

Lors du grand mouvement de reprise des voyages de découvertes au milieu du XVIIIe siècle, le même sentiment s’exprima sous la plume du président de Brosses qui notait dans son Histoire des navigations aux Terres australes, parue en 1756 : «Il ne faut pas beaucoup s’occuper des utilisés qu’on peut recueillir de ces entreprises : elles se présenteront assez par la suite […]. Ne songeons qu’à la géographie, à la pure curiosité de découvrir, d’acquérir à l’univers de nouvelles terres, de nouveaux habitants».

Ce «désir de savoir» qui possédait déjà Henri le Navigateur au XVe siècle, ce «voyage» déjà noté au XVIe siècle par un compagnon de Gonneville, nous le retrouvons aujourd’hui inentamé chez Théodore Monod. À la question d’un journaliste : qu’est-ce qui vous fait courir ? quel est votre moteur ? celui-ci répondit sans hésiter : «La curiosité, le désir de savoir, d’apprendre les choses […] je veux d’abord regarder. Savoir regarder n’est pas simple. Ensuite il faut vouloir comprendre. L’homme est fait pour comprendre l’univers dans lequel il vit. C’est sa noblesse, sa grandeur» (10).

Théodore Monod, Tibesti, 1941
Théodore Monod et un vieux Toubou à Erbi au Tibesti en 1941

Laissons enfin le dernier mot à Jean d’Ormesson : «Il y a pourtant au cœur des hommes quelque chose d’aussi fort que l’amour de la vie : c’est la curiosité. Ils veulent toujours savoir ce qui se passera après, ce qui s’est passé avant, ce qui se passe ailleurs, un peu plus loin au-delà de la mer et des collines… Et au cœur du de la curiosité, il y a quelque chose qui est comme l’âme du monde et son moteur : c’est le désir… Il jette les hommes hors d’eux-mêmes. Il les fait partir sur les mers et au-delà des déserts, à la recherche de l’or, du sexe, du pouvoir et du savoir. S’il n’y avait pas de désir, il n’y aurait pas d’histoire et il n’y aurait pas d’hommes» (11).

Il a donc existé deux variétés d’hommes dans le monde : ceux du désir et ceux de l’indifférence, les curieux et les autres. Il faudrait écrire une histoire de la curiosité…

Étienne Taillemite
Marins français à la découverte du monde,
Fayard, 1999, p. 7-10.

Taillemite, couv

Étienne Taillemite (né en 1924), inspecteur général honoraire des Archives de France, membre de l'Académie de marine, auteur de nombreux travaux et ouvrages savants sur l'histoire de la marine.

Étienne Taillemite, portrait

 

notes

1 - Michel Mollat du Jourdin, L’Europe et la mer, Paris, 1993, p. 277.
2 -  Jean Favier, De l’or et des épices. Naissance de l’homme d’affaires au Moyen Âge, Paris, 1987.
3 -  Fernand Braudel, Civilisation matérielle et capitalisme, Paris, 1967, p. 313-314.
4 -  Gilles Lipovetsky, L’empire de l’éphémère, Paris, 1987, p. 29.
5 - Interview de Jacqueline de Romilly, Le Figaro littéraire, 10 juin 1993.
6 - Christiane Deluz, «Découvrir un monde imaginé : le monde de Jean de Mandeville», dans Terre à découvrir, terres à parcourir, Paris, 1996, p. 43.
7 - Jean Favier, Les Grandes Découvertes, d’Alexandre à Magellan, Paris, 1991, p. 554.
8 - 1492-1992. Des Normands découvrent l’Amérique, Rouen, 1992, p. 113.
9 - Robert Challe, Journal d’un voyage fait aux Indes orientales, éd. Fr. Deloffre et M. Menemencioglu, Paris, 1983, t. II, p. 9.
10 - Interview de Théodore Monod, Le Figaro littéraire, 9 septembre 1994.
11 – Jean d’Ormesson, La Douane de mer, Paris, 1993, p. 215.

 

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27 juin 2019

La gauche et la «race» : ambivalences et connivence, par Manuel Boucher (FigaroVox)

1er mai racisé

 

 

La gauche et la «race» :

ambivalences et connivences

par Manuel Boucher (FigaroVox)

 

Manuel Boucher, couv

Alors que le concept de «race» fait un retour régulier sur la scène publique, une partie de la gauche est dans le déni face aux mutations du racisme et de l'antisémitisme. En effet, au sein de ces mutations, des minorités actives identitaristes affirmant des mémoires indigènes et décoloniales, par réaction, conviction et stratégie, jouent un rôle majeur et participent, parallèlement aux identitaires nationalistes, aux fermetures des frontières ethniques et à la racisation des rapports sociaux et politiques.

Or, devant ces mobilisations indigénistes, la gauche est ambivalente : comment est-il possible que des mouvements et des organisations progressistes de gauche défilent derrière des organisations dites «postcoloniales» alors que celles-ci crient des slogans aux relents racistes, antisémites et séparatistes ?

Comment est-il possible que des syndicats, mouvements et partis de gauche traditionnellement engagés dans des combats émancipateurs, humanistes et anticléricaux puissent défiler aux côtés de groupes affirmant des alliances avec des mouvements islamistes défendant, au nom de la lutte contre l'islamophobie, le port du voile islamique ou du voile intégral alors que ces vêtements sont imposés aux femmes dans plusieurs pays musulmans où règnent des dictatures théologiques ?

Comment est-il possible qu'une partie de la gauche accepte, voire reprenne à son compte un vocabulaire racialiste, raciste et culturaliste, celui de la distinction entre «Blancs», «Noirs» et «Musulmans» contraire aux idées humanistes et universalistes au cœur des combats de la gauche pour la défense des Droits de l'Homme ?

Ces identitaristes décoloniaux rompent ainsi avec la tradition de la gauche anticléricale et s'opposent au modèle laïc républicain.

une gauche culturelle bien-pensante, moraliste, culpabilisatrice

et bourgeoise a supplanté une gauche populaire et sociale

Cette ambivalence de la gauche s'inscrit dans un contexte : celui la fin de la société industrielle, du déclin de la classe ouvrière et de sa conscience de classe. C'est désormais une gauche culturelle bien-pensante, moraliste, culpabilisatrice et bourgeoise qui a supplanté une gauche populaire et sociale. À gauche, ce n'est donc plus l'«égalité» liée aux droits sociaux qui est au centre des débats et des combats collectifs mais la reconnaissance de la «différence» et des particularismes associée aux droits culturels et aux revendications communautaires. La société française, à l'instar du monde anglo-saxon au cours des années 1990, voit apparaître une gauche qui parle, non plus au nom de tous les prolétaires, opprimés et «damnés de la terre», mais au nom des mémoires et des traditions des minorités et des groupes subalternes.

Par conséquent, la fonction tribunitienne autrefois occupée par la gauche, notamment par la gauche communiste, consistant à défendre les classes populaires contre les classes dirigeantes capitalistes est aujourd'hui disputée par l'extrême droite. Pour lutter contre les effets néfastes de la mondialisation, notamment l'insécurité sociale, la gauche est délégitimée au profit des populistes des «droites nationalistes» qui promettent de construire des barrières et des murs protectionnistes pour défendre les populations modestes et insécurisées autochtones, des excès de la mondialisation et de l'immigration.

Parallèlement au développement d'une extrême droite identitariste de plus en plus écoutée et reconnue par les milieux populaires, sur fond de déploiement des politiques et des idées néolibérales, de délitement de l'État social, de remise en question du projet républicain d'intégration, de développement de quartiers urbains de relégation ghettoïsés d'un point de vue socioethnique, de nouveaux militants «antiracistes» et «décoloniaux» forment une «bourgeoisie ethnique».

Ces militants, souvent issus de la gauche ou fréquentant des organisations de gauche, s'auto-proclament être les représentants des populations immigrées ou d'origine étrangère dont beaucoup vivent dans les banlieues paupérisées des villes. Tout en dénonçant, à juste titre, les discriminations subies par les habitants ethnicisés des quartiers ségrégués et ghettoïsés, ces militants participent à la coproduction de la racisation des rapports sociaux. Ces identitaristes décoloniaux rompent ainsi avec la tradition de la gauche anticléricale et s'opposent au modèle laïc républicain accusé de produire du racisme et de l'islamopobie. Dans cette optique, ils plébiscitent, à l'instar des élites libérales qui louent la diversité pour dépolitiser la question sociale, le multiculturalisme américain qui, selon eux, donnerait plus de pouvoir aux «minorités raciales». Dans la pratique, ces minorités actives, bien que très critiques à l'encontre de la gauche qu'ils qualifient de «gauche blanche» accusée de paternalisme et de maintenir un «impensé colonial», ont une grande influence alors que ces nouveaux militants de «l'antiracisme politique et décolonial» affirment la remise en cause des valeurs émancipatrices, solidaristes et humanistes.

les décoloniaux : dans une logique d'«auto-apartheid»

Au cœur de ce courant décolonial on sent l'influence pesante du «Parti des Indigènes de la République» (PIR).

Ces militants se définissent comme des activistes «racisés», c'est-à-dire des personnes originaires de pays anciennement colonisés qui dénoncent le «privilège blanc», les discriminations et le racisme structurel d'État dont ils seraient les premières victimes. Au-delà de cette dénonciation, ils en appellent également, quitte à renforcer les frontières ethno-raciales, à l'auto-organisation des racisés, voire à la non-mixité raciale dans certaines luttes.

S'opposant à l'antiracisme universaliste qui représenterait l'expression d'une posture morale et hypocrite, les décoloniaux désignent l'État comme étant le premier producteur de rapports de domination et de racisme systémique. Pour ces activistes, face à la «mécanique raciste» de l'État, seul un «Nous», celui des «indigènes» ex-colonisés opposé à un «Eux», celui des «Blancs» ex-colonisateurs, peut s'opposer à des pratiques discriminatoires routinières inscrites dans les têtes et les corps. Pour combattre la discrimination ethnoraciale des ex-colonisés, les décoloniaux s'inscrivent dans une logique d'«auto-apartheid».

Au cœur de ce courant décolonial on sent l'influence pesante du «Parti des Indigènes de la République» (PIR) qui, bien qu'il ne représente pas à lui seul le courant auto-proclamé de l'«antiracisme politique» en lutte contre le «racisme structurel d'État», notamment en raison de la médiatisation des provocations de sa leader, Houria Bouteldja, de son activisme et de sa production théorique, est néanmoins omniprésent dans les mobilisations des mouvements luttant contre «l'oppression postcoloniale». Pourtant, derrière la radicalité des propos des «(anti)-racistes politiques» se dessine un projet de société haineux, anti-humaniste, anti-universaliste et racialiste en rupture avec les valeurs fondamentales de la gauche.

Dans ce contexte, l'un des enjeux majeurs de la «gauche authentique», c'est-à-dire une gauche soucieuse de faire vivre ses valeurs de liberté, de justice, d'égalité, de solidarité et d'humanité est au moins de s'accorder sur un point : aucune alliance avec les organisations qui prônent des idées et mettent en œuvre des pratiques de division raciale et culturelle. Le devoir de la gauche n'est pas de soutenir des activistes fascisants, ni même de les regarder avec une certaine bienveillance parce qu'ils autoproclament agir au nom des opprimés et ex-colonisés mais de démasquer toutes les nouvelles formes d'autoritarisme.

À l'instar de la période du Front populaire où, dépassant leurs différences, toutes les forces de gauche se sont rassemblées pour combattre le fascisme, aujourd'hui, dans un autre contexte, celui-ci de la globalisation, il est temps que les gauches se réunissent à nouveau pour combattre tous les fascismes et les antimouvements identitaristes. Il est urgent, en effet, de faire vivre les luttes, les combats et les idéaux de la gauche face aux dominations en pratiquant un universalisme concret basé, d'une part, sur une action sociale et politique égalitariste, émancipatrice et laïque au service d'individus-citoyens libres et, d'autre part, sur une politique économique intrinsèquement redistributrice au service de la justice sociale et d'un projet solidariste.

Manuel Boucher
professeur de sociologie à l'univesité de Pau
auteur de La gauche et la race. Réflexions sur les marches de la dignité
et les antimouvements décoloniaux
,
L'Harmattan, novembre 2018
FigaoVox, 26 décembre 2018

Manuel Boucher

 

 

 

 

 

 

 

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3 juin 2019

Bouda Etemad, Les paris perdus de la colonisation

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Bouda Etemad,

Les paris perdus de la colonisation

annonce de parution

 

présentation éditoriale

Les Anglais auraient voulu faire de l’Amérique du Nord une seigneurie féodale et transformer profondément la civilisation des Indes ; les Français étaient persuadés de pouvoir implanter une colonie de peuplement agricole en Algérie ; tous pensaient exploiter sans difficultés les ressources de l’Afrique et y contrôler les systèmes de production… Or, quelle qu’ait été la puissance de ces empires, ils ont dû faire le deuil de leurs ambitions face à l’écart béant entre ce qu’ils avaient imaginé et la réalité des terres qu’ils entendaient dominer.
Comment se brisent les rêves des colonisateurs ? Comment, à leur corps défendant, doivent-ils modifier leurs plans d’aménagement des territoires, d’encadrement des populations, et revoir à la baisse leurs prétentions – jusqu’à la déroute et l’effondrement de tout ce qui avait été bâti ?
En un essai dense et documenté, nourri d’analyses approfondies des débats politiques et intellectuels du temps, Bouda Etemad en arrive à une conclusion radicale : les empires coloniaux sont illusoires, et cela tient à l’ignorance et à l’esprit de coercition dont font preuve leurs bâtisseurs, lorsqu’ils prétendent transformer des milieux et des sociétés dont la complexité les dépasse de très loin.

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Bouda Etemad

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29 novembre 2018

Le «décolonialisme», une stratégie hégémonique

décolonialisme, galerie

 

Le «décolonialisme»,

une stratégie hégémonique

appel de 80 intellectuels

 

C'est au rythme de plusieurs événements universitaires et culturels par mois que se multiplient les initiatives militantes portées par le mouvement «décolonial» et ses relais associatifs (1). Ces différents groupes sont accueillis dans les plus prestigieux établissements universitaires (2), salles de spectacle et musées (3). Ainsi en est-il, par exemple, du séminaire «Genre, nation et laïcité» accueilli par la Maison des sciences de l'homme début octobre, dont la présentation regorge de références racialistes : «colonialité du genre», «féminisme blanc», «racisation», «pouvoir racial genré» (comprendre : le pouvoir exercé par les «Blancs», de manière systématiquement et volontairement préjudiciable aux individus qu'ils appellent «racisés»).

Or, tout en se présentant comme progressistes (antiracistes, décolonisateurs, féministes…), ces mouvances se livrent depuis plusieurs années à un détournement des combats pour l'émancipation individuelle et la liberté, au profit d'objectifs qui leur sont opposés et qui attaquent frontalement l'universalisme républicain : racialisme, différentialisme, ségrégationnisme (selon la couleur de la peau, le sexe, la pratique religieuse). Ils vont ainsi jusqu'à invoquer le féminisme pour légitimer le port du voile, la laïcité pour légitimer leurs revendications religieuses et l'universalisme pour légitimer le communautarisme. Enfin, ils dénoncent, contre toute évidence, le «racisme d'État» qui sévirait en France : un État auquel ils demandent en même temps - et dont d'ailleurs ils obtiennent - bienveillance et soutien financier par le biais de subventions publiques.

La stratégie des militants combattants «décoloniaux» et de leurs relais complaisants consiste à faire passer leur idéologie pour vérité scientifique et à discréditer leurs opposants en les taxant de racisme et d'islamophobie. D'où leur refus fréquent de tout débat contradictoire, et même sa diabolisation. D'où, également, l'utilisation de méthodes relevant d'un terrorisme intellectuel qui rappelle ce que le stalinisme avait naguère fait subir aux intellectuels européens les plus clairvoyants.

tentatives d'ostracisation

C'est ainsi qu'après les tentatives d'ostracisation d'historiens (Olivier Pétré-Grenouilleau, Virginie Chaillou-Atrous, Sylvain Gouguenheim, Georges Bensoussan), de philosophes (Marcel Gauchet, Pïerre-André Taguieff), de politistes (Laurent Bouvet, Josepha Laroche), de sociologues (Nathalie Heinich, Stéphane Dorin), d'économistes (Jérôme Maucourant), de géographes et démographes (Michèle Tribalat, Christophe Guilluy), d'écrivains et essayistes (Kamel Daoud, Pascal Bruckner, Mohamed Louizi), ce sont à présent les spécialistes de littérature et de théâtre Alexandre Gefen et Isabelle Barbéris qui font l'objet de cabales visant à les discréditer. Dans le domaine culturel, l'acharnement se reporte sur des artistes parmi les plus reconnus pour les punir d'avoir tenu un discours universaliste critiquant le différentialisme et le racialisme.

La méthode est éprouvée : ces intellectuels «non conformes» sont mis sous surveillance par des ennemis du débat qui guettent le moindre prétexte pour les isoler et les discréditer. Leurs idées sont noyées dans des polémiques diffamatoires, des propos sont sortis de leur contexte, des cibles infamantes (association à l'extrême droite, «phobies» en tout genre) sont collées sur leur dos par voie de pétitions, parfois relayées dans les médias pour dresser leur procès en racisme… Parallèlement au harcèlement sur les réseaux sociaux, utilisés pour diffuser la calomnie, ces «anti-Lumières» encombrent de leurs vindictes les tribunaux de la République.

miner les principes de liberté d'expression et d'universalité

Nos institutions culturelles, universitaires, scientifiques (sans compter nos collèges et lycées, fortement touchés) sont désormais ciblées par des attaques qui, sous couvert de dénoncer les discriminations d'origine «coloniale», cherchent à miner les principes de liberté d'expression et d'universalité hérités des Lumières. Colloques, expositions, spectacles, films, livres «décoloniaux» réactivant l'idée de «race» ne cessent d'exploiter la culpabilité des uns et d'exacerber le ressentiment des autres, nourrissant les haines interethniques et les divisions. C'est dans cette perspective que s'inscrit la stratégie d'entrisme des militants décolonialistes dans l'enseignement supérieur (universités ; écoles supérieures du professorat et de l'éducation ; écoles nationales de journalisme) et dans la culture.

La situation est alarmante. Le pluralisme intellectuel que les chantres du «décolonialisme» cherchent à neutraliser est une condition essentielle au bon fonctionnement de notre démocratie. De surcroît, l'accueil de cette idéologie à l'université s'est fait au prix d'un renoncement à l'exigence pluriséculaire de qualité qui lui valait son prestige.

les débats doivent être contradictoires

Nous appelons les autorités publiques, les responsables d'institutions culturelles, universitaires, scientifiques et de recherche, mais aussi la magistrature, au ressaisissement. Les critères élémentaires de scientificité doivent être respectés. Les débats doivent être contradictoires. Les autorités et les institutions dont ils sont responsables ne doivent plus être utilisées contre la République. Il leur appartient, à tous et à chacun, de faire en sorte que cesse définitivement le détournement indigne des valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité qui fondent notre démocratie.

 

1 - Par exemple : Parti des Indigènes de la République, Collectif contre l'islamophobie en France, Marche des femmes pour la dignité, Marches de la dignité, Camp décolonial, Conseil représentatif des associations noires, Conseil représentatif des Français d'outre-mer, Brigade antinégrophobie, Décoloniser les arts, Les Indivisibles (Rokhaya Diallo), Front de mères, collectif MWASI, collectif Non MiXte.s racisé.e.s, Boycott désinvestissement sanctions, Coordination contre le racisme et l'islamophobie, Mamans toutes égales, Cercle des enseignant.e.s laïques, Les Irrécupérables, Réseau classe/genre/race.
2 - Par exemple : Collège de France, Institut d'études politiques, Ecole normale supérieure, CNRS, EHESS, université Paris-VIII Vincennes-Saint-Denis, université Paris-VII-Diderot, université Panthéon-Sorbonne Paris-I, université Lumière-Lyon-II, université Toulouse-Jean-Jaurès.
3 - Par exemple : Philharmonie de Paris, Musée du Louvre, Centre dramatique national de Rouen, Mémorial de l'abolition de l'esclavage, Philharmonie de Paris, musée du Louvre, musée national Eugène-Delacroix, scène nationale de l'Aquarium.

 

Les signataires

Waleed Al-Husseini, essayiste
Jean-Claude Allard, ancien directeur de recherche à l'Iris
Pierre Avril, professeur émérite de l'université Panthéon-Assas
Vida Azimi, directrice de recherche au CNRS
Elisabeth Badinter, philosophe
Clément Bénech, romancier
Michel Blay, historien et philosophe des sciences
Françoise Bonardel, philosophe
Stéphane Breton, ethnologue et cinéaste
Virgil Brill, photographe
Jean-Marie Brohm, sociologue
Marie-Laure Brossier, élue de Bagnolet
Sarah Cattan, journaliste
Philippe de Lara, philosophe
Maxime Decout, maître de conférences et essayiste
Bernard de La Villardière, journaliste
Jacques de Saint-Victor, professeur des universités et critique littéraire
Aurore Després, maître de conférences
Christophe de Voogd, historien et essayiste
Philippe d'Iribarne, directeur de recherche au CNRS
Arthur Dreyfus, écrivain, enseignant en cinéma
David Duquesne, infirmier
Zineb El Rhazaoui, journaliste
Patrice Franceschi, aventurier et écrivain
Jean-Louis Fabiani, sociologue
Alain Finkielkraut, philosophe et académicien
Renée Fregosi, philosophe et politologue
Jasmine Getz, universitaire
Jacques Gilbert, professeur des universités
Marc Goldschmit, philosophe
Philippe Gumplowicz, professeur des universités
Claude Habib, professeure des universités et essayiste
Noémie Halioua, journaliste
Marc Hersant, professeur des universités
Marie Ibn Arabi, professeur d’anglais
Pierre Jourde, écrivain
Gaston Kelman, écrivain
Alexandra Lavastine, philosophe
Françoise Lavocat, professeur de littérature comparée
Barbara Lefebvre, enseignante et essayiste
Jean-Pierre Le Goff, sociologue -Damien Le Guay, philosophe
Noëlle Lenoir, avocate au barreau de Paris
Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de droit public
Laurent Loty, chercheur au CNRS -Catherine Louveau, professeur émérite
Yves Mamou, journaliste
Laurence Marchand-Taillade, présidente de forces laïques
Jean-Claude Michéa, philosophe
Isabelle Mity, professeur agrégée
Yves Michaud, philosophe
Franck Neveu, professeur des universités en linguistique
Pierre Nora, historien et académicien
Fabien Ollier, directeur des éditions QS ?
Mona Ozouf, historienne et philosophe
Patrick Pelloux, médecin
René Pommier, universitaire et essayiste
Céline Pina, essayiste
Monique Plaza, docteure en psychologie
Michaël Prazan, cinéaste, écrivain
Charles Ramond, professeur des universités et philosophe
Philippe Raynaud, professeur des universités et politologue
Dany Robert-Dufour, professeur des universités, philosophe
Robert Redeker, philosophe
Anne Richardot, maître de conférences des universités
Pierre Rigoulot, essayiste
Jean-Pierre Sakoun, président du Comité Laïcité République
Philippe San Marco, essayiste
Boualem Sansal, écrivain
Jean-Paul Sermain, professeur des universités en littérature française
Dominique Schnapper, politologue
Jean-Eric Schoettl, juriste
Patrick Sommier, homme de théâtre
Véronique Taquin, professeure et écrivaine
Jacques Tarnero, chercheur et essayiste
Carine Trévisan, professeur des universités en littérature
Michèle Tribalat, chercheuse démographe
Caroline Valentin, avocate et éditorialiste
André Versaille, écrivain et éditeur
Ibn Warraq, écrivain
Aude Weill Raynal, avocate
Yves Charles Zarka, professeur des universités en philosophie

 

LDNA contre Eschyle
la "Ligue de défense noire africaine" contre le théâtre d'Eschyle, 25 mars 2019, Sorbonne

 

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18 août 2018

la traite esclavagiste n'est pas à l'origine de la révolution industrielle, Bernard Lugan

Bernard Lugan, 7 avril 2018 (1)

 

la traite esclavagiste n'est pas

à l'origine de la révolution industrielle

Refuser la repentance coloniale

Bernard LUGAN

 

Extrait de l'intervention de Bernard Lugan au colloque "Fiers d'être Européens"

Que nous dit l’école de la culpabilisation européenne ? Elle nous dit que c’est grâce aux profits de la traite européenne que la révolution industrielle européenne s’est produite ; donc la substance volée à l’Afrique est à l’origine de la richesse de l’Europe ; dans ces conditions nous sommes redevables aux Africains d’aujourd’hui qu’il nous faut accueillir… puisque nous les avons pillés et que nous avons bâti notre richesse sur leur dos.

l'Europe ne s'est pas enrichie sur la traite

L’histoire, et notamment l’école anglo-saxonne, a fait litière de cela. L’avantage du libéralisme, au sens anglo-saxon, est qu’il n’a pas de tabou. Les découvertes scientifiques faites dans le monde anglo-saxon passent dans la réalité de tous les jours. Alors qu’en France, nous avons de grands chercheurs – Pétré-Grenouilleau, par exemple – qui ont traité la question mais qui n’arrivent pas à franchir le mur du silence parce qu’il y a le cercle de feu.

Pourquoi ? Parce que tous les programmes du Secondaire sont faits par des bolcheviks ou des post-bolcheviks ; parce que les livres du Secondaire sont faits par des gens qui sont partisans de l’école de la culpabilisation, parce que le corps enseignant est décérébré et parce que nos hommes politiques manquent de volonté.

Donc ce que nous savons, nous historiens, c’est que l’Europe ne s’est pas enrichie sur la traite. Je vais prendre l’exemple des Britanniques, de l’Angleterre, du monde britannique. Nos collègues d’Oxford et de Cambridge ont publié depuis vingt ans des sommes considérables, d’énormes livres que personne, malheureusement, ne lit en France…

L’esclavage a-t-il été à l’origine de la révolution industrielle britannique ? Non. Pour trois grandes raisons. Au XVIIIe siècle, à l’époque de l’apogée de la traite, les navires négriers anglais représentaient seulement 1,5% de la flotte commerciale anglaise, moins de 3% de son tonnage. Deuxième point, les historiens britanniques ont montré que la contribution de la traite esclavagiste à la formation du capital anglais se situe annuellement à 0,11%. Et troisième point, les bénéfices tirés de la traite ont représenté moins de 1% de tous les investissements liés à la révolution industrielle anglaise. Alors, certes, des Anglais s’enrichirent, mais pas l’Angleterre.

En France, nous avons les mêmes études. Pétré-Grenouilleau a démontré cela. Il a démontré que la traite n’est pas à l’origine de la révolution industrielle française.

 

Bernard Lugan, 7 avril 2018 (2)

 

comment expliquer...?

Prenons le problème par l’absurde. Comment expliquer, si la traite avait été à l’origine de la révolution industrielle française – qui n’a pas eu lieu au XVIIIe siècle, à l’époque de l’apogée de la traite et alors que le commerce colonial français était supérieur au commerce colonial anglais – comment expliquer que la France n’a pas fait sa révolution industrielle à cette époque ? Pourquoi la révolution industrielle française s’est produite après l’abolition de la traite ? Et enfin, pourquoi cette révolution industrielle s’est-elle faite non pas à Nantes, non pas à Bordeaux mais en Lorraine, dans la région lyonnaise, loin des ports négriers des siècles précédents ?

Si, véritablement, la traite esclavagiste avait été à l’origine des révolutions industrielles européennes, le Portugal constituerait un contre-exemple. Ce pays occupait une place énorme dans la traite sur toute la zone du golfe de Guinée jusqu’en Angola : 60% de la traite provenait de cette région et le Portugal détenait 45% de ces 60%. Si les profits de la traite expliquaient la révolution industrielle, aujourd’hui le Portugal devrait être une grande puissance. D’autant qu’il a décolonisé beaucoup plus tard. Or, le Portugal n’a jamais fait sa révolution industrielle et, jusqu’à son entrée dans l’Europe, était une sorte de tiers-monde.

Que dire, enfin, de l’industrialisation de pays qui n’ont jamais pratiqué la traite – ou seulement d’une manière anecdotique ? Que dire de l’industrialisation de l’Allemagne ? De la Tchécoslovaquie ? De la Suède ? Pays qui n’ont pas pratiqué la traite. Nous sommes donc face à un pur mensonge.

Et ce mensonge a évolué pour dire nous dire aujourd’hui que nous avons introduit la traite en Afrique, provoqué la vente des hommes. Là encore, nous sommes dans le mensonge le plus total.

 

la traite a toujours existé en Afrique

La traite a toujours existé en Afrique. Elle a existé d’une manière traditionnelle mais aussi d’une manière arabo-musulmane. C’est nous qui avons mis fin à cette traite. La réalité, c’est qu’une partie de l’Afrique s’est enrichie en vendant l’autre partie de l’Afrique. La réalité, c’est que la traite des Noirs a été faite par d’autres Noirs, des Noirs qui ont vendu leurs «frères» noirs.

 

traite Atlantique, carte Bernard Lugan

 

Toutes les taches rouges sur la carte montrent les royaumes esclavagistes partenaires des Européens. En effet, les Européens n’allaient pas chasser les esclaves. Pourquoi prendre le risque des maladies, le vomito-negro, les tribus… ? On attendait dans les bateaux, en bonne pratique commerciale, que les partenaires – maîtres du marché et des flux du marché – viennent livrer les hommes qu’ils avaient capturés ou qu’ils avaient achetés à ceux qui les avaient capturés plus au Nord.

Tous ces royaumes ont tiré une fortune considérable de la traite. D’ailleurs, cette zone s’est appauvrie après l’abolition qui a fait disparaître leurs ressources. Ces royaumes ont été rayonnants aux XVIIe, XVIIIe et début du XIXe siècles puis ont disparu au cours du XIXe quand les Européens ont aboli la traite. C’est le moment de la décadence de la zone côtière et de la renaissance de la zone sahélienne. C’est un phénomène parfaitement connu des historiens, qui a fait l’objet de dizaines de thèses. Mais, à la différence de l’Angleterre, ces idées ne passent pas dans la grand public.

 

nous avons libéré les Africains de la traite

Pourquoi l’Angleterre ne connaît-elle pas ce phénomène de la repentance ? Tout simplement parce que les découvertes des universitaires ne sont pas censurées par la doxa officielle. En France, nous sommes dans une Albanie mentale et dans le dernier pays post-marxiste.

Un exemple. En 1750, Tegbessou, le roi du Dahomey – grand royaume esclavagiste – vend chaque année plus de 9 000 esclaves, que ses forces capturaient plus au Nord, aux négriers européens. Les revenus qu’il en tirait – calculés par les historiens britanniques – infiniment supérieurs à ceux des armateurs esclavagistes de Liverpool ou de Nantes.

Ces points autorisent à dire que nous n’avons pas pillé l’Afrique à l’époque de la traite. Non seulement nous ne l’avons pas pillée mais c’est nous qui avons libéré les Africains de la traite.

Bernard Lugan
historien, universitaire
directeur de la revue L'Afrique réelle
7 avril 2018, source

 

Bernard Lugan, 7 avril 2018 (3)

 

 

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24 mars 2019

Comment l'Algérie devint française, de Georges Fleury

Comment l'Algéri devint française, Georges Fleury, couv

 

 

Comment l'Algérie devint française

un livre de Georges Fleury

 

Tout commence le 30 avril 1827 par les célèbres trois coups d'éventail que le dey Hussein donne, au cours d'une audience, au consul de France, Pierre Deval. À l'origine de ce geste, une dette non réglée par la France, et la piraterie incessante menée par les Barbaresques, encouragée en sous-main par le dey.

Après la rupture des relations diplomatiques, l'escalade est rapide : blocus d'Alger par la marine française, destruction de comptoirs par le dey. Décision est prise d'envahir l'Algérie et, le 5 juillet 1830, l'escadre commandée par l'amiral Duperré et l'armée du général de Bourmont s'emparent d'Alger. La Régence est supprimée, signant l'effondrement de la présence turque vieille de plusieurs siècles.

D'abord accueillis comme des libérateurs par la population, les Français ne tardent pas à rencontrer une résistance d'abord sporadique d'émirs locaux, puis bien organisée en la personne d'Abd el-Kader, "le serviteur du Tout-Puissant", vingt-deux ans, qui descend en ligne directe de Mahomet. Sa haine du régime turc, son prestige et son autorité morale font de lui le seul émir capable d'unir les clans.

Abd el-Kader engage la lutte contre les Français avec des succès divers. Les hésitations de la politique coloniale française expliquent que le général Desmichels puisse signer un traité avec lui, en 1834, lui reconnaissant une souveraineté sur une partie importante du pays. La France ayant opté pour une occupation partielle de l'Algérie, le traité de la Tafna, en 1837, confirme la souveraineté d'Abd el-Kader sur les deux tiers du territoire.

La guerre ne tarde pas à reprendre à cause de l'extension de la présence française. Malgré son acharnement, Abd el-Kader ne peut résister aux colonnes expéditionnaires du " père Bugeaud ", gouverneur de l'Algérie de 1841 à 1847. En 1843, la prise de sa smala par le duc d'Aumale signe le début de la fin. L'Algérie devient française. Commencent alors cent quinze ans de colonisation, de passions et de guerres...

 

 

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10 août 2018

Roger Vétillard, tous ses livres et articles

28 novembre 2018

non..., les immigrés n'ont pas "reconstruit" la France après 1945

billet de 10 francs, 1947

 

les immigrés n'ont pas "reconstruit"

la France après 1945

Daniel LEFEUVRE (2008)

 

Quelle part les immigrés ont-ils prise au rétablissement de la France après 1945 ?

Dès lors qu’on veut nous persuader que les «Kabyles ont reconstruit la France», il n’est pas malvenu d’apprécier la pertinence de cette allégation à l’aune de quelques données chiffrées.

Tous les historiens de l’économie française s’accordent pour estimer qu’en 1950-1951, la France s’est relevée des destructions de la guerre. Cinq à six ans d’efforts et de sacrifices considérables ont été nécessaires pour parvenir à ce résultat.

En 1951, 150 000 Algériens et moins d’une dizaine de milliers de Marocains et de Tunisiens sont en France : ces 160 000 coloniaux à supposer que tous soient des actifs – comptent alors pour moins de 1% de la population active totale. Difficile d’admettre qu’une si faible proportion ait pu parvenir à un tel résultat !

Mais, objectera-t-on, si les ouvriers algériens sont encore peu nombreux, on ne peut nier qu’ils occupent dans l’industrie les tâches les plus difficiles, les plus dangereuses, les plus rebutantes et les moins bien rémunérées. Ils font ce que les Français ne veulent plus faire. De ce point de vue, leur apport est donc bien indispensable, comme le directeur des établissements Francolor le reconnaît, en février 1947 : "Nous avons beaucoup de mal à trouver des ouvriers français. Cette année, les travailleurs nord-africains nous ont bien dépannés."

Cette certitude, désormais gravée dans les Évangiles de la bien-pensance, repose pourtant sur une lecture partielle – et donc partiale – d’une réalité autrement plus complexe. La lecture partielle se fonde sur un constat statistique : en 1952, 71% des Nord-Africains travaillant en métropole sont des manœuvres, 24% des OS et seulement 5% des ouvriers qualifiés (Rapport général de la commission de la main-d’œuvre du Commissariat général du Plan, Revue française du travail, n° 3, 1954, p. 29).

À Renault-Billancourt, en 1954, 95% des ouvriers algériens sont manœuvres ou OS. Incontestablement, la plupart des ouvriers algériens se situent donc bien aux échelons les plus bas de la hiérarchie ouvrière.


sur 19 000 manœuvres et OS chez Renault en 1950,

seuls 17% sont nord-africains

Mais, de partielle, la lecture devient partiale, dès lors que, de ce constat, on glisse vers l’idée qu’ils se substitueraient systématiquement aux Français désormais absents de ces postes, c’est-à-dire que le monde des manœuvres et des OS serait essentiellement peuplé de travailleurs coloniaux. Or, si l’on observe l’origine des ouvriers qui occupent ces emplois, on trouve d’abord des ouvriers français, puis des ouvriers italiens, belges, espagnols, polonais, etc., qui, sur ce plan, partagent le sort de leurs camarades nord-africains.

Renault-Billancourt, premier employeur d’Algériens, occupe 19 000 manœuvres et OS au début des années 1950. Sur ce total, 3 200 sont nord-africains, soit moins de 17% (cf. thèse de Laure Pitti, Ouvriers algériens à Boulogne-Billancourt, 2002).

Autrement dit, les quatre cinquièmes des ouvriers les plus humbles de Billancourt ne viennent pas d’Afrique, mais des régions de France et des pays voisins d’Europe.

Sans mésestimer l’apport de la main d’œuvre coloniale à l’entreprise de reconstruction, affirmer qu’elle a joué un rôle décisif à cette occasion n’est pas seulement excessif. À ce niveau d’exagération, c’est de fable – ou de mensonge – qu’il faut parler !

Après la Seconde Guerre mondiale comme à l’issue de la Grande Guerre, la main-d’œuvre coloniale n’a pas eu l’importance numérique et donc économique qu’on lui accorde généralement.

Son rôle dans le relèvement national est même marginal – ce qui ne veut pas dire inutile – et une autre politique migratoire aurait pu, sans difficulté, pallier son absence.

Daniel Lefeuvre, Pour en finir avec la repentance coloniale,
Flammarion, 2006, p. 154-157.

 

chaîne de montage Renault
chaîne de montage chez Renault

 

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28 juin 2018

l’île Sainte-Marguerite et l’histoire coloniale (texte de 2014)

Vue du fort (en mer 1)
vue du fort de l'île Sainte-Marguerite, 22 décembre 2004

 

l'île Sainte-Marguerite

et l’histoire coloniale

Michel RENARD

 

L’île Sainte-Marguerite, aujourd’hui ? À quinze minutes de Cannes en bateau. Une végétation aux noms magiques : pins d’Alep, chênes verts, lentisques, eucalyptus, cyprès…

L’ancien Fort Royal, le sémaphore, le musée de la Mer. Quelques heures de randonnées pour touristes plus ou moins informés mais fascinés par cet écrin préservé, quelques stages de formation pour des adolescents qui doivent dormir sur le sol de pierre des bâtiments, vestiges d’une époque révolue…

 

Végétation île 1
île Sainte-Marguerite : une végétation protégée

 

Mais qui se souvient que, par-delà le Masque de Fer (1687-1698), les pasteurs protestants après la révocation de l’édit de Nantes (1685) et le général Bazaine quelques mois en 1873-1874, plusieurs centaines de détenus algériens ont désespéré dans les froides cellules du fort, arpenté les allées de cette île pendant des années sans espoir d’en échapper ?  Sans espoir ? Les archives livrent le cas d’une évasion. Le prisonnier Mohamed ben Guezouaou, arrivé le 3 octobre 1849, noté comme négociant de son état dans la province d’Alger, appartenant à la tribu des Aghouass.

Les Européens qui auraient pu témoigner des conditions d'internement de ces musulmans ont fréquenté l'île Sainte-Marguerite quand il n'y en avait pas : Mérimée (octobre 1834) et Victor Hugo (fin de l'été 1839) ont visité l'île avant la présence de prisonniers algériens ; Maupassant (1884) peu après. Ici, donc, le roman n'a pas produit d'aveux. Quant au séjour de Bazaine, il coïncide apparemment avec une absence de détenus arabes.

Il ne reste donc que l’ethnographie de terrain et les archives pour en savoir davantage : les archives conservées à Aix-en-Provence (ANOM) ou les fonds déposés aux Archives départementales à Nice.

Divers ouvrages ont aussi évoqué ces prisonniers arabes. Le plus récent, Cannes, l’amour azur, de Richard Chambon (2011) fournit quelques chiffres corrects mais incomplets. Le livre de Jean-Jacques Antier, Les grandes heures des îles de Lérins (1975), est honnête mais comporte des lacunes sur l’importance numérique des détenus. Par contre, le roman Aïcha de Benoît Ronsard (1995) avance un chiffre de «dix mille hommes, femmes et enfants arrêtés, presque par hasard, par le duc d'Aumale (…) déportés, oubliés, enterrés là»… Ce n’est pas exact.

 

des archives prolifiques

La population carcérale algérienne présente sur Saint-Marguerite fut la plus nombreuse sur une durée de plus quarante ans, avec des éclipses cependant. Et il y a une certaine injustice à ne pas le savoir suffisamment ni à en faire référence en ces temps inflationnistes de «mémoires».

Les archives ont été d’abord été exploitées par le savant et regretté Xavier Yacono dans son article «Les premiers prisonniers de l'île Sainte-Marguerite», Revue d'histoire maghrébine, 1974, p. 39-61. Les fonds qu’il a en partie consultés sont profus en informations.

Quand, après ce pionnier, je m’y suis plongé à mon tour, j’ai découvert des dizaines de cartons d’archives contenant des centaines de pièces diverses. On peut consulter des registres nominatifs de départs vers Sainte-Marguerite ou des états nominatifs des prisonniers arabes présents sur l’île, des état d‘effectifs faisant le point sur les arrivées, les décès, les élargissements. On lit avec une certaine émotion des indications telle que «enfant à la mamelle»…

On peut compulser différents rapports entre ministères, par exemple celui de la Guerre, des Colonies et du Gouvernement général d’Alger. On peut suivre les diagnostics et observations des médecins ayant séjourné sur l’île comme le docteur Warnier à l’été 1843 ou le docteur Bukojemski en 1845 qui y resta quatre mois et demi.

docteur Warnier, jeune
le docteur Warnier

les déportés Algériens

Pour les médecins, l’aspect principal est d’ordre psychologique. La rupture brutale avec l’Algérie, avec la famille et les traditions, l’isolement relationnel.

C’est ce que notait le docteur Bukojemski en 1845. Ce qui l’intéresse, c’est que ces Arabes «sont nés dans une autre partie du monde, leur religion, leurs mœurs, leurs habitudes, toute leur éducation physique et morale jusqu'à leur langue et leurs habits qui diffèrent essentiellement de ceux des Européens, et l'influence morale, de l'exil sur ces hommes».

Cette cassure géographique et cette désagrégation des prisonniers est délibérée. Elle entre dans les buts de guerre des conquérants français.

Le docteur Warnier, en 1843, est très lucide : «Les événements militaires accomplis depuis trois ans en Algérie, ont prouvé qu'il ne suffisait pas de vaincre les Indigènes, de brûler leurs moissons, d'anéantir leurs troupeaux par d'immenses razzias, pour soumettre des populations aussi nomades et leur faire accepter notre domination. (…) convaincu de cette vérité, [Bugeaud] comprit qu'un élément de conquête devait être ajouté à tous ceux qu'il a si habilement employés, et propose au gouvernement la déportation en masse comme moyen final, pour les tribus qui dans les provinces forment des centres politiques, qui soumises aujourd'hui, sont demain révoltées, et avec lesquelles il n'y aura de repos qu'après les avoir expulsées du pays soumis ou à soumettre».

 

combien de détenus sur cette île de Lérins ?

Il est difficile de parvenir à un total exact. Mais les archives livrent des données statistiques sur l’ampleur des déportations. Un rapport du Génie de Toulon révèle qu’une première installation avait eu lieu dès 1837 dans le fort qu’on avait entouré d’un «palissadement».

En 1843, le docteur Warnier note que : «Le fort de l'Île Sainte-Marguerite est depuis trois ans le lieu unique de dépôt de tous les prisonniers arabes déportés en France».

D’après les relevés de l’historien Yacono, en août 1841, on compte trois prisonniers, puis neuf autres. En 1842-1843, il y en 80. Mais quarante-trois sont libérés avant juin 1843.

D’après les archives que j’ai examinées, la smala d’Abd el-Kader, arrivée le 26 juin 1843, se chiffre à deux cent quatre-vingt-dix personnes. L’Émir n’y figure pas.

En septembre 1843, il y aurait un total de cinq cent trente détenus. On conçoit qu’à partir de ce moment, il est impossible de confiner tout le monde dans le fort. En août 1845, on redescend à deux cent quatre-vingt-huit. En septembre 1846, sept cent quarante-sept. En avril 1847, je crois que le maximum est atteint avec huit cent quarante-trois incarcérés… ! Ceux-ci ont accès à certains secteurs de l’île.

prisonniers devant cellules du fort, vers 1870
prisonniers arabes et leurs gardiens à Sainte-Marguerite, vers 1870

Entre 1859 et 1868, on note une absence d’Algériens sur l’île qui fait face à Cannes. Ce dépôt a été transféré à Corte en Corse. Mais en 1868, le ministère de l’Intérieur veut récupérer Corte pour y installer les convalescents des établissements agricoles de la Corse. Les Arabes retournent donc sur la plus grande île de Lérins.

L’histoire coloniale, entre-temps, se mêle alors au sort des entreprises militaires de Napoléon III. De nombreux convalescents de la guerre de Crimée sont installés dans un hôpital temporaire sur l’île en 1856. Trente y meurent et sont inhumés au cimetière d’Orient. Puis six cents prisonniers autrichiens sont internés au fort au cours des guerres d’Italie.

Les déportations d’Algériens recommencent en 1868 avec les condamnés de la révolte orientale de la Kabylie en 1864. Et parmi les mille condamnés de 1871, deux cent cinquante sont affectés à Sainte-Marguerite en octobre 1871. Les archives indiquent la présence de détenus jusqu’au début des années 1880. Peut-être des prisonniers Khroumirs après la campagne de Tunisie en 1881.

 

les conditions de vie des Arabes de Sainte-Marguerite

Reclus dans un premier temps dans les cellules froides de la forteresse, les réprouvés ayant dû traverser la Méditerranée pour y subir leurs peines purent se déplacer dans les allées de l’île et même se baigner – ce qui choqua une partie des Cannois qui voyaient, dit-on, leurs corps nus…

La nourriture était frugale. On leur dispensait du couscoussou – comme on disait. Les maladies ne les ont pas épargnés : fièvres, céphalines, affection pulmonaire, affection des viscères, «nostalgie» et hypocondrie, exostoses du système osseux. Mais encore des cas de gale, d’hémoptysie, de dysenterie, etc.

prisonniers kroumirs

 

Les décès étaient traités en observance des rites musulmans. L’intendant militaire Baron rapporte le 8 août 1845 que : «Les inhumations se font par les arabes et suivant leurs cérémonies : les 10 francs alloués sont employés à acheter le calicot qui sert d'enveloppe au corps. Ils recouvrent la fosse de morceaux de bois et de terre glaise, et y jettent quelquefois de l'essence de rose».

 

entrée principale et panneau
le cimetière musulman de l'île Sainte-Marguerite

 

Une question importante reste posée : la stèle érigée dans le cimetière musulman porte la dédicace «à nos frères musulmans morts pour la France». Elle est anonyme et non datée. Cette pierre fait violence à la vérité historique car les musulmans inhumés sur l’île Sainte-Marguerite ne sont pas morts «pour la France» mais comme contestataires de la conquête et de l’ordre colonial français. Il faut songer à la remplacer.

 

Stèle 2
"À nos frères musulmans morts pour la France"

 

 

Michel Renard, historien
publié dans
Un siècle de vie cannoise, 1850-1950
éd. Ville de Cannes, 2014, p. 118-123
photos de l'île : MR

 

Un_sie_cle_de_vie_cannoise__couv

 

 

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14 septembre 2018

la France au Cameroun, 1919-1960 : un livre de Marc MICHEL

bureau de vote, Yaoundé, Anom
bureau de vote, Yaoundé, 1947, Archives nationales d'outre-mer, base Ulysse

 

 

la France au Cameroun, 1919-1960

un livre de Marc MICHEL

 

La France au Cameroun, couv


Le Cameroun faisait partie d’une ancienne colonie de l’Empire allemand confisquée à l’issue de la Première Guerre mondiale, et «confiée» aux vainqueurs par les nouvelles instances internationales mises en place par la Conférence de la Paix en 1919 (la Société des Nations, ancêtre de l’ONU).

La France avait obtenu une partie du Togo et une partie du Kamerun. L’histoire de la France au Cameroun abordée ici est celle du Cameroun oriental, le «Cameroun français» et c’est l’histoire de la politique qu’elle a suivie dans ce pays qui ne fut jamais une colonie «comme les autres».

Après la Seconde Guerre mondiale, dans les débats et les oppositions au colonialisme, la France l’emporta dans le bras de fer engagé contre ses adversaires et elle gagna la bataille d’opinion et d’influence sur le plan international, comme aussi sur place où elle trouva des alliés et des collaborateurs à qui elle transféra finalement le pouvoir.

Aux yeux de ses opposants, elle illustra au Cameroun la politique consistant à «partir pour mieux rester» en laissant l’autorité entre les mains d’une «marionnette» à la tête d’un régime «fantoche» en 1960.

C’est de cette histoire, de ses réalités, de ses ambiguïtés et de sa fin violente dont il est question ici.

Marc Michel, professeur émérite de l’université de Provence, spécialiste de l’histoire contemporaine de l’Afrique, de l’histoire coloniale et de la décolonisation, a écrit de nombreux ouvrages sur ces sujets. Il a été directeur de la revue Outre-Mers. Revue d’histoire et co-fondateur du site Études Coloniales.

 

affiche Du Congo au Cameroun, Expo, 1922, Anom
affiche Exposition nationale coloniale de Marseille, 1922, Anom, base Ulysse

 

tirailleurs soudanais, Anom
tirailleurs soudanais au Cameroun, 1905-1907, Anom, base Ulysse

 

Douala, 28 octobre 1923
Douala, 28 octobre 1923

 

Yaoundé, bâtiment CFAO, Anom
Yaoundé, bâtiment de la CFAO, Anom, base Ulysse

 

Cameroun, carte, Anom
le Cameroun, après 1946, Anom, base Ulysse

 

 

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21 mai 2015

la France n'a pas de dette envers ses ex-colonies

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la France n'a pas de dette envers

ses ex-colonies, mais une histoire commune

Daniel LEFEUVRE (2006)

 

Entretien

Le Figaro Magazine - Pourquoi cette vague de repentance à propos de l'histoire coloniale de la France ?

Daniel Lefeuvre - Amplifié à l'extrême ces cinq ou six dernières années, le phénomène tient moins à des questions historiques qu'à des problèmes politiques. Il est lié aux difficultés rencontrées par certains jeunes des banlieues à se faire une place dans la société. Il est lié aussi au malaise qu'ont ressenti des intellectuels français engagés dans le soutien au tiers-monde quand ils ont dû constater l'échec politique, économique, social et même culturel des nations anciennement colonisées.

L'exemple de l'Algérie montre qu'une référence pervertie à l'héritage colonial permet aux dirigeants algériens de s'exonérer à bon compte de leurs responsabilités. En accusant la colonisation de tous les péchés du monde, on reporte sur le passé les difficultés du présent. En France, où les politiques d'intégration et de lutte contre le racisme montrent des limites, la stigmatisation du passé colonial est un exutoire facile, mais largement abusif.

 

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Historiquement parlant, le projet colonial fut d'abord un projet républicain, avec un fort ancrage à gauche. Pourquoi l'avoir oublié ?

Parce que la gauche républicaine est passée d'un colonialisme pensé comme «devoir de civilisation» à un anticolonialisme imposé par le monde d'après 1945, sans examen de conscience des injustices que colportait le premier ni des naïvetés qui accompagnaient le second.

Au XIXe siècle, si Jules Ferry est le praticien de la colonisation, Léon Gambetta en est le théoricien. Ces deux hommes, en effet, se situent à gauche de l'échiquier politique. À cette époque, le projet impérial n'est pas très populaire. Il est dénoncé par une partie de la droite. Les plus critiques sont les nationalistes, qui estiment que le projet colonial détourne les Français de la revanche sur l'Allemagne, et les économistes libéraux dont la pensée se retrouvera, soixante-dix ans plus tard, chez Raymond Aron. Les radicaux ne se rallient à la politique coloniale qu'à l'extrême fin du siècle, alors que les socialistes glissent du rejet du colonialisme à une politique de réformisme colonial.

Le basculement s'opère avec la Grande Guerre. La France fait appel à des soldats coloniaux qui constituent une force d'appoint certes secondaire, mais dont la valeur symbolique est très forte. Au lendemain de la guerre, les troupes coloniales, avec la Légion, sont les plus applaudies lors des défilés du 14-Juillet : une histoire d'amour s'est ouverte entre les Français et les coloniaux.

 

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La publicité de l'époque le sent bien, puisque la thématique coloniale y est très présente. Prenons l'exemple de Banania. Au départ, les boîtes s'ornent de l'effigie d'une Antillaise. En 1915, la marque lui préfère celle du célèbre tirailleur sénégalais. Pourquoi ? Parce que pour vendre du chocolat pour les enfants, il faut une image qui soit sympathique et rassurante.

On peut juger aujourd'hui que l'effigie du tirailleur est paternaliste, qu'elle ne correspond pas à nos critères moraux, mais c'est un anachronisme que de la définir uniquement comme l'expression même du racisme. Jamais une marque allemande, au même moment, n'aurait affiché un Noir.

Messali Hadj, le père fondateur du nationalisme algérien, témoigne dans ses Mémoires de l'accueil chaleureux et de la considération dont les travailleurs algériens ont été l'objet dans la France des années 1920. Cette page d'amour se prolonge jusqu'aux années 1950. Un nouveau basculement a lieu avec la guerre d'Algérie, opérant de fait une rupture entre Français et Algériens. Mais le problème ne se pose pas de la même façon pour la Tunisie ou pour le Maroc, ou pour l'Afrique noire, où les indépendances ont été moins conflictuelles.

La France a-t-elle une dette envers les pays qui furent jadis ses colonies ?

La notion de dette n'a pas de sens dans ce contexte. On ne parle pas de dette de la France envers les États-Unis à propos du plan Marshall : or la France a donné à ses territoires coloniaux trois fois et demie plus que le montant du plan Marshall. Au moment de l'indépendance du Maroc, le dirigeant nationaliste Ben Barka affirme que le pays n'est pas en voie de développement, mais qu'il est «sur la voie du développement». Et tous ses amis du Tiers-monde s'extasient devant lui sur le niveau d'infrastructure légué par la France.

 

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buvard publicitaire, vers 1955, "Le plan Marshall, Plan de Paix et de Prospérité"

 

Il n'y a pas de dette, mais une histoire commune. La colonisation a permis l'entrée dans les relations économiques mondiales des États qui ont été colonisés. La colonisation est un moment de la mondialisation du XIXe siècle, et le mode d'intégration de ces territoires à cette économie mondialisée.

On dira que ce développement a été lacunaire, inégal, injuste. C'est vrai, mais il en a été de même en Occident : toute la France n'a pas basculé en même temps dans la modernité. La colonisation fut donc un moment de la mondialisation. Est-ce bien, est-ce mal, ce n'est pas le problème de l'historien.

Le Figaro, 29 septembre 2006

 

Daniel Lefeuvre (1951-2013) fut professeur d'histoire économique et sociale à l'université Paris VIII, spécialiste de l'Algérie coloniale, il a notamment publié un essai au titre choc : Pour en finir avec la repentance coloniale.

 

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24 mai 2018

Trente années de lutte pour faire reconnaître le drame des Francais disparus en Algérie en 1962 - Jean MONNERET

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Algérie : des Disparus que la France n'aura guère pleurés

Trente années de lutte pour faire reconnaître

le drame des Français disparus

en Algérie en 1962

Jean MONNERET

 

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Jean Monneret

 

La Une de France-Soir

Pour moi, tout commença au printemps de 1982. À cette époque, France-Soir, quotidien aujourd’hui trépassé, se vendait abondamment. Dans l’après-midi, de petites cabines de toile verte s’ouvraient sur les trottoirs parisiens. Le préposé aux ventes accrochait un exemplaire à l’extérieur afin que les passants en puissent découvrir la Une. Je lus, un jour de printemps, ce titre sidérant : «Des PiedsNoirs seraient toujours détenus clandestinement en Algérie, depuis 1962».

La nouvelle m’avait interloqué. Nous étions en plein sensationnalisme, avec tout ce que cela a de douteux. En même temps, je me trouvais renvoyé à un passé déjà ancien, auquel, pendant vingt ans, je m’étais efforcé de ne plus penser : la fin catastrophique de la guerre d’Algérie.

En 1962, j’étais déjà installé en métropole depuis plus d’un an lorsque survint l’Indépendance. Celle-ci s’était produite après des combats apocalyptiques dans Alger et Oran, suivis ou plutôt accompagnés d’un flot de sang qui emporta des milliers d’Européens et de Musulmans (principalement d’ailleurs après l’accord du 19 mars 1962 signé à Évian).

Mes parents avaient pu rester à Alger jusqu’au 23 juin 1962. Ensuite la situation devint intenable. Ils avaient, ce jour-là, pris la direction de l’exil comme des centaines de milliers de compatriotes, chassés par l’insécurité. Un mois plus tard, je pris la décision, contre tout bon sens, j’en conviens, de me rendre en Algérie. J’étais chargé de récupérer les meubles et diverses choses que les miens avaient dû abandonner.

Quelques jours avant mon départ, j’appris que ma grand-mère qui avait voulu obstinément demeurer en Algérie, était décédée. Arrivé dans les faubourgs d’Alger, à Maison-Carrée où mes parents résidaient, je dus organiser son inhumation et le déménagement du mobilier. Ceci me prit un mois. Durant ce délai, je constatai que les commandos du FLN, les fidas (1), ainsi d’ailleurs que des éléments échappant à tout contrôle, enlevaient à qui mieux mieux les Européens résiduels. J’ai raconté en détail cette aventure dans un livre qui s’intitule Mourir à Alger (Ed. L’Harmattan. 2003).

 

France Soir, 19 avril 1982
France-Soir, 19 avril 1982

Mais revenons à 1982 et à ma lecture de France-Soir. Le problème des Pieds Noirs enlevés en Algérie m’était bien connu. J’avais failli moi-même être kidnappé et j’avais eu toute latitude ensuite de remercier la Providence qui m’avait évité cette épreuve ainsi qu’à ma famille. Plus tard, nous apprîmes en effet que la moitié voire les deux tiers des personnes ainsi enlevées après le 19 mars 1962 (date du cessez-le-feu) et après l’Indépendance (proclamée le 3 juillet 1962) étaient définitivement portées disparues. Soit selon les recherches les plus récentes (2) : 1 583 personnes en très grande majorité européennes dont 1 253 enlevées après le cessez-le-feu du 19 mars 1962. Il faudra ajouter à ces chiffres 170 personnes enlevées figurant comme disparues mais dont on a retrouvé les corps.

Les autres, retrouvées ou libérées avaient été molestées, emprisonnées, torturées pour finir dans un état de délabrement physique ou psychique grave. Je connaissais différents cas de ce genre.

J’avais décidé jadis de ne plus parler de ce malheur. Installé définitivement en France, en septembre 1962, j’avais résolu de refaire ma vie et pour commencer, je m’étais marié. L’annonce du journal France-Soir de ce printemps 1982, par son côté sensationnel, m’avait secoué. Des disparus de l’époque auraient donc continué à vivre là-bas, secrètement détenus. Je ne pouvais y croire et je ne pouvais cesser d’y penser. Ces nouvelles bouleversèrent l’idée que je m’étais faite de la phase ultime de la guerre d’Algérie. Les souvenirs des évènements de l’époque, que pendant vingt ans j’avais refoulés, envahissaient sans cesse mon esprit. J’avais voulu oublier et je n’avais RIEN oublié.

J’avais lu l’article avec une attention passionnée. Néanmoins je ne pouvais me défaire d’un tenace scepticisme. Un certain capitaine Leclair que l’on présentait comme ayant des contacts avec le milieu du renseignement, avait la conviction, difficile à partager, que tous les Pieds-Noirs disparus en 1962 n’étaient pas morts. Il suggérait, non il affirmait, que beaucoup étaient toujours vivants et détenus en Algérie.

Aux disparus, plaque

 

Combien étaient-ils ?

Là les chiffres devenaient flous. Toutefois, l’article rappelait qu’en 1964, le Prince de Broglie, alors chargé des Affaires Algériennes avait décompté 3 019 enlèvements. Sur ce chiffre, on dénombrait un peu plus de 1 700 (3) personnes toujours portées disparues. L’article sur Leclair suggérait qu’elles n’étaient pas toutes mortes et que, certaines au moins, demeuraient toujours en Algérie, retenues dans des prisons secrètes. Plus tard, le bruit se répandit porté par les uns et les autres que 1 400 personnes étaient détenues clandestinement en Algérie. Ceci paraissait assez extravagant.

Un problème sérieux se posait après lecture de l’article de France-Soir. Les affirmations du capitaine ne s’appuyaient sur aucune preuve concrète. Ses déclarations tonitruantes pouvaient affecter les relations de la France et de l’Algérie. Elles pouvaient aussi bouleverser les familles pieds-noires concernées ; il y en avait plus de 2 000. Le capitaine affirmait qu’il avait contacté un avocat français spécialiste de ces questions. Celui-ci allait remettre un dossier à la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU.

Il ne m’échappa point en lisant ce passage qu’il fallait pour cela des preuves en béton, ce que quelques déclarations fracassantes ne pouvaient en aucun cas remplacer. Je notai également que les propos de Leclair pouvaient avoir une conséquence fort peu souhaitable : si de telles personnes enlevées en 1962 étaient encore vivantes et secrètement détenues, les hommes au pouvoir à Alger pouvaient avoir la tentation de s’en débarrasser en les exécutant tout aussi clandestinement.

Les affirmations du capitaine comportaient un élément de risque grave. J’imaginais donc que l’intéressé avait soigneusement réfléchi à tout cela. À ce moment-là, je ne doutais pas qu’il fût sur le point de clarifier ses affirmations et d’apporter des preuves.

 

je décidais de recueillir le maximum d’informations

En attendant, je décidais de me pencher sur le problème et de recueillir le maximum d’informations. J’étais loin de me douter que débutait ainsi une aventure qui allait durer plus de trente ans.

Au cours de la semaine qui suivit la parution de l’article de France-Soir, j’achetai tous les journaux quotidiens ou hebdomadaires évoquant la question des enlèvements de 1962. Peu reprenaient l’information. Seul, le Figaro-Magazine, dirigé à l’époque par Louis Pauwels, lui donna quelque écho. Il fut suivi par Spécial Dernière, une assez indigeste publication, consacrée aux courses et au sensationnel (elle était dirigée par un pied-noir). L’affirmation que des Pieds Noirs disparus étaient toujours vivants en Algérie, laissait les journalistes sceptiques. On attendait que Leclair prouvât ses dires mais rien de tangible ne se produisit.

Je demandai alors à l’avocat chargé de défendre le dossier à l’ONU de me recevoir. Je lui dis qu’étant pied-noir, ayant vécu cette période à Alger, et connaissant des familles de disparus, j’étais désireux d’en savoir plus. Je pensai essuyer un refus, mais l’avocat, Maître Miquel, me reçut sans difficulté. À l’époque, ses bureaux se trouvaient dans le quinzième arrondissement du côté de l’avenue de la Motte-Picquet.

D’emblée, il m’apparut qu’il y avait plus qu’une nuance entre ce qu’il disait et les affirmations de Leclair rapportées par France-Soir. L’avocat m’expliqua que les journalistes avaient dramatisé et sensationnalisé les choses. Certes, il était prêt à déposer une requête à l’ONU mais à cela il y avait une condition dirimante : que le capitaine apportât une preuve solide de ce qu’il prétendait. Les journalistes avaient fait l’impasse sur ce point. «Il y a un Si» me dit Maître Miquel dont l’honnêteté et la rigueur me parurent très grandes.

Je le quittais fort troublé car l’incertitude et le flou qui entouraient ce battage me paraissaient extrêmement négatifs. Comment pouvait-on en effet prendre le risque de ranimer ou d’aviver la douleur des familles touchées par les rapts de 1962, sans avoir un dossier fourni et solide à présenter ?

Je voulus encore croire que tel était le cas et que différaient simplement le calendrier de l’avocat et celui du capitaine. Pendant quelque temps j’attendis que les choses évoluent. Rien ne se produisit. Je décidai alors d’enquêter, à titre personnel, pour satisfaire mon propre besoin d’échapper à l’incertitude. J’avais appris, notamment par Madame de la Hogue qui, à l’époque, animait le Centre de Documentation Historique sur l’Algérie, le nom et l’adresse d’une personne qui s’était occupée des Pieds Noirs disparus en 1962. Celle-ci, Madame Ayme, me reçut en compagnie d’une de ses amies Madame Guise. Elles me racontèrent donc leur part de cette histoire.

Toutes deux avaient travaillé dans les milieux militaires, notamment pour l’Association Rhin-et-Danube. À l’été 1962, elles furent chargées de l’accueil des Pieds Noirs réfugiés en France. Parmi eux, certains avaient eu un membre de leur famille victime d’un rapt.

 

le général Bouvet

Madame Ayme avait assisté le général Bouvet. Celui-ci était un héros de la guerre mondiale. En août 1944, lors du débarquement en Provence de l’Armée française, il avait pris d’assaut le Cap Nègre à la tête de ses hommes.

En 1962, le général Bouvet fut ému par le sort des Pieds Noirs. Nombreux étaient ceux qui avaient combattu sous ses ordres durant le conflit mondial, et il s’était donc penché sur leur sort. Il avait tenté en utilisant des relations personnelles dans les milieux militaires d’en savoir plus et d’aider à retrouver d’éventuels survivants parmi les enlevés. Appuyé par un juriste Monsieur Chevallier et une représentante de la Croix-Rouge Mademoiselle Mallard, il avait créé l’ADDFA, Association de Défense des Droits des Français d’Algérie. Cette association recevait l’aide du Secours Catholique alors dirigé par Monseigneur Rodhain (4), son fondateur. Un ancien ministre M. Robert Bichet avait obtenu le prêt de très nécessaires locaux.

Pendant des années, l’association batailla pour connaître le sort des disparus. Elle constitua des dossiers et s’efforça d’obtenir des renseignements auprès de Monsieur de Broglie alors chargé, comme précédemment indiqué, du Secrétariat aux Affaires Algériennes. C’est à la suite de ces démarches que le Prince suggéra aux épouses de disparus de faire enregistrer au TGI de la Seine des déclarations de présomption de décès de leur mari enlevé.

En effet, l’absence de leur époux laissaient plusieurs centaines de femmes pieds-noires dans une situation délicate : beaucoup étaient privées de ressources, d’autres ne pouvaient toucher les retraites ou les revenus de leur conjoint ni disposer de leurs biens, ne serait-ce que parce que la signature du chef de famille était requise pour une multitude de démarches. Aliéner une propriété quelconque ou constituer un dossier d’indemnisation était pareillement difficile. La présomption de décès permettait de sortir de cette impasse.

Pour autant, les hésitations étaient grandes. Certaines épouses considéraient cette démarche avec suspicion. Beaucoup en effet étaient persuadées que leur mari était encore vivant et devait être recherché et retrouvé. Signer une présomption de décès les mettaient mal à l’aise psychologiquement ; pour certaines, c’était une sorte de trahison. D’autres, craignaient que la présomption de décès ne permît au gouvernement de tenir ces dossiers pour clos, bref, de s’en débarrasser.

Car, pour le général de Gaulle et ses partisans qui tenaient alors solidement en mains le gouvernement de la France, ce dossier des disparus était extrêmement gênant. Comme le dossier des harkis, qui allait faire surface quelques années après, l’affaire des Européens enlevés après le 19 mars 1962, date du cessez-le-feu signé avec le FLN était des plus embarrassants. Ces deux problèmes montraient que les Accords d’Évian étaient un désastreux échec. Cela, les dirigeants gaullistes de la France ne voulaient pas en entendre parler.

 

La seconde offensive du capitaine Leclair

Trois années s’écoulèrent ensuite. Je les occupais à recueillir des témoignages sur l’époque des enlèvements. Ainsi j’enregistrais Madame Ayme, Francine Dessaigne, Christian Chevallier, Mademoiselle Mallard et le Docteur Couniot. Ce dernier était un chirurgien originaire d’Oran. Il était demeuré en Algérie 3 ans après l’Indépendance. Il connaissait énormément de gens dans sa ville d’origine, y compris dans les milieux dirigeants algériens.

Ce fut lui qui le premier attira mon attention, sur les massacres et les enlèvements perpétrés dans la ville, le 5 juillet 1962, ce dont je n’avais alors qu’une idée encore vague. Selon lui le chiffre des européens morts ou enlevés ce jour-là avoisinait les 700 et non pas 25 comme l’avait écrit Le Monde du 8 juillet 1962 (5).

Peu à peu, grâce aux témoignages des uns et des autres, l’image se dessinait à mes yeux d’un épisode majeur, marqué de massacres divers, accompagnés au minimum de centaines et de centaines de rapts. Je pris l’habitude d’écrire à des journaux pour leur signaler le problème et leur demander de ne pas oublier nos disparus. Les réponses étaient rares. J’ai conservé l’une d’elles : j’avais envoyé un court mémorandum sur la question à Jean-François Kahn.

Il publiait alors un magazine qui s’appelait L’Evènement du Jeudi. Il en avait consacré un numéro à la Guerre d’Algérie. On y avait abondamment déploré les victimes de la torture pratiquée par les parachutistes. Il y avait également une courte interview et une photo de Si Azzedine, chef FLN et grand organisateur d’enlèvements de Pieds Noirs devant l’Eternel. J’avais envoyé mon texte à Kahn en le priant de ne pas oublier les victimes de l’autre camp, notamment les gens kidnappés par la rébellion.

Jean-François Kahn me répondit qu’il me remerciait pour ma lettre tout en m’indiquant qu’il n’avait pas l’intention de traiter ce sujet «actuellement». Je complétai in petto : «ni actuellement, ni jamais». Je venais de me heurter au politiquement correct des media français pour lesquels, il y a de bonnes victimes, celles causées par l’Armée française et que l’on déplore ad perpetuum et de mauvaises, celles qui sont dues au FLN et qu’il convient d’oublier.

Il ne fallait pas en parler car cela ternissait l’image «glorieuse» du général de Gaulle et de la gauche pro-FLN. Cela ruinait aussi l’aura révolutionnaire dudit FLN. Celle-ci était forte à l’étranger, tant dans le Tiers-Monde que dans les pays anglo-saxons. Ainsi le journal américain Time-Magazine venait-il de l’évoquer, en parlant des «combattants de la liberté algériens» (algerian freedom fighters) (6).

 

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capitaine Leclair, Disparus en Algérie, 1986

C’est alors que le capitaine Leclair lança sa seconde offensive médiatique. Nous étions en 1987, en pleine cohabitation, Jacques Chirac était premier ministre. Un certain Michel Polac avait alors une émission de télévision relativement anticonformiste. Il eut un soir pour interlocuteur André Santini, alors ministre des «Rapatriés ». Celui-ci parla devant un parterre d’invités où dominaient les responsables d’associations concernées. Le capitaine Leclair venait de publier aux Editions Grancher un ouvrage intitulé Disparus en Algérie. Lorsque l’animateur de l’émission, Michel Polac, interrogea le ministre sur ce chiffre des Pieds Noirs disparus en Algérie, quelqu’un dans le public brandit le livre du capitaine dont les téléspectateurs purent ainsi voir la couverture.

André Santini reprit posément les chiffres qui avaient été donnés au Sénat en 1964 par le Prince de Broglie : 3 019 personnes enlevées, dont 1∞283 disparues, 1 282 retrouvées ou libérées, plus 454 présumées décédées cas incertains. [Ces chiffres diffèrent peu de ceux de Jordi en 2011]. Concernant les gens portés disparus et présumés décédés pour l’immense majorité le ministre eut cette phrase qui allait être mal interprétée. «Nous sommes à peu près sûrs du décès de quelque 1 300 d’entre eux» (il arrondissait le chiffre de 1 283).

Le lendemain le journal Présent quotidien assez lu dans le milieu des «rapatriés» entama une campagne de presse sur ce thème. Malheureusement, elle était basée sur une erreur. Le ministre avait dit : «Nous sommes à peu près sûrs du décès de quelque 1 300 d’entre eux».

Comme indiqué, il faisait allusion à des gens disparus pour lesquels il y avait présomption de décès. Les journalistes du quotidien précité ne virent pas la difficulté. Ils en conclurent que la simple soustraction 3 018 – 1 300 – 454 = 1 264 leur donnait grosso modo le chiffre des survivants détenus en Algérie qu’ils arrondirent à 1 300 (7). C’était là une erreur profonde car le différentiel de 1 300 concernait de gens enlevés certes mais libérés ensuite et des gens enlevés dont on avait retrouvé le cadavre et qui n’étant plus de ce fait, des disparus, sortaient tout naturellement de cette catégorie.

 

le capitaine Leclair avait-il sciemment induit en erreur ?

Le capitaine Leclair avait-il sciemment induit nombre de gens en erreur ? En partie sûrement car son livre portait un sous-titre bizarre : «3 000 Français en possibilité de survie» (8). Malgré l’emploi de cette prudente expression, le chiffre utilisé ne correspondait pas à la réalité et l’ouvrage ouvrit une fausse piste. Présent poursuivit en effet sa campagne pendant de longues semaines, sans que le capitaine ne se souciât de démentir quoi que ce soit. Toutefois, au bout de quelque temps, on apprit qu’il avait changé son fusil d’épaule. Il prétendit qu’il avait un document secret de la Croix- Rouge faisant allusion à quelque 500 Français retenus clandestinement en Algérie.

Nous reviendrons sur ce point un peu plus loin. Qu’est-ce qui avait provoqué la mise en circulation de ce chiffre assez différent de celui de Présent ? Nous ne le savons pas et sans doute l’ignorerons-nous toujours. Nul en tout cas ne sembla s’interroger sur cette baisse aussi brutale qu’inexpliquée.

Les associations pieds-noires de leur côté élevaient la voix afin que le gouvernement français exigeât des explications d’Alger. La France était alors présidée par François Mitterrand qui n’avait pas la moindre intention de faire de la peine à ses amis du FLN algérien (auxquels pourtant il avait taillé de belles croupières durant la guerre d’Algérie). Mais tout cela appartenait au passé et à son arrivée au pouvoir en mai 1981, le nouveau Président français avait même salué «l’expérience socialiste algérienne».

De l’eau avait coulé sous les ponts depuis. Nous étions en 1987, un an avant les tragiques évènements de 1988 qui allaient ouvrir une décennie de guerre civile, portée par la montée de l’islamisme. L’affaire des disparus, version Leclair, ne fut guère reprise par notre gouvernement et Alger se contenta d’un communiqué méprisant qualifiant de «ridicules» les assertions du capitaine qu’il reliait à une campagne inspirée par des milieux français «xénophobes et d’extrême droite» (Le journal Présent, passait à l’époque pour proche du Front National).

 

Pieds-Noirs, Nice, 1987
rassemblement des Pieds-Noirs, Nice, juin 1987

La campagne pour les disparus continua quelque temps. Elle fut même reprise à Nice en été 1987, à l’occasion, d’un Rassemblement de Pieds Noirs pour les 25 ans de leur exil en France. Un personnage aussi réputé que Jacques Soustelle, dont l’intelligence était pourtant incontestable, reprit à son compte le thème de disparus clandestinement détenus en Algérie. J’en fus très surpris, mais il est vrai que lorsqu’une rumeur, si fausse soit-elle se répand, elle acquiert vite la puissance d’une force matérielle. Ceci eut une conséquence dramatique : à ce jour des milliers de Français d’Algérie demeurent persuadés que nombre de leurs compatriotes sont restés longtemps et secrètement prisonniers outre-Méditerranée, après l’Indépendance.

Bien qu’aucune preuve solide n’ait jamais été produite, nombreux sont ceux pour qui il s’agit là d’une vérité démontrée. Encore plus nombreux sont les Français qui, à l’inverse, sont persuadés qu’il s’agit là d’une fable concoctée par des gens proches de l’extrême droite pour discréditer l’Algérie. Dans les milieux journalistiques en particulier, où les gens de gauche sont légion, et où les Pieds Noirs et leurs organisations ne jouissent que d’une sympathie fort limitée, l’affaire fut bien vite stigmatisée conne un «tissu de racontars du Front National». Les Européens disparus en Algérie étaient dès lors voués à un second oubli.

 

Le difficile relais par des historiens

Le capitaine Leclair avait affirmé dans le peu de presse qui le publiait, qu’il disposait d’un document de la Croix Rouge Internationale signé d’un certain C., responsable du CICR qui faisait allusion à quelque 500 à 700 Français détenus clandestinement en Algérie. Il s’agissait sans doute de corriger la double bévue de Présent et d’un responsable FN qui avaient utilisé des chiffres erronés allant ainsi de 1 300 à 1 400 voire initialement à 1 700.

À force d’être reprise dans Présent en 1987, la rumeur concernant la lettre du CICR et les chiffres des disparus finirent par attirer l’attention du Figaro quotidien qui se décida à étudier le cas. Un de ses journalistes Pierre Branche fit le point, en particulier sur le contenu de la lettre attribuée à la Croix-Rouge. Il n’eut aucune difficulté à montrer que ce document avait toutes les chances d’être un faux basé sur la photocopie bidouillée d’une lettre dont d’ailleurs le CICR rejetait la paternité.

Le capitaine contre-attaqua en affirmant alors qu’il avait l’original de la lettre et que celui-ci serait présenté à la Cour de La Haye par un avocat du Sud de la France qui travaillait pour lui. Il affirmait également qu’il disposait de l’enregistrement d’un appel téléphonique venu d’Algérie où l’on entendait clairement la voix d’un ingénieur disparu en 1962. Maître Miquel devait recevoir cet enregistrement ; il l’attend toujours.

 

à l’heure du bilan, fin années 1980

À l’heure du bilan, la situation pouvait paraître peu satisfaisante :

1) Certes, on avait parlé des disparus de 1962 mais d’une manière et dans des conditions qui ne pouvaient qu’induire au scepticisme.

2) Le livre de Leclair évoquait des possibilités de survie mais ne fournissait aucune preuve.

3) Intellectuellement, la méthode suivie était indéfendable : accuser l’Algérie de crimes graves, ne fournir aucune preuve et renverser la charge en proclamant à la cantonade : «Démontrez-moi que j’ai tort !» relevait de l’enfantillage. Leclair avait gravement nui à la cause qu’il prétendait défendre ; il l’avait compromise.

Nous étions à l’orée des années 90. J’étais arrivé à la conclusion que la seule façon de sortir le problème des disparus de l’ornière où l’avaient enfoncé des gens incompétents (ou manipulés par Dieu sait quelles forces occultes) était de faire ce qui n’avait jamais été fait jusque-là : écrire l’histoire de cette période, replacer le problème des enlèvements dans son contexte historique et expliquer, en historien, ce qui s’était passé.

En 1992, un évènement d’une importance capitale se produisit : les archives de la Guerre d’Algérie s’ouvraient. Trente ans après la fin du conflit, le Service Historique de l’Armée de Terre, le SHAT (9) rendait consultables les documents relatifs à cette guerre ; sauf toutefois les pièces d’archives du 2ème Bureau, le prestigieux service de renseignements de notre Armée. Ces archives-là demeuraient soumises à dérogation. Sur l’inventaire mis à la disposition du public au Château de Vincennes, elles étaient marquées d’un astérisque.

De rapides regards sur les différents chapitres de l’inventaire me convainquirent que les documents d’archives du 2ème Bureau traitaient largement du problème des enlèvements et des disparitions d’Européens (ainsi d’ailleurs que des graves épreuves subies par les harkis). En fait, la matière était abondante. Lire ces archives, en faire l’analyse, écrire sur ce qui avait été la véritable histoire de ces enlèvements, et de la tactique suivie alors par le FLN pour accéder à l’Indépendance, devint mon objectif. Je ne pensais qu’à cela. Mon but était de faire un livre d’histoire que des historiens liraient, de manière qu’ils s’en puissent inspirer.

J’avais besoin d’appuis. Deux hommes hors du commun allaient me faciliter les choses. Je venais de faire leur connaissance, en l’année 1992, pour l’un d’eux, et, peu de temps auparavant, pour le second. Ces deux hommes devinrent de proches amis et mon entreprise ultérieure allait leur devoir énormément.

 

a) Le professeur François-Georges Dreyfus

Mon fils suivait des cours de catéchisme, le mercredi. La dame chargée de les assurer était fille de militaire. Son père avait été l’aide de camp de Maxime Weygand. Lorsqu’elle était enfant, sa famille habitait sur le même palier que le prestigieux militaire. Son père ayant été un proche du généralissime, la dame catéchiste disposait d’archives intéressantes qu’elle souhaitait remettre à un service idoine. Le hasard qui fait souvent bien les choses voulut qu’elle ait pour voisin dans son immeuble le professeur François-Georges Dreyfus, historien de renom. Elle s’ouvrit à lui de son problème et il la conseilla utilement.

Francois-Georges Dreyfus
François-Georges Dreyfus

 Le professeur Dreyfus était un éminent spécialiste de l’Allemagne, de la Seconde Guerre mondiale, de l’Occupation et d’une manière générale, de l’Histoire contemporaine. Il fut, après la publication de son livre sur Vichy en 1990, victime d’une cabale. Celle-ci a malheureusement terni sa réputation d’une manière bien injuste. Devant de si tristes excès, on ne peut que soupirer comme Cicéron : O tempora, o mores !

Je demandai à la dame catéchiste de bien vouloir faire connaître au professeur mon souhait d’entamer avec lui un travail sur la Guerre d’Algérie. Celui-ci me fit venir à la Sorbonne et me donna son accord. François-Georges Dreyfus était d’origine juive mais il s’était converti au protestantisme. Il ne s’en était pas moins trouvé en danger durant l’Occupation, et il n’avait dû qu’au courage d’un paysan périgourdin d’échapper aux nationaux socialistes. Il n’hésitait pas à dire que la politique de Pétain et notamment son refus de quitter la France en novembre 1942, pour continuer à jouer le rôle de bouclier entre les Français et l’Occupant, lui avait sauvé la vie. Ce point de vue tranché ne l’empêchait pas d’adhérer à l’Association de Soutien au Général de Gaulle. Inutile de dire toutefois que sa franchise et son franc-parler faisaient grincer bien des dents (10).

Il était de ces hommes rares qui chérissent la vérité et s’imposent de la dire quoiqu’il en coûte. Ceci ne lui attirait pas que des amitiés mais, à ses yeux, l’homme devait être libre de penser. Il détestait plus que tout la propagande et l’instrumentalisation de l’Histoire.

Je réussis à le convaincre qu’en traitant du problème des Européens disparus à la fin de la Guerre d’Algérie, je n’avais d’autre but que de servir la Vérité. Un autre que le professeur aurait mis ses sympathies gaullistes en avant pour se dérober ; lui ne le fit à aucun moment.

Il estima qu’il y avait en la matière des faits que l’on voulait occulter. Il fallait donc les dévoiler. Il n’hésita pas une seconde et il accepta mon sujet.

Je soutins ma thèse de doctorat en 1996 et fus reçu honorablement. Le professeur Dreyfus et moi restâmes amis jusqu’à sa mort et il m’invita, à plusieurs reprises, à des émissions qu’il animait à Radio-Courtoisie. Il n’est nul besoin de préciser que son décès en 2011 m’attrista profondément. La mort d’un tel homme libre en ce temps d’épais conformisme ne pouvait qu’attrister.

 

b) Le général Maurice Faivre

Je rencontrai pour la première fois le général Faivre en 1992 dans un café appelé Le Drapeau situé en face du Château de Vincennes où sont conservées les archives militaires. Nous avions été mis en contact par le professeur Girardet et le général, qui avait ses entrées au Service Historique, m’éclaira sur les démarches à effectuer.

Auparavant, il m’interrogea sur mes projets et je lui expliquai ma profonde insatisfaction devant la manière dont on avait traité le problème des disparus européens dans la presse. Lui-même partageait mon point de vue, sévère, sur le capitaine Leclair. Il comprit vite que nous étions sur la même longueur d’ondes. J’appris au fil du temps que le général avait fait une bonne partie de sa carrière dans le renseignement. Durant le conflit, il avait servi dans la Kabylie des Babors. Il connaissait bien la guerre d’Algérie et en 1962, il s’était efforcé de sauver ses harkis des griffes du FLN.

Il m’apprit plus tard que son épouse était pied-noire et qu’elle comptait malheureusement deux disparus dans sa famille, un couple de cousins enlevés aux Issers. Le général m’aida au maximum pour avoir accès par dérogation aux archives du 2ème Bureau. Ceci me permet de rédiger mon travail dans de bonnes conditions. Il fit d’ailleurs partie de mon jury de thèse.

 

général Maurice Faivre
le général Maurice Faivre

Le général Faivre est un homme modeste. Il ne parle quasiment jamais de lui et de sa carrière militaire. J’appris plus tard et indirectement que durant son commandement en Petite Kabylie, il avait toujours refusé d’utiliser la torture. Conformément à sa foi catholique, il s’y était opposé et ceci lui valut, bien des années après, d’être mentionné dans le livre d’un historien qui énumérait un certain nombre d’officiers qui, en ce domaine, avaient su dire non. Depuis 1992, notre collaboration et notre amitié, durent, jamais entamées.

Sans le professeur Dreyfus et le général Faivre, mon travail sur les disparus eût été plus compliqué. La publication de mes recherches sous la forme d’un livre de 400 pages en l’année 2001 bénéficia aussi grandement de leur appui. La communauté pied-noire et tout particulièrement, en son sein, les familles de disparus leur doivent beaucoup.

D’autres historiens eurent connaissance de ma thèse et en apprécièrent le contenu : le professeur Jauffret, le professeur Pervillé, plus tard d’autres universitaires comme Daniel Lefeuvre, Olivier Dard, Jean-Jacques Jordi ou le professeur Frémeaux marquèrent quelque intérêt pour mon sujet. En revanche, le milieu médiatique resta obstinément silencieux comme nous allons le voir (à l’exception d’Henri-Christian Giraud et de Georges-Marc Benamou).

Avec Mgr Boz, exarque patriarcal des Melkites catholiques qui avait vécu à Oran durant la Guerre d’Algérie, ainsi qu’avec Mme Colette Ducos-Ader, veuve de disparu et Mme Astier-Leblanc, fille de disparu, nous constituâmes le GRFDA, Groupe de Recherche sur les Français Disparus en Algérie, auquel se joignit le général. Mme Ducos-Ader n’a jamais renoncé à éclaircir le mystère de la disparition de son mari survenue en juin 1962 et elle a été de tous les combats depuis un demi- siècle. À la tête d’une association complémentaire, l’ARMR, elle a inlassablement lutté pour faire connaître le drame des disparus. Son travail fut exceptionnel.

la phase finale, couv

 

Mon livre : La Phase Finale de la Guerre d’Algérie

J’avais été admis au titre de docteur de l’Université. J’avais soutenu ma thèse dans l’amphi Richelieu sous le portrait du grand Cardinal, qui dirigea la France à cette époque où elle était une superpuissance, et où elle avait la volonté de l’être. J’avais éprouvé une certaine émotion à ce moment-là, car, j’étais conscient de représenter, d’une certaine façon, tous mes compatriotes et de faire accéder à un palier important la reconnaissance de leurs épreuves et de leurs souffrances. Reconnaissance, bien insuffisante à vrai dire. C’est pourquoi je voulus que ma thèse fût connue et diffusée sous une forme grand public. Hélas, les éditeurs n’étaient guère demandeurs et malgré le prestige qui s’attache parfois à un travail universitaire, je ne réussis pas à décrocher de contrat.

Je crus y être parvenu à un moment lorsque François de Vivie, haut cadre des éditions Plon, ancien officier SAS, connaissant bien le problème algérien, me dit après avoir feuilleté mon manuscrit : «Ce n’est pas mal. Sans doute le publierons-nous». Il ajouta ceci : «Je pars en vacances au Pérou. Rappelez-moi dans deux semaines et nous prendrons rendez-vous». Malheureusement, à son retour il avait changé d’avis : «Je ne vois pas, me dit-il, qui ce livre pourra intéresser. Comme vous parlez des événements du 5 juillet 1962 à Oran, il intéressera peut-être les Oranais. Bof !» C’était une fin de non-recevoir. Je contactai encore une ou deux maisons pour m’entendre dire en substance : «Ces événements sont anciens. Les gens ont oublié. C’est aussi bien comme ça. Le public ne s’y intéressera pas». Je venais de me heurter au politiquement correct si puissant dans la France actuelle.

 

deux piliers idéologiques à surmonter

En réalité, il y avait bel et bien un public pour le sujet traité et l’avenir allait le montrer abondamment. Toutefois, deux piliers de la République Française, insurmontables, énormes, inattaquables et très difficiles à contourner, bouchaient la voie.

Le premier est la légende gaulliste. Pour de très nombreux Français, le général de Gaulle a sauvé l’honneur de la France durant la Seconde Guerre mondiale. En ce qui concerne la guerre d’Algérie, il a sorti le pays d’un interminable conflit, d’un «guêpier» où il risquait de «perdre son âme». La chose se fit certes en sacrifiant la population pied-noire et de nombreux harkis, et en bazardant l’Algérie elle-même, malheureux pays remis clefs en mains, aux terroristes du FLN. Ceux-ci y ont installé depuis cinquante ans une dictature militaire corrompue, une kleptocratie, pour parler savamment. Cela beaucoup de Français le savent ou s’en doutent confusément. Cela ne les empêche pas de tenir de Gaulle pour une haute et valeureuse figure de notre histoire récente.

Un exemple parmi d’autres le montrera : il y a quelques années, l’Amiral de Gaulle, fils du susnommé, publia un double volume de souvenirs sur son père intitulé De Gaulle, mon père. Ce livre de fort basse qualité était un tissu d’erreurs historiques, bourré d’attaques ad hominem contre toutes sortes de personnes ayant eu le malheur de s’opposer au Grand Homme.

En dépit de ces défauts qui eussent été rédhibitoires pour tout autre ouvrage, les deux livres totalisèrent près d’un million d’exemplaires vendus. Un défi, au bon sens, à l’histoire et à l’intelligence française, en tous points consternants.

Le second pilier est constitué par la doctrine du Parti socialiste. C’est l’idéologie semi-officielle de la République Française. Ceux qui en douteraient n’ont qu’à répertorier les avenues et les places Jean Jaurès qui parsèment villes et villages de France (11). Elles sont des milliers, ce qui en dit plus long que tous les discours. La France est socialiste dans ses profondeurs. Cela va des lycéens qui n’aspirent qu’à devenir fonctionnaires jusqu’aux romans de Zola, scrupuleusement étudiés au collège sous la houlette d’enseignants n’omettant jamais d’affirmer que rien n’a changé depuis. N’oublions pas la diabolisation des entreprises privées, comme les appels à l’État républicain et à ses copieuses subventions s’élevant un peu partout en une irrésistible déferlante.

À l’opposé, les doctrines non-socialistes, hostiles aux impôts, à la lutte des classes ; mais louant l’esprit d’entreprise et l’activité capitalistes si ordinairement répandues dans les pays anglo-saxons, voire en Inde, en Chine ou au Japon, ont toutes les peines du monde à s’implanter chez nous. L’assistanat et la défiance «envers les riches» y paraissent au contraire indéracinables.

Depuis le 10 mai 1981 et l’arrivée de Mitterrand aux affaires, le Parti socialiste a réussi à se tailler, malgré de retentissants scandales et une participation gaillarde à la ruine de notre économie, une réputation de tolérance, d’humanisme et même, de compétence, certes imméritée, mais durable. Elle est aussi difficile à contester que la légende gaulliste. C’est là un tour de force remarquable qui ne peut s’expliquer que par le poids des manipulations audio-visuelles sur l’esprit des citoyens français.

Or, mon livre La Phase Finale de la Guerre d’Algérie, tout en évitant les attaques personnelles, ne pouvait pas manquer de porter atteinte aux deux piliers du politiquement correct français. Ne retenant que des faits indiscutables, appuyés sur des documents et des archives, je dérangeai. J’avais réalisé rapidement que je ne trouverais pas d’éditeur installé, ayant un nom et un circuit de diffusion approfondie. Je n’avais pu faire autrement que de me tourner vers un réseau particulier, non négligeable certes mais moins percutant : les éditions L’Harmattan.

Leur directeur est un homme avisé, compétent, d’opinions plutôt tiers-mondistes, mais, comme ancien combattant en Algérie, très au fait de certains problèmes humains de 1962, relatifs à la fin malheureuse du conflit. Il tient à publier et même à publier beaucoup mais dans des conditions qui permettent rarement une large diffusion. Il prend en charge l’impression des livres, gratuitement pour certains, moyennant finances pour d’autres. Pour les premiers et dès lors que le livre a des chances d’intéresser, il y a une certaine mise en place dans les librairies. En revanche, il n’y a pas de service de presse au sens habituel du terme, ni de démarche auprès des journalistes spécialisés.

En somme, l’auteur imprimé dans ces conditions doit se débrouiller pour diffuser son livre par ses propres moyens. Ceci peut fonctionner si l’intéressé a l’appui d’un réseau constitué. Dans mon cas, ceci fut possible grâce à l’aide des associations d’anciens combattants et grâce aux réseaux pieds noirs, en particulier les cercles algérianistes, qui couvrent une grande partie de la France, surtout dans le Sud. Néanmoins, ce type de diffusion reste limité et j’estime qu’un livre ainsi distribué ne réalise que 10 % de la circulation et des ventes qui seraient les siennes avec un grand éditeur. En somme, L’Harmattan et c’est son signalé mérite, sert de béquille aux auteurs estropiés par le politiquement correct.

 

Phase finale, verso

 

Je m’en rendis très vite compte. J’eus beau adresser moi-même des exemplaires accompagnés de lettres personnelles à de grands journalistes choisis pour l’intérêt qu’ils portent à l’Algérie, rien ne se produisit. Mes démarches rencontrèrent un silence assourdissant. Le Monde et Libération demeurèrent, comme il fallait s’y attendre, imperturbablement muets. Le Figaro quotidien et le Figaro Littéraire (12) itou. Seul le Figaro Magazine consacra une brève colonne à mon livre, enfouie dans les pages ultimes de l’hebdomadaire. Ce fut tout, mais, de la part du Fig Mag c’était tout de même gentil et j’appréciai.

Il n’était pas question d’espérer quoi que ce soit dans la grande presse. L’Express ou Le Point m’ignorèrent superbement. À partir du moment où il n’y a pas de recensions dans les journaux, il y a peu à attendre de la télévision ou de la radio.

Je me retrouvai (avec mon livre) dans un ghetto médiatique. L’ouvrage était imprimé certes, mais sa diffusion était vouée au confinement dans un milieu assez minoritaire. Alors que mon livre évitait toute attaque systématique, toute référence politique tranchée et se présentait, comme doit l’être un travail universitaire, avec des points de vue contrastés voire opposés sur des sujets aussi délicats que l’OAS, l’exode des pieds-noirs, les enlèvements et les harkis, il n’en était pas moins marginalisé dès le début et condamné à une circulation réduite. Je me retrouvai dissident sans avoir vraiment choisi de l’être.

 

Monneret
Jean Monneret

Fort heureusement il y eut Radio Courtoisie. Ce medium est pour des auteurs comme moi un ballon d’oxygène. Je n’hésite pas à dire que sans cette radio, j’eus été réduit à un quasi silence. Hélas, dès sa naissance, elle fut cataloguée extrême-droite. Si floue, injuste et absurde que soit parfois cette classification, elle est banale, courante en France. On y a entendu des gens comme le professeur Debré, Pierre Chaunu ou Jean d’Ormesson, ou encore Maître Vergès et tant d’autres, mais rien n’y fait. Le stigmate est là et, avec lui, la ghettoïsation. Mon livre fut donc diffusé mais hors des grands circuits, en un milieu restreint.

Or, grâce au professeur Dreyfus d’abord, qui y avait une émission, grâce au général Faivre (13) ensuite, qui me faisait inviter chaque fois qu’il l’était lui-même, grâce à Claude Giraud, une ancienne journaliste qui avait aussi une émission, je fus assez fréquemment convié à m’exprimer. Lentement, je me fis connaître. Des ventes signatures régulières à France-Livres complétèrent la chose. Ma réputation de spécialiste de la guerre d’Algérie s’affermit peu à peu.

Des collaborations régulières à la Nouvelle Revue d’Histoire que dirigeait Dominique Venner, m’assurèrent aussi une certaine notoriété. Toutefois, celle-ci se bornait aux milieux de la droite nationale, officiellement tenu pour extrême, et proche du Front National.

Je n’ai jamais adhéré à cette dernière organisation, mais il est évident que je fus amené à connaître nombre de personnes gravitant dans cette mouvance. En conséquence, en quelques mois, et, bien que je ne l’eus pas initialement voulu, je me retrouvai déporté plutôt à droite sur l’échiquier politique. Mes amis Dreyfus et Faivre n’étaient pas des excités, mon livre n’avait rien d’un pamphlet hargneux et vociférant, j’avais tout de même été refoulé vers les marges.

La France actuelle fonctionne ainsi : si vous êtes de gauche vous trouverez éditeur et revues de presse selon votre talent. Il est particulièrement bien vu pour ce qui concerne l’Algérie de dénoncer l’Armée «coloniale» et l’œuvre française outre-Méditerranée. La guerre d’Algérie, «guerre sans nom» (14) attire beaucoup les détracteurs de la colonisation, les spécialistes de l’auto-flagellation et les thuriféraires du FLN. Or, mon livre mettant l’accent sur les Européens enlevés après le 19 mars 1962 et rappelant le calvaire des harkis faisait d’emblée plus d’un mécontent. Cracher sur l’Armée et la colonisation voilà qui satisfaisait grandement, dénoncer l’abandon de l’Algérie, sans véhémence et à partir de faits indiscutables, avait en revanche tout pour déplaire.

 

Libre blanc de l'armée française

 

Je voyais face à moi des Stora (15), des Thénault, des Branche bénéficier de toutes les diffusions par de grands éditeurs, de tous les accès aux media, de sorte que le premier nommé devenait le big brother de l’audiovisuel. J’inventoriais quant à moi mes faibles moyens et ma diffusion réduite. Encore qu’elle parut trop large à certains.

Ainsi irritais-je Mademoiselle Branche qui m’aurait sans doute souhaité plus silencieux. La parution en 2001 d’un Livre Blanc de l’Armée Française en Algérie souleva l’ire de cette charmante. J’y rappelais, il est vrai, les massacres perpétrés par le FLN et les enlèvements de Pieds-Noirs opérés dans le cadre de sa stratégie d’épuration ethnique. Ceci lui déplut et dans un de ses livres elle nous assimila faussement, le général Faivre et moi, à l’extrême-droite.... Très original !

Un autre épisode vaut la peine d’être narré. En 2002 pour le quarantième anniversaire de l’Indépendance de l’Algérie, je reçus un journaliste de la 2 chez moi. Celui-ci se présenta accompagné d’un photographe. Il m’interrogea longuement sur les enlèvements et réalisa de minutieux clichés de tous les documents que je lui présentais. Vers la fin de l’entretien qui avait bien duré 1 heure et demie, il devint nerveux. À deux ou trois reprises, il lança à son acolyte : «Je sens mal ce sujet, je le sens mal». Inquiet de la possible signification de cette phrase assez sibylline, je lui demandai s’il y avait une assurance quelconque que cet entretien passât au journal du Soir. Il prit un air grave et me dit que la décision ne lui appartenait pas. Il avait pour fonction de transmettre l’information, la rédaction et l’organisation du journal ne relevait pas de sa responsabilité. Je me dis intérieurement que le bonhomme m’avait gaillardement fait perdre mon temps et que je ne verrais jamais son reportage à l’écran.

Le soir même en effet on parla de l’Indépendance en Algérie et un bureaucrate du FLN s’exprima assez longuement en un flot de balivernes stéréotypées sur la lutte du peuple algérien. J’aurais dû prendre la parole après lui pour une sorte de contrepoint. Il n’en fut rien. J’avais été purement et simplement censuré.

Hélas ! Au politiquement correct officiel, faisait aussi pendant le politiquement correct de certains milieux pieds-noirs. Si le mouvement algérianiste m’a souvent soutenu et invité à des conférences, et même, plus rarement, à écrire dans sa revue, d’autres groupes heureusement moindres mais souvent acerbes n’apprécient que modérément mes écrits. Il existe en effet une vulgate pied-noire à laquelle il est de bon ton de se conformer rigoureusement (16).

Or, mon travail ne consiste pas à couvrir de malédictions de Gaulle et ses hommes de main, ou à dénoncer le Parti socialiste et les anticolonialistes primaires. Il est de défendre la vérité, documents à l’appui. Non pas évidemment  que je possède seul la Vérité à l’exclusion de tout autre. Non, mes efforts ne valent que dans la mesure où fidèle à la méthode historique, j’essaie de présenter des faits aussi irréfutables que possible. C’est un travail difficile et délicat qui ne s’accommode guère, des imprécations tonitruantes et des à-peu-près. Au contraire, lorsque j’écris je m’efforce de le faire fortiter in re sed suaviter in modo (fort quant au fond, modéré dans la forme). Pour les malédictions, les insultes et les prises de position politiques acérées, il y a des gens dont c’est le métier ; politiciens parfois, bateleurs de foire et agitateurs divers en d’autres cas.

 

Jean Monneret vidéo (2)
Jean Monneret

Je suis historien. Je ne suis pas un militant de telle ou telle cause. Je ne recherche, je ne défends que la vérité. En trente ans, j’ai souvent eu l’occasion de constater qu’elle ne plaît qu’à très peu de monde ; pour ne pas dire à personne.

C’est pourquoi, alors que je suis barré par le système médiatique officiel totalement verrouillé au profit de l’anticolonialisme d’État, il s’est trouvé également quelques organisations de «Rapatriés» du sud de la France pour me prendre à parti.

Pourquoi ? Parce que mon style mesuré diffère largement de celui des imprécateurs. Ceci s’est concentré sur un point précis : le chiffre des Européens enlevés. Leclair, malgré ses dérives, s’en tenait aux chiffres du Sénat : 3 018 et parlait de 5 000 disparitions «possibles».

La plupart des nôtres s’en tenaient à ces chiffres non négligeables et même accablants comme des minima.

Tout bascula à partir des années 90. Une association se mit à parler de 25 000 pieds noirs enlevés en 1962 et massacrés par le FLN. Le chiffre de Leclair, comme celui de de Broglie au Sénat avait été multiplié par huit ; tout simplement. L’emploi de ce nombre arbitraire brandi, sans aucune justification dans les réunions et les publications était extrêmement gênant. Il ôtait en effet toute crédibilité aux revendications pieds-noires dans les milieux universitaires, dans la communauté des historiens en particulier, ainsi que dans le milieu médiatique déjà fort mal disposé envers nos compatriotes. Ce chiffre, une fois de plus, reposait sur une erreur. Quelle en était la source ? Un questionnaire envoyé par l’association concernée à Monsieur Santini, ex-ministre des Rapatriés, était revenu avec la réponse 25 000 à la question : Combien y a-t-il eu de disparus après le 19 mars 1962 ?

Un(e) scribouillard(e) de ce ministre avait confondu les civils européens enlevés et disparus avec le chiffre des militaires tombés au combat entre 1954 et 1962. Cette réponse eût dû appeler les vérifications les plus soigneuses. Hélas ! Elle fut agitée, à tort et à travers, comme émanant de Santini lui-même. Ancien ministre de Rapatriés, celui-ci était censé savoir «de quoi il parlait». Le chiffre de 25 000 fut dès lors propagé partout, sans la moindre précaution, et, abusivement présenté comme certifié par le ministère lui-même. Ceci ne pouvait évidemment que compliquer le travail d’information de ceux qui cherchaient à sérieusement faire connaître le problème des disparus.

Le général Faivre et moi nous efforçâmes de faire front et de contourner cette association aussi bavarde que mal inspirée. Aidés de Monseigneur Boz, ancien père blanc en Algérie qui avait vécu le conflit et d’un sénateur Monsieur Michel Guerry dont l’épouse pied-noire avait vu son frère disparaître dans l’Orléansvillois, nous essayâmes de remonter le courant.

Nous obtînmes, dans un premier temps, grâce à une démarche du GRDFA entreprise par Mme Ducos-Ader, que fût publié le rapport de la Croix-Rouge correspondant à l’enquête qu’elle fit en Algérie en 1963. Nous révélâmes ainsi les limites du travail que cette organisation avait pu effectuer. Il devint toutefois évident pour ceux qui réfléchissent que cette enquête n’avait pas porté sur 25 000 personnes mais sur un chiffre bien moindre. Certes, il était également clair que l’enquête avait été incomplète et ne pouvait pas ne pas l’être. De là à multiplier les chiffres au-delà du bon sens...

Nous demandâmes alors, par l’intermédiaire du GRDFA, et nous l’obtînmes grâce entre autres à l’entregent du général Faivre, que soient publiées les listes des Européens enlevés en Algérie en 1962. Elles étaient déposées au Ministère des Affaires étrangères (puisque l’Algérie est devenue à notre époque terre étrangère). Nous suggérâmes et obtînmes que nous soit ouverte la possibilité d’étudier ces listes et de présenter à partir de là des chiffres fiables.

 

Fig mag 28 janv 2002
Le Figaro Magazine, 28 janvier 2012

 

L’enquête de 2004

Je ne saurais décrire ici dans tous ses détails la recherche qui fut menée en 2004. Elle marquait un progrès, car confiée à des historiens et basée sur un travail en archives, elle faisait sortir le problème des disparus des surenchères de certaines associations.

L’enquête se heurta à diverses difficultés et elle ne put être menée à bien que par les efforts inouïs des enquêteurs et du directeur de l’ANIFOM, Monsieur Vautier. Certains de ses collaborateurs se dévouèrent grandement. Ceci effaça un début difficile car je me rappellerai longtemps l’accueil que le général Faivre et moi reçûmes au ministère des Affaires étrangères, le premier jour. Deux dames extrêmement énergiques étaient alors à la tête du service des Archives. Je signalai d’emblée à l’une d’elles que la formulation choisie pour classer les victimes d’enlèvements n’était pas toujours heureuse. Certaines étaient en effet rangées dans la rubrique : cas douteux.

Je fis valoir que les familles concernées pourraient se trouver froissées et objecter à cette classification. «L’élément psychologique» fis-je remarquer «est important». La dame en question me répondit sur un ton sarcastique. «Les problèmes psychologiques ? Quarante ans après ? Vous savez Monsieur». Il n’était pas difficile d’imaginer en effet qu’elle s’en contretamponnait.

Je dus faire appel à toutes les ressources de ma bonne éducation pour ne pas m’énerver. Mais, je sus raison garder car un esclandre m’eût contraint à quitter l’enquête. Je décidai de rester coi pour éviter que les familles de disparus ne soient lésées. Elles avaient besoin de moi et je ne pouvais me soustraite à ce nécessaire travail. Je ravalais mon mécontentement pour simplement dire avec tristesse : «Croyez-vous Madame que les gens aient oublié leurs enfants, leurs frères, leurs maris, leurs soeurs disparus ; même après 40 ans ?».

 

Pieds-Noirs, exode bateau

 

Fort heureusement, toutes les personnes que nous côtoyâmes en 2004 n’étaient pas sur ce modèle. L’une d’elles, une jeune femme chargée de nous installer et de faciliter nos recherches se révéla d’une grande compétence et d’une inaltérable gentillesse. Il est si appréciable de rencontrer un être humain là où abondent la morgue et la condescendance.

Malgré cela, je ne pus continuer mon effort jusqu’au bout. Je n’étais pas encore à la retraite à cette époque et j’avais dû prendre quelques jours de congé mais le travail allait s’étendre sur plusieurs mois et ma contribution ne pouvait pas être ce qu’il aurait fallu.

Néanmoins un gros progrès se fit. Ce travail apporta beaucoup pour une bonne connaissance sérieuse, du problème des disparus. Par exemple, il apparut vite que des erreurs existaient dans les fichiers : des personnes ayant été inscrites deux fois, sous leur nom de jeune fille et sous celui de leur mari. Certaines avaient été libérées et ne pouvaient être tenues pour disparues. De plus, le chiffre des cas douteux devenus après mon intervention, cas incertains, s’élevaient en fait à près de 600. Le nombre était important et tant que n’était pas éclairci le sort des personnes ainsi répertoriées, il était difficile d’aboutir à un chiffre définitif (ou quasi tel) des Européens disparus.

Néanmoins, la liste du ministère avait été considérablement dégrossie. On distinguait mieux, les personnes portées disparues stricto sensu, et, les personnes enlevées puis assassinées dont on avait retrouvé le corps (lesquelles de ce fait, ne pouvaient plus être tenues pour disparues). L’outil informatique avait permis de considérablement progresser et, désormais, tant ces chiffres que les faits, devenaient plus clairs.

Les archives confirmaient un point avec éclat : en huit ans, de 1954 au 19 mars 1962, les enlèvements se chiffraient à moins de 400 pour les civils. À partir de la date du cessez-le-feu proclamé et, jusqu’en octobre et novembre 1962, ce chiffre avait quintuplé. Il avait été particulièrement élevé en mai, juin et juillet 1962.

Il apparaissait aussi que les cas incertains demeuraient nombreux ce que seule une vérification complète dans le fichier central des Rapatriés pourrait éclaircir. Dans le cas où les personnes concernées n’y étaient pas inscrites, il y avait de fortes chances qu’elles aient disparu en Algérie. Au total et malgré ses limites, l’enquête de 2004 avait préparé le terrain à une intervention ultérieure (17).

Ce fut celle de Jean-Jacques Jordi en 2010, et 2011 qui permit ce nouveau travail. L’intéressé put ainsi apporter une contribution décisive à la connaissance de ce dossier. On en retrouvera l’essentiel dans son ouvrage Un Silence d’État. Une nouvelle commission avait été créée à cet effet sur l’initiative de M. Bachy qui présidait alors la Mission Interministérielle aux Rapatriés. Deux dirigeants importants des cercles algérianistes y étaient associés.

 

Jordi, couv

 

Et maintenant ?

Jordi a pu établir aussi des choses que nous savions mais dont il a apporté et c’est énorme les preuves documentaires : on se reportera à la page 11 de son livre où il énumère l’ensemble des archives qu’il a consultées et analysées.

En 2012, nous étions arrivés au cinquantenaire de l’Indépendance de l’Algérie. Nous eûmes droit à un déferlement de films, de documentaires et de reportages divers sur l’Algérie, le passé, et le conflit qui aboutit au départ des Européens d’Algérie. Le problème des disparus ne fut pas traité sérieusement. Il n’eut droit qu’à la portion congrue, comme il fallait s’y attendre de la part du système médiatique soviétoïde français.

Toute la puissance médiatique s’est mise, au contraire, au service d’une version anticoloniale, anti-armée française, anti-pieds-noirs et anti-harkis de la guerre d’Algérie. Celle-ci a été présentée d’une manière très proche des thèses du FLN algérien. Dans ce contexte, les très graves crimes commis par cette organisation ont été sinon passés sous silence, du moins très très édulcorés.

 

l'exaltation de la vision libératrice du peuple algérien

Ceci fut particulièrement sensible à une exposition organisée au Musée de l’Armée aux Invalides. Cette exposition prétendant retracer 132 ans de présence française en Algérie, conflit compris donc. Elle a complètement occulté le fait majeur que la guerre d’Algérie fut une guerre contre le terrorisme en exaltant une vision libératrice du peuple algérien par l’utilisation manipulatrice de l’appellation guerre d’Indépendance Algérienne. Elle faisait écho, venant d’historiens, à la guerre d’Indépendance américaine et donc soulèvait subtilement et inconsciemment, pour bien des gens, des réminiscences émancipatrices. Comparaison qui, soit dit en passant, n’est guère flatteuse pour la révolution américaine, qui mérite mieux.

Cette exposition fut préparée sous la présidence Sarkozy et ne saurait être mise au passif des socialistes de Hollande. Ceux-ci n’en sont pas moins des anticolonialistes acharnés eux aussi, et le nouveau président a dit à Alger, alors qu’il n’était encore que le chef du parti socialiste «qu’il ne voyait aucun élément positif à la colonisation». L’anticolonialisme est donc aujourd’hui la doctrine officielle de l’État français dans sa fausseté.

Les Européens disparus, ces pauvres familles pieds-noires endeuillées ont donc peu de chances que l’on s’intéresse à elles. Certes, elles ont obtenu que les noms de leurs parents kidnappés et disparus soient inscrits sur la colonne blanche du Quai Branly. Naturellement c’est bien. Rien ne garantit pour autant que des «anticoloniaux» ne viendront pas remettre tout cela en question un beau matin.

Un film remarquable de Claire Feinstein intitulé Les Disparus a été réalisé. Hélas ! Il ne fut diffusé que sur la chaîne Histoire qui reste assez confidentielle. Nos disparus sont bien marginalisés comme les harkis. Il ne manque d’ailleurs pas de prétendus historiens et de prétendus journalistes pour suggérer que ces problèmes sont bien exagérés et n’ont peut-être même pas existé (18). Le négationnisme se porte bien.

Le journal Le Monde n’a-t-il pas affirmé pendant des années que le 5 juillet à Oran avait fait 25 morts européens ? Depuis des livres ont été écrits, des recherches, des enquêtes menées. La classe médiatique, claquemurée dans son anticolonialisme de principe, n’en a cure. Les pieds-noirs disparus, les harkis massacrés dérangent toujours autant. Alors c’est le règne du Silence d’État comme l’a très bien dit Jordi.

 

La deuxième mort des Pieds- noirs ?

«Partir c’est mourir un peu» dit-on souvent. Quand nous avons dû quitter notre terre natale, nous sommes morts une première fois, ou bien, si l’on juge le terme excessif, nous nous retrouvâmes à demi morts.

 

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Oran, juillet 1962

Comme me le lança un jour un compatriote : «En partant, nous avons perdu la joie de vivre». Il faut être de cette terre aux aubes féériques pour comprendre ce qu’il coûte de s’exiler. L’arrachement de 1962 fut pour les nôtres une injustice profonde venant sanctionner, pour la plupart, des vies de labeur et de dévouement, au terme d’un conflit horrible dont les soldats français sortirent vainqueurs. Rien ne pouvait paraître plus absurde et incompréhensible pour un homme du peuple que cette affreuse punition succédant à une confrontation mortelle où l’adversaire avait été écrasé.

On a toujours dit «Malheur aux vaincus !» Mais là ? Le vaincu fut politiquement honoré ; ses victimes discréditées (19). Il faut se représenter cette situation : gagner, et, devoir faire ses valises quand même. Ce fut pour l’immense majorité des nôtres, le comble du malheur.

Un intellectuel pourra toujours argumenter, invoquer l’Histoire, le passé ou les conjonctures internationales ; pour presque tous nos compatriotes ce fut une dégringolade que vinrent ponctuer leur révolte, puis leur échec, puis leur exil. L’affaire des enlèvements d’Européens auxquels se livra le FLN après le cessez-le-feu du 19 mars, fut la marque d’une profonde hostilité de cette organisation à notre présence permanente sur un sol qu’elle avait toujours considéré comme arabo-musulman. C’est bien pourquoi, dès le 1er novembre 1954, le FLN avait fixé comme son objectif fondamental la restauration de l’État algérien. Aucun historien digne de ce nom ne cautionnera l’idée qu’il pouvait y avoir un État algérien en 1830.

 

Régence d'Alger, fin XVIIe s
la Régence d'Alger à la fin du XVIIe siècle

L’État turc qui existait sous le nom de Régence d’Alger était un État prédateur, l’ancêtre des États-voyous, organisé sur une base raciste (20) considérant la population autochtone : maures, berbères, juifs, descendants des esclaves africains comme autant de brebis à tondre et de vaches à traire. Tout historien digne de ce nom sait que le nom même d’Algérie fut donné à ce territoire par les Français, le 31 octobre 1838. En réalité, la thèse historiquement farfelue de la restauration de l’État algérien remplissait pour le FLN une fonction idéologique.

Affirmer qu’il y avait un État algérien avant la présence française, c’était dénier à celle-ci toute légitimité ainsi qu’à la présence de citoyens français sur le territoire algérien. De ce point de vue, les Accords d’Évian, furent une belle opération d’enfumage, parfaitement mise au point par les diplomates, acceptée par la partie du FLN qu’influençait son signataire Krim Belkacem et contestée par une autre.

Est-ce cette seconde partie du FLN qui mit en route l’épuration ethnique des Européens consécutive à cette signature ? Ce n’est pas certain. Les choses sont demeurées assez obscures, car le FLN étant divisé, les responsabilités dès lors se diluaient. Ce que l’on sait avec certitude, c’est que le déclenchement des enlèvements massifs des Pieds-Noirs a démarré le même jour, le 17 avril 1962, dans toute l’Oranie et dans tout l’Algérois.

Il ne pouvait s’agir que d’un mot d’ordre central donc venant de Tunis, et donc du GPRA signataire d’Évian. Il n’y a nul besoin de telle ou telle théorie complotiste mettant en cause tel ou tel homme ou tel ou tel clan. Le FLN d’avant la scission entre le GPRA et l’armée des Frontières survenue à l’été, le FLN globalement parlant porte une responsabilité entière. Il n’y a pas de doute également que le gouvernement français, parfaitement informé de ce qui se passait (21), n’a pratiquement pas réagi et a préféré passer la chasse aux Pieds-Noirs et les massacres de harkis par profits et pertes. Ceci est un fait désormais incontestable.

En 1962, et dans les années subséquentes, Pieds-Noirs et Harkis avaient donc un excellent dossier à faire valoir sur le plan juridique et éventuellement politique.

Le gouvernement français sut, par des manœuvres diverses, détourner le mécontentement vers des revendications purement matérielles, voire catégorielles, tout en influençant, autant qu’il le pouvait, la multiplication des associations, des groupes et des rivalités. L’opération fut couronnée de succès et, en France, au début des années 80, personne ou presque ne parlait des rapts de 1962 en Algérie. En revanche, on y dénonçait quotidiennement les enlèvements commis... en Argentine ou au Chili par diverses juntes... Peut-on imaginer une situation plus surréaliste ? Il y avait nombre d’organisations et de militants des droits de l’Homme qui menaient, tous les jours, campagne contre des enlèvements perpétrés à 10 000 kms de chez nous, mais ignoraient superbement tout de quelque 2 000 familles françaises vivant dans la douleur et le désespoir depuis 17 ans (22).

Il faut dire que si les gouvernements gaullistes successifs avaient, en la matière, parfaitement joué leur rôle d’éteignoirs, les associations de «Rapatriés», à l’exception de quelques-unes, très tenaces, n’avaient pas montré une grande lucidité politique. Parfois même, elles se désintéressaient du sujet, laissant les familles victimes dans un grand isolement.

Du reste, pendant ces années-là, le Pied-Noir de base fut emblématiquement et médiatiquement représenté par l’ineffable Enrico Macias qui nous inonda de ses fadaises. La foire aux images et aux chansons, qu’il animait, réussit presque à noyer tous les problèmes dans la guimauve la plus épaisse. Entre temps, les thuriféraires du FLN faisaient des films (23) et écrivaient des livres à la gloire des terroristes.

Néanmoins, le problème des enlèvements refit surface plus tard ; dans les conditions décrites plus haut. Le problème des harkis refit surface aussi mais surtout à partir de 1991. Or, ces deux dossiers étaient très lourds. Il y avait de quoi déstabiliser des gouvernements et changer complètement la vision que l’on avait peu à peu installée de la fin de la guerre d’Algérie.

 

Mur des disparus, Perpignan
Mur des disparus, Perpignan

Ce fut hélas le drame des Pieds-Noirs, tout au long de leur histoire, de n’avoir guère su se donner des chefs avisés et d’une certaine envergure. Leur excellent dossier de 1962 fut donc platement gâché par les surenchères, les divisions et parfois, l’incompétence criante de certains. Plus tard, bien plus tard, une nouvelle génération de dirigeants prit d’importantes décisions comme celle d’ériger un Mur des Disparus à Perpignan. Une part ineffaçable de ces mérites revient à Thierry Rolando, Suzy Simon-Nicaise et au maire pied-noir de la ville, Rémy Pujol.

Mais alors qu’il devenait clair que la guerre n’avait pas fait de victimes dans un seul camp ou dans une seule communauté mais dans tous, une offensive médiatique de réécriture de l’Histoire se mit en place dans les années 90 (24). Elle allait avoir une grande importance. Alors que jusque-là les productions favorables au FLN avaient été espacées, elles devinrent régulières et de plus en plus denses à partir de la première série de films concoctés par Benjamin Stora et Alfonsi (25).

Le plan d’une véritable vision officielle et anticoloniale de la présence française et de la guerre d’Algérie, s’amorçait. En une décennie, les productions cinématographiques, faisant l’éloge des porteurs de valise, ou dénonçant l’Armée française à propos du 8 mai 1945 dans le Constantinois ou de la Guerre, se multiplièrent. Les écrits du même genre proliféraient aussi, tandis que de jeunes historiens nés après le conflit publiaient livres sur livres pour dénoncer la torture et la violence «coloniales» comme indiqué plus haut.

En 2003, année de l’Algérie, il n’y eut pas moins de 12 films et téléfilms sur les ondes hertziennes. Des livres innombrables parurent allant tous dans le sens de l’anticolonialisme, de la dénonciation de la torture, de l’Armée française, des Pieds-Noirs etc... Tout cela devait culminer avec la diffusion massive (assortie d’une publicité gigantesque) du film anti-français de Bouchareb Hors-la-Loi. Heureusement cette «œuvre» se révéla un des pires navets de l’histoire du cinéma et elle disparut des écrans en quelques semaines.

 

l'anticolonialisme d'État, doctrine officielle

Cependant, le ton était donné, et l’année 2012 et le cinquantenaire de l’Indépendance furent l’occasion d’un terrible déferlement de films, téléfilms, livres en tout genre orientés dans le sens de la propagande FLN. Ce dernier réclamait la repentance de la France. Il ne l’eut point. Mais l’anticolonialisme devint une doctrine officielle de l’État français. C’est ce que Nicolas Sarkozy alla proclamer en Algérie à l’Université de Mentouri au début de son quinquennat. C’est ce qu’une exposition très discutable sur la France en Algérie organisée au Musée de l’Armée au printemps de 2012 consacra à la fin du même quinquennat (26). Nous l’avons évoquée.

Enfin, c’est ce que confirma François Hollande dès son premier voyage en Algérie comme Président de la République le 19 décembre 2012 en stigmatisant 132 ans de colonisation.

La France nous a ainsi tourné le dos, à nous Pieds-Noirs et Harkis. Nos ancêtres qui se sont escrimés jadis pour faire de l’Algérie ce qu’elle fut, la perle de l’Empire, nos ancêtres qui ont fait toutes les guerres françaises, notamment la Seconde qui nous coûta fort cher, nos ancêtres, qui ont répandu leur sang en abondance, qui se sont échinés à servir des politiques qui étaient celles qu’avaient voulu les différents gouvernements français à Paris, ont été désavoués.

Quant à nous qui avons été frappés par le terrorisme dans des proportions inouïes, qui avons été victimes de l’épuration ethnique de 1962 (27), nous avons été outragés. En 1965, Mgr Duval, chef de l’Église d’Algérie, qui s’était toujours tenu du côté du FLN et qui n’avait jamais eu que des paroles très floues lorsqu’il s’agissait de compatir à nos maux, fut nommé cardinal. Cette ordination fut ressentie par beaucoup des nôtres comme une insulte à notre destin tragique (28). Mais encore pouvait-elle passer pour un événement isolé n’engageant que des autorités et des hiérarchies non politiques.

Aujourd’hui avec les discours successifs de Sarkozy et de Hollande, notre destin  dramatique a été doublement et même triplement insulté. Nous avons été reniés par notre patrie. Est-ce notre seconde mort ? Peut-être pas, si nous savons jusqu’au bout témoigner pour la vérité, sans nous diviser. Et n’oublions pas la petite fée espérance chère à Péguy.

Jean MONNERET
13 avril 2013

 

Jean Monneret vidéo (1)

 

1 - En arabe fidayyines au singulier fidaï. Du verbe fda qui signifie se rédimer, se racheter. Désigne ceux qui se sacrifient pour l’Islam.

2 - Jean-Jacques Jordi. Un silence d’État. Editions Soteca, pages 155 et seq. Sa recherche est basée sur l’ouverture d’un nombre très important d’archives militaires et civiles, ainsi que du fichier central des Rapatriés.

3 – 1 736 exactement, en tenant compte de 454 cas incertains.

4- Monseigneur Jean Rodhain portait le titre (rare en Occident) de chorévèque. Il a fondé le Secours Catholique en 1946. Il a été amené, en 1962, à s’occuper des Français disparus en Algérie. Il fut de ceux qui pensèrent, à partir de 1965, qu’il n’y avait plus de survivants demeurés dans ce pays, après avoir été enlevés durant la dernière année de la souveraineté française et au début de l’Indépendance. Sa conviction se basait sur son expérience de la guerre mondiale. Selon lui, des personnes retenues contre leur gré, même dans les pires régimes dictatoriaux arrivent toujours à faire connaître leur situation. Le cas de l’Algérie, où de nombreux Français résidaient encore et constituaient autant de témoins potentiels, le nombre de nos compatriotes se déplaçant dans le cadre de la coopération, ne permettait pas de penser que des Pieds-Noirs y soient encore détenus même clandestinement. Sans parler, des multiples contacts existant officiellement et officieusement avec les Algériens devenus les citoyens du nouveau pays et les immigrés en France. Dès lors, l’Association de Défense des Droits des Français d’Algérie (ADDFA) cessa son activité. Elle ne voulait pas en effet entretenir de faux espoirs au sein des familles concernées.

Une partie des adhérents décida de continuer. Deux ans plus tard, en 1967, la capitaine Leclair qui restait, lui, persuadé de la possibilité de survie de certaines victimes de rapts, créa, avec quelques fidèles, l’Association de Soutien des Familles et Enfants de Disparus, dont il inspira l’activité dans le sens que nous décrivons ici.

5 - Ce chiffre de 700 pourrait même aller jusqu’à 800 selon Jordi, si l’on y ajoute une centaine de Musulmans tués. Les uns étaient sans doute profrançais, d’autres furent exécutés par le FLN pour indiscipline.

Pour ma part, dans mon ouvrage publié en 2006 sur Oran, je signalais que les archives militaires fixaient le chiffre des enlevés et disparus à 365 personnes : chiffre ne pouvant être tenu pour définitif à mes yeux. Jordi ayant pu consulter d’autres archives notamment le rapport Huille additionne à 353 disparus quelques 326 personnes dont les décès ont pu être constatés. Son chiffre de 679 personnes auquel il propose d’ajouter celui d’une centaine de Musulmans paraît beaucoup plus sérieux que celui de 3 000 à 5 000 tués que brandissent, sans preuves, diverses associations.

6 - J’écrivis au magazine pour contester cette appellation. Je rappelais les orientations «anti-impérialistes» du FLN et ses méthodes terroristes. «Ce qu’il y a de triste en cette affaire», dis-je pour conclure : «c’est que les terroristes qui échouent demeurent des terroristes, tandis que ceux qui réussissent et atteignent leurs objectifs politiques, comme en Algérie, deviennent pour les bien-pensants des «combattants de la liberté». Une certaine mademoiselle Mac Govern me répondit, au nom de la Rédaction, que l’appellation comportait souvent une nuance idéologique. Elle en voulait pour preuve le fait que le Président Reagan appelait les anti-communistes du Nicaragua des freedom-fighters. Elle conclut néanmoins, au terme d’un raisonnement biscornu, que l’emploi de ce terme par le magazine pour désigner le FLN était justifié. Comme disent les italiens : « À laver la tête d’un âne on gâche son savon».

7 - Une requête de Bernard Antony en décembre 1986, faisait allusion, Dieu sait pourquoi, à 1 400 survivants détenus.

8 - Leclair ne pouvait ignorer à l’époque qu’une certaine proportion de personnes enlevées avait été aussi libérée ou retrouvée. En jouant sur ce chiffre inexact de 3 000 personnes enlevées qu’il confondait avec autant de personnes demeurées disparues, il semait une indiscutable confusion.

9 - Devenu aujourd’hui le SHD, Service Historique de la Défense.

10 - Son livre Histoire de Vichy (Ed. Perrin) comportait des passages très peu politiquement corrects comme les chapitres portant le titre «L’antisémitisme républicain» et «Vichy avant Vichy» qui lui valurent, entre autres, bien des inimitiés. Il aggrava son cas dans son Histoire de la Résistance où il écrivit p. 320 que les abbés Glasberg et Chaillet ayant demandé à Mgr Gerlier de protester contre l’internement des juifs étrangers, il leur présenta Monsieur Heilbronner qui leur expliqua que cette démarche n’était pas souhaitable. Monsieur Heilbronner était le président du Consistoire Central israélite. Cette révélation qui exonérait les évêques français de la responsabilité qu’on voulait leur imputer dans les media : s’être tus volontairement durant cette période, contraria beaucoup.

11 - Selon l’odonymie officielle, il y a 2 046 communes avec une rue, avenue ou place Jean Jaurès soit 5 % de l’ensemble et 3 640 communes pour De Gaulle soit 10 %. Il y a 36 400 communes en France.

Léon Blum est un peu moins bien servi comme si, plus ou moins consciemment, certains Français l’associaient encore (non sans raison) à la défaite de 1940. Les responsabilités de Jaurès dans la non-préparation de la France au conflit de 1914 sont pourtant tout aussi lourdes.

12 - Le Figaro Littéraire ne publie d’ailleurs que très rarement des comptes rendus de livres relatifs à l’Algérie. Ayant écrit à son directeur pour le déplorer, celui-ci me répondit qu’il était contraint à «des choix» qu’il qualifia de «déchirants parfois». En l’occurrence, ils sont surtout déchirants pour ceux qui en sont victimes : les auteurs de livres sur l’Algérie, que cette publication a tranquillement exclus.

13 - Sûrement pas, ni l’un, ni l’autre, des hommes d’extrême droite.

14 - Prétendre que la guerre d’Algérie était une guerre qui «n’osait pas dire son nom» ou comme l’écrivent des farceurs «une guerre sans nom» relève de la calembredaine journalistique la plus épaisse. À l’époque du conflit, tout le monde parlait de la guerre d’Algérie. Officiellement, le terme n’était pas employé car l’Algérie était un territoire français. Il n’y avait donc pas de guerre au sens juridique du terme entre deux nations constituées. Il y avait en revanche une guerre civile au sein de la population habitant le pays. Sur le plan de la violence et de l’ampleur des opérations c’était en tout cas une guerre au sens strict du terme et c’est pourquoi, chacun en parlait en ces termes dans la rue et dans les journaux de l’époque.

15 - Benjamin Stora, Sylvie Thénault et Raphaëlle Branche sont des universitaires dont les travaux sont marqués par un anticolonialisme systématique, bien dans l’air du temps.

16 - Ainsi en 2006, fus-je censuré par l’Écho de l’Oranie qui refusa de publier un entretien que je lui avais accordé à sa demande, probablement parce que le chiffre que je donnais pour le 5 juillet à Oran, ne correspondait pas aux évaluations hyperboliques de quelques excités de la revue. Je me contentais d’indiquer les chiffres contenus dans les archives militaires en indiquant que le bilan réel était sans doute plus élevé (ce que démontrèrent d’ailleurs les recherches complémentaires de Jordi). Mais cela était trop subtil pour les irresponsables de la publication.

17 - Voici les chiffres auxquels sont arrivés différents chercheurs :

Madame Ducos-Ader (femme de disparu travaillant depuis 50 ans sur ce sujet à partir de listes privées et publiques.

Sur 3 847 personnes civiles enlevées. M C DA recense :

484 portés disparus avant le 19 mars 1962

2 240 après le 19 mars

1 631 personnes libérées. Chiffre probablement légèrement supérieur car 82 dossiers sans date + 380 cas incertains.

Jean-Jacques Jordi, dans son ouvrage Un Silence d’État, p. 155 : 330 personnes disparues avant le 19 mars 1962 ; 1 253 personnes après.

170 personnes dont le sort demeure incertain.

Jordi ne fait pas allusion à des dossiers sans date.

Cet auteur fait allusion en revanche à 1 551 personnes libérées ou retrouvées recensées par le ministère des Affaires étrangères et sur lesquelles, il n’a donc pas travaillé puisque leurs dossiers n’entraient pas dans le cadre de son enquête.

Jean-Claude Rosso (ancien militaire, informaticien collaborant avec Mme Ducos-Ader)

Ce chercheur a fait une étude très précise à partir de données regroupant toutes les listes publiques et privées, de civils et de militaires enlevés. Chaque nom figure avec mention du sort de l’intéressé : disparu, non disparu, libéré, cas incertain, corps retrouvé et inhumé.

À l’heure où nous écrivons, les chiffres correspondant à ces différentes catégories n’ont pas été encore calculés.

18 - Voici ce que l’on peut lire sous le titre : Algérie les derniers survivants, sur le site www.alterinfo.net à la date du 6 octobre 2012 : «Ce que l’on appelle le massacre des harkis n’eut probablement pas lieu. Bien que des tueries se sont (sic) produites entre tribus rivales sur fond de vendettas comme c’est souvent le cas en pays méditerranéen »...

19 - Aujourd’hui, la période dite coloniale est officiellement vilipendée. L’anticolonialisme est devenu une doctrine d’État sous Sarkozy puis sous Hollande. Cette période et la création d’un vaste Empire ultramarin fut pourtant une oeuvre éminemment républicaine (cf. Jules Ferry). Mais pour que soit établi un «partenariat privilégié» avec l’Algérie, il faut que l’œuvre française d’alors soit discréditée. Les Pieds-Noirs resteront donc diabolisés et leurs malheurs minimisés.

20 - Car seuls et héréditairement, les Turcs pouvaient participer à la direction du régime et être janissaires dans la Milice. Les enfants nés de mariage entre Turcs et femmes indigènes, les Kouloughlis étaient tenus pour inférieurs et, s’ils pouvaient porter les armes, ils ne pouvaient en principe exercer de commandement dans les unités où ils servaient. Cette interdiction fut cependant appliquée avec une rigueur fluctuante selon les périodes.

21 - Voir nos ouvrages La Phase Finale de la Guerre d’Algérie, éd. L’Harmattan et La Tragédie Dissimulée, éd. Michalon.

22 - Lorsque le problème des disparus pieds-noirs fut soulevé, la Ligue des Droits de l’Homme notamment à Toulon y vit une tentative de défendre «le colonialisme».

23 - Comme le film de Laurent Heymann, La Question ou celui d’Yves Boisset, RAS.

24 - Ayant pour figure de proue l’ex-trotskiste Benjamin Stora cette offensive «historique» fournissait une version de la guerre d’Algérie acceptable à la fois par les gaullistes et les socialistes et susceptible d’être ultérieurement acceptée par le FLN.

25 - Benjamin Stora devint ensuite «le spécialiste» omniprésent et omniscient à propos de l’Algérie. Toutes les chaînes de radio et de télévision en firent leur Big Brother. Son orientation anticolonialiste et anti-armée française prépara la voie de l’anticolonialisme d’eÉtat actuel.

26 - Avec comme conseillers historiques le trio infernal Branche, Stora, Thénault, bien entendu.

27 - Lors de son voyage à Alger, F. Hollande rendit hommage à Maurice Audin, ce membre du Parti Communiste Algérien disparu en 1957 durant la Bataille d’Alger du fait, a-t-on dit, de certains militaires français engagés dans le démantèlement des réseaux terroristes. Rien n’est transparent dans cette affaire et l’ouverture des archives annoncée par le nouveau Président ne clarifiera rien. Toutefois, en sélectionnant un disparu, comme emblématique parce que situé dans le camp indépendantiste, F. Hollande a agi comme s’il y avait dans le guerre d’Algérie de bonnes victimes : celles qu’il faut déplorer car elles sont tombées, à la suite d’exactions alléguées de l’Armée française et celles qui sont tombées sous les coups du FLN et qu’il faut oublier. Les familles de nos 3 000 enlevés et de nos 1 453 portés disparus apprécieront.

28- Selon la juste expression de Mgr Boz dans son livre, Une fin des temps, éd. DDB.

 

Perpignan, Mur des disparus
Perpignan, Mur des disparus

 

 

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27 février 2017

Jean Monneret, Histoire cachée du Parti Communiste Algérien, compte rendu par Roger Vétillard

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Jean Monneret,

Histoire cachée du Parti Communiste Algérien

compte rendu par Roger Vétillard

 

Jean Monneret est un historien spécialiste de la guerre d’Algérie, de ses causes et de ses conséquences. Il publie une nouvelle étude sur un sujet peu abordé par ses confrères, sinon par Henri Alleg qui fut un des dirigeants du PCA, Emmanuel Sivan et l’historienne britannique Drew Allison : le Parti communiste Algérien, qui n’était en fait, qu’une succursale du PCF.

En fait, le projet initial de Monneret était de tenter d’éclaircir ce qu’il est convenu d’appeler «l’affaire Audin» du nom de ce doctorant communiste algérois qui a disparu pendant la Bataille d’Alger en juin 1957 après son arrestation par l’armée française. Et en historien rigoureux, il va replacer cet épisode dans le contexte historique de l’époque, celui de la guerre d’Algérie.

Le Parti Communiste Algérien, comme son grand-frère français a défendu des positions successivement contradictoires dictées par la stratégie imposée par les dirigeants soviétiques. Ainsi, sans revenir sur la position ambiguë de ses délégués lors des travaux de la commission des réformes de 1944 qui a siégé à Constantine, il n’est pas souvent rappelé qu’il a en 1945, après l’insurrection de Mai 1945 qui a commencé à Sétif, condamné ce soulèvement, participé à la répression à Guelma et demandé le châtiment exemplaire des insurgés qualifiés de suppôts de l’hitlérisme demandant qu’ils soient passés par les armes, avant quelques temps plus tard de dénoncer la répression…

De la même façon, les communistes tentent d’accréditer qu’ils auraient été dès le 1er novembre 1954, des défenseurs de l’indépendance de l’Algérie, alors que le Bureau Politique a publié, le lendemain de la «Toussaint Rouge», un communiqué qui réclame une «solution démocratique» respectant «les intérêts de tous les habitants de l’Algérie sans distinction de race ni de religion» et «qui tiendra compte des intérêts de la France». Affirmation qui suffit, dit Monneret, à montrer la distance séparant les vœux du FLN et ceux des communistes algériens. Et l’auteur n’hésite pas à souligner (p. 72) que la vérité est claire : le Parti Communiste fut plus que réservé envers le FLN à ses débuts, et même longtemps après. Les dirigeants algériens le lui ont bien rendu, en l’interdisant dès 1964.

Un autre point important est souligné par l’auteur : la guerre d’Indochine s’est terminée trois ans avant «l’affaire Audin» et les officiers qui servent en Algérie en sont revenus particulièrement «anti-communistes». Ils ont vu, en Indochine, des communistes très organisés, soumis à une discipline de fer, d’une implacable cruauté avec leurs opposants, bénéficiant de soutiens internationaux puissants (URSS, Chine).

 

guerre subversive internationale
source

Dès lors ils vont surestimer la puissance du PCA et celle des Combattants de la Libération (CDL) organisme qui a tenté de mettre en place des «maquis rouges» pour montrer sa différence avec l’ALN. Et enfin, Monneret rappelle que la bataille d’Alger est survenue quelques mois après l’écrasement par les chars russes de l’insurrection de Budapest qui ne pouvait que renforcer l’anticommunisme de l’Armée. Pour elle, lutter contre le FLN, c’est également lutter contre le communisme, d’autant que les pays de l’Est ne cachaient pas leur sympathie pour les indépendantistes.

Les deux derniers chapitres sont consacrés à l’affaire Audin pour laquelle Monneret tente de démêler les témoignages, les écrits plus ou moins engagés et les exploitations politiques qui ont été faites. Il constate que beaucoup a été entrepris pour cet homme disparu et il déplore que l’hommage de François Hollande à Audin en novembre 2012 à Alger ne soit pas allé également à toutes les victimes du conflit mais uniquement à celles causées – dans un seul camp - par les activités de l’Armée française.

Enfin les quatre annexes méritent d’être lues : une rencontre avec le général Aussaresses, l’antagonisme parachutistes-communistes, François Hollande et l’affaire Audin, qui précèdent l’analyse du livre du journaliste Jean-Charles Deniau sur cette affaire.

Roger Vétillard

 

Jean Monneret, Histoire cachée du Parti Communiste Algérien, de L’Étoile nord-africaine à la bataille d’Alger – Via Romana éd., Versailles 2016. 18€

 

 

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10 août 2013

Juifs de Tunisie, 1942-1943, par Claude Nataf

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les juifs de Tunisie sous le joug nazi

9 novembre 1942 - 8 mai 1943

Claude NATAF

 

À l’occasion du 70e anniversaire de la rafle des Juifs de Tunis, la Fondation pour la Mémoire de la Shoah publie en partenariat avec les éditions Le Manuscrit : Récits et témoignages rassemblés, présentés et annotés par Claude Nataf. Préface de Serge Klarsfeld.

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, 90 000 Juifs vivaient en Tunisie. Entre novembre 1942 et mai 1943, le pays fut occupé par les forces de l’Axe. Les Juifs connurent alors «l’angoisse, les rançons, les pillages, les souffrances du travail forcé et des dizaines de morts» (Serge Klarsfled).

L’action anti-juive était dirigée par le colonel SS Walter Rauff. Ce dernier avait été responsable de la mort de centaines de milliers de Juifs, assassinés dans des camions à gaz (ancêtres des chambres à gaz) des pays baltes à la Yougoslavie.

En Tunisie, l’objectif était également de mettre en œuvre la «Solution finale». Quelques personnes furent ainsi déportées vers l’Europe. L’avancée des Alliés et leur domination militaire ont heureusement contrarié les plans nazis.

- Collection «Témoignages de la Shoah» : Les Juifs de Tunisie sous le joug nazi 9 novembre 1942 - 8 mai 1943, 358 pages / 27 illustrations EAN : 9782304040623.
Prix : 25,90 €

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rafle, décembre 1942


Cet ouvrage regroupe plusieurs témoignages, dont celui de Maximilien Trenner, interprète en charge des relations avec les Allemands et celui de Georges Krief, jeune avocat.
Il présente des récits sur les camps de travail comme celui de Bizerte, directement géré par les SS, ou ceux qui dépendaient de l’armée italienne. Le sort des Juifs de Sousse et de Sfax y est également évoqué.
«Ces récits sont éclairés par le remarquable appareil critique de Claude Nataf qui réussit brillamment à faire de ces pages de mémoire des pages d’histoire.»

Serge Klarsfeld

Président de la Société d’histoire des Juifs de Tunisie, Claude Nataf est à l’origine du renouveau d’intérêt pour cette histoire. Il a dirigé cet ouvrage et les deux autres livres de la collection «Témoignages de la Shoah» consacrés à la Tunisie.

 

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rafle

 

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blindés allemands à Tunis

 

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grande synagogue de Tunis

 

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12 janvier 2013

les harkis, selon l'anthropologue Vincent Crapanzano

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les harkis auraient mérité une

analyse plus nuancée

général Maurice FAIVRE

 

Vincent Crapanzano, Les harkis. Mémoires sans issue, Essai, Chicago 2011 (the wound that never heals). Gallimard 2012, 295 pages, 26 euros.

photo_53-160x222 Anthropologue de l'université de New York, l'auteur découvre en 1980 la blessure inguérissable des harkis, alors qu'à l'époque de la guerre d'Algérie, il était partisan des nationalistes et admirait Sartre et Fanon. Il a lu de nombreux ouvrages et rencontré des militants de la cause harkie.

N'ayant pas fait de recherches en archives, ses données historiques contiennent des erreurs (1) qui nuisent à la pertinence de ses réflexions et de celles des témoins. Il reconnaît d'ailleurs que Paulette Péju est peu crédible, Saïd Ferdi excessif, Arfi et Klech confus et peu équilibrés ; beaucoup ne savent rien et se contredisent.

Les thèses des militants concernant les harkis auraient mérité une analyse plus nuancée. Sont-ils vraiment les produits de la domination et du paternalisme colonial, soumis au racisme des Français d'Algérie, à une discipline tyrannique et à l'humiliation, ont-ils été incarcérés dans des camps pendant 20 ans et séparés de leur famille ? Les commandants de camps étaient-ils corrompus, les instituteurs sadiques et incapables ?

harkis1956
harkis, 1956

Certaines réalités sont heureusement prises en considération : la naissance tardive du nationalisme, les cruautés du FLN, la distinction entre la torture utilitaire des uns et expiatoire des autres, la misère des supplétifs restés en Algérie, la déception de ceux qui retournent dans le bled et la reconnaissance du mieux-vivre en France.

De nombreuses familles se sont bien intégrées, leurs enfants ont eu de remarquables réussites. Mais les pères se sont emmurés dans le silence, certains enfants ne l'ont pas supporté, ils se sont révoltés parce qu'ils ignoraient leur histoire.

S'il n'est pas niable que le gouvernement français a cru à tort qu'il n'y aurait pas de représailles, il n'est pas responsable des massacres, mais de l'improvisation initiale des rapatriements. Il a fallu six mois pour que l'armée prenne l'affaire en main.

Khemisti Bouneb, anthropologue qui a vécu dans ces camps, observe «qu'il y a eu une très grande exagération à propos de ces milieux fermés... parmi les dirigeants de ces camps, il y avait des gens formidables et dévoués... Ce n'étaient pas... des Club Med, il y régnait une discipline stricte, mais ils répondaient aux exigences du moment, à savoir la prise en charge globale de familles rapatriées dans l'urgence».

Maurice Faivre,
historien et ami des harkis

 

1 - Guy Pervillé, Anne Heinis, Jean-Jacques Jordi et Maurice Faivre sont souvent cités, mais plus discutables sont Charles-Robert Ageron, le général Buis, Jean-Pierre Vittori, Michel Roux, Tom Charbit, Dalila Kerchouche et Fatima Besnaci, alors que sont ignorés le général François Meyer, le conseiller d'État Michel Massenet, le docteur K. D. Bouneb, Daniel Lefeuvre et Roger Vétillard. Les erreurs les plus flagrantes concernent - l'évaluation des victimes : ils seraient 6.000 à 45.000 en mai 1945, des centaines jetés dans la Seine le 17 octobre 1961, 1.500.000 Algériens et 55.000 Pieds Noirs disparus, - et les effectifs : 400 SAS, 260.000 pro-français en mars 1962, 85.000 harkis rapatriés. Salan organise le quadrillage, et le plan Challe est situé en 1958.

_____________________________

 

autre erreur :

Aziz Meliani, cité p. 10, n'est général mais colonel de l'armée française.

M.R.

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9 janvier 2013

une biographie sur Frantz Fanon, de David Macey (Marc Michel)

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Fanon, "un écorché vif"

une biographie hagiographique

Marc MICHEL

 

David MACEY, Frantz Fanon, une vie, traduit de l’anglais par Christophe Jacquet et Marc Saint-Upéry, Paris, La Découverte, 2011, 597 pages, 8 cartes, index.

Frantz FANON, Œuvres, Peau noire, masques blancs, L’An V de la Révolution algérienne, Les Damnées de la Terre, Pour la révolution africaine, Paris, La Découverte, 2011, 884 pages.

 

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Frantz Fanon fut presque un mythe dans les années 1960, considéré comme un des prosélytes du tiers-mondisme violent ; il est bien oublié aujourd’hui comme beaucoup de révolutionnaires romantiques de ces années embrasées.
Avec cette hagiographie documentée, il fait l’objet d’une résurrection quelque peu inattendue. Car il s’agit d’une hagiographie où il est difficile de trouver des réserves envers un théoricien de la violence «juste» des «damnés de la terre» pendant la guerre d’Algérie, un intellectuel révolutionnaire qui n’a partagé aucun des doutes d’un Camus, ce dernier accusé, au passage, par l’auteur d’avoir «partagé la plupart des préjugés des pieds-noirs» (p. 499) ; celui-ci ne semble donc pas avoir lu les Chroniques algériennes de l’écrivain pied-noir.
Ce qu’on retint alors de Frantz Fanon a été son engagement qui l’a mené à devenir une sorte d’ambassadeur itinérant du FLN avant sa mort, à 36 ans, d’une leucémie le 6 décembre 1961 dans un hôpital américain à Washington et, paradoxalement, un écrit, dont il ne fut pas l’auteur, la préface de Sartre aux Damnés de la Terre, en 1961.

L’auteur, professeur honoraire de traductologie de l’Université de Nottingham, a entrepris son travail sous l’émotion d’un souvenir de jeunesse lorsqu’il fut témoin d’un de ces lamentables «délits de faciès» qui émaillaient - émaillent - les contrôles de police ; il venait de découvrir les Damnés de la Terre et L’An V de la Révolution algérienne dans la librairie de François Maspero.

monumentale biographie

L’entreprise aboutit en 2000 à cette monumentale biographie, traduite et publiée aujourd’hui avec une postface engagée d’actualité dont la signification lui parait se résumer dans une réflexion empruntée à Peau noire, masques blancs : «l’explosion n’aura pas eu lieu aujourd’hui. Il est trop tôt … ou trop tard».

Car Frantz Fanon fut d’abord un médecin martiniquais avant d’être un révolutionnaire algérien. On ne résumera pas ici sa vie courte - il est mort à 36 ans, - mais particulièrement riche, retracée dans le détail par David Macey. Celui-ci commence son ouvrage par un chapitre sur la mémoire dont il ressort qu’autant l’oubli l’a emporté en France, autant le souvenir de Fanon a «proliféré» parmi les révolutionnaires du Tiers-monde, du Frélimo mozambicain au FIS algérien et aux États-Unis, depuis la vogue des études «postcoloniales».

Ensuite, David Macey suit pas à pas son héros dans sa jeunesse en Martinique dans un milieu «petit-bourgeois», sa participation dans la Seconde Guerre mondiale comme simple soldat  déjà très critique sur son engagement «pour défendre un idéal obsolète» (p. 123), sa formation en France, à Lyon, parce qu’il y avait «trop de nègres à Paris» (p. 136) et ses premières expériences de médecin psychiatre à Saint Yilié près de Dole puis à l’hôpital Saint Alban-sur-Limagnole, près de Mende où il profite de l’influence d’un médecin pratiquant une psychiatrie de pointe, Francis Tosquelles.

Revenu à Fort de France en 1952, il entre en contact avec Francis Jeanson qui accepte de rédiger une grosse préface au livre que Fanon publie alors au Seuil, Peau noire, masques blancs. Pour le jeune médecin, il n’a que 27 ans, c’est une reconnaissance littéraire, sinon scientifique, de son expérience vécue et de ses observations médicales ; il y puise une réflexion théorique à l’écart du marxisme, mais aussi de la «Négritude» senghorienne, fondée sur la différence ethnique comme inhérente à la situation coloniale, différente cependant de la réflexion d’Octave Mannoni dont la De la Psychologie de la colonisation a paru deux ans plus tôt. Derrière le travail théorique, se profile un trait de la personnalité de Fanon, décelé déjà par son compatriote poète Edouard Glissant : Fanon, «écorché vif» (p. 137).

Après sa réussite à l’examen de  médecin psychiatre en juin 1953, il est affecté en Algérie à Blida, au sud de la Mitidja, où il arrive fin 1953 avec sa femme Josie qu’il vient d’épouser. Il ne connait rien de l’Algérie. Il y trouve une vie confortable, «gagnant plus que le Français moyen d’Algérie», se consacre à son travail avec une impressionnante et redoutable volonté (les «soins» psychiatriques étaient encore très brutaux) et il tente d’imposer de nouvelles techniques : la «thérapie occupationnelle» et le recours à la psychanalyse.

virage décisif, fin 1956

Mais sa méconnaissance de l’arabe et du berbère est évidemment un handicap qu’il a du mal à surmonter. Lorsqu’éclatent les «événements» d’Algérie, en novembre 1954, l’engagement de Fanon est très problématique et il le restera longtemps.
En février 1956, le docteur Fanon est encore légaliste au point d’avertir Mandouze de l’éventualité d’une provocation droitiste à l’occasion de la venue de Guy Mollet à Alger. Il ne prend le virage décisif qu’à l’extrême fin de 1956 en présentant sa démission suivie de son expulsion en janvier 1957. Dès lors commence pour lui un «exil» en France puis en Tunisie ; il est impossible de dire qu’il a choisi la «nationalité algérienne», puisqu’elle n’existait pas encore, mais «à ses propres yeux, il n’était plus français» (p. 323).

Il est difficile aussi de bien connaître ses activités qui paraissent alors avoir été plus d’ordre théorique que pratique de médecin ; il devient surtout un porte-parole intransigeant du FLN, un polémiste «efficace» et un  collaborateur d’El Moujahid. À la fin de 1958, commence la dernière période de sa vie comme délégué du GPRA dans les pays africains. À ce titre, il participe à la Conférence des Peuples africains réunie par Nhrumah à Accra où il rencontre pour la première fois  les leaders révolutionnaires de l’Afrique noire ; il se lie curieusement à deux hommes aussi opposés que Holden Roberto (leader nationaliste angolais) et Félix Moumié (leader de l’Union des Populations camerounaises) et déclare sa foi en Sékou Touré (il est vrai encore auréolé de la gloire du «non» à de Gaulle).

Le FLN le délègue au sud dans le front éloigné de la wilaya sud au Sahara, ce qui peut ressembler aussi à l’éloignement. Mais, surtout, ses nouvelles relations africaines en font en 1960, année des indépendances, le recruteur d’une mythique Légion africaine avant de revenir bredouille et épuisé à Tunis. Il continue cependant sa mission de commis-voyageur de la cause algérienne, dans les pays socialistes, à Moscou ; il écrit et publie de multiples articles militants, et, par les soins de François Maspéro, L’An V de la Révolution algérienne en 1959 et en 1961 son livre majeur Les damnés de la terre, préfacé par Sartre.

L’accueil fut mitigé ; Jean Daniel, pourtant ouvert aux thèses anticolonialistes désavoua  Sartre et Fanon dont l’ouvrage lui parut une apologie de «l’assassinat rédempteur… annonciateur des justiciers barbares» (p. 493). À posteriori, les jugements sont encore plus sévères : un ouvrage «hétéroclite», estime David Macey lui-même, on n’y observe «nulle trace de recherche documentaire», où se mélangent «les impressions de ce qu’il a vu des États nouvellement indépendants d’Afrique noire et une description cauchemardesque de l’Algérie coloniale» (p. 480-481). Au total, le lecteur peut s’interroger sur les raisons qui ont pu le faire considérer comme la cette soi-disant «Bible du tiers-mondisme».

 

livre militant pour une cause mémorielle

David Macey ne cache pas sa sympathie pour son héros. Malgré des manifestations d’adhésion ici ou là à son romantisme révolutionnaire péremptoire, force est de constater que l’idéologie de Fanon, et son engagement, correspondaient à une époque bien dépassée et que Fanon reste «une figure mystérieuse et inclassable» (p. 29).

Mais l’auteur écrit par émotion (au départ, un souvenir) et comme la vie de Fanon peut finalement se résumer brièvement, il nous assène de multiples développements sur l’histoire des lieux où Fanon a vécu ou milité. Le problème est que cette mise en contexte est loin d’être historiquement sûre. On ne saurait juger ici de la validité des développements théoriques (intéressants) sur la psychiatrie et la psychanalyse qui accompagnent plusieurs chapitres.

Par contre, on ne peut qu’être critique envers les très longs développements sur l’histoire des relations franco-algériennes, lue à travers des ouvrages de seconde main ou des publications engagées, très rarement des travaux d’historiens et aboutissant à des énormités telle que celle-ci «La France fit la conquête de l’Algérie le fusil dans une main de la quinine dans l’autre» (p. 233) ou qualifiant le massacre de Mélouza «d’incident» (p. 373).

La volonté de «bien faire comprendre» aboutit à des dizaines et des dizaines de pages plus ou moins hors sujet, les unes totalement tel un récit sommaire de la bataille de Dien Bien Phu (p. 263), les autres  faisant illusion et trahissant, en réalité, la complexité des problèmes de la guerre d’Algérie, voire de l’histoire de France elle-même. Approximativement appréhendée, elle se traduit par des erreurs parfois amusantes, par exemple lorsque l’auteur attribue à «un membre du Parti communiste» la loi de fermeture de maisons closes en 1946 ; Madame Marthe Richard eût été surprise de cette affiliation ! Détail, certes, mais qui rend soupçonneux.

Au total, un gros livre, une biographie minutieuse, une mise en contexte qui n’apporte rien de nouveau, un livre militant pour une cause mémorielle qui peut paraître fort datée. Les plus âgés d’entre nous y trouveront le souvenir d’une époque où l’engagement était «naturel», les plus jeunes l’évocation d’un personnage sulfureux qui déchaîna quelques passions parmi les intellectuels de gauche à l’époque.

Un mérite de l’ouvrage est sans doute de rappeler que Les damnés de la Terre (quel beau titre !) ne doivent pas occulter Peau noire, masques blancs, à notre sens le livre vraiment majeur de Frantz Fanon. Fort opportunément, les éditions de La Découverte ont édité en livre de poche les œuvres complètes de Fanon, ce qui permettra au lecteur d’en juger.

Marc MICHEL
Université de Provence

 

- décès de David Macey

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Fanon

 

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Franz-Fanon

 

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5 juillet 2012

C’était à Oran, il y a exactement 50 ans jour pour jour

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5 juillet 1962

cet anniversaire me met de mauvaise humeur

Pierre RUBIRA

 

 700, c'est juste un chiffre. Le prix d’un téléviseur, une date, l’altitude d’un village, le nombre de mosquées qui ont appelé à voter Hollande, la distance km de Paris à Toulouse ou de Marseille à Alger. 700, ce n’est rien.

Si l’on couche 700 personnes côte à côte, ça fait grosso modo une bande de 700 mètres, une bonne partie des Champs Elysées, de la Canebière… à chacun d’imaginer chez soi la distance que cela fait.

Il y a 50 ans, jour pour jour, et en quelques heures, 700 Français, des civils, des femmes, des enfants, des vieux, étaient assassinés courageusement, égorgés, éventrés, saignés devant une armée qui avait gagné sa dernière guerre mais qui avait reçu l’ordre de ne pas bouger et qui avait obéi.

Ce n’est rien, 700, à peine un chiffre officiel, reconnu par les historiens et qui n’englobe que les victimes officielles et recensées, pas les disparus, pas les pas français, les Champs Elysées et la Canebière n’y suffiraient plus, et de loin. Il est vrai aussi que certains des survivants sont venus se réfugier dans notre beau pays mais ils devaient être fort antipathiques puisqu’on leur a craché à la gueule et que de nombreuses villes ont voulu s’en débarrasser ou les rejeter à la mer (n’est-ce pas, Marseille ?).

C’est marrant, la manifestation des algériens du 17 octobre 1961 qui avait “dégénéré” et où la Seine était littéralement recouverte et saturée par les innombrables cadavres (entre 7 et 30 suivant qu’on est un Historien ou un enculé), ce véritable génocide est rappelé sans cesse dans nos écoles, nos politiques s’y recueillent, on inaugure de belles plaques, surtout ne pas oublier de quel cloaque putride nous sommes issus (on me souffle dans l’oreillette, pas nous, les autres).

C’est marrant, les responsables des 700 cités plus haut, une fois leurs couteaux rengainés, sont venus s’installer dans ce pays probablement dans le seul but de nous permettre d’avoir une belle industrie et une économie prospère, ou bien ils nous ont envoyé leurs gosses ou leurs descendants, avec leurs mêmes mosquées, leur même mentalité, leurs mêmes couteaux.

Vous les avez accueillis, nourris, soignés, vous les avez élus et pour bon nombre d’entre eux, ils vous haïssent et vous méprisent.

Avant de penser que, écrivant cela, je ne suis qu’un nostalgique, facho nazi raciste nauséabond et ranci, déterminez d’abord ce que j’ai écrit de faux : c’est vrai, quoi, ne me laissez pas me noyer dans l’erreur.

Alors 700, et morts en plus, qu’est-ce que c’est, comparé à une paire de baffes, un innocent vol de téléphone, une gentille tournante, la rafale de kalashnikov d’un incompris, la saine réaction d’un sympathique jeune qui abat des enfants etc... Ce n’est rien.

C’était à Oran, il y a exactement 50 ans jour pour jour. J’y étais et, je ne sais pas pourquoi, cet anniversaire me met de mauvaise humeur : 700 !

Pierre Rubira
professeur de Lettres

PS - Pour mémoire :
Oradour-sur-Glane, "plus grand massacre commis par les armées allemandes" (Wikipédia) : 642 victimes.

 

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