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études-coloniales
19 juin 2019

Les décoloniaux sont en contradiction flagrante avec les valeurs de gauche, Manuel Boucher

féminisme Lallab

 

les décoloniaux sont en contradiction

flagrante avec les valeurs de gauche

Manuel BOUCHER, propos recueillis par Thomas MAHLER

 

Dans La Gauche et la Race, le sociologue Manuel Boucher dénonce les mouvements décoloniaux qui représentent pour lui un anti-humanisme.

C'est le cri d'alarme d'un homme de gauche qui ne reconnaît plus les siens.

Professeur à l'université de Perpignan et disciple d'Alain Touraine, le sociologue  Manuel Boucher a, dans sa jeunesse, participé aux mouvements antiracistes libertaires, avant d'intégrer l'École des hautes études en sciences sociales pour étudier les discriminations sociales. Voilà pour le pedigree d'un chercheur qu'on qualifiera difficilement de réactionnaire. Mais, aujourd'hui, l'universitaire déplore l'influence grandissante des décoloniaux et l'abandon par les nouveaux militants antiracistes de l'universalisme au profit de combats identitaires faisant de la «blanchité» et de «l'État raciste» le mal à combattre.

Dans son passionnant La Gauche et la Race. Réflexions sur les marches de la dignité et les antimouvements décoloniaux (L'Harmattan), Manuel Boucher analyse notamment le discours de Houria Bouteldja, figure de proue des indigénistes qui dit ouvertement mépriser «la gauche blanche» et défend une «solidarité de race».

«Comment est-il possible que des mouvements et des organisations progressistes de gauche avec lesquelles, pour certaines, j'ai milité dans ma jeunesse lorsque j'étais engagé dans la lutte antifasciste radicale du côté des libertaires, défilent derrière des organisations dites “postcoloniales” alors que celles-ci crient des slogans aux relents racistes, antisémites et séparatistes ? Comment est-il possible que des syndicats, mouvements et partis de gauche traditionnellement engagés dans des combats émancipateurs, humanistes et anticléricaux puissent défiler aux côtés de groupes affirmant des alliances avec des mouvements islamistes comme le Hamas ou même défendant, au nom de la lutte contre l'islamophobie, le port du voile islamique ou du voile intégral aussi appelé "burka" alors que ces vêtements sont imposés aux femmes dans plusieurs pays musulmans où règnent des dictatures théologiques ?» s'interroge le sociologue.

_________________

 

Manuel Boucher, couv

 

Le Point : Pourquoi avez-vous voulu écrire un livre sur «la gauche et la race», sujet hautement sensible ?

Manuel Boucher : Sociologue, je travaille depuis des années sur les quartiers populaires. Dans le cadre de mes recherches, je me suis intéressé au community organizing, médiatisé lorsque Obama a été élu président des États-Unis. Cette forme d'intervention sociale a été théorisée par Saul Alinsky, qui souhaitait mobiliser les victimes des processus de ghettoïsation et renverser les rapports de force entre les dominants et les dominés sur une base «communautaire».

Dans mes enquêtes, je me suis ainsi aperçu qu'il y avait de nouveaux militants, que j'ai appelés «identitaristes», formés pour une part au community organizing et s'autoproclamant représentants des quartiers de banlieue, mais ayant aussi des liens avec des mouvements plus politiques comme le Parti des indigènes de la République (PIR). Leurs discours sont en opposition avec les valeurs universalistes développées par la majorité des intervenants sociaux qui agissent aujourd'hui dans les quartiers populaires. Pour essayer de comprendre qui étaient ces activistes et ce qu'ils défendaient, j'ai analysé de nombreux textes des mouvements décoloniaux comme le PIR, la Brigade anti-négrophobie (BAN) ou le Front uni des immigrations et des quartiers populaires(FUIQP). J'ai rencontré plusieurs leaders de ces nouvelles manifestations antiracistes que sont les marches de la dignité en 2015 et 2017, et j'ai suivi les réunions préparatoires à la Bourse du travail de Saint-Denis...

revendications de gauche mais exprimées sur une base ethnoraciale

Ce qui m'a interloqué dans ces mouvements décoloniaux, c'est qu'ils semblent défendre des revendications légitimes et traditionnelles au sein de la gauche, comme l'antiracisme et la lutte contre les discriminations. Mais ils les expriment sur une base ethnoraciale politique qui me semble en totale opposition avec l'histoire de la gauche, à savoir l'universalisme et l'humanisme. La gauche s'est divisée entre réformistes et révolutionnaires, mais elle a des points communs : la lutte contre toutes les oppressions et dominations. Moi-même, ma culture est de gauche, et jeune, j'ai activement participé aux mouvements antifascistes radicaux. Il me semblait essentiel de le préciser dans le livre, d'abord, pour bien faire comprendre que je ne suis ni d'extrême droite ni même de droite, mais aussi pour rappeler qu'en tant qu'antifascistes radicaux, nous remettions en question l'«antiracisme moraliste» instrumentalisé par le Parti socialiste, notamment porté par SOS Racisme, mais certainement pas l'antiracisme universaliste.

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Or, les mouvements antifascistes, au départ libertaires, anticléricaux et luttant contre l'autoritarisme machiste comme religieux, sont en pleine mutation, puisque des militants assument de s'associer avec des mouvements anticoloniaux qui soutiennent directement ou indirectement l'islamisme, l'homophobie et le sexisme. Une partie importante de la gauche, qu'elle soit marxiste ou trotskiste, est aujourd'hui très ambivalente face à ces organisations qui participent à la racialisation des rapports sociaux. Alors que les organisations de gauche insistaient sur les ressemblances plutôt que sur les différences entre les hommes et les femmes pour construire une société plus humaine, ces anti-mouvements décoloniaux s'inscrivent dans une forme d'anti-humanisme, d'autoritarisme, voire de fascisme, basé sur la haine de l'autre, la désubjectivisation.

Pour les décoloniaux, l'État est le premier producteur de racisme, car la France resterait une nation coloniale

Au nom de la lutte contre le racisme structurel d'État ou l'islamophobie, ces mouvements décoloniaux font une distinction entre «les Blancs», «les Noirs» et «les Arabes». Ils assument clairement une séparation ethno-raciale des individus et des groupes, appelant même à la non-mixité dans certaines luttes. Ces activistes plébiscitent un «auto-apartheid», c'est-à-dire que seul un «Nous» – celui des «indigènes» – opposé à un «Eux» – les Blancs ex-colonisateurs qui continuent à bénéficier des privilèges – peut permettre l'émancipation des ex-colonisés. Tout cela me semble en contradiction flagrante avec les valeurs de la gauche qui a toujours lutté pour la défense des droits de l'homme. Pour ces mouvements décoloniaux, l'État est le premier producteur de racisme, car la France resterait une nation coloniale et la police serait son bras armé...

L'une des méthodes du community organizing, c'est de partir des colères des habitants. La plupart de ces mouvements décoloniaux s'appuient ainsi sur les violences illégitimes, et notamment sur les contrôles au faciès. En partant de cette révolte contre des pratiques qui sont effectivement inacceptables, ces mouvements espèrent mobiliser les habitants des cités ghettoïsées. La police apparaît comme une figure emblématique d'un État oppresseur, raciste, discriminatoire, qui n'est plus là pour vous protéger, mais pour vous opprimer et vous humilier. Pourquoi ? Parce que cet État défend les privilèges d'une oligarchie occidentale «blanche» qui continue à régner sur le monde.

Aujourd'hui, une gauche culturelle bien-pensante, moralisatrice, culpabilisatrice, se basant sur les rapports de race, a peu à peu supplanté une gauche sociale qui se basait sur les rapports de classe. Mais, derrière ces mouvements décoloniaux, qui s’autoproclament représentants des banlieues paupérisées et des populations lumpenprolétarisées, on retrouve, dans les faits, des leaders qui appartiennent à une « petite bourgeoisie ethnique » plutôt diplômée. Ils bénéficient du soutien de nombreux enseignants-chercheurs qui viennent puiser leurs références académiques dans le monde universitaire anglo-saxon associé aux différentes approches des « cultural studies ».

le nazisme ne concernerait pas le "sud"

Houria Bouteldja, porte-parole des indigénistes, va jusqu'à considérer que «l'horreur du nazisme» ne concerne pas le «Sud»... Dans cette construction d'un rapport entre le «Eux» et «Nous», le racisme ne peut que provenir de l'Occident. En tant que victimes du colonialisme et des rapports de domination coloniale, les «racisés», c'est-à-dire les «indigènes», ne sont que des victimes et ne peuvent pas être eux-mêmes les coproducteurs de racisme. Le PIR considère que la Shoah ne fait pas partie de leur histoire, ce qui les dédouane de prendre position sur la montée d'un nouvel antisémitisme, qui est un mélange des poncifs classiques expliquant que les juifs dominent le monde et d'un antisémitisme plus contemporain se nourrissant en particulier du conflit israélo-palestinien.

Bouteldja, Auschwitz

De même, on retrouve chez eux une grande ambivalence envers l'islamisme, l'islam ne pouvant être envisagé autrement que comme une religion des opprimés. Lors des attentats de 2015 et 2016, les organisations décoloniales s'intéressaient exclusivement aux potentielles violences policières illégitimes dans un contexte d'état d'urgence plutôt qu'à la logique fascisante et déshumanisante des islamistes qui ont une influence et des relais dans les quartiers défavorisés. Vous rappelez que le djihadisme et les attentats, eux aussi, ne sont vus que par le prisme de l'impérialisme. Dans l'appel pour la Marche pour la justice et la dignité de 2017, on pouvait ainsi lire : «Les attentats terribles que nous avons connus en 2015 et en 2016 sont venus renforcer l'arsenal sécuritaire alors qu'ils sont la conséquence directe de la politique guerrière que la France et ses alliés mènent à l'étranger»...

Alors qu'on aurait attendu de ces mouvements antiracistes une condamnation claire des attentats, on découvre, si on lit les différents appels, des pages et des pages sur la responsabilité de l'impérialisme occidental ou d'Israël. Si les attentats islamistes se sont produits sur le sol français, c'est un retour de bâton de la politique impérialiste et guerrière anti-musulmane. D'une certaine manière, s'il ya des victimes du terrorisme, alors, la société française doit se retourner contre son gouvernement, parce que c'est à cause de sa politique étrangère que les Français sont attaqués.

les décoloniaux ne s'intéressent nullement à l'idéologie djihadiste.

Ces mouvements décoloniaux ne s'intéressent nullement à l'idéologie djihadiste. La logique de ces indigénistes peut d'ailleurs amener à un retour du refoulé. Si on n'arrive à construire sa dignité qu'en affirmant sa défiance vis-à-vis du «monde blanc», alors, on entre dans une logique de surenchère identitariste qui sert les discours de clash de civilisation portés par les islamistes et les organisations et les personnalités d'extrême droite.

Mais, au-delà de cette logique de l'excuse, je crois que ces mouvements décoloniaux ont une réelle fascination pour la violence. Ils ne délégitiment pas la violence puisqu'elle est pour eux un moyen d'action vis-à-vis de la violence raciale que feraient subir le monde occidental et ses dirigeants aux ex-colonisés racisés. Il y a des extraits marquants dans le livre d'Houria Bouteldja   comme dans ses différents écrits. Elle souligne que les jeunes des banlieues, qu'elle qualifie  de «lascars de cité», bafoués dans leur virilité, peuvent être mobilisés et dirigés pour renverser «l'ordre établi blanc». C'est une instrumentalisation du ressentiment, de la frustration, du sentiment d'être humilié, pour le diriger contre un État jugé raciste. Houria Bouteldja assume d'être un «romoteur de la violence».

Je la cite : «Je préfère cracher le morceau, je suis une criminelle. Mais d'une sophistication extrême. Je n'ai pas de sang sur les mains. Ce serait trop vulgaire. Aucune justice au monde ne me traînera devant les tribunaux. Mon crime, je le sous-traite. Entre mon crime et moi, il y a la bombe. Je suis détentrice du feu nucléaire. Ma bombe menace le monde des métèques et protège mes intérêts», écrit-elle dans son livre... Il s'agit de transformer une «masculinité dominée et régressive » en «masculinité révolutionnaire».

très influencés par les «post-colonial studies»

C'est important de le souligner. Pour Bouteldja, la «blanchité» (traduit de l'anglais «whiteness») est une «forteresse inexpugnable»... C'est là où on voit que ces mouvements sont très influencés par les travaux universitaires anglo-saxons. Non seulement les meneurs décoloniaux tirent leur argumentation des écrits des chercheurs des «post-colonial studies» liés à une histoire américaine très marquée encore aujourd'hui par l'esclavagisme, mais en plus on fait un amalgame entre les États-Unis et la France, en confondant colonialisme et esclavagisme. La «blanchité», qui réduit à une sorte d'hégémonie sociale, culturelle et politique «blanche», est un anglicisme utilisé et instrumentalisé d'un point de vue politique pour finalement nourrir le ressentiment et favoriser les divisions de races, alors même qu'on prétend les dénoncer. La gauche est aujourd'hui divisée sur la question des mouvements décoloniaux comme sur celle de l'islamisme....

candidate voilée NPA

Pour l'extrême gauche d'obédience trotskiste qui veut croire en une «révolution permanente», il s'agit de pouvoir mobiliser tous les opprimés et les intégrer dans des combats collectifs. On se souvient du conflit au sein du NPA en 2010 avec la présence d'une candidate voilée aux élections régionales. Généralement, il existe une division théorique et idéologique entre les organisations trotskistes et décoloniales, mais, dans la pratique, par opportunisme, des organisations  d'extrême gauche s'allient aux mouvements dits décoloniaux, parce qu'elles espèrent ainsi avoir le soutien des jeunes et des habitants des quartiers populaires. De manière assez démagogique, on fait fi de l'émancipation individuelle, de la lutte contre l'obscurantisme clérical en s'associant à des mouvements décoloniaux qui, si on lit les écrits, méprisent en fait la gauche et son histoire ouvrière. D'ailleurs qualifiée de «gauche blanche».

Houria Bouteldja considère l'humanisme comme un stratagème du «pouvoir blanc» pour maintenir ses privilèges. Si vous vous intéressez à l'organisation des marches de la dignité, vous voyez d'ailleurs que les mouvements décoloniaux sont devant et expriment une forte satisfaction à reléguer à l'arrière des cortèges les partis de gauche traditionnels et les syndicats qui acceptent de défiler avec eux. En revanche, Lutte ouvrière reste sur des positions ouvriéristes et anticléricales classiques, critiquant les idées de Houria Bouteldja et de ses partisans comme étant «la négation des idées communistes».

La France insoumise est, par nature même, plus hétérogène. On a bien vu la différence entre la députée Danièle Obono et un courant plus laïque et républicain. Danièle Obono a clairement expliqué qu'elle considérait Houria Bouteldja comme une camarade. Sans être une représentante du décolonialisme le plus radical (elle est même accusée par les anticoloniaux d'être trop timorée), en acceptant de travailler avec les indigénistes, Danièle Obono cautionne la logique racialiste de ces anti-mouvements sociaux. Au-delà de ses différences, la gauche devrait s'accorder sur un point : aucune alliance avec les organisations qui prônent des idées et mettent en œuvre des pratiques de division raciale et culturelle. Le devoir de la gauche n'est pas de soutenir des activistes fascisants, ni même de les regarder avec une certaine bienveillance parce qu'ils s'autoproclament comme agissant au nom des opprimés et des ex-colonisés, mais de démasquer toutes les nouvelles formes d'autoritarisme.

la lutte pour l'égalité hommes-femmes n'est pas la priorité de Bouteldja

Comment expliquer que des militants féministes ou queer soutiennent les indigénistes, alors même qu'Houria Bouteldja a clairement montré que la lutte pour l'égalité hommes-femmes ou les droits des homosexuels était loin d'être sa priorité ? Il y a des alliances contradictoires et paradoxales. Dans mes entretiens avec les membres de Stop le contrôle au faciès ou la Brigade anti-négrophobie, je leur a iainsi demandé comment ils pouvaient s'associer à des mouvements qui refusaient de reconnaître l'importance de l'histoire de l'esclavagisme arabo-musulman et de la traite transsaharienne. L'un des leaders de la Brigade anti-négrophobie m'a dit : «Chaque chose en son temps.»

En gros, il y a une alliance pragmatique, et quand la question du «racisme structurel d'État» porté par le «pouvoir blanc» sera réglée, on s'occupera du racisme de certaines populations arabo-musulmanes. Ce sont des alliances pragmatiques entre minorités qui se sentent bafouées et s'inscrivent dans une logique d'«autodéfense». Pour ce qui est du féminisme, si on regarde le discours des indigènes concernant le port du voile, on peut vraiment se poser la question du féminisme musulman revendiqué par certaines associations. Houria Bouteldja considère que parler de féminisme musulman est un oxymore puisque, pour elle, il est évident que le voile est lié aufait que les femmes le portent surtout par choix tactique pour réduire la pression masculine des «hommes indigènes» sur les «femmes indigènes» alors que les hommes indigènes et musulmans sont opprimés par le «patriarcat blanc».

Bouteldja, couv

Porter un voile islamique, ce n'est pas défendre la pudeur des femmes, mais l'honneur des hommes arabo-musulmans. Dans des rapports de domination, c'est ainsi protéger leur virilité, les rassurer sur la fidélité des femmes de la communauté. Puisqu'il y a une hiérarchisation des luttes, de nombreux propos sont ainsi très inquiétants : on accepte les dominations patriarcales et religieuses, voire des viols, parce que la lutte anticoloniale est beaucoup plus importante que toutes les autres formes de dominations et de violences sexuelles. Ce qui rassemble finalement tous ces acteurs, c'est que nous sommes dans un État républicain qui reconnaît avant tout des individus citoyens plutôt que des représentants communautaires. La plupart de ces mouvements luttent contre cette intégration républicaine taxée de « nationale républicaine » et préfèrent une logique politique de type «multiculturaliste» qui donne du pouvoir aux représentants communautaires de ces minorités autoproclamées. D'où les alliances avec certaines féministes et une minorité d'associations défendant les droits des homosexuels.

Le Point a récemment publié un appel de philosophes, historiens ou professeurs dénonçant la «stratégie hégémonique» des décoloniaux. Est-ce une menace dans le cadre universitaire ?

Manuel Boucher : Il est normal que les questions chaudes de la société, et notamment la« différence culturelle », soient traitées au sein de l'université. Comme on l'a encore constaté avec la révolte des Gilets jaunes, il existe des fractures identitaires, des formes de radicalité extrêmement importante. On voit bien qu'ily a un mélange hétérogène entre des représentants de la France dite« périphérique » – travailleurs pauvres, petits artisans, chômeurs – qui sont en insécurité sociale, mais certains aussi en insécurité culturelle, des mouvements identitaires d'extrême droite, des activistes de l'« ultragauche » associés aux BlackBlocs, mais aussi des jeunes qui viennent des cités d'habitat social. Des associations proches des mouvements décoloniaux – notamment le comité Adama– ont appelé à manifester à Paris pour éviter, selon leurs déclarations, que le mouvement des Gilets jaunes ne se focalise sur les «racisés». Il faut bien sûr que l'université étudie ces questions brûlantes. Mais il y a une différence entre le fait de s'intéresser à ces questions, en essayant d'objectiver l'analyse de ces rapports sociaux, et de participer au développement des théories racialistes, racistes, complotistes, sous prétexte que les acteurs qui expriment ces points de vue sont des racisés. Mes collègues ont ainsi une grande responsabilité : celle d'analyser ces fractures identitaires

Propos recueillis par Thomas Mahler
Publié le 13 décembre 2018, Le Point.fr

 

 

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15 juillet 2019

ce que dit le livre "Chère Algérie" de Daniel Lefeuvre (1997), par Michel Renard

Chère Algérie, deux couv

 

ce que dit le livre

Chère Algérie de Daniel Lefeuvre (1997)

par Michel RENARD *

 

sommaire
1 - Le livre Chère Algérie
     A - Résumé : une crise non résolue

     B - Préface : coûteuse Algérie
2 - Le livre Chère Algérie : apports à l'histoire
     A - Une Algérie coloniale très peu industrialisée
    
B - La crise de l'Algérie française, 1930-1962

       - Les années 1930
       - Le défi démographique
       - La France : exutoire démographique ?
       - Un choix politique opposé à la rigueur économique
     C - L'industrialisation, une affaire d'État
     D - L'industrialisation et la guerre d'Algérie
3 - Deux questions polémiques
    A - L'Algérie, eldorado ou fardeau colonial ?
    B - L'immigration algérienne ? Pas un besoin économique pour la France
4 - Réactions au livre Chère Algérie

_________________

 

 

1 - Le livre Chère Algérie

A - Résumé : une crise non résolue

La recherche menée dans sa thèse par Daniel Lefeuvre, et exposée au grand public en 1997 dans l'ouvrage Chère Algérie, 1930-1962, vise à analyser comment, à partir d'une crise qui éclate du début de la décennie 1930 et qui révèle les faiblesses structurelles de l'économie de la colonie, une politique volontariste d'industrialisation a été menée par l'État des années 1930 jusqu'à la fin des années 1950 (plan de Constantine) en passant par les initiatives prises par le régime de Vichy.

Domaine_Saint-Eugène,_viticulteur,_Oran,_1928
Domaine Saint-Eugène, viticulteur, Oran, 1928

Si l'industrialisation est une affaire d'État, elle implique nécessairement la contribution de l'industrie privée (1). Dans quelle mesure le patronat et les entreprises se sont-ils engagés dans cette mutation voulue par l'État ?

  • «Deux considérations majeures ont précipité [cette politique] : la création d'industries locales apparaît indispensable à la solution de problème démographique algérien ; des impératifs stratégiques [notamment militaires] imposent également que soit amorcé l'équipement industriel de l'Afrique du Nord. Ce sont donc des mobiles régaliens qui justifient l'industrialisation de l'Algérie qui est, au sens fort du terme, une question politique» (2).

Au terme de la période de trente années qui a conduit de la célébration triomphante du Centenaire de la conquête (1930) à l'indépendance de l'Algérie (1962), la politique d'industrialisation se révèle un échec : «En 1962, c'est un pays plus que jamais en crise qui accède à l'indépendance» (3).

  • «C'est parce que [l'État] juge que la puissance de la France dépend en grande partie du maintien de sa souveraineté sur l'Algérie, qu'il consent à l'égard de celle-ci des sacrifices financiers considérables. D'ailleurs, la métropole se montre d'autant plus généreuse à l'égard de sa pupille, que son autorité y est contestée ou sa souveraineté menacée. La lucidité des comptables du Trésor, qui chiffrent au début des années 1950, le coût de cette puissance, ne paraît pas avoir joué un rôle déterminant dans l'évolution des politiques de l'État à l'égard de l'Algérie. Eux-mêmes n'en tirent, d'ailleurs, des conclusions cartiétistes que tardivement» (4).

 

B - Préface : coûteuse Algérie

Dans sa thèse, Daniel Lefeuvre montre que l'Algérie, durant la période coloniale, loin d'être une source d'enrichissement pour la France, constitue un fardeau économique. En 1959, la colonie absorbe à elle seule 20 % du budget de l'État français, c'est-à-dire bien plus que les budgets de l'Éducation nationale, des Transports et des Travaux publics réunis (5). Cette caractéristique fut soulignée par l'historien Jacques Marseille :

  • «Chère, l'Algérie le fut surtout, et c'est l'objet de cet ouvrage, au porte-feuille du contribuable métropolitain. Tordant une nouvelle fois le cou à une complainte, dont la répétition finit par être lassante, Daniel Lefeuvre démontre, sans contestation possible, que la France a plutôt secouru l'Algérie qu'elle ne l'a exploitée. (...) Dénicheur de sources nouvelles, des archives jusque-là inexplorées de l'Armée aux archives d'entreprises, Daniel Lefeuvre renouvelle les approches et débusque les mythes. Il montre que l'immigration algérienne en France n'a correspondu à aucune nécessité économique, l'absence de qualification et de stabilité de cette main d'œuvre nécessitant la mise en place de mesures d'adaptation trop coûteuses aux yeux des patrons. Elle fut, par contre, un moyen de résoudre la surcharge démographique de l'Algérie et un choix politique, imposé par un gouvernement qui, comme pour le vin, a ouvert aux Algériens le débouché métropolitain, au détriment des ouvriers étrangers» (6).
  • «Daniel Lefeuvre montre aussi, avec de belles et bonnes formules, que des années 1930 aux années 1960, l'Algérie a été placée sous "assistance respiratoire". Incapable de subvenir à ses besoins par ses propres moyens, sa survie était suspendue aux importations métropolitaines de produits de première nécessité et aux mouvements de capitaux publics qui volaient au secours de déficits croissants. C'est parce qu'il estimait que la puissance de la France dépendait du maintien de sa souveraineté sur l'Algérie, et non par nécessité économique, que le gouvernement a consenti ces sacrifices considérables, la lucidité des comptables du Trésor qui en chiffraient le coût ne paraissant pas avoir joué un rôle déterminant dans l'évolution des politiques» (6).

Immigrés_algériens,_1969
Immigrés algériens, 1969

 

2 - Le livre Chère Algérie : apports à l'histoire

A - Une Algérie coloniale très peu industrialisée

Si Daniel Lefeuvre s'intéresse à l'industrialisation de l'Algérie dans la période 1930-1962, c'est qu'auparavant, elle n'existait quasiment pas. La colonie algérienne est longtemps restée une économie agricole, ce qui freinait son développement. En 1900, le comte de Lambel (7) dressait le tableau synthétique suivant :

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Huilerie de l'Oued Sig, avant 1910

  • «À part quelques établissements métallurgiques, l'industrie algérienne possède peu d'entreprises dignes d'êtres signalées ; mais les opérations commerciales deviennent de plus en plus considérables. Avant la conquête, elles ne dépassaient guère cinq à six millions ; de nos jours leur importance s'élève à plus de cent cinquante millions. L'Algérie reçoit de la France : café, sucre, vin, eau-de-vie, farine, savons, peaux préparées, fers, fontes, aciers, faïence, porcelaine, verrerie, etc. Elle expédie sur notre continent : blé, laine, huile d'olive, coton, tabac, peaux brutes, soie, liège, plomb, corail, crin végétal, légumes, fruits, essences, bois de thuya, etc.» (8).

En 1906, L'Argus, journal international des assurances, écrivait : «L'industrie algérienne, réduite presque uniquement aux entreprises de transport, aux exploitations minières, aux arts du bâtiment et de la construction, aux transformations du premier degré de certains produits agricoles, est, pour ainsi dire, encore en enfance» (9).

Et en 1913, le directeur de l'école normale d'instituteurs d'Aix-en-Provence, A. Gleyze, publie une Géographie élémentaire de l'Afrique du Nord qui fournit les explications suivantes :

Usine_des_chaux_et_ciments_de_Rivet,_près_d'Alger,_1911
Usine des chaux et ciments de Rivet, près d'Alger, 1911

  • «L'industrie algérienne est avant tout une industrie extractive. Les industries manufacturières ne peuvent guère s'y développer, d'abord en raison de l'absence de houille ou de chutes d'eau ; ensuite parce qu'elles entreraient en concurrence avec des industries similaires existant en France, pourvues d'un outillage perfectionné et d'un personnel habile. Seules se sont créées des industries répondant à des besoins locaux : tuileries, briqueteries, huileries, savonneries, distilleries. Quant aux industries indigènes, elles périclitent de plus en plus malgré faits pour les relever» (10).

Autre souci pour l'économie algérienne : la pénurie de main d'œuvre (11). L'émigration nord-africaine à la recherche de travail en métropole avait commencé avant 1914. La guerre lui donne une impulsion nouvelle : 78 000 Algériens sont présents en France en 1918. Les colons se plaignent, ils trouvent difficilement à embaucher des moissonneurs.

«Le flux migratoire s'intensifia à partir de 1922 et pour la seule année 1924 on enregistra l'entrée en France de 71 028 Algériens» (12). Les responsables économiques et politiques algériens expriment plusieurs inquiétudes : les travailleurs de retour dans la colonie véhiculent la tuberculose et constituent des foyers de contagion particulièrement meurtriers ; ils reviennent avec des idées révolutionnaires acquises au contact des ouvriers métropolitains. Et surtout l'immigration : «entraîne une telle raréfaction de la main d'œuvre, une telle hausse de son prix que l'essor économique de la colonie est menacé», rapporte Daniel Lefeuvre (13).

 

 B - La crise de l'Algérie française, 1930-1962

Les années 1930

La crise des années 1930 révèle «les bases fragiles de la prospérité algérienne» : «l'économie algérienne souffrait, en fait, de bien d'autres faiblesses que de l'insuffisance de la main d'œuvre, qui a tant polarisé l'attention des autorités politiques et économiques» (14). Daniel Lefeuvre les répertorie :

  • la débâcle du secteur minier (15).
  • le reflux des exportations agricoles.

Repli_franco-impérial,_échanges_entre_la_France_et_sa_colonie_algérienne,_années_1930
le repli franco-impérial

Et pourtant, les quantités de diverses marchandises introduites en Algérie s'élèvent : «non seulement l'Algérie n'a pas diminué sa consommation de marchandises étrangères, mais elle l'a même augmentée» (16). L'explication réside dans le «repli économique franco-impérial.

La part de la métropole qui était d'environ 70% des exportations algériennes à la fin des années 1920, s'élève jusqu'à 89% en 1932 et à près de 90% en 1933». L'Algérie, aussi, accueille plus facilement les produits métropolitains : elle achetait 5% des expéditions françaises en 1929, mais 8% en 1931, 13,6% en 1933 et encore 11% en 1936 (17).

  • «Mais cette percée des exportations françaises s'accompagne de lourds sacrifices sur les prix. "Contrairement à la légende d'une France abusant de ce marché protégé pour s'approvisionner à meilleur compte et écouler ses marchandises trop chères, c'est l'Algérie qui profita du repli de l'économie franco-impériale. Les termes de l'échange furent depuis 1930 favorables à l'Algérie" [révélait déjà Charles-Robert Ageron] (18),ce que confirment les calculs de Jacques Marseille sur l'évolution des termes de l'échange de l'Algérie entre 1924 et 1938» (17).

Ces fragilités de l'économie algérienne se stabilisent : «Les années 1930 marquent, en effet, un tournant décisif dans la vie de la colonie. Elles ont révélé une série de handicaps majeurs de l'économie algérienne. Désormais, la prospérité algérienne est suspendue aux relations avec la métropole. La province est placée sous assistance respiratoire. (...) L'Algérie est incapable de subvenir à ses besoins par ses propres moyens» (19). La notion de «pillage colonial» n'a donc aucune pertinence ici.

  • «L'intégration de l'Algérie dans l'ensemble français a permis à la colonie de pratiquer des prix sans rapport avec les cours mondiaux (...) Ce qui est vrai des minerais l'est aussi pour les produits agricoles. Comment soutenir que la métropole cherchait à s'approvisionner à bon compte dans sa colonie ?» interroge Daniel Lefeuvre (20).

Le défi démographique

Aux défauts et déséquilibres de l'agriculture, de l'exploitation minière, du commerce extérieur et des finances algériennes, s'ajoute le défi de l'augmentation considérable de la population algérienne (21).

La question démographique présente plusieurs aspects aux yeux des responsables de la colonie algérienne :

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Travaux nord-africains, 19 février 1942

  • croissance globale de la population : 5,2 millions en 1906, 7,7 millions en 1936.
  • vitalité démographique des Musulmans et détérioration du rapport entre le nombre d'Européens et le nombre d'Algériens : 1 pour 5,5 en 1926, 1 pour 5,9 en 1936, 1 pour 7,3 en 1948, 1 pour 8,7 en 1960 (22).
  • essor de l'urbanisation, dû à la croissance naturelle et à l'exode rural. «Cette extension urbaine d'origine essentiellement musulmane change la physionomie des villes, augmentant encore le sentiment d'isolement, d'encerclement qu'éprouvent les citadins européens» (23).
  • apparition d'une ceinture de taudis insalubres «où s'entasse une population déracinée en quête d'emploi» : «En 1934, la langue française s'enrichit d'un mot nouveau : bidonville, du nom d'un quartier d'Alger» (23).

Bien que la colonie algérienne connaisse une certaine amélioration, sa croissance n'est plus en phase avec celle de la population :

  • «La prise de conscience du déséquilibre grandissant entre l'énorme accroissement de la population musulmane et la relative stagnation des ressources ouvre une quête éperdue de solutions miraculeuses, c'est-à-dire de solutions qui ne remettent pas en cause les fondements coloniaux de la société algérienne» (24).

Au nombre de celles-ci, il faut mentionner :

  • l'impensable limitation des naissances. Il fut préconiser d'étendre les allocations familiales mais quand Robert Lacoste évoque cette solution, «il se heurte aux conclusions d'un mémoire confidentiel, commandé par le président du Conseil à l'Association syndicale des administrateurs civils d'Alger qui met en garde le Gouvernement contre une générosité déplacée car "le Musulman voit dans les allocations familiales non la possibilité d'élever le niveau de vue des siens, mais une source de revenus qui l'incite à multiplier les naissances tout en laissant stagner sa famille dans la même indigence. L'institution manque donc ici son but et entraîne une aggravation sensible de la natalité. Il est indispensable de limiter l'octroi des allocations familiales au quatrième enfant" (25). Le système algérien (...) visait, en privilégiant les salariés du commerce et de l'industrie, d'origine essentiellement française, à maintenir sur place la main d'œuvre qualifiée nécessaire au développement de la colonie, à répondre aux revendications de la population européenne. Mais, par toute une série de dispositions, il tendait, en revanche, à pénaliser les familles nombreuses et à bas revenus, pour la plupart d'origine musulmane» (26).

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Chott ech Chergui (Oranie, Algérie)

  • les mirages nigérien et guyanais, visant «tout simplement à déplacer hors d'Algérie une partie de sa population» (27). Rêveries qui n'eurent aucun effet sur la réalité.
  • l'aménagement du Chott ech Chergui consistant à fertiliser des terres nouvelles grâce à la récupération des eaux souterraines du Sahara : «La portée démographique de ces aménagements serait considérable. Un hectare de culture irriguée occupe de 2 à 5 personnes tout au long de l'année. En y ajoutant les personnels nécessaires aux différents chantiers (...), la récupération des eaux du Chott offrirait la possibilité de créer 500 000 emplois nouveaux» (28). En 1955, l'Assemblée algérienne vote encore un crédit de 650 millions, mais l'année suivante le projet est définitivement abandonné (29).

On envisagea même une colonisation, par des Algériens musulmans, des départements métropolitains en cours de dépeuplement. Cependant : «Une autre perspective retenait l'attention : l'emploi massif de travailleurs algériens dans l'industrie, le bâtiment et les travaux publics en France. Encore fallait-il que cette solution réponde à des besoins exprimés par les entreprises» (30).

La France : exutoire démographique ?

Pour les dirigeants de la colonie, l'exode des Algériens apparaît désormais comme nécessaire à la survie de nombreuses familles et au maintien du calme politique.

L'Écho_d'Alger,_14_mars_1937
L'Écho d'Alger, 14 mars 1937

  • «Face à la recrudescence des départs enregistrés en 1930, le ton a changé en Algérie. À l'hostilité déclarée des années antérieures succèdent des mesures d'encouragement. L'affirmation selon laquelle les colons se seraient toujours opposés à l'émigration des Algériens musulmans vers la France est donc parfaitement inexacte» (31).
  • «Contrairement à l'affirmation de MM. Laroque et Ollive (32), selon laquelle les migrations entre la France et l'Algérie étaient "essentiellement commandées par les variations de l'économie métropolitaine", c'est principalement la situation en Algérie qui régit désormais l'importance des départs pour la métropole, la conjoncture métropolitaine n'intervenant que comme un "agent perturbateur"» (33).
  • «Depuis 1931, en Algérie, le problème de la main d'œuvre n'est plus perçu en termes de pénurie mais en termes d'excédent : le chômage s'est considérablement développé, le nombre des secourus en forte croissance, pèse lourdement sur les finances communales (...). Dans ces conditions, l'exode vers la métropole constitue un expédient commode. Les responsables algériens y voient une occasion de se débarrasser d'une partie des indigents et des chômeurs, éventuels fauteurs de troubles. (...) De ce fait, l'émigration a changé de contenu : dans les années 1920, les départs étaient liés à l'attrait exercé par les hauts salaires métropolitains. Après 1930, quelles que soient les capacités réelles d'embauche en métropole, les indigènes algériens sont contraints néanmoins de quitter leur pays» (33).

Après guerre, la France avait besoin, selon les calculs de Jean Monnet et d'Ambroise Croizat, ministre du travail, de 1 500 000 travailleurs pour son économie. Pour les autorités algériennes, on pouvait trouver une partie de cette main d'œuvre dans la colonie. C'était le principe de la «préférence nationale» face aux immigrés étrangers, tel que l'expliquait le directeur de la main d'œuvre au ministère du travail : «la France ne peut absorber d'étrangers qu'autant que sera réglé la question des excédents de main d'œuvre algériens» (34), cité par Daniel Lefeuvre (35).

Mais tout le monde n'est pas d'accord sur cette option. Les experts de la rue Martignac (36), suivis par le Quai d'Orsay, préfèrent une main d'œuvre étrangère, notamment italienne.

En avril 1952, à Alger, le CNPF explique au Congrès patronal nord-africain : «L'industrie métropolitaine offre des perspectives d'emploi réduites à la main d'œuvre nord-africaine (...) Il faut se convaincre que l'industrie métropolitaine ne sera jamais en mesure d'absorber tous les excédents de main d'œuvre algérienne». Ce qui fait dire à Daniel Lefeuvre : «C'est dire combien, à cette époque, le patronat métropolitain se souciait peu de recruter des travailleurs nord-africains» (37).

Migrations_algériennes,_1947-1955
Migrations algériennes, 1947-1955

  • Il n'empêche que, par la liberté de passage accordée en 1946 et par le statut du 20 septmbre 1947 qui confère la citoyenneté aux Musulmans d'Algérie : «entre 1947 et 1955, plus d'un million d'Algériens franchissent la Méditerranée, et la balance entre les entrées en France et les retours en Algérie dégage, pour cette période, un solde positif de 241 217 entrées» (37).

Les réticences du patronat français de métropole s'expliquent par l'inadéquation entre les exigences de l'économie française et l'offre algérienne de main d'œuvre. Le Commissariat général au plan écrit dans sa revue, en juillet 1954 : «La brusque arrivée de 100 000 ou 200 000 Nord-Africains dans une économie où l'accroissement de la productivité serait tel que les besoins en main d'œuvre rurale deviendraient sans cesse moindres, susciterait une crise sociale tant dans la métropole qu'en Algérie, particulièrement difficile à résorber» (38).

Un choix politique opposé à la rigueur économique

Au terme de démonstrations implacables, Daniel Lefeuvre bouscule donc le stéréotype d'une immigration coloniale qui aurait été vitale à l'économie de la France après la guerre :

  • «Ainsi, pas plus qu'au cours des périodes antérieures, sauf quelques conjonctures exceptionnelles, l'immigration algérienne n'a constitué un facteur indispensable à la croissance économique française. Jusqu'à la veille de la guerre d'Algérie, cette immigration est même combattue par les organismes patronaux et boudée par les employeurs» (39).

Les Algériens sont poussés à l'exode par les conditions économiques et sociales locales et peuvent se rendre en France. Mais ce ne fut pas une revendication patronale métropolitaine : «Pour des raisons politiques, l'État leur a assuré une certaine priorité dans l'accès au marché métropolitain du travail, par des dispositions réglementaires et en rendant plus difficile, au moins jusqu'en 1955, l'introduction d'ouvriers étrangers. Toujours pour des motifs politiques, les grandes organisations patronales, l'UIMM d'abord, le CNPF ensuite, se sont ralliées au point de vue de l'État et ont incité les employeurs à recruter plus largement du personnel algérien» (40).

Foyers_nord-africains,_Paris,_1961
Foyers nord-africains, 1961

Cette préférence politique a eu des conséquences économiques et sociales coûteuses :

  • mécontentement de partenaires économiques importants, l'Italie en particulier.
  • engagement de dépenses spécifiques (logement, foyers, formation professionnelle).

Quant à l'Algérie, elle se trouve totalement tributaire de la métropole pour l'exportation de sa main d'œuvre, avec un double déficience :

  • inadaptation de son offre par rapport aux besoins du marché métropolitain.
  • infériorité de son offre par rapport à la concurrence étrangère, de l'Europe méridionale principalement (40).

 C - L'industrialisation, une affaire d'État

Les responsables de la colonie ont effectué un revirement sur l'industrialisation, passant du refus à l'adhésion :

  • «En 1937, l'industrialisation de l'Algérie est brandie par le président de la Région économique d'Algérie comme une menace qui léserait gravement les intérêts de l'industrie métropolitaine. Un an plus tard, cette évolution est jugée vitale» (22).

L'historien économiste Hubert Bonin a perçu l'importance de toutes ces poussées vers l'industrialisation :

  • «L'apport le plus important du livre réside dans le passage au peigne fin des efforts d'industrialisation de l'Algérie. Certes, [l'auteur] précise mal, faute de sources, en quoi consistent les débouchés concrets des ateliers installés outre-mer ; mais, finalement, malgré l'absence de cartes, on découvre une floraison d'ateliers, d'usines, autour des grands pôles portuaires essentiellement, destinés à procurer des biens de consommation courants (savonneries), des semi-produits au plus proche de la transformation finale des matériaux importés (pièces mécaniques et métallurgiques) ou des matériaux (ciment)» (41).
  • Le capitalisme industriel se modèle spontanément autour de ses marchés, et cette configuration reflète la structure de ces derniers (une frange d'Européens et de musulmans aisés, les grosses exploitations agricoles, des achats publics, l'armée, les commandes de quelques firmes de services, comme les chemins de fer et les entités actives sur les ports, etc.). Aller plus loin dans l'industrialisation légère aurait supposé un marché plus étoffé» (41).

 

D - L'industrialisation et la guerre d'Algérie

Les déconvenues de la politique industrielle au début des années 1950 ont dû affronter une séquence politique nouvelle à partir du 1er Novembre 1954.

  • «Depuis 1949, l'industrialisation de l'Algérie est en panne, victime à la fois du rétablissement des relations commerciales avec la métropole et de conditions locales défavorables. Victime aussi, peut-être, du calme politique qui règne dans la colonie depuis la répression des émeutes du Constantinois, et qui rend moins pressants les efforts à accomplir pour le développement économique du territoire» (4), remarque Daniel Lefeuvre, qui ajoute :
  • «Le déclenchement de la guerre d'Algérie accule le gouvernement à engager une politique de réformes économiques et sociales plus novatrice que celle définie par le deuxième plan (42)et à se montrer beaucoup plus généreux que prévu. L'industrialisation retrouve à cette occasion les faveurs de l'État. Mais quels types d'industries faut-il implanter en Algérie ? Quelle est la nature et le niveau de l'aide ? à leur apporter ? La réponse à ces questions est l'enjeu d'un vif affrontement qui dure de l'été 1956 à l'été 1958, entre les services économiques du Gouvernement général et les experts de la rue Martignac (36). Faute de doctrine, deux années durant, l'action de l'État est frappée d'inefficacité, malgré le bond des crédits publics engagés en Algérie» (4).

 

3 - Deux questions polémiques

A - L'Algérie, eldorado ou fardeau colonial ?

Ceux qui n'avaient pas guère prêté attention aux travaux de Jacques Marseille (43), ont été surpris des thèses et conclusions de la thèse de Daniel Lefeuvre. On pensait la France féroce exploiteuse de l'Algérie colonisée. L'historien montre un bilan beaucoup plus équilibré :

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usine de liège et bouchons, Azazga (Algérie)

  • «Pour une minorité d'entrepreneurs, l'Algérie a été une bonne affaire. À la veille de l'indépendance, les départements d'outre-Méditerranée absorbent près de la 20 % de la valeur totale des exportations de la métropole, soit cinq jours de production par an. Dans ces secteurs (huiles et corps gras, tissus de coton, chaussures...), la situation est d'autant plus enviable que la marchandise est écoulée en Algérie à des prix supérieurs aux cours mondiaux. Mais, la métropole y perd davantage, en commerçant avec l'Algérie, qu'elle n'y gagne. La France constitue le débouché quasi unique des produits algériens, éliminés du marché mondial en raison de leurs prix trop élevés : en 1959, elle absorbe 93 % des expéditions algériennes. Plus grave, ces produits ou bien la métropole peut se les procurer moins chers ailleurs (agrumes, dattes, liège) et s'ouvrir de nouveaux marchés en échange, ou bien elle n'en a pas besoin, comme ces 13 millions d'hectolitres de vin (la moitié des exportations totales de la colonie). Quant au pétrole du Sahara, après 1956; il revient à 1,10 dollar le baril, quand celui du Proche-Orient coûte 10 cents !» (44).

 

B - L'immigration algérienne ? Pas un besoin économique pour la France

La thèse de Daniel Lefeuvre a mis en évidence les réticences du patronat français à recourir à la main d'œuvre algérienne. Cette idée contredit le préjugé qui veut que cette immigration aurait été indispensable au redressement de la France après 1945 et à l'essor des Trente Glorieuses :

  • «A-t-on appelé les Algériens pour participer au relèvement de la France après la Seconde Guerre mondiale ? À quelques rares exceptions, non. C'est la misère qui les chasse d'Algérie et non les besoins métropolitains en main d'œuvre. Ces besoins existent. Ils ont été estimés, en 1947, à 1,5 million de travailleurs sur cinq ans. Mais c'est en Europe qu'experts du Plan et patrons veulent recruter. Si la main d'œuvre algérienne s'est finalement imposée, c'est parce que l'État lui a accordé une priorité d'embauche. En 1955, une enquête patronale révèle "qu'il est impossible [...] de recruter des étrangers [dont] les services de la main d'œuvre ont volontairement limité [le nombre]". Pourquoi ? L'explication est fournie, en 1953, par le directeur de la main d'œuvre au ministère du travail qui attribue, "dans une grande mesure", le calme qui règne en Algérie au fait "qu'un grand nombre de ses ressortissants ont pu venir en France continentale". La même année, le CNPF informe les patrons français qu'ils détiennent "la meilleure carte politique de la France en Algérie" en offrant aux Algériens les moyens de gagner leur vie. Encore une fois, l'enjeu est politique : garder l'Algérie française» (44).

 

4 - Réactions au livre Chère Algérie

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affiche PLM Algérie Tunisie, 1901

  • Hubert Bonin : «Jacques Marseille avait, dans sa thèse, lancé l'idée que l'Empire n'était pas rentable. Daniel Lefeuvre l'a pris au mot et a réuni nombre de données pour débattre de la rentabilité de l'investissement européen en Algérie : est-ce que les ressources naturelles algériennes étaient alléchantes pour les investisseurs ou les acheteurs ? est-ce qu'il était intéressant, pour une société métropolitaine, d'investir en Algérie ?» (45).
  • «Même si on peut lui reprocher de manquer de cartes de flux et de localisations, le livre répond parfaitement à ces questions d'histoire économique quelque peu brutale ; mais, au-delà de la sécheresse des faits, il laisse une impression de malaise social : quand il discute de la faiblesse du marché intérieur algérien - l'une des sources déterminantes des réticences à investir sur place -, il présente tant de données sur la misère, les inégalités au sein de la population et le faible niveau de vie de la population autochtone que l'on ne peut, à l'évidence, que penser que l'histoire économique ne reste pas isolée de l'histoire politico-sociale. Et c'est ce qui donne tout son intérêt à un ouvrage a priori pointu et qui se transforme au fils des pages en un livre d'histoire algérienne dans tous les sens de l'expression» (45).

 

 

* Je reprends la matière d'une partie d'un article que j'ai rédigé pour une encyclopédie en ligne il y a plusieurs mois... et qui a disparu en août 2022 à la suite d'une censure incompréhensible.

Michel Renard

 

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7 mars 2020

Algérie, le sentiment anti-français : un dossier de "Secours de France"

allo Macron, Algérie

 

Algérie, le sentiment anti-français

un dossier de l'association Secours de France

 

Le bulletin de l'association Secours de France a consacré trois pages au sentiment français en Algérie qui, en réalité, sert de propagande au régime en place à Alger depuis des décennies. Nous l'avons déjà traité sur ce site (lire ici). Nous reproduisons aujourd'hui les arguments récents proposés par l'association Secours de France.

 

Secours de France, Pâques 2020 (1)

Secours de France, Pâques 2020 (2)

Secours de France, Pâques 2020 (3)

 

 

 

Qu'est-ce que l'association Secours de France ?

 

Secours de France, Pâques 2020 (4)

 

 

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26 juin 2020

Alain Jund, L’empreinte de la terre

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Alain Jund, L’empreinte de la terre

Roger Vétillard

 

Alain Jund reproduit l’essentiel des mémoires de Paul Barthez, surnommé Bled, mémoires familiales qui débutent en 1850 dans les monts du Tarn et se termine à la fin du XXe siècle dans le Lot-et-Garonne. Entre temps, ses ancêtres ont émigré en Algérie où trois générations sont nées avant de revenir en France métropolitaine.

Est-ce par hasard qu’Alain Jund a retrouvé ces textes grâce à la complicité des filles de Paul qui les ont retrouvés, «accrochées au bord de l’oubli» ?

Le récit nous emmène au-delà de la Méditerranée dans un endroit perdu, un bled, dans l’ouest algérien. Il nous fait découvrir les difficultés qui ont émaillé la vie de ces pionniers qui par un hasard sémantique sont devenus des pieds-noirs à leur arrivée en métropole. Difficultés liées aux problèmes sanitaires (choléra, paludisme, typhus, variole, trachome…), aux bêtes sauvages (lions, panthères, chacals dont la capture était récompensée par l’administration…), à la pauvreté des sols, au contact d’une autre culture et de populations bien différentes.

Nous assistons à la découverte des coutumes locales telle la fantasia, de la gastronomie magrébine qui va du couscous à la chorba, du méchoui à la farine d’orge, au thé à la menthe, au petit lait et au beurre rance…, aux particularités du droit foncier local qui sera source de conflits avec les autochtones.

Les relations avec la population musulmane difficiles au début s’améliorent peu à peu, en particulier au cours de la Première Guerre mondiale où sous l’influence des zaouias, plutôt favorables à une collaboration avec les autorités françaises, la mobilisation des indigènes se fera sans difficultés (sauf dans les Aurès). Il y a même parfois une réelle connivence entre les communautés.

Mais après la Seconde Guerre mondiale, dès le printemps 1945, concomitamment au soulèvement de l’Est algérien qui a débuté à Sétif et à Guelma, ces rapports tendent parfois à se dégrader. Des appels au djihad sont entendus, des émissaires égyptiens sillonnent la région et prêchent la révolte.

Et après 1962, avec les décrets de mars 1963, avec l’échec de l’autogestion, bien des édifices et des terres abandonnés ou non par les anciens propriétaires européens, menacent de s’écrouler notamment les coopératives viticoles, les fermes, et la famille Barthez est bientôt réduire à devoir quitter le pays et revenir dans le midi toulousain.

C’est un livre dont la lecture est attachante. Il a le mérite de mettre en lumière le vécu de ces agriculteurs enracinés sur une terre qui les a vus naitre, terre qu’ils ont dû abandonner, le cœur déchiré. Plus que des mémoires, c’est aussi un roman historique qui apprend beaucoup sur la vie de ces « colons » qui ont aimé le pays où ils se sont installés et qui malgré les distances, continuent à penser à lui comme à un fruit arraché, mais désormais défendu.

Roger Vétillard

 

Alain Jund, L’empreinte de la terre, Atelier Fol’Fer, la chaussée d’Ivry, 2018, 188 p., 20 €.

 

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31 mars 2020

parution de : Une mémoire algérienne, de Benjamin Stora aux éditions Robert Laffont

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parution de : Une mémoire algérienne,

de Benjamin Stora aux éditions Robert Laffont

 

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Né en 1950 à Constantine, en Algérie, Benjamin Stora a été professeur des universités, inspecteur général de l’Éducation nationale et président du Musée national de l’histoire de l’immigration.

Il a enseigné dans plusieurs universités françaises et à l’étranger (New York, Rabat, Hanoï et Berlin). Il est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages sur l’histoire de la guerre d’Algérie, du Maghreb contemporain, de la décolonisation ou des relations entre juifs et musulmans.

 

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Benjamin Stora, né à Constantine en 1950, évoque les grands chapitres de sa vie et ses engagements à gauche, jalonnés de combats et de désillusion. L’historien a consacré une grande partie de sa carrière à l’étude de ce pays qui l’a vu naître il y a soixante-neuf ans, et "Une mémoire algérienne" regroupe six de ses livres, notamment le très beau les Clés retrouvées qui raconte son enfance à Constantine. (Libération)

"L’œuvre de Benjamin Stora se confond pour partie avec la mémoire et l’histoire de la guerre d’Algérie. Un de ses grands thèmes de recherche, intimement lié à son parcours individuel tel qu’il le relate dans trois de ses ouvrages.

Dans Les Clés retrouvées, il évoque son enfance juive à Constantine et le souvenir d’un monde qu’il a vu s’effondrer ; dans La Dernière Génération d’Octobre, son militantisme marqué très à gauche avec son cortège de désillusions. Les Guerres sans fin témoignent d’un engagement mémoriel qui se fonde sur une blessure collective et personnelle que seules la recherche et la connaissance historiques peuvent aider à panser.

Benjamin Stora a étudié en ce sens le rôle spécifique joué par les grands acteurs de ce conflit singulier. Dans Le Mystère de Gaulle, il analyse l’attitude de ce dernier lors de sa prise du pouvoir en 1958 et sa décision d’ouvrir des négociations avec les indépendantistes en vue d’une solution de compromis associant de manière originale la France et l’Algérie. Dans François Mitterrand et la guerre d’Algérie, écrit avec François Malye, il montre les contradictions de celui qui, avant de devenir un adversaire de la peine de mort, la fit appliquer sans hésiter en 1957 en tant que ministre de la Justice au détriment des Algériens. C’est enfin de la longue histoire des juifs en terre algérienne qu’il est question dans Les Trois Exils.

Cet ensemble, qui porte la marque d’un historien majeur, permet de mieux comprendre la genèse, le déroulement et l’issue d’une tragédie où se mêlent un conflit colonial livré par la France, un affrontement nationaliste mené par les indépendantistes algériens et une guerre civile entre deux communautés résidant sur un même territoire. Ce sujet, resté sensible pour nombre de nos compatriotes, continue d’alimenter des deux côtés de la Méditerranée des débats passionnés." (présentation éditoriale)

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20 juillet 2019

Les Algériens musulmans et la France (1871-1919) de Charles-Robert Ageron, compte rendu par René Galissot (1970)

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Les Algériens musulmans et la France

(1871-1919)

de Charles-Robert Ageron

par René GALLISSOT (1970)

 

________________

 

René Galissot, historien du Mahreb colonial, militant pour son indépendance depuis 1954, revendiquant un marxisme explicatif de l’histoire, est l’auteur de nombreuses études parues à partir des années 1980. Quand il écrit ce compte rendu de la thèse de Charles-Robert Ageron dans la revue communiste La Pensée, en octobre 1970 , il n‘a publié qu’un court opuscule dans la collection «Que sais-je ?»  (Puf) en 1961, sur l’économie de l’Afrique du Nord.

Mais sa lecture est sérieuse et il en discute quelques thèses fondamentales. Il situe le travail d’Ageron dans un entre-deux :

«Cette thèse n'est plus une histoire coloniale, elle n'est pas, au sens actuel du mot, une histoire de décolonisation ; elle oscille entre l'histoire politique et l'histoire sociale, (elle) annonce donc, une histoire de l'Algérie colonisée qui soit compréhension des transformations économiques, sociales et culturelles et des mutations idéologiques et politiques».

Galissot voudrait lire dans Ageron des idées qui n’y sont pas clairement mais qui y sont quand même… un peu à la manière de la lecture symptomale d’Althusser. Ainsi la thèse d’Ageron serait :

«une œuvre en suspens entre deux historiographies ; elle se retient d'être une explication piénière ou d'offrir des hypothèses d'ensemble, ou plutôt sa façon d'être compréhensive consiste à accumuler les éléments d'explication, ce qui lui donne ce caractère d'analyse indéfinie. Mais l'auteur soutient ses vues propres, ce qui nous vaut des thèses dissimulées en forme de thèse universitaire».

l'échec d'une «politique indigène» ?

Charles-Robert Ageron ne serait pas «l’historien de la question indigène», comme il le revendiquait lui-même selon Galissot, mais celui d’une thèse [qui] trouve le plus fréquemment son centre de gravité dans la société coloniale elle-même, ce moyen terme déformant entre la métropole et les colonisés».

Galissot prête à Ageron le regret de l’insuccès d’un «une politique indigène positive», celle qui fut notamment définie par Ismaïl Urbain et que deux gouverneurs généraux chers à l’historien ont plus ou moins tenté de pratiquer : Jules Cambon de 1891 à 1897 et Jonnart de 1900-1901 et 1903 à 1911. Leurs échecs respectifs, et surtout celui de 1919 qui n‘a su réaliser l’assimilation complète, sont pour Charles-Rober Ageron ce qui «rendit fatale l’indépendance»

C’est la «thèse véritable du livre» aux dires de René Galissot. Et il en reproche la méthode à l’auteur :

«Cette vision de la fonction coloniale réduite à «une politique indigène», qui conduit à privilégier la voie qui ne fut pas suivie, empêche quelque peu de comprendre que la politique véritablement appliquée, fut une réelle politique coloniale, ou plutôt qu'une politique coloniale se situe à plusieurs niveaux, et qu'une politique d'association ou d'assimilation est, elle aussi, coloniale»

L’assilimilation sociale restait exclue, selon René Galissot :

«N'est-il pas plus sain d'admettre que la politique d'assimilation repose sur le postulat qu'il ne peut y avoir de nation algérienne, sur le rejet donc de l'évolution nationale pour le pays colonisé ? Or le refus du développement national caractérise une politique coloniale, fût-elle idéaliste».

René Gallissot est très sévère sur les informations qu’il tire de la thèse d’Ageron à propos de la politique foncière :

«L'objectif fondamental du programme des colons était de rompre la société algérienne, de la pulvériser en rendant la propriété individuelle, ce qui en mettant fin aux entraves collectives, ouvrirait le marché des terre».

Et cette politique ne fut pas seulement celle des «gros colons» :

«C'était vraiment toute une société, au rare pouvoir d'assimilation des nouveaux venus, qui pratiquait l'exploitation coloniale, et les plus petits détenteurs de pouvoirs n'étaient pas les moins abusifs dans l'exaction, comme le signalent, à travers l'étude d'Ageron, les méfaits des gardes forestiers par exemple».

Finalement, Galissot regrette presque l’énorme travail d’Ageron puisque la cause était entendue :

«Thèse étonnante que cette œuvre de Ch.-R. Ageron, écrasante en sa masse, déroutante parfois en sa composition et en ses détours, fatigante par sa minutie et ses scrupules, mais sûre au niveau des faits et plus encore révélatrice de la société coloniale, tout en demeurant hésitante dans l'analyse politique ; thèse, qui nourrit de toutes ses informations, ses bilans, ses notations, ses citations, la compréhension d'un demi-siècle d'histoire de l'Algérie, de cette époque de mutations encore souvent sourdes mais irréversibles, qui croit cependant que par une action externe et toute politique, celle d'une «politique indigène» précisément, le cours des choses aurait pu être changé».

M.R.

 

Ageron prof au lycée Alger - copie
Charles-Robert Ageron,
professeur au lycée d'Alger
quand il commençait sa thèse

 

________________

 

texte de René Galissot

 

Le grand livre de Charles-Robert Ageron (1) risque d'être mal lu et plus encore mal compris et ce serait vraiment dommage de perdre par découragement ou par énervement ce que recèle cette somme de connaissance et d'explication compréhensive. Par sa masse, le livre fait peur ; par sa densité et plus encore par sa complaisance dans l'austérité érudite, il déroute fréquemment. Plus gravement ensuite, l'ouvrage renouvelle constamment une équivoque : l'auteur fait parade de positivisme en ne reconnaissant comme objective et donc scientifique que l'histoire réduite à une pure transposition d'archives, alors que tout au long, sourd une colère vainement rentrée contre l'échec de la colonisation ; mais le meilleur du livre tient sans doute à cette sombre passion qui soulève ces gros volumes laborieux.

Enfin, comme un pécheur, d'un vice ou d'une tentation, Ch.-R. Ageron se défend de devoir quelque chose au marxisme : il iance quelques pointes contre les jugements de Hallgarten (Imperialimus vor 1914) sur le gouverneur général Jonnart ; il défend avec entêtement contre Madeleine Rebérioux, une interprétation courte du socialisme français et de la pensée de Jaurès, critique vertement la notion de «révolution démocratique bourgeoise» qui n'a rien à faire là, et se refuse à parler d'impérialisme. Mais que le marxisme ne se réduise pas à un nominalisme, et voici qu'Ageron travaille en marxiste sans le savoir ; ainsi, il s'évertue à affirmer le primat du politique, mais ses explications ultimes renvoient à l'analyse de l'évolution de la propriété ; l'œuvre croule sous la matière, mais les moments de synthèse valent par compréhension en profondeur de la condition sociale algérienne.

Le marxisme ne fait aucune profession de foi d'impérialisme rétroactif, et le récent colloque du C.E.R.M. (décembre 1969) est revenu avec insistance sur les particularités de l'impérialiste français qui est largement un impérialisme retardé, en tout état de cause fort tardif, pour l'Algérie au moins, car la colonisation appartient à une plus longue histoire ; dans la période étudiée, c'est bien d'elle que provient l'originalité du cas algérien qui tient précisément à l'existence d'une société coloniale et à sa pesée sur la métropole. Trêve de vaines querelles cependant devant l'importance de l'entreprise conduite par Ch.-R. Ageron, sa richesse et sa fréquente pertinence.

 

Alger, place Mac-Mahon, 1845-1847
Alger, place Mac-Mahon, 1845-1847 (source)

 

Les thèses de la thèse

Les dimensions et le poids de l'ouvrage disent assez que ce livre est une thèse universitaire, qui pousse même à l'extrême les vices du genre. Charles-Robert Ageron évoque son travail de bénédictin, et relève que la France juive de Drumont en ses 1 160 pages n'était pas aussi illisible qu'a bien voulu !e dire l'historien de L'Algérie française, Claude Martin. L'ouvrage se présente sous les lourdes espèces de deux gros volumes aux caractères denses, et plus serrés encore dans les notes, de 1 298 pages, sans compter 8 pages de garde et X pages de table de matières, qui sont de lecture difficile, tant l'auteur est rivé à ses archives qui sont pour l'essentiel le terne produit de l'administration française, tant il montre de scrupule en n'avançant qu'à petit pas, voire en revenant en arrière.

De surcroît, les notes sont parfois plus attirantes que les développements, car Ch.-R. Ageron y a logé, non sans quelques pointes, ses propres jugements en matière coloniale, et surtout les chapitres les plus intéressants, si l'on excepte la mise au point sur l'insurrection de 1871 et la belle leçon d'histoire sociale sur la question forestière, se placent à la fin du tome premier : la crise algérienne de 1898, et plus encore dans le cours du deuxième volume les «transformations de la société musulmane» (chapitre XXIX) et dans le livre V sur «l'Éveil de l'Algérie musulmane». Ces pages font regretter que Ch.-R. Ageron ne se soit pas battu à visage découvert, au lieu de se cacher sous l'érudition, derrière des justifications répétées, ou de longues analyses de projets souvent mort-nés.

Cette thèse n'est plus une histoire coloniale, elle n'est pas, au sens actuel du mot, une histoire de décolonisation ; elle oscille entre l'histoire politique et l'histoire sociale, se refuse à être psychologique mais l'est assez souvent, esquisse et déjà fortement, annonce donc, une histoire de l'Algérie colonisée qui soit compréhension des transformations économiques, sociales et culturelles et des mutations idéologiques et politiques.

Écrite au moment même où l'histoire de l'Algérie changeait de sens, l'œuvre de Ch.-R. Ageron, par sa rencontre d'intentions et parce qu'elle vise le temps où l'Algérie nationale n'était encore qu'en gestation, apparaît ainsi comme une œuvre en suspens entre deux historiographies ; elle se retient d'être une explication piénière ou d'offrir des hypothèses d'ensemble, ou plutôt sa façon d'être compréhensive consiste à accumuler les éléments d'explication, ce qui lui donne ce caractère d'analyse indéfinie. Mais l'auteur soutient ses vues propres, ce qui nous vaut des thèses dissimulées en forme de thèse universitaire.

L'ouvrage est d'abord une étude de politique coloniale ; il relève alors d'un genre désuet car la matière, celle des innombrables circulaires et règlements administratifs, tombe en poudre ; au mieux il touche à une science politique, mais devenue sans objet. Il perd donc à paraître après la fin de la guerre d'Algérie et l'indépendance, car plus tôt, il aurait eu valeur critique de cette véritable histoire sainte que fut trop souvent l'histoire coloniale de l'Algérie ; le livre aurait même été explosif. En sa démarche pointilliste et pointilleuse, en sa passion rentrée, il démolit en effet la glorification de la colonisation ; il démontre ce que fut et la faiblesse politique métropolitaine, et l'action oppressive de la société coloniale ; il est vrai qu'il trouvera encore certainement des ennemis partisans qui lui rendront sa vertu purificatrice. C'est au reste chose faite, si l'on se reporte à l'article que lui consacre Xavier Yacono, dans la Revue historique (2).

Mais l'œuvre n'est pas qu'un grand travail d'histoire de la colonisation ; elle est aussi la première pierre d'une entreprise d'une autre nature, qui tendrait à reconnaître l'évolution sociale et intellectuelle de l'Algérie sous l'effet de la colonisation, soit l'Algérie algérienne au creux de l'Algérie française, une histoire profonde sous l'histoire imposée.

Le livre d'Ageron n'atteint pas ce dessein; il le prépare ; l'œuvre demeure ambiguë, en ses divers penchants, notamment par son insistance à répéter qu'il y eut des libéraux lucides, mais qui ne furent pas écoutés.

Désenchanté par l'échec, Ch.-R. Ageron n'en reste pas moins attaché à ce qui fut la colonisation de l'Algérie ; mais d'autres réalités viennent capter l'attention : la dépossession paysanne, le refoulement culturel, et l'éveil politique algérien. Ch.-R. Ageron parle encore de «la victoire de nos armes», et se laisse aller à croire le Maghreb éternel, c'est-à-dire immobile et hors du temps ; Jugurtha n'en finit pas de résister ; comme Augustin Bernard et les administrateurs coloniaux, l'auteur en appelle à Montesquieu et la nature humaine : «C'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir, est porté à en abuser». (Montesquieu cité page 618).

L'histoire de Ch.-Ageron qui se qualifie lui-même d' «historien de la question indigène», comme au bon vieux temps, n'est plus celle de l'œuvre coloniale, ce qui donnerait alors : «la France et les Algériens de 1871 à 1919», mais sans être l'histoire interne, l'intériorisation algérienne des rapports avec la France, c'est que la thèse trouve le plus fréquemment son centre de gravité dans la société coloniale elle-même, ce moyen terme déformant entre la métropole et les colonisés.

Certes, l'originalité de l'histoire coloniale de l'Algérie est là, dans le peuplement, mais l'Algérie n'en cesse pas pour autant d'être colonie française, et les Algériens d'évoluer dans la dépendance. «L'erreur fondamentale, reconnaissait Jules Ferry cité par Ageron, c'est d'avoir voulu y voir autre chose qu'une colonie».

L'étude des liens entre l'Algérie et la France est ainsi trop largement absorbée par la mise en évidence des faits et gestes et des intentions des Européens d'Algérie ; il est étonnant par exemple que le livre ne fasse, autant dire, pas état des relations commerciales et financières entre la France et l'Algérie ; comme l'esprit colonial, il est obsédé par la terre des colons, et par l'omnipotence locale des maires d'Algérie. Mais aussi, il vaut par là, par l'information qu'il apporte, par l'immensité des confirmations et révélations qu'il établit, ce qui compense ce qu'il n'est pas.

La thèse cherche en effet son point d'équilibre ; histoire d'une politique coloniale, ou plutôt de l'absence de politique coloniale (ce qui est une thèse) ; histoire de la société coloniale, c'est-à-dire, le programme des colons et son application, ce qui tend à surfaire leurs responsabilités et constitue donc une autre thèse ; histoire de la colonisation subie, qui devient celle de l'écrasement des Musulmans algériens, puis de l'éveil moderniste pour quelques-uns, qui n'est donc pas encore national, ce qui soutend encore une thèse, car sous-entend une définition restrictive du fait national.

L'historique se révèle plus riche que les thèses défendues, et encore, en les examinant en leur triple mouvement, découvrirons-nous qu'elles pénètrent au cœur de la problématique contemporaine, celle de la formation nationale et de la libération coloniale.

 

L’absence de politique coloniale

Les Musulmans algériens et la France de 1871 à 1919 : Sous ce titre très large ont été présentés les résultats d'une triple et longue recherche parmi la documentation accessible en Algérie et comment elle s'explique ; comment évolua sur ce sujet, l'opinion en France et en Algérie au gré des oscillations politiques intérieures de la métropole, et sous la poussée des transformations de l'Algérie ; ce que fut enfin le destin des Musulmans, leur évolution économique, sociale, politique pendant ce demi-siècle de l'Algérie coloniale.

  • Ce paragraphe est la reprise quasi exacte des premières phrases de la conclusion générale du livre d'Ageron. Il est étrange que René Galissot ne le place pas entre guillemets. Il est également symptomatique qu'Ageron lui-même ait inversé substantifs et adjectifs : «Les Musulmans algériens...» ici, alors que le titre de l'ouvrage est : Les Algériens musulmans et la France... [M.R.].

«Ces thèmes. courent comme trois fils à travers les divisions logiques et chronologiques de cet ouvrage» (page 1 229). Premier thème donc, celui de la politique coloniale, mais qui est traité à plusieurs niveaux, celui de l'opinion métropolitaine, celui de l'idéal d'une bonne colonisation, qui ne passa autant dire jamais en pratique, celui de l'action gouvernementale qui n'aboutit guère non plus, car ce triple faisceau de forces et d'intentions se serait brisé sur le môle des intérêts nationaux.

Si Ch.-R. Ageron avait tenu la gageure d'analyser, comme il l'annonce en conclusion, l'état et l'évolution de l'opinion française face à l'Algérie, il eût écrit encore un autre volume ; il y a en effet là le sujet d'une autre thèse, mais qui est probablement intraitable, car la matière devrait être inventée, sans parler de la fréquente ignorance de la situation algérienne. Par la presse et les prises de position politiques, l'on a accès moins à l'opinion qu'aux vues des fabricants de l'opinion ou de ceux qui l'utilisent pour leur carrière ou leur pratique politique. De plus, l'opinion ne se réduit pas à une opinion, mais se divise en attitudes différentes. C'est montrer quelque juridisme, ou tout au moins c'est prendre à la lettre l'idéologie libérale, que de postuler qu' «en régime parlementaire, le contrôle de la nation sur l'action gouvernementale et administrative en Algérie devait normalement s'exercer par la voix des deux Chambres» (page 400).

En réalité, en fait d'opinion, Ch.-R. Ageron nous renvoie essentiellement aux débats parlementaires, et ceux-ci se réduisent à l'affrontement du groupe colonial derrière Étienne et Thomson, et des porte-parole d'une colonisation ou mieux d'un impérialisme libéral comme Jules Ferry et quelques républicains, comme Leroy-Beaulieu ou quelques élus de tradition saint-simonienne, auxquels se joindront des défenseurs individuels des indigènes comme Albin Rozet en premier lieu, et bientôt quelques voix socialistes.

Ces discours à la Chambre, que prolongent des réunions de sociétés et la publication de brochures, n'ont rien à voir avec l'opinion des électeurs, du moins en métropole, et pour être de même origine départementale qu'Albin Rozet, il m'est possible d'affirmer que son action en matière algérienne était totalement indépendante et ignorée de sa base électorale. Après les joutes oratoires et les amendements, les textes de loi étaient votés par la majorité républicaine ; ce qui détermine donc une politque coloniale de la voie moyenne. Ce consensus parlementaire sur une position moyenne peut-il être ramené à une absence politique ?

En réalité, la carence est déduite de la non application de ce que l'on pourrait appeler une politique indigène positive, celle dont la thèse d'Ageron célèbre les avocats les plus conséquents dont le modèle est d'abord celui qu'il nomme «l'apôtre de l'Algérie franco-musulmane», Thomas-Ismaël Urbain.

Ce mulâtre d'inspiration saint-simonienne donna sa forme la plus généreuse à la politique indigénophile du Second Empire des premières années 1860. Le triomphe des colons dans l'écrasement de l'insurrection de 1871 le chassa d'Alger où il ne revint que pour mourir en 1883.

Son idéal, entretenu par son disciple Ferdinand Hugonnet, trouva un écho en des officiers coloniaux jusqu'à Lyautey, auprès de professeurs comme Wahl et surtout Emile Masqueray, au journal Le Temps, grâce à Paul Bourde notamment, se perpétua à la Société française pour la protection des Indigènes des colonies créée en juillet 1881, auquel répondra la Société pour la protection des colons dont le premier président fut Paul Bert. Il anime Albin Rozet et Victor Barrucand, et pour une part Leroy-Beaulieu, et les deux grands gouverneurs, chers au cœur de Ch.-R. Ageron que furent Jules Cambon de 1891 à 1897 et Jonnart de 1900-1901 et 1903 à 1911.

Mais «comme il ne fut jamais facile à un métropolitain d'être libéral en Algérie» (page 421), les deux gouverneurs ne purent en définitive pratiquer qu'une «politique des égards», à l'égard de l'Islam précisément. Cambon toutefois s'attaqua avec plus de force aux méfaits du parti des colons, en refrénant l'exercice du code de l'indigénat, en s'attaquant aux scandales dès mairies, en tentant de ranimer les assemblées de douars, en voulant lutter contre l'usure.

Jonnart joua essentiellement de diplomatie, donnant à la ville d'Alger un style à la ressemblance de sa politique, ce style hermaphrodite, ni européen, ni maure mais très européen cependant qu'est le style mauresque. Leurs perspectives communes étaient d'ouvrir une participation algérienne à l'administration du pays, et les projets de Jules Cambon, de Jonnart seront ceux qui se retrouveront ensuite dans le projet Blum-Violette, voire dans le premier discours de Constantine.

Cette politique indigène cherche donc à être distincte de la politique coloniale, au sens restrictif du mot. Elle conduirait à faire de l'autorité française «l'arbitre des deux peuples en Algérie» (page 1 252) ; mais les colons ont chassé Cambon, réduit Jonnart à sauver les apparences.

L'échec français en Algérie s'expliquerait en définitive par le rejet d'une bonne politique indigène. Une lancinante nostalgie des impossibles bons rapports entre Français et Musulmans porte ce livre.

Pour l'auteur, le destin qui rendit fatale l'indépendance, s'est même noué dans cette dernière chance qu'aurait été l'assimilation ouverte à l'appel des Jeunes Algériens ; elle fut manquée en 1919 et par la loi Jonnart qui coupait en deux corps électoraux : Français et Musulmans, et ceux-ci encore ne constituaient-ils qu'un électorat mineur. «L'historien, qui a le devoir de déceler et de dater les tournants politiques, doit noter qu'en 1919 ou dans les années de l'immédiat après guerre, fut manquée la politique d'assimilation, rendue possible pour la première fois par le souhait de l'élite jeune-algérienne» (page 1 239). Au dire de Ch.-R. Ageron, ce fut la faillite de l'idéal de la Révolution française qui s'appelle Égalité, et il ne resta plus aux Algériens, puisque la citoyenneté française était fermée, que l'issue d'une citoyenneté algérienne.

Cette thèse, qui est la thèse véritable du livre, est tempérée toutefois par la reconnaissance, in extremis, que l'assimilation n'était qu'un rêve idéaliste, «un idéal peut-être inaccessible» (page 237).

pèlerinage 1945
pèlerinage de 1945 (source)

 (source)Cette vision de la fonction coloniale réduite à «une politique indigène», qui conduit à privilégier la voie qui ne fut pas suivie, empêche quelque peu de comprendre que la politique véritablement appliquée, fut une réelle politique coloniale, ou plutôt qu'une politique coloniale se situe à plusieurs niveaux, et qu'une politique d'association ou d'assimilation est, elle aussi, coloniale.

Il y aurait beaucoup à dire sur cet échec de 1919, sur la signification de la volonté assimilatrice des Jeunes-Algériens, et d'abord sur l'ampleur du mouvement ; Ch.-R. Ageron marque au reste fort bien le caractère élitaire de cette action revendicative de droits. L'impossible politique indigène aurait donc été de tenter l'assimilation ; qu'il y ait en France un républicanisme assimilateur, le fait est certain, mais recouvre une tendance du nationalisme français et justement en précisant que cette prétention relève du nationalisme français, l'on rend manifeste l'incompatibilité de l'assimilation et de l'évolution sociale algérienne, car une nation est un fait social autant que politique, ou mieux une société civile, et le nationalisme, fût-il bien intentionné, ne peut absorber une formation sociale étrangère.

Une assimilation intellectuelle est encore relativement possible ; elle s'est effectivement produite pour quelques évolués à cette époque ; l'assimilation sociale demeure exclue, d'autant plus qu'elle est traversée par la barrière coloniale. L'illusion de la colonisation libérale entretient une constante ambiguïté dans l'étude des rapports entre Musulmans et Français, qui rejoint au reste l'ambiguïté des positions algériennes évoluées, et celle des Français libéraux d'Algérie.

N'est-il pas plus sain d'admettre que la politique d'assimilation repose sur le postulat qu'il ne peut y avoir de nation algérienne, sur le rejet donc de l'évolution nationale pour le pays colonisé ? Or le refus du développement national caractérise une politique coloniale, fût-elle idéaliste.

Mais cette assimilation n'est pas la politique définie par Ismaël Urbain et ses disciples comme Emile Masqueray ; elle n'est pas non plus la perspective de Leroy-Beaulieu ou de Jules Ferry. Leur politique n'est pas d'assimilation, mais d'association, ce qui implique la reconnaissance de l'étrangeté algérienne qui ne saurait donc être assimilée à la France, mais seulement à la civilisation.

Urbain, comme le cite Ch.-R. Ageron, est très clair ; il se situe à l'opposé de la «France africaine» et de l' «Algérie française»; sa brochure de 1860 sous le pseudonyme de Georges Voisin : L'Algérie pour les Algériens  réserve le nom d'Algériens aux Algériens, à ceux qu'Ageron appelle les Algériens musulmans. Dès 1847, il écrivait un article dans la Revue de l'Orient et de l'Algérie dont le titre était «Chrétiens et Musulmans, Français et Algériens».

Ce qui est remarquable dans le cas d'Urbain, et ne se retrouvera guère que chez quelques socialistes dont Jaurès, c'est que la reconnaissance de l'autre va jusqu'à donner l'indépendance comme aboutissement de l'association et de la civilisation. Toutefois les barrières nationales sont abolies dans le rêve saint-simonien d'union de l'Orient et de l'Occident, ou dans le pacifisme universel du socialisme.

En dehors de ces visions, la politique d'association se ramène soit au protectorat, en faisant une part dans l'administration aux indigènes, soit, sous une forme imprécise, à une liaison privilégiée de pays à pays dans le concert international.

C'est ce que disent Leroy-Beaulieu et Jules Ferry. Urbain avançait déjà que c'était «à l'Algérie à faire prédominer notre influence en Orient» (cité page 413) ; Leroy-Beaulieu, gendre de Michel Chevallier, ne croit plus à la «fusion des races», mais seulement à «celle des intérêts» (page 423) ; il n'est pas possible d'absorber l'élément indigène ; la formule reste de «franciser dans une certaine mesure» ou, comme le dit très bien Ch.-R. Ageron : «Pas de politique indigène qui n'associe pas les Indigènes à l'administration et à la direction de leur pays» (page 428). Ces promesses d'association seront progressivement recouvertes, sous le gouvernement de Jonnart notamment, et dans les discours ministériels français, par des affirmations assimilationnistes, et l'usage du mot assimilation permit de concilier tous les partis ; la confusion était d'autant plus grave de conséquences que les colons réclamaient eux aussi l'assimilation, pour dire autonomie civile et pouvoir colonial.

À mesure donc qu'elle s'écarte de sa réalisation, l'association se perd en idéal contradictoire d'assimilation ; n'est-ce pas cette apparence d'idéalisme qui finalement fait croire que s'est échoué en 1919 un impossible rêve ?

Ces desseins de bonne colonisation, qui ne cessent pas d'être colonisateurs, pour Ismaël Urbain, Leroy-Beaulieu, Jules Ferry, Jules Cambon s'inscrivent dans une prise en compte d'intérêts internationaux ; l'Angleterre est l'arrière-pensée de tous les hommes politiques ; leur visée n'est donc pas seulement coloniale, mais impériale, et quand elle prend une ampleur mondiale, elle s'annonce même comme impérialiste. Ismaël Urbain pense à l'Orient, Leroy-Beaulieu à la colonisation dans son ensemble et à l'action des puissances européennes, Jules Ferry, lors du grand débat algérien de 1891, invoque les devoirs de la France qui «a pris à la face du monde la tutelle d'une nation comme la nation arabe» (cité page 446).

La politique mondiale commande la politique impériale qui définit la politique coloniale ; de là procède la différence entre la politique de quelques ministères et de quelques gouverneurs comme Cambon, celle plus constante du parlement français qui s'en tient à n'être que coloniale métropolitaine, et celle des représentants de la colonie d'Algérie, dont la politique coloniale est bornée par l'horizon des intérêts locaux. Encore existe-t-il d'autres niveaux de politique coloniale, comme celle des militaires pour qui compte la présence au milieu des indigènes plus que l'exploitation économique, et qui s'efforce à se maintenir après le Second Empire, ou celle des instituteurs et du recteur Jeanmaire qui se battent pour la conquête des esprits. La politique coloniale française résulte en définitive, de l'interférence variable de ces politiques, bien plutôt que d'une absence de politique, et cette politique qui est faite de concession et de tolérance de desseins différents, constitue réellement l'action coloniale française ; elle doit donc être étudiée comme telle, et non pas être condamnée ou méprisée au nom des idéaux naufragés. La colonisation ne relève pas de la morale, mais de l'histoire.

Il y eut bien ainsi, fût-elle moyenne, une politique coloniale française, et qui fut du ressort de la métropole. Parlements et gouvernements successifs ont maintenu des liaisons administratives contraignantes avec l'Algérie, nommé des fonctionnaires qui subissaient certes les injonctions des colons, mais renouvelaient incessamment la mainmise française ; la France a entretenu un appareil administratif, militaire et policier, multiplié les lois et la réglementation, assuré la perception des impôts bien mieux que la scolarisation, fourni des apports financiers sur crédit public pour aller au devant des dettes coloniales et du déséquilibre budgétaire. L'importance de l'impôt dans la ruine de la société algérienne indique bien que la responsabilité ne se situe pas seulement dans la rapacité des colons, mais dans l'action publique même.

N'est-ce pas le monopole commercial français, celui du pavillon proclamé en 1889 mais d'application antérieure, qui a déterminé la fonction économique de l'Algérie, fixé, jusqu'à l'aberration même, l'orientation spéculative et à usage d'exportation de la production agricole et minière ? La colonisation économique se trouve ainsi à l'origine des agissements des colons, de l'arrivée et de l'implantation des Européens et de leur revendication de francisation poussée jusqu'au racisme. La thèse de Ch.-R. Ageron a laissé de côté cette domination métropolitaine, l'on peut dire, ce rattachement de l'Algérie à la France ; l'étude représente alors l'Algérie, comme la zone autonome de la colonisation, le libre champ d'action des colons ; liberté certes, mais dans le cadre colonial français.

Cette dépendance économique peut avoir pour corollaire une faible intervention politique métropolitaine ; qu'est-ce qu'une politique coloniale, sinon une politique de conservation de la colonie ?

Cette politique fut appliquée somme toute par les gouvernements français ; elle n'est pas identique à celle que défendent les intérêts des colons, mais ne peut se dispenser de la prendre en compte, car ceux-ci sont la colonisation même ; la politique coloniale métropolitaine est ainsi condamnée à aller de pair avec la politique de la société coloniale, ou au moins à composer avec elle. L'évolution en matière algérienne dessine alors une ligne sinusoïdale, faite de rapprochements et d'écarts relatifs entre colons et gouverneurs venus de métropole ; les deux composantes principales de la politique coloniale française se rejoignent par exemple sous Tirman, se distendent sous Cambon, se rapprochent malgré tout sous Jonnart.

L'art politique colonial en Algérie est de réussir à rendre compatibles les divergences, ce que fit Jonnart avec excellence, et cette ligne coloniale peut être suivie tant que dure la colonie de peuplement, jusqu'en 1962 donc. Elle est liée en effet à ce fait colonial dont les développements historiques connus sont soit la rupture avec la métropole du fait de la société coloniale, ce qui fut le cas américain et sud-africain entre autres, soit l'aléatoire et probablement provisoire maintien colonial que tente par exemple le Portugal en Afrique, soit l'indépendance par mouvement national de la société colonisée. L'étude historique par delà la politique coloniale de conservation se doit alors d'analyser l'évolution de la société coloniale et celle de la société colonisée pour discerner la signification interne des transformations.

 

Société colonial et colonisation subie : l’évolution algérienne

L'analyse de la politique coloniale est ainsi surchargée jusqu'à en être parfois obscurcie par le lourd ressentiment que nourrit l'auteur à l'encontre de ceux qui ont gâché les chances d'une Algérie française idéale ; l'on entend trop souvent la litanie des occasions manquées et les responsabilités retombent unilatéralement sur les Européens d'Algérie; pour retenir tout ce qu'apporte ce grand'œuvre, il convient donc de dépouiller la thèse de ces présupposés de bonne ou de mauvaise conscience libérale. L'histoire de l'Algérie sous la colonisation devient alors celle du mauvais ménage que fut la cohabitation, non sans mutuels échanges, des Français d'Algérie et des Algériens musulmans ; les colons ne sont que les agents de ce qui est arrivé, et l'étude de leur conduite nous fait simplement comprendre ce que fut une société coloniale, parmi d'autre ?, et mis à part certains moments extrêmes, ne fut pas la plus parfaite des sociétés coloniales.

Allusivement, Ch.-R. Ageron se risque à quelques comparaisons avec les Iles, l'Amérique ou la colonisation hollandaise ; un comparatisme soutenu aurait probablement rendu aux Français d'Algérie une place historique moins honteuse, et donné une explication de l'inachèvement colonial, puisque la colonie d'Algérie n'est jamais allée autrement que par verbalisme, à la rupture avec la métropole.

Quoi qu'il en soit, le programme et les agissements des Européens d'Algérie sont minutieusement décrits et les effets sur les colonisés, soulignés sans ménagement. Le livre s'ouvre sur le triomphe des colons, Vae victis, par une mise au point magistrale sur l'insurrection de 1871 rapportée dans ses causes au sursaut algérien devant l'avènement du régime civil. De l'aveu même d'un journal colonial : «L'insurrection fournissait une occasion providentielle de reprendre possession de ce sol dont les tribus ne savent pas tirer profit et qui est indispensable pour asseoir une forte domination européenne» (cité page 24). La répression et l'exploitation de la victoire ne furent pas «à l'échelle des événements», mais la réalisation des ambitions refoulées sous le Second Empire d'écraser la population indigène, soit militairement, soit en la mettant à contribution. Le séquestre rapporta plus de 10 millions de francs dont plus de 50 % servirent à l'achat de terres, principalement dans l'Oranais, et directement quelque 750.000 hectares dont près de moitié de bonnes terres de cultures, le reste étant de parcours. Cette ponction est évaluée en définitive à «70,40 % du capital des indigènes séquestrés » (page 32); le tiers de la population algérienne fut concerné.

Dans ce triomphe spoliateur se manifestent déjà les tendances de la mentalité coloniale : Commune d'Alger » et ses expressions d'Algérie fara da se, première ligue anti-juive de juillet 1871, idéologie de la lutte pour la vie et de la loi du lynch : «Leur accorder l'aman serait un crime, écrit le journal l'Indépendant ; avec de telles bêtes brutes, la seule loi qui convienne est celle du lynch» (page 24).

lots domaniaux, 1896
vente aux enchères de lots domaniaux, 1896
(source)

L'objectif fondamental du programme des colons était de rompre la société algérienne, de la pulvériser en rendant la propriété individuelle, ce qui en mettant fin aux entraves collectives, ouvrirait le marché des terres. «Le but essentiel d'une loi sur la propriété est de livrer au marché français de la terre indigène» déclare dès 1871 le Président de la Cour d'Alger. Le docteur Warnier fut le grand opérateur de la loi  de 1873; son application fut lente sous Chanzy ; la loi de 1887 simplifia les mécanismes. «Toute distinction devait cesser entre les citoyens français et les sujets français quant à la propriété»  ; merveille de l'assimilation ! Cette législation permit de reconstituer le domaine dans lequel la colonisation officielle puisait: plus de 150.000 hectares nouveaux de terres y furent versés; de leur côté, de 1877 à 1890, les Européens achetaient 378.000 hectares ; la loi «a définitivement assis la colonisation» Comme pour bien montrer qu'il s'agissait bien de l'individualisation des parcelles et des habitants, la loi du 23 mars 1882 prescrit la constitution d'un état-civil pour les Musulmans, qui fut de surcroît l'occasion d'inventions grotesques.

Le triomphe colonial passe également par l'extension du territoire civil ; de 1878 à 1881, essentiellement sous le gouvernement d'Albert Grévy, la superficie fait plus que doubler, de 4 874 490 hectares à 10 482 964, pour 196 communes de plein exercice et 72 communes mixtes ; 236 électeurs français régnaient sur la commune de plein exercice de Tizi-Ouzou qui comprenait 22 537 Kabyles ; la circonscription moyenne de commune mixte atteignait 113 641 ha et comptait plus de 20.000 habitants, mais seulement une centaine d'Européens.

«L'impôt communal était en moyenne pour 80 à 86 à la charge des Indigènes. On estimait très publiquement qu'un Indigène rapportait en moyenne 2 francs à la commune à laquelle on le rattachait, mais ce chiffre est encore très inférieur à la réalité, car des calculs statistiques officiels donnent 3 fr. 03 de taxes municipales par individu musulman» (page 190).

Les mairies devenaient le support de la vie publique coloniale. «Les maires algériens, écrit Ch.-R. Ageron, s'octroyaient des indemnités pouvant atteindre 3 à 4 000 fr. dans des communes de 4 à 5 000 habitants et 10 000 fr. dans des villes de 20 000 habitants. Toute mairie avait son secrétaire appointé, beaucoup leur receveur particulier sans parler de nombreux emplois parasitaires (porteur de contraintes, médecins municipaux, sages-femmes, etc.). Ces emplois représentaient la manne électorale et expliquent l'âpreté des élections municipales dans des communes où il n'y avait que quelques centaines, voire quelques dizaines de citoyens français».

 La qualification de «Français» prend alors toute sa valeur, et vient en écho la formule «manger de l'Indigène» ; la ville coloniale a planté ainsi son décor: «Il n'est si petite commune en Algérie, écrivait le député Jonnart en 1892 dans son rapport sur l'Algérie, qui ne prétende jouir de squares, de rues plantées d'arbres et garnies de trottoirs, d'eau potable, de lavoir, de marché, d'abattoir, c'est-à-dire de commodités et d'un luxe que se refusent par mesure d'économies tant de communes de France».

Cette autonomie coloniale poussée jusqu'à l'arbitraire considéré comme légitime, jusqu'à la concussion avouée, jusqu'à l'impunité dans la bastonnade ou le meurtre, était soutenue par le réseau des pouvoirs disciplinaires, justifiée par le code de l'indigénat défini dès 1874, encouragé par l'exercice de la justice française qui, par le jury notamment, ne pouvait qu'être soumise aux colons, couronnée par le refus de l'instruction aux indigènes, par ailleurs cantonnés dans leur pratique et manifestation religieuses.

C'était vraiment toute une société, au rare pouvoir d'assimilation des nouveaux venus, qui pratiquait l'exploitation coloniale, et les plus petits détenteurs de pouvoirs n'étaient pas les moins abusifs dans l'exaction, comme le signalent, à travers l'étude d'Ageron, les méfaits des gardes forestiers par exemple. Cette organisation coloniale mise en place dans les années 1870-80 fonctionna d'elle-même en quelque sorte par la suite, quels qu'aient été les efforts de Jules Cambon en particulier, par le recrutement local des administrateurs, des juges et des magistrats, par le renouvellement partisan des maires qui ne modifiait pas les pratiques mais les perpétuait en institution.

Mais en dépit de sa puissance, en ce temps de «gouvernement des maires», et particulièrement après 1891, par périodes de 1882 à 1894, à nouveau en 1897-1898, puis après la révolte de Margueritte en 1901, et encore en 1907-1908, et bien entendu à la veille de la guerre et tout au long, la société coloniale est secouée par des poussées de grande peur qui la fait croire en l'insécurité générale, à un retour des attentats, des incendies et des troubles, à une sorte de grand soir annonciateur de la fin qu'il faut prévenir par les armes. La population algérienne est perçue comme une vague montante qui risque de déferler ; pour ne pas être «noyé par la masse arabe», il faut «frapper vite, fort et juste».

«La force, telle est notre raison d'être et d'autant plus que l'Arabe ne comprend pas la force en dehors de l'abus de la force» (citation page 650). Dans le Maghreb entre deux guerres, Jacques Berque a marqué combien la peur est présente au ventre de tout colon ; cet état de peur rentrée, mais ressortant par accès, correspond au fait que la société coloniale est née de la conquête, et demeure maintenue par la coercition, qu'elle est violence dont le rappel est incessamment apporté par la société indigène qui subsiste, qui résiste et qui s'accroît.

Dès le Second Empire, le journaliste Clément Duvernois laissait passer cet aveu : « Depuis le jour où l'armée française a mis le pied sur le territoire algérien, les Arabes ont été supprimés en tant que nationalité et il en sera ainsi jusqu'au jour où l'armée française abandonnera le sol algérien». La société coloniale n'est donc pas aussi inconsciente que ne le laissent supposer son comportement et ses proclamations ; c'est peut-être ce qui explique son oscillation politique entre l'autonomie qui va jusqu'à annoncer l'abandon de la métropole, et le besoin de la couverture métropolitaine, de l'aval du parlement et du gouvernement français.

L'étude de l'Algérie française culmine dans l'exposé de la crise coloniale, la «crise de l'Algérie» de 1898, mais pourquoi parler de «Révolution manquée» ?

La mise au point faite par Ch.-R. Ageron est en effet éclairante ; elle montre l'affrontement démographique qui s'amorce, qui écarte toute possibilité de solution indienne par élimination des indigènes ou leur parcage en réserves ; elle marque la signification de l'antisémitisme conjointement anti-juif et antimétropolitain, qui est essentiellement un moyen de créer un front «français», des Français de race ou d'origine, qui n'est en fait que le resserrement politique, en un nationalisme colonial, des immigrants aux patries diverses, folie raciste de la négation des origines et report de mépris à travers la hiérarchie coloniale.

Bref, ce qui ressort finalement de cette crise c'est que les impulsions et les formules mêmes de l'Algérie française sont déjà fixées. En plein cours de la guerre d'Algérie, Charles-André Julien n'eut pas tort de rappeler ces antécédents de barricades. «Quiconque vient de l'autre côté de la mer est suspect», écrit en 1895 le gouverneur Cambon, «l'incarnation du mal», qui échappe de peu en janvier 1897 à un attentat commis par un certain Susini.

Les Français de France sont distincts des Français d'Algérie qui se disent Algériens, car les «autres», les «Arabes», sont l'Ennemi ; (citation pages 571 et 573). Le professeur de droit Dessoliers et l'avocat Saurin (socialiste à ses débuts) donnent des leçons de racisme latin ; au quartier des facultés s'ébauchent les manifestations de rue. «Ne nous laissons pas submerger». Les partis achètent les voix dans un électorat réduit, mais éliminent les juifs des listes électorales.

La vague anti-juive s'enfle. «L'Algérie est décidée à se révolter. L'Algérie serait bien capable de demander ou de prendre son émancipation, afin de se débarrasser elle-même de la société dangereuse que lui impose sa mère. Nous sommes décidés à tout.», clame la presse radicale, ou encore: «Les Algériens (= les Français d'Algérie) sont trop fiers pour se laisser tenir en laisse et accepter la honte d'un conseil de famille». «Quand la Métropole cesse d'être la mère pour devenir la marâtre de ses colonies, elle est bien près de les perdre», et ce mot de Maximilien Regis Milano, le fameux Max-Régis : «La France, nous la ferons marcher».

Le vocabulaire prend des tours socialisants et les discours, des intonations anticapitalistes. Les Français d'Algérie sont des «parias» qui ne veulent plus «être humiliés». ni par la juiverie, ni par la métropole. C'est l'antisémitisme des Européens d'Algérie qui donnera le ton de l'antisémitisme français. Mais cette enflure se dégonfle quand la puissance locale est confirmée par la promesse de l'autonomie financière, puis de la «personnalité civile», par le bénéfice de la représentation des intérêts à travers les Délégations financières et le Conseil supérieur, quand surtout la révolte de Margueritte vient redonner au Européens leurs «réflexes coloniaux». «L'Arabe est inassimilable, écrivit La Libre Parole. Il ne connaît qu'un maître : la Force. Soyons forts !».

Le poids de la colonisation sur la population algérienne ressort déjà de l'analyse des conduites et des pratiques de la société coloniale, étudiées minutieusement à travers l'application des pouvoirs disciplinaires, les méthodes judiciaires et administratives. Les effets directs, matériels en quelque sorte, de la colonisation sur la population sont ensuite mis en évidence par l'examen de la mainmise sur la terre, et sur les forêts, l'examen également des prélèvements fiscaux. L'étude est alors celle de la colonisation subie.

Ainsi Ch.R. Ageron dresse d'abord le bilan de l'imposition (chapitre XXVI), tant à travers les prestations de travail, les corvées donc, qu'à travers les multiples contributions d'une double imposition dite arabe et française ; le taux de prélèvement renvoie à des normes féodales, de l'ordre du cinquième du revenu. L'impôt fut ainsi l'un des agents les plus efficaces de la paupérisation algérienne que provoquait déjà l'appropriation coloniale de la terre.

En cette matière, le travail d'Ageron est d'autant plus sûr que l'auteur pratique le doute méthodique, en refusant de prendre en considération sans examen, aussi bien les exposés des juristes coloniaux que les chiffres officiels des statistiques. Le scepticisme a pour vertu de permettre une approche sans préjugé de la contexture sociale de l'Algérie. Conduite sans idée préconçue, la thèse saisit alors les distinctions sociales qui se produisent en liaison avec la paupérisation grandissante ; la prolétarisation n'est pas générale en effet. Si la masse paysanne ou pastorale est appauvrie, disqualifiée économiquement, frappée dans ses chances de subsistance et de travail, subsistent ou apparaissent des «paysans aisés» qui tirent avantage de disposer de quelques ressources monnayables, récupèrent même des terres sur la colonisation comme l'avait déjà montré Mostefa Lacheraf (3).

La base de la propriété foncière algérienne déjà constituée des héritages de la propriété ancienne des grandes familles maîtresses de la campagne ou des troupeaux, et également parties prenantes dans la propriété immobilière urbaine, est ainsi élargie ; la répartition de la propriété que suggère Ageron laisse deviner une évolution sociale qui n'est pas ausi simple qu'on ne l'a dit sous ou contre la colonisation, et qui retentit encore dans l'Algérie présente. Comme en ce domaine, l'étude est neuve, il y a quelque impertinence à chicaner. Cependant l'importance des «grands», de cette noblesse militaire «djouâd», n'est-elle pas surfaite avant la colonisation, par suivisme des affirmations des administrateurs militaires qui avaient eux intérêt à les utiliser, et surfaite en conséquence leur décadence ? Si le prestige a été atteint, si quelques-uns sont effectivement ruinés, leurs chances sociales ont parfois été renouvelées par le passage au service de l'administration française.

Plus généralement, bien que soient déconsidérées les fonctions de caïds ou simplement d'adjoints indigènes, et autres plus modestes, en attendant le service militaire, s'amorce cependant par elles la constitution d'une catégorie d'Algériens acquis aux emplois disons publics, qui font du cursus politique une voie de placement des enfants. Décadentes peut-être, des familles de tradition, déjà propriétaires, foncières et immobilières, deviennent familles de service administratif et de fonctions faussement honorifiques, familles qui fourniront une grande partie du personnel de culture musulmane, et qui parfois pousseront quelques-uns de leurs enfants vers l'école française et plus tard vers les professions libérales où ils rejoindront ceux qui viennent des familles de bourgeoisie urbaine qui survivent ou se rétablissent.

La paupérisation des masses s'accompagne donc de la permanence ou de l'émergence de familles de puissance locale au réseau d'intérêts ramifiés entre la terre, la ville et les places. D'autre part, il y a quelque schématisme à redonner comme clef de la préservation de l'Islam la formule qu'ont répétée à l'envi les militaires coloniaux, les administrateurs et l'enseignement qui se voulait orientaliste : «Garde le mïm et le mïm te gardera» (page 955 et, longuement, page 1 242). La colonisation a replié les Algériens sur eux-mêmes, exacerbé leur originalité religieuse, redonné vigueur à ce lien social qu'est l'Islam, mais l'Islam est devenu par là, politique et même nationaliste, car, autant que passéiste, il fut rendu ainsi porteur de la résistance puis de la tutte contre la colonisation.

Le livre Il de la Ille partie consacré à la propriété, à l'économie et aux classes de la société musulmane n'en reste pas moins la plus belle contribution apportée à la compréhension de l'évolution sociale algérienne. Nous situant à la fin du XIXe siècle, au début du XXe siècle, elle nous présente le point de départ de l'Algérie contemporaine, faite de la destruction de l'ancienne société, de son déracinement terrien au sens propre du mot, de la décomposition des liaisons familiales et régionales, faites également de l'attachement à des valeurs culturelles fermées sur elles-mêmes et défendues avec jalousie, mais aussi ouverte, en, son démembrement et en sa misère même, à une disponibilité nouvelle, par la mobilité d'une population en mal de ressources et en mal d'autres espoirs de solidarité et d'autres raisons de vivre que ceux qui sont détruits.

Les déclassements et les reclassements, les premiers déplacements de main-d'œuvre derrière les chantiers, les migrations vers les zones d'embauche agricole, le retour d'une population musulmane en ville, et les premières vagues d'émigration pauvre vers la France qui prend le relais de l'émigration bourgeoise vers le Proche-Orient, tous ces phénomènes sociaux encore souvent secrets préparent une autre Algérie ; c'est aussi le temps des premières manifestations de rue. Au dire de Ch.-R. Ageron, le premier meeting algérien se serait tenu le 5 mars 1885, devant le Palais du Gouvernement. Si l'ébranlement n'atteint pas encore les profondeurs de la population et du pays, c'est du moins la mise en mouvement qui s'est produite, comme il paraît à travers le mouvement Jeune algérien, et le premier réformisme musulman.

Certes, Ch.-R. Ageron affirme qu'il n'y a pas de nationalisme algérien à cette époque ; l'Islam domine et n'échappent à son emprise que quelques évolués ; il faudra attendre 1930, plus précisément la décennie 1930-1939 pour que naisse le nationalisme (page 1 055). C'est d'abord faire montre de formalisme que de réduire la nation à une définition politique, et même semble-t-il, laïque ; à quoi aboutit en effet le démembrement de la société musulmane qui se produit sous l'action coloniale, sinon par des destructions mêmes, donc en négatif, à mettre la population algérienne en quête d'un nouveau cadre collectif, territorial, social et culturel, à dégager une «nation en puissance», ce que Renan appelait une «nationalité» ? L'étude faite par Ageron le prouve assez : la «politique kabyle» n'a-t-elle pas échoué ? L'individualisation de la terre et des hommes brise les particularismes, ce qui subsistait de segmentaire dans la société traditionnelle ; le maraboutisme lui-même se décompose ou se pervertit ; l'Islam est préservé mais politisé. Dans ce milieu où se prolongent mais en déperdition, les formes archaïques de révolte, manque certes le ferment d'un soulèvement collectif et l'échéance demeure encore lointaine, mais s'oppose cependant à la présence coloniale, l'aspiration à un rassemblement qui prenne force politique.

Il n'est pas aussi certain que ne le dit Ch.-R. Ageron, que le mouvement Jeune-Algérien, en dépit de sa faible emprise et de son privilège intellectuel, ne soit pas une manifestation de cette fermentation et de cette recherche d'issue nationale. Remarquons d'abord qu'il faut prendre à la lettre la demande d'assimilation qui est revendication de l'égalité des droits, pour l'identifier à une volonté de francisation. L'instruction française, la citoyenneté politique sont souhaitées, mais revendiquer la citoyenneté politique par assimilation même aux Français, aboutit en son fond à nier le statut colonial, et en un sens, indirect, à poser nationalement la collectivité algérienne contre la colonisation.

Les Français d'Algérie sentaient bien qu'ils ne pouvaient partager leurs droits sans se mettre en cause, et sans mettre en cause tout à la fois et leur prépondérance et la souveraineté française, que la langue ou les lois demeurent françaises ou non.

Dans sa thèse, Ch.-R. Ageron laisse bien voir que l'évolution politique qui se développe sous le couvert du mouvement Jeune algérien, est plus complexe qu'il ne l'avait écrit dans sa contribution aux Mélanges Charles-André Julien (4).

Deux orientations interfèrent en effet dans ce mouvement, voire coexistent dans le même journal ou chez le même homme, ce qui marque bien les glissements qui est aussi celle de la conscription, et parfois celle de la séparation de celle de l'École Normale, celle des instituteurs, celle de l'école pour les Indigènes, qui est aussi celle de la conscription, et parfois celle de la séparation de l'Islam et de l'État ; elle est à l'image du républicanisme français puisqu'elle est le produit de l'instruction française.

Mais cette branche est liée à une autre, ou mieux deux rameaux s'entrelacent. Le journal El Misbah (le Flambeau, d'Oran), et les noms sont indicatifs, évoque les descendants des Abencérages et parle du «réveil intellectuel de la race arabe» ; d'autres journaux ont nom Al Hillal (le Croissant), Al Kaoukab al Djazairi (l'Etoile de l'Algérie), le Rachidi, l'Islam ; les sociétés qui portent le mouvement s'appellent la Rachidiya, la Toufikiya, la Sadikiya, le Croissant, etc. Dans un de ses premiers numéros (22 juillet 1904), l'hebdomadaire bilingue El Misbah demande que les Musulmans cessent de se désigner par leur lieu d'origine, étant donné qu'ils sont tous algériens. L'Islam de son côté proclame : «Peu nous chaut que l'on nous appelle Jeunes Arabes, Jeunes Turbans ou Jeunes Turcs. Mais nous préférons au fond la dénomination de Jeunes Algériens, par opposition aux «Algériens» séparatistes des huertas de Valence ou de Calabre».

Ch.-R. Agerom reconnaît fort bien les origines sociales de cette minorité intellectuelle ; elle est quelquefois issue d'anciennes familles musulmanes qui maintiennent quelque aisance, et plus souvent provient des couches intermédiaires qui subsistent ou se renouvellent. Dans l'idéologie des Jeunes algériens, l'ancien et le moderne se cotoyent ; leur prise de position sort d'un combat intérieur qu'ils surmontent souvent par outrance de progressisme. Ils se battent contre les Vieux turbans, mais se divisent sur la conscription ou la citoyenneté ; ils sont déchirés entre la masse musulmane acquise à ses croyances, et le laïcisme de l'instruction française.

Retentit même cette surprenante anticipation du journal l'Islam (19 décembre 1913) : «Notre plus fière ambition est d'arriver à organiser la classe ouvrière indigène et de l'amener aux côtés du prolétariat français à la bataille pour les idées et les réalisations économiques et sociales». Une autre Algérie naît de la destruction coloniale de l'ancienne société, au temps même où jusqu'en ses formules s'affirme telle qu'en elle-même, l'Algérie française.

Thèse étonnante que cette œuvre de Ch.-R. Ageron, écrasante en sa masse, déroutante parfois en sa composition et en ses détours, fatigante par sa minutie et ses scrupules, mais sûre au niveau des faits et plus encore révélatrice de la  société coloniale, tout en demeurant hésitante dans l'analyse politique ; thèse, qui nourrit de toutes ses informations, ses bilans, ses notations, ses citations, la compréhension d'un demi-siècle d'histoire de l'Algérie, de cette époque de mutations encore souvent sourdes mais irréversibles, qui croit cependant que par une action externe et toute politique, celle d'une «politique indigène» précisément, le cours des choses aurait pu être changé.

L'ouvrage est si riche qu'il témoigne finalement contre ses déclarations d'intention ; il se veut une démonstration des faits et méfaits de la pratique coloniale qui seraient simplement liés à une politique ou à une absence de politique  ; en forçant les termes, il pousserait l'ambition jusqu'à être à la fois anticolonialiste et antinationaliste, par nationalisme français cependant ; mais ces positions d'avocat ou de moraliste en définitive n'enlèvent rien, car l'auteur découvre en profondeur l'évolution d'une société qui se désagrège, ou mieux que ruine la colonisation, et qui entre déjà, mais sans manifestation externe distincte, en travail national ; la thèse cesse alors d'être «morale du grand siècle», discours universel ou compilation sans fin, pour devenir pénétration et exploitation des rapports sociaux, c'est-à-dire histoire.

René GALISSOT
La Pensée, octobre 1970, p. 107-21
source

René Galissot

 

 

 

 

 

1 -  Charles-Robert AGERON. Les Algériens musulmans et la France (1871-1919), Publications de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Paris, Sorbonne. Série : Recherches, tome 44. Presses Universitaires de France, 1968. Deux volumes, 1298 pages.
2 -  Xavier YACONO. «La France et les Algériens musulmans (1871-1919)» Revue Historique, n° 493. Janvier-mars 1970, pages 121-134.
3 -  Articles écrits de 1954 à 1962 repris dans, L’Algérie : nation et société, Maspéro, Paris, 1965.
4 -  Etudes Maghrébines. Mélanges Charles-André Julien. Paris, P.U.F., 1964.

 

 

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8 août 2020

hommage à Hélène d'Almeida-Topor, par Marc Michel

Hélène Almeida-Topor
Hélène d'Almeida-Topor

 

 hommage à Hélène d'Almeida-Topor

 

Comme Fabrice d'Almeida l'a déjà fait et m'a encouragé, je diffuse cet hommage privé à une grande historienne de l'Afrique et amie, Hélène d'Almeida-Topor.

Hélène,

Ton départ laisse un vide, un vide d’estime scientifique, d’amitié fraternelle. J’ai l’impression que nous nous sommes toujours connus, en tout cas depuis plus d’un demi-siècle, depuis le temps des indépendances en Afrique jusqu’à aujourd’hui où tu nous quittes.

Je n’insisterai pas sur l’autorité de la femme de science, sinon pour en souligner l’immense curiosité, la valeur et l’originalité. D’abord, tu as été une des meilleures spécialistes de l’histoire économique de l’Afrique contemporaine et je garde toujours de tes premiers travaux un tableau de calcul de ce que tu appelé « termes de l’échange social », un concept neuf dont j’ai admiré - et dont j’admire toujours-, la fécondité. Et puis, aussi, Hélène tu as été de toutes les avant-gardes, non celles qui font parler d’elles parce qu’elles partent à la guerre avec des slogans, mais de celles qui apportent du neuf, ouvrent des pistes.

Car, il ne faut pas s’y tromper ; tu étais, Hélène, historienne ; à cet égard, un de tes livres les plus connus, sur les Amazones du Dahomey n’est pas un hommage aux femmes en guerre et aux «guerrières» mais un démontage des images trop faciles ; tes guerrières «plus qu’aux héroïnes de l’Antiquité, c’est peut-être aux troupes féminines d’aujourd’hui, aux jeunes filles qui, dans plusieurs pays du monde, suivent une instruction militaire obligatoire, aux femmes gardes du corps, prêtes à tuer à la moindre alerte que s’apparentent les amazones du Danhomè (1). Et dès lors, peuvent-elles encore faire rêver ?», écrivais-tu en conclusion de son livre, en 1984.

De ton œuvre, je voudrais aussi extraire un des plus remarquables apports, le volume qu’elle tu as consacré aux « saveurs venues d’ailleurs depuis la fin du XVIIIème siècle » sous le joli titre Le goût des autres ; «la meilleure façon de découvrir un plat, la plus véridique, est sans doute celle que confectionne un hôte étranger pour ses invités.»

 

l'Afrique au cœur

Non seulement ce bel essai est, selon moi, un livre majeur, mais aussi un recueil de recettes étonnant pour tous ceux et celles qui croient que manger ensemble est le premier pas vers la reconnaissance de l’Autre.
À ce propos, là vraiment le privé et le public se sont rejoints ; je me souviendrai toujours et nos enfants je l’espère également d’un fameux repas dans l’appartement que tu avais boulevard Saint-Denis ; encombré des souvenirs africains, de livres et des tableaux de ton père et de ceux de ton frère. Tu n’avais peut-être pas encore rejoint l’Université Paris 1 et moi, celle d’Aix-en-Provence ; nous avions l’Afrique au cœur. Nous avions tous deux connus l’expérience exaltante, bien que parfois ingrate et frustrante de l’installation des premières Universités francophones en Afrique.

Nous avions des connaissances communes, de grands noms de l’anthropologie, Claude Tardits ou Philippe Laburthe-Tolra que tu avais connus au Dahomey et au Togo de l’époque, et moi au Cameroun. Nos domaines de recherches voisinaient ; j’appréciais ton franc-parler, ta chaleur, un rire, en tout cas une gaieté que tu partageais presque avec ton frère qu’hélas je n’ai pas rencontré. Plus tard, tu m’as témoigné ton amitié dans une lourde épreuve. Après ton passage à la Rue Malher, je suis allé te voir avenue de Tolbiac ; tu avais conservé ton franc-parler et ton optimisme.

Merci Hélène. Que tes enfants trouvent ici l’expression de ma fidèle amitié avec toi.

Marc MICHEL

 

1 - Danhomè :  orthographe traditionnelle ancienne (pays ou royaume du Dan). Dahomey : orthohgraohe coloniale. Bénin : nom actuel usurpé.

 

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13 septembre 2020

Quelques réflexions sur le terme : extrême-droite, par Jean Monneret

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"l'extrême-droite" vue pr l'extrême gauche : un peu n'importe quoi...

 

Quelques réflexions sur le terme :
extrême-droite

par Jean Monneret

 

Un terme ou une expression peuvent être utilisés dans leur sens usuel, consacré par une longue histoire et répertorié dans les dictionnaires. Ils peuvent aussi être utilisés de façon artificieuse, fourbe, spécieuse. On est alors en face d’une opération de désinformation. Dans ce cas, un mot ou une expression d’apparence claire cachent, en fait, une réalité floue, obscure, équivoque. Ainsi en va-t-il du terme extrême-droite.

 C’est sans doute une des expressions les plus usitées dans la vie politique française. Très péjorative, elle désigne des gens déplorables, indignes de toute considération morale. Ils sont ce qu’il y a de pire dans l’univers politico-médiatique : des êtres dangereux, immoraux, infréquentables. Ils sont les parias de la République, qui s’affirme démocratique, sans pouvoir se passer de boucs-émissaires.

L’utilisation de ce terme agit comme un répulsif. Gare au politicien, à l’écrivain ou au journaliste qui en est affublé. Il sera stigmatisé. Comme les lépreux du Moyen-Age, il devra éviter les contacts. Il n’est pas accidentel que M. Macron ait, un jour, dénoncé la lèpre du populisme (synonyme pour lui d’extrême-droite). Autre métaphore à succès l’extrême-droite est «nauséabonde». Elle tient d’ailleurs des propos conformes. Bref, elle est à fuir. On parlera même de dresser, contre elle, un cordon sanitaire.

Mais une question se pose d’emblée : qu’est-ce au juste que l’extrême-droite ? Là, que de complications ! Questionnez votre entourage. Pas une définition ne correspondra à une autre. Comme disent les Anglais : sous chaque bonnet une opinion différente.

Faut-il s’en étonner ? Non, car, ce que l’on désigne par extrême-droite est une nébuleuse : elle peut désigner des nazillons, des monarchistes, des cathos tradis, des conservateurs, des patriotes, des anti-immigrationnistes, des nostalgiques du gaullisme, des laïques anti-islamistes, des écolos attachés au terroir. La liste n’est pas exhaustive.

Essayons d’y voir clair. Jadis, droite et gauche correspondaient à une position dans l’hémicycle parlementaire. Ultérieurement, l’habitude s’est enracinée de considérer la gauche comme plus  soucieuse de justice sociale et la droite comme plus portée au conservatisme. Avec, bien entendu, tout ce que ce clivage a d’irréel et de trompeur. Ajoutons qu’au fil du temps, sont apparues des gauches et des droites.

Or, s’il est admis que la gauche française est ramifiée et scindée en factions ; elle se félicite de sa diversité. Un Jospin a ainsi pu se dire «fier» d’avoir des communistes dans son gouvernement.

Plaignons ce malheureux !

En revanche, la droite officielle dite classique, républicaine ou modérée se veut ramassée et homogène. Elle a très peur d’être contaminée par «l’extrême-droite» Elle s’en méfie, s’en tient éloignée et, pour tout dire, ne recule devant aucune mesure prophylactique pour éviter la contagion.

La droite s’impose de n’être que légèrement teintée de conservatisme. Elle se doit d’être, ô oxymore, «fermement centriste» ou «modérée». Trop de traditionalisme ou de fierté patriotique sont mal vus de cette droite-là, car ils mènent à l’étiquette infâmante : «extrême-droite».

La droite officielle n’est ferme que sur un point : elle est attachée aux valeurs républicaines. Qu’est-ce au juste ? N’essayez pas de savoir : là encore, sous chaque bonnet un avis divergent. Néanmoins, il y a une grande césure : les valeurs républicaines, c’est le Bien emblématique, l’extrême-droite, c’est le mal absolu, l’antithèse même de ce qui est respectable. Cette considération, un peu floue, n’empêcha pas M. Gaudin de Marseille d’appeler à voter, localement, pour un communiste contre un « extrême-droite ».

Plaignons aussi ce malheureux.

Longtemps, le critère de l’appartenance à «l’extrême-droite» fut l’antisémitisme. Celui-ci a bien reculé en France, depuis la seconde guerre mondiale, jusqu’à une époque très récente où il a resurgi, porté cette fois par le djihadisme. Alors, patatras ! Il a fallu redistribuer les cartes, car, lier antisémitisme et djihadisme risquait de stigmatiser la communauté musulmane. Donc, l’on s’est contenté de lier antisémitisme et antisionisme. Le président de la République l’a fait officiellement.

L’extrême-droite a été,  de ce fait, rejetée dans les phobies : homophobie, islamophobie, xénophobie, europhobie[1]. En somme, toujours le vocabulaire médical. Mais le racisme est difficile à définir. Certains le distinguent mal de la simple fierté nationale, et tendent à le dénoncer dans toute manifestation d’opposition à la politique (certains diront la non-politique) d’accueil des immigrés légaux ou illégaux. Bref, le critère permettant d’identifier cette déplorable extrême-droite est très flou.

Toutefois, l’accusation de racisme n’est pas toujours brandie à tout va. Souvent, les media dominants qui sont, certes, massivement favorables à l’immigration, se contentent d’euphémismes ou d’allusions. Vous êtes opposé à l’accueil des étrangers, alors vous n’êtes pas «ouvert à l’autre». Vous êtes pour le rétablissement des frontières, alors vous êtes pour une France «frileuse». Attention aux rhumes ! Courez à votre actifed !

Mais l’accusation de relever de l’extrême-droite est bien plus infâmante que ces petites accusations euphémiques pourraient le laisser croire. Quelles que soient vos convictions réelles, seriez-vous un simple écolo, un simple laïque, un simple disciple de De Gaulle, un brave français de base râleur ou une victime d’agression n’ayant jamais fait de mal à personne, vous serez immédiatement assimilé à ce que le sigle extrême-droite couvre de plus ignominieux : le nazisme. Vous serez vu, au moins par ceux qui brandissent le sigle à tout va, comme un national-socialiste. Et alors, ceci marchera, le réflexe pavlovien de méfiance s’installera, car, en France, cette manipulation fonctionne.

Quelques déclarations absurdes, intempestives, de quelques nazillons eux-mêmes manipulés, ou de quelques personnages égarés ou ineptes, parachèveront la manœuvre. Pour reprendre une expression amusante : vous serez «adolphisé».

Dans les milieux de gauche dits «progressistes», le réflexe pavlovien est bien en place. L’extrême-droite a beau être une nébuleuse touffue, trouble, le terme a beau être fumeux, filandreux, vaseux à souhait, ou précisément à cause de cela, il fonctionne. L’expression désigne un empilement de gens n’ayant rien en commun, chacun, justement, croit savoir de quoi l’on parle. On amalgame sans état d’âme. Cette désinformation est loin d’être inefficace. Portée par les media conformistes dominants, elle influence bien des milieux et bien au-delà de la gauche[2]. Surtout en période électorale, ça marche et ça fait marcher. Suivez mon regard.

En résumé, si vous n’êtes ni communiste, ni socialiste, ni républicain modéré, ni conservateur centriste patenté, prenez garde : vous risquez la flétrissure. Vous vous retrouverez lépreux, contagieux, nauséabond et de plus moralement indigne. Car, la morale, il faut s’en persuader est à gauche, et un tout petit peu au centre sans plus. Le reste appartient aux démons.

 La désinformation est là. A qui profite-t-elle ?

Jean Monneret



[1] Attention ! L’Europhobie ne désigne pas l’aversion, teintée de racisme de certains envers les gens d’origine européenne. Elle désigne l’hostilité à la construction européenne concoctée par les Delors, Moscovici, Barnier et autres eurocrates.

[2] Voici une anecdote que tous devraient connaître. Avant la 2e Guerre mondiale, aux États-Unis, les cigarettiers désiraient stimuler leurs ventes. Ils se mirent en tête de faire fumer les femmes, lesquelles en ce temps-là, s’en abstenaient massivement. Publicitaires et désinformateurs organisèrent à New York une marche pour l’émancipation féminine. Les manifestantes furent invitées à fumer pour exprimer leur posture de femmes libérées. Ce soir-là, les cigarettes devinrent «les torches de la liberté».

Les newyorkaises marchèrent, les cigarettiers encaissèrent. Beaucoup de femmes ensuite se mirent à fumer. Présenter une dépendance comme une libération, c’est un tour de force. Gare aux manipulateurs !

 

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28 juillet 2020

les accords d'Évian : un obstacle à la repentance, par Jean-François PAYA

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les accords d'Évian :

un obstacle à la repentance

Jean-François PAYA

 

Réflexion faite aucune des deux parties ne peut parler de “crimes”concernant la guerre d'Algérie . Ce que notre nouveau président et ses interlocuteurs semblent oublier c'est que pour l'Algérie il y a un texte Constitutionnel nommé "Les Accords d'Évian" entériné par référendum par les 2 parties.
La référence est l'intitulé “Texte original des Accords d'Évian ; vers la paix en Algérie".

seront amnistiées toutes infractions...

Dans les archives de la diplomatie Française relatives aux accords d'Évian (p. 407), il est dit : "Il a donc été tiré un trait sur les exactions réciproques de 1945 dans le Constantinois (jusqu'au jour de l'indépendance 3 juillet 62).

Ainsi tout semblait prévu pour régler réciproquement tout contentieux juridique entre la France et l'Algérie en le faisant valider par des consultations Populaires (mais qui avait lu les accords d'Évian ; surtout ces annexes ?).
Donc à notre avis si rien ne semble s'opposer à la citation et à l'étude des faits historiques ; il n'est formellement pas permis de les qualifier par une sentence "juridique" (crime etc ; surtout de la part des plus hauts représentants de l'État et a fortiori des Président de la République dans des rapports officiels en tout cas pour la France ; il en serait de même pour l'Algérie qui n'a pas de leçon à donner notamment à propos des actions terroristes des années 1990 et leur répression.

L'Algérie et la France doivent respecter l'application des accords d'Évian à la lettre !  Ce qui ne sempble pas cas à Alger...
Un décret présidentiel assure en Algérie, l'impunité aux responsables des exactions coté rébellion où forces de l'ordre pendant les années 1990.  En outre, comme le déclarent certaines organisations de défense des droits de l’Homme aujourd’hui, tout débat sur cette question sera désormais impossible, la discussion publique sur le conflit qui a déchiré le pays pendant plus d'une décennie étant explicitement prohibée par le texte .

la  «Charte pour la paix et la réconciliation nationale»
Le gouvernement Algérien a présenté cette loi comme «mettant en œuvre» la  «Charte pour la paix et la réconciliation nationale» charte que les électeurs algériens ont approuvé lors d’un référendum le 29 septembre 2005.
Donc on peut considérer qu'il en est de méme pour les amnisties réciproques adoptées dans "les accords d'Evian" en 1962 devenues la loi constitutionnelle y compris pour des présidents de la République non parjures des deux bords ! qui en principe ne peuvent parler de crimes et encore moins "de crime contre l'Humanité "jusqu'au 2 juillet 1962 dans les textes ; veille de l'indépendance au grand désespoir parfois des victimes de chaque bord à éventuellement indemniser par chacun *
Ainsi cette conclusion devrait apaiser une "chikaya" interminable relancée par les ultras de chaque bord et toute vélléité  de "repentance" réciproque permettant d'envisager un avenir constructif pour les nouvelles générations dans les deux Pays reliés par tant de liens indélébiles !

Jean-Fançois PAYA
26 juillet 2020

 

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12 septembre 2020

Critique de "L’impossible paix en Méditerranée" de Boualem Sansal et Boris Cyrulnik par Lounis Agggoun

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tribune libre

 

Critique de

L’impossible paix en Méditerranée

de Boualem Sansal et Boris Cyrulnik

par Lounis Agggoun

 

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Nous publions ce long et très argumenté texte article de Lounis Aggoun. C’est donc que nous le jugeons digne de figurer sur ce site. Nous ne sommes pas forcément d’accord avec tout. Mais, comme il est coutume de dire, la responsabilité des propos relève de l’auteur. Et les éventuels droits de réponses seront accueillis comme il se doit.

Études Coloniales

 

 

petite leçon de Grande Histoire
pour «intellectuels de la foutaise»

Lounis Aggoun

Kul lqern yurja lehna
Waqil abrid-is yenne
Tout le siècle attend la paix.
Son chemin semble escarpé.
Lounis Aït-Menguellat

 

Yemma hezmi-li serwali
Ch’hal seïba rrejlia
Maman, serre-moi la ceintured’être un homme me semble si dur.
Salah Sadaoui

«Je préférerais mille fois une domination de Juifs à celle que nous impose le régime algérien»
Imam islamiste,Diar el-Kef,
lors des inondations à Bal el-Oued en 2003.

 

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Lounis Aït Menguellet

 Il y a dans cette citation d’Aït-Menguellat plus de profondeur de vue qu’on cherchera en vain dans l’ouvrage, écrit à quatre mains par le tandem Boualem Sansal-Boris Cyrulnik, accouché au forceps par José Lenzini, directeur de collection des éditions de l’Aube.

Le bébé, né d’un accouplement contre-nature, est un objet difforme. Il est, sur un sujet aussi couru que la guerre et la paix, difficile de produire pensées plus arides. Mais, comme dans le chef-d’œuvre de Rachid Mimouni le monstrueux Tombeza profite d’un destin radieux dans un pays ravagé par ses élites, Sansal et Cyrulnik sont des penseurs indiscutés dans un monde qui marche sur la tête. L’on pourrait, à l’adresse de Sansal et de ses mandants, rajouter une autre citation du même chanteur kabyle : tenγid tamurt gi nemlal : «Tu as tué la terre qui nous a réunis.»

La Méditerranée est vaste. L’Algérie pourrait y occuper une place de choix ; elle y fait, au grand malheur de son peuple, œuvre empoisonnée. Ce ne sont pas les auteurs du cru qui manquent pour inspirer un écrivain ou un journaliste désireux de bien dire, de bien penser, pour bien agir : des artistes, des savants, des hommes de grand talent et d’une probité insoupçonnable ; des intellectuels vrais, dont l’œuvre devrait inciter Sansal et ses semblables à une grande humilité. Mouloud Mammeri, Kateb Yacine, Mouloud Feraoun ont éclos et gardé leur tête haute dans les terribles temps coloniaux. C’est dire que la colonisation a eu, dans ce domaine au moins, plus «d’aspects positifs» que la période postérieure, à laquelle on se réfère un peu hâtivement comme celle de «l’Indépendance».

En matière littéraire seulement, l’Algérie française a engendré ces hommes-là, et d’autres, Jean Amrouche, Mohammed Dib, Assia Djebbar, Nabil Farès. L’Algérie algérienne a avorté de Boualem Sansal, Yasmina Khadra, Kamel Daoud et Mohammed Sifaoui. Ceux en revanche, tels Djillali Lyabès, Djillali Belkhenchir, M’Hamed Boukhobza, Tahar Djaout, Mahfoud Boucebsi, Youcef Fathallah, etc., ont préféré la dignité à la servitude l’ont payé de leur vie. Un autre, Saïd Mekbel, après avoir servi par inadvertance de caution aux poussées fascistes de la junte militaire, est allé au-devant de la mort en regagnant l’authenticité du journaliste vrai[1], pour laisser à sa progéniture le souvenir d’un père digne.

intellectuels algériens

Tout le reste, pourrait-on dire, n’est que littérature… Mais, comme l’Histoire, le territoire, les cultures, les richesses, etc., la littérature a été confisquée, livrée à une nuée de vautours d’autant plus féroces qu’ils sont incompétents, d’autant plus célébrés qu’ils font œuvre lamentable. Quid des citoyens ordinaires, de seconde zone en fait, qui méritent mieux que l’élite toxique qui sévit sur leur destin et sur leur image ? Les rêves même leur ont été soustraits. Soixante après, alors qu’ils abordent de nouveau pieds nus les chemins escarpés et piégés de leur liberté et de leur souveraineté, de leur renaissance peut-être, ils se retrouvent en plus mauvaise posture que ne le furent les militants des années 1940 qui conçurent de se soulever contre l’une des plus grandes puissances de la planète. Ils voudraient rêver de paix les Algériens. Boualem Sansal et Boris Cyrulnik leur assènent leur verdict, la peine capitale : L’Impossible paix en Méditerranée. Et les accusent d’être inaptes et indignes à la démocratie.

Tel est donc le titre d’un ouvrage que les compères carpe et lapin Boualem Sansal et Boris Cyrulnik ont entrepris d’infliger aux devantures des librairies. Ils auraient dû commencer par explorer l’impossible paix entre leurs propres idées. Laissons-leur le soin d’indiquer une citation phare, point d’entrée de leur réflexion tortueuse : «Georges Duby […] procédait de la même manière, en s’intéressant peu à l’histoire des batailles, des grandes familles, et beaucoup plus à l’histoire de la vie privée… Comme nous le faisons aujourd’hui en abordant, par exemple, la façon dont on lutte contre la canicule en sortant les chaises ou la manière dont on protège les personnes âgées de la déshydratation en leur distribuant de l’eau le soir. Auparavant, ces "anecdotes" ne faisaient pas l’histoire ; elles étaient considérées comme des épiphénomènes sans intérêt. Maintenant on en fait de l’histoire […].» L’Histoire serait donc tombée si bas ? Mais faut-il donner foi à cette assertion ? Que gagne Georges Duby à être mêlé bien malgré lui à cette insondable poussée pseudo-intellectuelle au cœur de l’incongru ?

D’accord sur tout,
et surtout sur son non négligeable contraire

On ne sait si ces épiphénomènes sont aujourd’hui plus capitaux que jadis ; et, le cas échant, on ignore s’il faut se réjouir que, dans un monde profondément tourmenté, l’anecdotique soit devenu matériau pour l’Histoire. L’intérêt de cette pensée de courte volée de Cyrulnik, sur la façon de lutter contre la canicule en allant prendre l’air au dehors, rebondit d’une étrange façon chez Boualem Sansal, trahissant au passage tout le mépris que celui-ci nourrit à l’égard des peuples méditerranéens qu’il s’apprête à tailler en pièces : «Cette analyse me convient parfaitement. Pour moi, la Méditerranée ne serait qu’un territoire somme toute banal, une petite mare bordée de territoires plutôt arides, où vivent les cigales et où, comme le dit joliment Boris Cyrulnik, les hommes ont la drôle d’habitude de sortir les chaises à la moindre alerte caniculaire, plutôt que les parasols. Voilà ce coin de monde à la besace pleine de magnifiques légendes ; il vit de légendes, il en produit, s’en nourrit, au point qu’il est lui-même une légende, que dis-je, il est La Légende tout entière.»

L’on pourrait commencer par proposer à nos deux compères d’apprendre à lire, avant de s’aventurer à écrire. Mais ce serait dommage de s’arrêter de façon si prématurée…

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Sortir les chaises dans l’idée de Cyrulnik apparaît, après analyse syntaxico-sémantique, comme un geste salvateur, tandis que son alter ego suggère – du moment que l’alternative aurait dû être «les parasols» – un acte inconsidéré. Ils sont si bêtes, ces Méditerranées, qui en pleine canicule vont s’exposer au soleil ardent. Un dialogue de sourds donc. L’incongruité n’a pas échappé à José Lenzini ; il l’attribue avec beaucoup de bienveillance à une approche contradictoire, qui fait la «richesse» de l’échange, la complémentarité, la convergence, une certaine proximité des deux orateurs, qui traduirait en conclusion globale une vision hautement «optimiste» puisque, selon lui, le livre « est bien le témoin qu’un dialogue reste possible entre les deux rives de la Méditerranée ». Si c’est pour asséner des conclusions telles que , on eût préféré, entre les deux, une grande discorde et, du moins, de bénéficier d’un pessimiste relatif.

Les deux hommes se diront ainsi continument en phase l’un avec l’autre, en déclarant parfois l’exact contraire de ce sur quoi ils sont d’accord, comme deux envinés du petit matin bruyant sans s’écouter, tirant parti du laps de temps pendant lequel l’autre expulse un remugle de mauvaise cuisine pour improviser son propre délire éthéré… Dans quelles annales trouve-t-on pareilles mœurs suicidaires de s’exposer aux affres d’un soleil de plomb un jour de canicule ?

Puisqu’il ne reste dans ce monde d’images que le témoignage happé du passé par des caméras de plus en plus équivoques, Pagnol pourrait être une bonne source de ces scènes d’été sous l’ombre d’un arbre épais sur la place publique, pour profiter des brises rafraîchissantes que canalisent les aléas du relief. Une fable donc, à laquelle Sansal donne une épaisseur supplémentaire en offrant aux cigales le mérite de «vivre» et aux hommes l’horizon d’y mourir. Les peuples Méditerranéens seraient «La légende tout entière» ; et on sait ce qu’il faut faire des légendes : la canicule présente un bon procédé pour leur urgente crémation.

Entendons-nous tout de suite : l’ouvrage entier est un concentré de vide, quand il ne verse tout simplement pas dans le ridicule et la culture – au sens biologique – du faux ; et nous allons le monter au-delà de toute incertitude. Il est cependant, bien malgré ses auteurs, d’un apport précieux. Non qu’il nous apprenne quoi que ce soit sur le sujet qu’ils prétendent subsumer de leur esprit supposément vaporeux, mais sur ce qu’il révèle sur eux-mêmes : prétentieux, mégalomanes, médiocres, incohérents, ignorants, faussaires et, surtout, dangereux ; comme le sont tous ces médicaments tels que le Médiator qui prétendent soigner et qui empoisonnent, mutilent, tuent. Des intellectuels toxiques. Leur ouvrage en apporte la preuve indiscutable. Commençons par le plus véniel, la médiocrité.

La guerre, une norme

L’impossible paix en Méditerranée. Le titre sonne comme une condamnation, assortie d’un verdict irrévocable. La Méditerranée mérite de meilleurs auteurs, tels les Fous d’Afrique[2], en bien ou en mal, mais qui l’aiment vraiment. Ils dessinent, à l’instar de Béatrice Patrie et Emmanuel Espaňol[3], de plus réjouissantes perspectives, servies par une qualité de plume autrement plus soignée. Quant à la paix… Dans Le Bel venir de la guerre, Philippe Delmas aborde – avec profondeur – tous les sujets connexes, laissant toujours la place à l’espoir. La guerre y a la faveur des pronostics mais les portes ne sont pas définitivement fermées pour le sursaut. Pour lui, «les guerres peuvent obéir à deux logiques possibles. Les logiques de puissance, qui engendrent des conflits de souveraineté, et les logiques de sens, qui engendrent des logiques de légitimité. […] Les secondes reflètent l’impossibilité pour certaines populations de vivre ensemble ou sous une certaine autorité. La guerre du Cachemire entre l’Inde et le Pakistan, celle de Bosnie en sont des exemples[4]» récents. Il ajoute que «la guerre ne naît plus de la puissance des États mais de leur faiblesse. La première question de sécurité aujourd’hui ce ne sont pas les ambitions de puissance, c’est la panne des États.»

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L’exposé est d’autant plus pertinent qu’il date de 1995, les vingt-cinq années passées depuis ont démontré toute la justesse de l’analyse et de ses projections. Il est aisé de comprendre sur ces deux registres que les peuples sont les victimes de leurs élites. De part et d’autre des lignes de démarcation, les élites conjuguent leurs efforts pour instaurer les conditions de la discorde ; puis elles expriment leur puissance aux fins d’un grand racket. Il y a matière à investigation et à engagement intellectuel. Sansal et Cyrulnik examinent des événements passés et ils en extraient une réflexion d’une vacuité sidérante, au service des racketteurs.

Si l’on fait abstraction – pour y revenir longuement plus loin – du conflit israélo-palestinien, la guerre en Méditerranée durant les quarante dernières années recense celles qu’ont menées les USA et la France contre la Libye, d’abord dans les années 1980 puis au cours de la décennie qui vient de se terminer. Il y a bien eu des escarmouches de l’armée algérienne contre le Maroc à la fin des années 1970 ; elles ont définitivement convaincu les militaires algériens de ne pas se frotter à un ennemi qui ne soit pas leur propre peuple désarmé ; ils se replieront dans l’univers glauque des barbouzeries, là où ils peuvent, en toute quiétude, poignarder dans le dos leurs citoyens esseulés.

La guerre étrange que mène au Sahel la France aujourd’hui – secondée par les USA qu’elle espère, paradoxalement, éjecter de la région pour s’adonner seule, quoique la Chine s’en mêle désormais, au pillage des ressources naturelles – mériterait d’épais ouvrages, hors des sentiers éculés d’un terrorisme islamiste érigé en force irréductible. Ce sont là des guerres d’Occidentaux davantage que de «Méditerranées» au sens entendu par Sansal et Cyrulnik. On pourrait ajouter la guerre en Syrie où des coalitions opaques rivalisent de férocité contre des civils, toujours. Il y a les guerres par procuration, où les innocents offrent leur existence comme support aux déchirements étrangers. Bref, il y a la guerre, qui unit tous les conflits, que mènent des dictatures féroces, lourdement armées par l’Occident, contre des populations innocentes, dans un jeu immonde, dans un choc de civilisations : celle des élites, où l’humanité est en passe de disparaître, contre celle, à réhabiliter, des peuples. Nous sommes loin de l’univers tel que s’apprêtent à le dépeindre les deux auteurs, une Méditerranée enracinée dans l’obscurantisme, qui éclabousse de ses fléaux moyenâgeux la paisible, la généreuse et si démocratique Europe…

Le prédicat incontournable de la guerre

La fiction envoûtante veut que l’Europe ait conjuré ses démons et que l’union politique de ses pays ait eu raison des pulsions belliqueuses de ses peuples. Rien n’est plus faux. A-t-on jamais vu un peuple souverain appeler ses dirigeants à mener une guerre contre un voisin pacifique ? La guerre ne concerne les peuples que dans la mesure où ils offrent leur chair aux canons. Ils ne s’y rendent, sinon manipulés, que contraints et forcés. Ce qui a permis de maintenir la paix en Europe et entre puissances mondiales, explique Philippe Delmas, ce n’est pas que des peuples furieux aient été soudainement saisis par la raison ; ce n’est pas davantage la conséquence pragmatique d’un marché « libre » qui exige une circulation sans entrave des marchandises. Ce qui a rendu ce petit miracle possible, c’est le spectre de l’holocauste nucléaire, la certitude que personne ne sortirait indemne d’un conflit où les belligérants disposent de suffisamment d’énergie pour anéantir mille fois toute vie sur terre ; et qu’il suffirait d’appuyer, fût-ce par inadvertance, sur un bouton pour que la mécanique s’emballe, que l’apocalypse survienne.

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La capacité de destruction détenue par les USA et l’URSS était si phénoménale que les armes nucléaires s’étaient d’elles seules neutralisées. Elles étaient dès lors devenues un potentiel énorme d’accidents pour le pays détenteur[5] davantage qu’une arme à mettre en œuvre contre l’ennemi, dont la réplique eût pris l’allure d’un Armageddon. 50 missiles nucléaires suffisaient pour détruire l’intégralité de l’URSS. Les USA en détenaient 70 000, qui donnaient lieu quotidiennement à des centaines d’incidents qui frisaient l’horreur ; pour ses propres personnels bien entendu, sur le sol américain même. L’arsenal nucléaire était devenu bêtement inutilisable. La raison qui a prévalu, c’est celle «de mort assurée» pour tous si l’une ou l’autre des deux puissances s’avisait d’enclencher l’engrenage. La paix était-elle pour autant assurée ? Loin s’en fallait. La guerre, si lucrative, devait perdurer ; elle serait menée sur des territoires tiers, pour le sacrifice de peuples alternatifs. Il n’y a plus guerre mondiale, mais mondialisation de la guerre. «Toutes ces petites guerres acharnées et sans enjeu bien clair nous paraissent relever de la maladie mentale.

Que n’a-t-on dit de Saddam Hussein et de Slobodan Milosevic ! Qu’une telle répression soit possible nous semble inconcevable et ne pouvoir s’expliquer que par la pathologie de quelques fous dangereux dont le Dr. Kouchner, médecin de la grande famille humanitaire, appelle l’ablation urgente.[6]» Et ablation il y eut ; à la manière du docteur Hyde, en Serbie, en Afghanistan, en Irak, puis en Libye. L’Iran attend son tour, pour un destin que le même Dr. Hyde-Kouchner devenu ministre des Affaires étrangères, «pilier du système qu’il critique», formulera sans ambages, faisant écho à Benyamin Netanyahou : contre l’Iran, il faut en venir au « pire : la guerre ».

Mais cette ère d’une non-paix assurée par l’équilibre de la terreur est arrivée à son terme. Chine, Inde, Brésil, sortent leurs griffes après une léthargie millénaire. Les USA et la Russie ne sont plus que des géants aux pieds d’argile. Le piège de Thucydide est en train de refermer ses mâchoires, et le seul pays qui – quoique souvent à mauvais escient – assurait bon an mal an une certaine stabilité, les USA, est dirigé par un président ouvertement détraqué. «Pourquoi la guerre qui nous fut quotidienne nous serait soudain étrangère ? Parce que 10 % de l’humanité l’ont évitée pendant deux générations ? La belle affaire !

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Louis XIV, 1672, guerre de Hollande

Cette même Europe dont nous promouvons le modèle pacifique est cimentée par la guerre jusqu’à la dernière pierre. Au XVIe siècle, l’Europe n’a connu que dix ans de paix, au XVIIe, quatre ans seulement, et seize au XVIIIe. De 1500 à 1800, […] l’Europe a connu deux cent soixante-dix ans de guerre, avec une nouvelle […] tous les trois ans. L’Autriche et la Suède, modèles pacifiques, ont connu, pendant ces trois siècles, une guerre tous les trois ans, l’Espagne tous les quatre ans, la Pologne et la Russie tous les cinq ans. Tout cela est trop loin peut-être. Les deux guerres mondiales, nos proches voisines, ont causé cent millions de morts dont soixante millions de civils. Les révolutions russes et chinoises en ont ajouté au bas mot cinquante millions, et nombre croissant d’historiens estiment que c’est plutôt le double.

Quant aux 146 petites guerres qui ont sévi depuis 1945, elles ont exterminé avec discrétion environs trente millions d’individus, civils pour les trois quarts, et essentiellement pour le compte des grandes puissances. Les plus lointaines de celles-ci n’ont pas d’histoire différente des nôtres : au cours des six premiers siècles, la Chine n’a connu que dix-sept années sans guerre. Au cours de son dernier siècle, entre la colonisation occidentale, l’invasion japonaise, la libération et les révolutions maoïstes successives, elle a perdu entre trente et soixante millions de morts selon les estimations.

Un étonnant article du Wall Street Journal faisait remarquer que traiter Deng Xiao Ping de "Boucher de Tien An Men" était méconnaître l’histoire. Le millier de morts innocents de 1989 est en deçà de la moyenne quotidienne qu’aura connue la Chine depuis soixante ans de vie publique du vieux dirigeant. L’article ne plaidait pas l’absolution mais la différence de regards.[7]»

Ce décompte effectué avant les guerres du Golfe et d’Afghanistan fait l’économie de quelque 4 millions de victimes de la «lutte antiterroriste». En divisant par deux pour assurer ses chiffres, cela ferait 2 millions de morts. Et au moins trois pays démolis : l’Irak, la Syrie et la Libye.

Dans tout ce décompte macabre, cette anthologie de la terreur, les peuples en général, les peuples méditerranéens du Sud plus spécialement encore, n’ont eu à connaître les affres de la guerre qu’en les subissant. Il paraît dès lors pour le moins injuste de les accabler de tares qui rendent «la paix impossible». La paix les sauverait ; la guerre qu’ils subissent les maintient depuis des siècles soumis, captifs, irresponsables de leurs devenir et des actes qu’on leur impute. De toutes les accusations que l’on peut formuler à l’encontre de celui que l’on s’apprête à pendre, il y en a une à laquelle personne, y compris son bourreau, ne songe : celle de ne pas vouloir se délivrer assez. Et c’est celle-là qu’invoque, de façon insidieuse, Sansal et Cyrulnik pour les peuples méditerranéens : leur refus de la démocratie, leur attachement à leurs chaînes.

L’exposé d’un ignare. Voilà le résumé du livre que nous allons passer au tamis ; et si ce que nous désirons récolter c’est un peu de connaissance, l’on aura beau brasser, rien ne passera au travers des mailles.

Les Ténèbres qui viennent…

Si vous voulez en revanche un ouvrage dégoulinant de prétention à l’érudition, de vanité et de fatuité intellectuelle et qui, dans les faits, est un concentré de superficialité de vue et de vacuité d’analyse, celui de Boris Cyrulnik et de Boualem Sansal vous comblera de bonheur. Le sujet n’est pas d’une grande originalité ; il est aussi vieux que la vie sur terre ; la compétition intra-spécifique, la lutte au sein d’une même espèce animale ou végétale pour s’approprier une ressource vitale rare ; chez les humains, on l’appelle la guerre : elle consiste à faire fi des manières «humaines» et de la bienséance «sociale» pour parvenir à ses fins. Ce pourrait être l’apanage des bêtes féroces, régies par la loi de la jungle ; mais c’est devenu, au pinacle de la civilisation, le modèle dominant dans le monde des hommes ; celui dans lequel se sont épanouis ces deux auteurs : la «loi du marché». À cette nuance près que la jungle est hautement mieux régulée que «le marché» conçu pour une seule espèce : les vautours…

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L’exploration des arcanes de la guerre – résurgence de l’instinct sauvage – et de la paix – contribution de l’homme à sa propre civilisation –, peut être passionnante : à condition de ne pas être révulsé par l’odeur du sang versé des innocents. Autant dire, d’autres avant eux ont abordé la question ; avec plus de profondeur. L’écriture ayant permis d’épaissir la chronique de plus de deux mille ans de mémoire belliqueuse, dans un monde où la guerre est devenue le mode d’interaction privilégié entre humains, on imagine leur travail épais, documenté et débouchant sur des perspectives éclairantes. Las. Il fait moins de 100 pages, sur une demi-largeur.

En ôtant l’introduction, les questions et les généreux espaces entre les paragraphes, il resterait de l’ouvrage une cinquantaine de pages ordinaires au grand maximum, laborieusement noircies ; redondantes puisqu’ils s’amusent l’un et l’autre à se proclamer en total concordance de vue, ce qui leur donne à chacun l’occasion de réitérer la même idée éculée énoncée par l’autre. Pour une conclusion tout en désespoir : «l’impossible paix en Méditerranée». Il est des jugements définitifs que les faits démentent très vite. Mais au moins s’attend-on à trouver les raisons qui poussent les deux auteurs à un pessimisme si terminal… Rien ! Pas la plus petite once de fait solide qu’un lecteur avisé puisse souligner, ou un autre, désireux d’apprendre, retenir. Qu’à cela ne tienne ! l’interviewer l’annonce en quatrième de couverture comme un modèle d’optimisme, comme prélude à la seule information tangible que recèle l’ouvrage : il coûte 15 euros.

N’est-ce pas cela le privilège du prince, éditeur en l’occasion, que de contraindre les faits à ses desirata ? L’optimisme du désespoir des damnés. Pour une somme rondelette : 1 € les trois pages, qui auraient – nous l’allons montrer tout à l’heure – gagné à rester blanches. L’ouvrage se termine par une annexe qui reproduit une lettre de Boualem Sansal, une sorte de complainte contre X, adressée à d’inidentifiables «amis», pour rétablir le «vrai» dans une aventure personnelle, pour justifier un voyage en Israël qu’il avait parfaitement le droit d’accomplir mais que, pour des raisons douteuses, il pensait pouvoir effectuer à l’insu des «amis» en question, et, surtout, de ses ennemis. Ce qui lui donne l’occasion de broyer du «Hamas» coupable à ses yeux d’avoir vendu la mèche ; de sacrées balances, les radicaux islamistes. Le capitalisme sauvage assassine ses consommateurs en leur faisant payer cher les poisons et autres tabacs qu’il leur fait ingurgiter ; Sansal fait mieux : il vend ses tracts. Mais au moins les auteurs sont-ils cohérents avec leur analyse ? La paix est impossible ? Soit ! Mais qu’est-ce donc la paix ?

Le bonheur des «idiots à fond la caisse»

«Je sais pas ce qu’est la paix, ne l’ayant jamais connue», glisse doucereusement Sansal. Est-il alors bien placé pour en discourir, pour la décréter impossible ? Ignorons que l’idée sous-jacente est d’attirer l’empathie du lecteur pour le malheureux et écorché Sansal qui n’a jamais connu la paix ; le poète maudit «accompagné à la fosse commune par un chien, et des fantômes», dirait Léo Ferré. Il ne sait pas ce qu’est la paix ; cela ne l’empêche pas d’en proposer une définition : « Je peux dire que je me sens en paix chaque fois que je suis en cohérence avec moi-même, chaque fois que je vois autour de moi des gens simplement aller et venir sans avoir peur d’eux-mêmes et de leurs semblables. Si ce n’est pas le bonheur, c’est du moins son image. Ce qui viendrait en plus serait du luxe, et c’est vrai que le bonheur est un luxe ; on se pâme à voir un oiseau chanter dans les arbres, des bébés gazouiller aux anges, des filles rire à gorge déployée, des garçons faire les idiots à fond la caisse, des abeilles butiner au soleil, des vieux balader leurs vieux chiens dans les jardins publics. » L’ange de Verlaine, ou bien est-ce celui d’Hugo, passe, dépité de ne pouvoir poser réclamation auprès du Commissariat des Belles lettres, et va se réfugier dans sa tombe, rassuré de se savoir dans son tombeau, plus vivant que ceux qui se repaissent de la «paix», synonyme de « bonheur » tout en «luxe» de Sansal tandis qu’ils vouent leurs congénères à la damnation éternelle.

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Boualem Sansal

Anticipons un peu, pour les besoins de la «littérature». Après avoir décrété la paix, qu’il assure ne pas connaître, impossible, il termine l’ouvrage – un peu en queue de poisson – par l’annonce d’un mouvement qu’il copréside avec un intellectuel – un vrai, pour le coup, au point de se taper la tête contre le mur pour comprendre ce que David Grossman a trouvé de si attrayant dans les idées de Sansal qu’il veuille partager une phrase avec lui. Une association, cela ne s’invente pas, «pour la paix».

Écoutons Sansal décrire la chose : «Notre ambition est simple : parler de la paix, écrire sur la paix, mais aussi, parce que cela va ensemble, dénoncer la guerre et ses promoteurs, et de la manière la plus claire et la plus simple possible. Je dois dire que dans ce cadre, nous avons bien mouillé la chemise, nous faisons activement notre boulot de VRP de la paix.» Convenons que, même si mal vendue, la marchandise donne énormément envie : la paix… Mais Sansal sait-il qu’il vient de présenter la quintessence même du capitalisme sauvage mal habillé de démocratie ? L’impuissance volontaire.

Les gardiens de la pensée inique

Le totalitarisme est accompli quand ceux qui ont les fonds, l’argent, les armes, le pouvoir, l’exercice de la violence légitime, s’approprient aussi la forme, les canaux médiatiques, le privilège de définir pour la collectivité ce qui est le Bien et ce qui est le Mal. Et quand on parle d’argent, d’influence, de violence, de puissance médiatique, l’on ne peut faire l’économie de penser à ceux, réels ou fantasmés, dont disposent les Juifs. Dans ce monde où des forces belliqueuses s’emploient systématiquement à placer Israël et son peuple là où partent et se croisent les tirs, l’on espérerait que, dans un ouvrage parlant de paix, l’on se simplifie la donne, pour s’épargner l’intrusion d’une problématique dont on ne sait pas trop si elle relève de millénaires ou de quelques décennies, si elle tire son essence de Dieu ou des armes, si elle relève de la justice humaniste ou de la cruauté sublimée. Bref, l’on a envie qu’on laisse un peu les Juifs tranquilles ; ils ont bien des chats à fouetter.

Dans l’ouvrage de Sansal et de Cyrulnik, cela est simplement impossible. Au point qu’on se prend, en tournant les pages, à se demander si l’imprimeur n’a pas mis une mauvaise couverture sur un mauvais livre. Car, au sortir de sa lecture, l’on est certain qu’un titre plus approprié aurait été : «J’aime les Juifs ; et Israël, c’est tellement bon !» En quoi les uns et l’autre en tirent avantage ; la question est contingente ; des auteurs plus intègres, qui cumulent leurs nombreuses qualités avec celle d’être juifs, nous permettront plus loin d’y voir bien plus clair que ce que proposent ces deux littérateurs étriqués.

Le montage paraît bancal d’emblée, l’alliage du bric avec le broc. Les deux hommes ne se connaissaient pas et leurs sujets de prédilection n’ont rien de commun. L’on pourrait leur faire la charité de dire que, pour l’un, en tant que psychiatre, les pensées intimes des hommes n’ont plus de secret ; l’autre prétend même sonder les âmes des Maghrébins, non pour exorciser un mal intrinsèque que, selon lui, ils portent en eux – un «antisémitisme viscéral» – mais pour donner à leurs ennemis des raisons de les «éradiquer». À titre d’écrivains installés, l’un et l’autre devraient savoir que les mots ont un sens ; les leurs sont une enfilade de lieux communs auxquels l’annexion de la mémoire de quelques grands hommes disparus offre un semblant de dimension. C’est le propre d’un nain que de se revendiquer de géants disparus, des géants qui, croient-ils, ne peuvent plus se défendre.

Sansal privatise Albert Camus, cet homme du peuple, qui a vécu pour le peuple. Il le dilapide, pour les besoins de sa croisade contre les innocents, les impuissants, dans une étrange quête pour sauver les conglomérats les mieux dotés de la planète… Les Blancs, les Occidentaux, les Européens, et, bien sûr, les Juifs. Imagine-t-on simplement Camus, après s’être rendu en Kabylie en 1937, commettre un livre qui signerait la perspective honteuse d’une «impossible paix avec les Kabyles» ? Qui légitimerait donc de les éradiquer ?

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Passer l’ouvrage de Sansal et Cyrulnik au crible bute contre une difficulté. Il y a tant à corriger qu’il faudrait commenter chacune de leurs phrases et leur donner une réplique documentée, référencée, taillée dans le marbre de la logique et de la raison, pour démolir leur œuvre qui prend l’allure d’une coquille vide ; et c’est là le moindre de ses défauts. Mais répondre sur tout pourrait emplir un ouvrage de taille normale qui, pour accablant qu’il serait sur l’indigence intellectuelle de ces deux larrons, tomberait sous le coup de deux travers : primo, il ne trouverait aucun éditeur, pour les mêmes raisons qui font que ces deux individus en ont beaucoup ; secundo, au-delà des horizons désespérants que rencontre quiconque se donne la vérité comme objectif, on ne peut légalement citer au-delà de 10 % du texte initial. Et 10 % de quasi rien que constitue l’ouvrage pourrait ne laisser que peu de matière à se mettre sous la dent. Mais qu’on se rassure, cela fait déjà énormément… Passons à la prétention des auteurs.

Les théoriciens de la foutaise

«Quand j’écris, je m’adresse au lecteur parfait, à l’ami invisible qui comprendra tout ce que j’écris, se pâme Cyrulnik. Parfois, je me laisse aller à mettre la barre un peu trop haut ; ce n’est pas que je pense être plus performant que les autres, mais quand on suit son chemin, on finit par avoir des idées que n’ont pas eu le temps d’avoir les autres, on se coupe un peu des autres.» La prétention à l’excellence n’exonère pas de l’obligation de se faire comprendre. Tentons cependant de nous hisser vers cette exigence du lecteur admissible…

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Joseph Lenzini

Sansal ne s’encombre pas davantage de «modestie» mielleuse. Lorsque José Lenzini lui demande s’il faut du «courage» pour être ce qu’il est – forcément l’incarnation de la noblesse humaine –, il se braque : «Courage ? Non, surtout pas ! Le courage est une flamme qui peut pâlir et s’éteindre et vous manquer au moment le plus crucial. C’est même une folie, une exaltation passagère.» Sous-entendu qu’il en a à revendre, mais que ce qui le meut est d’un fer plus trempé. Qu’il s’empresse de nous détailler. «Non, c’est quelque chose de plus fort, de plus vrai, c’est la vie menacée par la ruine, la haine et la souillure qui va puiser dans les profondeurs de l’âme ce qui est sa substance même : la dignité. Un jour, j’ai pris un crayon…»

L’abaissement de son pays quarante ans durant, ponctué par l’assassinat sauvage de 250 000 de ses compatriotes, a de quoi ébranler toute âme sensible, et pousser à se soulever contre «la souillure». Sansal n’a commencé à s’attaquer aux islamistes que quand les militaires les ont éradiqués, salariés, ou chassés hors du territoire ; et il ne s’est faussement démarqué des «dictateurs» que quand la nature crapuleuse du régime est devenue si patente que mêmes ses cercles intimes s’en sont démarqués. Cela fait, pour qui est né en 1949, au moins trente ans de retard à l’allumage (ayant soustrait les temps de l’adolescence où l’erreur et la lâcheté sont, à la rigueur, permises). Ce n’est qu’en 2003 qu’il démissionne d’un poste de haut fonctionnaire au sein du ministère de l’Industrie. Il a donc eu quarante ans pour réfléchir sur la qualité de son environnement et une bonne partie à un poste de si haute responsabilité que la vue de la souillure à l’œuvre n’a pas pu lui échapper. Il a donc dû serrer très fort les narines quatre décennies durant ; cela fait long pour «la dignité» écrasée.

L’on se demande alors ce qu’il s’est produit de si ruineux de l’âme en 2003 qui le conduisit à franchir le pas supra-courageux, pour culminer dans «quelque chose de plus fort, de plus vrai». On désespérera en vain qu’il nous éclaire là-dessus ; l’on ne peut s’empêcher tout même de se dire que cela intervient quatre ans après 1999. Pourquoi cette date ? Elle correspond à la parution de sa première littérature de «la ruine, de la haine et de la souillure» des siens, Le Serment des barbares, qui lui a rapporté assez gros pour se garantir les coudées franches et se chercher des milieux mieux malodorants. Quatre ans, ça laisse le temps au chaland de mordre.

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L’«épée» de la haine sans espoir de rédemption

«Je me suis mis à écrire, poursuit-il, avec un immense souci de vérité, de justesse, de précision. La littérature a été pour moi une planche de salut, une épée, une armure, une espérance, tout à la fois.» Ayant lu ses ouvrage, entendu ses discours, subi ses imprécations, l’on chercherait en vain son épée ailleurs que dans le dos des Algériens en particulier, des musulmans en général, emballés dans le qualificatif expéditif de «barbares[8]». Mais, dans ce qu’il perçoit comme un magma intouchable, une populace percluse de haine, y en avait-il qui eussent pu trouver grâce à ses yeux ?

Que pense-t-il de ceux qui, bien avant lui, ont démissionné et fui la souillure de l’âme ? Les exilés, les déracinés, qui ont pu de la sorte échapper à une mort certaine. «Émigrer est une solution, recherchée par beaucoup, les plus dynamiques sans doute, mais à laquelle je me suis toujours refusé. "Rester, c’est mourir, partir, c’est mourir deux fois", me disais-je chaque fois que je me sentais faiblir [sic] devant l’attrait et la facilité [sic] de l’ailleurs. […] Pris entre les islamistes et les dictateurs […], décidés à liquider tous ceux qui ne sont pas avec eux, il n’y a qu’une seule solution, elle s’impose dans l’urgence et la fièvre : relever la tête, résister, s’affirmer.» Une fois l’anacoluthe surmontée, l’on retrouve du Sansal tout craché, selon une déontologie méthodique : concéder cinq mots mi charitables mi sarcastiques, «les plus dynamiques sans doute», avant de déverser ses ignominies, des accusations de vénalité, de soumission, de collaboration, de défaut de personnalité, de lâcheté ou, pour reprendre un mot dont raffole la presse privée – synonyme d’appartenance à un général de connivence – et la presse officielle algériennes : de « félonie».

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Pour ces intellectuels corrompus jusqu’à la moelle – en matériel et, surtout, en âme –, ceux qui sont restés en Algérie étaient bons à éradiquer ; ils déplorent seulement que les généraux n’aient pas accompli la besogne de façon plus radicale, terminale ; la faute aux «droits-de-l’hommistes» qui ont crié au scandale trop vite (après dix ans de massacres). Ceux qui ont pu échapper au meurtre à huis clos sont quant à eux des lâches, des traîtres, des fuyards. Doublement coupables, d’être Algériens et, pour les miraculés, d’avoir fui les sabres de leurs bourreaux ; mais qui n’esquiveront pas «l’épée dans la plaie» des écrivains de deux sérails, algérien et français… Bons à haïr.

À l’étranger, un peu moins exposés aux assauts des escadrons de la mort du DRS, la maison mère du terrorisme maghrébin, voilà ces exilés réduits par la littérature des intellectuels faussaires au statut de nuisance pour la France de souche. Y en a-t-il à épargner de ce peuple algérien, étranger en France et étranger en Algérie ? Pour Boualem Sansal : Ceux qui se sont toujours refusés à la souillure, tête haute, résistants, affirmatifs. Et de cette veine il n’y en a qu’un : Boualem Sansal. Mais, nous le verrons, la France qui l’a distingué élite parmi les plus hautes élites, est vite devenue étroite pour son ambition sans mesure. «Bel ami» Boualem ne se sert d’une amitié que comme tremplin à piétiner pour accéder à une amitié de niveau supérieur.

En tyrannie, le condamné subit sa sentence, mais ses juges unilatéraux lui exposent leurs griefs falsifiés. Le monde de Sansal se passe de justifications, fussent-elles fabriquées : là, il n’y a de Transcendance que Sansal et Boualem est son Exécuteur. Mais, le lecteur, qui s’est fendu de 15 euros pour toucher à cette quintessence, brûle d’envie de savoir devant qui précisément notre héros autoproclamé a relevé la tête, contre qui il a résisté, quels brimades il a subies, quelles persécutions il a endurées, auprès de qui il s’est dressé comme un lion, connaître l’identité de ses tourmenteurs ; avoir un nom à se mettre sous les synapses, de sorte que les à-plat-ventrés qu’il condamne puissent recevoir les châtiments qu’il leur inflige avec le sentiment minime de la justice unilatérale accomplie… Il préfère radoter. « Je me sens tout fier de moi quand, oubliant la modestie, je me dis que mes livres ont pu aider certains de mes compatriotes à relever la tête, à résister, à refuser la fatalité de l’échec et de la soumission. »

Sansal aurait donc permis à quelques-uns d’échapper au néant de l’âme et de l’esprit, parmi la multitude des félons potentiels… Comme nous tenons de ces livres dont il est «tout fier», nous allons pouvoir y cueillir les recettes du destin apprivoisé, pour « résister, refuser la soumission ». L’espoir est vite refroidi : «Que décide-t-on au juste dans la vie ? […] Prenons un exemple : celui du passager d’un avion. Que va-t-il faire pendant la durée du voyage ? À l’intérieur de l’avion, on peut décider de ce que l’on va faire pour passer le temps : lire, dormir, faire des mots croisés, ennuyer un voisin. Mais l’avion est entre les mains du pilote, et ce dernier comme son passager sont tous deux soumis aux mêmes aléas de la mécanique et de la météo…» Tout le monde sait : s’il est un endroit où il faut se soumettre, ne pas résister, c’est bien dans un avion où les parachutes sont rares. Existe-t-il des êtres qui, outre les hommes, dominent les mécaniques volantes ? Les volants et les voleurs d’un système abominable qui s’appelle régime algérien et dont Boualem Sansal et tant d’autres, Kamel Daoud, Yasmina Khadra, Mohammed Sifaoui, Omar Belhouchet, etc., sont les briques médiatiques élémentaires…

journalistes et écrivains algériensKamel Daoud, Yasmina Khadra, Mohammed Sifaoui, Omar Belhouchet

Toutes ces considérations hautement sophistes passant par-dessus la barre posée par Cyrulnik, et, a fortiori, par-dessus nos têtes, quelque peu désappointés par l’entrée en matière en eau de boudin, nous sommes ravis d’entrer enfin dans le vif du sujet : La Paix impossible…, et donc la guerre assurée. Las ! notre intelligence sommaire ne fait toujours pas la maille. Car, partant du slogan «la paix, c’est la guerre» avancée par George Orwell (un de ces géants prostitués dans l’ouvrage), les deux auteurs ont concocté leur propre adage, plus corrosif : la guerre, c’est mieux que la paix. Car, confie Cyrulnik, «en période de paix, on souffre. […] Je pense que l’on ne peut prendre conscience de la paix et en jouir que si l’on a été en guerre, et que, de nos jours, il n’existe plus de procédure pour arrêter la guerre et faire la paix.»

Mais pourquoi arrêter la guerre et faire la paix si c’est pour souffrir de la paix ? Syllogisme pour lequel le psychiatre sans frontières trouve un exemple des plus inattendus : la Suisse, une jungle urbaine inexplorée, qui aurait connu la paix « grâce aux banques » mais qu’il promet à des lendemains tourmentés. Pourquoi ? En Suisse, répond-il, «les employés souffrent, et les banques commencent à souffrir ; donc [non souligné dans le texte], en période de paix on souffre. […] Les Suisses, ajoute-t-il, qui sont en paix sont en guerre intestine, en guerre contre eux-mêmes. Et actuellement, il y a énormément de dépression, de drogue, dans les grandes institutions internationales.» Vite ! une ONG charitable pour secourir les drogués des institutions internationales et des banques suisses…

Dans ce monde filant à toute allure sous la conduite d’un pilote livré aux même aléas que ses passagers, aider son prochain, adoucir le quotidien des autres, tout cela peut être tout de même l’ultime bonheur spirituel dans un monde de gadgets et de «mots croisés». Mais pas du tout, rétorque Cyrulnik : car «nous [sic] sommes incapables de donner sens à notre vie par le bonheur. Le seul bonheur que l’on éprouve, c’est celui de lutter contre le malheur, donc [souligné ici] il faut du malheur. […] La violence est donc [idem] une forme de socialisation.» Oubliés «les bébés qui gazouillent au anges», «les abeilles qui butinent au soleil», les filles aux mauvaises manières, les idiots déconneurs et les «vieux» que ne supportent que les «vieux chiens», qui sont les marques du «bonheur» selon Sansal ; vive le malheur ! vive la violence !

Pour faire court, disons qu’il ne reste à l’homme qu’un dernier espoir, une grâce providentielle, l’entrechat de la dernière chance, pour le salut de son âme, pour échapper au mauvais sort auquel les deux auteurs vouent le monde : se déclarer «étrange » au «nous » auquel ils appartiennent. Adopter la posture de «la rupture». Se déclarer dissident à leur monde effrayant. Inventer l’espace d’une civilisation alternative, fût-ce sur les marécages qu’ils ont abandonnés après saccage, où l’on caserait les valeurs dédaignées par ces élites méprisantes ; une civilisation qui ferait place à l’humanité, où la «paix» en impose à chacun de façon naturelle, où la socialisation ne serait pas synonyme de «violence», où le «bonheur» ne se trouve pas dans la souffrance, où le «luxe» consisterait à panser les plaies de son prochain. Et leur laisser, à eux et à leurs compagnons et commanditaires, le monopole de la barbarie à se partager entre «amis». Mais restons patients, le livre de Sansal et Cyrulnik recèle des « trésors » de matériaux écœurants à passer à la broyeuse…

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Plus que la guerre, «la paix c’est la mort…»

«La paix et le bonheur sont dans la guerre» pourrait paraître pour le commun des humains – le «nous» dont nous venons d’esquisser quelques prédicats – comme l’adage d’un psychopathe déchaîné, en proie à une poussée délirante. Si ce n’était que ça ! Sansal enchaîne en étant « d’accord avec Boris Cyrulnik» ; avant de surenchérir, citant en vrac des auteurs célèbres, exhumés de leur sommeil du juste pour être souillés ; et, histoire de placer la barre hors de « notre » portée, invoque des abstractions mathématiques de haute volée, des orées scientifiques explosives auxquelles il semble rien comprendre, et à la maîtrise desquelles il n’est nullement tenu d’apporter la moindre preuve : «Ce constat, dit-il, qui a également quelque chose d’orwellien, mais aussi de camusien, est plus que troublant, il nous amène presque à penser que la paix est le contraire de la vie, un arrêt provisoire dans un état de sidération ou, au mieux, de pauvre béatitude. […] Les mathématiques du chaos, les théories quantiques ou relativistes, nous amènent à penser la violence et la paix, et tout le reste, le temps, l’espace et l’identité, sur des plans infiniment différents du plancher des vaches qui est notre plan de vie.»

Après belles lettres barbouillées «à fond la caisse», Sansal «mouille la chemise» et devient «VRP» de la mort, «contraire de la vie», pour avoir la «paix» ; non sans prostituer au passage Orwell, Camus, Einstein, Lorentz aussi : ces grands hommes auraient selon Sansal laissé comme legs de leur passage sur «le plancher des vaches» que «la paix est le contraire de la vie» ! L’on connaissait la rhétorique des fauteurs de guerres qui prêchent auprès de leurs victimes la paix impossible dans le chaos qu’ils ont provoqué ; nous avons là le degré au-dessus de «la barre».

Un être raisonnable qui découvre cette littérature éprouve le sentiment d’une philosophie ratatouille, méli-mélo pour candidat au rattrapage de bac, qui a ingurgité à la hâte des notions éparses durant le week-end et qui les débite en vrac en espérant que l’examinateur s’y laisserait prendre. Fort heureusement, les deux hommes, sans doute soucieux de ménager des lecteurs « imparfaits », ne tirent un sujet par les cheveux que pour aller en saccager un autre, sans accorder la miséricorde de la moindre transition… Car après la prétention pour eux, le mépris pour les autres…

Sansal note que «c’est de là [de Méditerranée] que la vie est partie chercher ailleurs ce que les barbares [souligné ici] ont inventé chez eux sans en comprendre la signification profonde et sans deviner l’usage véritable qui pouvait en être fait.» Ils n’ont donc que ce qu’ils méritent, ces ignares Africains-Méditerranéens ! Leurs plaies ouvertes savent encaisser les coups d’épée ; nul tribunal n’existe qui puisse enregistrer les plaintes, ou écouter les complaintes. Sansal et ses maîtres dominent les agoras publiques où l’on se plaint et les tribunaux où l’on tranche ; et ils trouvent même le moyen de se poster comment des dissidents.

Mais il faut en convenir : Boualem a une maîtrise certaine de la redondance raciste volontaire, pour caser dans une unique phrase «barbares», leur ignorance de «la signification» et une incapacité à l’abstraction qui les empêche de «deviner» un quelconque usage «utile » à leurs «invention» ; des inventions qui n’en sont donc pas, puisque leur fonction est de promouvoir le progrès, quand les «barbares» sont inaptes à l’évolution : en effet, conclut-il, «en Méditerranée, le temps est si long qu’il en est figé, c’est dire si la modernité compte peu dans la vision des choses de l’indigène méditerranéen.» Il manquait le mot  indigène» et l’incapacité congénitale à «la modernité» pour ajouter la touche de mépris qui fait le tout ; les voilà prononcés.

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"indigènes"

Dès lors, l’Afrique, ce monde méconnu, docile, malléable à souhait, se laisse féconder par l’«épée» de Cyrulnik. Il subodore que «la société [y] était facile à organiser. Cependant, remarque-t-il, j’imagine qu’on ne faisait pas trop de social ! Les gens devaient marcher avec le groupe, ramasser des champignons, des fruits et manger des petits animaux et des insectes. […] Dès l’instant où leur nombre a augmenté, il y a eu des frontières, des conceptions de la vie différentes selon les groupes humains – même en France [ouf !], il y a beaucoup de conceptions différentes de la vie… –, l’existence et les comportements se sont modifiés. Pour vivre ensemble, il ne suffisait plus de ramasser des fruits et de manger des vers ou de petits animaux, il fallait cultiver. C’est de la Méditerranée qu’est partie la technologie du Néolithique. La philosophie, le comment vivre ensemble, l’organisation sociale… et la violence sont apparus à ce moment-là.»

On se surprend à déplorer que la technologie soit «partie», qu’elle ne soit pas restée ; car son départ a dû se faire accompagner des ressources minières qui lui sont indispensables ; et l’on éprouve un sentiment de compassion pour ces malheureux Africains tiraillés entre leur «asociabilité» intrinsèque et l’obligation de «marcher en groupe» ; l’on salue aussi l’abnégation de ces «savants» qui s’échinent à hisser leur lecteur au-dessus du «plancher des vaches», hasardant de brasser des idées crypto-racistes qui flattent l’«animal» en le décrétant inventeur de technologie – fût-ce de la pierre taillée. Le savoir dans les entrelacs sémantiques de Sansal et de Cyrulnik est un peu comme la bombe atomique, bourrée de haute technicité, confiée à un dégénéré mental qui trépigne de marquer l’histoire et à qui il suffit, pour concrétiser son rêve, d’appuyer sur le bouton rouge.

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Docteur Folamour, de Stanley Kubrick (1964)

 On remarquera encore cette technique, la redondance volontaire, comme l’acharnement du sadique sur sa victime impuissante, par matraquage : «Ramasser des champignons, des fruits et manger des petits animaux et des insectes […]» aussitôt suivi d’un «il ne suffisait plus de ramasser des fruits et de manger des vers ou de petits animaux […].» Deux coups d’épée portés sur un sauvage achèvent mieux qu’un… Notons aussi que ces deux hommes ont le don de sillonner les contrées africaines, pour gratifier leurs lecteurs de leur dense savoir, sans quitter le confort de leur salon cossu. Les nouveaux colons ne sont plus de grands aventuriers.

À ce stade de la lecture de ces explorateurs paresseux, l’on a le choix de les abandonner à leurs élucubrations pseudo-intellectuelles, ou tenter de savoir où leurs analyses les conduiront ; histoire de rire un peu. Où veulent-ils en venir, au juste ? Ainsi, ces êtres mangeurs «de vers et de petits animaux» qu’ils suivent à distance respectable sont-ils à leurs yeux dignes d’être des hommes ? «Quand la disputation de Valladolid leur a attribué une âme [ils n’en avaient donc vraiment pas], il a fallu [sic] les baptiser, et non plus les atteler et les dépecer [un moindre mal au final]. Plus tard, on devait pourtant reconnaître le même débat à propos de l’esclavage noir africain. Ce fut une catastrophe [de quel point de vue ?] ! Voilà ce qui illustre [souligné ici] ce que je vous proposais, c’est-à-dire que l’actuelle tragédie du Proche-Orient va répandre sur l’ensemble de la planète et va nous [sic] imposer, après beaucoup de malheurs, une aspiration à… un nouveau malheur. Mais avant d’y parvenir, nous [sic] allons payer le prix fort».

Saperlipopette !

Sansal le démocrate

Récapitulons : le bonheur, c’est dans la guerre, qui apporte le malheur ; et les Arabes vont répandre sur «nous» leur aspiration au malheur, qui nous ouvrira de belles perspectives de bonheur que l’on atteindra à plus ou moins longue échéance, après islamisation ; bonheur dans le malheur pour lequel il faudra d’abord payer le prix fort. En espérant que lesdits Arabes vendeurs de «malheur» ne sont pas trop durs en affaires et qu’ils fixeront un prix modique pour leurs exportations…

Et l’on se surprend à réfréner des idées noires des nostalgiques du temps passé qui déplorent que l’esclavage et les massacres coloniaux n’aient pas eu le bon goût de l’extermination, qui aurait brisé le nœud gordien du malheur et enrayé les fléaux qui se répandent sur «nous». Monsieur Cyrulnik nous avait prévenus : sa barre est placée très haut ; et Sansal a fixé les vaches (nous) au plancher, vouées à ne jamais voler ; clouées au sol, les vaches sont en revanche très disposées à se laisser voler leur lait, leur corps, pour le bien du mauvais esprit…

Si l’on persiste à considérer Sansal comme un Méditerranéen, le sentiment qui prédomine chez lui est une profonde et incorrigible haine des siens. La haine, pleine, entière, dévorante, débordante, viscérale… En doute-t-on un peu ? Hé bien, sur la haine aussi, il s’apprête à nous instruire… «S’il est une chose durable dans les relations entre les peuples, c’est bien la haine.»

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de l'homme à la haine

Existe-t-il des statistiques éprouvées attestant le postulat ? On ne le saura pas ! Il faut croire Sansal sur parole. L’homme sait mettre sur le dos des autres les affections dont il est lui-même gravement atteint. De bout en bout, l’ouvrage dégouline de haine envers les petites gens ; mais les évocations de ramasseurs de baies et de mangeurs d’insectes risquent de laisser penser que cette haine vise exclusivement les Africains-Méditerranéens. Très vite Sansal comble le hiatus, toujours avec cette technique «scientifique» qui consiste à sonder les âmes.

«Ce sentiment, explique-t-il, est au cœur [sic] des réflexions [sic] des jeunes Européens issus de l’émigration africaine. Faute de traitement [sic] adéquat, les politiques mises en place pour faire d’eux [sic] des Français de droit et de cœur [sic] […] ont été regardées comme des ruses de marché visant à se constituer à bon compte [sic] une réserve captive [sic] de main-d’œuvre sans véritable qualification [sic] pour occuper les emplois que les Européens de souche [sic] refusent [sic]. La haine déforme tout, les images comme la pensée, mais en même temps, parfois, elle aide à comprendre ce que les mots cachent.» Quand s’exprime la haine, les mots «crachent» plus qu’ils ne cachent.

Mais où finit l’Afrique, où commence l’Europe ? Quid des élus même, les Blancs de col, qui voguent d’ordinaire au-dessus de la barre des lecteurs parfaits ?

«Il faut soumettre les Méditerranéens à des analyses approfondies et des médications sérieuses [sic] avant de les laisser s’asseoir autour d’une table de négociation. […] Ces gens [sic] ne sont jamais aussi dangereux que quand ils siègent à la table des négociations ; il leur vient alors des idées de ruses faisant que la guerre qui sortira des pourparlers sera longue et sanglante. Pour parler de ce que je sais, les négociations gouvernementales entre Algériens et Français ont toujours débouché sur des euphories bruyantes suivies d’une reprise des hostilités à un niveau plus élevé, comme si on s’en voulait de s’être laissé à la naïveté. […] Il faut presque les pousser à se faire une vraie guerre : là, comme dit Cyrulnik, ils rêveraient de paix et s’aimeraient un peu.» On souffle que Sansal ne parle que «de ce qu’il sait» : Français de souche, blanches élites, tremblez aussi ! Vous serez la prochaine pelure à laquelle Sansal administrera en temps opportun ses stupéfiantes «médications sérieuses».

D’où parlent vraiment Sansal et Cyrulnik ? Au-dessus des hommes, lévitant dans les espaces réservés aux divinités grecques, romaines, égyptiennes, ou simplement à Dieu, le vrai, si tant qu’il est de cet univers… Et quand on se prend pour Dieu, l’Histoire et la Science disqualifiées, l’on peut se donner toutes les libertés du monde en matière de cartographie.

 

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Lexique de la haine pour Méditerranéens du Qatar et d’ailleurs…

Pourquoi Sansal et Cyrulnik se permettent-ils de tenir des propos aussi éloignés de la réalité ? Le sentiment d’impunité ; cette toute puissance que confère la certitude que nul ne sera mis en capacité de les confronter à leurs contradictions. Et ce pouvoir immense leur permet de parler de peuples entiers comme un entomologiste d’une colonie de petites bêtes. Le lexique avec lequel ils font le portrait des Africains et des Arabes, «les indigènes méditerranéens» ? «Mangeurs de petits animaux», «mangeurs d’insectes», «barbares , «porteurs de «malheurs», «antisémites chroniques», «souillure», «ordure», «poubelle», «violence», «haine». Ils portent ces accusations directement quand ils le peuvent, par incidence quand une bouffée de mansuétude les saisit. Pour suivre leur raisonnement, il faut localiser les particules de leurs enchaînements qui feraient le bonheur d’un chasseur de paralogismes. «Donc», «voilà pourquoi », «ce qui illustre », etc. Mais ils disposent de toute la palette du parfait illusionniste.

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Arabes israéliens vivant dans la seule démocratie du Moyen-Orient : Israël

«On en parle beaucoup, mais sur les 2 millions de musulmans qui habitent en Israël, il y a 5 % d’opposants à Israël, les autres musulmans sont heureux de vivre dans le pays». Remarquons que Cyrulnik ne parle pas de «musulmans israéliens», mais de musulmans «qui habitent» (en attendant leur arrêté d’expulsion) en Israël. Notons aussi que nul n’a jamais dit que les musulmans étaient malheureux d’« habiter en Israël », ils militent même pour le retour au pays de millions de leurs compatriotes chassés naguère de leurs terres. Mais être heureux dans un pays qui s’appelle Israël ne réduit pas les opposants à Israël et à sa politique d’apartheid à la portion négligeable de 5 % ; et on ne saura pas d’où sortent ces statistiques rondelettes et ahurissantes. Il y a en Israël 100 % de Juifs «heureux de vivre dans le pays» ; il y a plus de 5 % d’opposants à la colonisation des territoires par leur État. L’entourloupe tient du paralogisme.

«En revanche, ajoute-t-il, les Palestiniens fuient la bande de Gaza parce qu’ils ne supportent pas la dictature religieuse qui s’y impose.» Un menteur ne ment pas par utilité ; c’est sa nature de mentir : la vérité lui fait horreur. Les Palestiniens ne fuient pas les bombes au phosphore, l’apartheid, une vie de reclus, des check-points à n’en plus finir, l’humiliation permanente, le déficit d’eau, les coupures d’électricité, les hôpitaux détruits, la peur, une déshumanisation et des abus d’autorité qui n’ont pas d’égal dans le monde, mais « la dictature religieuse » ; ils fuient l’Islam. Une « dictature » qu’ils portent au pouvoir par les urnes, depuis des décennies, de façon plus démocratique que ne peut le revendiquer nul autre pays arabe.

Car, outre que les Palestiniens ont autant de latitudes pour «fuir la bande de Gaza» qu’un détenu dans un quartier de haute sécurité, voici un témoignage parmi légion, d’Ygal Sarna, un écrivain juif, qui offre de plus plausibles explication à leur désir d’évasion : « Disons-le pour la millième fois : Gaza, c’est l’enfer. Pendant les quarante ans que la bande de Gaza a été entre nos mains – et elle est toujours entre nos mains, malgré notre départ, grâce à nos avions espions, nos incursions, nos collaborateurs, les clôtures –, on n’y a pas construit une chambre d’hôpital ni un puits d’eau potable. Gaza est un enfer à côté de chez nous ? Et tant qu’elle ne sera qu’un punching-ball pour nos soldats, tant qu’il n’y aura ni aide, ni véritables pourparlers diplomatiques, Gaza nous empoisonnera comme un abcès. Elle sera toujours là, à côté de nous. Et comme tous les lieux en feu, elle continuera de cracher des éclats brûlants tant qu’elle brûlera.[9] »

Ayant achevé de nous convaincre sur les nuisances africaines et leurs retombées européennes, Sansal s’en va chercher la paix impossible sur des méridiens écartés… «Et le petit Qatar voit grand, il fait la guerre au monde entier sans imaginer une seconde qu’il pourrait la perdre, sachant qu’il a du pétrole plein son bac à sable [sic] et la patience d’une armée de chameaux [sic].» Au fil des pages, l’émulation vers le caniveau s’opère.

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Telle Ariane avec son fil qui a permis à Thésée de sortir du dédale, Sansal et Cyrulnik sèment des mots à l’adresse du lecteur «parfait», qui pourra suivre les pointillés de leurs affinités – vers des racistes mais qui ont au moins la noblesse de l’assumer –, Michel Houellebecq ou Oriana Fallaci, qui voient dans l’Arabe l’incorrigible «enculeur de chameau» et l’arriéré bédouin des «sables». Qui donc est le minotaure de Sansal ? Une hydre à sept têtes, les barbares africains-méditerranéens, leurs rejetons des banlieues, les islamistes, ceux qui le sont moins mais qui, Français ou Algériens, s’assoient à la table des négociations, etc. À vouer aux enfers de la guerre, histoire de leur apprendre à s’aimer un peu…

Mais n’oublions pas que le livre doit être rentable ; il doit séduire des acheteurs « imparfaits » qui sont les plus nombreux ; il faut donc leur mâcher le travail, leur fournir des recette explicites que de simples «vaches» peuvent ruminer en longueur… Et offrir le relief et le contraste qui permettra d’apprécier à sa juste dimension toutes les nuisances que concentrent les populations de cette région «musulmane» du monde. Des fois que l’heure sonne de pourvoir à leur nécessaire éradication.

Sansal nourrit des haines trempées pour son prochain. Si l’on s’autorisait à user de son style, l’on dirait de lui qu’«il vit de mensonges, il en produit, s’en nourrit, au point qu’il est lui-même [un mensonge], que dis-je, il est [Le Mensonge] tout entier.» Un cercle vicieux fait homme. Un cercle vicieux alimenté par ses victimes qu’il exècre, qu’il flatte d’un mot pour les pousser à acheter sa prose, et qu’il assassine sitôt après de vingt coups d’«épée», pour «faire de la place».

Méprisant, médiocre, raciste. Il est inutile de creuser beaucoup pour trouver le faussaire qui vit en Boualem Sansal…

Le faux de A à Z

Sansal : «J’ai vécu ainsi : j’ai fait une carrière comme enseignant dans un pays gouverné par de sombres dictateurs incultes et incompétents qui n’ont trouvé que la matraque pour faire marcher le pays. […] Pris entre les islamistes et les dictateurs […] décidés à liquider tous ceux qui ne sont pas avec eux, il n’y a qu’une solution, elle s’impose dans l’urgence et la fièvre : relever la tête, résister, s’affirmer […].» Telle est la donc fiche tout en engagement intellectuel volontairement sommaire que Sansal établit de lui-même. Une déclaration en deux volets : l’un pour présenter de lui des faits apparemment anodins, neutres, sans conséquence, l’autre pour affirmer une identité de résistant. Un petit problème ; les deux sont des concentrés de faux.

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Commençons par le syllogisme : comment quelqu’un qui est pris en étau entre deux liquidateurs peut-il relever la tête, résister, s’affirmer, et s’en sortir indemne ? D’autres ont essayé et ont eu la tête tranchée. Mais, à vouloir creuser profond, nous risquons de rater l’essentiel. Car même dans son aspect le plus superficiel, anodin (que métier il a occupé), cette biographie est affreusement tronquée, et donc truquée, fausse.

Par son premier aspect, elle recèle un mensonge ; qui en induit un autre, portant sur le second volet de sa présentation, pour faire resquiller une personnalité de grand opportuniste dans l’enveloppe d’un dissident à qui le lecteur doit tout pardonner ; et tout acheter. En effet, s’il a exercé en tant qu’enseignant et ingénieur (passons que nul métier n’existe en Algérie qui permette à un ingénieur de déployer son génie) dans un monde d’obscurantistes, il a occupé des postes bien moins avouables. Sa fiche signalétique fournie par sa principale source d’information, Wikipédia (nous le verrons plus loin), indique qu’«il a été enseignant, consultant, chef d’entreprise et haut fonctionnaire.» Il aurait donc été «haut fonctionnaire» ! à une époque où l’accès à tout poste supérieur ou égal à «chef de Département», dans quelque structure que ce soit, exige la signature auprès des services de renseignement, la sombre SM puis le plus sinistre encore DRS, d’un document, nommé «fiche bleue», qui engage l’intéressé à être agent informateur auprès desdits Services. Sansal est donc un honorable correspondant de l’une des polices politiques les plus brutales de la planète. Cela place l’homme non pas « entre » les dictateurs et les islamistes, mais aux côtés des premiers. Et la SM ne badine pas avec les infidélités de ceux qu’elle considère comme ses rejetons ; en échange d’une prospérité garantie, elle exige une fidélité et un zèle absolus[10].

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Un examen superficiel montre ainsi un membre à part entière du sérail politico-administratif qui a ravagé le pays. On pourrait à la rigueur admettre que, comme en Union soviétique, on entrait dans le système par nécessité, sans adhérer à ses idées ; mais quarante ans à se faire violence, c’est long, et des dizaines de millions d’Algériens ont surmonté cette avilissante tentation à la facilité ; sans se croire autorisés à aller pérorer sur leur qualité de «résistants» sur tous les plateaux de télévision de France et de Navarre.

Le mensonge se présente sous de multiples formes et, pris par le plus véniel aspect, l’omission, il démystifie la fable monocorde de Boualem Sansal. Durant toute l’époque où il était vital de résister et dangereux de le faire, Sansal était un planqué, dans un confortable poste de haut fonctionnaire d’une administration «dirigée par de sombres dictateurs incultes». Au sortir d’une décennie de violence inouïe, en 1999, tous les Algériens rescapés, quelque trente millions d’âmes de tous âges et genres, étaient des opposants ; y compris parfois dans les cercles intimes du sérail politico-militaro-mafieux.

ue fait alors Sansal, une fois devenu écrivain «iconoclaste» ? Il met sa plume au service des puissants, pour accabler un peuple «barbare». Faussaire donc dans sa biographie en tant que «résistant» face à la dictature. Tort pardonnable dans un monde de Désordre du sens ; si seulement, par équité déontologique minimale, il pouvait l’être de la même manière à l’égard des « islamistes ».

Allons au-delà de Wikipédia et voyons ce que dit de lui, tout en flatterie, le site de la Fnac, qui distribue ses livres et qui semble plus avisé, sans doute dûment informé par l’auteur : «Né en 1949, Boualem Sansal a une formation d’ingénieur (École Nationale Polytechnique d’Alger, École Nationale Supérieure des Télécommunications de Paris) et un doctorat d’économie. Il a été enseignant, consultant, chef d’entreprise et haut fonctionnaire au ministère de l’Industrie algérien. Il est limogé en 2003 pour ses prises de positions critiques contre le pouvoir en place particulièrement contre l’arabisation de l’enseignement.»

Un grand homme, assurément. Bardé de prestigieux diplômes (abstenons-nous de creuser, sans quoi nous viendrait à l’esprit qu’ils ont peut-être la profondeur de ceux, naguère, d’Helena Ceausescu !) dans un pays où il n’y a pas de boulot. Grandeur à relativiser si l’on tient compte du fait que Boualem Sansal ne se soit avisé qu’en 2003 que la «politique d’arabisation» était à la source de bien des malheurs. Soit 35 ans en retard par rapport aux enseignants, étudiants, lycéens et collégiens, citoyens ordinaires, qui, en 1968, se sont soulevés contre les premières «réformes» d’arabisation de l’enseignement. Conduite qui leur a valu matraquages en règle, arrestations, peines de prison, liquidations sommaires et carrières brisées. Des résistants plus précoces que Sansal d’un tiers de siècle, qui ne se servent pas de leur engagement comme visa pour déverser l’anathème sur leurs concitoyens.

Était-il dans le coma jusque-là, au point d’avoir laissé «des brutes ignares» diriger le pays sans qu’il eût maille à partir avec elles ? Il n’a de preuve à présenter de son « plus que courage » qu’un passé discret, attendant, tapis dans l’ombre comme font les fauves, que l’heure sonne de fondre sur leur proie. En 1968, il avait 19 ans, l’âge de la fougue, l’élan de la révolte. Les trublions (démocrates, modernistes, universalistes, berbéristes, communistes, etc., toute l’élite qui aurait dû conduire le pays hors des pistes de l’obscurantisme) étaient à l’époque repérés, fichés et dûment «traités».

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Boualem Sansal

Pour les dissidents, le choix était alors simple : ou ils se ralliaient à la dictature, et ils étaient récompensés d’un avenir prometteur, d’un poste de ministre, de haut fonctionnaire, de directeur de société nationale, de chef d’établissement, d’ambassadeur, doté de formations de villégiature, de soins à l’étranger, de logement et de véhicule, de ravitaillement dans des coopératives ravitaillées de l’étranger, etc. ; ou ils décidaient de «relever la tête, résister, s’affirmer» et ils étaient promis à un destin brisé. Dans ce contexte, un pays où il manquait de tout – on ne le rappellera jamais assez à la décharge de ce peuple malmené –, il est extraordinaire que l’écrasante majorité des citoyens ait préféré leur dignité plutôt que les facilités qu’offrait l’adhésion au parti du FLN et au système policier qui contrôlait tout. À quoi s’est occupé Sansal à l’époque, outre de cumuler des diplômes ? On ne peut que le supputer. En tout état de cause, s’il pouvait présenter le plus petit élément susceptible de le marquer comme résistant, imagine-t-on qu’il nous le cacherait ?

Douze ans passent. L’actualité donne alors aux Algériens l’occasion de se positionner dans le duel entre les menées rétrogrades de la dictature et les balbutiements de la démocratie, de la culture, de la liberté, de la science, de l’appel à la justice sociale. Nous sommes en 1980. Sansal a alors 31 ans, soit la force de l’âge, loin des temps où on soupèse le pour et le contre, entre la soumission à la dictature et la résistance. 31 ans, c’est l’âge de l’identité affirmée : on sait si on est démocrate, adepte de la liberté, avec leur charge d’ennuis, ou plus enclin aux assurances et aux postes de haut fonctionnaire qu’offrent les militaires, les services secrets, le clan de la tyrannie, les tortionnaires. Cette année-là, il y eut les événements du «Printemps kabyle».

On chercherait en vain la trace du crayon de Sansal pour, aux côtés des persécutés, «relever la tête, résister, s’affirmer». Il avait alors suffi de quelques mois pour que la population algérienne dans son intégralité revienne de la propagande du pouvoir qui faisait des Kabyles des «profanateurs de Coran», des «brûleurs de drapeau», des sauvages qui ont lancé des pogroms contre les nombreux arabophones vivant dans la région. Un an plus tard, le temps de vérifier, et un peuple entier s’est mis à entonner quasi en chœur : «Les Kabyles ont raison». L’info n’a en revanche pas dû percer jusqu’aux oreilles de Boualem Sansal car l’adorateur de Camus n’a toujours pas jugé l’heure venue de «relever la tête» et de procéder, de visu, à une réactualisation de Jours de Kabylie. Les Kabyles étaient des pestiférés et un haut fonctionnaire, ça sait faire le calcul de ses intérêts, des dividendes de la soumission.

De 1980 à 1988, pas une année ne s’est écoulée sans qu’une grande ville et ses environs ne se soient soulevés contre une dictature qui ne tient déjà plus – en interne – qu’à un dispositif policier brutal et – en externe – au noyautage des institutions internationales par une armée de hauts fonctionnaires zélés ; des hauts fonctionnaires qui peuvent jouir à volonté de bourses généreuse, pour des formations longues, dans les universités où l’on dispense des diplômes mérités ou de complaisance. Manifestations citoyennes répétées qui ont été accueillies par une répression sauvage ; et toujours le silence de Boualem Sansal.

Journalistes tués

Arrive octobre 1988. Sansal a 39 ans, l’âge des convictions bien chevillées. C’est sous sa fenêtre que l’armée du général Nezzar et autres Larbi Belkheir ont tiré à la mitrailleuse lourde sur des jeunes algérois qui se soulevaient contre les « sombres dictateurs incultes et incompétents ». Les témoignages et les preuves d’un régime tortionnaire, massacreur, étaient massifs. Les preuves étaient là, sous sa fenêtre. Quand on toise les «barbares» de haut, on a nécessairement l’échine baissée ; l’heure n’avait toujours pas sonné pour Sansal de la relever.

Commence alors la décennie noire. 1990. L’apocalypse. Dix ans durant, l’Algérie, son peuple, sont martyrisés : 250 000 morts innocents, un pays ravagé, une société méthodiquement démantelée. Mutisme total de Sansal. La campagne de meurtres à grande échelle a commencé par l’élimination par les escadrons de la mort du DRS – auprès de qui tout haut fonctionnaire a montré patte blanche et signé «fiche bleue» – de nombreux intellectuels vrais qui ont considéré que l’heure était venue de «lever la tête, résister, s’affirmer» : Djillali Lyabès, Djillali Belhenchir, M’Hamed Boukhobza, Mahfoud Boucebsi, Tahar Djaout, Youcef Fathallah, etc. Toujours pas de signe de vie de Boualem Sansal… Électro-résistogramme plat. Dix ans c’est long, long, long. Mais ils passent.

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Nous sommes en 1999 ; il a 50 ans. Apeurés par la perspective d’être livrés au TPI de la Haie, les généraux décident de cesser le massacre systématique de civils, vieux, enfants, femmes ; et, moyennant impunité internationale, d’offrir la présidence à celui qui, quarante ans plus tôt, avait conspiré pour priver les Algériens de l’indépendance : Abdelaziz Bouteflika. Lequel enclenche le second volet de sa forfaiture : offrir le pays qui échoue entre ses mains aux vautours sans frontières. C’est là que Boualem Sansal publie son premier livre qui le propulse intellectuel de premier rang : Le Serment des barbares. Barbares les Algériens ?

Une chose est sûre : la haine des siens est un sauf-conduit efficace, un sésame pour tous les plateaux de télévision de France. Pourquoi le monde entier déciderait de s’allier avec l’une des dictatures les plus affreuses de la planète pour maintenir un peuple innocent sous un joug implacable ? La question méritait d’être explorée ; ce n’est pas l’angle d’attaque que choisit Sansal ; il a préféré la posture lucrative aux côtés de ceux qui accablent le siens. Il en avait le droit ; mais cela ne correspond pas à la définition usuelle du mot «résister».

Il faudra pourtant encore 4 ans pour que murisse enfin en lui l’idée de «résister à la politique d’arabisation». En 2003, l’arabisation n’est plus qu’un lointain souvenir ; l’affaire est entendue, vieille de 35 ans et les stigmates de son irréparable échec sont visibles sur le visage, le corps, l’âme, de tout le pays.

Dans l’intervalle, les Algériens ont vu leur pouvoir d’achat divisé par 20. Le chômage s’est emparé du destin de millions de jeunes qui n’aspirent qu’à braver les flots de la Méditerranée pour échapper à un horizon nihiliste. Les plus hautes institutions nationales sont vassales des puissances étrangères croisées. Le système de santé s’est écroulé. Le système éducatif a sombré dans un profond coma. L’édifice économique est ravagé. L’image du pays est irrémédiablement souillée. La corruption atteint des sommets sans équivalent à l’échelle du monde. La Justice s’est muée en rouage parmi d’autres d’un appareil répressif qui a phagocyté l’ensemble des administrations.

Par monts et par vaux, croyant naïvement qu’en établissant la vérité sur les réalités du régime mafieux et criminel qui les dirige ils obtiendraient enfin un soutien international, des citoyens tentent de briser la carapace médiatique verrouillée autour du principe qu’il n’y a de terrorisme que le terrorisme islamiste. En vain. Sansal est à cet instant dans la maison Médias, sur tous les plateaux, et tous les journaux lui sont ouverts. Aux côtés de qui celui qui veut «relever la tête, résister, s’affirmer» va-t-il se ranger ? Toujours du bon côté du manche, aux côtés des bourreaux.

Boualem Sansal ment en se présentant ; c’est mal élevé. Il falsifie sa biographie mais c’est dans l’ordre des choses d’un faussaire ; celle-ci pourrait se décliner ainsi : Planqué de 1962 à 1999. Publie un livre en 1999 et temporise quatre ans durant, histoire de vérifier que sa carrière d’écrivain lui assurera des revenus confortables. Quitte ses fonctions au sein du pouvoir algérien pour se consacrer à un nouveau sacerdoce : se mettre au service des propagandes ennemies de son peuple et accabler les siens, en les accusant d’être porteurs de tous les maux qui empoisonnent le monde. Ou, plus brièvement, colonisé de 1949 à 1962 ; colonisateur depuis.

Écrivain de fictions, il serait plus que qualifié pour présenter de lui-même une biographie romancée, autour de l’idée d’un traître à la cause des siens pour se sauver à titre personnel : Le Serment [du] barbare en serait un titre idéal. Un seul coup c’est promis, après, on ne l’y reprendrait plus. Mais le traître s’aperçoit vite qu’il est sous le coup d’une double peine : le regard haineux de ceux qu’il a trahis, et celui chargé de mépris de ceux auprès de qui il l’a fait. L’engrenage est enclenché. Une seule issue se dessine, la fuite en avant ; la trahison démultipliée : dépeindre un monde sans rédemption, où les faibles méritent leur sort, où nul ne doit en réchapper. Mais surtout ne pas rester seul, trouver un havre de repli, de préférence très puissant, un cocon où la littérature de la haine de soi est considérée comme la quintessence de l’engagement intellectuel. Un cocon qui commence à trouver la promiscuité des gueux par trop envahissante. Chez qui un «antisémite viscéral» repère-t-il la fortune et la gloire ? Chez les Juifs. Mais patientons encore un peu… L’amour est un sentiment relatif ; celui qu’il va manifester pour les Juifs sera mesurable à la haine qu’il nourrit pour les damnés…

Le génocide en pointillés

La Méditerranée ? «Trop de pays, trop de peuples, de tribus, de particularismes, de dieux, trop de soleil, trop de tout, autour d’une mer minuscule. Gare à la promiscuité. On voit cela dans les banlieues, dans ces grandes barres Babel […] La bonne mesure a été de dynamiter ces barres et de disperser leurs populations, avec l’idée de constituer des ensembles humains gérables et d’empêcher que des bisbilles entre voisins ne dégénèrent en guerre raciales, ethniques, religieuses.» Dynamiter, disperser, (in)humains, gérer des dégénérés… Cela constituerait un titre sur mesures pour un second volet d’une saga d’Olivier le Cour Grandmaison : après Coloniser. Exterminer, «Dynamiter»… Admettons que la dynamite, c’est plus civilisé que le génocide, que les fours crématoires…

Que vient faire la banlieue dans un exposé sur la Méditerranée ? Une incise passerelle, qui offre la recette pour deux coups d’une seule pierre. Et c’est à regret que Sansal concède : «Évidemment, on ne peut rien dynamiter en Méditerranée, ce qui viendrait ainsi aérer la maison et favoriser des visions plus larges des choses».

A-t-il à l’esprit cette demi-mesure que pratiquèrent les coloniaux conquéreurs de l’Algérie, la «compression» ? On peut le supposer en lisant la suite, exégèse géostratégique pour pilier de bar à trois heures du matin. Une vision qui rendrait la compression insuffisante et l’extermination inéluctable, sans laisser au lecteur le loisir d’une larme versée aux victimes transformées d’un tour de phrase en coupables : «La destruction de la Libye et celle de la Syrie, censées [sic] faire de la place, ont au contraire [sic] transformé des problèmes locaux en conflit international, que l’on peut presque qualifier de Troisième guerre mondiale. Puisque vous parlez de flux et de reflux, il faut remarquer que tous les peuples de Méditerranéens ont tour à tour dominé la Méditerranée, les Grecs, les Romains, les Byzantins, les Arabes, les Ottomans, puis les Français.

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Ce premier tour qui a duré deux mille cinq cents ans s’est achevé dans les années 1950-1960 avec les indépendances des pays du Sud. Et voilà un nouveau cycle qui commence : les Arabo-musulmans ont pris l’initiative et partent à la conquête de la Méditerranée, considérée aujourd’hui, dans une dimension plus vaste, comme englobant toute l’Europe et tout le Sahel.» Qui donc a eu la coupable idée de leur octroyer des «indépendances» ? Comment arrêter le «nouveau cycle» ?

 

Dynamiter les méditerranéens, ce pourrait être une solution (théorique) à explorer. Ce ne serait après tout qu’un mauvais moment à passer pour débarrasser la planète de ses encombrants barbares, pour «faire de la place» aux peuple civilisés (les auteurs en dresseront le portrait plus loin). Pour empêcher la gangrène, une petite guerre mondiale bien maîtrisée, sous la conduite cette fois, non pas d’un dégénéré comme Hitler mais, d’une portion méritante, «parfaite», de la population mondiale ; à condition de bien la délimiter avant de procéder à l’ablation. Supprimer les membres gangrenés, les Africains, les Méditerranéens, etc. Une gageure, car c’est là tout le berceau de l’Humanité. Leur sacrifice prendrait l’allure d’un parricide absolu.

Qu’à cela ne tienne ; Sansal offre une issue honorable au dilemme : «Si l’on devait tenir compte d’une certaine réalité, de plus en plus réelle de nos jours, on parlerait de Méditerranée au pluriel.» Et de les citer : «la Méditerranée des Olympes […], la Méditerranée occidentale […], la Méditerranée orientale, la Méditerranée centrale […] la Méditerranée cimetière, où viennent mourir les pauvres du continent oublié : la Méditerranée poubelle, où s’amoncellent les ordures d’hier et d’aujourd’hui.» Sansal, c’est un peu ça ; c’est plus fort que lui, il ne peut pas s’empêcher de conclure ses envolées prometteuses par des chutes fracassantes : Parvenir à caser «pauvres  africains et «poubelle» dans une même envolée, Oriana Fallaci aura sans doute apprécié. Et que fait-on des poubelles d’ordinaire ? Destination finale : l’incinérateur… Mais soyons clairs, tout cela est théorique, vague reflet d’une « certaine réalité, de plus en plus réelle de nos jours. »

Il n’aura pas échappé au lecteur sourcilleux que cette histoire qui fait de Boualem Sansal un ex-haut fonctionnaire (et donc un membre à part entière de la junte militaro-politico-administrative) ne repose à ce stade que sur des biographies sommaires produites par des sites tiers – même si l’on peut considérer qu’il n’est pas totalement étranger à leur rédaction. Existe-t-il un indice direct que cet homme a exercé comme haut fonctionnaire au sein d’une «dictature de sombres brutes» ? Il y en a un et, par chance, c’est lui qui le fournit. La garantie de l’impunité additionnée à une dévorante volonté exhibitionniste, en marge d’une question expédiée en hâte dans l’ouvrage, le conduit à commettre un lapsus de vanité.

Le processus de Barcelone vu par Wikipédia

Reprenons son exposé complotiste là où nous l’avions abandonné, avec des Arabo-musulmans prêts à submerger le monde de leur «malheur» : «Et voilà un nouveau cycle qui commence : les Arabo-musulmans ont pris l’initiative et partent à la conquête de […] toute l’Europe […]. S’ils réussissent jusque-là, il n’y a pas de raison qu’ils s’arrêtent cette fois-ci à Vienne ; ils viseront plus loin, la Russie, l’Asie, l’Afrique… Les cavaliers d’Allah en rêvent depuis longtemps.»

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Sansal accorde aux Arabo-musulmans des initiatives que deux cents ans d’histoire moderne ont réfutées. Leurs dirigeants n’ont jamais su s’accorder sur rien d’autre que laisser des puissances étrangères piller les ressources de leurs peuples en échange d’un soutien à leurs croisades tyranniques. Les présenter comme capables de se coaliser et de se coordonner pour conquérir le monde est proprement sidérant. Au mieux de leurs intentions, au cours de la décennie 1920 où tous les malheurs se sont noués, ils ont été les objets dociles de toutes les manipulations des Turcs, des Britanniques, des Français et des Sionistes (nous y reviendrons). Pourtant, comme dirait Galilée, «elle tourne» la mécanique terroriste et islamo-envahissante ! Et c’est là qu’aurait dû commencer le vrai travail de Sansal et Cyrulnik, pour comprendre cette sorte de machine infernale, travail qui aurait bien valu 15 euros. Mais il leur aurait fallu pour cela consacrer un temps long à des lectures hors Wikipédia plutôt qu’à consommer les rentes de leurs forfaitures et à rédiger des sommes pseudo-journalistiques soustractives de peuples.

Sansal préconise d’«arrêter les Musulmans» totalement, et non qu’«à moitié» ; et ne pas attendre qu’ils soient parvenus à Vienne, ou «à Poitiers». Toute bonne stratégie imposant d’anticiper et non de guérir, il faudrait donc les stopper à la source ; tuer l’embryon à la gestation. Et, dans cette optique, la destruction de Libye est de la Syrie avait, suggère-t-il, une vocation vertueuse : «faire de la place ». Hélas, «au contraire», cela s’est mal goupillé. Les problèmes locaux des «barbares» ont dégénéré en conflit international ; les géostratégies à la petite semaine du duo Nicolas Sarkozy-BHL n’y sont pour rien. On imaginait «les Arabo-musulmans» dindons de la farce néoconservatrice d’une domination pour un siècle (PNAC, ou Plan for a New American Century) du complexe militaro-industriel ; on se trompait : Satan, le Mal, la barbarie, ce sont «les Arabes». A-t-on épuisé toutes les recettes pour faire de cette région un bassin de paix ? Les institutions internationales au service des oligarchies n’ont pas été avares d’initiatives vouées à l’échec, de campagnes mort-nées, de commissions de bonne volonté sans lendemain, de «coopération» pour le développement qui ont accouché de grandes corruptions, de financements occultes, etc. Les Européens n’ont-ils pas tenté, au registre des approches charitables, le processus dit « de Barcelone » ? Sansal nous explique d’abord ce que c’est, après quoi il détaille pourquoi cela n’a pas marché… Une opportunité pour lui d’étaler – ou d’infliger à ses lecteur l’offrande de – son érudition :

«Ce processus, également connu sous le nom de Partenariat Euromed, visait à favoriser la paix et rapprocher les deux rives de la Méditerranée. […] Nous pensions qu’il fallait mettre de la coopération, du partenariat, du développement durable, du transfert de technologie, de la mise à niveau, de la mobilité, des échanges dynamiques.» Quelques passages d’histoire objective…, pompés quasi in extenso dans Wikipédia : «Le Partenariat Euromed, dit aussi Processus de Barcelone […]», etc. S’ensuit une liste d’objectifs, comique de répétition des trois volets de la déclaration officielle : de «politique» et de «sécurité», «culturel» et «humain», avec la définition « d’un espace commun de paix et de stabilité, économique et financier, pour permettre la construction d’une zone de prospérité partagée […] afin de développer les ressources humaines, favoriser la compréhension entre les cultures et les échanges entre les sociétés civiles ». Dans tous les articles, le même encart de public-relations ; suivi d’un même développement où reviennent comme un mantra «pannes», «fragilités», insuffisances», «échecs», «contraintes», «freins», euphémismes pour le détournement de milliards d’euros des contribuables européens pour financer des partenariats affairistes sans lendemain pour les peuples et lourds de rétro-commissions pour les hauts fonctionnaires «donateurs».

Le sujet mérite examen et un survol superficiel suffit pour localiser le ver du fruit : «L’objectif final est de créer une zone de "prospérité partagée"». Partager ? On pourrait citer mille raisons qui expliquent pourquoi des pays du Nord – qui rivalisent d’ardeur pour piller les ressources de l’Afrique et de l’Orient et qui ont le mot «partage» en horreur à l’égard de leurs propres peuples – n’ont aucunement l’intention de se montrer charitables envers les pauvres étrangers. L’on ne comprend pas davantage ce qui motiverait un dictateur du Sud, dont le régime repose sur le rapt, la torture, la corruption exacerbée, l’abus d’autorité, à favoriser l’émergence d’une société civile à la répression et à l’étouffement de laquelle il déploie des efforts insensés.

Sansal aurait pu mener une réflexion sur la cohérence d’une démarche qui reposait sur la bonne volonté du régime algérien de coopérer en matière de paix et de sécurité quand il est le principal terreau et le plus grand pourvoyeur de terroristes de ces trente (sinon soixante) dernières années. Il y aurait tout cela et un nombre considérable de raisons de comprendre pourquoi le « Processus de Barcelone » était vicié et l’on aurait tant aimé entendre Sansal les développer ; car un problème bien diagnostiqué a, si telle est la volonté, de bonne chances d’être résolu.

Mais son exposé se termine là, dans un périmètre sub-wikipédien. S’ensuit une logorrhée «bordélisant» Braudel, imputant à des «pulsions mystérieuses» décrétant un tropisme définitif «de l’indigène méditerranéen» pour lequel «la modernité compte peu». Pour Sansal, l’erreur était d’avoir «pensé à l’économie, au commerce, à la sécurité, mais pas à la vraie [sic] nature des Méditerranéens : le sentimentalisme et le symbolisme complexe mêlant identité, religion, mémoire, et tous les vieux ressentiments que le Méditerranéen adore ressasser, comme il adore s’agacer les dents [sic].» Bref, le Méditerranéen du Sud, l’Algérien plus que tout autre, est un ruminant irréparable, un inconsolable homo-écorché-vifus. Un barbare, une tare, bon à l’équarrissage… À l’éradication.

Le «printemps» maudit

Mais lorsqu’on veut on peut, dit l’adage ; la contraposée vaut-elle en matière de politique ? Peut-on conclure que n’ayant pu faire aboutir le «processus de Barcelone», c’est donc que personne n’a voulu ? Sous diverses appellations, les initiatives foisonnent et remontent au moins aux années 1980 ; rien n’y a fait. Que manquait-il donc pour réussir ? Et là, la pensée de Sansal est soit proprement ahurissante, soit une pièce de plus à mettre au registre des haines recuites qu’il nourrit à l’égard des peuples du Sud : «L’échec, dit-il, vient en fait du surgissement (attendu, pas attendu ? provoqué, pas provoqué ?) du "printemps arabe" qui a chassé les dictatures arabes […] sans faire entrer la démocratie et fait apparaître ce qui était à peine soupçonné [sic] : la profonde et irrésistible réislamisation des peuple arabes et l’inclination de nombre d’entre eux  (chez les jeunes, les commerçants, les professions libérales) vers des courants radicaux (salafisme, wahhabisme, takfirisme, djihadisme…) […]. L’idée que la paix est possible si l’Europe fait une large place à l’Islam, lequel fait son chemin en Europe dans les milieux les plus divers, s’impose à gauche, et de plus en plus à droite. La couverture en mosquées du territoire (déjà 2500 mosquées de recensées – NDLR), le halal qui pèse de plus en plus lourd dans le marché et le nombre croissant des conversions à l’islam [aucune statistique proposée par une NDLR] en témoignent, mais l’islamisation n’est pas assez rapide [sic] pour envisager la paix dans un avenir proche.» Il est vrai que les Méditerranées sont intrinsèquement lents.

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L’échec du processus de Barcelone viendrait ainsi de ce que les Arabes ont voulu explorer les verdures du «Printemps» et d’avoir «chassé les dictatures ». La meilleure initiative de ces peuples pour se soustraire au joug de toutes les aliénations, internes et externes, est, selon Sansal, la cause rétrospective de tous les malheurs. Et en vrac la « ré-islamisation des peuples » ; leur « inclination » au radicalisme ; la gangrène qui gagne les peuples d’Europe (gauche et droite confondues) ; la « couverture en mosquées » ; le « hallal » ; bref, en lieu et place de la démocratisation du Sud qui n’en veut pas, l’islamisation du Nord qui en redemande mais que l’on ne satisfait pas de façon « assez rapide ».

On ne sait s’il faut déplorer l’islamisation rampante ou au contraire espérer un rapide « grand remplacement » pour mieux « envisager la paix», via le «malheur» qui engendre le «luxe» du «bonheur». On comprend cependant que Sansal, d’abord pris au dépourvu par la question du Processus de Barcelone, retombe au fil des arguments éculés sur ses pattes, poussant la perversion jusqu’à envisager avec hauteur les vertus d’une paix retrouvée dans le cadre d’une Europe islamique. Il conclut ensuite, tout en lapalissade, pour le cas où le lecteur serait un idiot impénétrable, qu’«il est bon de savoir que, selon l’orthodoxie, la loi islamique prend la main dès lors que les musulmans sont majoritaires dans un endroit donné». Le problème n’est donc pas l’Islam, ou le Coran, mais une «loi islamique» indéfinie, portée par «les musulmans» ; et la démocratie qui se conforme à son étymologie. Resterait l’option d’une démocratie sans la volonté de la majorité, d’un Islam sans musulmans, d’un Coran sans lois coraniques et le bonheur et la paix seraient définitivement assurés dans les prés islamiques européens.

Mais si cela illustre bien pour qui roule Sansal, contre qui il «résist»e, un détail essentiel nous a échappé : la trace de l’endroit d’où il s’exprime, son sérail, son identité, l’empreinte digitale de sa compromission. C’était au tout début de sa déclaration : « […] Nous [sic] pensions qu’il fallait mettre de la coopération, du partenariat, du développement durable, du transfert de technologie, de la mise à niveau, de la mobilité, des échanges dynamiques. » Le tout était dans le «Nous». C’était plus fort que lui. Il n’a pas pu s’empêcher de se donner l’importance d’avoir participé à un processus officiel, regroupant des «hauts fonctionnaires» d’Europe et de Méditerranée ; d’avoir contribué à une initiative louable, torpillée par l’irresponsabilité de la plèbe tunisienne, égyptienne, syrienne, libyenne, etc., qui avait la prétention à regagner dignité et liberté et qui a échoué à installer la démocratie. Tant qu’il s’agissait de sites épars affirmant le titre de Sansal comme haut fonctionnaire de la plus tordue des dictatures de la planète, on ne pouvait rien conclure. Accordons à Sansal, sinon d’avoir joué un rôle participatif dans le processus sans lendemain de Barcelone, d’avoir été parmi ces envoyés algériens dans des sommets internationaux, dans le seul but de leur offrir des vacances tous frais payés, et des défraiements en devises étrangères équivalents aux émoluments des dignitaires européens.

Faisons comme Sansal et répétons-le : à moins de développer une nouvelle grammaire des langues où «nous» exclut l’orateur, Sansal a participé au Processus de Barcelone en tant que haut fonctionnaire. Et s’il a échoué, c’est la faute aux prétentions du Printemps arabe à la liberté. Ce «nous» vaniteux pourrait n’être que cela, l’expression d’un arriviste qui veut prouver qu’il a toujours été quelqu’un d’important ; cela peut également être mis sur le compte d’une inadvertance, un lapsus, un fourchement d’« épée ». Mais les occurrences de la fourberie des deux auteurs sont si nombreuses – et nous allons en examiner nombre d’entre elles dans la limites des stocks autorisés – dans leur ouvrage pourtant famélique que cela reviendrait à considérer une goutte d’eau particulière au cours d’un typhon comme la conséquence d’une formation aqueuse purement accidentelle, sans rapport avec les trombes de l’averse ; ce n’est pas totalement impossible, mais…

Pilleurs de mémoire, profanateurs de sépultures

Bien installé dans sa propre littérature comme «résistant», Sansal affine, un coup d’«épée» après l’autre, la fresque d’un itinéraire fabuleux. Mais si, pour un fourbe, être adoubé par des fourbes est aisé, pratique, rien ne vaut l’appui d’un vrai «résistant» comme témoin de moralité, pour donner une assise plus solide à son invention ; un homme de qualité, datant son témoignage à l’époque où, en Algérie, les balles sifflaient et la gégène faisait rage. Quelqu’un de sûr, à «prostituer» ; un homme qui ne peut rien démentir, parce que mort et enterré : «Son ami Rachid Mimouni (1945-1995), l’encourage à écrire», annonce sa biographie pour le moins bidonnée. Si Sansal est l’héritier spirituel de Mimouni, qui sommes- «nous» pour retrousser les lèvres ?

C’est l’un des traits de l’élite algérienne que de faire parler les morts, tel Tahar Djaout qui ne s’est jamais autant exprimé – surtout pour disculper ses meurtriers – que depuis qu’il a été assassiné, par un commando du DRS. Voilà en tout cas Sansal ami de Mimouni par contumace ; ce n’est pas une première : après que, ne pouvant tordre les décennies pour prétendre avoir été ami de Camus, il a virtuellement coulé Camus dans sa peau : N’ont-ils pas respiré le même air ? «N’est pas Camus qui veut, mais quand je me souviens que nous étions voisins, sa famille et la mienne, dans cette cour des miracles qu’était Belcourt, un quartier hyperpopulaire d’Alger, et que je me suis continûment abreuvé de sa littérature et de sa pensée, je suis obligé de reconnaître que quelque part, il y a du Camus en moi. Des "Grands frères" comme ça, c’est autre chose que ces "Grands frères" à qui on a livré les banlieues communautarisées de France.»

Sansal, organisme génétiquement modifié donc, à base de graine de Camus. Et, surtout, admirons la chute qui, en une tournure de phrase, réactualise Camus pour en faire un pourfendeur des banlieues françaises et de leur «communautarisme» viscéral.

Camus est mort en 1961 ; mais l’humanité n’a pas tout perdu car son âme s’est insufflée dans le corps de Sansal, attendant avec la patience de Pénélope quarante ans durant avant de produire son souffle -générateur. Comme on aurait quelque mal à imaginer «l’indigène» Sansal à dix ans dissertant, dans la cour de Belcourt, sur les heurts et les malheurs de l’époque avec le génie Camus, qui en avait plus de quarante et qui venait d’être couronné du prix Nobel, il fourgue l’imposture intellectuelle en passant par leurs « familles » partageant un certain espace géographique. Famille de Camus qui était réduite à une portion congrue : sa mère.

Camus

Kamel Daoud se sert du même filon, en exhibant une parenté avec Camus par personnage oranais de L’Étranger interposé, pour lui infliger une sévère et lucrative correction via un Meursault, Contre-enquête censé rendre justice à l’Arabe ; arabe qu’il se donne en revanche le droit de rouler dans la boue en toute occasion. Mohammed Sifaoui est plus contorsionniste encore ; il nous fait l’offrande d’un aveu : «Alors oui, je le dis, sans me prétendre expert en littérature ou spécialiste de l’œuvre d’Albert Camus, ni par posture ou preuve de snobisme, les mots ont, comme pour lui, toujours représenté chez moi quelque chose d’important. Et les principes, "les grands principes", je les ai réellement et sincèrement chevillés au corps.» Des chevilles quelque peu flottantes tout de même puisque, dit-il, «je vois déjà certains monter sur leurs grands chevaux et réclamer pour la période actuelle l’adoption d’une attitude camusienne. Mais mon admiration ne vaut pas imitation, et les temps et contextes ont changé. »

Camus, «oui», pas trop s’en faut, cependant ; convenons néanmoins que les mots, c’est important, ne serait-ce que pour faire des phrases mensongères. Quant à Yasmina Khadra, quand il flatte, c’est lui aussi pour mieux poignarder dans le dos (n’était-il pas officier des forces spéciales au moment où elles en étaient au plus fort de leur campagne d’éradication ?) : « Ce livre [L’Attentat], je le porte en moi depuis 1982. Ce n’est pas seulement une histoire de l’Algérie coloniale, c’est aussi une réplique aux travaux de mon idole, Albert Camus. Il n’a traité que de son Algérie à lui, son jouet d’enfant, de petit pied noir. Il n’est jamais allé de l’autre côté. C’est ce côté-là que j’ai raconté, celui des pieds noirs, des racistes, des gens bien, l’Algérie dans sa globalité. » Les coups de pied de l’âne ne se font jamais, mais alors jamais, face à face. C’est toujours par derrière, sournoisement.

Cyrulnik-Sansal, le retour

Dans le second volet de sa fiction biographique avec Cyrulnik, Sansal cueillera avec cette même désinvolture Mouloud Féraoun, Albert Memmi, Aimé Césaire, Edouard Saïd, etc., se contentant en guise d’évocation à l’énonciation de leur nom. France-Algérie, Résilience et réconciliation en Méditerranée sonne comme un repentir à L’impossible Paix en Méditerranée ; nous savons que les deux auteurs ne concèdent un mot gentil en entrée en matière que pour mieux déverser un tombereau d’injures en sortie. Mais comme pourrait dire Lenzini, la contradiction ne tue les contrefacteurs que si l’on parvient à s’en servir contre eux ; or, les plateaux de télévision sont média-« ethniquement » purifiés. Et éthiquement épurés.

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Mouloud Feraoun

Comment est né ce second opuscule maigrichon ? Ce sont les manifestations de millions d’Algériens – cinglant démenti à la description que Sansal en fait depuis vingt ans – qui le poussent à rectifier le tir ; non pour les glorifier ou déplorer qu’elles contribuent de façon anachronique à l’échec du Processus de Barcelone, mais pour les récupérer. D’un seul coup, Cyrulnik et Sansal ne voient plus un peuple de «barbares», animé d’un « antisémitisme chronique » (l’organique adjectif de «viscéral» qu’affectionne Sansal pour décrire un supposé antisémitisme des Algériens laisse place à la guérison, quand «chronique» les voue à une damnation perpétuelle), mais des hommes et des femmes ayant provisoirement reconquis le statut «d’hommes et de femmes».

Après le racisme primaire, l’amour fou. On peut supputer que la rechute les guette. D’autres «élites» ont attendu que le peuple qu’ils honnissent en prétendant le guider se soulève pour se mettre à sa remorque.

Kamel Daoud s’est assuré que les marches étaient bien stabilisées dans la durée avant d’arriver essoufflé sur les plateaux parisiens, armé de photographies où il se montre au cœur de manifestations oranaises lourdes de millions de citoyens… plus spontanés. Yasmina Khadra et Mohammed Sifaoui – qui n’ont pas eu à voyager depuis Oran ou Belcourt – ont attendu que les médias français invoquent de mauvaise grâce le mouvement pour apparaître sur les mêmes plateaux, autopropulsés « pionniers » de la révolte populaire. Curieusement, Sansal semblait avoir fait profil bas. L’on pouvait penser que c’était de gêne, face à ces événements qui démentaient de façon magistrale tout ce qu’il raconte depuis des lustres. Eh bien non ! L’idée pour lui était de faire d’une pierre deux coups : montrer son esprit prompt à « résister » avec soixante ans de retard, mais gagner de l’argent en plus. Les Algériens manifestent à Alger, les opportunistes pondent des livres pour se faire des œufs d’or sur leur dos… ; c’est cela l’élite algérienne : les locomotives se font tracter, tout en se déclarant à l’avant-garde, motrices de ceux qui les tirent. Et en cette matière, les pseudo-«dissidents», les «intellectuels» alternatifs, adoptent la même conduite que l’élite «institutionnelle», officielle : le rapt.

Bref, sur la brique élémentaire de son œuvre, se présenter, Sansal commence par l’occultation et le faux : revendiquer avoir été haut fonctionnaire aurait écorné le principe du résistant ; le nier lui aurait ôté la potentialité de la preuve de son importance. Alors il flotte entre deux eaux, comme font les crocodiles, émergeant promptement à la surface quand il faut et s’enfonçant opportunément dans les profondeurs de l’oubli quand l’évocation de toute proximité avec le sérail politico-économique lui serait nuisible. Un faussaire dans toute sa splendeur. De quelle façon va-t-il décliner le reste ? Les mensonges de Sansal seront-ils tempérés par Cyrulnik, et vice versa, ou bien l’émulation vers le pire va-t-elle se poursuivre jusqu’au bout ? La réponse est facile à deviner…

Les intellectuels négatifs gagnent des renforts

Chercher la vérité dans un univers d’opacité congelée nécessite chaleur, temps, moyens et quelque audace. C’est pour cela que les journalistes d’investigation sont rares et que l’on ne saluera jamais assez les mérites des lanceurs d’alertes. Ce sont là des options à très haut risque. Mais, qu’on ne se méprenne pas ! Sur les sujets que l’on va aborder, il est plus aisé de trouver la vérité que d’élaborer un mensonge. La source favorite de Sansal, dans son nouveau filon du document-lucratif-assisté-par-Wikipédia, suffirait pour réunir les éléments essentiels, ébauche à enrichir d’une plus-value justifiant les 15 euros du prix de vente.

Quelques mots clés tapés dans n’importe quel moteur de recherche produisent des milliers de résultats ; un peu de recul et de discernement suffisent ensuite à un individu honnête pour faire le tri et choisir auprès de qui se « ravitailler ». Or, même sur des sujets de notoriété publique, Sansal et Cyrulnik trouvent le moyen de construire des faux ; cousus de grosse ficelle blanche. Leurs mensonges sont donc voulus, calculés, machiavéliques ; qu’ils soient médiocres est accessoire. Qu’ils parviennent à suborner des dizaines de milliers d’acheteurs dénote un savoir-faire certain dans l’art de la manipulation des cancres. On comprend moins qu’ils aient aliéné de grands hommes, au premier rang desquels David Grossman. Est-ce l’effet de l’âge, qui dicte l’urgence et qui pousse à accepter des mains tendues sans les soupeser pour être certain qu’elles ne sont pas de plomb ? Même à cheval donné, il est prudent de regarder la dentition. Les Troyens ont pâti d’avoir mésestimé l’énergie de la haine, le poids de la cupidité, la force de la duplicité, la puissance de la fourberie.

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Boris Cyrulnik

Nous avons cité quelques exemples de déductions à l’emporte-pièce de Cyrulnik. Mais il en a à revendre. « Rappelons que les Juifs ont été chassés du Yémen dans les années trente, alors qu’Israël n’existait pas. On peut en déduire [souligné ici] qu’il y a un antisémitisme européen et un antisémitisme arabe qui sont responsables de la création d’Israël. Et actuellement, l’un de ceux qui provoquent en France le plus d’Alya… c’est Dieudonné. » Un vrai IIIe Reich à lui seul Dieudonné.

Ce à quoi renchérit Sansal : «Réglons vite le cas Dieudonné : on a tellement parlé de lui qu’on en a fait un porte-drapeau, une sorte de Che Guevara pour banlieusards qui ont mal aux dents [sic] ou un Don Quichotte qui vient libérer esclaves et émigrés des mains crochues du complexe impérialo-sioniste-mondialiste-maçonnique-capitaliste néocolonial, selon les formules en tire-bouchon qu’affectionne son maître à penser Alain Soral.» Ouf ! On est passé à un poil d’évoquer Dieudonné sans mentionner Soral. Après les Méditerranéens qui « adorent s’agacer les dents », les banlieusards « qui ont mal aux dents ». Mais laissons… Profitons donc pour conclure, à la manière de nos deux compères, par double induction-négation-complémentation, que les impérialistes, les sionistes, les mondialistes, les maçonniques, des capitalistes et les néocoloniaux sont les amis de Sansal. On s’en doutait un petit peu.

On notera aussi quelques autres ficelles du faussaire : d’abord les deux auteurs parlent des trublions Dieudonné et Soral pour ne rien leur reprocher sur le fonds ; sinon qu’on en parle trop. Cela correspond peu ou prou aux débats en vogue à la télé où on parle de violence, des islamistes, du terrorisme, des voyous, des «fake news» pour déplorer qu’on accorde trop de publicité gratuite aux violents, aux islamistes, aux terroristes, et aux diffuseurs de désinformation. Remarquons encore le saut de puce du Yémen plus-antisémite-que-les-nazis à Dieudonné, une autre pratique populiste en vogue : elle consiste à juxtaposer plusieurs affirmations fausses avec une dernière tout aussi fausse mais susceptible d’obtenir l’assentiment du public, par adhésion idéologique, pour les rendre artificiellement toutes vraies[11].

C’est de même une pratique du milieu – au sens mafieux du terme – que de proférer un propos équivoque et de laisser un protagoniste ami le reprendre, laissant inférer qu’il est une vérité indiscutable. Le premier faux qui documente un autre faux devient en bout de course vrai ; et vérifie le second. On ignorait naguère combien de fois il fallait répéter un mensonge pour en faire une vérité officielle ; la réponse est désormais connue : deux fois. «Rappelons» : le préfixe «re» ou la clé à mollettes du contrefacteur. Rappeler veut dire que c’est nécessairement vrai et que ceux qui ne le savent pas devraient en rougir de honte. Quand on est adoubé par le microcosme médiatique, on dispose d’un sauf-conduit qui nous exonère d’apporter la preuve de ce qu’on avance. Il suffit de le dire pour que cela soit vrai. Si on le répète, c’est que c’est deux fois plus vrai. Outre de dire deux fois la même chose, de répéter ce que l’autre a dit, d’insister sur le fait qu’ils sont d’accord l’un avec l’autre, Sansal et Cyrulnik réitèrent eux-mêmes leurs propos en insistant sur le fait qu’ils les «redisent», qu’ils les «rappellent». Dans un livre de si peu de lignes, ça permet de faire couler plus d’encre. Et cette redondance est si enracinée dans leur approche que quand Sansal évoque Camus, au lieu simplement d’énoncer entre guillemets ce que dans la pensée de Camus est essentiel, nous enjoint de «relire Camus». Sans indiquer ce qui, pour qui a déjà lu Camus, a pu lui échapper d’essentiel.

 

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Vivre au Yémen et mourir

Ainsi va l’œuvre falsificatrice, coup de pinceau après coup de pinceau, substituer un mensonge à la vérité, encore et encore, de sorte qu’à terme tout repérage dans le continuum historique devienne impossible. Pousser de plus en plus de monde, par défiance, à préférer les théories les plus abracadabrantesques à la vérité officielle, ce qui place l’ordre établi à une posture de vertu, de rectitude ; de seule information crédible ; un peu comme ces forces spéciales qui créent des groupes terroristes pour se légitimer à les combattre, arguant de protéger le citoyen d’un fléau dont elles sont la seule véritable source. Un grand intellectuel avait décrit le processus, George Orwell ; on ne s’étonnera donc pas que Sansal ait décidé de réécrire son œuvre ; de la souiller en quelque sorte. L’on pourrait reprendre les mots de Sansal : «il faudrait des milliers d’ouvrages pour» rendre la connaissance collective totalement impropre ; mais dit-il « à ce jour, je n’ai réussi, pour ma part, à n’en écrire qu’une petite dizaine. » Il ne faut pas désespérer : avec cette saga méditerranéenne, cela fait déjà douze. On peut parier que plein d’éditeurs lui en ont commandé de pleins rayons.

Mais revenons à la déclaration sibylline de Cyrulnik qui, comme toujours, recelait un loup. Et, à moins d’être un spécialiste de toutes les généralités ou vérificateur compulsif de tout ce qu’on lit, on ne peut que rater le mensonge grossier qu’elle aide à resquiller. La mention de Dieudonné permet à ceux qui haïssent Dieudonné de tenir ce que dit Cyrulnik pour vrai ; ceux qui l’aiment s’époumoneront à le défendre et passent à côté de l’essentiel : «Rappelons [donc] disait-il que les Juifs ont été chassés du Yémen dans les années trente.» Un mensonge haut comme l’Everest.

Un faux que la seule lecture de Wikipédia aurait suffi à éviter. Un faux islamophobe, arabophobe, orientalophobe ; de petite facture, mais à l’efficacité aussi redoutable que Le Protocole des Sages de Sion pour un antisémite primaire : de savoir que les Arabes du Yémen n’ont jamais été des chasseurs de Juifs compte peu ; il n’y a plus de faits objectifs ; «Si l’on devait tenir compte d’une certaine réalité, de plus en plus réelle de nos jours, on parlerait de» vérités ajustables aux discours, malléables selon les exigences «pragmatiques» du moment. Cela suggère encore que, outre que ce qu’ils racontent est faux, Sansal et Cyrulnik savent que c’est faux.

Mais vrai, faux, ce ne sont là que considérations anecdotiques, «des épiphénomènes sans intérêt [dont on] fait de l’histoire». Ce qui importe, c’est que la télé, la radio, les journaux, présentent ce qu’ils disent comme la vérité et ces médias savent reconnaître les leurs. Ils leur ont fait acte d’allégeance, pour devenir les rentiers d’une situation, les opportunistes d’un contexte. D’ailleurs, ils ne peuvent même pas se targuer d’être des pionniers ; ils ne sont que les tout derniers arrivés dans le cercle des pillards, dans un nouveau registre : accentuer l’effondrement des repères.

Et, pour empêcher le lecteur de s’écarter des sentiers balisés, Sansal et Cyrulnik leur rappellent les consignes. «Quand le Président Sissi a interdit les Frères musulmans, et saisi leurs biens, il a été salué par les Égyptiens mais critiqué comme dictateur partout ailleurs dans le monde.»

Le Bien, ce sont les USA porte-flambeau de la démocratie dans le monde, le général al-Sissi paravent des libertés, le PS dans les habits flottants de la gauche, BHL dans celui du philosophe, un monde sens dessus dessous. Empruntons la description de Pierre-André Taguieff de ces élites qui se disent l’incarnation du Bien du moment qu’ils se disent opposés au mouvement lepéniste. Le contexte, c’est «la forme mixte ou hésitante prise par le discours néo-fasciste des "intellectuels" (définis autoréférentiellement, à savoir : "Ceux qui se désignent en tant qu’‘intellectuels’") […]. L’anathème, par criminalisation ou bestialisation de l’adversaire, est un acte auto-suffisant […]. Par la montée aux extrêmes qu’il engendre, le maximalisme est une méthode de guerre civile, il relève du discours de propagande. Il faut choisir entre l’analyse et l’anathème, entre l’argumentation et l’injure.»

Et il est, bien sûr, plus payant d’opter pour l’anathème, l’injure, «la violence polémique». Le tournant de l’intellectuel de l’ancienne veine, rangé aux côtés du faible vers le «crépuscule des intellectuels» s’est opéré vers la fin de la décennie 1980 ; avec la pipolisation du journalisme et de la vie politique, la bascule de la civilisation de la connaissance vers la société du spectacle. « Plus significative encore quoique moins visible, la généralisation quotidienne des faits, rapportés avant d’être véritablement recoupés, impose par sa précipitation une règle, celle du scoop approximatif. À elle seule, tautologique, mais incontestable. Comment CNN, CBS, NHK, BBC, TF1, France 2, France 3, la RAI et les autres pourraient-elles se tromper toutes ensemble ?

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De toute façon, mieux avoir tort en chœur que raison tout seul. Un journaliste de feu la Cinq, présent dès le début des événements roumains à Timisoara, en fit l’amère expérience lorsque, téléphonant à sa rédaction pour minimiser les commentaires en cours, il entendit son rédacteur en chef lui rétorquer qu’il n’avait rien compris puisqu’il se trouvait être le seul de son avis. Sans s’interroger un instant sur le fait que ce témoin était effectivement «l’unique Occidental sur les lieux.[12]»

Le faux, c’est le vrai, l’ordre, c’est le Désordre du sens et quiconque l’accentue gagne son ticket d’intégration dans le cercle très sélect des intellectuels adoubés, «faussaires[13]», pour qui tout est admis. Toutes les chaînes de télévision du monde ne peuvent pas se tromper sur le compte de Sansal et de Cyrulnik ! Les promouvoir, les célébrer, vendre leurs livres, vrais, faux, équivoques, honteux, médiocres, tronqués, éculés, dangereux, tout cela contribue à la bonne tenue du marché, à l’essor « du complexe impérialo-sioniste-mondialiste-maçonnique-capitaliste néocolonial. » Et ça, c’est le Bien.

Fort heureusement, dans le monde rêvé de ces élites faussaires, tout n’est pas à jeter. Après avoir balayé de quelques coups d’épée les Arabes, Sansal et Cyrulnik s’attachent à décrire le versant lumineux de l’humanité, réunissant ceux qui à leurs yeux sont dignes d’être rescapés.

Une société mono-monothéiste, mono-ethnique, mono-culturelle :
le Graal de Sansal et de Cyrulnik

Après avoir rabaissé avec méthode tous les peuples faillis de Méditerranée, du Sud ou du Nord, les deux auteurs en arrivent enfin au volet en « positif» de leur démonstration. Ils n’ont pas de mots assez doux pour décrire ce peuple élu des dieux, la crème de l’humanité ; les Juifs, que les Arabes empêchent d’exprimer toute l’étendue de leur grandeur et de leur bonté. Il fallait simplement attendre le signal de départ de l’interviewer pour que la digue cède.

José Lenzini aurait-il pu éviter la question ? Impossible, tant les deux auteurs se sont escrimés à ponctuer leurs commentaires sur des sujets les plus anodins d’une référence à «Israël», à «Jérusalem», aux «nazis», à l’«antisémitisme», aux «Juifs», aux «Hébreux», aux Ashkénazes et, mieux que les Ashkénazes, les Sépharades («il serait long d’en parler ici, explique Sansal, mais on peut penser que le problème aurait été d’une tout autre manière si la question juive avait été traitée par des Sépharades»), à la Judée et à la Samarie, à Hébron, à la Shoah, etc. Il ne pouvait donc pas, dans ce corps malade de la Méditerranée, faire l’économie de la mention de « l’écharde israélo-palestinienne ». Et, autant le dire tout de suite, des trois intervenants, José Lenzini est celui qui s’efforcera le plus de retenir ses coups.

«Le 26 février 1930, commence ce dernier, Sigmund Freud écrivait à Chaim Koffler, membre de la Fondation pour la réinstallation des Juifs en Palestine […] pour lui dire notamment : "… Je ne crois pas que la Palestine puisse jamais devenir un État juif, ni que le monde chrétien comme le monde islamique puissent un jour être prêts à confier les lieux saints à la garde des juifs. Il m’aurait semblé plus avisé de fonder une patrie juive sur un sol historiquement moins chargé".»

Bien évidemment, les deux auteurs ne sont pas, mais alors pas du tout d’accord avec Freud. À partir de là, c’est l’avalanche. En 18 pages, 94 mentions de «Juif» et d’«Israël», sans compter les innombrables «Jérusalem», «sionistes», «antisémitisme», «Shoah», « Nazis », « Hitler », les 29 « Palestine » et bien d’autres « judaïsme ». Il y aura en tout plus de 160 occurrences de «Juif» dans tout l’ouvrage (soit en moyenne 3 par page normale), sans qu’à aucun moment les Juifs en question aient eu droit à la plus petite critique. L’ouvrage se clôt par une lettre de Sansal à ses amis (réels ou imaginaires) pour s’expliquer – un comble pour qui dit n’avoir de compte à rendre à personne – de sa visite subreptice en Israël : « Le fait est, dit-il, que dans ce monde-ci il n’y a pas un autre pays et un autre peuple comme eux. […] Jérusalem est une vraie capitale avec des rues propres, des trottoirs pavés, des maisons solides, des voitures dynamiques, des hôtels et des restaurants attirants, des arbres bien coiffés, et tellement de touristes de tous pays… sauf des pays arabes […]. » Est-ce cette dernière qualité qui contribue à la beauté des lieux ?

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Une fois que l’on a surmonté la forme qui augure d’une inspiration famélique, l’impression qui s’impose en parcourant les pages – qui prennent l’allure d’une approche épistolaire pour mariage arrangé – de ce duo inouï, c’est que le fonds a été puisé à « bonne » source, assorti tout de même du style laborieux de leur cru. Avant de retrouver son « peuple élu », « i l’on met de côté, écrit-il, l’aspect religieux de l’affaire, la Palestine a vécu ce que beaucoup – sinon toutes les régions du bassin méditerranéen – ont vécu : elle est continument passée d’une domination à l’autre. Depuis la naissance du christianisme, elle a tour à tour été romaine (-Ier siècle au IIIe siècle), byzantine (IVe-VIIe siècles), musulmane (VIIe-XIe siècles), musulmane et chrétienne au gré des croisades (XIe-XIIIe siècles), musulmane (XIIIe-XVe siècles), puis ottomane (XVIe-XXe siècles).[14]»

Rendons grâce à Wikipédia qui, outre ce bref exposé, offre des éclaircissement annexes. Pour Sansal, il faudra se contenter de ces cinq lignes, qui en font dix dans son texte (sur une demi-largeur de page). Investigations à haut risque dans Wikipédia donc. Mais qu’à cela ne tienne ! Si l’on fait abstraction «de l’aspect religieux», la Palestine aurait été selon Sansal affaire religieuse depuis le VIIe, soit peu ou prou depuis l’avènement de l’Islam dans le secteur. L’on se demande parfois des hommes politiques et médiatiques s’ils sont pervers ou simplement incompétents. On néglige souvent qu’ils peuvent être l’un et l’autre à la fois ; que la combinaison de deux produit des effets voulus plus ravageurs que la somme de leurs influences séparées.

Mais les dominations sont passées. Cette terre a enfin retrouvé ses légitimes propriétaires. Voilà donc le Graal pour Sansal : Israël, et sa capitale, Jérusalem, et son peuple, les Juifs. Mais le nettoyage ethnique n’est pas encore total ; il y a encore des empêcheurs de tourner en rond. Tous leurs déboires, les Juifs les devraient aux Arabes, et à ceux qui les défendent : Cyrulnik se plaint qu’on soit «en train de falsifier l’histoire, en la justifiant par la propagande. Face à ce conflit historique, on est en train de falsifier l’histoire : c’est une arme de guerre, et je pense même que l’islamisme modéré est une ruse de guerre.»

  • Les Algériens, les Maghrébins, les Banlieusards, les Arabes, les Musulmans, les islamistes, les terroristes, tout ceux-là forment une sorte de magma humain indissociable pour lequel les deux auteurs ne conçoivent que des «solutions» expéditives. Écoutons encore Pierre-André Taguieff : «Telle est […] la vision pathologisante des néo-antifascistes "radicaux" qui prônent la méthode chirurgicale, l’ablation des "membres gangrenés" ou des "tumeurs malignes".» Assimiler les Arabo-musulmans «à un groupe néo-nazi, c’est […] opérer l’amalgame grossier fournissant un semblant de justification à une mesure d’interdiction, "totale et définitive", unique objet du désir fou des éradicateurs idéologiques.[15]»

(Taguieff parlait alors de la diabolisation du Front national comme moyen de mettre fin au racisme ; l’argument vaut à l’identique, sinon dans une grande mesure, pour l’éradication des islamistes, des musulmans pour assainir l’Europe.)

Pour éviter la «contamination», le lecteur scrupuleux serait tenté de rejeter d’emblée l’œuvre sans ouvrir l’emballage. C’est un des torts des élites arabophones : ne pas lire assez en général, et s’interdire de lire leurs ennemis surtout. Or, c’est là que se trouvent les preuves des impostures qu’ils veulent dénoncer, et ils se privent ainsi de les démasquer preuves à l’appui. Nous allons donc accompagner Sansal et Cyrulnik auprès de ceux qui resteront debout une fois que les Arabes auront été dûment traités pour «faire de la place» ; pour voir dans quels marécages ils auront entraîné ceux qui à leurs yeux incarnent la vertu, la grandeur, la bonté, la qualité, faites chair : les Juifs.

Mais, auparavant, un autre son de cloche sur cette vision idyllique de la Jérusalem juive.

Le dernier combat : exterminer l’impur

Ce sont les partis religieux qui ont offert à Sharon et à Netanyahou la majorité nécessaire pour diriger le pays, pesant lourdement dans son programme. Pour un gouvernement alliant des sionistes forcenés avec des adeptes d’une vision apocalyptique du monde… Qu’adviendrait-il si les ultra-orthodoxes parvenaient à s’assurer d’une majorité à la Knesset ? Imagine-t-on les laïcs se convertissant aux rigueurs de la piété rigoureuse ? Pour comprendre à quel point cela est impossible, cette scène saisie dans les transports en commun… «Des maisons basses et lépreuses, des cours pavés, traversées de cordes sur lesquelles sèche du linge, le quartier de Me’a She’arim de Jérusalem, qui défile derrière la vitre de l’autobus, évoque inévitablement un ghetto d’Europe Centrale du XIXe siècle.

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Les rares passants, tous des hommes vêtus de noir, des papillotes encadrant leur visage barré de lunettes épaisses, avancent rapidement. À l’arrêt de la rue Hayyé-Adam, un hassidim monte dans le véhicule presque vide. Il se dirige droit vers le seul goy présent, assis sur une banquette pour deux personnes, derrière la porte centrale. D’un ton froid, appuyé d’un regard noir et d’un geste de la main qui se veut autoritaire, l’homme exige que l’étranger cède sa place. Devant l’incompréhension, puis le refus du goy, le religieux marmonne des propos sans doute peu aimables, déplie un journal qu’il dépose contre son épaule, et s’assoit lourdement sans plus se préoccuper de son voisin.

Aucune insulte dans l’attitude du juif orthodoxe. Simplement une grande indifférence quelque peu méprisante et un souci : se protéger de l’impur. […] Cette séparation du pur et de l’impur est une notion absolue, consignée dans le Lévitique, le troisième des cinq livres de la Torah. […] Impur, le juif ne peut participer au culte. […] La Toumah (impureté) désigne non seulement la septicité qui se transmet par le contact avec l’objet souillé, le fait de porter l’objet souillé, ou même l’aire de la pièce où se trouve l’objet souillé […] mais également l’impureté orale. Les pensées malsaines souillent autant que les objets. […] Pourquoi s’isoler des gens atteints de maladies infectieuses et non de ceux qui communiquent aux autres les maladies intellectuelles et morales."[16]» Mais qu’importe, du moment que les arbres de Jérusalem sont «bien coiffés» ?

Depuis plus de vingt ans, le personnel politique n’hésite pas à instrumentaliser le peuple, sa sécurité, la mémoire de la Shoah, le devenir à long terme du pays, l’image qu’il renvoie au reste du monde, pour se mettre à titre individuel à l’abri de poursuites judiciaires. La chronique à cet égard est édifiante : «Moshé Katsav [… a] terminé son mandat en lambeaux, dans l’opprobre et sous les quolibets communs de la presse et de l’opinion […]. Le patron de la police israélienne annonçait, après plusieurs mois d’enquêtes et cinq interrogatoires de l’intéressé, qu’il avait réuni des preuves accablantes contre le président et qu’il allait recommander au conseiller juridique du gouvernement (sorte de procureur général) Menahem Mazouz de l’inculper pour "viol, harcèlement sexuel, écoutes illicites, subornation de témoin, obstruction à la justice et prévarication".» Un homme horrible à la tête de l’État hébreu, qui conduit Ilan Greilsammer à soulever « une question qui est restée enfouie pendant tout le mandat de Moshé Katsav : "Comment se fait-il que les médias n’ont pas osé révéler ce que tout le monde politique et journalistique, apparemment, connaissait depuis longtemps ?". […] Les scandales sexuels ou financiers ont nourri la chronique politique des années 2000.

L’affaire Katsav a été la partie la plus visible d’un iceberg israélien entaché. En 2001, le général Yitzhak Mordechaï, ancien ministre de la Défense, avait été condamné à dix-huit mois de prison avec sursis pour agression sexuelle contre une employée de son ministère. La même année, à l’issue d’un procès interminable, Arié Déri, ancien leader du parti religieux orthodoxe Shas, écopait de trois ans de prison ferme pour corruption et abus de confiance. […] Plus récemment, le président de la commission des Affaires étrangères et de la Défense à la Knesset, Tsahi Hanegbi, a été accusé de corruption, fraude, abus de confiance et parjure, délits qu’il aurait commis entre 1999 et 2003 lorsqu’il était ministre de l’environnement. Faut-il rappeler le cas d’Omri Sharon, député du Likoud et fils du Premier ministre, condamné à neuf mois de prison […] pour "faux témoignages" sous serment, "faux et usage de faux" dans l’affaire du financement du parti de son père, pour les primaires du Likoud ? Ehoud Olmert et certains de ses ministres ne sont pas en reste. [Il] a été soupçonné de transactions immobilières frauduleuses […]. Quant à son ancien ministre de la Justice Haïm Ramon, il a dû démissionner de ses fonctions en août 2006 pour cause de "harcèlement sexuel". […] Que dire de l’affaire Dan Halutz ? […]

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Dan Halutz

Il semble qu’à l’heure où les dirigeants de l’État hébreu étaient en réunion de crise, le chef d’état-major de Tsahal lui s’inquiétait du niveau de ses pertes boursières. Dan Halutz ne démissionnera que six mois plus tard, laissant entendre qu’il préfère assumer ses responsabilités dans la gestion de la guerre "alors que d’autres" semblent vouloir fuir. […] Devant la publication des scandales, Zeev Sternhell dresse un premier constat : "La qualité de la vie politique et sociale s’est nettement détériorée." Une détérioration que le célèbre historien attribue notamment à une baisse de qualité du personnel politique israélien : "Les hommes politiques du début de l’État n’étaient pas des minables alors qu’aujourd’hui, c’est la médiocrité au pouvoir, c’est pire que la IVe  République au creux de la vague […] Pour [Denis Charbit] professeur de sciences politiques à l’université ouverte de Tel Aviv […], "à n’en pas douter, la crise est profonde. Tout le monde en prend pour son grade : la Knesset, le gouvernement, la Justice, la presse, et même la présidence de l’État. Tous les pouvoirs sont ébranlés.[17]»

Il semble qu’à mesure que l’idéal qui a animé les pionniers s’éloigne, les leaders recentrent leurs ambitions autour de leurs intérêts propres et de leur libido. Le plus spectaculaire exemple de cette prévarication morale qui frappe les élites est donné par Benyamin Netanyahou, qui parvient à prostituer le parti travailliste de Benny Gantz pour former un gouvernement de coalition qui, sous des dehors de fuite en avant et de politique de la terre brûlée, ne vise qu’à lui offrir l’immunité dans une avalanche de prévarications. Mais qu’importe, du moment que les arbres de Jérusalem sont «bien coiffés» ?

Nous pourrions rallonger à l’envi la liste des faits de sociétés qui gangrènent la société israélienne. Pour ne citer qu’un cas parmi légion, L’Histoire de M. C’est dans la bulle moderne de Tel-Aviv que Menahem Lang a réussi à se reconstituer une vie brisée par une enfance où le viol a succédé au viol. Ses agresseurs, des rabbins, avec la bénédiction de son père. Revenu à Jérusalem pour exorciser le mal, il découvre qu’un grand nombre d’enfants dans les milieux ultrareligieux subissent le même sort. La loi du silence est évidemment la norme. La victime se renferme sur elle-même, et subit l’emprise du galgal. « En hébreu : la roue. On pourrait dire le cercle vicieux par lequel l’agresseur inocule sa perversion à l’agressé. À Bneï Brak, il suffit de prononcer le mot, tout le monde comprend de quoi vous parlez, la roue sinistre qui transforme des violés en violeurs. Ici comme partout, l’abus sexuel est une maladie transmissible.[18] »

  • À Bneï Brak, de «nombreuses organisations plus ou moins clandestines, […] sous différentes appellations (Comité pour la Pureté ; Police de la pudeur, Comité de vigilances  et autres Escadrons de la modestie), se posent en gardiennes de la vertu. Plus ou moins agréées par les rabbins, ces organisations sévissent contre les femmes "impudiques", poussent à la séparation des sexes (par exemple dans les bus), mettent à l’amende les commerçants ne disposant pas d’entrées séparées pour les hommes et les femmes, combattent les "mœurs dissolues" et poursuivent les individus qualifiés de "dangereux" : homosexuels, délinquants et pédophiles.[19]» Un peu comme les unités spéciales algériennes protègent du terrorisme ; au bout d’un certain temps, on ne sait plus s’il faut redouter le terrorisme ou les unités spéciales, deux revers d’une même médaille.

M. parle… « D’une voix d’outre-tombe, comme au ralenti, il dit qu’il n’a pas divorcé à cause de ses violeurs, il n’a pas échoué dans son travail parce qu’on l’a violé, il ne s’est pas transformé en provocateur parce qu’on a abusé de lui, non… Il s’interrompt, se paupières retombent, le temps s’étire. Ses lèvres recommencent à bouger au bout de quelques minutes, il faut se pencher vers lui et approcher le micro de sa bouche pour pouvoir l’entendre : – … Mais quand le violeur m’a violé, murmure-t-il, le regard des autres sur moi a changé… […] Et c’est ce regard […] qui m’a brûlé ! […] Tu as trois masques sur le visage, reprend-il, et personne ne te voit comme tu es. Mon père, je lui ai dit ce que j’ai vécu et j’ai ôté mes masques… Mais c’est lui, alors, qui en a mis un. À ses yeux, je n’étais plus un garçon cacher !... Je lui ai dit : "Papa, je n’ai rien fait de mal !" Il a répondu : "Oui, bien sûr, je sais ! On t’a attrapé, et tout…" Mais deux jours plus tard, on devait porter chez le rabbin un ustensile à purifier. Je dis à mon père : "Papa, laisse-moi le porter, je vais le purifier, je fais toujours ça pour le rabbin." Il a sèchement répondu : "Non, pas toi !" J’ai crié : "Pourquoi, pourquoi pas moi ?" J’ai senti qu’il ne me voulait plus. […] Il m’a alors dit, et c’est comme une sentence qui tombe : "Parce que tu es impur !" Et depuis ce mot, "impur", je suis entièrement devenu un autre.[20] » Mais qu’importe tout cela dans le regard de Boualem Sansal, du moment que les «arbres sont bien coiffés» à Jérusalem !

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Martine Gozlan aborde elle aussi ce douloureux problème d’une société entrée en névrose. «Le premier roman de Naomi [Ragen], Fille de Jephté, repose sur une histoire vraie. Une jeune femme de vingt et un ans se jette dans le vide avec son enfant. Le mari violait sa femme et son fils. […] Violence cachée. Pathologique. Car des pans entiers de la communauté ultra-orthodoxe sont saisis par une démence qui n’a plus rien à voir avec les comportements habituels des juifs religieux. […] Dès que le comportement déviant d’un ultrareligieux est connu, la communauté rejette […] la faute sur sa descendance. Ses enfants, marqués du sceau de l’infamie, auront d’énorme difficultés à se marier.[21]»

Le péché originel : le pacte de David Ben Gourion avec la secte ultra-orthodoxe du Rabbin Ravi Kook, pour assurer obtenir l’adhésion de tous les Juifs au projet sioniste en Palestine. La facture arrive maintenant à échéance. Le ghetto se referme.

  • «Rien à voir avec la situation dans le ghetto ou le village juif d’Europe centrale, le Shetl, où tous les hommes travaillaient sauf quelques sages. On allait à la yeshiva, mais on avait un métier. Sauf les personnalités exceptionnelles, de très grand talent. L’idée selon laquelle la communauté doit vous faire vivre est complètement étrangère à la Torah, qui a toujours insisté sur la dignité du travail. La femme, dans ce système aberrant, doit non seulement s’occuper de ses dix enfants, du ménage et du mari, mais, en plus, trouver un petit travail décent pour améliorer le triste ordinaire de son foyer. Si on va à la yeshiva, on ne va pas à l’armée. Il y avait quinze mille étudiants au début, et Ben Gourion pensait que le nombre n’augmenterait pas. Grave erreur. Ils se comptent aujourd’hui par centaines de milliers.[22]» Mais qu’importe, du moment que les arbres de Jérusalem sont «bien coiffés» ?

Les pieds bien accrochés sur terre, certains tentent de faire éclater les bulles. «À l’été 2011, en particulier […] les premières manifestations des classes moyennes israéliennes […] protestaient contre le coût de vie trop élevé et s’insurgeaient contre ces étudiants ultra-orthodoxes qui vivent de subsides de l’État. Amos Oz, dans une lettre de soutien aux protestataires, n’a pas hésité à attribuer une grande partie du déficit budgétaire du pays à ces "générations de clochards ignorants, remplis de dédain pour l’État, sa population, et la réalité du siècle."[23]» Mais les religions n’ont cure des mécréants. Ils sont persuadés que le temps et leur nombre jouent pour eux. Mais qu’importe, du moment que les arbres de Jérusalem sont «bien coiffés» ?

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Ben Gourion

«Ben Gourion leur a offert, dans un document appelé "La lettre du statu quo" un certain nombre de privilèges, le premier concernant en particulier le service militaire. Il confiait aussi aux tribunaux rabbiniques orthodoxes l’exclusivité en matière de statut personnel. Alors que le mariage, le divorce, la paternité, etc., sont en principe du ressort de l’État, ces compétences ont donc été livrées aux seules mains des rabbins et soumises de ce fait à la Halakha, la loi religieuse. […] Dès l’origine, Israël s’est ainsi doté d’un dispositif schizophrénique – obéir à la loi (démocratique), de la terre en même temps qu’à celle (divine) du ciel. Le système électoral israélien fondé sur la représentation proportionnelle intégrale a placé les partis religieux en position d’arbitre chaque fois qu’il s’est agi de former un gouvernement ou de prendre des décisions importantes.

Ainsi, en 1993, pour gagner leur ralliement au accords d’Oslo avec les Palestiniens, le gouvernement de Rabin a tout simplement autorisé les ultra-orthodoxes à prendre contrôle du grand rabbinat d’Israël. Immergés dans la bulle de Bneï Brak, on a parfois l’impression de ne plus tout à fait être en Israël. Sans télé, sans journaux, sans Internet, on n’entend plus parler ni de politique, ni des Palestiniens, ni d’occupation, ni des affaires du monde, ni même de crise gouvernementale.[24]»

Israël tout entier est une mosaïque de bulles, coupées les unes des autres, braquées les unes contre les autres. Celle dans laquelle vit Boualem Sansal d’un Jérusalem pays de cocagne, que seule perturbe la présence des Palestiniens, empêcheurs impénitents de réaliser le rêve éveillé de «l’âme juiv», est peut-être plus éloignée que toute autre « des réalités bien réelles » de la vie en Israël.

Le Yémen et les Juifs : version pile avec le faussaire Cyrulnik, et version face telle que racontée par un intellectuel juif du «vrai»

Affabulateurs, calculateurs, les deux auteurs ne reculent pas devant le ridicule. Ainsi, Boris Cyrulnik ne se contente pas de lire dans le passé et dans les pensées rusées de forces occultes se passant pour des islamistes modérés ; il psychanalyse aussi le futur : «Quand la tragédie du Proche-Orient sera terminée [autant dire pas demain], il faudra refaire de nouvelles frontières, et les gens qui en auront la responsabilité mettront en place des frontières abusives [personne n’en sait fichtrement rien]. Des chiites vont [ou pas], par exemple, se retrouver dans un clan sunnite, ce qui va [ou pas] créer un germe de guerre religieuse. Il paraît qu’il ne faut pas le dire [qui l’interdit ?], mais j’ai du mal à en être convaincu du contraire !»

Quand on a mal, faut se soigner, pourrait-on dire, et la vérité est le meilleur des remèdes à ces maux. «Quand la Seconde Guerre mondiale s’est terminée, poursuit-il, en Europe comme au Proche-Orient, il y a eu également des frontières abusives. Des Allemands se sont retrouvés en Roumanie, où ils étaient mal vus : un million d’Allemands ont été chassés de chez eux, et personne n’a protesté. Un million et demi de Juifs ont été chassés des pays arabes, il n’y a pas eu, non plus, de protestation. […] Je le redis, un million et demi de juifs ont été chassés des pays arabes. Où sont-ils ? […] Rappelons-nous également que les Juifs ont été chassés du Yémen, dans les années trente, alors qu’Israël n’existait pas. On peut en déduire qu’il y a eu un antisémitisme européen et un antisémitisme arabe qui sont responsables de la création d’Israël.»

«Où sont-ils ?» Un génocide arabe des Juifs aurait-il échappé à la sagacité de ses journalistes ? La réponse est prosaïque : une grande majorité, les Sépharades du Maghreb, se sont établis en France. Une minorité s’est installée en Israël. Certains ont préféré les États-Unis. Aucun génocide arabe. On peut évoquer le massacre du 5 juillet 1962 à Oran[25], et il y avait parmi les victimes des Juifs ; mais c’est moins ce caractère qui a guidé les massacreurs que la taxe d’Européen ; massacres et enlèvements qui se sont déroulés sous l’œil bienveillant de l’armée française du général Katz. Tant de confusion mentale, de désordre cognitif, de distorsions historiques, de la part de Cyrulnik, à peine passables dans un oral du bac, est presque… attendrissant. Des raccourcis et des approximations que ne se permettraient même pas les sites conspirationnistes les plus caricaturaux.

Peut-on «déduire» que «chasser un million et demi de Juifs des pays arabes» est à mettre sur un pied d’égalité avec la Shoah et ses six millions d’exterminés ? Mais, à trop baigner dans les condensés de faux de Cyrulnik et Sansal, on perd un peu la hiérarchie des normes. Il faut se remettre les idées d’aplomb, auprès de sources plus fiables. Car, quatre-vingts ans après les faits, la vérité a eu le temps de faire son petit bonhomme de chemin. On peut considérer qu’elle se trouve notamment dans cet article intitulé : «La Seconde Guerre mondiale et les Juifs du Yémen», de Menashé Anzi, paru dans la Revue d’Histoire de la Shoah. Une publication qui, au vu des idées du couple Sansal-Cyrulnik, prend l’allure d’un nid d’islamistes radicaux, animés par un incurable «antisémitisme chronique».

  • «Au cours de la première moitié du XXe siècle, vivaient au Yémen environ soixante-dix mille Juifs. Quelques milliers de Juifs étaient installés à Aden, ville toujours sous domination britannique. L’imam Yahya imposait le respect des lois de l’islam et exigeait que les relations entre Juifs et musulmans soient régies par les principes de la charia. En fait, l’imam rétablit le pacte d’Omar, acte juridique traditionnel réglementant les relations entre les dhimmis – protégés croyants dans le Dieu unique et dans le Livre, c’est-à-dire les Juifs et les chrétiens – et les autorités musulmanes […]. Ainsi, en dépit de la liberté religieuse dont ils bénéficiaient et du strict maintien de leur sécurité, les Juifs du Yémen étaient soumis à de nombreuses restrictions. Ces restrictions encouragèrent les Juifs à quitter le Yémen, la grande majorité pour Eretz Israël, et une minorité d’entre eux pour les pays bordant la mer Rouge ou l’océan Indien. Le regain de tension entre Juifs et Arabes en Palestine conduisit l’imam Yahya, dès les années 1920, à intensifier sa politique de repli sur soi et à interdire aux Juifs de quitter le Yémen. À partir de l’année 1934, le mufti de Palestine Hadj Amin al Husseini (1895-1974) se rendit au Yémen et exhorta l’imam à durcir cette interdiction. Néanmoins, de nombreux Juifs gagnèrent clandestinement la frontière vers des territoires du protectorat britannique où ils attendirent des visas leur permettant d’immigrer en Eretz Israël. […]»

Les Juifs n’étaient pas «chassés» du Yémen ; au pire, étaient-ils empêchés de le quitter. Avec une vigueur toute relative d’ailleurs, car «l’imam Yahya, qui ne parvenait plus à assurer la subsistance de son peuple, ferma les yeux sur l’émigration des Juifs et des musulmans vers Aden. L’Agence juive envoya même Yossef Ben David au Yémen et ce dernier encouragea nombre de jeunes à immigrer en Eretz Israël. En conséquence, de 1943 à 1945, plus de cinq mille Juifs immigrèrent en Eretz Israël, et environ autant partirent pour Aden et s’y installèrent. Ils exercèrent des métiers qui existaient dans cette ville, à l’instar de milliers d’immigrants musulmans du Yémen employés à des travaux d’intérêt public dans la ville. La fin de la guerre mondiale interrompit l’émigration en Palestine. Les réfugiés juifs demeurèrent au Yémen au cours des années suivantes et n’immigrèrent en Israël qu’après l’indépendance de l’État. […]»

  • Nous sommes loin du pogrom. Pour autant, le Yémen était-il un eldorado pour les Juifs ? Ni plus ni moins que pour les autres Yéménites. (Le principe qui consiste à considérer les «restrictions» qui frappent les Musulmans dans les dictatures arabes comme plus tolérables, plus admissibles, plus normales, que celles dont sont victimes les autres confessions mériterait psychanalyse, mais Freud est, hélas, mort.) « L’éloignement du Yémen des principales zones belligérantes, ainsi que la neutralité affichée par l’imam Yahya dès l’ouverture des hostilités, aboutirent au fait que l’influence directe de la guerre sur le Yémen fut des plus limitées. Mais, du fait de la guerre, la situation économique et physique au Yémen se détériora considérablement, et plusieurs centaines de milliers de personnes périrent entre 1941 et 1943. La plupart s’enfuirent vers la zone britannique et dans la ville d’Aden. La conjonction de ces circonstances et de la situation en Europe permit à des milliers de Juifs du Yémen d’émigrer à Aden, puis en Eretz Israël.[26] »

L’article est long et riche. Ceux qui veulent en savoir plus sur ces Juifs du Yémen (dont un descendant, Ygal Amir, tua l’un des plus grands hommes de paix qu’Israël a enfantés, Yitshak Rabin) pourront le consulter sur le site Cairn.info[27]. Au pire de la répression, les dirigeants du Yémen empêchèrent sans zèle excessif les Juifs de s’en aller. Cela se transforme dans la glose de Cyrulnik en croisade pour les « chasser ». Si ce psychiatre lisait dans la tête de ses patients aussi bien qu’il interprète une documentation écrite et foisonnante, il serait prudent de vérifier la santé de ceux qui sont passés par son cabinet. Cyrulnik ment ; et il sait qu’il ment. Ses mensonges ne portent pas sur une menue question. Il vise à montrer que les Palestiniens et les musulmans de la région sont responsables de tout ce qu’il leur arrive. Pour preuve, disent-ils, n’ont-ils pas été les inspirateurs de la solution finale ?

Le nazi en maître : le Mufti de Jérusalem

Parfois, «relire» et «rappeler» deviennent superflus, tant la vérité semble s’imposer d’elle-même : «On ne va pas, explique Sansal, rappeler les liens entre le régime nazi et l’association des Frères musulmans, et au-delà avec l’ensemble du mouvement islamiste à travers le monde dirigé en ces temps-là par le Grand Mufti de Jérusalem. Entre nazisme et islamisme, il y a donc une proximité idéologique et un fondement historique. Aujourd’hui encore, chez les islamistes, on évoque avec sympathie Hitler et sa légendaire haine de la démocratie, du Juif, du faible, du cosmopolite

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Benyamin Netanyahou a frayé dans les mêmes eaux. Il avait expliqué, dans un discours mémorable, que si Hitler a entrepris d’exterminer les Juifs, c’est un peu de mauvaise grâce, simplement parce que le Mufti de Jérusalem le lui demandait. C’est cela le propre des idéologues forcenés. Quand la vérité dérange, il faut l’ignorer et lui substituer un mensonge commode, à répéter un nombre de fois suffisant pour qu’il soit pris pour la vérité. Concernant Netanyahou, ce sont ses compatriotes qui l’ont rappelé à l’ordre, scandalisés qu’on fasse si peu cas de la mémoire des six millions de Juifs exterminés et des monuments mémoriaux que ses propos voueraient à la démolition, fondés qu’ils seraient sur un substrat erroné. Qui se soucie de faire ravaler ses mensonges à Sansal ?

Personne. Pas même David Grossman avec qui il préside une association «pour la paix» impossible ; Grossman qui découvrira peut-être s’être engagé avec un encombrant partenaire, dans une dynamique qu’il lui sera difficile de stopper sans écrouler sa propre crédibilité. «Les mots ont un sens» proclamait Sansal sans en être convaincu ; oui…, et « les faits sont têtus ». Sansal ne peut en aucun cas contribuer à la paix. Dans une paix – sinon des cimetières –, il y a deux protagonistes. Sansal serait parfaitement indiqué pour servir de passerelle entre les ultra-sionistes et les ultrareligieux dont il partage les idées, les idéaux et les objectifs et les pacifistes tels que David Grossman ; il ne l’est pas du tout pour restaurer les liens entre des Palestiniens qu’il tient en horreur et les Juifs. Il est parfait pour dynamiter les ponts et ériger des murs ; inadapté pour toute entreprise de paix avec les Arabes, les Musulmans, les Palestiniens, les Méditerranées, les « cueilleurs-chasseurs », les mangeurs d’insectes, etc.

  • La collusion arabo-nazie. Les Arabes responsables de la Shoah. Le Mufti de Jérusalem qui hérite rétrospectivement d’un pouvoir incroyable sur le Führer ! C’est commode par les temps qui courent ! La France avec Daladier, Pétain, Laval et Vichy, l’Angleterre avec Chamberlain, les russes avec Staline et ses charniers, les Italiens avec Mussolini, les Espagnols avec Franco, le Vatican avec Pie XII, les Suisses avec leurs banquiers, les Croates avec les Oustachis, les Ukrainiens avec leurs miliciens, etc. ; le monde entier conspirait à qui mieux mieux avec Hitler. Dans de nombreuses capitales, on espérait secrètement que les Nazis mèneraient à bien leur projet d’extermination des Juifs. Le Mufti de Jérusalem devrait-il être le seul à s’interdire le «pragmatisme» qui s’est emparé de toutes les nations du monde ? D’autant que les dirigeants des capitales occidentales ne concevaient la Palestine comme destination de choix pour les Juifs que parce qu’ils n’en voulaient strictement pas chez eux[28]. Mais, au fait, quelle était l’attitude des Juifs même, qui permettrait de mesurer par comparaison l’inconséquence du Mufti de Jérusalem ?

«C’est […] l’une des pages les plus ambiguës de l’histoire d’Israël avant Israël. En juin 1933, Ben Gourion envoie en effet à Berlin Victor Haïm Arlozorov, trente-cinq ans, chef du département politique de l’Agence juive, une des figures centrales du Yishouv. Un leader brillant, séduisant, que Ben Gourion apprécie tout particulièrement. Objectif : négocier avec le régime nazi le transfert vers la Palestine des Juifs allemands et de leurs biens. Le mot "négociation" semble parfaitement fou entre les représentants d’un peuple qu’Hitler, chancelier depuis quelques mois, destine alors secrètement à la mort et ses futurs bourreaux. Néanmoins, c’est bien de cela qu’il s’agit : l’opération Ha’avara ("transfert" en hébreu). Certains officiels nazis y sont favorables. Un accord est signé, qui sera abrogé par Hitler en 1937. Pourtant, quelques milliers de juifs allemands parviendront à gagner la Palestine, moyennant ce que Tom Segev appelle un "marché avec le diable".

Le journaliste Marius Shattner, auteur d’une Histoire de la droite israélienne, résume le dilemme : "L’accord aillait permettre le transfert de capitaux juifs allemands d’un montant de 40 millions de dollars, en échange de l’achat d’équipements agricoles et industriels allemands. Sur les quarante-cinq mille juifs allemands qui immigrèrent en Palestine entre 1933 et 1939, vingt mille bénéficièrent directement de la Ha’avara, qui contribua de façon substantielle au développement du Yishouv. L’organisation sioniste devenait ainsi la première à ouvrir une brèche dans le boycott des produits allemands, décrété en réaction à l’antisémitisme du nouveau régime nazi par différentes associations juives. Jabotinsky avait été l’un des seuls dirigeants sionistes à soutenir le boycott". En effet, dès que le leader de la droite révisionniste apprend les rumeurs sur la Ha’avara, il s’y oppose de toutes ses forces, au nom de la dignité juive. Le journal du groupuscule d’Abba Ahiméir se déchaîne contre Arlozorov, le "diplomate rouge qui se roule aux pieds des nazis". Le 16 juin 1933, quarante-huit heures après son retour de Berlin, Haïm Arlozorov est assassiné alors qu’il se promenait, vers 22 h 30, sur la plage de Tel-Aviv avec son épouse Sima. […] Le meurtre de Haïm Arlozorov restera le premier assassinat dans l’histoire politique du sionisme.[29] » Contre les siens, bien entendu.

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Mais peut-être que les leaders juifs ignoraient quels étaient les projets d’Hitler à leur égard. Peut-être n’ont-ils simplement pas lu Mein Kampf où ce qui les attendait était écrit noir sur blanc. Ils auraient à leur décharge que Wikipédia n’existait pas encore… Ils mettront du bout des lèvres le meurtre d’Arlozorov sur le dos large des Arabes. Lorsque Yitshak Rabin est assassiné, son épouse Léa dira que ce meurtre est le second du genre ; le premier : celui d’Haïm Arlozorov.

  • La première organisation terroriste dans la région, coupable de tant d’attentats et d’exécutions sommaires, avait pour nom Irgoun. Son chef, Menahem Begin, deviendra le Premier ministre d’Israël qui dédaignera la main tendue d’Anouar el-Sadate ; il freinera des quatre fers les pourparlers qui pouvaient alors déboucher sur la paix. «Différents groupes s’agglutinent autour de l’Irgoun : celui d’Abraham Stern, abattu par un policier anglais en 1942, et celui des combattants de la Liberté d’Israël, le Lehi, autour d’Itzhak Shamir, futur Premier ministre de l’État d’Israël. Le groupe Stern considère qu’il faut se battre contre les Britanniques, même s’ils sont les adversaires des nazis. Abraham Stern ira jusqu’à tenter une démarche auprès d’émissaires du Reich à Beyrouth pour proposer un engagement aux côtés de l’Allemagne, pourvu qu’on l’aide à créer un État juif en Palestine.» Chaïm Weizmann occupera les plus hautes fonctions en Israël. En 1947, il dit « au journaliste C.-L. Silzberger qu’il regrette le terrorisme juif, que le Stern se compose "d’idéalistes dévoyés" mais l’Irgoun de "bandits ordinaires", et que Ben Gourion est un "damné fasciste".[30] »

Le terrorisme est aujourd’hui devenu si quotidien que l’on oublie comment il fut introduit dans cette région. L’administration britannique en Palestine avait un parti-pris flagrant pour les Juifs. Pourtant, « cette coopération cesse le 21 juillet 1946 quand l’aile gouvernementale de l’Hôtel King David est soufflée par une gigantesque explosion. Des décombres, on retire 99 morts et 50 blessés. La Haganah, qui a participé à la préparation de l’attentat, dégage ses responsabilités en accusant l’Irgoun, maître d’œuvre de l’exécution de l’opération, de n’avoir pas prévenu en temps voulu, comme cela était prévu. […] L’Irgoun applique en effet la logique implacable du terrorisme, reprise plus tard par les résistants palestiniens. Un attentat doit frapper l’opinion publique par son horreur même.[31] »

Les lectures a posteriori sont dangereuses ; entre les mains d’un faussaire, elles provoquent souvent des dégâts plus importants que ceux qu’elles prétendent prévenir. Il y a ainsi le passé sans cesse ré-écrit par Sansal et Cyrulnik, à la mode orwellienne, pour coller aux conjonctures biaisées du manipulateur ; et il y a le présent plus malléable encore…

La Judée, la Samarie, Hébron, sites juifs en danger selon Cyrulnik

« […] Ce qui m’amène à penser que l’ONU n’est pas fiable, et l’Unesco non plus. Ce sont des institutions internationales complètement noyautées, qui prennent des décisions invraisemblables, trafiquant l’histoire… Dans ce domaine, je rappellerai une décision récente consistant à affirmer qu’il n’y a jamais eu de Juifs au Proche-Orient avant Israël, alors qu’un million et demi de Juifs ont été chassés des pays arabes sur ordre de Nasser tandis qu’ils se croyaient égyptiens. […] » C’est Boris Cyrulnik qui s’exprime ainsi ; déclaration au vu de laquelle les institutions internationales seraient devenues des nids antisémites et négationnistes. L’ONU et l’Unesco auraient affirmé « qu’il n’y a jamais eu des Juifs au Proche-Orient avant Israël » ! C’est aussi sidérant qu’invraisemblable. C’est bien évidemment faux. Et deux ou trois clics suffisent pour connaître l’intégrale vérité, y compris, si l’on franchit le désormais « obstacle » Wikipédia pour écrivain paresseux, en consultant par exemple les sites du Point ou du Figaro, qui ne sont pas de farouches pro-palestiniens…

  • Avant de remettre les pendules à l’heure, on peut tenter de comprendre comment fonctionne la Science selon Cyrulnik. Car sa saillie survient quelques pages après que Sansal a souligné l’incongruité de voir la présidence de la commission des Droits de l’homme de l’ONU accordée à l’Arabie saoudite, pour disqualifier l’ensemble de l’œuvre de l’organisation internationale dont les résolutions condamnent la politique israélienne de colonisation des «Territoires» palestiniens. Des résolutions signées par l’écrasante majorité des pays, mais qui butent systématiquement contre le veto US. La conception de l’objectivité selon Cyrulnik consiste à donner foi aveugle (au sens religieux du terme) à la partie vers laquelle son cœur balance, y compris dans les déclarations les plus iniques. Voici l’information factuelle : «L’Unesco a déclaré vendredi la vieille ville d’Hébron, en Cisjordanie occupée, "zone protégée" du patrimoine mondial en tant que site "d’une valeur universelle exceptionnelle en danger". L’agence onusienne s’est aussitôt attiré les foudres d’Israël.»

Puis la réaction sans nuance de Benyamin Netanyahou : «Cette fois-ci, ils ont estimé que le tombeau des Patriarches à Hébron est un site palestinien, ce qui veut dire non juif, et que c’est un site en danger». Et voici enfin le commentaire d’un journaliste neutre : «Hébron abrite une population de 200 000 Palestiniens et de quelques centaines de colons israéliens, retranchés dans une enclave protégée par des soldats près du lieu saint que les juifs appellent Tombeau des Patriarches et les musulmans Mosquée d’Ibrahim. Les Palestiniens estiment que le site est menacé en raison d’une montée "alarmante" du vandalisme contre des propriétés palestiniennes dans la vieille ville. Ils l’attribuent aux colons israéliens. Un vote favorable de l’Unesco "aiderait à soutenir le tourisme" et "les efforts des Palestiniens à empêcher toute tentative de destruction", avait estimé avant le vote de vendredi Alaa Shahin, membre de la municipalité d’Hébron. En un demi-siècle d’occupation israélienne, Hébron est devenu un lieu de conflit permanent. Quelques centaines de colons protégés par des centaines d’autres soldats vivent dans un réduit au centre-ville qui est partiellement interdit d’accès pour les Palestiniens. »

Rappelons a minima que Hébron se situe en Cisjordanie, territoire revenu à la Palestine lors du partage qui a donné lieu en 1948 à la création d’Israël. Disons aussi que c’est le seul endroit au monde où la colonisation qui fleure bon l’apartheid se déroule à visage découvert, justifiée par cette unique et étrange raison pour qui se prétend laïc : c’est Dieu qui a dit aux Juifs que cette terre, extensible à l’infini, est la leur. Pour y assurer la sécurité des colons, l’armée israélienne ferme des quartiers entiers, après en avoir expulsé ses habitants palestiniens ou simplement en leur coupant le passage. Sous les effets d’une loi naturelle qui s’appelle « entropie », les lieux se dégradent ; ce qui justifie aux yeux des colons de se les approprier, puisqu’inhabités ; de les réhabiliter, après les avoir annexés.

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Sauve-toi, la vie t'appelle

Même le plus acharné des sionistes qu’est Benyamin Netanyahou se montre plus modéré que Cyrulnik. Cyrulnik, plus indécrottable royaliste que le roi ; et plus menteur qu’un arracheur de dents. Pour expliquer que la paix est impossible en Méditerranée. Au même moment où sort le livre du duo Cyrulnik-Sansal, un autre de ces adeptes de la « résistance» contre les impuissants, Mohammed Sifaoui, publie un ouvrage de même veine. Peu avare en philosémitisme appuyé, Sifaoui n’en prétend pas moins se méfier «toujours lorsque l’"amour" s’exprime de façon ostentatoire et dégoulinante. "Le m’as-tu vu comme je t’aime !" cache souvent des failles psychologiques liées à des pères ou des aïeux ayant torturé (des Algériens) ou déporté (des Juifs).[32]»

L’amour pour Israël selon Sifaoui se doit d’être relativement discret quand Sansal en rajoute dans le « m’as-tu vu ! ». Sur cette « terre promise » au « peuple élu », les Arabes semblent relever d’entités abstraites, en attendant qu’une solution plus expéditive à leur égard soit élaborée pour permettre aux injonctions divines de se concrétiser. Les pogroms et les génocides n’attendent que les circonstances…

  • La guerre de 1948 en Palestine a jeté hors des frontières plus d’un million d’âmes. Il restait quelque 150 000 Arabes en Israël. Un numéro des Temps Modernes de Jean-Paul Sartre donne sur 992 pages la parole à des personnalités arabes et israéliennes. En voici un : «Je ressens parfois une gêne à écouter les Juifs parler dans la rue. "Que font donc les Arabes dans ce pays ? disent-ils. Ce sont tous des espions", et mille autres choses de ce genre. Je dois faire un effort pour ne pas abonder dans leur sens, parce que c’est dans cet esprit que j’ai été élevé, et cette réaction m’est naturelle.

Pourtant, ces mêmes Juifs, que n’ont-ils souffert lorsqu’ils vivaient au sein de la diaspora ? Qui ne se souvient des calomnies raciales ? Si un Juif de Damas commettait un délit, les Juifs du monde entier en étaient les complices. Aujourd’hui, lorsqu’un Arabe saute clandestinement d’un train, le lendemain, tous les Arabes sont coupables, tous sont des espions. Autrement dit, le citoyen arabe en Israël est victime, aujourd’hui, des mêmes préjugés et des mêmes généralisations que le peuple juif autrefois." […] On trouve aujourd’hui une loi qui n’a pas d’équivalent dans aucun autre pays – pas même en Afrique du Sud et en Rhodésie – c’est la loi de l’absent-présent. Aux termes de cette législation, toute personne ne pouvant faire la preuve de sa présence physique en Israël à la date du 29 novembre 1947 (jour de l’approbation du plan de partage de la Palestine par l’Assemblée générale des Nations unies) doit être considéré comme absente. Ce qui signifie que les Arabes ayant quitté, pour des raisons contraignantes, leur résidence habituelle, sont catalogués comme des "présents-absents". […] Les Arabes étaient donc tenus de prévoir, dès avant le 29 novembre 1947, qu’ils seraient déchus au rang de "citoyens fantômes" par le caprice d’un texte rétroactif qui viendrait sanctionner, avec trois ans de retard, des déplacements dont ils n’avaient à rendre compte qu’à eux-mêmes.

À ce sujet, voici l’opinion du Dr. Amnon Rosenstein, juriste israélien, telle qu’il l’exprime dans le quotidien Haaretz (La Terre) du 3 septembre 1965 : "Arrêtez dix passants dans la rue de Tel-Aviv et demandez-leur : qui sont ces… absents ? Neuf d’entre eux hausseront les épaules et vous regarderont comme un fou. La grande majorité de la population israélienne croit que les ‘réfugiés arabes’ sont des gens qui ont quitté Israël pour les territoires arabes avoisinants, au cours de la guerre de Libération. Rares sont ceux qui connaissent l’existence, parmi nous, d’une catégorie de réfugiés ‘absents’, bien qu’ils n’aient jamais franchi les frontières d’Israël. […] Les absents ont le droit de posséder un passeport, ils payent leurs impôts, ils sont astreints à l’obligation de loyauté envers l’État d’Israël, mais ils vivent néanmoins dans un vacuum juridique. Il y a même des députés arabes au Parlement, qui participent à la préparation et au vote des lois, et qui sont considérés comme ‘absents’ d’après ces mêmes lois à l’élaboration desquelles ils contribuent."[33] »

Les contraintes de la paix israélo-palestinienne sont soumises à la même tension qu’une ligne de haut voltage par rapport à la terre qu’elle franchit sans encombre à condition de garder ses distances avec elle. Le tout tient à cette bande d’isolation… Il y a d’une part les nécessités de la colonisation, qui riment avec apartheid, massacre, expropriation, un racisme anti-arabe sans équivalent. Et il y a – si tant est qu’il existe une mission divine allouée aux Juifs – la mission de paix, de Lumière, de justice sociale. Une injonction qui dit : «Tu n’opprimeras point l’étranger ; vous savez ce qu’éprouve l’étranger, car vous avez été étranger dans le pays d’Égypte.» (Exode 23, 9.)

Sous quelque angle que l’on examine la question, Israël est le fruit d’un péché originel.

Un péché à trois volets, la décision d’octroyer aux Juifs persécutés en Europe une terre d’asile sur le territoire d’un autre peuple était le moindre. La manière dont cette implantation se déroula en fut un autre. Le troisième constitue le poison qui, une fois que les Palestiniens se sont fait une raison de la scission du pays, empêche Israël de devenir un pays normal. Un pays où le peuple peut vivre en paix ; avec ses voisins certes mais, surtout, avec lui-même. L’engrenage s’est enclenché dès le départ : pour assurer la viabilité de l’entreprise, il fallait coaliser des tendances qui nourrissent les unes aux autres une hostilité séculaire. Les laïcs et les religieux ; et dans chacune des tendances, les modérés et les radicaux. Avec à terme le triomphe du paradigme religieux au détriment du politique, l’ascendant des belliqueux sur les pacifiques : le seul registre qui permette aux leaders de justifier la poursuite du conflit, découlant de ce péché originel, consiste à mettre leur aventure collective sur le compte de la volonté divine. Et, en cela, la classe politique israélienne a fait siens les méthodes de leurs homologues arabo-islamistes les plus radicaux. À un point tel, explique Martine Gozlan,  que « le sacré des ultra-orthodoxes, en Israël, oscillerait entre le mimétisme chrétien et le mimétisme islamique des Juifs orientaux et du Shass, le parti séfarade […] à l’obscurantisme crypto-iranien.[34] »

  • La bascule s’est opérée en 1967. «Depuis cette victoire "trop facile", due à de bons soldats ou à de très mauvais ennemis, mais due surtout au fait qu’Israël n’a d’autre alternative que de vaincre ou de mourir, les Israéliens ont appris à leurs dépens que les retournements de tendance se font toujours en faveur de l’humilié. Ainsi, à l’isolement politique et géographique, s’est ajouté l’isolement psychologique. La nouveauté politique qui a découlé de ce troisième affrontement entre Juifs et Arabes fait qu’Israël – qui pourtant en a les moyens – ne peut aller au-delà de ce que cette victoire de juin 1967 lui a permis d’acquérir sur le terrain. Occuper Amman ou Damas, voire Le Caire, ne serait pas impossible, quand bien même les Arabes auraient reconstitué, avec l’aide des Russes, des Américains ou des Français, leur potentiel militaire d’avant juin 1967. Mais ce serait pour un Israël isolé et déjà condamné par l’ONU courir le risque d’un véritable suicide.[35]»

Pour éviter un «véritable suicide», les leaders israéliens s’engagent dans un suicide à petit feu. Ils iront bien au-delà des territoires conquis en 1967, mais par expansion aussi lente qu’inexorable. Nous sommes en 2020 au stade de l’annexion de la Judée et de la Samarie, de la vallée du Jourdain dans son intégralité. Avec, au terme de chaque victoire-annexion, une excroissance qui grossit au sein de la «pureté juive» : une population arabe israélienne que l’on ne veut pas intégrer mais que l’on ne peut chasser sans atteindre le dernier degré du suicide : un suicide analogue à la solution finale préconisée par les Nazis pour exterminer les juifs mais qui fut la goutte qui déversa le vase de l’alliance pour leur propre destruction.

La pomme croquée contenait un «ver»

Après la défaite de 1967, les leaders palestiniens mettront deux décennies pour se résoudre à partager cette terre ; les Israéliens n’ont pas attendu si longtemps pour reconsidérer leur position ; mais en sens inverse : ils veulent maintenant le gâteau entier. La victoire de Tsahal sur une large coalition arabe était miraculeuse ; pourquoi s’arrêter à si bon chemin ? Mais «l’inclusion d’un grand nombre d’Arabes dans l’État d’Israël, après la guerre de juin 1967, constitue une réelle menace pour l’avenir de notre pays[36]», prévient d’emblée Moshe Dayan. Ils étaient 150 000 en 1948 qui ont échappé aux pogromes ; ils sont déjà 300 000 avant la guerre de Six jours ; l’annexion des territoires palestiniens a porté leur nombre à plus de 1,3 million. Des arabes avec un taux de fécondité de plus de 5, parmi une population juive qui peine par la sienne à maintenir ses effectifs constants. Une victoire à la Pyrrhus ? Les élites civiles juives ont cela de particulier que leurs résistants ont droit à la parole ; et ceux-ci plaident pour la paix. Mais ce sont les politiques et les militaires (les premiers étant les seconds) qui décident ; et eux poussent pour une colonisation à outrance. La fracture entre les intérêts du peuple et ceux des élites vient d’apparaître. Elle ira s’élargissant.

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Moshe Dayan

Les réalités objectives et les arguments rationnels sont impuissants face à ceux que meuvent les élans messianiques ; quand Dieu est à la manœuvre, que peut redouter l’homme pieux ? Quarante ans après, les craintes de Moshe Dayan ont débouché sur des perspectives cauchemaresques. «Si rien ne se passe dans dix ans, prévient Daniel Bensimon, Israël cessera d’être un pays juif ! Les Arabes sont cinq millions, nous sept millions. Sans solution politique, en 2035, les Palestiniens seront cinquante-cinq pour cent et nous quarante-cinq. Le rêve sioniste sera anéanti. Est-ce que je suis venu ici pour vivre comme au Maroc ? Ce n’est pas pour ça qu’on a fait la révolution sioniste ! La politique, c’est le compromis. Si on ne sépare pas cette terre avant 2030, c’est fini ! Il y aura un Premier ministre palestinien et une majorité palestinienne à la Knesset ! Ce serait une insulte à Herzl et aux vingt mille soldats tombés pour l’État juif ! Pour garder le caractère juif de l’État, je répète qu’il faut une solution politique.[37]» La Politique, c’est le compromis. Quand la paix est impossible, la politique cède le pas à la guerre inévitable. Les Juifs seront alors réduits à fonder leur existence sur la capacité des monarques du Golfe passés dans leur camp à résister à la vague populaire, islamiste ou révolutionnaire, qui menace de les submerger. Ils devront surtout compter sur un soutien indéfectible d’une puissance US devenue un géant aux pieds d’argile.

L’Histoire récente a montré aux Israéliens que les USA n’étaient pas un allié des plus fiables. Ce qui les motive, ce qui meut l’oligarchie qui les commande, c’est l’intérêt pragmatique. Les USA ne sont plus qu’une armée mercenaire[38] au service du commanditaire le plus solvable. Ils ont compris que la bipolarisation entre deux blocs surpuissants qui se neutralisent n’est plus lucrative ; ils préfèrent désormais s’attaquer aux plus faibles[39]. Il serait injuste de mettre sur les temps présents les torts qui furent ceux du passé ; mais le racisme est un mal insidieux ; il s’efface quand il faut, pour rejaillir plus virulent encore au moment opportun ; le racisme a besoin de boucs émissaires ; une bonne campagne de relations publique et le tour sera joué : le bouc émissaire d’hier peut vite devenir le bouc émissaire de demain. Ce sont quelques images de massacres qui n’ont jamais eu lieu, avec des cadavres réels mais exhumés des cimetières pour les besoins de la manipulation, qui ont permis aux dirigeants roumains à Timisoara[40] de berner l’opinion mondiale et de consolider un régime seulement délesté de ses encombrants Ceausescu. Ce sont les larmes de crocodile d’une fausse « infirmière » mais vraie nièce d’un dignitaire de l’ambassade du Koweït à Washington, relatant la façon dont les soldats irakiens ont extrait de leurs couveuses des nourrissons pour les jeter à terre, qui ont ébranlé le Sénat américain au point de le pousser à donner son vert à une guerre du Golfe dont il ne voulait pas.

  • Les soldats irakiens n’ont jamais jeté le moindre bébé à terre mais la guerre du Golfe a bel et bien eu lieu. Les Irakiens ont même eu droit à un deuxième round, encore plus meurtrier, fondé sur des armes de destruction massive inexistantes[41] ; Colin Powell, le chef d’état-major US, en a pourtant apporté la « preuve » devant l’instance internationale la plus sublime, en brandissant une fiole censée suffire pour provoquer l’hécatombe. La fiole ne contenait qu’un liquide coloré inoffensif mais la guerre qu’elle documentait n’a pas fini d’allonger la litanie de ses millions de victimes. Si une vague barbare devait fondre sur Israël, dont il doive absolument se prémunir, pourra-t-il compter longtemps sur un soutien indéfectible des USA ? La combinaison d’une force ultrareligieuse et d’une autre, mue par un sionisme exacerbé, pour sauver un peuple poussé dans ses derniers retranchements, la Bible et la mémoire de la Shoah réunies, les haines recuites, le souvenir de massacres dont les charniers exhalent encore les tourmentes, tout cela est en passe d’ouvrir la boite de Pandore de tous les holocaustes. Et dans cette région du monde, c’est le fonds et les technologies qui manquent le moins.

1947 : voilà les Juifs installés de jure par les Nations unies, selon la décision du prince. 1967 : les voilà devenus une puissance militaire implacable. « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît », telle était la ligne de conduite initiale. Elle s’est transformée en ceci : invoque une loi qui arrange les tiens, et la loi contraire pour tes ennemis. Ou encore : Justifie la création d’Israël, renforcée par une alya incessante, par « la loi du retour » ; et interdis à ceux que tu expulses de leurs maisons de se faire prévaloir d’un droit équivalent. La contradiction n’échappa pas aux pères fondateurs de l’État hébreu. Elle rendait impossible l’élaboration d’un Constitution claire sur la base de laquelle ses citoyens peuvent trouver des repères légaux. Israël avance donc comme un éléphant dans un magasin de porcelaine sur la « foi » d’une simple « déclaration d’Indépendance », floue et modelable à souhait, sans frontières ; qui se donne le monde entier comme possible horizon.

Si Dieu a prescrit cette terre pour les Juifs, l’humanité n’exonère pas de quelque miséricorde pour les « étrangers » qui y vivent. La raison du plus fort est toujours la meilleure, et Israël est sans conteste le plus fort. Militairement, politiquement, médiatiquement… Comment justifier le mauvais sort réservé à une population dont on ne veut pas ? Il suffit de la dire barbare… Au mépris des réalités.

Géostratégie du condamné

Voici un épisode relaté par David Ben Gourion lui-même, qui témoigne mieux que tout du degré de « férocité » des Arabes au moment même où se déroulait la campagne de leur expulsion sauvage : «À 11 heures du matin nous avions reçu la nouvelle que quatre de nos colonies de goush Etzion avaient été occupées par les Arabes. Les femmes, les blessés et les non-combattants avaient été libérés puis renvoyés dans les quartiers juifs de Jérusalem et les hommes faits prisonniers.[42] » De quoi relativiser lourdement la barbarie des Arabes.

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Goush Etzion

Les banlieues de France, dans la glose de Sansal, sont des nids d’antisémites, grouillant de fanatiques islamistes désireux d’exterminer les Juifs. Il faut à ces derniers une terre l’élection et l’alya présente le double avantage : un havre en Israël pour les Juifs persécutés et des Juifs en nombre pour renforcer les effectifs d’Israël : un pari gagnant-gagnant, pour contrecarrer la tendance qui fait des Juifs une petite minorité dans un océan d’Arabes. Il y a ensuite la natalité. Le taux de fécondité des juifs orthodoxes, qui enfantent de 6 à 12 enfants par couple, en fait depuis des décennies les arbitres dans la formation des gouvernements. Ils pourront à terme accéder eux-mêmes aux commandes. Seule la natalité des Arabes israéliens rivalise avec la leur.

La démocratie présente ainsi un double danger : si les Arabes disposent de la pleine citoyenneté – en admettant le présupposé que les élections se règlent sur des critères ethniques –, ils pourront dans quelques décennies acquérir la majorité des suffrages ; dans le cas d’un double collège d’électeurs, ce sont les Juifs orthodoxes qui l’emporteront. La composante sur laquelle repose l’État aujourd’hui, avec une natalité de 2, peine à renouveler ses effectifs ; on sait ce que vaut sa « pureté » dans l’esprit de ultrareligieux. Le salut viendrait d’un État où les critères religieux et ethniques sont négligés au profit de l’intérêt bien entendu de citoyens égaux et libres, dans une démocratie véritable ; ce n’est pas la trajectoire que dessinent Sansal et Cyrulnik.

Il reste, pour peupler le pays, le réservoir sur le point de se tarir de la diaspora. Et chaque vague d’immigration qui arrive est confrontée à l’exiguïté des lieux ; pour installer les nouveaux venus, il faut ouvrir de nouvelles colonies, annexer plus de territoires, enfermant plus d’Arabes. La dynamique statistique défavorable se poursuit, inexorable, pour laquelle il faut plus d’alya, plus d’annexions, plus de colonies, plus d’occupation ; l’alya appelle l’alya, pour une ligne de fuite qui ne désigne pas la paix au terme de la politique de la terre brûlée. Il est suicidaire pour la Méditerranée de suivre les segmentations, prescrites par Sansal et Cyrulnik, qui la réduisent à Israël. Il l’est tout autant pour les horizons d’Israël dans leur optique arabophobe calquée sur les Juifs ultra-orthodoxes. Et si la paix y est effectivement impossible, ce n’est pas la faute des peuples Musulmans. On ne génère pas un environnement de paix en accumulant sur une petite terre tous les antagonismes du monde…

L’alya. Prenons la projection optimiste que tous les Juifs du monde se donnent la main pour migrer vers Israël. Avec quinze millions de soldats bien armés, rien ne les effraiera plus. Il y a ceux qui proviendraient d’Europe occidentale, de France justement, où des campagnes d’incitation sont régulièrement menées[43].

  • Peut-être se souvient-on de la crise diplomatique provoquée par Ariel Sharon qui invitait les Juifs de France à fuir « l’insécurité des banlieues » pour trouver une terre sûre, en adéquation avec «leur âme». «Un soir de juillet 2004, raconte Emmanuel Faux, nous fûmes conviés sur le tarmac de l’aéroport Ben Gourion de Tel Aviv. […] Il y avait là quelques correspondants français et un bon bouquet de journalistes israéliens […] Il faut dire que les personnalités annoncées étaient rien de moins que le Premier ministre de l’époque, Ariel Sharon, et l’un de ses prédécesseurs (et vieil ami) Shimon Peres […] L’événement qui réunissait les deux hommes […] l’arrivée d’un avion spécial de Paris, avec à son bord deux cents passagers, candidats à l’alya. […] Interrogés sur les motivations de leur émigration vers Israël, tous les passagers du vol spécial – absolument tous – expliquaient qu’ils n’avaient en aucun cas cherché à fuir un quelconque climat d’antisémitisme en France et que les raisons de leur alya étaient bien plus personnelles, religieuses souvent. […] On connaissait le chiffre des arrivées, impossible d’avoir ceux des départs. […] D’après les chiffres que nous avons, confie la responsable de l’opération, "il y a 37 % des familles qui repartent dans les trois premières années. – Plus d’un tiers restent moins de trois ans ? – Oui, c’est à peu près mais, attention, ce n’est pas du tout officiel, je ne vous ai rien dit […]. – En plus, j’imagine que toutes les familles qui rentrent en France ne le font pas forcément savoir, donc c’est peut-être plus. Approbation silencieuse.[44] » En 2007, le taux d’échec est passé à 43 %.  L’ouvrage d’Erik H. Cohen propose une étude exhaustive de ces nouveaux pèlerins dont on disait qu’ils étaient Heureux comme Juifs en France[45].

Il y a ceux qui repartent, mais il y a ceux qui restent ; et ces derniers ne se soumettent pas à une aventure aussi lourde pour supporter en Israël le voisinage des Arabes qu’ils ont fui en France. « Pour la majorité des citoyens juifs, il ne fait désormais aucun doute que c’est le "caractère juif" de l’État qui est essentiel, et non son caractère démocratique. » Mais, sans Constitution, il revient à chacun de voir le midi de l’identité juive à sa porte.

« On emporte un peu sa ville, aux talons de ses souliers »

« Mon vœu le plus cher est de voir, un jour, Israël peuplé de trois millions de Juifs » disait David Ben Gourion au pied du Mur des Lamentations en juin 1967. « Quand Israël comptera quatre à cinq millions de Juifs, rien ne pourra l’atteindre ou menacer la réalité de son existence », renchérit le général Yitshak Rabbin la même année. « Ce dont Israël a le plus grand besoin, c’est une immigration massive de Juifs. Nous devons doubler notre nombre avant la fin du siècle », estimait de son côté Lévy Eshkol, Premier ministre au moment des faits. « Si Israël avait compté un million de Juifs de plus, la campagne du Sinaï et la guerre des Six jours auraient certainement pu être évitées », notera quant à elle Golda Meir en juin 1968.

L’ex-URSS a longtemps constitué un vivier immense pour combler le vide d’Israël. L’effondrement du mur de Berlin ouvrira la porte à qui veut partir et les Juifs se ruèrent sur les frontières. « Le flot de ces immigrants – pour beaucoup économiques – des années 1990 s’emble s’être pratiquement tari aujourd’hui avec la stabilisation, voire le renouveau économique en Russie. Mais, qualitativement, ils ont apporté plus de problèmes que de solutions. Tout d’abord, près de 40 % d’entre eux ne se définissent pas comme juifs. Nombreux sont profondément laïques, voire athées et peu empressés d’apprendre l’hébreu. Ils ont conservé leur mode de vie social et culturel avec leurs chaînes de télévision, leurs radios et leurs journaux en russe. Ils constituent, de fait, une nouvelle communauté distincte des Juifs et des Arabes. Certains de ces immigrants étaient des gens hautement qualifiés – des informaticiens, des ingénieurs, des médecins, des monteurs vidéo. Cependant, la majorité ne possédaient pas de telles qualifications. Ils appartiennent à la "racaille blanche", pour reprendre l’expression israélienne. La mafia russe, très active en Israël depuis leur arrivée, est soupçonnée de fournir des armes aux Palestiniens.[46] » Il manquait un problème à la société israélienne déjà bien embarrassée ; l’immigration russe venait de l’importer : la mafia.

Ils sont ainsi quelque 1,2 millions d’immigrants russes en 2007. «Dans l’ensemble, les Russes et les Ukrainiens ont très bien intégré le marché du travail israélien. Mieux que d’autres communautés, venues d’Afrique du Nord notamment. En même temps, les immigrants russes ont cherché à se protéger, en cultivant un fort communautarisme et en refusant d’apprendre l’hébreu. Très vite s’est développé un important réseau médiatique russophone, avec des radios émettant toute la journée et une cinquantaine de journaux dont certains ont atteint le million d’exemplaires vendus dans les années les plus fastes. […] Promenez-vous dans certaines rues d’Ashkod ou d’Ashkelon et, si vous oubliez le métro, vous pourrez parfois vous demander si vous n’êtes pas en Russie. Cela est si vrai à Ashkod qu’un quartier est connu sous le nom de Little Russia. Non seulement tous les commerçants sont originaires des anciennes républiques de l’ex-URSS, mais surtout, sur les enseignes, les vitrines, les vêtements, les portes de magasins, tout est écrit en alphabet cyrillique. Et, souvent, l’hébreu a complètement disparu.[47]»

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fraternisation entre soldats israéliens et égyptiens

En scrutant une photographie de l’ouvrage de Patrick Mercillon, fixant pour l’éternité un instantané de «fraternisation entre soldats israéliens et égyptiens» au lendemain de la guerre de Six jours, l’on peut se demander si la distance qui les sépare n’est pas plus mince que celle qui existe entre les immigrants venus de Russie et ceux qui les ont accueillis au pied de l’avion à Tel-Aviv. Il y a certes la bonne santé physique de l’un et son treillis impeccable, qui contrastent avec la maigreur et la tenue quelque peu débraillée de l’autre[48] ; mais rien, vraiment rien de si rédhibitoire qu’il faille vouer des dizaines de millions d’êtres à un destin inhumain.

Quand l’être vaut plus par le décompte statistique de sa personne, la société qu’il compose peut vite perdre la «pureté» qu’elle cherche désespérément. La plupart des Juifs de la diaspora vivent dans des pays dont les conditions économiques sont meilleures que celles qu’ils trouveraient en Israël. Quel désespoir frappe celui à qui s’ouvrent les portes de ce pays parce que sa venue ramène un Juif de plus ? Quel accueil ce pays doit-il offrir à ces individus qui lui font le don de leur unité de personne ? Les incidents sont légion qui attestent que l’horloge de la « pureté » ne tourne pas si rond.

L’épisode qui suit ne se passe pas dans les Années 1957 où Dwight Eisenhower doit faire accompagner par l’armée neuf étudiants dans leur classe d’une école de Little Rock en Arkansas au milieu d’une foule hostile. Pas davantage dans celle de 1962 où J.F. Kennedy fait appel à la garde républicaine pour faire admettre James Meredith dans l’université du Mississipi.

L’affaire est autre et « lle a fait grand bruit en Israël. Elle est remontée jusqu’à la ministre de l’Éducation. En pleine année scolaire, quatre nouvelles élèves rejoignent l’école élémentaire Lamerchav de Petah Tikva où la famille vient d’aménager, après avoir vécu dans la région d’Haïfa. Mais quatre jours après leur arrivée dans l’école, les petites filles sont retirées de la classe où on les avait placées, et se sont retrouvent isolées, avec un instituteur à part, dans une salle à part, au fond du couloir, comme mises en quarantaine. Précisons que ces quatre élèves ne ressemblent pas aux autres, elles sont enfants d’immigrés éthiopiens. "Qu’avons-nous fait de mal ? Quels crimes avons-nous commis ?", demandent les parents qui protestent évidemment contre ces discriminations. "On nous traite ainsi parce que nous sommes Noirs et Sans-pouvoir", tonne le père qui s’entend répondre par la direction de l’école que les fillettes ont été séparées des autres élèves car elles n’étaient "pas assez observantes" de la religion et qu’elles ne pouvaient donc "pas s’intégrer pleinement à la communauté scolaire". Dixit le principal Yishayahou Granwich. Pour faire bonne mesure, ce dernier a même imposé aux jeunes éthiopiennes des récréations décalées par rapport à ceux des autres enfants et il a demandé qu’un les fasse raccompagner chez elles en taxi, pour éviter qu’elles puissent se faire des copines dans le bus.[49]»

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école primaire de Tel-Aviv, avril 2020

Jadis les lépreux portaient des clochettes. Dans un pays sans repères stables, les scandales sont courants. Comme lorsque les mêmes éthiopiens déferlent dans les rues en apprenant que leurs dons sanguins sont systématiquement jetés. Leurs corps pour gonfler les statistiques, oui ; leur sang, non ! fût-ce pour sauver la vie des patients juifs dont le corps «pur» ne doit pas être profané. Si, du fait de pluralité de la presse, ces questions trouvent un espace au sein de la société, plus que tout autre peuple au monde, les Juifs devraient savoir que les yeux vite détournés sur une horreur n’atténuent pas la douleur infligée aux victimes. Mais les Éthiopiens d’Israël ont aussi leur propre Boualem Sansal. «À plusieurs reprises, le journaliste Dani Adino Abbeba fustige "le comportement inadmissible" de ses compatriotes. Un jour, il n’hésite pas à écrire : "Au lieu de manifester, vous feriez mieux de commencer à utiliser le préservatif et à vous faire soigner."[50]» Il faut dire que le ministre de la Santé a justifié ce refus des dons sanguins éthiopiens par le fait que les populations concernées venaient de régions à «risque». Potentiellement porteuses de Sida s’entend.

«Israël beytenou», disent les uns ; «Falestin beytena» rétorquent les autres. Beytena, beytenou… À une lettre près, cela veut dire que cette terre est «notremaison à nous». Mais quelle est donc cette terre ? Ou commence-t-elle et ou finit-elle ? Quelles sont ses règles, celles de la Bible, celle de la Torah, celle du Talmud, celles de «Moshe Halbertal, professeur d’éthique et de droit internationale de la guerre à la fois à l’université hébraïque de Jérusalem et à l’université de New York. Il joue un rôle capital dans le renouveau de la pensée orthodoxe. Dans ses discours au nom de la paix et d’un État palestiniens aux côtés d’Israël, comme dans ses écrits académiques, il s’évertue à défendre une éthique et une morale juive contre les "idolâtres" juifs qui placent la vénération de la terre biblique au-dessus des intérêts du peuple, réinventant ainsi un nouveau "veau d’or".[51] » On ne saurait, hors yeshiva et autres sectes ultrareligieuses, trouver plus grande « idolâtrie » des Juifs, plus grande vénération de la terre biblique que chez Boualem Sansal.

Israël prend l’allure d’un patchwork instable. Fort heureusement, loin du tumulte, des intellectuels de l’ombre travaillent à baliser les pistes que des hommes de bonne volonté pourront un jour emprunter. Jusqu’en 1947, la population autochtone a été tour à tour athée, païenne, juive, chrétienne, musulmane, sans que des invasions massives et des exils forcés aient conduit un « peuple » particulier à en remplacer un autre. C’est ce que s’est efforcé de montrer Shlomo Sand dans son ouvrage au titre provocateur : Comment le peuple juif fut inventé[52].

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L’aventure israélienne court tête baissée vers le précipice. Sans Constitution, quand on est juge et partie, on choisit les jurisprudences qu’on veut… Ni la natalité ni l’alya ne pouvant déboucher sur des horizons certains, il reste la fuite en avant. Et une stratégie coloniale efficace : quand elles prescrivent des dispositions qui arrangent les Juifs, les résolutions des institutions internationales, les déclarations officielles (celle de Lord Balfour), sont considérées par les leaders israéliens comme des documents impératifs, auxquels les Palestiniens ne peuvent se soustraire. Elles deviennent illégitimes, nulles et non avenues lorsqu’elles ne correspondent pas à leurs visées évasives et fluctuantes.

Comme sur une route de montagne, entre Israël et la Palestine, une double ligne ; l’une du côté israélien, continue, ferme, jaune, rouge même, infranchissable, hérissée de baïonnettes, de barbelés, de mines et de soldats zélés et de propagandistes acharnés (Boualem Sansal en fait partie) ; l’autre discontinue, friable, poreuse, du côté palestinien, que les Juifs peuvent piétiner à leur guise, repousser plus loin, encore et encore, effacée, retracée, remplacée par des barbelés, des murs, des routes interdites aux Arabes, des colonies à protéger par des zones tampon qui deviennent de facto interdites à leurs propriétaires, etc. Les frontières sont étanches dans un sens, évanescentes dans l’autre.

La Science, l’Histoire, les fouilles archéologiques, leurs conclusions, valent textes sacrés quand elles vont dans le sens des colons ; elles sont inaudibles, balayées d’un revers de coude, quand elles les contrarient.

Les Arabes palestiniens ont leurs torts ; des torts qui sont ceux des faibles. Les Juifs ont la puissance des armes, de la stratégie, des technologies, de la diplomatie, de la politique, de l’argent, de la communication. Face à une telle situation, auprès de quelle partie se rangent les intellectuels ? Sansal et Cyrulnik quant à eux n’ont aucune hésitation. L’Histoire est écrite par les vainqueurs, les conquérants, les colons, les envahisseurs ; et leurs collaborateurs, les opportunistes, ceux qui ne répugnent pas à vivre en parasites, pourvu que cela soit vivre bien. Mais Israël est, de fait, un pays singulier. Il réunit mille factions belliqueuses ; il recèle aussi autant de pendants lumineux, animés par les descendants de ce peuple qui ouvrit jadis, comme le dit si joliment Martine Gozlan, «la boite de Pandore de la raison».

Quid des autres, légitimes et plusieurs fois millénaires, résidents de cette terre ?

 

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"Armée de libération arabe" 1948

Crimes contre l’humanité : Imprescriptibles

«La création de l’État d’Israël a débuté par une épuration ethnique. L’ouverture des archives israéliennes et britanniques publiques et privées a permis l’éclosion de "nouveaux historiens" israéliens tels que Simha Flapan, Tom Segev, Avi Schlaïm, Ilan Pappé et Benny Morris. […]

Par-delà leurs différences de sujets d’études, de méthodes de travail et d’opinion, le dénominateur commun entre ces chercheurs a été de lever le voile sur les mythes de l’histoire d’Israël, et en particulier sur le déroulement de la première guerre israélo-arabe, contribuant ainsi, au moins partiellement, à rétablir la vérité sur l’exode des Palestiniens. Ils ont été suivis par des historiens arabes qui estiment que l’immense majorité des réfugiés palestiniens ont été contraints au départ au cours des affrontements israélo-palestiniens puis de la guerre israélo-arabe, dans le cadre d’un plan politico-militaire d’expulsions jalonnées de massacres. […]

En avril-mai 1948, les unités de l’Haganah [organisation paramilitaire modérée par rapport à l’Irgoun aux méthodes terroristes assumées] reçurent l’ordre précis d’expulser les villageois palestiniens et de détruire leurs maisons. Vingt-quatre massacres, dont la moitié dans le cadre de l’opération Hiram en Galilée, auraient eu lieu selon l’historien Benny Morris. […] Benny Morris évalue l’influence des différents facteurs qui expliquent le départ des Palestiniens : "Au moins 55 % du total de l’exode ont été causés par nos opérations", reconnaissent les experts militaires israéliens, qui ajoutent à ce pourcentage les opérations des dissidents de l’Irgoun et du Lekhi "qui sont responsables de 1 % de l’émigration". Si l’on ajoute les 2 % attribués aux ordres d’expulsion explicites donnés par les soldats juifs et le 1 % dû à la guerre psychologique, c’est donc un total de 73 % de départs qui ont été directement provoqués par les Israéliens, la peur expliquant les autres cas. […] Une escarmouche, avec des blindés transjordaniens servit de prétexte à une violente répression qui fit deux cents morts, dont des prisonniers désarmés. Igal Allon et Yitshak Rabin, qui commandaient les opérations militaires, interrogèrent David Ben Gourion sur le sort des civils palestiniens prisonniers. "Expulsez-les !" répondit-il. […]

Cette réponse fut suivie de l’évacuation forcée, accompagnée d’exécutions sommaires et de pillages de quelque soixante-dix mille civils palestiniens. Benny Morris affirme que des scénarios similaires furent mis en œuvre en Galilée centrale et du nord, dans le Néguev, sans oublier l’expulsion, postérieure à la guerre, des Palestiniens du port d’Al-Madjal, qui deviendra Ashkelon.

Autant d’opérations souvent ponctuées – sauf la dernière – d’atrocités. L’histoire du village de Deir Yassine est connue : 250 hommes, femmes et enfants, furent massacrés, en avril 1948, par un commando de l’Irgoun. Publiquement accusé d’avoir été l’instigateur de ce carnage, au début des années 1950, Menahem Begin, ancien chef de l’Irgoun, n’avança pour sa défense que deux arguments : premièrement, dit-il, le massacre de Deir Yassine a semé la panique et la terreur dans le cœur des Arabes et a, ainsi, provoqué l’exode de 100 000 d’entre eux de la région de Jérusalem ; deuxièmement, la Haganah, qui avait elle-même un plan pour vider la terre d’Israël de ses habitants arabes, n’a pas de leçons à donner, ayant commis elle-même, au cours de la guerre, de très nombreux massacres de population civile. Le ministre de l’Agriculture Aharon Zisling déclara, au conseil du 17 novembre 1948 : "Je n’ai pu dormir de la nuit. Ce qui est en cours blesse mon âme, celle de ma famille, celle de nous tous. Maintenant, les Juifs aussi se conduisent comme les nazis, et mon être entier en est ébranlé."[53]»

 

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départ de population du village de Deir Yassine

Comment concilier la science à la mystique de la Bible ? Comment concilier le principe d’une terre promise d’où les Juifs auraient été expulsés avec des découvertes archéologiques qui en contestent les conclusions ? L’Histoire éclaire les hommes de bonne volonté ; elle est hélas impuissante face aux fondamentalistes qui, confrontés à une vérité dérangeante, pourront toujours chercher la plus « vraie » dans des temps plus lointains ; et, en Histoire, plus on explore, plus on s’enfonce vers des orées équivoques, des terres inconnues, qui obligent à explorer plus et à cheminer dans des territoires encore plus énigmatiques ; où les principes de la science se perdent et s’étiolent. Mais, indubitablement, les historiens défrichent des domaines qui ébranlent sérieusement les fondements sur lesquels les leaders israéliens ont construit l’identité de leur pays et justifié les méthodes avec lesquelles ils sont parvenus à conquérir des territoires. Le mythe de la «terre promise» que les Juifs seraient légitimés à reconquérir s’effondre aussi peu à peu.

La disparition des Juifs de Palestine n’aurait essentiellement à voir ni à des exils forcés ni à des massacres, mais à des raisons prosaïques : La conversion des Juifs au Christianisme d’abord, à l’Islam ensuite, aux préoccupations temporelle de tout temps. « Aucune politique concertée des conquérants [arabes] n’entraîna l’expulsion et l’exil des paysans judéens attachés à leurs terres – ni de ceux qui croyaient en Yahvé, ne de ceux qui commençaient à obéir aux commandements de Jésus-Christ et au Saint-Esprit. L’armée musulmane, surgie des déserts arabes en un typhon tourbillonnant, qui conquit la région entre 638 et 643 de notre ère, était de taille relativement réduite : selon les évaluations maximales, elle comptait quarante-six mille soldats au plus. Une partie importante de cette force militaire fut transférée par la suite pour combattre sur d’autres fronts, aux frontières de l’empire byzantin.

L’assignation sur place d’une garnison de quelques milliers de soldats entraîna évidemment le transfert ultérieur de leurs familles, et les conquérants accaparèrent sans doute des terres confisquées, mais cela ne pouvait en aucun cas causer le remaniement en profondeur de la composition démographique locale – si ce n’est, peut-être, en transformant un petit nombre de vaincus en métayers. De plus, la conquête arabe fut bien à l’origine d’une interruption décisive du commerce florissant qui s’était développé auparavant autour du littoral méditerranéen, et il s’ensuivit une lente baisse démographique qui affecta toute la région, mais aucune indication ne vient confirmer que cette réduction de population eut pour résultat un changement de "peuple".

L’un des secrets de la force armée musulmane résidait dans son "libéralisme" et sa modération à l’égard des croyances des peuples assujettis, bien entendu uniquement dans le cas où celles-ci étaient monothéistes. Les instructions de Mahomet reconnaissaient les Juifs et les Chrétiens comme des "Gens du Livre" et leur accordaient un statut protégé reconnu par la loi.

Une fameuse lettre adressée par le prophète de l’Islam aux chefs militaires en opération dans le sud de l’Arabie précisait : "Tout converti à l’islam, qu’il soit juif ou chrétien, doit être accepté comme un fidèle – ses droits autant que ses devoirs sont égaux aux siens. Et celui qui veut conserver son judaïsme ou son christianisme ne doit pas être converti, il doit payer la capitation imposée à chaque adulte, homme ou femme, libre ou esclave." Ainsi, ne faut-il pas s’étonner si, face aux persécutions sévères subies sous l’empire byzantin, les juifs accueillirent les conquérants arabes favorablement, et même avec enthousiasme. Les témoignages juifs aussi bien que les sources musulmanes mentionnent l’aide que les juifs apportèrent à l’armée arabe victorieuse.[54]»

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Boualem Sansal et Boris Cyrulnik

Bref, il n’y a pas les bons d’un côté et les mauvais de l’autre ; il n’y a pas les démocrates et les barbares. Il y a un peuple, que ses élites empêchent de chercher les voies de la paix. Quant à Sansal et Cyrulnik, qui ont apporté la preuve de leur insondable ignorance, que leur recommander sinon de lire. Non pas Camus qu’ils ne semblent pas en mesure de comprendre en dépit de leurs nombreuses relectures, mais toute la littérature mondiale d’actualité brûlante, pour tenter de comprendre un monde complexe dont la subtilité leur échappe. Lire au lieu d’infliger à des lecteurs non avertis une littérature dégoulinant de haine de soi, et de haine pour son prochain. De s’octroyer une longue halte pour apprendre. De suspendre l’écriture de leur littérature niaise que des lecteurs innocents paies de leurs deniers si durement gagnés, et qui méritent meilleurs conseilleurs que des ignares patentés.

Nous avons vu que ces deux hommes sont mégalos et narcissiques. Nous avons vu aussi qu’ils étaient des faussaires. Nous avons de même compris qu’ils étaient médiocres. Et enfin qu’ils étaient dangereux. Autant de pathologies qui sont d’ordinaire le propre des tyrans. Il en est une qui les définit encore davantage : celle de grands usurpateurs.

Lapins charognards, et crème des usurpateurs

Les lapins aiment tant la lumière qu’ils dorment les yeux ouverts. La facilité avec laquelle les élites algériennes trouvent des plateaux pour s’exprimer, des journaux pour écrire, des éditeurs pour se faire publier est inversement proportionnelle à leur qualité morale et à la probité intellectuelle. Leur credo : se planquer quand les balles sifflent et jaillir pour cueillir les lauriers quand les soldats éreintés pansent leurs blessures. On ne peut pas être fourbe sans quelque talent à usurper les qualités de «résistant , d’«engagé» ; mieux, de « anceur d’alerte». Que des millions d’Algériens, las d’attendre des guides, prennent l’initiative de lancer un mouvement de résistance, et les voilà qui s’en proclament l’avant-garde.

Qu’un journaliste se fasse incarcérer et les voilà exigeant à blanc sa libération, pour ajouter une ligne à leur pedigree de «révolutionnaire », tribune à leur propre gloire. Qu’un intellectuel meure sous la torture en prison et c’est l’occasion rêvée de déplorer sa disparition pour usurper le statut de héros que le vrai héros mort ne peut plus revendiquer. Que, lasse de s’en remettre à ses élites, la population batte le pavé, et les voilà dégainant des livres rédigés en quelques semaines pour s’installer aux avant-postes de la lutte avec soixante ans de retard.

  • Quant aux vrais résistants, aux opposants historiques, ils doivent s’effacer. Au résistant qui tombe mal, «une fois la porte au nez, il tombe dans l’escalier. Et l’autre passe dessus à grande enjambées. Quand il regagne la rue, après s’être relevé, il passe inaperçu. La pluie tombe sur lui, et tombe aussi la nuit» Mais les fables de Prévert sont ainsi… Ses hommes « tombent, tombent. Ils tombent comme la nuit et se lèvent… comme le jour. » Ils se lèvent, car si les édens florissants où les usurpateurs cueillent les lauriers immérités sont réservés, les terrains de guerre sont nombreux, dans un monde où l’imposture crasse détient le monopole de la culture, de l’information, de la communication ; les élites ne sont plus affectées pour élever la société, épanouir les esprits, développer la connaissance, libérer les prisonniers, soigner les blessés, désaltérer des assoiffés, mettre un peu de nourriture dans l’écuelle des démunis ; rien de tout cela, seulement gagner un pécule usurpé au moyen d’une littérature fétide, et décréter que « la paix [est] impossible » ; que la guerre est garantie.

Il est rare qu’un seul ouvrage, maigrelet de surcroît, soit si prolifique en matériau établissant autant de faits accablants sur ses auteurs. Nous avons tenté, en nous appuyant sur de nombreux auteurs à l’éthique bien forgée, de rétablir un peu de vrai là où ils se sont échinés à déverser des flots de faux ; à instiller le désordre du sens. Des auteurs bien souvent Juifs, pour désamorcer le soupçon d’antisémitisme qui permet de balayer d’un revers de clignement d’œil les innombrables griefs qu’il suffit de se pencher pour jeter à la figure d’.

Juifs aussi parce que c’est là que l’on trouve les meilleurs arguments pour réfuter la propagande en vogue, qui passe pour la quintessence de l’engagement intellectuel tout simplement parce qu’elle vocifère plus que les autres contre les démunis. Juifs encore parce que leur peuple est au cœur d’un conflit réunissant tous les ingrédients d’une crise mondiale profonde qui risque d’entraîner l’humanité vers le néant. Une crise qui peut vraiment se passer de philosophes ignorants ; une crise que des écrivains n’ont choisie comme thème de prédilection, aux côté des vainqueurs, des puissants, des riches, des initiés, toujours, que pour «parvenir» ; parvenus en empruntant des raccourcis, escamotant les dangereux parcours du combattant que doit franchir un intellectuel, un vrai pour le coup, pour faire avancer une cause d’un petit souffle d’espoir, de justice, de vérité. Il est ainsi des métiers dont les rendements sont exceptionnels ; le trafic d’armes, la récolte de diamants, le vol, le rapt, l’extorsion. Il y a dans une société saine des lois pour les mettre hors d’état de nuire. Ils sont dans le monde présent aux commandes de tous les pouvoirs de tous les pays du monde. Sansal et Cyrulnik, et tant d’autres hélas, sont les rentiers de ces commanditaires affreux. On ne peut que constater qu’ils gagnent tout, sans courir le moindre risque… Une morale glauque, des idées lugubres, des desseins abominables, et ils prétendent être les héritiers des Lumières. Il était urgent de réagir.

Outre les Juifs, les Occidentaux comme panacée

On a vu des Juifs (Yitshak Rabin) participer à l’aventure sioniste, parvenir à de hautes fonctions, et reposer leurs pieds sur terre. Elie Barnavi, ex-ambassadeur d’Israël en France, en est également un. Mais on mesure toute la difficulté qu’il y a à garder la tête froide quand tout autour de soi il n’y a que des hommes qui vous chauffent. Les mémoires de Yehuda Lancry en témoignent : Lorsqu’il rencontre Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur de Jacques Chirac, celui-ci lui confie que son empathie pour Israël a pris corps à l’occasion de l’épisode Sabra et Chatilla ; cela n’incite pas à la modération. « Pour un ambassadeur d’Israël à Paris, la communauté juive de France représente un véritable enjeu. Première au sein de l’Union européenne par son importance démographique avec plus de six cent mille membres, elle se signale aussi par une élite intellectuelle hors pair dans la diaspora juive.»

  • Notons au passage que si les Juifs sont plus nombreux en France que n’importe où ailleurs en Europe, c’est qu’ils s’y sentent chez eux plus que nulle part ailleurs. Ils auraient pu être plus nombreuse encore si, au sortir de la Seconde guerre mondiale, il n’y avait pour les Juifs beaucoup à craindre d’un pays qui s’est vautré dans la compromission avec le régime nazi. Les Pieds noirs et les Juifs d’Algérie ont quant à eux préféré la France aux USA et à Israël, ce qui explique que la communauté sépharade est une minorité en Israël.

«Si le primat du judaïsme américain réside essentiellement dans son énorme pouvoir financier, poursuit Lancry, celui de France s’illustre, surtout, par son assise intellectuelle prédominante. Certes, on trouvera au sein du judaïsme américain pléthore de brillant universitaires, dont certains prix Nobel, ainsi que des écrivains de renommée internationale – Philip Roth ou Paul Auster –, mais peu d’intellectuels engagés à la française. Exception faite de Noam Chomsky et d’Elie Wiesel, aux antipodes l’un de l’autre idéologiquement, mais fortement engagés dans leur siècle, l’élite américaine agissante et influente s’exprime dans la politique par sa puissance financière. […] Dans son écrasante majorité, la communauté juive française manifeste un soutien permanent à Israël. Même son élite intellectuelle, ou du moins l’essentiel, [traditionnellement] en retrait, voire critique par rapport à la politique israélienne, finira par basculer, lors des années dures de la seconde Intifada, dans le camp du soutien. Le soulèvement palestinien orchestré par Arafat, générateur d’une vague de violence islamiste dans les franges de la communauté musulmane de France contre leurs concitoyens juifs et leurs institutions, marquera un tournant parmi les intellectuels.

À cette onde de choc bouleversante qui semble pulvériser les repères et balises du juif français en terre de France, les intellectuels naguère distants comme Alain Finkielkraut, Bernard-Henri Lévy, André Glucksmann, ou ceux plus proches, à l’instar de Daniel Sibony, Alexandre Adler ou Shmouel Trigan, opposent une défense et illustration d’Israël retentissante[55].» On reconnaît là quelques-uns des «intellectuels faussaires» et «négatifs» qui ont pignon sur rue dans les médias français…

L’ambivalence des Juifs aux USA à l’égard de la politique israélienne est expliquée longuement par un auteur juif, J. J. Goldberg[56], dans un ouvrage remarquable de rigueur intellectuelle. Une longue dynamique qui a conduit l’écrasante majorité des Juifs américains, tout en tenant à la sécurité d’Israël, à s’éloigner du noyau dur des lobbys qui les représentaient. L’«engagement à la française» que célèbre Yehuda Lancry est le ver dans le fruit d’une cause israélo-palestinienne qui mérite de meilleurs ambassadeurs que Bernard-Henri Lévy et autres Alexandre Adler. Mais, outre leurs coreligionnaires qui basculent dans le «soutien inconditionnel» à Israël, Bernard-Henri Lévy et les institutions juives de France ont obtenu le renfort de bien des opportunistes, attirés par «l’élite […] agissante et influente [qui] s’exprime dans la politique par sa puissance financière» ; Boualem Sansal, Mohammed Sifaoui, etc. Faire la part des choses dans un tel environnement expose au bannissement médiatique. Une élite épurée dépeint un monde binaire : le Bien et le Mal. On sait qui incarne le Mal à leurs yeux. Mais qui n’excluent-ils pas du Bien ?

Tout sauf l’Islam ; cela laisse un milliard et demi d’humains hors champ médiatique, et dans le champ de tir

«Permettez-moi une petite digression avant d’en revenir au sujet qui nous occupe», demande Cyrulnik ; approche de pure forme, mais qui gagne deux lignes d’un ouvrage à épaissir au possible : «Je pense que l’Amérique du Sud a une typologie : l’amour de la couleur, l’amour de la musique. Ses populations gèrent ça plus ou moins bien, mais elles ont des valeurs communes qui caractérisent et font le ciment des sociétés de ce continent – y compris au Chili et en Argentine, qui sont très occidentaux. On peut quasiment tenir le même raisonnement pour les pays d’Europe du Nord ; même s’ils sont différents, on reconnaît une typologie spécifique de l’Europe du Nord – le goût de l’éducation, la lutte et la résistance au climat […]» Bref, au contraire des Arabes et des Africains, les Latino-américains et les Européens du Nord sont méritants, à épargner donc ; car ils sont «amour», «musique », «couleurs», «valeurs», «éducation», «résistance», etc. La qualité des Occidentaux se passe bien sûr de commentaire, puisque, comme les Argentins et les Chiliens, ils sont eux aussi «très occidentaux». Qui reste-t-il après avoir enduit les Africains et les Arabes de toutes les salissures ? Les Asiatiques, loin de la Méditerranée, échappent au dépouillement, et laissent la place à une potentielle «impossible paix dans le Pacifique Nord».

Toute règle a cependant son exception. Si Sansal méprise les Arabes en général, les banlieusards en particulier, les islamistes plus que tout au monde, y en a-t-il parmi eux qui trouvent grâce à ses yeux ? Nous l’avons entendu dire : «Quand le Président Sissi a interdit les Frères musulmans, et saisi leurs biens, il a été salué par les Égyptiens mais critiqué comme dictateur partout ailleurs dans le monde.» Interdire les Frères musulmans, les éradiquer au besoin, dans la rhétorique des élites médiatiques algérienne, c’est la quintessence même du Bien ; et le Bien, ça se passe de commentaire. L’on ignore comment les Égyptiens lui ont ainsi communiqué leurs pensées intimes ; des pensées sanctificatrices de la politique de celui qui leur a confisqué leur révolution et reporté sine die leurs rêves d’émancipation. Notons qu’au regard du «nous» de la civilisation que nous avons esquissée, le général al-Sissi est un tyran ; et la tyrannie y est l’œuvre de psychopathes.

Est-ce cela que Sansal apprécie chez les dirigeants Arabes, remparts contre l’islamisme ? Pas que… Il semble éprouver une prédilection pour les puissants et se montre disposé à fermer les yeux sur toutes leurs «bavures», prendraient-elles l’allure de massacres de masse, de crimes contre l’humanité : «Ce n’est pas par la guerre que les USA ont abattu l’empire soviétique, dit-il, c’est par la culture, instrument de paix par excellence, c’est en exaltant les valeurs de la liberté, de la démocratie, c’est en donnant de l’American way of life une image idyllique, c’est en accueillant royalement les dissidents de l’Est. Les armes de la paix ont gagné sur les armes de la guerre.» Les USA porte-flambeaux de la paix ; faut bien écarquiller les yeux pour le voir. Pour ceux qui veulent connaître quelques traités de paix à la mode CIA, il y a bien, pour qui veut sortir de son salon pour constater, le spectacle vivant de continents ravagés… ; il y a aussi quelques ouvrages, dont ceux de Howard Zinn, de Noam Chomsky et William Blum, ou encore de Gordon Thomas, et pléthore d’écrits de Juifs qui semble avoir échappé à la sagacité de Yehuda Lancry.

Pour avoir un regard par-dessous des réalités qu’occultent les fictions énoncées par Sansal, il y aurait l’ouvrage d’Alvin Snyder, l’un des ex-directeurs de l’agence de propagande USIA (United States Information Agency). Son titre suffit : Warriors of Disinformation. How lies, Videotape, and the USIA won the Cold War. Ou « Les guerriers de la désinformation. Comment mensonges, enregistrements vidéo et agence USIA ont permis de gagner la Guerre froide ». Quant à la propagande telle qu’elle se développe dans les médias aujourd’hui et à laquelle Sansal se donne corps et âme, il y a tant d’antidotes, dont quelques petits bijoux et indispensables lectures : Information War, de Nancy Snow[57], Blur, de Bill Kovach et Tom Rosenstiel[58] (par ailleurs auteurs de The Elements of Journalism qui pourrait instruire plus d’un éditorialiste), et tant d’autres travaux de journalistes de haute voltige ; des auteurs engagés, juifs ou non juifs, dûment censurés et placardisés, dont on peut trouver quelques articles dans des ouvrages collectifs publiés par la revue Project Censored[59] aux USA, qui trouvent quelque écho chez les éditions des Arènes[60] en France. Autant de lectures à dégoûter définitivement le plus grand épicurien de l’American way of life.

Rien de tout cela chez nos deux auteurs, qui assurent préférer l’efficacité des «coquins».

La galerie des grands hommes, selon Sansal

À la remarque de Cyrulnik sur Donald Trump, supputant sa capacité à «changer les choses», et les nécessités conjoncturelles qui font que « les coquins sont plus efficaces que les penseurs », Sansal place la barre plus haut que «l’Amérique et la Russie». Juxtaposant tautologies et anachronismes comme on enfile des perles synthétiques, il annonce : «L’Amérique est toujours l’Amérique, après un Reagan qui a libéré la monnaie de tout garde-fou et lancé la guerre des étoiles […]. La Russie est toujours la Russie, après tous les soubresauts qu’elle a connus après sa sortie de l’URSS. Le souci, c’est l’Europe ; elle n’est plus l’Europe. […] La maison Terre est mal assurée, mal gardée, voilà ce qui inquiète. Ceux qui ont l’influence, c’est le minuscule Qatar, c’est l’Arabie saoudite.»

De la «haute» irrévérence, mais tout en prudence tout de même ; sait-on jamais ! On cherchera en vain un petit détail, un nom de prince, une filiation certaine avec un événement terroriste concret, qui justifie cette hantise obsessionnelle des monarchies du Golfe. Il n’en manque pourtant pas. La dictature, c’est critiquable ; les dictateurs non ! Mais reprenons la déclaration et observons à quel point elle ruisselle d’incorrections, servies avec la désinvolture de celui qui énonce des évidences.

Primo : La Russie n’est pas sortie de l’URSS ; c’est elle qui a accordé une indépendance frelatée aux autres républiques, dont la plupart sont restées dans sa sphère d’influence ; la Russie de Vladimir Poutine a gardé le contrôle sur leurs dirigeants, leur territoire, leurs ressources, tout en se débarrassant de toute responsabilité vis-à-vis des peuples. Du grand art mais l’on ne peut pas qualifier cela de «sortie».

Secundo : On ne peut pas dire de «L’Europe qu’elle n’est plus ce qu’elle était» puisqu’elle était inexistante avant. Après, ses institutions ne sont que les balbutiements d’une Union de pays qui se sont toujours fait la guerre, sans pouvoir d’aucune sorte sinon pour servir d’écran de fumée et de bouc émissaire aux faillites et aux prévarications de leurs dirigeants.

Tertio : Le Qatar et l’Arabie saoudite ne sont dans l’échiquier mondial que des enfants gâtés à qui la mère CIA accorde des jouets fabuleux (missiles, drones, avions de chasse, technologies de surveillance, moyennant des centaines de milliards de dollars) et un terrain pour s’amuser : des populations civiles libyennes, yéménites – en attendant celles d’Iran – sur lesquelles ils peuvent déchaîner toute la sauvagerie du monde. Leur influence ne dépasse pas celle que le Pentagone leur autorise, dans la limite de ses stocks de matériel militaire autorisés.

Quarto : Reagan n’a pas libéré la monnaie : la monnaie est une matière inerte ; il a libéré les vautours, autorisés à en accumuler sans limite, et privatisé la sphère publique pour la livrer à leurs rapacités[61]. Mais si aligner des contresens peut être mis sur le compte de stratégies des auteurs en manque d’inspiration pour conduire l’acheteur à la dernière page, l’affaire de «la guerre des étoiles» est révélatrice d’une ignorance autrement plus insondable. Sansal révèle là une autre facette de son «savoir», acquis par recyclage du discours de café de commerce.

Reagan aurait donc selon lui «lancé la guerre des étoiles». Celle-ci n’a tout simplement jamais eu lieu. Entre le zéro et l’infini de la guerre des étoiles, on ne peut concevoir plus grande fumisterie. Les seuls rayons envoyés par les satellites US sur le territoire russe, et ailleurs, sont des programmes de radio et de télévision[62]. Une connaissance sommaire de l’histoire du monde suffit pour savoir qu’il s’agissait, au mieux, d’une propagande du Pentagone déclamée par l’ex-acteur Ronald Reagan pour pousser les dirigeants de l’Union soviétique à la surenchère et la ruine ; la seule réalité opérationnelle de cette guerre des étoiles qui fait fantasmer Sansal tient à une conséquence sans cause réelle : des tiraillements au sein du Kremlin qui ont précipité l’effondrement de l’URSS, rendant au final service à sa Nomenklatura qui pourra s’adonner aux délices de l’oligarchie déchaînée. C’est cela, le but d’une propagande… Mais qu’est-ce au juste que la «Guerre des étoiles» ?

SDI, pour Strategic Defense Initiative, tel est le nom officiel du programme en question. C’est la presse qui lui donna le sobriquet de «Star Wars», soit Guerre des Étoiles, signifiant clairement qu’elle lui accordait autant de crédit qu’aux œuvres de science-fiction de George Lucas. Un grand numéro de gesticulation. Reagan était un ignorant, au grand talent orateur et aux convictions religieuses bien trempées, qui croyait à la vocation messianique des USA ; en entamant son mandat, il était déjà au bord de la sénilité mentale et son corps était en pleine décrépitude ; autant dire une proie idéale pour des vautours qui ne manquaient pas à Washington. Il était entouré des néoconservateurs qui s’apprêtaient à entrer en action, d’abord lorsque George Bush père lui succédera, et de façon plus explosive encore en 2000 avec George Bush fils.

Et eux avaient un vrai programme dans leurs tablettes (dont deux déclinaisons en Irak). Reagan ne comprenait rien à la politique. Lorsqu’il évoque la SDI, la plus grande préoccupation de son cabinet était de stopper son délire avec délicatesse, comme on fait avec un patriarche gâteux. Voici le témoignage d’un insider : «Bush ne partageait pas la ferveur de Reagan pour la SDI. En mars 1983, le directeur de cabinet du vice-président, l’Amiral Daniel Murphy, a fait irruption dans son bureau avec une copie du discours du Président où il comptait annoncer le programme. Murphy dit : "Nous devons absolument supprimer ça ! Si nous mettons un pied là-dedans, nous allons provoquer la plus grande course à l’armement que le monde ait jamais vue."[63]» Car si la course à l’armement minait l’URSS, elle ruinait de la même façon les États-Unis.

Si l’entourage de Reagan freinait des quatre fers, au moins ses ennemis soviétiques ont-ils mordu à l’hameçon ? Même pas. « Les conseillers de Gorbatchev comprirent que Bush ne partageait pas la passion de Reagan pour le Guerre des Étoiles ; ils doutaient que l’administration Bush fût encline à poursuivre le programme. » Pour cause, les intéressés eux-mêmes ne faisaient pas secret de la nature chimérique du projet. « À titre d’exemple […], le premier secrétaire à la Défense nommé par George Bush, John Tower, balaya de la main comme "non réaliste" le rêve de Reagan d’un système de défense intégral et imprenable basé dans l’espace. Dick Cheney répéta à maintes reprises que le programme SDI a été "survendu" et, deux jours après sa prise de fonction, Ben Scowcroft, qui a ouvertement critiqué le SDI à titre privé, affirma dans l’émission "This Week with David Brinckley" sur ABC qu’il refusait de s’engager "dans ce programme massif tant que nous ne comprendrons pas comment il s’intégrerait dans ce que nous essayons de faire." Dans sa conférence de presse, Bush déclara que le SDI ne fournirait pas un "bouclier si impénétrable" qu’il se passerait "du besoin de toute autre défense". Avec cette déclaration prudente, Bush répudia l’essence même de ce qui avait attiré Reagan dans le SDI. » La foi de Reagan en ce programme tenait à une philosophie qui veut que « la défense, c’est "moral", l’attaque c’est "immoral".[64] » Outre le caractère irréaliste du dispositif – couvrir l’espace de lanceurs de missiles antimissiles exposés à d’irréparables pannes et à tous les piratages à distance –, les faucons néoconservateurs qui s’installaient aux plus hautes fonctions de l’État fédéral préparaient une Amérique de « l’attaque préventive ». Aux antipodes de la philosophie de la défense, une Amérique impériale. Pour financer ce SDI, il fallait de surcroît obtenir l’aval du Congrès, question qu’il n’a tout simplement jamais eu à débattre ; le projet est resté au stade du vœu pieu d’un homme en plein délire mental. La Guerre des Étoiles a pourtant bien existé ; mais c’était dans les salles de cinéma où, nous le savons, l’aventure était promise à un inégalable succès. Avant de s’aventurer à écrire l’Histoire, Boualem Sansal aurait été bien avisé de la lire d’abord.

Tant d’ignorance en un si petit passage qui se veut grande hauteur de vue relève de l’exploit. S’il se trompe à ce point sur une époque récente, révolue et documentée, peut-être que le présent l’inspirera davantage ! Imperturbable, Sansal ne redoute pas les extravagances du rutilant Donald Trump devenu Président ; il déplore simplement qu’il ne parvienne à les accomplir : Il « est élu pour quatre ans, ce n’est pas assez pour lui pour comprendre le monde, encore moins ce monde ancien et poussiéreux qu’est la Méditerranée. Je pense qu’il va vite se fatiguer les méninges avec la politique étrangère. Il va se replier sur les problèmes internes, l’Amérique profonde va le requérir. » On a entendu des «philosophes» envinés au petit matin produire des analyses plus convaincantes. Sansal eût aimé que Trump disposât de temps pour « dépoussiérer la Méditerranée » et la mettre à la page ; celui-ci devra se contenter d’exprimer ses talents au service de « l’Amérique profonde »… Nous connaissons la suite.

On ne s’étonne en tout cas plus que Boris Cyrulnik trouve de nouveau que «Boualem Sansal a parfaitement raison». Lequel en rajoute une couche dans l’apologie du capitalisme des «coquin» : «Quand on voit ce que le protectionnisme a commis comme perversions, on en viendrait presque à accepter une certaine dose de guerre pour tenir la société éveillée. Le principe de précaution érigé en loi est l’ennemi absolu [sic] de la paix. Plusieurs pays européens l’ont pourtant adopté. La trop grande protection dont jouit légalement la société européenne est débilitante et castratrice. Nous devrions avoir de la paix et de la sécurité une vision virile, aventureuse, philosophique, sinon comment quitterions-nous notre berceau mité pour nous aventurer dans le étoiles puisque là est notre futur, la Terre que nous avons épuisée ne pouvant plus nous supporter pour longtemps ». Cyrulnik ne peut qu’acquiescer : «C’est avec la guerre qu’on arrive à résoudre les problèmes en détruisant l’autre. […] En fait on ne peut rêver de paix que si l’on est en guerre. Et à la fin du processus, on se suicide»

Sansal et Cyrulnik sont un peu les gourous d’une secte apocalyptique, qui vouent l’univers à la damnation ; par le suicide ou le Suisse-ide, mais à la mort ; sauf les plus détraqués des Américains comme Trump et les généraux arabes « virils » comme Sissi. Pour un monde de guerre pour permettre aux gueux d’apprécier la paix. Un monde dominé par le « cosmopolitisme ». Extrapolation hasardeuse ? Absolument pas. « Aujourd’hui encore, dit-il, chez les islamistes, on évoque avec sympathie Hitler et sa légendaire haine de la démocratie, du Juif, du faible, du cosmopolite.» La laborieuse et décousue démonstration ne sert que de mise en condition avant d’en venir à ceux que les deux auteurs apprécient par-dessus tout : « le Juif, le faible, le cosmopolite ». Nous sommes au cœur du sujet. L’Histoire, vue à travers les loupes déformantes de nos aventuriers documentalistes instructeurs d’un dimanche après-midi de déprime. Se contentent-ils de remplir à demi des livres ? Non ! Sansal a une vocation universelle à accomplir…

Sansal copréside une association pour un but auquel il ne croit pas

Dans ce livre de moins de 140 demi-pages émaillées de vides, Sansal et Cyrulnik en consacrent 20 pour un chapitre imprudemment intitulé  La Solution des coquins», où ils exposent les leurs. Sansal y joue le rôle du proscrit modeste qui « profite du micro qui lui est tendu » pour annoncer la création de l’organisation « pour la paix » ; puis il racole l’adhésion de Cyrulnik (qui explique que « Boualem Sansal est un homme de bonne volonté, donc il risque sa vie simplement en disant qu’il veut la paix », s’envase dans un méli-mélo pseudo-historique où se télescopent «Valmy», «la bataille de Montenotte de 1796 en Italie », le Diable au corps de Radiguet, « le régiment des cocus », «la Guerre mondiale», « les militaires français avec qui [il] travaille à Toulon, etc.) ; l’obtient : «Je rejoins Sansal et les écrivains pour la paix, aujourd’hui, car je crois également que son Rassemblement est un frein au système totalitaire. […] C’est pour ça que je rejoins dès aujourd’hui Sansal, pour ne pas avoir honte et pour freiner un peu.
Des gens comme Sansal freinent.» ; s’en félicite : « Ce que dit Boris Cyrulnik de notre mouvement me touche beaucoup. Il est lui-même une personne engagée, forte en parole […]. Ce n’est pas sans raison que ses livres sont des best-sellers. […] À lui seul Boris est un rassemblement de penseurs. » L’ouvrage se clôt avec l’amputation-épaississement de 20 autres pages pour diffuser deux tracts : l’un est la transcription intégrale de « l’appel pour la paix » ; l’autre est un peu une réplique « du micro qui est tendu » à Sansal pour s’expliquer de son voyage en Israël. Il faut un aplomb certain pour faire la promotion d’une «Association pour la Paix» dans un ouvrage qui porte le titre L’Impossible paix en Méditerranée ; mais, de l’aplomb, Sansal en a à vendre, et à revendre !

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Voici un extrait de la proclamation de l’association qu’il préside avec David Grossman : «Il est urgent que la communauté internationale intervienne fermement pour mettre sous contrôle le programme nucléaire iranien et s’engage résolument dans le règlement du conflit israélo-palestinien, en poussant les parties à ouvrir immédiatement un vrai dialogue direct devant aboutir à la création d’un État palestinien à côté de l’État d’Israël, les deux dans des frontières sûres, sur la base de compromis douloureux pour les deux parties mais nécessaires à la paix, comme l’abandon des colonies ou leur échange contre des terres, l’abandon du droit de retour des réfugiés de 1948, le partage de Jérusalem. C’est une solution possible, et des deux côtés, il existe des hommes et des femmes capables de la réaliser. Aidons-les à le faire.»

Laissons de côté l’Iran et sa bombe : subordonner le règlement du conflit israélo-palestinien aux bonnes volontés de l’Iran, ou la paix à la capacité de la communauté internationale à y ouvrir un nouveau front de guerre après l’Irak, l’Afghanistan, la Syrie et la Libye, c’est se tirer une balle dans le pied en s’apprêtant à disputer un marathon. Il paraît plus sérieusement évident que Sansal n’a pas pu être associé à la rédaction de cette déclaration ; pour une raison simple : elle plaide pour une cause qui est l’antithèse de tout ce pour quoi il milite. Ce passage, qui transpire le vœu pieux – mais ne sommes-nous pas au carrefour de toutes les fois ? – fait suite à un long développement qui met en exergue l’inexistence d’une « communauté internationale » susceptible de s’engager, de peser, de décider. Des femmes et des hommes, il y en a, et ils sont majoritaires, qui aspirent à la paix et qui sont « capables de le faire » ; Boualem Sansal n’en fait pas partie. Un, pour lui, «la Palestine, la Judée et la Samarie» sont l’âme des Juifs et la Judée et la Samarie sont en Cisjordanie, là où David Grossman espère voir naître un «État palestinien viable», condition impérative pour un État hébreu libéré de ses peurs. Deux, pour Sansal, Jérusalem (et bien au-delà) est terre juive et David Grossman espère y instaurer le partage. Trois, comment cet homme qui use de termes comme « poubelle », « indigènes », etc., à l’égard de son propre peuple, peut-il contribuer à régler  avec objectivité» le problème le plus complexe du monde, entre deux entités séculairement adverses, quand son cœur saigne unilatéralement pour l’une d’elles ? Comment quelqu’un qui respire le mépris de soi peut-il plaider pour l’amour de son prochain ? 

C’est Ibn-Khaldoun, inventeur de la sociologie, qui souligna l’une des plus grandes pathologies des élites politiques arabes depuis des siècles : Attafaqa el-arabou en la yettafiqu. Les Arabes se sont mis d’accord pour ne jamais se mettre d’accord. Il semble que les Juifs souffrent de cette même propension à poser les problèmes de sorte que tous les pourparlers du monde échouent à les résoudre. L’objectivité repose sur un souci de vérité à toute épreuve. Nous avons montré sur quelques-unes des questions soulevées par Sansal dans son ouvrage avec Cyrulnik qu’il prend sans nuance le parti-pris des puissants et, de préférence, celui du mensonge. Boualem Sansal est un intellectuel faussaire et David Grossman compte sur lui pour faire jaillir la lumière et la paix dans une région que les plus grandes puissances de la planète s’acharnent à plonger dans les ténèbres et la guerre ? Il y a comme qui dirait maldonne…

Si Grossman plaide pour le jour, Sansal appelle la nuit…

Quand les renards flattent, les fromages tombent. Il est aisé de comprendre pourquoi Sansal s’est associé à David Grossman. David Grossman est un Juif ; et un ambitieux sait s’allier à partie puissante, influente et fortunée ; c’est le fil avec lequel se tisse l’antisémitisme, mais – nous allons le voir plus loin – l’antisémitisme est une géométrie fluctuante. David Grossman est, surtout, un intellectuel de grande probité, un journaliste de grande valeur et, last but not least, un homme d’une grande humanité. Du fait de cette coprésidence, Sansal hérite gratis de toutes ces qualités, par osmose, et profite de tous les dividendes d’une entreprise à qui on « tend des micros » : un homme aussi avisé que Grossman pouvait-il s’associer à lui s’il le savait piètre individu ?

Plus contingente est la question de savoir pourquoi Grossman s’est acoquiné avec Sansal. La viabilité de leur projet commun tient dans l’intitulé de l’ouvrage de Sansal : L’Impossible paix en Méditerranée. Faisons abstraction qu’un rassemblement d’« écrivains », si ça permet de rencontrer des gens célèbres, influents, dans des assemblées fastueuses, tous frais payés, ça n’a pas le plus petit soupçon d’embryon de chance d’engendrer la paix dans un monde dominé par les belliqueux. Ceux qui la veulent, les peuples, ne sont pas conviés aux banquets, et ceux qui décident, les oligarchies politico-militaires, n’ont que faire des conseilleurs de paix. Mais, avant de reprendre le cours tortueux du savoir selon Sansal, arrêtons-nous un instant sur son imprudent partenaire d’aventure… dans la futilité.

  • Ils sont nombreux, en Israël, dans la diaspora, dont le cœur bat pour la paix, la fraternité, l’amitié ; nous en entendrons quelques-uns. Dans son ouvrage sur Le Nouvel Israël, Emmanuel Faux recense quelques initiatives de Juifs, en Israël même ou s’aventurant sur les sentiers piégés des « territoires occupés », qui réconcilient l’homme avec son humanité. Quelques-uns sont journalistes – la face noble de ce métier dénaturé bien évidemment ; certains écrivent dans Haaretz, un quotidien injustement qualifié de «gauche », celle-ci ayant perverti partout dans le monde les valeurs dont elle se revendique. Parmi eux, Gideon Lévy, David Grossman, Amos Oz. Il y a Yeshayahou Leibowitz, Avraham Yehushua, « ces romanciers qui sont l’honneur d’Israël[65]». Il y a aussi Shlomi Eldar, le «premier correspondant de la télévision d’État dans la bande de Gaza. Ce sont ses reportages qui ont apporté au public israélien les premières preuves par l’image des actions menées dans les territoires palestiniens. […] La caméra se posait enfin au cœur de la rue palestinienne. Et les habitants de Gaza qui n’avaient de l’Israélien que l’image du soldat, généralement hostile, découvraient soudain, à travers Shlomi Eldar, un nouveau spécimen en provenance de l’État hébreu.[66] » Il a apporté images à l’appui les preuves d’opérations de l’armée israéliennes qui confinent au crime contre l’humanité. Daniele Kriegel a rédigé un reportage, à arracher des larmes aux pierres, sur ce que le mot check-point plein de désinvolture recouvre comme terrible réalité pour une population palestinienne réduite à vivre «pignon sur mur.[67]» Il y a Michel Warschawski, «écrivain et musicien de talent». Il a créé le Centre alternatif à Jérusalem, qui propose des visites un peu particulières :  Plusieurs fois par mois, il remplit des cars entiers de visiteurs étrangers, de chercheurs ou d’Israéliens "en révolte" qui veulent voir de près cet objet si terriblement symbolique à leurs yeux d’un "apartheid moderne"[68]» : Le Mur. Il existe une autre initiative de même veine, celle de « Yehuda Saul, un jeune homme en colère qui organise dans la ville un tourisme singulier : ses "Hebron tours" ont pour but de faire découvrir aux Juifs, Israéliens ou non, comme aux non-Juifs, l’envers du décor. Témoignages et explications dénoncent les certitudes des huit cent colons, leurs exactions et celles de l’armée israélienne contrainte de couvrir leurs débordements. C’est suffisant pour que David Wilder, président de la communauté juive de Hébron, surnomme Yehuda Shaul le "Hamas en kippa".[69] » Un antisémite en quelque sorte…

Comment oublier ces Médecins pour les Droits de l’Homme, autour du docteur Raphaël Walden ? Ils sacrifient leur jour de repos hebdomadaire pour aller soigner bénévolement dans les villages des territoires occupés et, surtout, coupés par la colonisation du plus petit système sanitaire possible. Il y a ces « rabbins au pied des oliviers » de l’association Rabbins pour les Droits de l’Homme, parmi lesquels le rabbin Yehiel Grenimann : «Fin 2006, un groupe de volontaires mandatés par l’organisation avait reconstruit à mains nues une maison palestinienne détruite par l’armée israélienne en Cisjordanie. En parallèle, les rabbins avaient engagé une action en justice pour contester la légalité de ces "démolitions" décidées en conclave ministériel ou lors de réunions de responsables militaires. Sans attendre la décision des juges, la maison reconstruire fut, une nouvelle fois, réduite à néant par les bulldozers israéliens.[70]» Un pays sans Constitution autorise qui veut à édicter des « lois » à sa convenance ; au grand malheur des victimes palestiniennes, qui n’ont nulle juridiction à qui s’en remettre ; au grand dam des humanistes israéliens, qui n’ont que leurs petites mains pour soulager les plaies provoquées par de grands engins.

Ils sont nombreux les Juifs pour qui «le concept même de colonie est discriminatoire. Il mine le caractère d’Israël, mon pays, […] répétait Dror, dans un café de Jérusalem, à deux pas de l’association La Paix maintenant que dirige Hagit Ofran, la propre petite fille du philosophe Yeshayahou Leibowitz[71]».

Le nom du mouvement suffit parfois : «Yesh Din ("Il y a une loi")», signifiant qu’Israël ne la respecte pas. Autant d’initiatives qui offrent une lueur d’espoir de paix aux plus damnés de tous les damnés. «Des mains "amies", les Palestiniens de Cisjordanie en voient régulièrement se tendre vers eux, comme celles des "femmes en noir" qui se sont baptisées ainsi en référence aux veuves argentines manifestant sur la place de Mai, à Buenos Aires. Depuis des années, ces militantes israéliennes se rassemblent le vendredi à Jérusalem et Tel-Aviv en brandissant une grande "main noire" sur laquelle sont écrits trois mots : "HALTE À L’OCCUPATION". Mais les plus persévérantes sont sans aucun doute les femmes qui viennent régulièrement sur les barrages de l’armée israélienne. Regroupées au sein de Marsom Watch, elles surveillent attentivement le comportement des soldats vis-à-vis des Palestiniens qui se présentent pour entrer sur le sol israélien ou, dans l’autre sens […].[72]» Il y a encore l’association Women Wage for peace, et ses marches rassemblant israéliennes et palestiniennes pour demander la paix. Il n’y a pas que des soldats fanatisés qui tirent à l’obus sur des enfants qui s’amusent sur la plage, provoquant un carnage, qui sont la honte de l’humanité ; il y a des Juifs israéliens qui la réhabilitent… Mais il est dans la nature des propagandes de profiter des amalgames ; il y a le peuple et il y a les élites théologico-militarisées ; dans les médias, tout cela devient une entité : Israël ; une vitrine qui n’a pas vocation à exposer ses défauts. Il y a un conflit israélo-palestinien rendu volontairement inextricable et que Boualem Sansal simplifie pour un public prêt à tout gober dès lors qu’on lui dit : «Les islamistes» sont dangereux.

L’amalgame est une stratégie de guerre

Revenons à David Grossman ! Il a perdu un fils dans la guerre israélo-palestinienne. Il a donc le profit idéal de celui qui veut se venger. Rien de cela. Ce drame ne l’a convaincu que davantage de la nécessité de la paix. Il avait contribué au discours d’Yitshak Rabin le soir où celui-ci a été assassiné et il était à ses côtés pour le voir pousser son dernier souffle. Dans une allocution prononcée sur la place même où son ami est mort, il dit : «Yitshak Rabin a pris le chemin de la paix avec les Palestiniens non par amour pour eux ou pour leur dirigeant. Il avait compris, avec une grande intelligence et bien avant beaucoup d’autres, que vivre dans un climat de violence, d’occupation, de terreur, de crainte et de désespoir exige davantage que ce qu’Israël était capable de supporter. […] Par le glaive nous vivrons, par le glaive nous mourrons et le glaive nous dévorera pour toujours.[73]»

Puis il s’adresse à Ehud Barak : «Arrêtez-vous un moment et jetez un coup d’œil à l’abîme. Pensez à combien nous sommes près de perdre tout ce que nous avons créé ici.» David Grossman ne dit pas « La paix et impossible ». Sansal si ! Alors que peuvent-ils bien faire ensemble de viable ? David Grossman veut préserver Israël du pire et il est persuadé que cela passe indiscutablement par un État et un peuple palestiniens libres, souverains, vivant en sécurité, sur un territoire viable. Boualem Sansal ne voit dans les Palestiniens que des nuisances, les mêmes qu’il décèle chez les « jeunes des banlieues », chez les Maghrébins, les « Méditerranéens » indignes de « paix ».

Les Arabes n’ont pas eu leur mot à dire sur la décision des nations Unies d’implanter un État juif en Palestine. Mais, à l’image du rassemblement entre Sansal est Grossman, parler des «Arabes »est la fondation d’un édifice voué au naufrage. Car il y a les peuples arabes, et il y a les dirigeants arabes. Deux entités on ne peut plus ennemies ; que séparent de plus grande fractures encore que celles qui les opposent, chacune seule, aux Juifs. Au lendemain de la déconfiture des leaders arabes face à Israël, ils ont opposé à l’État hébreu un refus de négocier d’autant plus radical qu’ils se savaient illégitimes à diriger leurs peuples, incompétents à les élever et incapables de les entraîner, au moins, vers la victoire militaire. La surenchère dans la rigidité de façade est la posture des faibles sur les questions de fonds. Là réside le problème principal. Des dirigeants arabes démystifiés aux yeux de leurs peuples ; une élite qui ne tire son pouvoir que des soutiens occultes fournis par des puissances occidentales trop heureuses des opportunités qu’elle leur offre de piller les ressources de son peuple ; des leaders appelés à traiter avec Israël qui les a maintes fois humiliés militairement, qui se refusent à se présenter à la table des négociations en vaincus ; mais qui se bousculent auprès de lui dans les coulisses pour rivaliser de marques d’allégeance et de servilité. Stratégie qui garantit une double défaite : celle de la paix et celle de la guerre. Conséquence : au lendemain de 1967, les Israéliens ont été « contraints de prendre des décisions unilatérales. […] De fait, la résolution 242 du Conseil de sécurité de l’ONU, votée le 22 novembre 1967, reconnaît à l’État juif "le droit de vivre en paix avec des frontières sûres et reconnues qui ne soient pas sujettes à des menaces ou à des actes de violence". Et le président américain de l’époque, Lyndon Johnson, a confirmé aux dirigeants israéliens que ce texte, "volontairement ambigu, ouvre la possibilité à des ‘corrections’ par rapport aux lignes de démarcation antérieures. […]" Le ministre des Affaires étrangères Yigal Allon publie en 1969 un plan qui distingue entre des "frontières de sécurité" situées le plus loin possible (le Jourdain, le Golan, Charm-el-Cheikh, les hauteurs du Golan) et des "frontières politiques" plus rapprochées, calculées de manière à laisser en dehors d’Israël les régions à forte population arabe.[74]»

Amérique mercenaire
Alain Joxe : L'Amérique mercenaire, 1992

 

Les Palestiniens situent la naqba, « la catastrophe », en 1947. La vraie aura lieu vingt ans plus tard.

1967, année de la naqba, naissance d’une stratégie

1967. Défaite humiliante pour les Arabes. Une victoire au goût amer pour les Juifs. Une catastrophe pour les peuples arabes ; une catastrophe pour le peuple juif. Le ferment du chaos pour l’humanité.

Les négociations que mènent les dirigeants israéliens reposent sur un paradoxe : mettre leur pays à l’abri de la disparition quand ils viennent d’apporter la preuve de leur écrasante supériorité militaire. Position de force et posture de faiblesse ; singularité qui nourrira une politique duale, schizophrène ; expansive comme peut l’être la grenouille de la Fontaine qui « enfla tant qu’elle creva ». Vont-ils reculer juste au moment où ils découvrent l’euphorie de leur puissance ? Avancer mais jusqu’où ? Où se trouvent les frontières de la victoire suicidaire ? Jusqu’où s’étendent les terres de leur « âme » ?

Deux visions de l’avenir d’Israël se confrontent alors au sein des élites juives : «L’establishment a tendance à prôner l’abandon le plus rapide possible de la plus grande partie des "territoires", l’opposition à réclamer au contraire leur annexion. Les uns et les autres avancent des arguments stratégiques. Mais les "représentations", la symbolique, ne sont pas moins importantes. Rejeter les "territoires", c’est prendre ses distances avec la Bible, la Torah, le judaïsme traditionnel, toute forme de populisme, s’orienter vers une plus grande laïcité ; inversement, militer pour leur rattachement à Israël, c’est revenir aux sources nationales et religieuses, réaffirmer la singularité d’un destin collectif. Les "colombes", favorables à un retrait se définissent comme des "israéliens d’abord", "juifs" ensuite ; les "faucons", à l’inverse comme "juifs" et ensuite – ou donc – "israéliens".[75]» To be or not to be « normal » : telle était la question ; la politique depuis 1967 a consisté à ne pas trancher, tout en avançant dans le territoire en peau de chagrin des Palestiniens ; à annexer, coloniser, bombarder, exécuter, et à accuser les autorités palestiniennes de vouloir « rayer Israël de la carte », comme si ceux-ci avaient le plus petit soupçon de capacité à y parvenir. Pour pouvoir concilier tout et son contraire, Israël devait s’abstenir de se doter d’une Constitution, et avancer sur fond de désordre législatif propice à tous les rapts, à toutes les impunités.

L’on retrouve là les deux visions portées par les deux pères fondateurs du sionisme, celle de gauche de Théodore Herzl et de David Ben Gourion ; celle de droite, radicale, de Zeev Vladimir Jabotinsky, qui énonça la stratégie machiavélique qu’ont adoptée depuis tous les extrémistes : « On fait la paix avec celui qui est prêt à se battre pour sa terre. On fait la guerre à celui veut céder sa terre. » Guerre et paix entre Juifs s’entend, c’est-à-dire une guerre civile permanente ; qui ne peut se justifier que si la menace fantôme trône au-dessus de leur tête : celle de voir Israël disparaître. Et si ce péril cesse d’exister, il faut l’inventer. C’est de la sorte qu’est né le Djihad islamique de Cheikh Hussein, créé avec la bénédiction du Mossad pour neutraliser les initiatives de paix des laïcs de l’OLP. Le credo interne se double d’un autre en miroir, non dit : «Paix armée avec l’ennemi palestinien qui veut se battre pour sa terre. Guerre contre celui qui veut la paix.» Stratégie du chaos, de l’impossible paix, qui trouvera un grand écho dans un monde sortant de la bipolarité pour plonger dans celui, impérialiste, de la loi du plus fort : on la verra à l’œuvre dans de nombreux pays, avec l’Algérie comme laboratoire de l’islamisme radical, et, surtout, portée par l’Empire du chaos : les États-Unis d’Amérique.

Sommairement, au quotidien, une gauche qui s’effrite, une droite qui se radicalise… Deux tendances de moins en moins discernables, qu’arbitrent les religieux ultra-orthodoxes ; lesquels, chemin faisant, adoptent les pragmatismes terrestres des colons les plus zélés. Les colombes s’en vont vers d’autres cieux ; les laïcs stagnent ; les religieux prolifèrent en faisant des enfants éduqués selon les rites les plus rétrogrades. Le rapport de force démographique penche en faveur des « faucons », dans un environnement où les Arabes palestiniens, natalité galopante égale oblige, sont voués à devenir majoritaires. Tandis que la colonisation fait rage, le piège se referme sur Israël. Progressant inexorablement vers le fond du tunnel, comme dans une secte de plus en plus apocalyptique, les dirigeants israéliens entraînent leur pays vers l’impasse. La fuite en avant ; après, on verra.

Après, se situera dans un monde devenu fou, de guerre mondiale civile sur le point d’éclater, de climat sur le point de se détraquer, d’eau qui viendra à manquer, l’atmosphère qui sera devenue irrespirable, etc. Un contexte débarrassé du poids de la politique, des conventions, un contexte de guerre «mondiale», où les Israéliens disposent maintenant de sérieux atouts. Les autorités palestiniennes, acculées elles aussi, sans aucun allié arabe pour leur tendre la perche, s’enfoncent de la même manière. Leur planche de salut à eux, la démocratie ; qui leur redonnera l’ascendant eu égard à leur taux de fécondité à faire frémir un utérus dès sa propre gestation. Une « démogracie » en quelque sorte. Deux options, une issue identique : dans un seul État où ils domineraient par le nombre ; dans deux États où, débarrassé des démons arabes, Israël sera confronté aux siens. Dans un cas comme dans l’autre, les perspectives pour les Juifs sont sombres, au cœur d’un espace où les religieux ont pris le dessus. Mais il y aurait une option plus probable, qui laisserait l’ascendant aux Juifs, dans un Israël devenu une tyrannie militaro-religieuse affranchie des jalons de l’humanité. Sans doute est-ce le rêve secret de Sansal ; c’est le cauchemar de Grossman.

Le cauchemar des leaders israéliens : la paix

C’est Menahem Begin, père fondateur avec l’Irgoun du terrorisme en Palestine, qui, devenu Premier ministre, engage son pays dans le sillon du «Grand Israël» ; et donc vers une guerre sans fin. Yitshak Rabbin militera pour la paix. Il sera assassiné par un extrémiste religieux juif. Il ne reste alors sur le terrain politique que des «faucons» ; le peuple de gauche est resté orphelin, obligé de mener des actions symboliques pour maintenir le fil ténu de l’espérance. C’est cette tendance humaniste, laïque, démocratie, universelle qu’incarne le combat de David Grossman ; et il s’allie avec l’un des sionistes les plus forcenés que le « monde arabe » pouvait produire : Boualem Sansal… Tandis que les leaders israéliens élaborent des stratégies de guerre et de paix, leurs homologues arabes s’arment contre leurs propres peuples. Et les intellectuels algériens aiguisent leurs épées à tremper dans le sang des leurs, en empochant le salaire infâme de leurs trahisons. Nous allons examiner quelques autres domaines où les élites toxiques exposent leurs fumeuses théories pseudo-philosémites ; grâce à l’éclairage de quelques auteurs juifs à la probité indiscutable, que l’on peut à juste titre qualifier de Lumières, dans un monde taillé pour les faiseurs de ténèbres.

Le monde, et avec lui beaucoup de Juifs, vivait dans la certitude que les israéliens n’aspiraient qu’à vivre en paix et que les Arabes, déterminés à rayer Israël de la carte, étaient l’obstacle. La rhétorique voulait que les uns tendaient la main et que les autres s’obstinaient à la dédaigner. Et tout dans les airs soutenait ces apparences. Incapables de gagner une guerre contre Israël, inaptes à faire la paix avec les Juifs, de plus en plus honnis de leur propre peuple, les dirigeants arabes n’avaient plus qu’une posture de repli : se poser comme remparts contre un ennemi diabolique : le terrorisme islamique. Les pays arabes sont ce que sont leurs dirigeants ; ils sont incapables de s’unir ; ils forment donc une kyrielle de dynamiques politiques hétéroclites, mues – outre par une corruption fondamentale – de main de fer par des services de renseignements, qui ne répugnent pas à jouer de la gégène. Ils savent surtout enrayer à l’embryon toute dynamique libératrice et engendrer des groupes terroristes les plus invraisemblables. Peu importe puisqu’il se trouvera des Sansal bien dotés pour donner crédit aux plus incroyables impostures.

L’idée qu’Israël est devenu indestructible a fait son chemin dans l’esprit des dirigeants de l’OLP ; le partage équitable de cette terre entre les deux peuples s’est imposé à eux comme la seule solution humainement acceptable. Régler le conflit israélo-palestinien est dès lors devenu une affaire de techniciens et de diplomates au bon cœur. Mais… la paix advenant, les Israéliens perdraient le ciment de leur unité, le péril de l’extermination. Ils seraient «en danger de paix[76]». Et les Arabes n’auraient plus l’alibi de l’«écharde» juive dans l’œil de l’Islam. C’est le statu quo mondial qui s’en trouverait ébranlé. Sinon les peuples négligeables, la paix n’arrange personne.

L’ennemi objectif de tous ces pouvoirs épars : les peuples. Ne pouvant leur mener la guerre ouvertement, ceux-ci devaient trouver une cible sur laquelle tout le monde pourra s’accorder, qui neutralisera par ricochet toute perspective de paix. Et les dictateurs arabes – bien conseillés – ont compris que le seul biais pour se maintenir en place impose d’habiller cet ennemi des couleurs de l’Islam, fourre-tout indémêlable pour l’identité, la dignité, la langue, les us, la politique, la volonté d’en découdre, d’épancher sa haine, le désir de justice, d’équité, de respect, de se garantir les délices d’un Paradis gorgé de miel, de lait et de vierges soumises à n’en plus savoir laquelle dorloter, etc.

charte Hamas
Charte du Hamas

 

Être installés aux premières loges ? Les islamistes n’en demandaient pas tant. Ils seront l’ennemi d’Israël, à maintenir sous la menace d’un holocauste factice pour l’éternité ; ils seront l’ennemi des dictateurs arabes, qui hériteront du statut d’avant-postes de la lutte contre le terrorisme, pour préserver les Occidentaux en Occident, et « les petites filles qui veulent se mettre du vernis sur les doigts » en Orient. Prix à payer ? Minime : maintenir les peuples dans la crainte et la précarité permanentes, dans la pauvreté matérielle et intellectuelle, dans le désœuvrement mental, dans l’ignorance, pour rallier aux intégristes des troupes nombreuses ; et construire des mosquées, une par quartier au moins, où Dieu a enjoint d’aller se réunir tous les vendredis, sinon tous les jours, comme lieux de culture et d’agitation. Tout le reste est affaire de politique, de manipulation ; de « réformes », dirait-on aujourd’hui. Dans tout ce tumulte calculé, il y a une part négligeable de religion ; il suffit de la monter en épingle et d’en faire un tout. L’islamisme, la lutte antiterroriste, les attentats, la « guerre civile » simulée. Nous l’avons vu à l’œuvre en Algérie, en Irak, en Afghanistan, en Syrie, en Libye, au Sahel, en Turquie, en Égypte. La géostratégie des « dominos ». Et le Hamas, le Hezbollah, le Djihad islamique, etc., seront les forces religieuses qui rendront impossible la paix en Palestine. Les GIA ont été créés par les services secrets algériens pour offrir à leur armée le statut de rempart contre la « talibanisation » du pays ; Le Djihad islamique est né selon les mêmes procédés, pour les mêmes objectifs.

S’agit-il d’un complot ?

Les pentes douces de la décadence

Il n’y a pas besoin de complot pour que dix escrocs épars aient la même idée d’escroquer ; c’est dans leur nature. Les convergences et les synergies s’opèrent d’elles-mêmes. Surtout si un acteur majeur sert de catalyseur à toutes les forfaitures. Escroquer n’est alors plus un crime dont les acteurs se défendent : c’est un sésame qui ouvre toutes les portes. Cet acteur majeur, ce sont les États-Unis d’Amérique, l’« empire du chaos », que Sansal et Cyrulnik dépeignent comme l’incarnation du Bien, quoiqu’un tantinet « coquin ». Quand il y a un incendie, on peut l’étouffer en lui retirant son carburant ; ou l’attiser en y insufflant un accélérateur. Mais, comme l’explique Alain Joxe dans son Amérique mercenaire, il importe pour qui « n’accepte pas la domination d’une certaine Amérique, celle de Reagan et celle de Bush [celle d’Obama et celle de Trump], de bien comprendre qu’une Amérique en cache nécessairement plusieurs autres […]. » Là, ni plus ni moins qu’ailleurs, il y a les élites, et il y a le peuple. En guerre les unes contre l’autre. Les élites US avaient naguère un ennemi d’où procédait leur légitimité : le communisme ; sans lui, elles aussi devaient soit renoncer à leur prédominance et offrir à leur peuple la démocratie à laquelle il aspire, soit trouver un ennemi de substitution. L’Islam sera celui-là.

  • C’est ainsi que, du milieu des années 1960 à la fin des années 1980, le monde a basculé d’une bipolarité USA-URSS vers une géopolitique du chaos ; avec l’islamisme politique comme pôle d’attraction dans un monde de «mondialisation » débarrassé de la contrainte des frontières, de la souveraineté nationale. La qualité d’un ouvrage se mesure, nous l’avons vu avec Philippe Delmas, avec l’âge. Celui d’Alain Joxtats-Unis sont bien tête d’empire.[77]»

Au sortir de la guerre froide, l’URSS démantelée, les USA avaient compris qu’entre «affronter le fort» ou «attaquer le faible», il était plus aisé et plus rentable de concentrer les efforts «sur le monde musulman». Tête d’empire et pieds d’argile. «Trois facteurs permettent d’expliquer la fixation de l’Amérique sur cette religion qui est aussi une région. Chacun de ces facteurs renvoie à l’une des déficiences (idéologique, économique, militaire) de l’Amérique en termes de ressources impériales. – Le recul de l’universalisme idéologique conduit à une nouvelle intolérance concernant la question du statut de la femme dans le monde musulman ; – la chute de l’efficacité économique mène à une obsession du pétrole arabe ; – l’insuffisance militaire des États-Unis fait du monde musulman, dont la faiblesse en ce domaine est extrême, une cible préférentielle.[78]» C’est dans ce schéma que s’insère la proximité Israël-USA, l’un servant de « porte-avions » pour les buts néocolonialistes de l’autre.

Que l’on élargisse la focale ou qu’on la concentre, une évidence s’impose : la décadence est l’œuvre collective et délibérée des élites : arabes, juives, européennes, américaines ; les peuples qui en subissent les méfaits se réveillent ; et, partout dans le monde, s’élève le même péril islamiste qui paralyse leurs initiatives et renforce l’arsenal totalitaire au service des pouvoirs installés. Il n’y a pas besoin de se réunir dans des sites secrets pour définir une géostratégie commune pour débouter les peuples de leurs prétentions : celle-ci s’impose d’elle-même, comme par contagion, par osmose, par gangrène ; par gravitation.

Israël, soutenu par les USA, le «Satan  des peuples musulmans ; et, en miroir, le terrorisme islamiste comme empire du Mal en devenir. Le péril islamiste devient l’ennemi qui justifie la poursuite de l’occupation des terres palestiniennes pour Israël ; celui qui impose le maintien des dictatures militaires « stabilisatrices » pour les pays arabes ; celui qui légitime des guerres sur des théâtres lointains pour les puissances militaires occidentales, avec les USA comme gendarme de peu de moyens et d’engagement minimal. Au grand bonheur du complexe militaro-industriel américano-mondialisé.

L’émancipation des peuples ouvrirait la voie aux Juifs d’accéder à la «normalité», pour exprimer leur savoir-faire et leur esprit d’entreprise au profit des leurs et de leurs voisins, dans la paix et la sécurité ; l’émancipation des peuples abattrait en quelques mois les édifices corrompus et tortionnaires des pays arabes, pour offrir au citoyen le loisir de la liberté, de la dignité, de la prospérité ; l’émancipation mettrait fin au pillage des ressources pour les allouer à leurs légitimes propriétaires ; l’émancipation rendrait les arsenaux militaires obsolètes et ferait du complexe militaro-industriel une verrue dans la face de l’humanité ; l’émancipation rétablirait Sansal et autres imposteurs dans leur juste périmètre d’affreux opportunistes. Tout cela est possible et souhaitable. Mais les deux seuls protagonistes autorisés n’ont cure de la paix ; les uns fournissent les armes, reconstruisent les édifices qu’ils ont démolis, pillent le pétrole et tous les minerais disponibles ; les islamistes – par essence même de ce nouveau choc des civilisations simulé – étant les derniers invités à la table des négociations, il n’y a plus de paix envisageable. Et, bien sûr, pour lubrifier le tout, il y a des Sansal à la pelle, des Cyrulnik par brigades, qui pondent des coquilles vides et qui trouvent, dans un étrange univers, des lecteurs dociles pour acheter leurs œuvres corrompues.

  • Les quadratures sont impossibles à rationaliser… C’est cela qui les définit. Les islamistes terroristes ne sont que des épouvantails – parfois bien rémunérés pour agiter leurs bras : en Algérie, ils sont parlementaires – qui n’ont de pouvoir quasi nulle part au monde ; mais le statut leur convient à merveille, l’alternative étant leur relégation à un rang marginal, des étrangetés dans monde de joie, de paix, de justice, de liberté. Les élites médiatiques expliquent pourtant qu’ils sont sur le point de conquérir le monde, qu’ils sont en passe de réaliser « le grand remplacement » des peuples blancs d’Europe, grâce à leurs testicules féconds. Peut-on convaincre les islamistes que le salut de l’humanité passe par leur reddition au moment où tout annonce leur triomphe (inatteignable) imminent ? Comme pour Israël en 1967, la griserie de la victoire annoncée est mauvaise conseillère. Tout le reste n’est que filouteries politiques, géostratégies de petite mais efficace facture. La démocratie est le fléau ultime pour les islamistes radicaux, pour les tyrannies d’Orient, du Sud et de l’Est, pour les pouvoirs occidentaux, pour les oligarchies de tous ordres. Il suffit que les faux ennemis se coalisent pour maintenir en suspens ce faux péril, commun et réciproque ; et collaborent à l’élimination de toute dynamique œuvrant pour la démocratie, la libération, l’indépendance, la souveraineté, l’émancipation des peuples.

Les prophéties auto-réalisatrices ont hélas une tendance fâcheuse à déborder les périmètres prédits par leurs oracles. La solution radicale, spectaculaire, s’impose alors : l’assassinat pédagogique.

À la solution de la quadrature, les Arabes et les Juifs sont tenus ;
en attendant, ils se font la guerre

Au cours du dernier siècle, Anouar al-Sadate a été le premier leader arabe à avoir voulu couper le nœud gordien, en faisant le premier pas révolutionnaire vers la paix. À la surprise générale, il se rendit en Israël, sans « préalable » ni palabre. Il fut accueilli par Menahem Begin dans un silence glacé. Ce geste de bonne volonté contrariait toute la stratégie des sionistes déjà engagés dans un programme de colonisation sans frein. Sadate, l’empêcheur de mener une guerre sans fin en rond, devait disparaître ; et, comme il se doit, les Frères musulmans, étonnamment libres, feront le job ; dans un pays où les Moukhabarat contrôlent les moindres palpitations des Égyptiens, les islamistes trouveront les armes et les sauf-conduits, dans un défilé militaire, jusqu’au pied de l’estrade officielle. Une rafale et puis s’en va. Anouar al-Sadate est assassiné en direct. Houari Boumediene, revenu de ses délires despotiques, a voulu rendre le pouvoir au peuple : il a été empoisonné par ceux qui lui succéderont. Mohammed Boudiaf, qui voulait libérer les Algériens de leur joug militaire, sera exécuté devant les caméras ; « paix » était son dernier souffle ; Yitshak Rabin, qui voulait la paix pour les Israéliens et les Palestiniens, connaîtra le même sort. Yasser Arafat a, selon toute vraisemblance, été empoisonné. Autant de trajectoires vers la paix, stoppées par le venin, biologique ou religieux, par des mains mal inspirées, plus ou moins bien manipulées.

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Anouar al Sadate avec Jimmy Carter et Menahem Beghin

Sadate, vain pionnier de la paix. Devant un tel geste, l’Égypte devait être payée en retour des territoires du Sinaï perdus durant la guerre des Six jours ; puis la page est tournée. Hosni Moubarak, l’homme du Pentagone, est en place. Le ralliement des dirigeants arabes à ceux de l’État hébreu, navire amiral des USA, se déroule ensuite comme une indécelable lame de fond : Irak, Jordanie, Arabie saoudite, toutes les monarchies du Golfe, pays maghrébins. Il restait les impuissants Palestiniens, qui iront de concession en concession, sans jamais rien obtenir en retour. Yasser Arafat aura beau proclamer urbi et orbi que le projet de chasser les Juifs de Palestine était «caduque», la colonisation redouble d’ardeur, laissant aux Palestiniens l’impression d’être les dindons d’une immense farce. Qu’ils acceptent les plans qui leur sont proposés, et leurs concessions entrent immédiatement dans les faits, tandis que celles de leurs homologues israéliens restent lettre morte ; qu’ils les refusent et les voilà apportant la preuve de leur refus de la paix et de leur mortelle intransigeance.

Il y eut dans le ciel ténébreux une éclaircie. Sous le patronage de Bill Clinton, les pourparlers conduisirent Yasser Arafat et Yitshak Rabbin à la mémorable poignée de main sur le perron de la Maison Blanche. Avec l’assassinat du leader travailliste, c’est toute l’aile humaniste du pouvoir israélien qui est décapitée. Mais, dans l’ombre, des hommes de bonne volonté des deux côtés continuent à avancer sur le chemin de la concorde. L’accord dit d’Oslo est prêt ; il ne reste qu’à le faire adopter par le pouvoir politique : Ehud Barak et Yasser Arafat. Mais le monde a bien changé en peu de temps. Comme partout ailleurs, la gauche occupe désormais la place de la droite et cette dernière est devenue extrême. Tout travailliste qu’il se proclame, Ehud Barak est un «faucon» déterminé à pousser la colonisation plus loin que ce que ses homologues du Likoud ont déjà opéré de façon brutale.

Cette histoire complexe, où le machiavélisme et à l’arsenal de la terreur des uns répondent aux jets de cailloux des autres, Boualem Sansal et Boris Cyrulnik la réduisent à l’entêtement des Arabes à vouloir effacer les Juifs de la face de la terre ; lesquels Juifs sont par hypothèse placés dans des dispositions de bienveillante neutralité : «Quand Barack Obama et Yasser Arafat étaient à un cheveu de la paix, il ne restait plus qu’à régler le problème du Mont du Temple. Obama avait estimé, avec l’accord de l’NESCO, que la question ne serait réglée ni par les Juifs ni par les Palestiniens, du fait du caractère plurithéiste du lieu. Pour le président américain, c’est à l’UNESCO qu’il appartient de proposer une solution. Arafat a refusé en disant : "C’est à Dieu de décider ! "Voilà qui signifie clairement que personne ne veut la paix au Proche-Orient.» Personne à lire comme synonyme de Palestiniens. À ce raccourci de Cyrulnik, Sansal acquiesce et surenchérit : « On dirait que l’UNESCO n’est plus qu’une annexe de l’ALESCO – instance chargée de l’éducation, la culture et la science dépendant de la ligue arabe – : les pays arabes y font la pluie et le beau temps. » Pour Sansal, la « tare » palestinienne doit se propager au monde « arabe » comme l’huile sur un buvard. Sauf que…

  • À moins d’en passer par «les mathématiques du chaos, les théories quantiques et relativistes, [qui] nous amènent à penser la violence et la paix, et tout le reste, le temps, l’espace et l’identité, sur des plans infiniment différents du plancher des vaches qui est notre plan de vie», comme dirait Sansal, en ajoutant les effets spéciaux et les procédés d’incrustation virtuelle des studios hollywoodiens, toutes manipulations techniques auxquelles il faut conjuguer le concours de tous les prophètes du Mont du Temple, ce que vient d’énoncer Cyrulnik comme une évidence est tout bonnement impossible ! Impossible… et donc faux. Comment en effet distordre le continuum espace-temps et concrétiser une rencontre entre Yasser Arafat, mort en 2004, et Barack Obama, sorti du néant en 2008 pour devenir président en 2009 ? Une recherche documentaire sur le sujet, dans la littérature foisonnante sur le conflit israélo-palestinien, pour une occurrence de cette controverse ou simplement sur l’expression «c’est à Dieu de décider , fait chou blanc. Un seul résultat : le livre de Sansal et de Cyrulnik.

Ce serait une erreur, et peut-être même le piège tendu par les auteurs (les gesticulations et les écrans de fumée d’un illusionniste), de se concentrer sur cet inconcevable anachronisme. Car la réalité du conflit est indéniable et se contenter de le survoler est aussi grave que de s’aligner sur les tonalités des jusqu’au-boutistes. Et ce que tendent à démontrer ces deux auteurs faussaires, c’est qu’Arafat a torpillé les pourparlers, car il ne souhaite pas la paix. Cela correspond exactement à la propagande du Likoud et des lobbys extrémistes en Israël et dans la diaspora : mettre sur le dos des Palestiniens tous les blocages, tous les handicaps à la paix, et justifier mezza voce le traitement inhumain qui leur est réservé. Pour les auteurs, il s’agit de documenter la paix impossible en Méditerranée, ramenée à son périmètre congru : Israël. Mais pas l’Israël de 1948, qui était pourtant, au sortir de la Shoah, une bénédiction pour les Juifs de l’époque ; pas même celui de 1967, qui taillait dans le vif du territoire alloué aux Palestiniens ; pas davantage Israël tel qu’il s’est constitué en annexant à tout va an après an… Non, un Israël étendu à des frontières qu’il faudra chercher dans la Bible.

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Yasser Arafat et Uri Avnery

Avant d’examiner les initiatives des Juifs sincèrement dédiés à la paix, voyons quelle était la stratégie des élites politiques constituée d’un Likoud radicalisé et d’un parti travailliste devenu «une sorte de Likoud-bis», comme le décrit «Uri Avnery, ancien député et figure du Bloc de la paix (Goush Shalom) […]» pour qui «celui qui a le plus creusé [la] tombe [de la gauche] est Shimon Peres. Il en a été le principal représentant tout en se comportant comme le propagandiste en chef d’Ariel Sharon à travers le monde entier.[79]»

Pour d’autres, c’est Ehud Barak qui «a plongé la gauche israélienne dans les ténèbres» ; l’on peut dire qu’il s’agit là d’une œuvre collective d’une élite qui se défend tant de représenter un pays «normal» qu’elle l’a plongé dans une autre normalité : celle de la corruption, matérielle, religieuse, morale, éthique. «Les services de presse et de communication de l’État, dotés de moyens financiers énormes, n’avaient qu’une mission : faire croire que les Palestiniens ne jouaient pas le jeu. […] Ce groupe concevait le processus d’Oslo comme devant, à terme, mener à l’effondrement d’Arafat et de l’OLP. […] Les militaires israéliens, même d’obédience travailliste, ne demandaient qu’une chose : réoccuper les territoires. Officiellement "pour mieux les contrôler et assurer la sécurité d’Israël", en fait, avec pour objectif l’effondrement du pouvoir palestinien laïc. […] De surcroît, en cas de prise de pouvoir par les "Palestiniens religieux", il serait plus aisé de justifier les "actions militaires" si l’ennemi se présentait comme "une organisation islamiste fanatique."[80]» On reconnaît là la stratégie de l’ennemi terrorisme «islamiste» commode. Détruire toute formation laïque, démocrate, de justice sociale ; et faire émerger des extrémistes religieux s’il y a des candidats ; maquiller, s’il n’y en a pas, des militaires en salafistes apocalyptiques – Hijra wa Takfir –, pour ensuite les combattre, enregistrer des victoires et des revers, dans une guerre sans fin. Voilà l’empire du chaos qui « laisse » sa géostratégie morbide se dérouler au jour le jour, comme la gravitation retient les objets bien ancrés au sol…

Il n’est ainsi laissé aux peuples arabes ni le temps ni les latitudes de réfléchir à la démocratie ; ils s’efforcent de rester vivants, dans une «guerre civile» simulée qui masque la vraie guerre militaire que leurs mènent leurs élites. Les Palestiniens assistent impuissants au dépeçage de leur territoire. «Malgré les accords, Israël poursuivait imperturbablement la construction de nouvelles colonies sur des terres palestiniennes. Les Arabes hurlaient à la trahison et Yasser Arafat était obligé d’effectuer un grand écart politique, de plus en plus périlleux, face aux dirigeants de l’OLP. […] L’échec ne venait pas d’un irrédentisme palestinien, mais du fait que, malgré leur supériorité écrasante, les Israéliens violaient et remettaient systématiquement en cause les textes qu’ils avaient eux-mêmes conclus en les transformant, après signature, en accords conditionnels, et ce avec la bénédiction des Américains. […]

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  • C’est dans ce cadre qu’Israéliens et Palestiniens se retrouvèrent avec Bill Clinton, en juillet 2000, à Camp David. […] Les discussions furent très vite bloquées. Elles furent surtout révélatrices du gouffre qui existait dans les méthodes de travail des uns et des autres. Chaque membre de la délégation israélienne avait un ordinateur portable à sa disposition, relié, par réseau Internet, à des banques de données, et toute une pile de CD-Rom contenant des logiciels de simulation, cartographiques, de calcul, de projections et d’études psychologiques sur tous les membres de la délégation palestinienne. Ces derniers, pour leur part, notaient sur de petits carnets, au crayon noir, les détails des discussions. […] Barak, la veille de son départ, ordonna à Tel-Aviv de lancer une campagne médiatique mondiale – préparée avant le sommet – sur le thème : "Israël a tout donné, Arafat a refusé. Pire, il n’a fait aucune concession, adoptant une attitude sans compromis, révélatrice de son refus de vivre en paix avec l’État hébreu." […] Une alliance objective se dessina alors entre les propos d’Ehud Barak, Premier ministre travailliste, et les positions que prenait Ariel Sharon, le leader de l’opposition du Likoud […]. Leur objectif commun était de détruire totalement toute option politique à la problématique palestinienne. "Nous n’avons pas d’interlocuteur pour parler de paix." Ce slogan fut décliné sur tous les tons par les deux hommes. […] Le 28 septembre 2000, Ariel Sharon, "pour démontrer qu’il était partout chez lui en Israël", monta sur l’Ahram al-Sharif, l’esplanade de la Mosquée, protégé par des dizaines de soldats et de policiers. […] La seconde Intifada commençait.[81]» Les caméras du monde passent en boucle les bombardements, les scènes effroyables d’enfants gisant dans la douleur, agonisant sur des brancards de fortune, dans des hôpitaux éventrés. Autant de victoires de l’armée israélienne que l’opinion internationale commence à voir d’un œil mauvais. Et dans cette opinion, des Juifs, effondrés de l’image que donne d’eux une élite entrée en démence.

La réalité de l’intransigeance palestinienne ? «[…] L’histoire de l’échec de Camp David 2000 n’est pas tout à fait celle qu’Ehud Barak et ses conseillers ont racontée quelques jours plus tard. Plusieurs observateurs informés aux meilleures sources ont pu confirmer que l’"offre" israélienne prétendument "rejetée" par la partie palestinienne n’était pas si "généreuse" que cela. Qu’il n’avait ainsi jamais été proposé 91 % de la Cisjordanie pour établir le futur État palestiniens. Et que le chef du gouvernement travailliste avait fait le pari d’un non-accord pour préparer les élections législatives de janvier 2001 qu’il a finalement perdues, face au Likoud et à son patron Ariel Sharon. Dans Le Rêve brisé, Charles Enderlin révèle qu’Ehud Barak a téléphoné à Bill Clinton dans la nuit du 1er janvier 2001 : "Arafat veut conclure un accord avant que je quitte la Maison Blanche, il veut poursuivre la négociation", dit le président américain au Premier ministre israélien qui lui répond : "Arafat alimente la violence. Je dois dire la vérité à mon opinion publique, je n’ai pas l’intention de conclure un accord quelconque avant les élections".[82]» Mettre, comme Sansal, la faute sur Arafat est si pratique ; dans les médias, c’est un sauf-conduit. Auprès des éditeurs, c’est un sésame pour de solides à-valoir.

De si mauvaise volonté les Palestiniens ? Ce sommet n’est pas le début des pourparlers ; il est le couronnement d’un processus qui court depuis des années, mené par des hommes qui ne cherchent pas la lumière ; un processus qui devait être signé officiellement et donner le coup d’envoi d’une paix réelle. Et les Palestiniens ont plus que fait leur part du chemin. En 1997, «un "accord de sécurité" avait été signé entre Israël et l’Autorité palestinienne, sous les auspices du chef de l’antenne de la CIA à Tel-Aviv, Stan Muskovitz. Cet accord confiait à Arafat une participation active à la sécurité de l’Etat hébreu, pour combattre "les terroristes", les bases terroristes, et les conditions environnementales menant au "soutien au terrorisme", en coopération avec Israël, y compris sous la forme d’"échange mutuel d’informations, d’idées et de coopération militaire". Les services de sécurité de Arafat s’en étaient fidèlement acquittés, par l’assassinat de terroristes du Hamas (déguisés en "accidents"), et par l’arrestation de ses dirigeants politiques.[83]» Ils n’obtinrent en retour que colonisation exacerbée. L’OLP a accepté de se transformer en force supplétive de la sécurité d’Israël… et Arafat sera récompensé en étant bientôt emprisonné dans les ruines de son bureau, après avoir échappé à un bombardement de la Moukata, siège de son autorité. L’extrême droite israélienne exulte. Un désespoir plus profond que jamais s’empare des Palestiniens. Qu’ont gagné les Juifs dans cette fuite en avant ? Qu’est devenue « l’âme juive » maintenant qu’elle trône au sommet d’une puissance économique, militaire et sécuritaire incontestée ?

La prostitution des valeurs du judaïsme

«Le sionisme est mort, la nation israélienne n’est plus aujourd’hui qu’un amas informe de corruption, d’oppression et d’injustice […] cinglait en 2003 l’ancien président de la Knesset et de l’Agence juive Abraham Burg. L’opposition s’est évanouie, seuls nos échecs sont retentissants […] Il faut une alternative d’espérance à la mise en ruine du sionisme et de ses valeurs par ses démolisseurs muets, aveugles, et démunis de toute sensibilité.[84]»

Les voix juives pour dénoncer la décente aux enfers de ce pays, qu’ils y vivent ou qu’ils soient de la diaspora, sont nombreuses, mais noyées dans le vacarme des bombes, des surenchères et des propagandes. Le 3 mai 2010, un collectif de personnalités et d’associations de confession juive, réuni au sein d’un groupe appelé J Call, rédige un texte alarmiste : «[…] C’est pourquoi nous avons décidé de nous mobiliser autour des principes suivants : 1) L’avenir d’Israël passe nécessairement par l’établissement d’une paix avec le peuple palestinien selon le principe "deux peuples, deux États". Nous le savons tous, il y a urgence. Bientôt, Israël sera confronté à une alternative désastreuse : soit devenir un État où les Juifs seraient minoritaires dans leur propre pays ; soit mettre en place un régime qui déshonorerait Israël et le transformerait en une arène de guerre civile. […] 3) Si la décision ultime appartient au peuple souverain d’Israël, la solidarité des Juifs de la diaspora leur impose d’œuvrer pour que cette décision soit la bonne. L’alignement systématique sur la politique du gouvernement israélien est dangereux, car il va à l’encontre des intérêts véritables de l’État d’Israël.» L’alignement quasi obscène de Sansal et de Cyrulnik sur la politique du Likoud est «dangereux» pour Israël, et ce sont des Juifs qui le disent.

  • L’histoire de la diaspora juive dans le monde est tumultueuse. Face aux tiraillements et à des divergences inconciliables, les Juifs installés aux USA – le plus fort lobby pro-israélien du monde – abandonnent dans les années 1960 leurs rêves d’inspirer l’humanité par le bienfait, et s’accordent sur l’a minima d’un soutien à la sécurité d’Israël «à tout prix». Autour de ce dénominateur commun, s’enclenche une dynamique qui éloigne les meilleures volontés et réduit peu à peu les instances représentatives et à une concentration d’activistes radicaux[85]. Toute parole dissidente est accueillie par l’anathème et l’accusation d’antisémitisme. «À Brooklyn, à Dallas, à Paris, à Jérusalem, il suffit de dire "Judée et Samarie" pour frémir. Le Messie, symbole de l’espérance juive, n’est plus à venir : il vient !» déplore Martine Gozlan. Face à la passion, à la «volonté divin», que vaut la parole d’une humaniste attendrie par la douleur d’une famille palestinienne expulsée de sa maison, jetée à la rue par un commando surarmé ? Ceux qui, à l’instar de Boualem Sansal, savent entonner ces mots magiques : «Judée et Samarie». Ceux-là sont accueillis en stars et on leur propose de publier des livres quand bien même ils n’auraient rien à écrire ; de s’exprimer en tribune en dépit du fait qu’ils n’ont rien à dire ; de coprésider des rassemblements pour la paix alors qu’ils s’évertuent à proclamer être les tout derniers à y croire.

Martine Gozlan
Martine Gozlan

«Le messianisme, en ses contours imprécis, était une dynamique, le secret de l’énergie juive : dévoyé, déformé, il se transforme en dynamite, s’inquiète encore Martine Gozlan. L’arbre de vie devient un arbre de mort. Une mystique vénéneuse fond sur Israël à la vitesse de l’éclair. Elle relègue aux oubliettes de l’Histoire juive les éclaireurs d’hier, les libéraux, les universalistes, ceux pour qui le judaïsme était passage de l’esclavage à la liberté, refus radical de l’oppression pour soi comme pour les autres. Devant cette trahison, une part d’Israël a mal : "La prostitution des valeurs du judaïsme consiste à se servir d’elles comme couverture pour satisfaire des pulsions", rageait le philosophe Yeshayahou Leibowitz. Cet imprécateur magnifique, disparu en 1994, ardemment patriote et religieux, rejetait de toute son âme la colonisation. Il avait même refusé le prix Israël que voulait lui remettre Ytzhak Rabin pour l’ensemble de son œuvre. C’est qu’il ne pardonnait pas aux travaillistes d’avoir lancé la colonisation des territoires. […] "La reconstruction du Temple n’a aucun rapport avec la réalité de la religion juive ! disait-il. Tous ces fumistes qui étudient comment fabriquer les habits de grands prêtres, au lieu de consacrer leurs réflexions et leurs efforts à la place et à la condition de la femme dans notre monde, constituent un signe de la dégénérescence du judaïsme."[86]»

Le mot «prostitution» est fort et «dégénérescence» est une ruine de l’âme humaine, juive ou non. Ils commencent à devenir récurrents dans la bouche d’orateurs inquiets. «En Israël, il n’y a plus de débat d’idées… La politique s’est en quelque sorte prostituée, et en se prostituant, elle a perdu le respect des citoyens… Le danger que court la démocratie israélienne aujourd’hui est plus grave que jamais.[87]». Les mots sont durs et ils sont de l’historien Zeev Stemhell. Après de longues années de sidération face à l’intransigeance des leaders au sein de la diaspora, les initiatives pour ramener leurs coreligionnaires à plus de raison se sont multipliées. Mais – c’est le propre des nations sûres de leur force que de se passer de solidarités encombrantes –, entre les adeptes de la paix et les jusqu’au-boutistes de la trempe de Boualem Sansal, il ne peut sortir qu’un vainqueur. La sécurité d’Israël n’étant plus en jeu, le combat devient de basse politique et, entre deux bombardements, une guerre civile qui se cantonne pour l’instant à l’épée de la plume dans les plaies des proscrits. Dans ces circonstances, la raison et les arguments de la démocratie plient souvent sous les coups de boutoir des extrémistes, des fondamentalistes portant le masque qui, c’est un comble, des valeurs universelles, qui de la laïcité.

Boualem Sansal, membre de la Tente juive

En 2011, une conférence se tient pour débattre de la légitimité à critiquer Israël ; non pas comme se la pose le goy Pascal Boniface[88] dans son livre dédié à la question, mais entre Juifs militants. «D’un côté, Jeremy Ben-Ami, le fondateur aux États-Unis de "J Street" ("la rue juive"), le lobby juif récent qui se veut tout à la fois "pro-israélien", "pro-paix", et "pro-deux-États". J Street a été conçu comme l’alternative au puissant lobby conservateur AIPAC dont les valeurs sont proches de celles du Likoud. […]

De l’autre côté, l’organisation porte-parole des communautés implantées en "Judée et Samarie" […]. Yesha chapeaute tous ceux qui vivent de l’autre côté de la ligne verte […]. La Conférence du président se targue d’évoquer les sujets qui fâchent, tout au moins au niveau théorique. On pouvait donc s’attendre à ce qu’il y ait un vrai débat politique pour ou contre la politique du gouvernement à l’égard des Palestiniens. Il n’en fut rien […]. Le fondateur de J. Street évoqua l’iceberg contre lequel se dirigeait le Titanic israélien avec sa politique palestinienne, en réitérant le besoin vital d’Israël de créer deux États le plus rapidement possible. […] Ses mots tombèrent dans le vide. Le génie du représentant des habitants de "Judée et Samarie" fut de ne jamais répondre à cette problématique mais de se lancer dans une vaste et belle évocation de la tente juive. Une tente qui, souligna-t-il, pouvait accueillir même ceux qui critiquaient la politique du pays, s’ils possédaient cet "amour d’Israël" qui est le fondement même du peuple juif.

Sans cet amour d’Israël, point de salut. Il allait de soi, aux yeux du porte-parole de "Judée et de Samarie", que le juge Goldstone, qui avait dirigé l’enquête internationale sur l’opération "Plomb durci" de l’armée israélienne à Gaza, s’était de lui-même exclu de la tente, car son rapport avait aidé le Hamas. Le fondateur de J Street, en revanche, aux dires de M. Dayan, avait eu droit de cité dans la tente à ses débuts. Mais il était tombé en disgrâce quand il avait essayé de convaincre les membres du Congrès américain de ne pas suivre automatiquement les consignes du lobby AIPAC et de soutenir le projet de paix de la communauté internationale. […] Et c’est ainsi que Dayan, un juif d’origines argentines […], s’arrogeait le droit d’exclure Ben-Ami de la tente juive. […] Dorloté par la métaphore de la tente, le public composé d’Israéliens et de leaders juif venus de la diaspora se déchaîna contre Jeremy Ben-Ami avec la subtilité d’une foule dans un cirque romain. […] Soudain, la tente juive, au pedigree millénaire, avait pris les allures d’un club politique privé avec ses propres conditions d’admission. On ne pouvait plus dissocier "la Judée et la Samarie" de l’Israël historique sans tomber dans le piège attrape-tout de la haine contre Israël. […] Pendant l’été, trois événements complétèrent ce débat autour de la tente. Jeremy Ben-Ami publia un livre intitulé A New Voice of Israël […] pour plaider la cause de J Street et la nécessité de créer deux États. La réaction des juifs opposés à J Street […] fut violente. J Street et son créateur furent accusés d’être des menteurs et des traîtres à la cause israélienne.[89]»

Si le juge Goldstone et Jeremy Ben-Ami sont non grata au sein de la tente juive, l’on peut dire que Boualem Sansal présente de nombreux atouts qui le qualifient à en être un membre indiscutable : «Je ne le crois pas, l’État juif ne pouvait être créé qu’en Palestine, en Judée et en Samarie : là sont les racines de son âme.» Il n’est pas impossible que l’on soit rentrés dans une ère étrange où la quadrature du cercle s’est doublée d’un cercle vicieux. C’est une gageure et pourtant les Arabes y sont tenus : ils doivent impérativement tendre la main à des Juifs, en Israël et au sein de la diaspora juive, pour favoriser l’émergence de forces contre lesquelles ils pourront ensuite se mesurer pour construire une paix viable. Encore faut-il que ces Juifs de bonne volonté, comme David Grossman, cessent de s’appuyer sur des bouées lestées de plomb de la trempe de Boualem Sansal… Boualem Sansal pour qui il n’y a d’Israël qu’Israël, avec la Judée et la Samarie comme ses prophètes, et Jérusalem comme capitale «propre», «bien pavée», avec des «arbres bien coiffés».

  • Bien des ouvrages ont été écrits sur le rêve brisé des accords d’Oslo. La plupart par des juifs que l’on ne peut taxer de nourrir quelque haine envers leurs coreligionnaires. Ils attestent clairement que Yasser Arafat a été baladé de bout en bout, dans une stratégie qui ne s’infirme pas depuis 1967 : forcer les Palestiniens dans un retranchement, pour définir un état des lieux considéré comme définitif sur les conquêtes israéliennes, laissant la partie palestinienne désarmée, dans une zone abandonnée à la convoitise des colons ; lesquels élargissent poche par poche le territoire que les Juifs orthodoxes et la droite considèrent comme leur, parce que Dieu en a voulu ainsi.

L’on pourrait cyniquement dire que les Juifs ont raison de vouloir souscrire aux injonctions divines qui leur dictent d’étendre leur espace vital, récupérer la Cisjordanie, le plateau du Golan, leur terre promise, sainte. Ils ont les moyens et la force, les complicités internationales, des supplétifs tels que Boualem Sansal à la pelle, et les outils de propagande pour parvenir à leurs fins. Mais que l’on n’aille pas faire croire qu’en agissant ainsi ils sont dans le camp de la paix, que c’est pour la sécurité d’Israël qu’ils militent. Les Palestiniens sont-ils exempts de reproches ? Comme tous les Arabes, ils doivent découvrir les vertus de la destinée individuelle, et toutes les libertés qu’elle autorise ; des libertés qui doivent faire force de loi ; en matière de religion, de politique, de culture, de mœurs et de goûts. L’Islam a hérité de bien des pans des Livres qui l’ont précédé ; il aurait gagné à faire la part belle à l’altérité que ceux-ci professaient. Mais les peuples arabes n’ont jamais été en position de réfléchir ensemble ; ils ont commencé à subir le joug de la tyrannie exacerbée, de la part de leurs propres leaders et de leurs ennemis étrangers, à l’époque même où les autres continents ont commencé à se libérer de leurs chaînes. Lorsqu’on a l’ascendant, les négociations sont nettement plus aisées.

Au-delà de cela, les erreurs des Palestiniens, Arafat en tête, sont nombreuses et l’une d’elles a été, au bord du précipice, d’accepter la perche que lui a tendue Saddam Hussein après avoir fondé l’espoir sur le soutien de l’Arabie saoudite, de l’Égypte de Hosni Moubarak qui conspirait dans son dos. La donne est l’une des plus complexes au monde, tant il y a d’acteurs aux intérêts divergents, d’ennemis, de faux amis, de fourbes, de traîtres, à la table des négociations. Mais s’il faut relever une interprétation, une seule, qui tient de l’absurde, elle prendrait cette forme-ci : «Yasser Arafat a dit non» à la paix. Et c’est celle que nous proposent Boualem Sansal et Boris Cyrulnik. La connaissance demande patience et longueur de temps ; une éthique irréprochable. La désinformation se suffit quant à elle d’un slogan, qui se passe de justification.

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Mais suivons le diable jusqu’à sa porte ! Quelles seraient au juste les limites de la «Terre promise» ? Prudent, ou peut-être un brin machiavélique, Dieu ne l’a pas précisé. Il laisse donc à ses élus expansionnistes le soin de repousser ses frontières. Elles n’ont rien à voir avec le désir des Juifs ordinaires qui aspirent à vivre en paix et dans la tranquillité, à dormir du sommeil du juste ; elles sont tout aussi éloignées des projets initiaux des Pères fondateurs d’Israël, qui désiraient une terre d’accueil pour les leurs et non une feuille de nénuphar pour les projets impérialistes de quelques faucons de l’administration US, du Pentagone et de la CIA : Richard Perle, Armitage, Libby, et leur projet «Clean Break» qui est aussi éloigné de la théorie du complot que la Syrie et l’Irak de la souveraineté pour leurs peuples.

Mais l’on peut, sans trop forcer, parvenir à la conclusion que, de l’Égypte d’où le pharaon les a chassés jusqu’aux confins de la Babylone ancienne, soit peu ou prou la Jordanie, l’Irak et la Syrie, sans compter la corne de l’Afrique et son Éthiopie, remontant jusqu’au Maghreb et ses peuplades juives qui repoussèrent jadis les invasions arabes, tout cet immense territoire est la propriété légitime promise à «l’âme» juive. Comment contester aux Juifs d’Algérie le droit divin de revendiquer les terres et les biens que certains d’entre eux possédaient avant les foutouhates islamiques ? Il y a là motif objectif à étendre la « terre promise » jusqu’aux confins des îles Canaries. Voilà les raisons, éloignées de la raison, qui rendent impossible la paix. Impossible parce que le but est la guerre et que ceux qui ont les pouvoirs et les moyens seraient promis à de déplorables fatalités si la paix revenait. Et pour masquer cette réalité, des hommes comme Boualem Sansal, Kamel Daoud, Yasmina Khadra, Mohammed Sifaoui, etc., sont rémunérés, promus, édités, interviewés, célébrés, pour dire noir quand la réalité est blanche et blanc quand les évidences montrent noir. Sansal n’est pas le chaperon blanc de la paix, c’est le chevalier noir de l’apocalypse.

  • Plutôt que de militer pour des législations sur les mensonges prononcés par des anonymes sur un insaisissable Internet, on devrait se pencher sur ceux écrits et signés par des écrivains de «l’establishment» tels que Sansal et Cyrulnik et qui énoncent d’immenses bobards ; non pas pour les interdire dans un monde de marché libre, mais pour y apposer, comme sur des paquets de cigarettes, la mention salvatrice : «Nuit gravement à la santé» mentale des lecteurs.

 

Grande cause, petite conclusion

Tura mi tefhemđ żrit, iγis-is d keččini
Toi qui te proclames savant, observe bien ! La fêlure, c’est toi.
Aït-Menguellat

Réfuter, continuer à réfuter, encore et encore ; ce peut être usant et vain quand une armée de faussaires est mise dans des conditions idéales, missionnée pour fausser, désinformer, mentir, miner la connaissance, troubler le sens. La vérité a mauvaise presse ; elle relève, disent certains éditorialistes, de «la tyrannie de la transparence». Une légende kabyle raconte comment un homme bon, pêcheur de son métier, s’est vu offrir par un génie sorti du néant de satisfaire pour lui un souhait, quel qu’il soit. Les besoins d’un Kabyle étaient sommaires et ses ambitions raisonnables ; si bien qu’au lieu de réclamer une montagne d’or qui lui aurait permis de pourvoir à tous ses besoins, il réclama une denrée prosaïquement utile.

C’était l’époque des caravanes montant du désert, traversant des espaces hostiles pour rapporter une matière essentielle : le sel indispensable à la conservation des denrées alimentaires, parmi lesquelles le poisson dont il avait fait métier. Une machine à fabriquer du sel, sur place, voilà qui ferait le bonheur de notre homme ; il n’aurait plus à se ruiner pour en acquérir et pourrait même gagner davantage en vendant ses excédents autour de lui. Ce qui fut demandé fut fait. Dès que la machine se mit en marche, un fil ininterrompu de sel d’une pureté éclatante commença à se déverser sur le sol, formant un tas de cette précieuse marchandise. Puis l’homme fit un autre tas, puis un autre encore et, bientôt, tout autour de lui, il y avait assez de sel pour des années de ses propres besoins ; il laissa couler le bien en se disant que ce don des éléments allait lui assurer une immense richesse. La journée tirait à sa fin. Il ne lui restait plus qu’à tout arrêter. Il s’avisa soudain qu’il ignorait comment le génie lui avait montré comment mettre l’engin en marche ; il n’avait pas songé à lui demander de lui apprendre à l’éteindre. Imperturbablement, le sel se déversait, menaçant de submerger tout l’espace. Que faire ? La montagne de sel commençait à déborder hors de sa propriété. Pris de panique, il sortit sa chaloupe, embarqua la machine, se rendit en haute mer, et la jeta dans les flots. Depuis ce temps, celle-ci continue de produire du sel ; c’est cela qui aurait rendu impropre à la consommation l’eau jadis potable des océans.

  • C’est un peu cela, les élites négatives, faussaires, toxiques ; elles déversent du mensonge, encore et encore, irréparablement, comme sous l’empire d’un génie inaccessible ; et nul n’est en mesure de mettre fin à leur horrible besogne. L’océan de la connaissance collective est aujourd’hui saturé du sel fétide d’une mécanique infernale. L’eau est une denrée indispensable à la vie et l’information est l’élément fondamental de la civilisation. On sait que la machine à produire du sel est une légende ; les médias sont quant à eux vraiment d’inlassables boites à débiter le mensonge. Il reste encore des sources d’eau pour épancher la soif de l’humanité ; les glaciers qui les alimentent sont en passe de disparaître et les nappes souterraines sont attaquées à l’acide par des machines démoniaques de fracturation. Les technologies offrent des moyens de dessaler l’eau des mers ; mais pour une goutte qui étanche la soif, il y a de vastes marées saumâtres, empoisonnées, par la main d’hommes mus par une autre mécanique infernale : «le marché libre». Quant à la connaissance… Pour maintenir la viabilité de la société, de la civilisation, il faut aller puiser aux glaciers de plus en plus rares de l’information ; et inventer des machines Ce n'est là un travail d'intellectuelAlbert Camus, Albert Londres… La morale, la décence élémentaire, un soupçon d’éthique interdiraient à Sansal de se revendiquer de ces grands hommes. Après avoir suivi le Juif errant dans les abysses de l’humanité, le voyant traqué, assoiffé, affamé, torturé, humilié, assassiné, Albert Londres l’a accompagné de l’autre côté du miroir. Il a vu quand celui-ci est arrivé. Il l’a vu basculer du statut de proscrit à celui de futur persécuteur. Il l’a accompagné en Palestine et il a assisté à toutes les duplicités, à toutes les manipulations, toutes les trahisons qui firent passer le sionisme de chimère à la réalité. Revenu à Paris, il apprend que les massacres ont commencé en Palestine. Il abandonne tout et repart.

Comment résumer le passage de presque rien à presque tout pour un peuple ? Tout ce qu’on dit est un parti-pris, tout ce qu’on omet est suspect. Tout raccourci devient manipulation. Il faudrait lire toute la documentation de l’époque pour embrasser la situation. Il y a d’un côté le peuple juif avec lequel ses élites prennent fait et cause, ses milliardaires apportent les fonds, les diplomates les appuis, les militaires le savoir-faire de guerre et les politiques les stratégies. De l’autre, les paysans arabes qu’abandonnent les leurs. Entre les deux, «cent quarante soldats de sa Majesté» ; les milliards du Baron de Rothschild ; et un véreux Lord Balfour qui enflamme pour cent ans une région par une simple déclaration. D’un côté Le Juif errant arrivé ; de l’autre l’errance des Palestiniens a commencé.

Ce sont les siècles les plus ténébreux qui ont donné naissance aux grands hommes ; et c’est dans ces conditions affreuses que des éditeurs ont honoré leur métier en les publiant. Nous vivons dans un monde terrible ; et le pire n’est pas là où on l’imagine. Le pire dans une société qui doit échapper à un destin funeste, vient de ceux qui sont sur des tribunes usurpées, haranguant les foules pour les orienter vers le désordre du sens.

Et Camus, Londres, avaient cette aura pour sortir leurs congénères de l’obscurité. Seraient-ils de ce monde ? Albert Londres ne se lasserait de remettre le métier à l’ouvrage ; Albert Camus ne cesserait de remonter le Rocher de l’information ; car la cause est plus noble que jamais ; une cause indispensable : une cause pour les Méditerranéens. La cause primordiale, celle qui subsume toutes les autres : démasquer les imposteurs, les affreux imposteurs, qu’ils usent d’armes automatiques ou d’épées trempées dans la plaie des victimes ; mettre à nu leurs trahisons ; une cause pour les damnés aussi, afin de leur faire comprendre que l’heure est venue de se hausser à la mesure du défi, pour se débarrasser des tyrans qui leur barrent le chemin vers leurs richesses ; qui leur barrent le chemin vers la connaissance. Offrir prédominance à la connaissance ; car c’est elle qui élève et qui découvre les chemins de l’amitié, de la tolérance, de l’émancipation, tout en laissant la place à la piété individuelle ; la connaissance pour faire de ce bassin méditerranéen un havre de paix naturelle, quand Sansal et Cyrulnik entraînent tout le monde dans les pistes empoisonnées d’une paix impossible.

«Celui qui voudrait se nourrir de la guerre devra être rentable en retour», disait Bertolt Brecht. 15 euros les 45 pages, dont les plus vraies ont ét.é puisées sur Wikipédia, confortablememt assis ans un salon un Miidi de France ... 15 euros, c'est faire payer cher la foutaise

  • Monsieur SansalCyrulnik, la connaissance n’est pas une marchandise. On n’en fait pas commerce. La connaissance est un bien universel. Comme l’air et l’eau, elle doit être offerte. Pourtant, elle n’est pas donnée. Reporter de guerre est un métier à haut risque, enquêter sur les crimes des puissants se paie souvent de plusieurs balles dans la tête. Et ceux qui s’y résolvent ne sont pas suicidaires ; ils ne le font pas pour s’enrichir ; ils le font par devoir, par nécessité. C’est un engagement d’hommes et de femmes dévoués, au service de leurs semblables, des démunis ; pour contribuer à mettre fin à leur calvaire ; au service de tous les autres aussi, pour que nul n’ait à se promener à travers son existence en aveugle. Jeter une lumière crue sur la réalité, telle est la mission d’un journaliste. À cette aune, les faussaires sont des criminels contre l’humanité.

La connaissance est un bien universel. Comme l’air et l’eau, elle doit être offerte. Pourtant, elle n’est pas donnée. Reporter de guerre est un métier à haut risque, enquêter sur les crimes des puissants se paie souvent de plusieurs balles dans la tête.

Anthony Feinstein est un psychiatre. . Il a enseigné à l’université de Toronto, et dirigé un hôpital psychiatrique à Londres. Son travail l’a conduit à s’intéresser aux Reporters de guerre. Ils risquent leur vie pour l’Information. Nous avons vu que Sansal et Cyrulnik jouent la vie des autres, par la désinformation. Pour Janine Di Giovanni, il est absolument nécessaire d’avoir vu de ses propres yeux ce dont elle parle dans ses papiers. "Qu’est-ce que c’est que ce bazar sur la ligne de front ? Qu’est-ce qui s’est passé dans cette bataille ? Je sens que l’on ne peut rien écrire si on n’a pas vu. On ne peut tout simplement pas en parler. Je pense que c’est fondamentalement malhonnête de recueillir l’information auprès des autres journalistes et d’écrire sur cette base. […] Tout un tas de journaliste ont couvert la Tchétchénie à partir de Moscou. Le lecteur lambda qui vit à Londres ne le sait pas et il pourrait penser que les journalistes ont été plongés dans cette guerre. Mais ils n’y étaient pas. Ils étaient confortablement assis dans leurs fauteuils dans un hôtel confortable."» Quel degré de malhonnêteté peut-on atteindre si en plus on prend fait et cause pour celui qui bombarde ? En se donnant pour seule peine de son travail fétide un regard superficiel sur une fiche Wikipédia.

«Maggie O’Kane, du Guardian, a évoqué la même idée lorsqu’elle m’a expliqué que si les journalistes de guerre voulaient écrire sur la guerre ou sur les victimes, ils ne pouvaient pas leur tourner le dos dès que le danger se faisait trop pressant. : "C’est comme ça que j’ai vu ma mission à Bagdad dans les années 90, alors que la coalition s’apprêtait à bombarder la ville. Quinze d’entre nous ont décidé de rester sur place. Moi, je suis restée parce qu’un collègue m’a dit : ‘il y a vraiment peu d’occasions de se rendre un peu utile, et là, c’en est une’ […]. La même chose est arrivée en Bosnie, cette sensation que nous, la presse, devions y être. Nous avions à stopper cette folie. C’est pourquoi je fais ce travail. […]’".»

Stopper la folie, Monsieur Sansal, Monsieur Cyrulnik ; non contribuer à l’engendrer par la désinformation ; à raison d’1 euro les trois pages, soit une fois et demie le coût d’une photocopie.

Informer n’est pas une rente, mais un métier. «C’est risqué parce qu’il faut que le boulot soit fait» dit tranquillement James Nachtwey. «À travers vos photos. Voilà. Vous devez vous inscrire dans le même espace qu’eux, et, quand vous y êtes, vous courrez les mêmes risques qu’eux. Donc vous partagez ça avec ceux que vous photographiez. Mais ce n’est jamais par goût du risque.[90]»

Eux, ce sont les damnés de la terre, pas les lobbys les plus influents, les plus riches, les plus puissants ! Chris Hedges est revenu vivant mais anéanti des théâtres de guerre qu’il a couverts. Quand ils franchissent le pas de la grandeur, les lanceurs d’alerte ne présentent pas la facture aux bénéficiaires de leur courage ; ils savent d’emblée qu’ils s’apprêtent à tout perdre : leur travail, leur salaire, leur carrière, leur quiétude, parfois leur vie. Les États-Unis se sont honorés en créant un statut protecteur pour eux ; en France, ils sont livrés à une précarité qu’aucun être vivant ne devrait avoir à subir[91].

Jérusalem, vers 191
Jérusalem, vers 1910, "Mur des Lamentations"

 

Viendra peut-être le jour où, comme dans l’univers orwellien qu’instaurent des hommes tels que Boualem Sansal, nous serions réduits à lire clandestinement. Inconcevable dites-vous, dans le monde occidental tout au moins ? On aurait tort de penser que l’Holocauste est affaire du passé et que le Maccarthysme a vécu. Parfois, le passé ressurgit sans crier gare : comme «quand le FBI, par exemple, a rendu visite à un employé de la librairie d’Atlanta après qu’il ait été vu en train de lire un article intitulé "Armes de stupidité massive" et dénonçant la guerre en Irak, les motifs de son intervention semblaient bénins : un citoyen inquiet ou zélé avait remarqué les mots "armes" et "massive" et cru bon d’alerter le FBI pour activité suspecte ; les agents de base, déconsidérés depuis que le FBI a été accusé, par ses négligences, d’avoir contribué au 11 septembre, ont préféré prendre au sérieux l’information ; Marc Schultz s’est soudain trouvé contraint d’expliquer aux deux hommes du FBI pour quelles raisons il avait de telles lectures et de les laisser fouiller sa voiture, tout en se demandant comment il ferait à l’avenir pour échapper à une telle surveillance.[92]»

Toutes ces femmes, tous ces hommes qui sont la face noble du journalisme, qui auraient des choses à instruire à Boualem Sansal, pourraient fort bien devenir des lectures dangereuses.

Boualem Sansal, qui a eu au moins trente ans pour couvrir un théâtre de guerre, non sur un sol étranger, mais sur celui de son peuple martyrisé. Qu’a-t-il fait quand sévissaient manipulations policières, chefs religieux plus ou moins affiliés aux services de renseignement, hommes politiques corrompus jusqu’à la moelle, militaires remontés aux psychotropes, tout ce monde allié à des intérêts étrangers qui lorgnaient sur l’un des sous-sols les plus riches du monde ? À quoi s’occupait-il pendant ce temps ? Quand l’imbécilité est magnifique, elle baisse la garde. Elle fait étalage de sa propre bassesse… Il restait une qualité que nous n’avions pas explorée entièrement chez Boualem Sansal. «Quand j’ai pris la plume, disait-il, c’est tout naturellement que j’y suis allé, comme [camus] l’avait fait en son temps, la tremper dans la plaie, et à ce moment l’Algérie étaient une immense plaie. Je ne suis pas allé loin, j’ai ouvert ma fenêtre, le sang coulait sous nos pieds à gros bouillons et l’air était tout entier à la folie».

Qui, mieux qu’Albert Londres, peut lui donner la réplique cinglante qu’il mérite ? Mort, dites-vous, Albert Londres ! C’est cela qui distingue le géant du brimborion. Les grands hommes ne meurent jamais. Et si Albert Londres devait se trouver dans l’assistance que toise Sansal du haut des tribunes méprisantes ouvertes à lui, il lui dirait ceci : «L’insolence n’est pas toujours une mauvaise chose, encore faut-il qu’elle s’adresse aux grands ! […] Quand on a si longtemps inspiré la pitié, il est tentant de vouloir inspirer le respect. Mais à l’heure où on fait peau neuve, mon ami, on ne se met pas au balcon, autrement on attrape des maladies ![93]»

Lounis Aggoun



[1] Monika Borgmann, Une mort à la lettre, éditions L’Harmattan, 2013.

[2] Jean de la Guérivière, Les Fous d’Afrique. Histoire d’une passion française, éditions du Seuil, 2001.

[3] Béatrice Patrie, Emmanuel Espaňol, Méditerranée. Adresse au président de la République Nicolas Sarkozy, éditions Sindbad Actes Sud, 2008.

[4] Philippe Delmas, Le Bel avenir de la guerre, éditions Gallimard, 1995, p. 9.

[5] Voir le documentaire d’Eric Schlosser, « 1980, Accident nucléaire en Arkansas », diffusé sur Arte le 21 juillet 2010.

[6] Philippe Delmas, Le Bel avenir de la guerre, éditions Gallimard, 1995, pp. 179-180.

[7] Philippe Delmas, Le Bel avenir de la guerre, éditions Gallimard, 1995, pp. 180-181.

[8] Boualem Sansal Le Serment des Barbares, éditions Gallimard, 1999.

[9] Emmanuel Faux, Le nouvel Israël, édition du Seuil, 2008, p. 208.

[10] L’ouvrage de l’ex-agent du DRS, Abdelkader Tigha, retrace bien les périls mortels qui guettent ceux parmi ses agents qui sont simplement suspects de ne pas être engagés à fond dans la mécanique de mort. Contre-espionnage algérien : Notre guerre contre les islamistes, éditions Nouveau monde, 2008.

[11] Lire à cet égard le prophétique ouvrage de Jean-François Revel La Connaissance inutile, éditions Grasset, 1988.

[12] Patrick Lamarque, Le Désordre du sens. Alerte sur les médias, les entreprises, la vie publique, éditions ESF, p. 31, 1993.

[13] Voir Pascal Boniface, Les Intellectuels faussaires, éditions Jean-Claude Gawsewich, lire aussi le livre collectif Les éditocrates, aux éditions La Découverte, etc.

[14] Boris Cyrulnik, Boualem Sansal, L’Impossible paix en Méditerranée, édition de l’Aube, p. 52, 2017.

[15] Pierre-André Taguieff, La République menacée, éditions Textuel, p. 50, 1996.

[16] Alain Ménargues, Le Mur de Sharon, éditions Presses de la Renaissance, p. 52, 2004.

[17] Emmanuel Faux, Le Nouvel Israël. Un pays en quête de repères, éditions Seuil, pp. 215-217, 2008.

[18] Sélim Nassib, Yolande Zauberman, L’Histoire de M, éditions du Seuil, 2019, p. 94.

[19] Sélim Nassib, Yolande Zauberman, L’Histoire de M, éditions du Seuil, 2019, p. 54.

[20] Sélim Nassib, Yolande Zauberman, L’Histoire de M, éditions du Seuil, 2019, pp. 75-76.

[21] Martine Gozlan, Israël contre Israël, éditions de l’Archipel, 2012, pp. 197-198.

[22] Martine Gozlan, Israël contre Israël, éditions de l’Archipel, 2012, pp. 198.

[23] Diana Pinto, Israël a déménagé, éditions Stock, 2012, p. 59.

[24] Sélim Nassib, Yolande Zauberman, L’Histoire de M, éditions du Seuil, 2019, pp. 94-95.

[25] Lire à cet égard l’ouvrage de Jean Monneret, La Tragédie dissimulée. Oran, 5 juillet 1962, éditions Michalon, 2006.

[26] Les Juifs d’Orient face au nazisme et à la Shoah (1930-1945), Revue d’Histoire de la Shoah, n° 205, pp. pages 535-542, 2016/2.

[27] https://www.cairn.info/revue-revue-d-histoire-de-la-shoah-2016-2-page-535.htm

[28] Lire La Conférence de la Honte pour voir la façon ignoble dont les plénipotentiaires occidentaux évoquaient cette population juive ; Lire Ces Juifs dont l’Amérique ne voulait pas, pour mesurer l’antisémitisme galopant aux USA, surtout dans les hautes sphères politiques et militaires.

[29] Martine Gozlan, Israël contre Israël, éditions de l’Archipel, 2012, pp.38-39.

[30] Patrick H. Mercillon, Ismaël-Israël. 100 ans de guerre pour la Terra sainte, éditions EPA, 1979, p. 141.

[31] Patrick H. Mercillon, Ismaël-Israël. 100 ans de guerre pour la Terra sainte, éditions EPA, 1979, p. 140.

[32] Mohammed Sifaoui, Une Seule voie : l’Insoumission, éditions Plon, p. 247, 2017.

[33] Marc Hillel, Israël en danger de paix, éditions Fayard, 1968, pp. 227-228.

[34] Martine Gozlan, Israël contre Israël, éditions de l’Archipel, 2012, p. 205.

[35] Marc Hillel, dans Israël en danger de paix, 1968, p. 318.

[36] Moshe Dayan, au Magazine Look, cité par Marc Hillel, dans Israël en danger de paix, 1968.

[37] Martine Gozlan, Israël contre Israël, éditions de l’Archipel, 2012, p. 128

[38] Alain Joxe, L’Amérique mercenaire, éditions Stock, 1992.

[39] Emmanuel Todd, Après l’Empire, éditions Gallimard, 2003, p. 146-162.

[40] Michel Castex, Un mensonge gros comme le siècle, éditions Albin Michel, 1990.

[41] Scott Ritter, Les Mensonges de George W. Bush, éditions Le Serpent à plumes, 2004 ; Hans Blick, Irak. Les armes de destruction massive, éditions Fayard, 2004.

[42] David Ben Gourion Israël, années de lutte, éditions Flammarion, 1964, p. 50.

[43] Cécilia Gabizon, Johan Weisz, OPA sur les Juifs de France. Enquête sur un exode programmé 2000-2005, éditions Grasset, 2006.

[44] Emmanuel Faux, Le nouvel Israël, édition du Seuil, 2008, pp. 85-86.

[45] Erik H. Cohen Heureux comme Juifs en France – étude sociologique, éditions Elkanna et Akadem, 2007.

[46] Alain Ménargues, Le Mur de Sharon, éditions Presses de la Renaissance, 2004, 66.

[47] Emmanuel Faux, Le nouvel Israël, édition du Seuil, 2008, p. 97 ; 99.

[48] Patrick H. Mercillon, Ismaël-Israël. 100 ans de guerre pour la Terra sainte, éditions EPA, 1969, p. 417

[49] Emmanuel Faux, Le nouvel Israël, édition du Seuil, 2008, p. 89 90.

[50] Emmanuel Faux, Le nouvel Israël, édition du Seuil, 2008, p. 95.

[51] Diana Pinto, Israël a déménagé, éditions Stock, 2012, p. 99.

[52] Schlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé,éditions Fayard, 2009.

[53] Alain Ménargues, Le Mur de Sharon, éditions Presses de la Renaissance, 2004, 70-73.

[54] Schlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé,éditions Fayard, 2009, pp. 253-254.

[55] Yehuda Lancry, Le Messager meurtri. Mémoires d’un ambassadeur d’Israël, éditions Albin Michel, 2010, pp. 153-155.

[56] J. J. Goldberg, The Jewish Power, inside the American Jewish Establishment, Addison-Wesley publishing company, inc., 1997.

[57] Nancy Snow, Information War. American Propagande, Free speech and Opinion control since 9-11, Seven Stories Press, 2003.

[58] Bill Kovach, Tom Rosenstiel, Blur, How to know what’s true in the age of information overload, éditions Bloomsbury, 2010.

[59] À titre d’exemple, Censored 2009 - The top 25 stories censored of 2007-08, dirigé par Peter Philips et Andrew Roth, Seven Stories Press, 2008.

[60] Black List. Quinze grands journalistes brisent la loi du silence, ouvrage dirigé par Christina Borjesson, les Arènes 2003 ; Media Control – Huit grands journalistes américains résistent aux pressions de l’administration Bush, Les Arènes, 2006.

[61] Lire Le Pique-nique des vautours, de Greg Palast, éditions Denoël, 2013.

[62] Lire Warriors of Disinformation. How lies, Videotape, and the USIA won the Cold War, d’Alvin A. Snyder, Arcade Publishing (New York), 2012.

[63] Michael R. Beschloss et Strobe Talbott, At The Highest levels, the inside story of the end of the Cold War, éditions Little, Brown and Company, 1993, p. 114.

[64] Michael R. Beschloss et Strobe Talbott, At The Highest levels, the inside story of the end of the Cold War, éditions Little, Brown and Company, 1993, p. 117.

[65] Martine Gozlan, Israël contre Israël, éditions de l’Archipel, 2012, p. 87.

[66] Emmanuel Faux, Le nouvel Israël, édition du Seuil, 2008, p. 162.

[67] Emmanuel Faux, Le nouvel Israël, édition du Seuil, 2008, p. 155.

[68] Emmanuel Faux, Le nouvel Israël, édition du Seuil, 2008, p. 148

[69] Martine Gozlan, Israël contre Israël, éditions de l’Archipel, 2012, p. 130

[70] Emmanuel Faux, Le nouvel Israël, édition du Seuil, 2008, p. 190.

[71] Martine Gozlan, Israël contre Israël, éditions de l’Archipel, 2012, p. 81

[72] Emmanuel Faux, Le Nouvel Israël, éditions Seuil, 2008, p. 194

[73] Emmanuel Faux, Le Nouvel Israël, éditions Seuil, 2008, p. 204.

[74] XXX

[75] Michel Gurfinkiel, présenté par Vladimir Fédorovsky, Le Testament d’Ariel Sharon, éditions du Rocher, pp. 53-56, 2006.

[76] Marc Hillel, Israël en danger de paix, éditions Fayard, 1968.

[77] Alain Joxe, L’Amérique mercenaire, éditions Stock, pp. 119-120, 1992.

[78] Emmanuel Todd, Après l’Empire. Essai sur la décomposition du système américain, éditions Gallimard, 2002, p.158.

[79] Emmanuel Faux, Le Nouvel Israël, éditions Seuil, p. 238, 2008.

[80] Alain Ménargues, Le Mur de Sharon, éditions Presses de la Renaissance, 2004, p. 88.

[81] Alain Ménargues, Le Mur de Sharon, éditions Presses de la Renaissance, 2004, 88-94.

[82] Emmanuel Faux, Le Nouvel Israël, éditions Seuil, 2008, p. 235.

[83] Alain Ménargues, Le Mur de Sharon, éditions Presses de la Renaissance, 2004, p. 103.

[84] Emmanuel Faux, Le Nouvel Israël, éditions Seuil, 2008, p. 233.

[85] J. J. Goldberg, The Jewish Power, inside the American Jewish Establishment, Addison-Wesley publishing company, inc., 1997.

[86] Martine Gozlan, Israël contre Israël, éditions de l’Archipel, 2012, pp.75-76 ; 80.

[87] Emmanuel Faux, Le nouvel Israël, édition du Seuil, 2008, p. 209.

[88] Pascal Boniface, Est-il permis de critiquer Israël ?, éditions Robert Laffont, 2003.

[89] Diana Pinto, Israël a déménagé, éditions Stock, 2012, pp. 151-158.

[90] Anthony Feinstein, Reporter de guerre. Ils risquent leur vie pour l’information, éditions Altipresse, 2013, pp. 87-88.

[91] Florence Hartmann, Lanceurs d’Alerte. Les mauvaises consciences de nos démocraties, éditions Don Quichotte, 2014 ; François Bringer, Ils avaient donné l’alerte. Whistle-blowers, ces agents qu’on a fait taire, éditions du Toucan, 2011.

[92] Corey Robin, La Peur, Histoire d’une idée politique, éditons Armand Colin, 2004, p. 225.

[93] Albert Londres, Le Juif errant est arrivé, éditions Albin Michel, 1929, p. 282.

 

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26 septembre 2020

un héros du 5 juillet 1962 à Oran : Ramdane BECHOUCHE, par Jean Monneret

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un officier de la Force locale et ses soldats, 1962

 

 

un héros du 5 juillet 1962 à Oran :

Ramdane BECHOUCHE

par Jean Monneret

 

Fait inhabituel, j’ai connu Ramdane Bechouche par les archives militaires. Un colonel y signalait l’action positive d’un jeune lieutenant, dans les rues d’Oran en ce funeste 5 juillet 1962. (Dossier 1H 3206 consultable à Vincennes).

À différentes reprises, j’eus l’occasion de citer ce miltaire dans des livres ou des articles. Je citais aussi naturellement son ami, Rabah Khellif qui sauva héroïquement de nombreux pieds-noirs à l’ancienne Préfecture. Or, je constatais que ce dernier était connu de tous, ce qui n’était pas le cas de Ramdane Bechouche. Lequel avait pourtant, lui aussi, sauvé nombre de nos compatriotes. Je rappelais donc ses mérites en toute occasion.

J’eus il y a quelques années une surprise de taille. Un appel téléphonique tout simple me parvint un beau matin : «Je suis Ramdane Bechouche» entendis-je au bout du fil. Depuis, mon interlocuteur et moi sommes devenus d’excellents amis. Il m’a raconté en détail sa journée du 5 juillet 1962 à Oran.

Maître Ramdane Bechouche, aujourd’hui retraité, fut avocat à Paris durant de nombreuses années. En juillet 1962, il vivait une autre vie. Officier dans l’armée française, il fut versé dans une unité de la Force Locale, la 502e UFO (unité de la Force de l'Ordre locale, appelée communément Force localel. On l’envoya à Oran. Il y fut accueilli et installé avec ses hommes au Groupe Scolaire de Médioni par Rabah Khellif lui-même. (Lequel appartenait à la 430e UFO).

Le 5 juillet au matin, Ramdane Bechouche se trouvait avec plusieurs sections de sa compagnie à l’entrecroisement de la rue de Tlemçen et du boulevard de Mascara.

arrêter des voitures pour en libérer des Européens

À maintes reprises, il dut arrêter des voitures pour en libérer des Européens que leurs ravisseurs, souvent des ATO (auxilaires temporaires occasionnels), conduisaient en Ville Nouvelle où un sort peu amène les attendait. Le lieutenant abrita les Européens libérés dans des couloirs d’immeubles et sous des portes-cochères.

Toutefois, en début d’après-midi, un événement l’inquiéta. Une foule de Musulmans surexcités et armés de couteaux et de machettes se dirigeait droit sur lui et ses hommes. Leur intention était de prendre le Boulevard Joffre afin de gagner le Centre-Ville. Un second massacre eût alors succédé à celui du matin.

Ramdane Bechouche se demandait si sa troupe suffirait à contenir le flot qui avançait. Une main se posa alors sur son épaule : des gens du FLN, porteurs de treillis usagés et équipés de fusils et de mitraillettes se placèrent spontanément à ses côtés. Il leur procura un haut-parleur et les invita à se rapprocher de la foule menaçante pour les inciter à retourner en Ville Nouvelle. Faute de quoi, le lieutenant Bechouche n’avait pas caché qu’il ferait ouvrir le feu. La détermination de la Force Locale comme celle des gens qui l’assistaient dissuadèrent les manifestants d’avancer. Ils finirent par rebrousser chemin, ce qui évita très certainement une nouvelle tuerie.

Les pieds-noirs libérés furent protégés jusqu’au bout. Le courage et l’énergie de Ramdane Bechouche avaient permis d’éviter le pire. Rabah Khellif autre héros du 5 juillet n’est plus de ce monde mais Maître Bechouche est toujours parmi nous et il mérite, ô combien, notre reconnaissance.

Jean Monneret

 

Oran, rue de Tlemcen
Oran, la rue de Tlemcen

 

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30 janvier 2021

critique du Rapport Stora, par Jean Monneret

Benjamin Stora, photo

 

critique du Rapport Stora

par Jean MONNERET

 

Préliminaires

Avant d’analyser le rapport de Benjamin Stora et les curieuses préconisations qu’il contient, je voudrais me livrer à de brèves considérations préliminaires. Comme l’a écrit Ernest Renan : «Une nation est une âme, un principe spirituel». Cette phrase ne relève pas de la métaphysique mais de la Science Politique, au sens le plus fort du terme.

Son auteur, dont l’oeuvre peut certes être diversement appréciée, a ainsi magistralement défini le fait national. Cette phrase, il l’a complétée par deux autres qui la précisent : «Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis».

Cette définition de Renan est indépassable ; elle représente un sommet en matière d’analyse politique. La France, qui pourrait s’honorer d’avoir produit un tel historien, semble avoir renoncé à s’en inspirer aujourd’hui.

Renan, couv

 

un désir de vivre ensemble de moins en moins évident

Au début des années 1980, nous vîmes s’opérer le recours à une immigration massive provenant, mais pas exclusivement, du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne. Elle continue à ce jour et à un rythme soutenu. La natalité des Français autochtones étant plutôt faible, une certaine bigarrure culturelle en résulte. Ce phénomène est amplifié du fait que nombre de nouveaux venus, contrairement au passé, sont de culture musulmane.

Dès lors, «la possession en commun d’un riche legs de souvenirs» n’est plus une donnée factuelle immédiate. Si l’on ajoute que l’école française est en crise, que l’assimilation des immigrés n’est plus tenue pour nécessaire, que l’institution familiale elle-même évolue à grande vitesse, chacun comprendra que la nation française actuelle est de plus en plus diverse et de moins en moins unie. Comment s’étonner dans ces conditions si le désir de vivre ensemble exalté par Renan est de moins en moins évident voire, en certaines zones, inexistant.

Ce fut le travail des Présidents de la République successifs, depuis 40 ans, d’affronter cette situation délicate, voire dangereuse. Ils l’ont fait sans brio, sans imagination en multipliant généralement les mesurettes. Le problème de M. Macron, aujourd’hui, est d’être à la tête d’une société, divisée, hétérogène et même, à lire certains, atomisée.

On ne comprendra pas le rapport de Benjamin Stora et la considération d’Emmanuel Macron pour ce personnage sans se référer à ce contexte très trouble. Une phrase, glanée au hasard, me parait résumer la démarche du Président : «apaiser le passé pour restaurer l’unité nationale.»

Une telle démarche est parfois nécessaire. Rappelons-nous Henri IV et la difficile sortie des guerres de religion. Pour y parvenir, il fallut de grands hommes pour de grands maux. En ces circonstances, il faut des gens connaissant l’art des compromis et ayant le goût de rapprocher les êtres.

En revanche, il faut éviter de jeter du sel sur les plaies. C’est ce que fait le rapport Stora.

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dans le centre d’Alger, le 12 août 2020. RYAD KRAMDI / AFP

 

des victimes toujours négligées.

Après avoir lu ce qui précède, certains me diront : «Hola ! Arrêtez. Vous faites erreur, le rapport Stora ne concerne pas l’immigration, ni la nation française. Il concerne les rapports franco-algériens avec comme but de réconcilier les mémoires opposées de la Guerre d’Algérie.»

Or, précisément, il n’est pas nécessaire de réfléchir longtemps pour comprendre que le Président voudrait, - ce qui explique la mission confiée à Stora -, que les rapports d’une France et d’une Algérie réconciliées servent de modèle pour toute la politique de l’immigration.

Dans son esprit, si la France et l’Algérie, pays musulman, se rapprochent, toute la société française en sera apaisée. Le fait colonial appartiendra au passé comme les traumatismes de la décolonisation et les crispations actuelles. Le passage des générations, l’œuvre du temps effaceront les conflits et les rancoeurs d’hier comme d’aujourd’hui.

Certes, tout le monde peut rêver. Aux esprits simples, tout parait simple. Or, réconcilier les mémoires conflictuelles de la Guerre d’Algérie est tout, sauf aisé.

Une des conditions pour réussir ce type d’opération, à supposer que ce soit possible, est de bien prendre en compte toutes les sensibilités, tous les vécus, toutes les souffrances. Les 60 dernières années montrent qu’en ce domaine, beaucoup, vraiment beaucoup, reste à faire. En effet, pour nombre de ceux qui s’expriment, débattent, écrivent, «colloquent» sur ce sujet, il n’existe qu’une seule catégorie de victimes : celles causées par l’activité de la Police et de l’Armée françaises.

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Oran, 5 juillet 1962


Les harkis, les pieds-noirs enlevés et portés disparus, les massacrés du 20 août 1955 et du 5 juillet 1962, n’entrent pas dans la même catégorie. Ceux qui les ignorent délibérément, qui minimisent leur nombre, les souffrances et le désarroi de leurs familles, ne sont pas rares. C’est peu dire ; ils sont légion.

Pour toutes ces victimes si peu ou si mal considérées, la mission confiée à Stora est une blessure supplémentaire. Celui-ci, par ses écrits, ses interviews, ses prises de position diverses, n’a jamais fait preuve d’une grande sensibilité pour elles. De plus, en maintes circonstances, il a affiché des penchants peu compatibles avec sa qualité hautement revendiquée d’historien.

Il n’a pas craint d’affirmer son désaccord avec Camus concernant le terrorisme ; allant jusqu’à affirmer que «pour les Algériens musulmans, il n’y avait pas d’autre issue»  (que la violence anticoloniale). Philosophie Magazine n° 06296. Hors-Série.

Lorsqu’au prix d’efforts considérables, des historiens et des chercheurs ont réussi à faire sortir de l’oubli les massacres de pieds-noirs du 5 juillet 1962 à Oran, il s’est empressé de dire qu’il ne fallait pas «instrumentaliser» cette journée.

Lorsque le film antihistorique de Bouchareb Hors-La-Loi est sorti, il en a parlé favorablement à la télévision.

Dans Les mots de la Guerre d’Algérie. Presses Universitaires du Mirail, 2005, il a affirmé, sous l’entrée Terrorisme que la pratique terroriste des Européens (allusion à un attentat commis dans la Casbah en août 1956)  avait inauguré «la période du terrorisme urbain qui sera ensuite pratiqué par le FLN, surtout pendant la Bataille d’Alger.» Ceci est historiquement faux, le FLN a lancé des attentats aveugles contre les Européens, dans la capitale algérienne, dès juin 1956.

Bien sûr, d’aucuns diront qu’il a changé, que son Rapport fait droit à certaines revendications des harkis, des pieds-noirs, de ces victimes si longtemps «oubliées». Pour nous l’impression qui se dégage de son texte et des préconisations qu’il contient est assez différente.

 

bataille d'Alger, fév 1957
bataille d'Alger, février 1957


erreurs d’analyse.

Nous analyserons plus loin diverses recommandations «apaisantes» du Rapport. L’une d’elles parait spécialement saugrenue autant que contre-productive. Pour que les préconisations de Benjamin Stora soient utiles, il faudrait qu’elles constituent un remède au mal qu’elles sont censées traiter. On nous permettra d’être sceptique, car son rapport repose sur des analyses fausses.

Évoquant les divergences mémorielles que la Guerre d’Algérie a suscitées dans la population française d’aujourd’hui, il en fait une description fort contestable. Certes, un conflit d’une telle envergure, qui a duré 8 ans marque à jamais ceux qui l’ont vécu. Mais, selon Stora, face à l’historicité guerrière des mémoires algériennes, il y aurait en France parmi les harkis, les pieds-noirs, une partie des anciens combattants et toutes les victimes de la  décolonisation une masse de «gardiens de la mémoire» surtout soucieux de montrer «qu’ils ont eu raison dans  le passé». Nous sommes là au niveau du café du commerce.


Une autre thèse de Stora, moins farfelue, est qu’il y eut en France, après l’Indépendance, un silence officiel sur la Guerre d’Algérie. Cela est relativement vrai, mais en parallèle, il n’y eut aucun silence médiatique. La télévision n’évita  point les débats sur le sujet après 1968. Et que dire du cinéma ! Dans les années 1970, de nombreux films apparurent (deux de Lakhdar Hamina, un sur La Question, un d’Yves Boisset, celui de Pontecorvo). Pour l’écrivain Yves Courrière et pour les revues historiques, le conflit algérien fut un filon dûment exploité.

Chercheurs et universitaires restèrent, il est vrai, longtemps discrets. Pour Stora, le monde commence et s’arrête aux frontières de l’Université. C’est donc tout naturellement qu’il pense qu’avant les années 1990, on ne parlait pas de l’Algérie. Grâce à lui en partie - il ne l’écrit pas mais semble le penser  -, le silence officiel cessa et l’Histoire reprit ses droits. Or, cette discipline «peut rassembler» alors que la «mémoire divise». La formule est de Pierre Nora.

Nous sommes là dans l’approximation. La recherche historique sur l’Algérie et la Guerre fut stimulée par deux facteurs : le début d’ouverture des archives militaires et la guerre civile en Algérie qui marquait la faillite sanglante du régime né de l’Indépendance. Beaucoup de gens comprirent alors que ce qui s’était passé trente ans avant était plus compliqué qu’ils ne l’imaginaient.

Le succès de Stora, à ce moment-là, vint de ce qu’il proclamait qu’il fallait passer de la Mémoire à l’Histoire. Son film réalisé avec Alfonsi, tombait à point nommé. Beaucoup, ne connaissant rien à l’Algérie, crurent qu’ils passaient des ténèbres à la lumière.

Pour Stora la nostalgie est une maladie. Il stigmatise dans son rapport : «L’Atlantide engloutie de l’Algérie Française, honte des combats qui ne furent pas tous honorables*, images d’une jeunesse perdue et d’une terre natale à laquelle on a été arraché» (p. 17).  Ailleurs encore, il évoque une littérature de la souffrance soufflant sur les braises de l’Algérie française ?

 

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la Bataille d’Alger, film antihistorique de Pontecorvo


En réalité, Stora ne comprend pas que pendant 60 ans, nombre des nôtres ont ardemment combattu non pas pour exalter l’Algérie Française mais pour faire reconnaître nos épreuves. Pour faire reconnaître que le conflit avait fait des victimes dans toutes les communautés. On parlait abondamment déjà, dès les années 1970 des victimes de Massu, de la Bataille d’Alger (film antihistorique de Pontecorvo, etc…). Mais qui connaissait en France les massacres d’El Halia d’août 1955, ceux d’Oran le 5 juillet 1962 ? Disons simplement que B. Stora ne contribua guère à éclairer l’opinion de ce chef.

Comme de l’autre côté de la Méditerrannée, les Algériens ont construit une mémoire antagoniste avec  leur guerre de «libératio », Stora est persuadé que 60 ans après la fin des combats, les relations entre les deux pays sont complexes, difficiles, tumultueuses. Ne serait pas plutôt, les relations de nos classes dirigeantes. ? Nous, «rapatriés», avons d’excellentes relations avec nos compatriotes musulmans.

Heureusement, notre spécialiste, a la solution : l’Histoire. Entre les récits fantasmés des victimes de la décolonisation et l’imaginaire guerrier des Algériens, lui,  le grand historien, va éclairer ce qui était caché et mettre à bas les mises en scène et les représentations complaisantes. Finies les mémoires parallèles et hermétiques. Finie l’empathie exigée, exclusive, à sens unique. La France, à nouveau, pourra «faire nation».

Tout cela est caricatural.

les oubliés

Une des plus grandes injustices nées de ce qui se dit ou s’écrit sur la guerre d’Algérie est l’oubli des 25 000 jeunes Français qui tombèrent dans les combats. Certes, le Quai Branly a accueilli un monument destiné à les honorer. Ceci n’est pas négligeable, mais qui pense à eux parmi ceux que concernent les questions mémorielles ?

Plus rares encore sont ceux qui se soucièrent des militaires portés disparus. C’est le mérite personnel du Général Fournier d’avoir tenu à les rechercher et à réconforter leurs familles. L’Administration, quant à elle, ignorait jusqu’à leur nombre. Le Général a consacré plusieurs années à cette tâche. Ils doivent être recherchés et leurs restes recueillis. Nous réaffirmons ici que ces morts ou portés disparus n’ont pas combattu en vain. Ils ont péri dans la lutte contre le terrorisme, donc pour la Liberté. Dans certains milieux, on est aux antipodes de tout cela. Ce sont les victimes de l’Armée française, exclusivement, qui retiennent l’attention. 

Le pondéreux rapport Stora est long et fastidieux. S’y alignent d’interminables considérations sentencieuses où le simplisme le dispute à l’insignifiance. Stora semble ainsi accorder de l’importance au dépôt d’une plaque par M. Delanoë, évoquant les manifestations du 17 Octobre 1961. Nous n’oublions pas, quant à nous, que toute l’opération fut basée sur les «recherches» d’un «historien maoïste», alors que les travaux d’un authentique universitaire furent soigneusement négligés.

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le travail d'un authentique universitaire, négligé par le rapport Stora

 

une idéologie anticoloniale aussi sommaire qu’antifrançaise

Un autre historien authentique, Mohammed Harbi pense que ne pas étudier le passé colonial ferait le lit de l’islamisme. Peut-être. Mais l’étudier n’importe comment et le faire dans un esprit victimaire est bien pire. Or, c’est exactement ce qui se passe depuis trente ans.

Une masse de films, téléfilms et documentaires s’est déversée sur nos écrans petits et grands. Une vaste majorité en était inspirée par une idéologie anticoloniale aussi sommaire qu’antifrançaise. A-t-on réfléchi aux conséquences de cette mise en accusation sans limites et uniquement à charge a pu avoir dans nos banlieues rongées par l’islamisme ? Le terreau du terrorisme s’est gorgé de ces émissions, si peu soucieuses de vérité historique.*

L’Université, longtemps discrète est entrée dans la danse. Hélas, ce fut souvent pour y nourrir d’épaisses cohortes d’anticoloniaux «désinhibés» (comprendre engagés). L’Université s’est montrée plus à la remorque des media que soucieuse de les guider ou de les rectifier.

Qui s’étonnera si après avoir passé en revue les 3 décennies écoulées, M. Stora aboutit à cette conclusion aussi  surprenante qu’inattendue  : «Pour un grand nombre d’historiens français, la responsabilté première du conflit se comprend par l’établissement d’un système colonial, très ferme, interdisant, pendant plus d’un siècle, la progression des droits pour les indigènes musulmans» (p. 132).

Alors là chapeau ! Ça c’est fort ; bravo l’artiste ! La guerre coloniale vient du système colonial. Il fallait y penser. On songe irrésistiblement à la vertu dormitive de l’opium chez les médecins de Molière. (Vous savez : l’opium fait dormir car il contient une vertu dormitive).

Nous terminerons par le final, comme il se doit. Stora suggère que la dépouille de Mme Gisèle Halimi soit déposée au Panthéon. Là, on atteint les hauteurs. Que Mme Halimi fut une bonne avocate, exact. Mais flanquée de de Beauvoir, elle a porté très loin la critique  de l’Armée Française.

Alors que voulez-vous ? Entre la poignée de mains aux terroristes** et la Panthéonisation de leurs avocats ! À l’heure où le terrorisme est devenu un fléau planétaire ! Certains auront du mal à suivre. Porter Me Halimi au Panthéon serait un geste «fort» nous dit Stora. Si fort qu’il ébranlerait la Nation.

Pourra-t-on encore demander à des jeunes de verser leur sang pour la Patrie, si demain, tel ou tel obnubilé de l’isme en vogue, pourra les stigmatiser au nom d’une idéologie ou d’une autre, portée par les circonstances, l’opportunité du moment ou la pleutrerie.

 Jean Monneret, historien

 

 

* Appartient-il à un historien revendiqué, mais qui se dit favorable à la violence anticoloniale, de juger de l’honorabilité des combats des uns et des autres ?

** Que dire de la poignée de main de Jacques Chirac aux poseurs de bombes Djamila Bouhired et Yacef Saadi lors de son voyage de 2002 en Algérie ? Là encore on imagine les effets dans les quartiers sensibles.

 

 

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31 janvier 2021

la «réconciliation» des mémoires est impossible, par Bernard Lugan

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comment prétendre vouloir pacifier les mémoires

quand celle de l'Algérie repose sur une histoire

fondée sur le ressentiment anti-français ?

Bernard LUGAN

  

Pacifier les mémoires, certes, mais à condition :

1) Que cela ne soit pas une fois de plus à sens unique…Or, les principales mesures préconisées par le Rapport Stora incombent à la partie française alors que du côté algérien il est simplement demandé des vœux pieux…

2) Que la mémoire algérienne ne repose plus sur une artificielle construction idéologique car, comme l’a joliment écrit l’historien Mohammed Harbi, «L’histoire est l’enfer et le paradis des Algériens».

Enfer parce que les dirigeants algériens savent bien qu’à la différence du Maroc millénaire, l’Algérie n’a jamais existé en tant qu’Etat et qu’elle est directement passée de la colonisation turque à la colonisation française. (Voir à ce sujet mon livre ).

Paradis parce que, pour oublier cet «enfer», arc-boutés sur un nationalisme pointilleux, les dirigeants algériens vivent dans une fausse histoire «authentifiée» par une certaine intelligentsia française…dont Benjamin Stora fait précisément partie….

Voilà donc pourquoi, dans l’état actuel des choses, la «réconciliation» des mémoires est impossible.

l'Algérie et son non-dit existentiel

Voilà aussi pourquoi toutes les concessions successives, toutes les déclarations de contrition que fera la France, seront sans effet tant que l’Algérie n’aura pas réglé son propre non-dit existentiel.

Et cela, les «préconisations» du Rapport Stora sont incapables de l’obtenir, puisque, pour l’Algérie, la rente-alibi victimaire obtenue de la France, notamment par les visas, est un pilier, non seulement de sa propre histoire, mais de sa philosophie politique…

Un peu de culture historique permettant de comprendre pourquoi, il est donc singulier de devoir constater que l’historien Benjamin Stora ait fait l’impasse sur cette question qui constitue pourtant le cœur du non-dit algérien.

Au moment de l’indépendance, la priorité des nouveaux maîtres de l’Algérie fut en effet d’éviter la dislocation. Pour cela, ils plaquèrent une cohérence historique artificielle sur les différents ensembles composant le pays.

Ce volontarisme unitaire se fit à travers deux axes principaux :

1) Un nationalisme arabo-musulman niant la composante berbère du pays. Résultat, les Berbères furent certes «libérés » de la colonisation française qui avait duré 132 ans, mais pour retomber aussitôt dans une « colonisation arabo-musulmane » qu’ils subissaient depuis plus de dix siècles…

2) Le mythe de l’unité de la population levée comme un bloc contre le colonisateur français, à l’exception d’une petite minorité de « collaborateurs », les Harkis. Or, la réalité est très différente puisqu’en 1961, 250.000 Algériens servaient dans l’armée française, alors qu’à la même date, environ 60.000 avaient rejoint les rangs des indépendantistes.

Or, cette fausse histoire constitue le socle du «Système» algérien, lequel se maintient contre le peuple, appuyé sur une clientèle régimiste achetée par les subventions et les passe-droits.

Ce même «Système» qui, à chaque fois qu’il est en difficulté intérieure, lance des attaques contre la France

N’en déplaise à Benjamin Stora, voilà qui n’autorise pas à croire à sa volonté d’apaisement mémoriel.

Lugan, couv

  

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1 février 2021

analyse du rapport de Benjamin Stora, par Jean-Jacques Jordi

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Analyse du rapport de Benjamin Stora

par Jean-Jacques Jordi*

 

J'ai lu plusieurs fois ce rapport, sans doute parce que j'en attendais beaucoup. Et au final je suis resté sur ma faim. À une première partie générale sur l'état d'esprit de ce rapport, les grandes lignes d'explicitation de ce qu'est un travail de mémoire et de réconciliation, succède une série de préconisations relativement décevantes.

Comme si la réconciliation n'était pas à chercher avec l'Algérie mais avec les mémoires qui s'affrontent sur le seul sol français. Avouons que l'entreprise relevait plus du funambulisme que de la recherche historique. Disons-le d'emblée, la science historique n'est pas une opinion.


l'Algérie, absente du rapport 

Effectivement l'Algérie d'aujourd'hui ou à tout le moins le gouvernement algérien semble absent du rapport sauf à deux reprises où Benjamin Stora souligne l'accord préalable des autorités algériennes ou un «reste encore à discuter». Concrètement, il faut être funambule car l'on connaît la position officielle du gouvernement algérien concernant les Archives, les faits d'histoire, le jonglage sur le nombre de morts, les dénis en tous points... et par la suite, on comprend que les mots excuses, repentance, réparation financière et crime contre l'humanité arrivent dans les discours algériens.

Il s'agit là de postures sans doute  mais sans possibilité de réconciliation. Pour se réconcilier, il faut être au moins deux et chacun doit être capable d'avancer vers l'autre. Or, l'Algérie s'est muée depuis longtemps en statue du Commandeur avec soit les bras croisés (fermés à toute initiative), soit avec un doigt accusateur et vengeur. Aujourd'hui, le gouvernement algérien souffle le chaud et le froid en espérant rejouer les Accords d'Évian non respectés soixante années après.

De son côté, la France avec le président Chirac a tenté une réconciliation qui n'a reçu aucun véritable écho en Algérie. Et les différents présidents français ont eux-aussi tenté cette réconciliation, en vain. Il était donc normal et logique que le Président Macron essaie lui-aussi. Mais à chaque fois, la repentance, l'accusation de génocidaires, les excuses officielles de la France et une réparation financière évaluée on ne sait comment à 100 milliards sont pour les gouvernements algériens un préalable avant toute discussion (comme le Sahara lors des discussions d'Évian).

On comprend alors que la marge de manœuvre de Benjamin Stora ait été des plus étroites et que ses préconisations embrassent un champ large, de la restitution d'un canon à une panthéonisation (pourquoi le choix de Gisèle Halimi dans ce rapport concernant la réconciliation entre la France et l'Algérie, j'y reviendrai) en passant par la restitution des archives ou les échanges culturels (qui existent déjà depuis fort longtemps).

nommer cette guerre

Comme j'ai pu le voir dans les premières critiques de ce rapport, Benjamin Stora peine à nommer cette guerre qui est plus une guerre d'indépendance qu'une guerre de décolonisation, davantage une guerre en Algérie qu'une guerre d'Algérie. Et pourtant ce fut bien une guerre qui fut juridiquement admise par la Cour d'Appel de Montpellier du 20 novembre 1959, et même une guerre civile dit l'arrêt. Du coup, on comprend mieux que le mot «Événements» ait été (avant le coup diplomatique du GPRA sur l'internationalisation de la guerre en 1960) commode pour le gouvernement français comme pour ses adversaires. Pour ce dernier, les événements et les opérations de pacification sont une affaire franco-française dans laquelle l'ONU ne saurait intervenir. Pour les avocats qui défendaient les membres du FLN, il était aussi préférable que cette guerre n'en fût pas une.


manque de précisions

Ensuite le rapport reprend à son compte, omet ou n'est pas précis sur quelques points importants :

L'historien ne peut pas être d'accord avec l'opinion d'Emmanuel Alcaraz (note 1, page 19) qui dénonce les propos de ceux qui «pointent les atrocités commises des deux côtés, cherchant un équilibre qui méconnaît les causes fondamentales de la lutte contre les dénis de droits, la dépossession et la répression continue. Mais, à chaque fois, ils cherchent à mettre en avant la responsabilité du FLN et à minorer celle de la France coloniale».

Il ne s'agit pas de mettre à dos les violences commises par les deux camps mais juste reconnaître que ces violences ont existé. Je ne dis pas qu'elles se valent mais juste qu'elles ont existé. Emmnuel Alcaraz se trompe car il n'y a pas de violences excusables et d'autres inexcusables. En tout cas ce n'est pas le rôle et le travail de l'historien. Le regard critique est essentiel.

Quant aux juifs, on peut mettre dos à dos ceux engagés pour l'indépendance et ceux qui s'engagent dans l'OAS. Cependant, il y eut davantage de juifs dans l'OAS qu'il n'y en eut dans les rangs du FLN. Même si la très grande partie d'entre eux, très français, restaient bouleversés par cette guerre, les archives montrent bien que les juifs ont été des cibles du FLN dès 1956 ! Il faudra bien, à un moment donné, faire la part des discours tenus par les uns et les autres et la réalité. Ce n'est pas la vérité que doit chercher l'historien mais la véracité et cela est plus difficile.

 

préconisations décousues

Sur les préconisations, mon questionnement révèle une incompréhension de celles-ci qui sont pour le moins décousues et qui ne sont pas à même de favoriser une quelconque réconciliation, moins encore un apaisement.

Pourquoi Gisèle Halimi ? Au demeurant excellente avocate et pionnière de la cause féministe ?  Elle est née en Tunisie et s'il faut la reconnaître, ce n'est pas au titre de l'avocature et de défenseure de membres du FLN (il y a bien d'autres avocats qui ont assumé leur mission de défendre leurs clients) mais de son combat pour le droit des femmes. De ce fait, que vient-elle faire dans ce rapport ? Ne faut-il pas lui préférer William Lévy, secrétaire de la fédération SFIO d'Alger assassiné par l'OAS et dont le fils avait été assassiné peu de temps avant par le FLN ? Et on ne serait pas en peine de trouver d'autres personnes.

Pourquoi vouloir faire reconnaître Émilie Busquant (épouse de Messali Hadj) par la France Elle n'a pas connu la guerre d'Algérie puisqu'elle est morte en 1953. Le fait qu'elle ait «confectionné» le drapeau algérien entre 1934 (Stora) et 1937 (Yahia) suffit-il à ce que la France lui rende hommage alors que l'Algérie ne l'a pas reconnue comme militante de la cause nationale pour l'indépendance de l'Algérie ?

Il y a tant de femmes que la France devrait reconnaître : celles qui composaient les EMSI (les équipes médicales), Mademoiselle Nafissa Sid Cara, professeur de lettres, députée d'Alger et membre du gouvernement Debré jusqu'en 1962, par exemple... et quid du Bachaga Boualem, du médecin Abdelkader Barakrok, de Chérif Sid Cara (frère aîné de Nafissa), député et secrétaire d'État  de la République Française.

Pourquoi les époux Chaulet alors qu'ils ont pris la nationalité algérienne, sont reconnus comme moudjahids et honorés par l'Algérie (la clinique des Grands brûlés d'Alger porte leurs deux noms) ? Pourquoi ne pas leur préférer les époux Vallat, elle institutrice, lui directeur d'école assassinés par le FLN ? Ils ne sont ni colons, ni militaires et sont morts pour la France.

Pourquoi la France devrait reconnaître l'assassinat de Maître Ali Boumendjel (reconnu lui-aussi en Algérie comme martyr) plus que d'autres commis à la même époque ? Ne revient-il pas à la France de reconnaître en premier les siens avant de reconnaître ses adversaires ?

 

peut-on être héros et martyr algérien et héros français ?

La seule question à se poser est la suivante : peut-on être héros et martyr algérien (y avoir sa place, sa rue à Alger ou ailleurs) et héros français ? Non bien évidemment. Dans tous les pays du monde, tous ceux, Français, qui auraient pris faits et cause pour l'Algérie indépendante en aidant le FLN auraient été considérés comme traîtres. Cela n'est pas le cas en France.

Et pourtant, face au Manifeste des 121 de septembre 1960 intitulé Déclaration sur le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie, à l'initiative de Dionys Mascolo et de Maurice Blanchot (au passé d'extrême droite, antisémite et vichyste), signé par Sartre et par tous ceux qui soutiennent le réseau Jeanson, un autre manifeste, le Manifeste des intellectuels français pour la résistance à l'abandon, paru en octobre 1960, dénonce l'appui que certains Français apportent au FLN, les traitant de «professeurs de la trahison». Celles et ceux qui signent ce manifeste sont plus nombreux et portent des noms prestigieux : Jules Romains, André-François Poncet, Daniel Halévy, François Bluche, Guy Fourquin Roland Mousnier, Pierre Chaunu, Yvonne Vernière, Jacques Heurgon, Charles Picard, Antoine Blondin, Roland Dorgelès, Marie-Madeleine Fourcade, Suzanne Labin, le colonel Rémy, Pierre Grosclaude... Nombre d'entre eux sont de grands résistants.

Que dit ce Manifeste : «Considérant que l'action de la France consiste, en fait comme en principe, à sauvegarder en Algérie les libertés - et à y protéger la totalité de la population, qu'elle soit de souche française, européenne, arabe, kabyle ou juive, contre l'installation par la terreur d'un régime de dictature, prodigue en persécutions, spoliations et vengeances de tous ordres dont le monde actuel ne nous offre ailleurs que trop d'exemples».

De ce fait, la proposition d'un colloque international dédié au refus de la guerre d'Algérie est un choix idéologique et presque contrefactuel. D'un autre côté, les Intellectuels et la Guerre d'Algérie, cela s'est déjà fait...

 

le 17 octobre 1961

Pourquoi considérer le 17 octobre 1961 comme date officielle à commémorer ? Que les historiens étudient cette manifestation, cela va de soi. Je peux juste m'étonner qu'on l'on préfère les approximations du livre du journaliste Einaudi aux éléments sérieux de celui de l'Historien Brunet ! Qu'on en fasse une commémoration «nationale», cela dépasse l'entendement à moins de donner des gages au FLN.

Ou alors, dans ces conditions, comment ne pas accepter une commémoration nationale pour le 26 mars, une autre pour le 5 juillet, et personne ne devrait porter atteinte aux plaques et stèles érigées pour l'OAS ! Rappelons que jusqu'au 18 mars 1962 le FLN est considéré comme un mouvement terroriste par le gouvernement français ! Cette préconisation est de nature à souffler davantage sur les braises que d'apporter là-aussi un apaisement. Les mémoires ne sont pas l'histoire.

 

les disparus 

Sur les Disparus, là-aussi, il y a un manque de discernement historique : le rapport parle de dizaines de milliers de disparus algériens (d'où ce chiffre vient-il ?) mais omet le chiffre pourtant bien connu maintenant des 1700 disparus européens, des 5 à 600 militaires français disparus, inscrits d'ailleurs sur le Mémorial du quai Branly. Dans le même état d'esprit, si les disparus d'Oran sont évoqués, rien n'est dit sur ceux d'Alger pourtant en nombre plus important ! Et, à ma connaissance, ni Raphaëlle Branche, ni Sylvie Thénaut, ni Trémor Quémeneur ne parlent des disparus européens alors que ces historiennes et historien sont cités dans le rapport sur ce sujet.

En revanche, un travail sur la localisation des sépultures des «disparus» est à faire. Sera-t-il rendu possible par l'Algérie ? J'en doute fort. Enfin, il y a sous la direction des Archives de France (dont le Service des Archives du Ministère de l'Europe et des Affaires étrangères et le SHD) et l'ONACVG une commission qui a travaillé sur l'élaboration d'un guide sur les Disparus en Algérie qu'ils soient le fait de l'armée française, du FLN et de l'ALN. Préconiser une recherche qui existe déjà est problématique.

 

les archives

Sur les archives, véritable serpent de mer agité par l'Algérie, il faut dire la réalité : nous savons très bien que la rétrocession des archives serait une catastrophe pour la recherche, car, d'une part, l'Algérie n'a pas les moyens humains et financiers de les accueillir (dixit Fouad Soufi lui-même lors de la journée consacrée au Guide sur les Disparus du 4 décembre 2020) et d'autre part, avouons que si les gouvernements algériens ont demandé ces archives c'est pour que les historiens  français ne puissent pas y trouver des éléments compromettant la doxa algérienne.

Je trouve très étonnant que certains historiens français montent au créneau concernant l'instruction générale interministérielle 1300 (alors que nous pouvons demander des dérogations qui sont presque toujours accordées) et ne voient pas que le départ de ces mêmes archives (de souveraineté) vers l'Algérie serait une véritable catastrophe pour la recherche historique ! Françoise Durand-Evrard, qui a été la directrice des ANOM (puisque ce sont ces archives qui sont visées) l'a très clairement écrit sur sa page «Facebook . D'ailleurs, elle précise que ni Benjamin Stora, ni Abdelmajid Chikhi ne sont des conservateurs du patrimoine.


quels sont les pas accomplis par les gouvernants  algériens ? 

Bien sûr, des pas ont été accomplis en France depuis 1999 par leurs Présidents de la République. Quels sont les pas accomplis par les gouvernants  algériens ? Une réconciliation suppose que l'on soit au moins deux et qu'on soit disposé à avancer l'un vers l'autre. Je crains que cela ne soit pas le cas et qu'une nouvelle fois, nous sommes aveuglés par notre seul désir de réconciliation. Au début des années 2000, l'Algérie demandait des dizaines de milliards d'euros, aujourd'hui c'est 100 milliards, demain, 200 milliards ? On ne peut plus considérer que la France est encore coupable et surtout comptable de la situation de l'Algérie d'aujourd'hui. Ne faut-il pas interroger les 60 années de démagogie, de dictature, de compromissions et d'enrichissements personnels des dirigeants algériens ?

La préconisation «Alliance et vérité» calquée sur le modèle sud-africain reste une belle initiative mais elle est inadéquate pour l'Algérie pour deux raisons principales : en Afrique du Sud, les européens sont restés (n'ont pas été chassés de leur terre natale) et où se trouve un Nelson Mandela en Algérie ? Et si cette «commission» Alliance et vérité existait, pourrait-on alors poser la question aux Algériens : Qu'avez-vous fait de ce que nous vous avons laissé ? Certes, la réponse de l'Algérie sera que la France a tout détruit et qu'elle doit réparer. Or, nous savons très bien pour peu que l'on soit honnête que les accusations de l'Algérie sont erronées.

Il convient aussi de réaliser un travail sur les essais nucléaires au Sahara. Nous avons les éléments en France pour le faire.

 

quels noms retenir pour nommer des rues ou des places ?

Donner à des rues, places et autres boulevards des noms de personnes issues de l'immigration et de l'outre-mer, de médecins, enseignants artistes d'origine européenne, pourquoi pas mais lesquels ?

Ceux qui sont déjà inscrits sur le monument aux martyrs d'Alger ne peuvent pas légitimement trouver leur place en France. Pour la France, Moïse Aboulker, José Aboulker, Roger Carcassone, quant aux médecins il n'en manque pas tout au long des XIXe et XXe siècles (les frères Sergent, les professeurs Alcantara, Bruch, Patin Trollier, Sédillot, Trollard, Texier... Mohamed Seghir Benlarbey (premier médecin «algérien» à soutenir sa thèse en 1884 en Algérie car le premier médecin fut Mohamed Nekkache en 1880 mais à la Faculté de médecine de Paris), Trabut, Lagrot, Goinard, Pelissier, Porot... le jeune docteur Jean Massonat tué le 26 mars dans la tuerie de la rue d'Isly alors qu'il portait secours à des blessés, et j'en oublie.

 

les harkis et supplétifs

Concernant les ex-supplétifs et Harkis, le rapport les met dans une portion congrue : il aurait fallu dire que si la France les a abandonnés, c'est bien l'Algérie indépendante qui les a massacrés ! Il faudrait donc faciliter les déplacements des harkis et de leurs enfants en Algérie mais cela reste à voir avec les autorités algériennes !

Cela n'est pas possible : il faut que la France reste sur ses positions sinon cela sera perçu comme une action à sens unique et de fait vouée à l'échec. Sans doute, la proposition de plaques sur des camps d'internement ou de regroupement est louable mais pour la Larzac et Saint-Maurice l'Ardoise, oui. Pourquoi ceux du Thol ou de Vadenay ? Rappelons toutefois qu'existe déjà le Mémorial de Rivesaltes qui fait un excellent travail. D'autre part, à l'initiative d'associations de harkis ou de l'ONACVG, des plaques ont été posées sur les lieux des camps, des hameaux forestiers. Pourquoi ne pas proposer un guide de recherches sur les harkis piloté par la Direction des Archives de France ?

 

remarques supplémentaires

Quant à « l'OFAJ» (Office franco-algérien de la jeunesse) calqué sur le modèle de l'OFAJ (Office franco-allemand de la jeunesse), cette proposition me semble contrefactuel et passéiste. L'OFAJ «allemand» a été créé en 1963 et il se trouvait des jeunes gens de moins de 20 ans qui avaient connu la Seconde Guerre mondiale. Créé en 1970, l'OFAJ «Algérien» aurait pu marcher mais aujourd'hui, il faut être naïf pour le croire.

Une «édition franco-algérienne», cela doit être de l'ordre du privé car sinon qui déciderait qu'un livre sera publié et un autre non, et idem pour les traductions

Réactiver le projet du Musée de Montpellier abandonné il y a plusieurs années, cela n'est jamais une bonne idée car ce sera du «réchauffé».

L'idée générale que je retiens est que ce rapport (qui reprend beaucoup de choses publiées par Benjamin Stora les années précédentes) n'est pas à même d'apporter une quelconque réconciliation ni avec l'Algérie, ni avec les «communautés» étant en France, chacune portant une mémoire spécifique, pour autant que cette dernière affirmation soit vraie, ce dont je doute. Laissons donc travailler les historiens et non les «mémoriens».

 

Jean-Jacques Jordi
historien, docteur en histoire
spécialiste de l'histoire de l'Algérie française
Marseille-Périgueux (23-28 janvier 2021)

 

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22 avril 2021

Des usages des mots colonialisme...

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Des usages des mots colonialisme,

colonisation, crimes de guerre, génocide, crimes contre l’humanité

Marc MICHEL

 

L’expression crime contre l’humanité, on le sait, a été employée à propos de la colonisation en Algérie par la plus haute autorité morale et politique française, le président Macron « Je ne parlais pas seulement de l’Algérie » ajoutait-il et il invitait à prolonger la réflexion : «Le débat engagé est utile[1]. Ainsi en est-il des expressions crimes contre l’humanité et génocide ; si cette dernière relève bien entendu du crime contre l’humanité, toutes deux ont un poids d’une gravité telle que leur emploi dans le vocabulaire courant concernant l’histoire coloniale mérite réflexion.

Des qualifications juridiques en constante évolution

À Nuremberg en 1945, le crime contre l’humanité fut défini ainsi : « une violation délibérée et ignominieuse des droits fondamentaux d'un individu ou d'un groupe d'individus, inspirée par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux. »1 Déjà le juridique et le moral interféraient avec la qualification de violation « délibérée et ignominieuse » et recouvrait alors « l'assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain inspirés par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux et organisés en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile ».

Par la suite, et surtout depuis la création de la Cour pénale internationale (1998), la jurisprudence a énuméré toute une panoplie d’actes constituant des chefs d’inculpation au titre de crimes contre l’humanité : l’apartheid, la déportation des populations civiles, le meurtre, la torture, le viol et l’esclavage sexuel, la disparition des personnes, la persécution, les actes «inhumains» contre les gens.

A-t-on établi alors une distinction avec les crimes de guerre ? Celui-ci, en fait, avait déjà un long passé de débats fondés sur la notion d’atteinte aux « lois de la guerre » telles qu’elles furent peu à peu définies par des conventions internationales conclues à Genève[2]. Mais, à Nuremberg, la définition du crime de guerre par rapport au crime contre l’humanité ne fut pas vraiment éclaircie, l’un et l’autre étant en quelque sorte confondus. Il s’agissait de juger des criminels nazis et leurs complices et le crime de guerre fut considéré comme un crime contre l’humanité , si l’on en juge par sa définition :  «Assassinat, mauvais traitements ou déportation pour des travaux forcés, ou pour tout autre but, des populations civiles dans les territoires occupés, assassinat ou mauvais traitements des prisonniers de guerre ou des personnes en mer, exécution des otages, pillages de biens publics ou privés, destruction sans motif des villes et des villages, ou dévastation qui ne justifient pas les exigences militaires.»

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Par la suite, il a été progressivement établi des distinctions fondamentales entre des crimes relevant de la morale internationale. Les crimes contre l’humanité avaient été déclarés imprescriptibles en tant que violations délibérées des droits des personnes dans le cadre d’un plan concerté ; les crimes de guerre ne répondaient pas nécessairement à une intention délibérée , ni  à un plan concerté, et furent déclarés prescriptibles, selon les droits internes des Nations.

Reste que l’étendue de la qualification de crime contre l’humanité resta longtemps assez imprécise. Nombre de juristes, organisations ou partis se sont interrogés sur le concept, les uns pour le préciser, les autres pour s’en servir…Les controverses remontent à l’élaboration même du concept «humanité» au XIXe siècle.

Les précisions de Pierre Truche

La nécessité d’une plus grande précision juridique a été lentement renforcée. L’on s’accorde à souligner que les événements qui ont marqués dramatiquement l’éclatement de l’ex-Yougoslavie ont joué un rôle considérable avec la création du Tribunal spécial pénal pour l’ex-Yougoslavie en 1991, puis le Rwanda en 1994. En France, le législateur tint compte de cette évolution dans l’élaboration d’un Nouveau Code pénal [3]. Répondant à une interview du magazine l’Histoire, quelques mois auparavant, le magistrat Pierre Truche précisait ce qu’il fallait entendre par crime contre l’humanité[4].

Selon cet éminent juriste, quatre séries de crimes répondaient à la définition : le génocide, la déportation, l’esclavage, les enlèvements, les tortures, l’entente pour commettre ces crimes et aussi les crimes contre l’humanité commis en temps de guerre sur des combattants lorsque ces crimes «sont exécutés massivement et systématiquement». À la question sur la différence entre ces derniers et les crimes de guerre, il précisait «c’est l’existence ou non d’un plan concerté préalable qui fait cette différence. Et, précisait-il, la conséquence de cette distinction est importante : le premier crime (de guerre) sera prescrit après un délai de dix ans, le second est imprescriptible».

Un élément fondamental de la charge pour crime contre l’humanité est son imprescriptibilité prononcée dès le procès Nuremberg cela impliquait donc au départ la reconnaissance d’une subordination du droit interne au droit externe (dit «principe de compétence universelle»). En France, dès 1964, la loi a inscrit le crime contre l’humanité dans le code pénal en 1964 puis en 1994 (Nouveau code pénal) et a déclaré ce crime imprescriptible par sa nature et on a souvent souligné qu’il s’agit du seul crime également imprescriptible en droit français.

 

Le statut de Rome

Au niveau international, ce principe a été énoncé solennellement dans le Statut de Rome fondant la Cour Permanente internationale en 1998 et lui accordant une compétence universelle en matière d’inculpation et de jugement pour crime contre l’humanité « lorsqu'il est commis dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque » (article 7).

Telle quelle, la définition était encore assez vague et discutable, permettant des interprétations et comportant un risque de prolifération d’accusations ; aussi la liste des crimes contre l’humanité était-elle établie de façon détaillée et la distinction avec les crimes de guerre était-elle soulignée (article 8). Le Statut ajoutait un nouveau chef d’inculpation possible, le crime d’agression (article 8 bis) commis en violation de la Charte des Nations Unies ; cela visait, évidemment les attaques d’un État par un autre, mais aussi l’envoi de mercenaires ou l’usage de bases arrière, par exemple. Surtout, il était précisé que la Cour internationale n’avait de compétence qu'à l'égard des crimes « commis après l'entrée en vigueur du présent Statut » (article 11) , ce qui écartait en principe le risque de rétroactivité. Trente-huit États sur 193 siégeant à l’ONU en 1998, n’ont pas signé le Statut de Rome ; parmi les États non-signataires, se trouvent les États-Unis et la Chine. La France a signé ; mais dans la pratique des restrictions y ont été apportées par la jurisprudence.

La question des personnes visées par les incriminations été sujette à controverses. En 1945, il s’agissait de juger «Les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complices qui ont pris part à l’élaboration ou à l’exécution d’un plan concerté ou d’un complot pour commettre l’un quelconque des crimes ci-dessus définis sont responsables de tous les actes accomplis par toutes personnes en exécution de ce plan.»

À la suite de la création de la CPI, les inculpations ont concerné des personnes ayant commis des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité contre lesquels ont été émis des mandats d’arrêt internationaux pour des actes commis depuis la création de la Cour mais les pays se sont réservé le droit de juger des personnes pour des actes ne relevant pas de la CPI. En effet, le principe d’imprescriptibilité a souffert des exceptions rendues possibles par les lois, en particulier par la loi du 23 juillet 1968 posant en principe l’amnistie de «toutes les infractions sans exception qui ont pu être commises en relation avec les évènements d'Algérie[5]

La jurisprudence s’est précisée à l’occasion de grands procès ; Barbie, Touvier, Papon. Les lois mémorielles[6] n’ont pas simplifié la question, suscitant des débats passionnés dans l’opinion mais aussi parmi les juristes et les historiens. Certains juristes estimèrent qu’en instituant de nouveaux délits pour apologie du crime contre l’humanité, du moins la loi dite «loi Gayssot», et la loi dite «loi Taubira» elles instituaient des délits mal définis larges et participaient d’une logique communautaire porteuse de concurrence victimaire[7]. Quant aux les historiens ils se partagèrent entre ceux qui soutinrent que l’historien a des «comptes à rendre» et ceux qui y voyaient des atteintes à la liberté de la recherche. En 2008, dans souci d’apaisement, il a été proposé qu’on ne vote pas d’autres lois de ce genre, mais que les lois déjà adoptées, restassent toujours en vigueur.

Il n’empêche que les juristes ne cessèrent de s’interroger ; en 2003, Nicole Dreyfus, avocate réputée pour sa défense des militants algériens, s’élevait contre une jurisprudence française qui depuis Nuremberg n’avait retenu «sous la qualification de crime contre l’humanité que les actes commis par les puissances de l’Axe ou par leurs complices » et relevait une contradiction dans la loi d'amnistie de 1968 : « Le problème qui se pose ici de façon très claire, que confirme la jurisprudence à ce jour est le suivant : tous les crimes, quelque soient leur nature et leur gravité, sont couverts, par les lois d’amnistie qui s’appliquent donc à toute espèce d’infraction avant leur promulgation et qui signifie que cela vaut aussi pour les crimes contre l’humanité[8]

Au total, on pourrait soutenir qu’en France, si l’identification pour crime de guerre a été finalement définie, l’inculpation pour crime contre l’humanité et ses corollaires, en particulier le génocide, n’est pas clairement limitée ni recevable et que l’accusation renvoie à un registre politique et moral, plutôt que juridique.

 

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difficile d'identifier cette photo... (Congo)

 

De l’applicabilité des concepts à la colonisation européenne de l’Afrique

Si l’on se base sur les chefs d’inculpation pour crime contre l’humanité, l’accusation de génocide ne tient guère bien qu’elle été ait été souvent portée par des militants ou des intellectuels anticolonialistes à propos de l’Algérie, du Kenya ou du Cameroun. Plus généralement, ouvertement ou par extension, elle l’a été à propos du processus de la colonisation européenne en Afrique.

À ce sujet, les débats n’ont pas cessé. Parmi les accusations, celle de génocide, fut reprise officiellement par des États décolonisés, en particulier l’Algérie[9] et par de nombreux intellectuels des «pays du Sud» ; plus récemment, elle l’a été par le président de la Turquie[10].

Au détriment d’une définition juridique précise d’un tel crime qui, on l’a vu, suppose un programme d’extermination et son application systématique par un État dominant.  Quoi qu’il en soit, pour les accusateurs, qu’un tel projet ait existé ou pas, le résultat est le même et surtout, l’intention prêtée au dominant, les procédés employés l’entreprise coloniale relève quand même de l’accusation de génocide.  Et même si elle répondait en fait à des phénomènes contradictoires :  l’extermination de l’adversaire infériorisé et/ou système d’exploitation sans limite des colonisés, transformés en simple force de travail qu’il faudrait renouveler en la protégeant.

Mais ce qui est en cause est moins l’accusation de génocide, visiblement émise à des fins de propagande, que le lien entre colonisation, colonialisme et totalitarisme qui permettrait de qualifier de crimes contre l’humanité l’histoire coloniale de la France. Pourtant, sans aller jusqu’à l’accusation de génocide, des autorités intellectuelles ou idéologiques et des conférences internationales ont souvent souligné une sorte de continuum entre la colonisation et les systèmes totalitaires mis en place par des idéologies, nazisme et du stalinisme au XXème siècle.

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Le procès contre la colonisation européenne fut au centre de nombreuses publications ; deux d’entre elles prétendirent apporter des preuves Le Livre noir du colonialisme sous la direction de Marc Ferro en 2003[11] et le livre au titre limpide Coloniser, Exterminer d’Olivier Le Cour Grandmaison, en 2005[12]. Bien qu’une distinction soit faite entre colonisation et colonialisme, le premier terme ouvrant un volet sur la variété des expériences pratiques du colonialisme, le second mettant à jour dans la colonisation, l’idéologie d’un système de domination. Un amalgame fut effectué entre colonialisme, colonisation, crimes contre l’humanité et système totalitaire dont la Conférence de Durban en 1996 a été l’expression a plus spectaculaire[13]

Sans aucun doute, les organisateurs de cette conférence, et par la suite, les auteurs du Livre noir ignoraient qu’on s’était déjà interrogé sur la pertinence des mots employés pour qualifier ce que les socialistes français de l’Entre-deux-Guerres en France avaient appelé «le fait colonial» et qu’ils avaient déjà fait l’objet d’une analyse fouillée par l’historien Henri Brunschwig au moment même de la décolonisation [14]. Mais Le livre noir entendait aller plus loin et démontrer par des analyses de cas, le caractère unique et intrinsèquement raciste et totalitaire de la colonisation européenne[15].

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Une critique radicale de l’amalgame qu’a constitué le Livre noir a été immédiatement portée par d’autres historiens[16]. Plus systématiquement, la démolition de la thèse d’un crime relevant de l’accusation de crime contre l’humanité délibéré et d’un génocide organisé a été formulée à l’époque par Daniel Lefeuvre dans un livre très fortement articulé à propos de l’Algérie[17].

Plus généralement, les critiques firent valoir, outre l’inégale valeur des communications présentées dans le Livre noir, un certain nombre d’arguments a contrario : la diversité des situations concrètes, la variabilité dans le temps, l'imputation exclusive de crimes contre l’humanité à l’Europe, l’irréductibilité même d’un concept idéologique emprunté à Hannah Arendt à propos du nazisme et élargi au phénomène colonial européen en Afrique dans son ensemble. Non sans relever un paradoxe souligné par la célèbre philosophe elle-même :

« À la différence des Britanniques et de toutes les autres nations européennes, les Français ont réellement essayé, dans un passé récent, de combiner le jus et l’imperium, et de bâtir un empire dans la tradition de la Rome antique. … ils ont eu le désir d’assimiler leurs colonies dans le corps national en traitant les peuples conquis à la fois … en frères et en sujets. »

Il est vrai que la célèbre philosophe ajouta « qu’au mépris de toutes les théories, l’Empire français était en réalité construit en fonction de la défense nationale, et que les colonies étaient considérées comme des terres à soldats susceptibles de fournir une force noire capable de protéger les habitants de la France contre leur ennemi de leur nation. »[18]

Dans la mesure où la colonisation est en soi un rapport de domination, ce lien peut être examiné à travers quelques traits majeurs : les méthodes employées pour établir la domination, la mise en place d’un mécanisme menant inéluctablement au totalitarisme, l’infériorisation systématique de l’Autre réduit à une catégorie humaine rabaissée et racialisée.  Appliqué à la domination coloniale en Afrique, les choses ne sont évidemment pas aussi simples et nous avons nous-mêmes, tenté de démontrer cette complexité au cours du processus de mise en place de la domination[19].

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On distinguera par commodité les occasions paradigmatiques de confrontation où la problématique peut se poser dans les guerres de conquête et d’établissement de la domination coloniale. La question a déjà été traitée par Jacques Frémeaux dans sa grande synthèse sur les guerres coloniales au XIXème siècle ; beaucoup de commentaires se sont focalisés par les guerres de la première moitié du siècle en Asie, les guerres indiennes, en Russie (Caucase) et en Amérique (conquête de l’Ouest)[20] . On y apportant quelques observations concernant plus spécifiquement l’Afrique subsaharienne.

les caractéristiques communes des guerres coloniales

Ces guerres présentèrent des caractéristiques communes.

- En Afrique sub-saharienne, les guerres de conquête se déroulèrent presque toutes durant les deux dernières décennies du XIXe siècle. Elles furent relativement courtes, sauf exceptions, parce qu’elles opposèrent des adversaires aux moyens inégaux d’armement, de réserves et de continuité, qu’elles furent fondées sur la dyssimétrie des moyens, comme l’a fait observer Jacques Frémeaux. À ce sujet, on peut remarquer que les grandes «hégémonies» africaines s’écroulèrent en quelques années : Ahmadou, Samory, Rabah, confédération achanti, royaume d’Abomey etc., en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale, Mahdistes sur le Nil, Tippo Tib dans les régions du Haut-Congo et même bien auparavant l’empire zoulou de Chaka en Afrique du Sud, malgré des succès parfois spectaculaires mais ponctuels.
Toutefois, on a pu souvent observer que les résistances des sociétés «sans État» furent beaucoup plus homogènes que celles des grands États et souvent plus acharnées ; en Côte d’Ivoire toute une partie du pays n’a été réduit à l’obéissance qu’en 1915, après plus de vingt ans d’opérations successives pudiquement qualifiées de «pacification». Ces opérations, ressemblant plus au pire à des opérations de police, au mieux, si l’on peut dire, à la «petite guerre» qu’à de véritables expéditions coloniales rapportaient moins de gloire aux conquérants que la «colonne» et la «bataille», et supposaient la répétition et une installation progressive selon la théorie définie par Gallieni, de la «tâche d’huile», toute opération supposant l’installation d’un marché et d’un centre de décision politique, militaire ou civil[21].
Elles n’en étaient pas moins meurtrières et parfois vaines faute de persévérance e de moyens suffisants du côté des conquérants pour consolider « définitivement » leur conquête. L’exemple de l’Angola est souvent cité ; les Portugais se heurtèrent à des résistances tellement persistantes et jamais complétement réduites, qu’ils furent obligés de mener des opérations de police pendant presque toute leur période de domination, traduisant ainsi la faiblesse de celle-ci...[22]

-  Elles furent, évidemment, l’occasion de «crimes de guerre» et, à ce titre, de «crimes contre l’humanité»: prises d’otages ; fusillades ; répressions brutales ; exécutions sommaires de combattants et de civils; déportation de groupes humains… Ces crimes ne furent d’ailleurs pas l’apanage des conquérants ; des crimes aussi odieux furent commis aussi par les conquis.

On les en excuse souvent en se réfugiant derrière l’argument anthropologique ; non seulement ils faisaient partie leurs modes de guerre ancestraux, des rites, mais, ceux qui les pratiquaient ignoraient bien évidemment les conventions internationales (en réalité européennes) sur les «lois de la guerre», existantes depuis la fin du XIXème siècle ; enfin, la guerre était pour eux une affaire qui engageait l’ensemble du groupe humain ; la distinction entre «civils » et « miliaires», guerriers et non-guerriers, hommes et femmes dans le combat n’avait guère de sens[23].
Avec cependant une différence fondamentale qu’on mettra à la charge des conquérants : les responsables occidentaux savaient qu’ils commettaient des crimes de guerre car ils en avaient déjà la notion. Un épisode de la fameuse Mission Marchand, « mission » qui faillit conduire à une guerre entre Français et Britanniques, est illustratif à cet égard ; en octobre 1896, aux prises avec une révolte des locaux sur la « route des caravanes » entre la côte et Brazzaville, le capitaine Baratier, adjoint de Marchand recourut à un mode de répression particulièrement brutal pratiqué par Bugeaud en Algérie pendant la guerre contre Abd el-Kader, mais réprouvée depuis, consistant à enfumer l‘adversaire dans une grotte. Pour se justifier, il avança un argument inadmissible aujourd’hui : « Nous serons peut-être accusés par les philanthropes du Parlement, d’être des sauvages, des barbares, mais pouvions-nous faire autrement ? Reculer devant ce moyen, terrible j’en conviens, c’était reconnaître notre impuissance devant le grand féticheur, c’était lui donner une telle force que tout le pays pouvait se soulever.»[24] Remarquons tout de même qu’il y avait là la reconnaissance implicite d’un procédé d’exception parce qu’il imposait l’obéissance par la terreur, et, au moins, le signe d’une mauvaise conscience que les régimes totalitaires ont, eux, toujours ignorée.

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Tribunal de La Haye

L’accusation de génocide colonial ne pourrait tenir devant un tribunal

Pour autant, si l’accusation de génocide colonial ne pourrait tenir devant un tribunal comme celui de La Haye, à supposer qu’il eût existé, il y eut bien une exception dans la conquête de l’Afrique par les Européens à la fin du XIXème siècle : celle dans le cas des Hereros et des Namas du Sud-ouest africain. Dans ce cas, un ordre d’extermination fut bien donné et exécuté (on estime que 80% de la population Hereros et Namas disparut entre 1904 et 1908). L’opinion internationale s’en émut d’ailleurs, comme elle s’émut des atrocités du Congo léopoldien, et la porta assez injustement au procès contre l’Allemagne à l’issue de la Première Guerre mondiale afin de la priver de ses colonies.

- Les guerres mirent en présence des impérialismes d’inégale puissance, africains et européens, «blancs» ou «noirs». En réalité, ils furent conduits en fonction d’alliances locales où chacun trouvait ou croyait trouver son compte... En ce sens, celles-ci  alimentèrent les rivalités entre les populations ; dans la conquête française de l’Afrique de l’ouest par exemple, Bambaras alliés aux Français contre les Toucouleurs d’El Hadj Omar et de son fils Ahmadou, à la fin du XIXe siècle.

Mais elles ne créèrent pas et furent caractérisées par l’ambiguïtés des comportements personnels, dix des quatorze enfants de Samory s’engagèrent dans l’armée française, Aguibou, le propre frère d’Ahmadou fit alliance avec Français de Borgnis-Desbordes ; beaucoup d’ex-sofas (guerriers professionnels) démobilisés passèrent dans le camp des Français... On pourrait multiplier les exemples souligner aussi la propension des élites adversaires à choisir le camp le plus fort – et réciproquement – comme le montre aussi les accommodements entre les élites musulmanes du Nord de l’ancienne Nigéria, au Sokoto, prônés par le fameux Lugard [25].

- Elles furent meurtrières, certes, et des auteurs avancent des données laissant supposer un dépeuplement massif causées par ces conquêtes. Catherine Coquery-Vidrovitch dans le Livre noir fait état d’une baisse de la population de l’Afrique noire au temps de la conquête entre 1880 et 1920 du tiers à la moitié, surtout en Afrique centrale et en Afrique orientale[26].

En réalité, si aucune évaluation qui reposerait sur des bases statistiques sérieuses ne peut être établie, il est certain qu’un recul considérable a existé consécutif aux conquête, engendré sans doute moins par les affrontements directs que par leurs effets indirects. On doit en effet tenir compte de la tendance des officiers européens à exagérer les pertes de «l’ennemi» pour mieux se faire valoir, et que les pertes des Africains, du moins celles qui pouvaient être évaluées, furent disproportionnées par rapport aux pertes occidentales.

Bien sûr, il ne faut pas limiter ces pertes aux pertes dans les combats et tenir compte de la désorganisation des productions et des échanges, de la diffusion de maladies (encore que beaucoup d’entre elles aient été endémiques), des réquisitions de produits et surtout d’hommes pour le portage qui fut une vraie malédiction pour l’Afrique.

Un exemple, encore emprunté à la légendaire Mission Marchand au cours de son passage dans les «sultanats» de l’Ouellé, elle eut besoin de milliers de porteurs ; ils lui furent fourni par les potentats locaux qui armaient des milliers de soldats et d’auxiliaires pour razzier des esclaves jusqu’au Bahr el Ghazal où d’ailleurs ils rencontraient la concurrence des marchands arabes du Soudan ; si l’on cumule les demandes européennes pour la conquête et les guerres endémiques, il n’est pas difficile de comprendre la quasi-disparition de certains groupes humains et le dépeuplement parfois le dépeuplement parfois la quasi-disparition de certains groupes humains. Les razzias opérées par les potentats africains eux-mêmes, l’ex-marchand d’esclaves Rabah, fondateur d’un empire esclavagiste en Afrique centrale, Samory lui-même en Afrique occidentale ne furent pas pour rien dans le recul démographique observable jusqu’à l’établissement d’une certaine sécurité par le colonisateur lui-même, en quelque sorte pris à son propre piège d’une vaine conquête.

mission Marchand

 

En définitive, parler des «génocides» opérés par l’Europe conquérante est-il pertinent ? Non.

Pas seulement, parce que ces guerres de conquête ne caractérisèrent pas spécifiquement la conquête européenne et furent aussi un apanage d’une conquête arabe non moins brutale, en Afrique de l’Est et en Afrique centrale. Surtout, la conquête européenne ne répondait pas à une intention ou à un projet exterminateur un «plan» génocidaire, au-contraire, à un projet civilisateur dont très rares ont été les contemporains à dénoncer les paradoxes[27].

- On a attribué à la conquête coloniale la responsabilité de génocides «indirects», épidémies et famines et par conséquent à une destruction massive et consciente des populations. Outre le fait que les mesures sont pratiquement impossibles dans le cas[28], il faudrait donc étendre le concept de génocide au-delà de sa définition juridique, admise universellement. Il est certain que l’exploitation sans merci du Congo léopoldien, également le Congo français par les sociétés concessionnaires dans les deux dernières décennies du XIXe siècle, il y eut un recul difficile à chiffrer, mais sans doute massif, des populations fuyant l’exploitation du caoutchouc, les réquisitions, les répressions impitoyables et les famines ; dans le Livre noir, Elikia M’Bokolo peut parler ainsi d’un véritable «régime concentrationnaire» [29].

Mais s’il y eut dans ce cas, exploitation éhontée des populations, crimes contre l’humanité indéniables, les mêmes crimes ont été aussi commis dans des pays qui n’étaient plus des colonies, en Amérique du Sud [30] et cette exploitation ne répondait pas à un projet d’extermination mais de la dérive «à la limite de la folie» pour reprendre l’expression d’un autre historien congolais, Isidore Ndaywel, du domaine personnel du Roi des Belges, sans aucun contrôle ni national, ni international[31]. Après 1907, la Belgique héritière d’une tutelle qu’elle n’avait pas véritablement souhaitée, mena au Congo, une politique coloniale paternaliste qui eut du mal à permettre un rattrapage démographique avant plusieurs décennies[32]. Le choc brutal de la colonisation a donc été dans ce cas indéniable et si l’on tient compte du fait que l’Afrique centrale était déjà en proie à une crise démographique, il détermina une quasi-disparition d’une partie de la population sans programme génocidaire.

- Surtout, il faudrait soumettre l’accusation de génocide à un examen des faits, cas par cas ; il paraitrait probablement qu’elle n’est recevable sans réserve. On a recensé les grandes famines dans l’Histoire, une famine étant définie par une sous-alimentation, programmée ou non, des individus telle qu’elle mène inéluctablement à la mort, en principe moins de 1.200 calories par individu. En Afrique, la plus connue est celle qui frappa le Kenya à la fin du XIXe siècle. Elle s’étendit à la fin du, XIXe siècle à tout le Kenya central à partir de la région du Mont Kenya à la suite d’une série de mauvaises récoltes, de sècheresses d’invasions dévastatrices de criquets et d’une épidémie de variole foudroyante ; les fléaux écologiques et sanitaires se combinant, engendrèrent une diminution de la moitié à aux neuf-dixième de la population locale. Elle se propagea d’ouest en est, facilita certainement la pénétration et la prise de contrôle du pays par les Britanniques, mais celle-ci n’en fut pas à l’origine ; au-contraire même, à certains égards, elle fournit des recours car les victimes cherchèrent à échapper aux malheurs en fuyant pour trouver refuge et nourriture dans les chantiers du chemin de fer de Mombasa en construction[33].

 

Au total ? Crimes de guerre ? Oui, les faits sont là et nous nous rallions au point de vue exprimé déjà il y a plus de dix ans par Jacques Frémeaux :

« s’il ne faut pas hésiter à désigner comme des ‘crimes de guerre’ nombre d’actes imputables aux troupes européennes, on ne saurait, à l‘exception de l’extermination des Hereros, trouver de ces intentions de destruction totale qui servent à caractériser le génocide. Il faudrait plutôt, si l’on voulait être plus précis sans chercher à édulcorer les choses, parler de ’terrorisme d’État’, l’intention avouée et sans doute sincère, étant d’effrayer pour imposer une crainte ‘salutaire’[34].

«Terrorisme d’État», l’expression peut paraître malheureuse aujourd’hui, chargée d’une autre signification différente depuis les attentats de 2015 où «terrorisme»  désigne les actions de petits groupes idéologiques. Le terrorisme de l’État colonial visait lui, imposer un ordre nouveau jugé meilleur, inspiré à la fois la «peur du gendarme  et par la «mission civilisatrice» dans le but de mettre en place de «bons gouvernements». Là, peut-être résida le principal malentendu que le colonisé reprocha au colonisateur par la suite et avec quelque justesse, d’avoir fondé cet ordre à son profit avec la prétention d’être supérieur à son adversaire vaincu et infériorisé par un "racisme d'État".  En ce sens le postulat de la supériorité blanche mis en avant par Catherine Coquery dans le Livre noir[35], parait un crime contre l’humanité encore plus accusateur que la violence dont le colonisateur n’eut pas l’exclusivité. Ni non plus, celui du préjugé raciste. Ce sentiment partait d’une comparaison dénoncée depuis Montesquieu et reprise par un des meilleurs observateurs d’une colonisation dans laquelle il avait lui-même été engagé :

«Mais pourquoi perdre son temps à toujours comparer les Noirs aux Blancs et les Africains aux Européens ? C’est là une besogne aussi vaine et sans résultat possible… N’est-il pas plus utile et plus intéressant de considérer l’objet en soi l’objet de notre étude et de nous borner à rechercher, si nous le pouvons, ce qu’ont été les nègres dans le passé d’après ce qu’ils ont fait et ce qu’ils font dans le présent d’après ce qu’ils font ? À vouloir procéder autrement, nous continuerons à parler d’eux sans les connaître.»[36]

On peut voir dans cette attitude un faux-fuyant et une manière de ne pas appeler «un chat un chat». Elle n’est peut-être plus satisfaisante aujourd’hui. Il ne paraitra possible pour l’historien de qualifier de crime contre l’humanité, la colonisation européenne de l’Afrique dans son ensemble sans la rétroactivité des accusations et commettre le crime d’anachronisme, et d’ouvrir une «boite de Pandore» de mémoires irréconciliables porteuse de vengeances[37]. Mais les crimes d’aujourd’hui existent et ils ont un passé ; ils peuvent plonger des racines vénéneuses dans le passé colonial et ils doivent être dénoncés comme tels aujourd’hui. Le drame du Rwanda, montre aujourd’hui à quel point les niveaux d’analyse et d’ignorance tiennent au minimum de la complicité du plus grave des crimes contre l’humanité : le génocide.

 

Marc MICHEL

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[1] Déclaration d’Emmanuel Macron à Alger le 15 février 2017 (Le Monde, 18 février). La presse n’a pas manqué de noter l ‘évolution du discours officiel depuis le voyage de Nicolas Sarkozy en Algérie en décembre 2007 au cours duquel celui-ci il avait bien reconnu des « crimes de guerre » en Algérie mais non des « crimes contre l’humanité ».

[2] 1884, 1606,1929,1949.

[3] Promulgué e 1er mars 1994.

[4] L’Histoire, mensuel,168, juillet-août 1993.

[5] Journal officiel de la République française, Débats parlementaires, Assemblée nationale, Année 1968, n°43, mercredi 24 juillet 1968. Le vote fut acquis par 269 voix contre 156 à l’issue de débats houleux en pleine crise politique de 68.

[6] En France, quatre lois :  la loi « Gayssot » de1990 contre le « révisionnisme », la loi de 2001sur le génocide arménien, la loi « Taubira » de 2001 inscrivant la traite atlantique et l’esclavage désormais inscrits au registre des crimes contre l‘humanité et en 2005, la loi sur la présence française outre-mer. Rappelons que la première critique s’est manifestée par la pétition Liberté pour l’Histoire, lancée par 19 historiens don décembre 2005 dont Pierre Vidal-Naquet, en décembre 2005.

[7] Pierre Vidal-Naquet, ibid.

[8] Nicole DREYFUS, Jean-Louis CHALANSET, « Amnistie et imprescriptibilité » Entretiens avec Alain Brossat et Olivier Le Cour Gandmaison, Lignes ,2003/1, n° 10, p. 65-74

[9] Pour mémoire, la déclaration provocatrice de Bouteflika, alors président de la République algérienne, en 2005, évoquant les « fours » et parlant de « génocide » à propos du « règne colonial français » en Algérie (cf. Le Monde, 12 mai 2005).

[10] Voir à ce sujet, la vigoureuse mise au point de Pierre VERMUREN dans sa «Tribune» publiée dans Le Figaro, du 1er mars 2021, à propos de l’accusation de «génocide» en Algérie, portée contre la France par le président turc Erdogan en février 2021.

[11] Marc FERRO, Le livre noir du colonialisme..., Robert Laffont, 2003, Hachette Littératures, 2004.

[12] Olivier LE COUR GRANDMAISON, Coloniser, exterminer, Sur la guerre et l’État colonial, Fayard, 2005.

[13] La  Conférence de Durban fit partie des grandes conférences internationales organisées par l’UNESCO depuis la Seconde Guerre mondiale ; elle réunit 170 délégations  en 2001 à Durban en Afrique du Sud,  contre le racisme, la discrimination et l'intolérance » mais déboucha sur des dénonciations enflammées du  sionisme et de la politique israélienne, le soutien des Palestiniens, , la reconnaissance de l’esclavage par les Européens comme crime contre l’humanité des traite européenne, des demandes de réparations, l’association de la domination étrangère (coloniale) et de la dégradation de la condition des femmes  etc...

[14] En particulier Henri BRUNSCHWIG, « Colonisation, décolonisation : essai sur le vocabulaire usuel de la politique coloniale » in Cahiers d’Eudes africaines, n°1, 1960, p. 44-54.

[15] Marc FERRO, Le livre noir du colonialisme..., op. cit. p. 9-10, note 1 : « Entre ces régimes (nazisme et communisme) il existe une parenté qu’avait bien repérée le poète antillais Aimé Césaire, au moins en ce qui concerne nazisme et colonialisme : ‘Ce que le très chrétien bourgeois du XXe siècle ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, c’est le crime contre l’homme blanc (...) d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique. ‘ A la conférence de Durban en 2001, ne les -t-on pas examinés comme de crimes contre l’humanité ? »

[16] Jean FREMIGACCI, Joseph GAHAMA, Sylvie THENAULT, Jean-Pierre CHRETIEN, L’anticolonialisme, cinquante ans après, Autour du livre noir, Afrique et Histoire, 2003/1, vol. 1.

[17] Daniel LEFEUVRE, Pour en finir avec la repentance coloniale, Flammarion, 2006 ; comptes rendus par Hubert Bonin et Jacques Frémeaux dans Outremers, 2007, 354-355, p. 354-357.

[18] Hannah ARENDT, Les origines du totalitarisme, L’Impérialisme, Points Essais, Fayard, éd.1982, p.20-21.

[19] Marc MICHEL, Essai sur la colonisation positive, Affrontements et accommodements en Afrique noire, 1830-1930, Perrin, 2009, Cr par Philippe Laburthe-Tolra dans le Journal des Africanistes, 79-2, 2009 ; Stéphane Audoin-Rouzeau, La Vie des Idées, septembre 2009.

[20] Jacques FREMEAUX, De quoi fut fait l’empire, les Guerres coloniales au XIXème siècle, CNRS éd. 2010, p. 325 sq.

[21] Marc MICHEL, Gallieni, Fayard, 1990. « L’action vive est l’exception ; l’action politique est de beaucoup la plus importante… » ( Principes de pacification et d’organisation… in Trois colonnes au Tonkin,1899.)

[22] Cf. René PELISSIER, Les Guerres grises. Résistances et révoltes en Angola (1844-1941), Orgeval, Pélissier, 1989.

[23] Jacques FREMEAUX, De quoi fut fait l’empire...op.cit., p. 461 sq. La violence des conquis...

[24] Marc MICHEL, La Mission Marchand,1895-1899, Mouton, 1973, p. 116 : Papiers Baratier AN 89 AP3, Souvenirs inédits.

[25] Frederick D. LUGARD, The Dual mandate in British Tropical Africa, Londres, 1922.

[26] Catherine COQUERY-VIDROVITCH, Évolution démographique de l’Afrique coloniale, pp. 743-7755. In Le livre noir…, op. cit.

[27] On cite souvent la célèbre interpellation de Clemenceau à Jules Ferry à l’Assemblée nationale le 31 juillet 1885, parce qu’elle allait contre l’opinion dominante, justement : « Races supérieures ? races inférieures, c'est bientôt dit ! Pour ma part, j'en rabats singulièrement depuis que j'ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande parce que le Français est d'une race inférieure à l'Allemand…»

27 Cf. BOUDA ETEMAD, La Possession du monde, poids et mesures de la colonisation, Complexe,200, p. 132.

[29] Elikia M’BOKOLO, Le temps des massacres, in Le Livre noir, op. cit..p. 596 ; Isidore NDAYWE è NZIEM, Histoire générale du Congo, De l’héritage ancien à la République Démocratique, Paris, Bruxelles, ed. Duculot, 1998, p.333.

[30]  Cette extension de la violence en Amérique du Sud est d’ailleurs au cœur du roman de Mario Vargas LLOSA, Le Rêve du Celte, Paris, Gallimard, 2011.

[31] Isidore NDAYWE è NZIEM, Histoire générale du Congo, De l’héritage ancien à la République Démocratique, Paris, Bruxelles, ed Duculot, 1998, p.333.

32 Ibid., p. 406 ; stagnant autour de 10,3 millions de 10,3 millions d’habitants durant les années 20, elle commence à remonter dans les années trente, et ne décolle seulement que dans l’après seconde guerre mondiale et avec l’indépendance.

[33] Cf. article « Famine de 1899 au Kenya central » dans l’encyclopédie en ligne Wikipedia.

[34] Jacques FREMEAUX, op. cit. p. 477.

[35] Catherine COQUERY, Le postulat de la supériorité blanche de l’infériorité noire, in Le livre noir, op. cit. , PP. 863-917.

[36]  Maurice DELAFOSSE, Les Noirs de l’Afrique, Paris, Payot, 1921, p. 12 Citation complète dans notre ouvrage, Essai sur la colonisation positive, Affrontements et accommodements en Afrique noire, 1830-1930, Paris, Perrin, 2009.

[37] Expression employée par Françoise Chandernagor dans sa critique des lois mémorielles.

 

 

 

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22 février 2023

les films «ALN à Oran» et «arrestation pillards par l'ALN», Jean-François PAYA

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commentaires sur les films «ALN à Oran»

et «arrestation pillards par l'ALN»

Jean-François PAYA

 

Ci-joint deux films «ALN à Oran» et «arrestation de pillards par l'ALN».

L'ALN vient d’entrer le dimanche 8 juillet 1962 en Oranie. Vous remarquerez les camions privés réquisitionnés dans le secteur Tlemcen, Témouchent où je me trouvais en disponibilité depuis plusieurs semaines pour tester officieusement les positions de l’ALN Oujda sur base de Mers-el-Kebir pour la Marine Nationale.
Il s’agit donc d’un donc d'un billard à 3 bandes entre OAS/FLN et militaires français.

Je confirme être entré à Oran le dimanche 8 juillet avec mission du sous-préfet français toujours en poste pour rechercher 2 amis instituteurs disparus le 5 juillet (pas retrouvés !).

* Pour la répression des «émeutiers», c’est un simulacre de sanction. On a revu des individus libres ensuite se pavaner dont le fameux Attou chef FLN (prime deux bijouteries considérés comme «biens vacants»).

Sur le lieu ferme «pont St-Albain" près d’Oran on y voit le capitaine Bakhti (frère de Nemiche, surveillant général au lycée Ardaillon) bien connu, qui fait l'article (taqîya) aux journalistes !

Jean-François PAYA

- film «Avec l'ALN à Oran»

- film «Arrestation de pillards par l'ALN»

 

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31 janvier 2023

le dernier livre de Sylvie Thénault sur Amédée Froger (Jean Monneret)

Amédée Froger 1955
Amédée Froger, 1955

 

Première Partie

le dernier livre de Sylvie Thénault 

Jean MONNERET 

 

Sylvie Thénault a fait paraître  un nouveau livre (1), fruit d’un gros effort de documentation et d’analyse. Elle veut éclairer un double évènement historique : l’assassinat d’Amédée Froger, Président de la Fédération des Maires d’Algérie et ses obsèques qui furent l’occasion d’une vaste manifestation des Algérois, le 29 décembre 1956.

Plusieurs milliers d’entre eux suivirent, à pied, son cercueil depuis le haut de la rue Michelet jusqu’au cimetière de Saint-Eugène, à l’autre bout de la ville.

Cet enterrement fut malheureusement accompagné de regrettables exactions aveugles contre des passants musulmans, commises par une faible, mais bien nuisible, minorité d’égarés. L’immense majorité du cortège garda une attitude digne et manifesta sa réprobation à cet égard.

L’historienne part de ces journées tragiques pour tracer un portrait à charge d’Amédée Froger. De plus, et sans surprise, elle rattache les exactions commises contre des musulmans à un racisme colonial, imprégnant, selon elle, les mœurs et les institutions de l’Algérie, à l’époque française.

analyses partiales

Malgré le déploiement minutieux de références bibliographiques et documentaires, (elle va jusqu’à étudier l’urbanisme dans l’Algérie de 1956), ses analyses sont à nos yeux, décevantes. Elles semblent partiales et mènent à des conclusions stéréotypées bien entendu conformes à son anticolonialisme revendiqué. Certains chercheurs ne trouvent que ce qu’ils ont envie de trouver.

Dans ce premier article, nous nous bornerons à étudier la méthode de l’auteure. Nous aborderons ultérieurement le contenu central de son livre. 

Née à la fin des années 1960, Sylvie Thénault n’a pas connu la société qu’elle prétend décrire. Certes, l’historien doit souvent étudier un univers et une époque qu’il n’a pas connus ; ceci n’est pas un obstacle à des analyses valables. Il reste néanmoins très difficile de restituer les mentalités voire l’esprit d’un temps révolu.

L’abondance comme la qualité des documents et des témoignages utilisés peut pallier cette difficulté. C’est clairement ce qu’a voulu faire l’auteure. Mais à trop vouloir prouver…

Ainsi notre historienne semble mal interpréter la distinction opérée alors entre les européens et la population indigène d’Algérie couramment appelée les musulmans. De sorte que ces derniers deviennent sous sa plume : les «dits musulmans»

Elle va jusqu’à écrire ceci : «Les huit millions d’Algériens» (sont) officiellement appelés musulmans, dans le but de leur dénier le droit à la nation qu’ils réclament» (2).

Madame Thénault formule là une sienne conception préconçue et préétablie, bien assortie à son anticolonialisme de principe mais que l’on peut tenir pour inexacte (3).

Outre qu’il est plus que discutable d’imaginer qu’en ce temps-là huit millions d’Algériens réclamaient une nation, il est archiconnu que les autochtones algériens n’étaient pas «appelés musulmans ou dits tels» Ils se désignaient ainsi eux-mêmes, non sans fierté parfois.

 

Tribunal du cadi, Ouargla
Ouargla, place du Bureau arabe et Tribunal du cadi

 

contre-sens anachronique

Le laïcisme de l’auteure se conjugue ici à une appréciation contestable de l’état d’esprit de la population autochtone pour produire un parfait contresens. Elle oublie en effet que la majorité des habitants de souche nord-africaine, comme on le disait parfois, avait effectivement un statut juridique découlant du droit coranique.

Ainsi existait-il des tribunaux musulmans, les mahakam, des avoués musulmans, les oukla et des avocats, les bogadawat ou muhamiyin. Les uns et les autres étaient chargés de régler les contentieux et de protéger les biens et les droits des personnes selon les codes et la jurisprudence coraniques. Y voir aujourd’hui une discrimination est un pur non-sens. La masse de la population concernée ne voulait, ni ne pouvait être régie par des principes autres. Le système avait donc pour objectif fondamental de respecter son identité.

Ceci est difficile à comprendre pour certains Français formatés par le jacobinisme centralisateur et uniformisateur. Localement, la nécessité de ce double système paraissait aller de soi. Certes, rétrospectivement, il paraîtra discutable aux partisans de la République une et indivisible. Ceci appelle deux remarques :

Premièrement, le régime républicain ne fut vraiment instauré en Algérie qu’à partir de 1870 (4). Le statut de droit local musulman fut donc un héritage des régimes monarchiques précédents et de l’Empire, lesquels ne voyaient nullement en les musulmans des citoyens français potentiels. On sait même que Napoléon III nourrit longtemps un projet de Royaume Arabe.

Deuxièmement et surtout, la IIIe République et ses chefs les plus prestigieux, Jules Ferry, Gambetta, Jules Cambon, Jules Favre, Adolphe Crémieux, Jules Simon, Ernest Picard, Herriot plus tard et tant d’autres s’accommodèrent parfaitement de ce système.

Toutes ces grandes pointures républicaines ne s’y opposèrent pas. À eux comme à d’autres, l’accession de la masse musulmane à la pleine citoyenneté paraissait devoir être le fruit d’une longue évolution. Qui leur fera un procès en manque de républicanisme ? Qui les chargera de racisme et de discrimination ?

Encore faut-il rappeler qu’après la Grande Guerre, d’importantes réformes furent accomplies en matière de citoyenneté musulmane. Clémenceau et Georges Leygues rendirent possible, par une loi de 1919, l’accession de certains musulmans à la pleine citoyenneté française.

En sorte que malgré l’échec du projet Blum-Viollette en 1937 mais grâce à l’ordonnance de 1944 et même, en partie, grâce au Statut de 1947, l’Algérie de 1956 comptait un nombre non négligeable de musulmans jouissant, par décret mais aussi par choix personnel, de la pleine citoyenneté. Ils n’étaient pas régis par le droit coranique mais par le strict droit commun français.

L’ironie de l’Histoire est que plusieurs chefs indépendantistes eux-mêmes, entraient dans cette catégorie. Personne n’en parle bien entendu.

Aujourd’hui, avec le recul, on peut estimer que de solides réformes eussent été nécessaires que cette société a trop tardé à réaliser, quand elle ne les a pas repoussées.

Cette erreur a été payée au prix fort. Par des gens qui n’en étaient pas responsables.

Il est bien sûr facile à présent de crier à la discrimination et de dénoncer un «racisme institutionnel». Mais cela reste, historiquement parlant, très hasardeux et mériterait, au minimum, de sérieuses nuances. 

une société incomprise par Sylvie Thénault

D’autres considérations, égrenées tout au long du livre appellent des réfutations. Madame Thénault comprend mal cette société qu’elle ramène constamment à ses vues réductrices et à son anticolonialisme assumé.

Prenons un exemple. Page 35, elle évoque divers témoignages archivés relatifs au meurtre d’Amédée Froger. Voici ce qu’elle écrit : «Dans cette Algérie où la possession des armes semble banale (chez les Européens), un jeune contrôleur des Contributions se saisit du pistolet automatique qu’il doit porter constamment en raison de ses "fonctions»". On notera les guillemets à ce dernier mot. De toute évidence, Sylvie Thénault ne comprend pas qu’un contrôleur, exerçant ce métier, porte une arme.

Peut-être croit-elle que dans l’Algérie d’alors ces fonctionnaires exigeaient taxes et impôts l’arme au poing. D’autres penseront plus généralement que les Pieds-Noirs sont armés pour soumettre les Algériens musulmans à leur domination. Certes l’historienne n’écrit pas cela mais ses remarques à la volée peuvent avoir cette portée.

Elle oublie simplement qu’en décembre 1956, beaucoup de Pieds-Noirs sont armés car, le 20 juin précédant, le FLN a ordonné à ses commandos dans la capitale d’abattre tout européen entre 18 et 54 ans. Chaque Pied-Noir sait donc qu’il est une cible. Tous n’ont pas l’intention de se laisser tuer.

D’où viennent ces armes plus ou moins abondantes ? Elles sont un résidu de la Seconde Guerre mondiale. La génération de nos pères a été surmobilisée à partir de 1942 (5) pour débarquer en Europe et y écraser le national-socialisme et le fascisme. En 1956, presque tous les hommes de cette génération sont des anciens combattants. Beaucoup ont gardé des armes et elles circulent. L’auteure semble tout ignorer de cela.

D’autres points caractéristiques appellent des réserves.

Madame Thénault dresse d’Amédée Froger un portrait sans aménité, peu surprenant de sa part.

Froger, 1937
L'Écho d'Alger, 25 septembre 1937

un portrait d'Amédée Froger

Dans sa jeunesse, il fut dreyfusard. Il n’a pas été vichyste. Attentiste au début tout au plus, il s’est opposé ensuite à Darlan. Ceci ne l’empêche pas d’être sévèrement épinglé, pour tout ce qui concerne Boufarik et la Fédération des Maires d’Algérie.

Encore une chose que l’auteure ne cherche guère à comprendre. Les hommes de ce temps croyaient à la France et à l’Empire. Pour eux, sans l’Empire, la France serait devenue une puissance moyenne voire très moyenne. Aujourd’hui ceci paraît dépassé. Encore que...

Froger était de ceux qui voyaient en l’Empire français un moyen de résister à la domination germanique. Pour cela, à leur niveau, ils agissaient, au jour le jour, pour que la Patrie conserve ses avantages et son influence en Algérie, en Afrique et ailleurs.

Il est donc Radical comme nombre de ses contemporains. Sans être franc-maçon précise sa famille (6). Chose inhabituelle dans le milieu politique algérien où les attaches maçonniques étaient plus que courantes.

Entré en politique dès 1925, Froger est perçu comme un «ancien». Il est respecté, une haute personnalité qui a reçu le Président de la République en 1930, Vincent Auriol plus tard, De Gaulle à l’époque du RPF et Mitterrand en 1954 .

Madame Thénault détaille avec une relative objectivité ses activités, qui ne sont pas toutes politiques, et, s’étendent largement au champ économique et social.

Maire de Boufarik, Froger et sa municipalité célèbrent le «génie colonisteur» français à propos du défrichement de la Mitidja et de l’assèchement des marécages putrides qui en faisaient un lieu dangereusement insalubre. Un vaste monument de 45m de long exalte cet exploit.

Naturellement, ceci n’impressionne pas du tout notre historienne qui écrit que «la réussite agricole coloniale est entachée d’illégitimité par la spoliation originelle» (7).

Elle conteste en outre à Froger le droit d’être appelé Président des Maires d’Algérie. Il ne l’était en effet qu’à tour de rôle ; la centralisation algéroise jouant en sa faveur. Il n’y a pas là de quoi fouetter un chat mais l’auteure tient ce point pour important. Elle juge que Froger était l’objet d’un culte de la personnalité à bas bruit. Il est servi par une stratégie de communication bien organisée par ses soins. «Méthodiquement», précise-t-elle.

Assez curieusement, elle pense en trouver la preuve dans un fait précis mais qui paraît pourtant fort mince. Pensez donc : un témoin algérien de cette époque, interrogé en 2015 à une émission de la radio algérienne, parle de Froger comme du Président de la Fédération des Maires d’Algérie. En français ! Alors qu’il est arabophone ! Ça alors ! Que voilà un argument solide !

J’ignore quelle connaissance a Mme Thénault de l’arabe dialectal algérien, la Darja Dziria (8) mais chacun sait qu’il regorge de mots et d’expressions françaises parfois déformées.

(Dans un second article nous reviendrons sur le meurtre d’Amédée Froger).

Jean Monneret

assassin du président Froger

 

1 - Cet ouvrage porte un titre affligeant : Les Ratonnades d’Alger, 1956 (éd du Seuil, février 2022). Personnellement, je me refuse à utiliser ce terme ignoble désignant des actes ignobles. Je ne contribuerai pas à le populariser et j’invite tout un chacun à en faire autant.
2 - Op. cit., p. 30
3 - On ne comprend pas la guerre d’Algérie si l’on imagine l’ensemble du peuple algérien derrière les indépendantistes.
4 - Si l’on excepte la brève parenthèse de 1848.
5 - 170 000 européens d’Algérie et du Maroc ont combattu aux côtés des Alliés. Pourcentage considérable pour une population d’environ 1 500 000 personnes.
6 - Émilie Chartier, Mémoire de Maîtrise à Paris IV Sorbonne, dir. Jacques Frémeaux.
7 - Op. cit. p. 60. Il y aurait beaucoup à dire sur ce raccourci.
8Et oui, de nos jours encore, un train se dit chmindifir et pas forcément qitar, une gare langar et pas mahatta, un hôpital sbitar et pas mustaschfa. Aujourd’hui encore encore, on entendra semana pour semaine conjointement avec usbu’, ou familia  concurremment avec ayla. On pourrait multiplier les exemples.
  

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9 février 2023

Secours de France, au service des oubliés de l'histoire

Secours de France 60 ans

 

Secours de France

au service des oubliés de l'histoire

 

Le Secours de France a été créé en août 1961 pour faire face aux tragédies causées par la fin de l'Algérie française.
Grâce au dévouement sans faille de sa fondatrice Clara Lanzi, ses soutiens et donateurs ont très concrètement aidé des milliers de personnes : familles des militaires emprisonnés ou en fuite, pieds-noirs devant se reconstruire un avenir en métropole, prisonniers pour cause d'activités "subversives" et surtout Harkis rapatriés grâce à leurs officiers, mais parqués en France dans des conditions indignes.

Au fil des années, le Secours de France a adapté ses actions aux exigences complémentaires que les circonstances faisaient apparaître. Ses trois missions actuelles, venir en aide aux oubliés de l'histoire, préparer l'avenir et rétablir la vérité, lui permettent de contribuer, modestement mais efficicacement, à ce qui constitue depuis l'origine le cœur de son engaement : la défense de notre patrie et de la civilisation chrétienne qui l'a façonnée.

C'est parce que ces missions sont jugées d'une évidente actualité par des donateurs qui se sont renouvelés et accrus que, soixante ans après sa création pour répondre à un drame ponctuel de notre histoire, le Secours de France continue d'exister.

Ce livre permettra à ses lecteurs de comprendre pourquoi.

Secours de France 60 ans

Secours de France Roger et Daniel

 

Secours de France
29, rue de Sablonville
92200 - Neuilly-sur-Seine
https://www.secoursdefrance.com/

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4 octobre 2023

Pierre Vermeren et Julie d'Andurain, L'Empire colonial français en Afrique

Vermeren Empire colonial français en Afrique


L'Empire colonial français en Afrique


Pierre Vermeren, Julie d'Andurain, et alii

 

Présentation de l'éditeur

Cet ouvrage, conforme au programme du Capes et de l'agrégation, permettra aux candidats d'avoir une vision globale de la question, sur ce second âge colonial français.
Les auteurs traiteront la question à travers trois angles : les Afriques coloniales de la France,  les grandes politiques coloniales de la France en Afrique et  l’Empire emporté dans les guerres jusqu’aux indépendances.

Sommaire

Introduction.  «Le second âge colonial français  : ambitions, moyens et déceptions»

A. Les Afriques coloniales de la France
I. La matrice algérienne du second empire colonial français.
Encadrés 1 et 2 : La conférence de Berlin + Un islam colonial 
II. Création AOF et AEF, des colonies sans peuplement
Encadrés 3 et 4  : Faidherbe + le ministère des Colonies. 
III. Les îles et l’océan Indien.
Encadré 5 et 6  : Ranavalona III + la lutte contre l’esclavage
IV. Les protectorats d’AFN.
Encadrés 7, 8 et 9  : Lyautey + Mohammed V + Bourguiba.

B. Les grandes politiques coloniales de la France en Afrique.
V. L’armée d’Afrique, les troupes de marine et la Coloniale.
Encadrés 10, 11 et 12  : Gouraud + Abdelkrim + le lobby colonial.
VI. Le Sahara, conquête, unité, cohérence ?
Encadrés 13 et 14  : Samory Touré + les Méharistes.
VII. École et formation des élites.
Encadré 15  : Les missionnaires et les pères blancs
VIII. Le rôle premier de la marine et de la mer dans les économies coloniales. Encadrés 16, 17 et 18  : La compagnie Paquet + le port de Dakar + Bordeaux
IX. Minorités et peuples impériaux en Afrique  :  Kabyles, Corses, Libanais, Sénégalais.
Encadré 19 : La politique berbère de la France ?

C. L’Empire emporté dans les guerres jusqu’aux indépendances
X. La Première Guerre mondiale
Encadré 20 : Les travailleurs coloniaux en France
XI. La Deuxième Guerre mondiale
Encadrés 21 et 22  : De Gaulle et l’empire colonial + Le corps expéditionnaire en Sicile
XII. AEF et AOF de 1944 à l’indépendance
Encadrés 23 et 24  : Senghor Touré et Houphouët Boigny
XIII. La guerre d’Algérie
Encadrés 25, 26 et 27  : Messali Hadj, Ferhat Abbas, Les accords d’Évian

Conclusion.  L’Empire, projection de puissance d’une France qui s’affaiblit ?

 

Vermeren   d_Andurain

 

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16 septembre 2006

Tribune sur les enjeux du passé colonial et les usages publics de l'histoire (Claude Liauzu)

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Sous le casque, Roland Dorgelès, 1941

 

tribune sur les enjeux du passé colonial

et les usages publics  de l’histoire

Claude LIAUZU

 

La Société française d’histoire d’outre-mer (SFHOM) et l'association Études Coloniales ont accepté l’ouverture d’un débat sur leur site sur le thème des enjeux du passé colonial et des usages publics de l'histoire

Vous trouverez ci-dessous le texte engageant ce débat, qui a bénéficié de lectures de Myriam Cottias, Gilles de Gantès, Gilbert Meynier, Jean Marc Regnault, Colette Zytnicki en particulier. Merci de le faire connaître et de participer aux échanges qu’il souhaite favoriser 

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Les mines du roi Salomon,
Rider Haggard, 1951

 

Tentative de procès en négationnisme contre Olivier Pétré Grenouilleau sous le prétexte de la loi Taubira dénonçant l’esclavage comme crime contre l’humanité, loi du  23 février 2005 imposant d’enseigner le «rôle positif» de la colonisation, insultes du maire de Montpellier contre les «trous du cul d’universitaires», du ministre des Anciens Combattants contre les «prétendus historiens», stèles à la gloire de l’OAS de Nice à Perpignan, procès de la France «Etat colonial» par les Indigènes de la République («la gangrène coloniale s’empare des esprits») : ces quelques péripéties récentes en disent long sur les enjeux actuels du passé colonial.

Il est important de ne pas s’enfermer dans les confins exotiques et marginaux de «l’histoire de France», donc de rappeler qu’il ne s’agit pas là d’une exception, mais d’un problème général de la discipline. Il y aurait tout intérêt à comparer avec d’autres réalités (Vichy…), avec d’autres situations internationales. Cela permettrait de faire ressortir des aspects spécifiques dans le «nouveau régime de mémoire». Après une longue  amnésie officielle, qui a favorisé les guerres de mémoires de minorités, les interventions  de l’Etat (reconnaissance de la réalité de la guerre d’Algérie en 1999, commémorations, mémoriaux…), parfois désordonnées, se multiplient. Ces usages et mésusages publics de l’histoire ont soulevé les inquiétudes et la colère des historiens, que plusieurs pétitions de défense et illustration de la discipline ont exprimées. Mais les difficultés, le désarroi des profs du secondaire dans certaines situations demeurent le plus souvent non dits ou font l’objet d’amplifications partisanes.

Alors que les spécialistes s’accordent sur les faits majeurs - sinon sur leur interprétation du moins sur les règles du débat -, la tyrannie des mémoires (et des amnésies) implique les historiens, qu’ils le veuillent ou non. Or ils n’ont pas assez réfléchi à ces réalités. Comment fonctionnent les mémoires ? Pourquoi leurs variations ? Quels rapports entre mémoires et histoire ? La multiplication des «initiatives mémorielles» de l’Etat, des collectivités locales, des associations, des médias, – auxquelles les chercheurs sont invités à participer comme experts - pose aussi le problème des relations avec les politiques. Problème consubstantiel de la discipline, mais qui se pose en termes nouveaux : nous ne sommes plus dans le monde de Michelet et Lavisse, des nations conquérantes.

Ces questions ne concernent pas que l’Hexagone, mais aussi les sociétés autrefois colonisées et leurs pouvoirs, et donc les rapports des historiens français avec leurs partenaires. Le président algérien a fait de l’exigence de repentance par Paris un cheval de bataille. La surenchère victimaire, comme le refus de toute histoire critique du fait national ou colonial, nient des enjeux tels que la pluralité, les métissages, le passé à partager. Il n’y a pas de rue Hô Chi Minh, ni Abd el-Kader, ni même Senghor  à Paris, et Saint-Augustin ou Camus ne sont pas membres à part entière dans l’histoire de l’Algérie. Ce passé pluriel du Maghreb fait l’objet aussi de guerres de mémoires. Les drames du Rwanda, du Cambodge, du Proche Orient, les crises du tiersmonde impliquent les spécialistes.

Mais il y a un décalage entre des besoins d’histoire criants et leurs moyens. Le contraste entre les sollicitations dont est l’objet le passé colonial et sa marginalité institutionnelle et professionnelle est évident.


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Ébènes et ivoires,
Louis-Gérard Adinau, 1955

Ce décalage entre histoire «savante», histoire enseignée et besoins sociaux est l’une des causes du développement des initiatives extérieures à la profession, dont certaines sont de grande qualité, comblent des lacunes dues à l’académisme, et qu’on ne saurait traiter par le mépris ou des réactions corporatistes. Bonnes ou mauvaises, elle mettent fin au monopole de l’historien de métier : interventions des acteurs refusant le statut de simples «témoins» et revendiquant leur vérité, de journalistes d’investigation, interventions d’associations se réclamant des groupes sans passé, qui se comptent par millions (immigrants d’origine coloniale ou postcoloniale et leurs descendants, rapatriés, originaires des DOM TOM, réfugiés, harkis, anciens soldats…), interventions - militantes ou non - d’entrepreneurs de mémoires instrumentalisant souvent le passé. Les médias imposent leurs codes et leur rythme, la «docu-fiction» applique les recettes de l’histoire spectacle, du récit romancé jouant de l’émotion. L’air du temps, les goûts d’une partie du public favorisent des vulgates affirmant des certitudes – éloge ou procès de l’oeuvre coloniale - qui ont un impact important aux dépens de «l’histoire problème» de Marc Bloch et d’une vulgarisation de qualité.

Ces faits de mémoire nouveaux – et durables- appellent des interventions des historiens. Ils rappellent qu’ils ont une fonction sociale. L’ambivalence qui prédomine dans la société,  mêlant nostalgie du bon vieux temps, chauvinisme, mauvaise conscience, rancœur et souffrances empêche le partage d’un devenir commun postcolonial entre ceux qui constituent la société française, comme entre les sociétés liées par ce passé. Connaître ce passé, réconcilier ceux qui en sont les héritiers  est une des conditions de l’élaboration d’une identité cohérente pour le XXIe siècle.
Une telle constatation conduit à réfléchir aux conditions d’élaboration des savoirs et de leur nécessaire diffusion. Ce qui prédomine actuellement est un extrême émiettement – preuve d’élargissement et de renouvellement -, mais dont la rançon est la difficulté de fournir des vues synthétiques et des réponses assurées.

Cet ensemble de problèmes justifie l’organisation d’un lieu de débat.
Ce débat ne doit pas s’enfermer dans un cadre français dont les limites sont évidentes. Des comparaisons avec d’anciennes puissances coloniales (Grande-Bretagne, Italie, Japon), avec les études américaines s’imposent.
Les questions  ne peuvent pas non plus  être posées et moins encore résolues dans un dialogue des historiens occidentaux avec eux-mêmes, le colonisé d’hier demeurant objet du débat. C’est une histoire croisée de la situation coloniale, de ses héritages et prolongements qui s’impose, avec les écoles nationales qui ont accumulé des connaissances souvent ignorées au Nord. Avec aussi des passeurs de rives de plus en plus nombreux, des diasporas que les histoires nationales laissent sans passé, comme on dit sans papiers.

Claude Liauzu

 

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D'héroïsme et de gloire, Jean d'Esme, 1959

 

 

* iconographie : Amigos de Mocambique (Édouard Vincke)

 

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3 juin 2007

Corps et société en Guadeloupe (Harry Mephon)

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Corps et société en Guadeloupe

un livre de Harry MEPHON

 

- Corps et société en Guadeloupe, Harry Mephon, éd. Presses universitaires de Rennes, mars 2007.

 

Présentation de l'éditeur

De manière générale, les catégories pour penser les pratiques corporelles et sportives invitent à la perception d'un univers consensuel qui échappe aux aléas du monde social ordinaire. Ce livre opère une rupture, tout d'abord en fondant rigoureusement les rapports des activités corporelles avec les autres pratiques économiques, politiques et culturelles, ensuite en les enracinant dans une histoire de longue durée.
Ainsi, il ne s'agit plus de situer le fait sportif dans l'histoire supposée connue de la Guadeloupe mais de la repenser dans sa globalité à travers le prisme des pratiques corporelles. Le fait de privilégier le corps comme entrée pour étudier les rapports sociaux éclaire l'histoire d'une société d'abord soumise avec l'esclavagisme aux pires formes d'asservissements corporels.
L'étude des formes d'une culture incorporée permet de comprendre les rapports de domination mais aussi les résistances et les révoltes qu'ils suscitent. La genèse des pratiques sportives fonde les liens entre trois espaces de réalité historiquement constitués par celui de la culture somatique et respectivement par ceux du sport de masse et du sport de haut-niveau.
Par un retournement de sens, le corps outil de domination devient par l'excellence des champions guadeloupéens le moyen le plus visible d'une affirmation identitaire confrontée aux rapports de force établis par la métropole.

Biographie de l'auteur

mephon_harry Harry P. Mephon est docteur en Sociologie et professeur certifié d'Education physique. Ancien athlète de haut niveau, il est entraîneur d'athlétisme, prépare et entraîne un grand nombre de sportifs de haut niveau. Il intervient au SUAPS de l'université Antilles-Guyane.

 

 

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- Presses universitaires de Rennes : commander le livre

 

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Guadeloupe, Saint-Claude, allée du stade Ducharnoy

 

article de Harry Mephon

- "Le premier sélectionné olympique guadeloupéen : Maurice Carlton", Bulletin de la Société d'histoire de la Guadeloupe (Bull. Soc. hist. Guadeloupe), 2000, no124-25, pp. 13-19.

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Maurice Carlton (né en 1913),
sélectionné aux Jeux Olympiques de 1936 à Berlin

- Maurice Carlton

L'aventure olympique des sportifs guadeloupéens ne commence pas avec les champions récents. Alors que les sportifs guadeloupéens d'avant-guerre sont tombés dans l'oubli, même dans la mémoire insulaire, l'auteur tente de présenter l'élite sportive guadeloupéenne dans le contexte des revendications des années trente. Après une brève introduction sur la constitution et la transformation du champ sportif guadeloupéen, il décrit l'attitude de la France coloniale dans le contexte de la légitimation sportive des Noirs des années trente. Si les exploits de Maurice Carlton ouvrent la voie de la reconnaissance d'un capital sportif au niveau olympique, ce capital se vit à l'époque sans aucune volonté institutionnelle de le rentabiliser.

source

 

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Société des artistes antillais. 1er salon 1924.
Pointe-à-Pitre du 15 au 31 janvier ; auteur : Casse Germaine, 1924

(source, Caom)



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26 mai 2008

Victor Spielmann (1866-1938)

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Victor Spielmann (1866-1938),

un Européen d’Algérie

révolté contre l’injustice coloniale (1)

Gilbert MEYNIER

 

Fils d’un optant alsacien (2), Victor Spielmann arrive en Algérie en 1877 à l’âge de 11 ans. Son père parvient à obtenir un petit lot de colonisation à Bordj Bou Arreridj. Mais, comme nombre de petits colons, il mène une vie difficile sur une terre ingrate. En 1897, pour son fils qui lui a succédé, c’est la ruine et la saisie de ses biens. Cette expérience éprouvante contribue à faire de lui un révolté. Il va désormais mener une lutte de tous les instants contre «l’Administration», en fait contre ce système colonial dont il allait progressivement percevoir qu’il exploitait et opprimait davantage encore les Algériens de souche. Un temps cordonnier, puis représentant de commerce pour s’assurer le pain, il se lance aussi dans le journalisme. Toujours sur le qui-vive, il parcourt le bled pour dénoncer sans relâche la grosse colonisation, les banques et les puissants de la bourgeoisie coloniale.

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Bord-Bou-Arreridj au début du XXe siècle

Fin XIXe - début XXe siècle, particulièrement dans sa région – le Constantinois –, la défense des Européens de basse condition va volontiers de pair avec la dénonciation des Juifs, laquelle sous-tend la crise «autonomiste» créole de 1898 : les ressentiments sociaux sont exploités démagogiquement  par un «parti radical antijuif» dont le maire de Constantine Émile Morinaud est le dirigeant le plus en vue. A existé en Europe un antisémitisme populaire, qui a aussi été le fait de nombre de petits blancs d’Algérie : dans leur pré-carré dénommé français, ils voyaient dans les petits commerçants et artisans juifs, généralement fort pauvres, des rivaux auxquels le décret Crémieux (1870) avait indûment conféré la nationalité française (3).

Toutefois, indisposé par la compromission croissante des notables du parti antijuif avec les potentats de la bourgeoisie coloniale, Spielmann rompt en 1902 son compagnonnage politique avec eux. Reprenant sa liberté, il se consacre désormais aux problèmes de sa région. Avec quelques compagnons, il écrit dans de petits journaux locaux – L’Écho d’Aïn Tagrout, Le Cri des Hauts Plateaux, L’Avenir de Bordj Bou Arreridj... –, tout en militant politiquement selon un mode protestataire et en collaborant à de nombreuses œuvres sociales – syndicats agricoles, bibliothèques populaires, sociétés de secours mutuel, orphelinat du peuple…

Dans le même temps, ils se lie avec Gaston de Vulpillières, socialiste humaniste, libertaire et internationaliste, archéologue de l’antique Calcaeus Herculis (El Kantara), et défenseur passionné des Algériens misérables du Village rouge d’El Kantara parmi lesquels il vit. Dans son sillage, Spielmann étend de plus en plus ses activités à la défense des Algériens. En 1906, il collabore au journal algérois de Vulpillières, Le Croissant-El Hilal, «organe des revendications indigènes». Il contribue ainsi à aiguillonner les velléités de réformes entamées par le gouverneur général de l’Algérie Charles Jonnart et à soutenir cette haute figure «indigénophile» que fut le député de la Haute-Marne Albin Rozet. Il dénonce le Code de l’Indigénat de 1887, qui codifie la discrimination ; il dénonce sans relâche les abus de l’administration coloniale, qui molestent colons pauvres et «prolétaires indigènes», pour lui tous victimes d’un même système régi par les gros colons et les banques, en commerce avec quelques bachaghas acquis et intégrés au système. Fin 1910, Spielmann devient le collaborateur de Sadek Denden, à son journal L’Islam, le plus connu des journaux «jeunes-algériens».

 

correspondant du Cri de l'Algérie

De 1912 à la guerre de 1914, Spielmann est le correspondant pour l’Ouest Constantinois du Cri de l’Algérie, dirigé par Vulpillières. La grande dénonciation du journal est celle de l’imposition aux Algériens du service militaire obligatoire, institué par le décret du 31 janvier 1912, cela sans compensation aucune – «un scandale». Il ne réclame pourtant guère, à la différence de ses amis jeunes-algériens, le droit de vote : en société coloniale, il serait pour lui bafoué, et ne servirait qu’à affermir l’emprise d’une «bourgeoisie indigène» qu’il exècre. Aux côtés de son ami, lui aussi alsacien, Deybach, Spielmann est présent partout où des incidents entre recruteurs et conscrits se produisent – et ils sont légions.

Il témoigne : «Si nous, Alsaciens, nous plaignons des spoliations et des vexations dont nous sommes victimes de la part de l’Allemagne, que doivent dire les indigènes patriotes de leur Algérie, pour avoir été, sous prétexte d’insurrection, dépouillés de centaines de milliers d’hectares des meilleures terres, dans compter l’amende de guerre (4). Les Allemands, en 1870, se sont contentés de l’amende et d’une partie de notre territoire. C’est pour cela que je proteste contre toutes les injustices dont on les abreuve. Comment, avec de telles spoliations territoriales, vous trouvez tout naturel qu’on appelle les enfants des Indigènes sous les drapeaux pendant trois ans, au lieu de deux comme les nôtres, et sans compensation d’aucune sorte ? Mets toi à leur place, et, là, dis moi franchement ce que tu ferais de l’arme que ton spoliateur te confierait ? Il faut être insensé pour ne pas voir où nous allons. Si je réclame des compensations, ce n’est pas tant le bulletin de vote que je vise, car nous ne sommes pas mûrs nous-mêmes pour l’employer utilement, mais leur émancipation civile, afin qu’ils échappent à leurs tortionnaires administratifs» (5).

Spielmann dénonce inlassablement les trafics dont la conscription est l’occasion, qui enrichissent les agents de l’administration et des notables de telles grandes familles algériennes ; et aussi les spoliateurs des fellahs qui s’engraissent de la colonisation foncière, et leurs comparses, administrateurs de communes mixtes et autres «adjoints indigènes». Le ton du Cri de l’Algérie, violent, amer, souvent désespéré, est plus proche de la dénonciation libertaire que du socialisme marxiste. Les articles, toujours grinçants, jamais drôles, donnent un sombre tableau du Constantinois à la veille de la première guerre mondiale.

On perd la trace de Spielmann pendant la guerre, au lendemain de laquelle il se trouve proche des positions des communistes d’Algérie. Il dut un temps adhérer au parti, même s’il resta toujours marginal par rapport à lui, avant de s’en éloigner en 1925, puis de rejoindre formellement la SFIO. Il resta cependant un atypique. Ahmed Khobzi, l’instituteur communiste à qui le liait une solide amitié, disait de lui : «Il était trop rebelle pour accepter la discipline, trop anarchiste pour accepter un maître» (6). De fait, il avait baptisé le très modeste pavillon où il vivait avec sa femme Hélène Bonino, à Frais Vallon, au flanc de Bab El Oued, «villa Francisco Ferrer», du nom du célèbre militant anarchiste et anticolonialiste catalan, fusillé à Barcelone en 1909.

 

des dossiers nourris de chiffres surabondants

Spielmann n’en collabora pas moins à la Lutte sociale, devenue communiste après le congrès de Tours, dès 1921. Si nombreux étaient alors les communistes à n’être pas hostiles «aux aspirations d’indépendance coloniale», d’autres, dans l’inspiration de la motion de la section de Sidi Bel Abbès (1922), continuaient à coups d’arguments foncièrement coloniaux (7), à s’en tenir à des positions social-colonialistes. Sous l’impulsion du professeur d’histoire André Julien alors en poste en Algérie, Spielmann allait jouer un grand rôle pour étayer les dossiers tant réclamés par le futur grand historien du Maghreb, connu ultérieurement sous le nom de Charles-André Julien – il était alors communiste –, en vue d’argumenter les positions politiques sur le sujet, crucial, de la colonisation.

D’emblée, ses articles s’imposèrent. Malgré – ou grâce à – son style lourd et ses exemples ressassés, Spielmann faisait preuve de pédagogie. Toujours avec des dossiers précis, nourris de chiffres surabondants, il cherchait avec obstination à expliquer comment la France conduisait en Algérie une politique injuste et discriminatoire, affamant les «mesquines» (sic) et les maintenant dans l’ignorance. Notamment grâce à lui, exista un temps dans ce journal communiste un certain dialogue entre communistes, et aussi entre les communistes et tels porte-parole de l’Algérie algérienne.

L_Ikdam

Le journal de l’Émir Khaled, L’Ikdam – qui avait succédé à L’Islam d’avant guerre –, volontiers brocardé pour sa tiédeur à l’égard de la révolution bolchévique, fut pourtant de plus en plus ménagé grâce à Spielmann : ce dernier était de longue date l’ami de Khaled, et il devint son collaborateur politique (8) ; Spielmann acquit une véritable stature de trait d’union franco-algérien – il donna ce nom de trait d’union à son journal et à la maison d’édition qu’il fonda à cette époque. Ferhat Abbas eut pour lui ces mots :

«Victor Spielmann publiait La Tribune, et ensuite Le Trait d'Union. Ce courageux Alsacien, dont j’évoque avec émotion le souvenir, ancien colon de Bordj Bou Arreridj, prenait violemment à parti les pouvoirs publics, et dénonçait avec vigueur l’expropriation des Arabes et leur ruine. À certains égards, il était un des plus valeureux défenseurs de notre cause» (9).

 

avec l'émir Khaled

Spielmann cessa de collaborer à La Lutte sociale à l’été 1924, probablement au moment où il prit ses_mir_Khaled distances avec le PC. Mais il consacra l’essentiel de son activité, de 1919 à l’exil de l’émir Khaled [ci-contre], à l’été 1923 – et même au-delà, pendant sa relégation à Alexandrie –, au combat de ce dernier. Un grand nombre de textes en français du petit-fils de l’émir Abd El Kader furent en fait écrits par Spielmann : on retrouve dans la prose en français de Khaled les thèmes, les tics de plume, les textes hachés en paragraphes courts, caractéristiques de son mode d’écriture. Le texte de la conférence faite par Khaled à Paris les 12 et 19 juillet 1924, lors de son bref retour à Paris après la victoire du Cartel des Gauches – la seconde sous les auspices de l’Union intercoloniale communiste – fut publié à Alger à ses éditions du Trait d’Union. Et le texte de cette conférence ressemble fort à la pétition que Khaled avait adressée en avril 1919 au président américain Wilson pour plaider la cause algérienne : l’historien peut penser que, plausiblement, le texte de la pétition fut largement inspiré, sinon rédigé par Spielmann.

Dans L’Ikdam, Spielmann continua à écrire les mêmes articles dénonciateurs dont il était coutumier. À partir de 1922, au moment de la radicalisation de Khaled,  l’émir lui donne de plus en plus la parole. Il fut sans doute le plus fidèle de ses fidèles ; il popularisa sa figure de za‘îm algérien équivalent du za‘îm égyptien Saad Zaghloul. Après son exil, il ne cessa de clamer : «Nous ne cesserons de crier : rendez nous notre Émir, notre Zaghloul Pacha ! (10)».

De son exil oriental, Khaled maintint les liens avec Spielmann. En 1925, il le chargea d’examiner un projet de création à Alger d’un quotidien franco-arabe. Malgré ses efforts pour recueillir des fonds, le journal ne vit jamais le jour. Spielmann ne put que continuer son combat dans son Trait d’Union, fondé après la disparition de L’Ikdam, qui suivit l’élimination politique de Khaled ; mais sans l’émir, et sans non plus le compagnonnage de plume des communistes. Il tenta – mais sans succès – de mettre sur pied un cercle franco-nord-africain, cela sans aucune référence à la république des Soviets. Il publia en 1930 à ses éditions du Trait d’Union le premier livre de Ferhat Abbas, Le Jeune Algérien, qui fut simultanément publié à Paris aux éditions de la Jeune Parque.

 

plus tiers-mondiste que communiste

Dans les articles et les multiples brochures publiés par Spielmann, les républiques soviétiques ne sont jamais citées comme symboles du monde nouveau issu de la première guerre mondiale. Le sont au contraire d’abondance la Turquie, l’Inde, l’Égypte… Il fut en somme plus tiers-mondiste que communiste. Et le vocabulaire («serfs», «féodaux», «oligarchie», «ravageurs»…) renvoie davantage à un populisme révolutionnaire anarchiste qu’au marxisme-léninisme. Il parvint vaille que vaille a faire paraître Le Trait d’Union jusqu’en 1928, se débattant dans les difficultés financières, et en dépit de la collaboration de Ferhat Abbas. Il est un temps inquiété, et même, en 1925, emprisonné à Barberousse pour ses positions politiquement iconoclastes. Il doit continuer pour vivre, et pour faire vivre son journal et sa maison d’édition, à faire le représentant de commerce. Il collabore aux journaux socialistes Demain et Alger socialiste.

Les petites brochures qu’il fait imprimer à compte d’auteur pour s’y exprimer en toute liberté sont mal diffusées et se vendent mal. La Ligue des Droits de l’Homme, qui  tient congrès à Alger en 1930, fait sienne sa proposition de conférer les droits politiques aux Algériens. Il tente de donner au Trait d’Union un successeur sous le titre de La Tribune indigène algérienne, mais il ne parvint pas au total à publier plus de vingt numéros. Les notables algérois sur le concours financier desquels il avait cru pouvoir compter s’étaient dérobés.

Au surplus, s’il piétine, c’est peut-être aussi que ses perspectives politiques manquent de netteté. Certes son projet politique n’est pas la colonie du système colonial ; mais son tempérament est plus celui d’un dénonciateur que d’un politique au sens constructif du terme. Anticolonialiste, certes, Spielmann le fut, même s’il ne fut pas résolument un indépendantiste – rappelons qu’un grand nom comme Ferhat Abbas, en ce temps, ne l’était pas davantage. À mesure qu’en Algérie partis et organisations politiques se structurent, Spielmann apparaît de plus en plus isolé, et comme hors du temps. S’il émeut, il ne met pas en branle de mouvement politique construit et organisé. Et, s’il parle juste, tel Cassandre, il n’est guère écouté.

 

usé par une vie de combats

Il salue en 1936 le Front populaire et le Congrès musulman, mais il ne semble pas y avoir pris une grande part. Il a, il est vrai, 70 ans ; il est usé par une vie de combats. S’est-il attelé à la rédaction de ses mémoires, annoncés dès 1934 sous le titre Un demi-siècle de vie algérienne (1877-1934) ? Nul ne sait s’il y travailla vraiment dans le contexte désespérant de l’échec du Front populaire, du projet Viollette, et du Congrès musulman. L’ouvrage, en tout cas, ne parut jamais. À sa mort, selon certaines sources, Ferhat Abbas aurait été le légataire de ses archives, de sa bibliothèque, de ses luttes passées. Sa petite maison de Frais Vallon était il est vrai une prodigieuse bibliothèque sur l’Algérie, sa cave regorgeait des archives qu’il avait accumulées un demi-siècle durant.

Il fut salué, dans une notice nécrologique émouvante dans son Chihâb, par chaykh Abdel-Hamid Ibn Bâdis, comme «l’ange gardien (malâk hâris) du peuple algérien». Début 1954, La République algérienne de Ferhat Abbas rendit hommage à «un des tous premiers combattants pour la reconnaissance de la personnalité algérienne», «le précurseur méconnu du Manifeste du Peuple algérien», lequel avait d’ailleurs repris nombre de thèmes chers à Spielmann.

Au total, la figure d’un Victor Spielmann indique que le colonialisme fut bien, comme l’écrivit Jean-Paul Sartre, un système. S’il eut pour effet d’ériger une barrière de discrimination et de racisme entre humains – algériens colonisés et créoles colonisateurs –, existèrent aussi, des deux côtés, des humains pour vouloir abattre la barrière et appeler de leurs vœux un avenir conjoint de fraternité : le contentieux produit par le colonialisme ne fut pas, au fond, un conflit franco-algérien, même s’il put revêtir cet aspect simplifié. Ceci dit, les logiques à l’œuvre dans l’histoire ont finalement abouti à ce qui est advenu et que nous connaissons.

L’historien doit aussi honnêtement évoquer tous ces hors normes, tous ces atypiques, toutes ces forces qui tentèrent de donner une juste question politique à ce qui allait déboucher sur une des plus douloureuses guerres de libération anticoloniale ; ne serait-ce que pour faire connaître ce que fut, dans l’histoire de l’Algérie colonisée, toute la palette polychrome du divers historique, lequel ne se réduit jamais à ces binômes tranchés, gros de trop de ces simplismes qui, pour repaître d’abondance tant de pouvoirs et de mémoriels affrontés, devraient viscéralement répugner à la déontologie du territoire de l’historien.

Gilbert Meynier
Professeur émérite à l’Université de Nancy II

 

1 - Ce texte est une reprise, revue et  résumée de l’article biographique sur Victor Spielmann signé par Ahmed Koulakssis, Gilbert Meynier, Louis-Pierre Montoy et Jean-Louis Planche, publié dans la revue Parcours, n° 12, mai 1990, p. 89-98 (revue, fondée et animée, de 1983 à 1992, par Jean-Louis Planche, fondateur de l’Association pour un dictionnaire biographique de l’Algérie – ARDBA).  Il est en outre redevable à la monumentale thèse de Louis-Pierre Montoy, "La Presse dans le département de Constantine 1870-1918", thèse d’État, université de Provence, 1982, 4 vol. dactylogr., 2562 p., ainsi qu’à Ahmed Koulakssis, Gilbert Meynier, «Sur le mouvement ouvrier et les communistes d’Algérie au lendemain de la première guerre mondiale», revue Le Mouvement social, N° 130, janv.-mars 1985, p. 3-32 ; des mêmes, L’Émir Khaled, premier za‘îm ? Identité algérienne et colonialisme français, L’Harmattan, Paris, 1988, 379 p. ; Mahfoud Kaddache, Histoire du nationalisme algérien, 1919-1951, SNED, Alger, 1980-1981, 2 vol., 1113 p. ; du même, L’Émir Khaled. Documents et témoignages pour servir à l’étude du nationalisme algérien, OFUP/ENAL, Alger, 1987, 218 p ; Gilbert Meynier, «Colons de gauche  et mouvement ouvrier en Algérie à la veille de la Première Guerre Mondiale», revue Pluriel-Débats, n° 9 , 1977, p. 47-55 ; du même, «Le Sud-Constantinois en 1912 d’après Le Cri de l’Algérie», revue Hesperis Tamuda, 1971, vol. XII, p. 165-182.
2 - Alsacien ayant refusé de devenir allemand après l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne en 1871.
3 - Non sans les soustraire à leur loi religieuse, la loi mosaïque, et les faire régir par le Code civil de la République française – raison pour laquelle des Algériens juifs  protestèrent contre cette contrainte légale. Pour les Musulmans, une des pierres d’achoppement de l’obtention de la citoyenneté française fut, de leur côté, la question de l’abandon du statut personnel musulman, condition longtemps requise pour accéder à  la citoyenneté française.
4 - Allusion à la répression qui suivit la révolte de Mokrani-Bel Haddad de 1871.
5 - Le Cri de l’Algérie, 5 novembre 1912.
6 - Interviewé par Jean-Louis Planche à Paris en 1988 et 1990.
7 - «Le nationalisme n’est pas le socialisme» ; «les indigènes sont réfractaires au progrès» ; «l’Islam refuse l’instruction aux femmes», etc.
8 - L’Ikdam et La Lutte sociale étaient imprimés par la même imprimerie.
9 - Ferhat Abbas, La nuit coloniale, Julliard, Paris, 1962, p. 118.
10 - Le Trait d’Union, 5 décembre 1923.

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9 juin 2008

indépendance du Cambodge (1953)

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l’assassinat de Jean de Raymond,

dernier Commissaire de la République

au Cambodge,

et l’indépendance du royaume

Jean-Michel ROCARD

 

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Y a-t-il un lien entre l’assassinat de Jean de Raymond, (1907-1951), dernier Commissaire de la République au Cambodge, et l’indépendance du royaume ?

La presse française de l’époque a donné les détails suivants.

L'annonce de l'assassinat a paru à la une du Figaro 31 octobre 1951, accompagnée d’une photo de Jean de Raymond et en page 8 de la description des faits : découverte du corps ensanglanté le lundi 29 octobre à 16h10 dans une chambre du palais du Commissaire de la République à Phnom Penh. L’article de Jean-Marie Garraud déclarait : «L’amitié qui unissait M. de Raymond et le Roi du Cambodge, la confiance que lui témoignaient les personnalités et aussi les habitants les plus modestes du pays prouvent que la mission du représentant de la France a toujours été remplie avec la plus grande loyauté. M. de Raymond avait par son action personnelle permis la pacification en obtenant le ralliement de nombreuses bandes de rebelles ‘Khmer-Issaraks’. Sa mort tragique est une lourde perte pour la France et pour le Cambodge».

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la une du Figaro le 31 octobre 1951

Les obsèques eurent lieu à Phnom Penh (voir Le Figaro du 1er novembre 1951, p. 2) en présence du roi Norodom Sihanouk, du général de Lattre de Tassigny, Haut Commissaire de France et Commandant en chef en Indochine. Télégramme de M. Letourneau, ministre d’État (chargé des relations avec les Etats associés). Déclaration de M. Tran Van Huu, chef du gouvernement vietnamien : «Le nom du gouverneur de Raymond vient s’ajouter à la liste glorieuse des grands Français morts au champ d’honneur et tombés au service d’une noble cause».

Puis Le Figaro du 2 novembre en page 9, fait état de la déclaration du général de Lattre de Tassigny aux obsèques de M. Jean de Raymond : «En substituant cet ignoble assassinat au combat qu’il n’ose engager le Vietminh avoue sa faiblesse».

Le retour en France de la dépouille mortelle est annoncé dans la rubrique «Le Carnet du Jour» du Figaro du 26 novembre 1951 :
«Les cérémonies prévues aujourd’hui lundi 26 novembre aux Invalides à l’occasion du retour de la dépouille de M. le Gouverneur de Raymond, mort pour la France, auront lieu à 15 h au lieu de 14 h15».

Dans le Figaro du lendemain, à la page 9 un petit entrefilet annonce succinctement : «Le corps de M. de Raymond a été ramené à Paris», titre suivi d’un texte très court : «Un appareil militaire a ramené hier au Bourget la dépouille mortelle de M. Jean de Raymond, commissaire de la République française au Cambodge, assassiné par le Viet-Minh. La cérémonie aux Invalides a eu lieu en présence des membres de sa famille, d’Albert Sarrault, de Jean Letourneau, de la délégation du Cambodge et de nombreuses autres personnalités. L’inhumation a eu lieu ensuite à Vannes dans le caveau familial».

Bref, une fois l’inhumation passée, il n’a plus été question du dernier gouverneur français du Cambodge et son assassinat n’est même pas mentionné dans les livres d’histoire qui traitent de l’indépendance de ce royaume.

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de Lattre de Tassigny aux obsèques de Jean de Raymond

 

Le Haut Conseil de l’Union Française
Or, le même Figaro du 26 novembre fait état du retour du général de Lattre à Paris venu de Hanoï assister à la réunion du Haut Conseil de l’Union française, d’une réception cordiale dans un salon orné de drapeaux français, vietnamien, cambodgien et laotien. Définition de ce Haut Conseil : «Le haut conseil sera, par la collaboration de tous, l’organisme qui permettra de concilier, de façon pratique et acceptable pour chacun, la coopération et la souveraineté des États composants» (note de J-M R : ce Haut Conseil est créé pour trouver le moyen le plus rapide de donner l’indépendance aux deux royaumes cambodgien et laotien et de trouver une solution à la coopération franco-vietnamienne).

On apprend enfin dans le Figaro du 29 novembre à la page 10 que la dernière délégation (celle du Laos) est arrivée et qu’elle assistera à la première réunion du Haut Conseil de l’Union française ; on apprend également que les délibérations du Haut Conseil seront secrètes.

Enfin, dans plusieurs journaux de l’époque des informations sont données au sujet de la mise en place de ce Haut Conseil de l’Union Française (en particulier Le Monde des 14, 21, 27 et 30 novembre 1951) dont la première session se déroule à l’Élysée le 30 novembre sous la présidence de Vincent Auriol, Président de la République.

 

L’indépendance du Cambodge
Les livres d’histoire donnent très peu d’informations sur la façon dont le Cambodge a obtenu son indépendance. Beaucoup d’auteurs l’attribuent à la seule intervention de Norodom Sihanouk. Sans vouloir les contredire, je pense personnellement que c’est surtout l’assassinat du dernier Commissaire de la République au Cambodge qui a poussé les gouvernements français de l’époque à accélérer le processus d’obtention de l’indépendance et du Cambodge et du Laos - la France n’étant impliquée que dans une guerre franco-vietnamienne. Pour preuve, Jean de Raymond n’a pas été remplacé après sa mort alors qu’au moins un autre Commissaire de la République au Centre Vietnam a été nommé fin 1953, ou début 1954.

Dernière question : comment a été annoncée l’indépendance de ces deux royaumes ? Réponse : dans la plus grande discrétion ! Sachant que la date de la fête de l’Indépendance du Cambodge est le 9 novembre, j’ai cherché dans la presse française du mois de novembre 1953 ce qui avait été annoncé au sujet de cette fameuse indépendance. Et n’ai trouvé, dans Les Figaro des 5 et 16 novembre, que 2 références au Cambodge :

- Le Figaro du 5 novembre 1953, en page 8 ou 9 une dépêche datée de Phnom Penh le 4 novembre 1953 : «Le gouvernement royal vient de diffuser le programme des cérémonies qui marqueront le retour du roi, le dimanche 8 novembre. 101 coups de canon salueront le roi qui gagnera directement la salle du trône où une cérémonie religieuse de bienvenue se déroulera. Le lendemain (c-à-d 9/11/53) aura lieu une importante cérémonie militaire devant le palais royal en présence du roi, du haut commissaire M. Risterucci et du Général de Langlade. Le commandement militaire sera solennellement remis au souverain khmer qui prononcera à cette occasion un important discours en français et qui lancera une proclamation à son peuple».

- Le Figaro du 16 novembre 1953 mentionne le retour du Roi du Cambodge à Phnom Penh (Le Roi serait resté à Paris plus longtemps que prévu !) et une crise politique locale (démission du Premier Ministre Penn Nouth).

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Conclusion
Y a-t-il un lien entre l’assassinat  (29 octobre 1951) du dernier Commissaire de la République au Cambodge et l’indépendance du Cambodge et du Laos (19 et 22 octobre 1953) ? L’auteur de ce papier le croit et les articles de presse mentionnés ci-dessus semblent le prouver. Comme nous l’avons dit plus haut, le Haut Conseil de l’Union Française a été créé dès l’annonce de l’assassinat et deux ans plus tard (octobre 1953) ont eu lieu les signatures :

1) des Accords de transferts militaires franco-cambodgiens (Le Figaro 19 octobre p. 12). Bien que les accords aient été signés au Quai d’Orsay le 19 octobre en présence de Norodom Sihanouk, les cérémonies militaires, elles, n’ont eu lieu que le 9 novembre à Phnom Penh devant le palais royal.

2) du Traité d’Amitié et d’Association entre le Laos et la France, qui accorde l’indépendance totale au royaume (sous réserve du droit d’intervention militaire de la France). (Le Figaro, 21 octobre p. 7).

le Traité d’Amitié franco-laotien a en fait été signé le 22 octobre au Quai d’Orsay par le roi du Laos. Ce qui va dans le sens de notre thèse, c’est que dans le Figaro du 22 octobre 1953, à la une, un article intitulé : «Le Conseil des Ministres a décidé d’adresser une Note à Bao Daï et au gouvernement vietnamien. Cette note précise les principes suivis par la France pour l’indépendance des Etats Associés».

Le gouvernement vietnamien, voyant que la France donnait l’indépendance au Cambodge et au Laos, se montrait moins docile vis-à-vis de la puissance coloniale. Il ne faut pas oublier non plus qu’à l’époque les Américains exerçaient des pressions sur la France pour qu’elle se retire du Sud-Est asiatique (le Président Eisenhower a même refusé à la France un soutien militaire au moment du désastre de Dien Bien Phu)…

La fête de l’Indépendance au Cambodge est célébrée tous les ans le 9 novembre. La fête nationale du Laos commémore tous les ans le 2 décembre l’arrivée au pouvoir du «Pathet Lao» (1975).

Jean-Michel Rocard

 

 

 

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Le Figaro, 31 octobre 1951 (cliquer sur l'image pour l'agrandir)

 

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Jean de Raymond (1907-1951)

 

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14 avril 1951 à Pnom Penh, avec Norodom Sihanouk

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- vidéo : les obsèques à Phnom-Penh de Monsieur Raymond, commissaire de la République au Cambodge, Actualités françaises, 8 novembre 1951, 52' (ina.fr)

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obsèques de Jean de Raymond, 8 novembre 1951 (ina.fr)

 

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le général de Lattre aux obsèques de Jean de Raymond, 8 novembre 1951 (ina.fr)

 

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obsèques de Jean de Raymond, sortie de l'église, 8 novembre 1951 (ina.fr)

 

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à gauche Norodom Sihanouk, à droite de Lattre (ina.fr)

 

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obsèques de Jean de Raymond, 8 novembre 1951 (ina.fr)

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obsèques de Jean de Raymond, 8 novembre 1951 (ina.fr)

 

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Mise au point

Les propos de la rubrique «Commentaires sur Indépendance du Cambodge. Histoire officielle, histoire secrète» ci-dessus, exigent une mise au point devant des insinuations infondées et indignes.

Le Gouverneur Jean L. de Raymond, Commissaire de la République au Cambodge depuis mars 1949, a été assassiné le 29 octobre 1951 à l’Hôtel du Commissariat de la République par un domestique vietnamien engagé depuis un mois en remplacement d’un agent qui avait demandé son affectation à Saïgon.

Ce nouveau domestique n’avait pas été soumis au contrôle de sécurité du Commissariat. Or il avait adhéré au Comité des démarches du Viet-Minh de Phnom Penh depuis février, avait reçu une formation politique en mars et était inscrit au Parti communiste depuis septembre. Il s’associa un Chinois appartenant au même Parti, un autre Chinois et un boy vietnamien du Commissariat en vue d’effectuer l’attentat qui avait été décidé depuis plusieurs semaines par le chef de la Section de contrôle de ce Comité où il participa à une réunion le 28 octobre. Ce domestique vietnamien commit le crime le lendemain avec le Chinois pendant la sieste de Jean L. de Raymond et déroba des documents avant de  rejoindre le Nord Vietnam.

Les meurtriers ont été condamnés à mort par contumace par le Tribunal militaire de Phnom Penh, et le complice vietnamien du Commissariat, à dix ans de travaux forcés et vingt ans d’interdiction de séjour. L’identité des terroristes, les interrogatoires de ceux qui furent arrêtés par la police, les messages du Viet-Minh interceptés et les documents saisis par les services de sécurité français sont conservés dans les fonds des Archives nationales.

Le Viet- Minh félicita  «l’agent des cadres du Nambo» et donna l’instruction de ne pas divulguer l’information dans des zones dont les habitants «avaient quelque sympathie pour la politique khmérophile de M. de Raymond». Le meurtrier précisa qu’il n’avait pas agi par haine personnelle car «M. de Raymond  avait été un très bon maître, mais bien pour l’intérêt général et pour celui de la résistance ». L’assassinat aurait été «désapprouvé» par le Comité des cadres du Cambodge dont le chef, qui l’avait commandé, a été limogé.

Le Commissaire de la République s’était attiré la sympathie des Cambodgiens et celle des Indochinois avec qui il avait eu depuis longtemps à coopérer et à négocier, comme l’attestent de multiples témoignages. Cet attentat provoqua une grande émotion et «l’indignation unanime de tout le Royaume» selon les termes du Président du Conseil, notamment à Phnom Penh où le Commissaire de la République était très estimé et où sa bonté était connue, au point que sa confiance a été trompée.

Le roi Norodom Sihanouk pleura ; il rappela les «qualités de courtoisie et le sens élevé de l’humanité» dont faisait preuve le gouverneur de Raymond qui était «un des rares Français ayant toujours su lui dire avec courtoisie, la vérité, ce qui a évité beaucoup de déboires au Cambodge», et il témoigna : «son nom est intimement lié à l’indépendance de mon Royaume dont il est un des artisans français». Le Souverain le cita à l’ordre du Cambodge. Il voulut même faire supprimer, en signe de deuil, les cérémonies traditionnelles du «Tang Tôc» et il fit annuler les réjouissances populaires organisées devant le Palais et au Phnom.

La vie et l’œuvre du gouverneur Jean L. de Raymond, Mort pour la France, seront mieux connues grâce à sa biographie complète en préparation, qui en précisera les réalisations et présentera les témoignages utiles à l’histoire.

Jean-François de Raymond
fils de Jean L. de Raymond,
Docteur d’État-ès lettres et sciences humaines,
professeur d’université honoraire, ancien diplomate

 

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10 novembre 2007

Colonisations et répressions, XIX°-XX°siècles (colloque Sedet)

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Colloque International

Colonisations et répressions

XIXe - XXe siècles

Paris, 15-17 novembre 2007

 

 

Laboratoire Sedet – UMR CNRS 7135
Université Paris Diderot-Paris 7
Lieu du colloque :
Salle des Thèses – 2ème étage
Immeuble Montréal – 103 rue de Tolbiac / 59 rue Nationale
75013 PARIS

 

PROGRAMME

Jeudi 15 novembre 2007

13h30 - Accueil

14h00 – 18h30

Introduction : Chantal Chanson-Jabeur et Faranirina Rajaonah

1)    Les expressions de la répression brutale :

Rapporteur : D. HEMERY
T. Rakotondrabe (Univ. Toamasina) :  Les insurgés face aux militaires dans le district de Brickaville (Est de Madagascar) en 1947
• Catherine Coquery-Vidrovitch (Sedet)  (contribution écrite)  : Violence coloniale en AEF : Les “scandales du Congo” et ses suites
• Maher Charif (IFPO Damas) : Comment les Autorités du mandat britannique ont étouffé la révolte de 1936-1939 en Palestine
• Jean Martin (Univ.Lille) : La répression des mouvements de résistance aux Comores (1856-1891)
• Benjamin Stora  (Sedet/Inalco) : D’une répression à l’autre, le Nord Constantinois en 1945 et 1955
• Ouarda Siari-Tengour (Université de Constantine) : L’affaire Sidi Ali Bounab, septembre 1949
• Clotilde Jacquelard (Université d’Orléans) : Une explosion xénophobe, le massacre des chinois de Manille par les Espagnols en 1603
• Andreas Eckert (Univ. de Berlin) : Un système colonial exceptionnellement répressif ? Violence, répressions et l’Etat dans les colonies allemandes
        Discussion et débats

2) Les instruments de la répression ordinaire :

        A –
Rapporteur : I. THIOUB
• Sylvie Thénault (Centre d’Histoire Sociale du XXe siècle) : L’internement pendant la guerre d’Algérie
• Daniel Hémery (Sedet) : Poulo Condore l’archipel inversé
• Habib Belaid (ISHMN Tunis) : La prison civile de Tunis à l’époque coloniale : politique pénitentiaire et résistance (1906-1956)
• Omar Carlier (Sedet) : Le camp d’internement de Djenien Bouerezg dans l’Algérie de Vichy (1940-1943), lieu de répression et école de formation politique
• Alain Rouaud (Sedet) : Le bagne d’Obock entre mer et désert
        Discussion et débats

 

Vendredi 16 novembre 2007

9h00 – 12h30
                        B – Les appareils :
Rapporteur : A. FOREST   
• Nicolas Bancel (Univ. Strasbourg II/Univ. Lausanne) : Transmission de l’appareil policier de l’État colonial aux exécutifs territoriaux en 1957 en AOF
• Yoshiharu Tsuboï (Université Waseda, Tokyo) : La gendarmerie japonaise (Kenpei) et les répressions dans les régions colonisées – Mandchourie et Indochine – pendant la Seconde Guerre mondiale
• Joël Glasman (Doctorant Sedet) (contribution écrite) : Policer «le pays des 25 coups». Stratégies sécuritaires et police coloniale au Togo (1884-1939)
• Samuel Sanchez (Doctorant Sedet) : Escarmouches, prises d’otages. Stratégies de conquêtes et de soumission dans les petites colonies françaises de Madagascar et des Comores (1818-1885)
• Dominique Bois (Sedet) : La police à Diego Suarez
• Naoyuki Umemori (Université de Waseda, Tokyo) : On some characteristics of Japenese colonial government in Korea : Collusive relationship between nation state and colonial state
• Patrice Morlat (Sedet) et Charles Fourniau (Université d’Aix-Marseille)  :  Mouvement national et appareils  répressifs en Indochine (1905-1925)
• Amadou Ba (Doctorant Sedet) : Le rôle des tirailleurs sénégalais dans la répression dans l’Empire colonial français
        Discussion et débats

                        C – Législation :
Rapporteur : T. RAKOTONDRABE
• Laurent Manière  (Docteur - Sedet) : Code de l’Indigénat en AOF (1887-1946)
• Alain Tirefort (AIHP – UAG Martinique) : Une législation coercitive comme réponse à l’abolition de l’esclavage : la main-d’œuvre carcérale à la Martinique sous le second Empire
• Pierre Ramognino  (IHTP) : La répression en  AOF dans les colonies françaises sous l’autorité du régime de Vichy (1940-1943)
        Discussion et débats

Déjeuner buffet

14h30 – 18h30

    3) Violences coloniales et sociétés locales :

A – Culture et religion :
Rapporteur : J. WEBER
• Faranirina Rajaonah (Sedet) : Histoire exclue, histoires revisitées. Enseignement et autres apprentissages de l’histoire  à Madagascar de 1916 à 1951
• Didier Nativel (Sedet) : Ségrégation, répressions politiques et culturelles à Lourenço Marques (des années 1940 à 1975)
• Abdelmadjid Merdaci (Université de Constantine) : Constantine et son double, les territoires de l’autre et de l’interdit
• Isabel Castro Henriques (Univ. de Lisbonne) Dynamiques africaines d’autonomisation en situation coloniale : l’exemple angolais

B – Presse, cinéma et médias :
Rapporteur : J. WEBER
• Odile Goerg (Sedet) : Cinéma et censure en Afrique coloniale française   
• Lucile Rabearimanana (Université d’Antananarivo) : Censure de presse et répression  du mouvement nationaliste après l’insurrection de 1947 à Madagascar
• Jamaa Baïda (Université de Rabat) : La presse écrite sous le Protectorat français au Maroc : un régime d’état de siège
        Discussion et débats

Samedi 17 novembre 2007
9h00 – 13h00

C – Travail et migrants :
Rapporteur : O. SIARI-TENGOUR
• Pierre Brocheux (Sedet) : La répression dans le monde du travail en Indochine
• Eric Guerassimoff (Sedet) : Répression des activités politiques des émigrés chinois à Singapour et en Malaisie entre les deux guerres
• Anissa Bouayed (Sedet) : Répression et  presse : faire état de la répression syndicale, une prise de risque
• Issiaka Mandé (Sedet) : Violences coloniales, violence au quotidien : le travail forcé en AOF
• Jean-Michel Mabeko-Tali (Howard University) :  Nkayi, ou la mémoire de violence : la corvée du transport fluvial dans le Nord Congo, sous la colonisation française
• Chantal Chanson-Jabeur (Sedet) :  Conflit syndical et répression brutale : le 5 août 1947 à Sfax (Tunisie)
• Daouda Gary-Tounkara (docteur Sedet) : Violences coloniales, migrations des sujets de l’AOF et représailles des résistants. Les peuples de la zone forestière face à la «pacification» de la Côte d’Ivoire (1903-1915)
        Discussion et débats

4) Décolonisation : discours et aspects contemporains de la répression coloniale
Rapporteur : Y. TSUBOI    
Alessandro Triulzi (Université de Naples) : Les silences de l’outre-mer : les pièges de la mémoire coloniale italienne
• Monique Chemillier-Gendreau (Sedet) (communication écrite) : La colonisation au regard du droit international
• F. Angleviel (Univ. de Noumea) : Autochtones et répression en Nouvelle Calédonie
• Alain Ruscio : L’image fausse de la décolonisation «pacifique» de la Tunisie, 1950-1956
• Anne Marchand : Légitimes, illégitimes ? Les violences coloniales sous le regard de la presse française : le cas du Maroc (1950-1956)
• Jacques Weber (Univ. Nantes) : La répression coloniale  au Bangladesh en 1971
• Marion Libouthet (Doctorante Univ. Nantes) : La répression coloniale  au Tibet depuis 1950
        Discussion et débats

13h00 – 13h30 Synthèse : A. Forest et P. Morlat

 

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RÉSUMÉS DES INTERVENTIONS

 

 

1) Les expressions de la  répression brutale

T. Rakotondrabe (Univ. Toamasina)
Les insurgés face aux militaires dans le district de Brickaville (Est de Madagascar) en 1947
Les commémorations du soixantième anniversaire des «évènements» au mois de mars 2007 ont, une fois de plus, montré que 1947 est toujours  l’objet d’amalgames, tant de la part des officiels que des survivants, notamment dans la présentation des différents niveaux de la répression. Il s’avère plus que jamais nécessaire de distinguer dans 1947 différents «évènements» auxquels correspondent différents types de répression. Il y a d’abord l’insurrection proprement dite à laquelle le pouvoir colonial répond par une campagne de répression militaire dans les zones rurales concernées. Ensuite, une répression policière en milieu urbain qui, sous prétexte de l’insurrection, vise à réduire au silence les appareils régionaux et l’organe national du MDRM. Enfin, le pouvoir colonial s’attelle à criminaliser  les acteurs de ces différents évènements par une répression judiciaire sans précédent. L’insurrection étant au cœur des évènements de 1947, l’étude des modalités de la répression militaire est intéressante à plus d’un titre. Partant d’une monographie de l’insurrection dans le district de Brickaville sur la côte est de Madagascar, nous tenterons de dégager en premier lieu les principales caractéristiques d’une «rébellion» anti-coloniale et rurale. Nous procèderons, dans un deuxième moment, à l’analyse des moyens (militaires, politiques et psychologiques) que le pouvoir colonial déploie dans sa campagne de reconquête coloniale. L’hypothèse sous-jacente à notre démarche étant qu’aussi bien l’insurrection que sa répression illustre bien la place centrale de la violence en situation coloniale.


Catherine Coquery-Vidrovitch (Sedet) (contribution écrite)
Violence coloniale en AEF. Les «scandales du Congo» et ses suites
En 1903, le journaliste britannique Edmund Morel contribue à lancer une campagne européenne internationale contre les abus du «caoutchouc rouge» de l’État indépendant du Congo (futur Congo belge) alors soumis au pouvoir discrétionnaire du roi des Belges. Côté Congo français, les abus sont réputés moins criants. Néanmoins ils existent, et le ministre des Colonies était au courant, qui les étouffa au nom de la raison d’État. En témoigne l’action courageuse et indignée d’un tout jeune administrateur colonial face aux exactions de la compagnie concessionnaire La Mpoko, qui exerçait son privilège aux confins du Congo et de l’Oubangui-Chari (République centrafricaine actuelle). Celui-ci a témoigné plus de cinquante ans après les faits, précisant ainsi ce qui n’était pas inscrit dans des archives par ailleurs oubliées jusqu’alors. Cette communication précisera les tenants et les aboutissants de l’affaire, qui concernait l’assassinat de quelque 1 500 « indigènes » et se conclut en 1909 par un non-lieu.


Maher Charif (IFPO Damas)
Comment les Autorités du mandat britannique ont étouffé la révolte de 1936-1939 en Palestine
La révolte de 1936-1939 en Palestine a été, comme le remarque à juste titre Ghassan el Khazen dans son ouvrage La grande révolte de 1936 en Palestine (Beyrouth, Éditions Dar An-Nahar, 2005), un des soulèvements anti-coloniaux les plus importants que l’empire britannique a affrontés dans l’entre-deux grandes guerres. Déclenchée au milieu d’une vague révolutionnaire anti-coloniale qui a déferlé sur de nombreux pays arabes, elle a été le terme de l’accumulation des sentiments faits de colère et de frustration, chez les Arabes Palestiniens, ainsi que l’expression de l’échec des tentatives menées, pendant deux décennies, par la classe dirigeante arabe, pour inciter les autorités du mandat à tempérer leur soutien au projet d’établissement d’un foyer national juif en Palestine.
Cette révolte, dans laquelle la classe des paysans arabes a joué un rôle déterminant, est passée par deux étapes : la première qui débute avec la grève générale déclenchée le 20 avril 1936, et qui s’accompagne d’une lutte armée, à partir du milieu du mois de mai, se termine avec la fin de la grève, le 12 octobre 1936 ; tandis que la deuxième, la plus violente, commence fin septembre et ne s’achève qu’avec la fin du printemps 1939. Quant à ces objectifs, ils ont été clairement formulés par : l’arrêt total de l’immigration juive ; l’interdiction totale de passage des terres arabes aux mains des juifs ; la constitution d’un gouvernement national représentant toutes les parties de la population, en vue de mettre fin au mandat et établir un traité avec la Grande-Bretagne, à l’instar du traité conclu, en 1936, entre la Syrie et la France.
Je propose, dans ma communication, de montrer comment les autorités du mandat britannique ont réussi, en recourant aux mesures de violence les plus féroces et aux diverses manœuvres politiques, à étouffer cette révolte à la veille de la deuxième guerre mondiale.
Pour cela, je vais m’appuyer sur des sources arabes contemporaines des faits, sur quelques rapports publiés par les commissions d’enquêtes britanniques, ainsi que sur des études consacrées à cette révolte.


Jean Martin (Univ. Lille)
La répression des mouvements de résistance aux Comores (1856-1991)
En 1843, la France prit possession de l’île de Mayotte, île la plus orientale du groupe des Comores, dont elle fit, après bien des atermoiements, une petite colonie sucrière. Les marins français placèrent ensuite l’île de Mohéli sous une quasi-tutelle puis en 1886, les trois îles de Mohéli, Anjouan et la Grande Comore furent officiellement placées sous protectorat français.
La domination coloniale fut mal accueillie par les populations et suscita des mouvements de résistance qui furent assez durement réprimés : là comme ailleurs le pouvoir colonial dut recourir à la politique de la canonnière. Nous avons retenu trois exemples : dès 1856, à Mayotte, la politique de confiscation du sol et d’exploitation des travailleurs «engagés libres» provoqua un soulèvement dont la garnison locale put assez rapidement venir à bout. Quelques condamnations de meneurs s’ensuivirent.
En 1867, à Mohéli, la jeune reine Djoumbé Fatima qui avait inconsidérément livré son île au planteur français Joseph Lambert s’engagea dans une politique de résistance qui valut à sa capitale, le village de Fomboni, d’être bombardée à deux reprises (1867 et 1871).  À Anjouan enfin, le protectorat français fut refusé par les insulaires dont les sympathies étaient acquises à la Grande Bretagne, qui avait promis de veiller à l’abolition de l’esclavage. Au début de l’année 1891, la mort du sultan Abdallah III marqua le début d’une guerre civile : esclaves et paysans pauvres des hauts pillèrent la capitale Mutsamudu, et formèrent un pouvoir révolutionnaire qui porta à sa tête le prince Saïd Othman. Un corps expéditionnaire venu de la Réunion écrasa le soulèvement, mais l’autorité française dut proclamer l’abolition immédiate de l’esclavage, intégration d’une revendication des insurgés.


Benjamin Stora (Sedet/Inalco)
D’une répression à l’autre, le Nord Constantinois en 1945 et 1955
En mai 1945 et en août 1955, dans le territoire du Constantinois, situé dans l’Est algérien, deux grandes répressions ont eu lieu faisant des milliers de victimes. En mai 1945, les répressions dans les villes de Sétif et de Guelma, et leurs environs, se sont produites à la suite de la victoire contre le nazisme, et la fin de la seconde guerre mondiale. Les chiffres de victimes varient de 45 000 morts (avancés par les nationalistes algériens) à 1500 morts (avancées par des sources militaires françaises). En août 1955, la grande répression dans les villes de Skikda (Philippeville), Annaba (Bône), Constantine, a provoqué la mort de 12 000 personnes, selon les nationalistes du FLN. Cet événement a marqué un véritable tournant de la guerre d’Algérie.
Cette communication traitera des questions suivantes : pourquoi les plus grands massacres d’Algériens, dans l’histoire du XXe siècle, se sont-ils déroulés dans cette région de l’Est de l’Algérie ? Pourquoi une répétition des formes de violence, par les colonisés et la puissance coloniale, à dix ans seulement d’intervalle, dans cette région particulière ? Quelles traces ces répressions dans le Nord Constantinois ont-elles laissé dans la mémoire collective des Algériens ?


Ouarda Siari-Tengour (Univ. de Constantine)
L'affaire Sidi Ali Bounab, septembre 1949
En septembre 1949, la recherche d'un insoumis – que l'on suppose réfugié au douar Sidi Ali Bounab (Kabylie) –  a mobilisé un détachement de la gendarmerie qui s'est livré à une opération de ratissage en règle. Rien ne fut épargné aux habitants: perquisitions, saccages des gourbis, brutalités contre les hommes et les femmes dont plusieurs furent violées.
Alerté, le journal Alger Républicain diligenta une enquête et livra à l'opinion publique un compte-rendu détaillé de "l’expédition de Sidi Ali Bounab".
Revenir sur le récit des évènements qui ont bouleversé la vie quotidienne à Sidi Ali Bounab (de nombreuses familles quittent le village) est l'occasion d'essayer de comprendre moins la logique de la violence coloniale que la dynamique des changements, survenus du côté des colonisés.


Clotilde Jacquelard (Univ. d’Orléans)
Une explosion xénophobe, le massacre des Chinois de Manille par les Espagnols en 1603
Trente ans après la conquête de Manille, les Espagnols réprimèrent dans le sang, en octobre 1603, plus de vingt mille Chinois, ou sangleys, révoltés contre leur autorité.
Outre l’éclaircissement des causes immédiates qui déclenchèrent l’évènement et des conséquences que celui-ci provoqua sur la situation de la colonie espagnole des Philippines, l’étude de ce massacre oblige l’historien à réfléchir tout d’abord sur la coexistence entre ces deux communautés humaines dans l’archipel, et à mettre en lumière la position géopolitique inédite des Philippines à la fin du XVIe siècle, propulsées au cœur des tensions régionales en mer de Chine méridionale.


Andreas Eckert (Univ. de Berlin)
Un système colonial exceptionnellement répressif ? Violence, répressions et l’état dans les colonies allemandes
Cette contribution analyse l’exemple des colonies allemandes en Afrique, le rôle de la violence et des mesures répressives au cours de la création et de la consolidation de l’Etat colonial dans l’Afrique allemande. Dans les colonies allemandes, l’autorité coloniale était toujours précaire, et la violence n’était pas l’expression du pouvoir omnipotent des colons, mais plutôt de leur faiblesse. C’est pourquoi les Allemands ont choisi une politique de ‘la terreur sélective’ : des massacres, la destruction complète de quelques villages, des pendaisons publiques. La violence coloniale s’est traduite également dans les modes de ségrégation spatiale (le cas de Douala est significatif dans ce contexte) et dans des pratiques juridiques souvent extrêmement racistes. Une partie considérable de ma communication sera consacrée aux deux grandes guerres coloniales quasi-génocidaires : la guerre de l’armée coloniale allemande contre les Héréro et Nama en Afrique Sud-Ouest (Namibie) et la guerre Maji Maji en Afrique de l’Est. Nous allons analyser causes, course et conséquences de ces guerres et surtout les stratégies et la résistance des colonisés. Finalement, on va essayer de mettre la violence dans les colonies allemandes dans le contexte plus large de la violence coloniale au vingtième siècle pour discuter deux questions générales : Est-ce qu’il y avait des pratiques violentes «typiquement allemandes» ? Dans quelle mesure la violence coloniale avait-elle des répercussions dans les sociétés métropolitaines ?



2) Les instruments de la répression ordinaire


A – Camps et internements

Daniel Hémery (Sedet)
Poulo Condore, l’archipel inversé
Bagne modèle de l’univers pénitentiaire colonial dans sa version française, Poulo Condore a été, précocement et durablement, l’un des sous-systèmes essentiels des structures coercitives modernes qu’en Indochine la colonisation a tenté d’acclimater à partir du milieu du XIXe siècle, au lieu et place des modes de répressions antérieurement à l’œuvre.
À la fois espace carcéral, terre de violence et de souffrance, entreprise semi-autarcique, Poulo-Condore a été aussi, et plus qu’aucun des autres bagnes indochinois, un concentré des tensions permanentes, souvent paroxystiques, entre captifs et gardiens. Au point de devenir à partir des années 1930 l’un des foyers paroxystiques, entre captifs et gardiens. Au point de devenir à partir des années 1930 l’un des foyers paradoxaux où se subvertit de l’intérieur l’enfermement colonial


Habib Belaid (ISHMN Tunis)
La prison civile de Tunis à l’époque coloniale : politique pénitentiaire et  résistance, 1906-1956
Parmi les établissements pénitentiaires de la Tunisie coloniale (prison militaire, prison du Bardo, Pénitencier du Djouggar, camps de détention, etc.), la Prison civile de Tunis occupe une place importante dans le dispositif de répression coloniale.
Construite en 1906 pour remplacer l’ancienne prison située dans la Médina de Tunis, devenue trop exiguë et source d’épidémies, la Prison civile de Tunis a été pour les nationalistes tunisiens, un haut lieu de la résistance anticoloniale.
Basée sur les archives officielles et sur quelques témoignages d’anciens prisonniers, cette étude tente de montrer comment la détention (politique essentiellement) a été gérée par les autorités coloniales, face à la montée du mouvement nationaliste en Tunisie. Ainsi, nous nous proposons d’étudier ce lieu de détention selon deux axes :
- la politique pénitentiaire coloniale ;
- la résistance dans la prison, comme les mouvements de grève et de solidarité.



Alain Rouaud (Sedet)
Le bagne d'Obock entre mer et désert
L'offre et la demande se sont conjuguées pour conduire à la création du bagne d'Obock, à l'entrée nord du golfe de Tadjoura, dont l'existence, en tout cas comme bagne colonial, a été éphémère, une décennie, de 1886 à 1895.
La demande ? ... fournir une main-d'œuvre peu coûteuse pour la construction du chef-lieu d'une colonie naissante qui sera l'Etablissement d'Obock, puis la Côte française des Somalis et enfin, à partir de 1967 le Territoire français des Afars et des Issas (avant d'accéder à l'indépendance en 1977 sous le nom de République de Djibouti). L'offre ? ... trouver un lieu de détention proche pour les condamnés des cours de justice des comptoirs de l'Inde, de la Réunion et de Sainte-Marie. L'ancienne factorerie Paul Soleillet, seul bâtiment en dur de l'embryon de ville qu'est alors Obock, est aménagé pour accueillir les transportés dont le nombre n'excédera pas 200. Ils sont affectés à différents travaux, mais leur garde par manque d'effectif est plus assurée par le désert environnant et la mer que par les hommes. Les évasions ne sont cependant pas rares et les décès fréquents.
Mais la décision de transférer le chef-lieu de la colonie sur la rive sud du golfe est bientôt prise. La nouvelle ville, Djibouti, sera reliée par un chemin de fer à Addis-abeba et équipée d'un port fréquenté. La surveillance de détenus serait dès lors trop aléatoire. À partir de 1891 des mesures sont prises pour transférer les bagnards survivants en Guyane. Les bâtiments du bagne seront toutefois plus tard utilisés comme lieu de détention civil ou militaire.
Le but de cette communication est, sur la base de travaux déjà publiés, de signaler ce bagne colonial peu connu et peu étudié.


B – Les appareils

Nicolas Bancel (Univ. Strasbourg II/Univ. Lausanne)
Transmission de l'appareil policier de l'État colonial aux exécutifs territoriaux en 1957 en AOF
L'évolution institutionnelle et politique de l’Afrique occidentale française (AOF) au milieu des années 1950 témoigne d’un changement de cap radical de la gouvernementalité coloniale. Après la défaite d’Indochine, sur fond de guerre d’Algérie et d’incertitudes au Maroc et en Tunisie, des réformateurs coloniaux – tels H. Teitgen puis G. Defferre –, réalisent l’urgence de penser une solution politique qui évite, autant que possible, l’usage de la force militaire.
En effet, à ces facteurs extérieurs s’ajoute la congruence d’une série de crises qui attestent de l’évolution politico-sociale très rapide de la fédération. Crise, d’une part, de la fonction publique africaine, désormais encadrée syndicalement, et qui se solde par plusieurs mouvements de grève où les mots d’ordre corporatistes le dispute à une rhétorique nationaliste de plus en plus présente. Crise également dans la jeunesse urbaine et lettrée – étudiants en France et à Dakar, scolaires dans toute l’AOF –, dont la radicalisation politique inquiète fortement les services de police et de renseignements. Crise budgétaire enfin, maintenant prévisible grâce aux premières projections budgétaires réalisées au début des années 1950.
C’est dans ce contexte que vont être promulguées les réformes décisives de la loi-cadre en 1956-1957, qui reconfigurent complètement le paysage institutionnel de l’AOF, redéfinissent les rapports de pouvoirs entre la métropole et la fédération, et modifient en profondeur l’adossement du pouvoir colonial à certains groupes sociaux d’AOF.
C’est le triomphe du principe d’association, longtemps évoqué mais jamais véritablement mis en œuvre dans la fédération. Celui-ci comprend des transferts de pouvoir non négligeable vers les nouvelles élites colonisées, et, dans ces transferts, sont compris les services de police territoriaux, désormais sous le contrôle des Conseils de gouvernement. Ce transfert est capital, dans le contexte troublé des années 1956-1957 car il place complètement en porte-à-faux ces élites désormais décisionnaires face à des mouvements sociaux dont ils ont parfois été les initiateurs… Le transfert de la violence légitime est donc une étape cruciale qui doit permettre, dans l’esprit des réformateurs coloniaux, de poursuivre la politique coloniale à nouveaux frais. Nous posons donc l’hypothèse que ce transfert de pouvoir inaugure en Afrique noire une articulation historique majeure, qui, avant les indépendances, transforme la politique coloniale en politique impériale.


Yoshiharu Tsuboi (Univ. Waseda, Tokyo)
La gendarmerie japonaise (Kenpei) et les répressions dans les régions colonisées – Mandchourie et Indochine – pendant la Seconde Guerre mondiale
La réputation de la Kenpei (gendarmerie japonaise) comme machine cruelle de répression est solidement établie en raison de ses exactions non seulement chez les populations colonisées et occupées, mais aussi à l'égard des simples soldats japonais. En s'appuyant sur les documents historiques, on tentera d'éclaircir les origines, les fonctions et le fonctionnement ainsi que les caractéristiques de cette Gendarmerie, comme corps de répression.


Joël Glasman (Doctorant Sedet) (contribution écrite)
Policer le «pays des 25 coups». Stratégies sécuritaires et police coloniale au Togo (1884-1939)
Le Togo colonial fut la «colonie modèle» (Musterkolonie) des Allemands, avant d'être un «territoire pilote» pour les Français. Pour les Togolais, cependant, il fut le "pays des 25 coups". Cette contribution se propose d'analyser les stratégies policières coloniales sur une longue durée (1884-1939), c'est-à-dire à cheval entre la période allemande et française, afin d'étudier les continuités et les ruptures des discours et des pratiques répressives coloniales.
L'échelle privilégiée est ici celle de l'"État colonial", afin de comprendre comment s'articulent les discours élaborés dans les ministères métropolitains d'une part, et, d'autre part, les impératifs et inerties administratives locales. Le Togo est d'abord caractérisé par une pénétration coloniale relativement rapide – à la différence de ses voisins l'Ashanti et le Dahomey- et d'un contrôle policier efficace – épargnant aux colonisateurs allemands les expériences traumatisantes du Sud-Ouest africain (Namibie). Cela fut le résultat de stratégies pourtant tâtonnantes et d'une série de réactions ad hoc par une puissance coloniale allemande sans expérience coloniale préalable et sans vision à long terme. L'ordre colonial stable et le coût relativement bas de l'occupation coloniale alimenteront ainsi le mythe de la "colonie modèle". De même, le Togo restera relativement calme (si l'on excepte la révolte de Lomé en 1933) dans l'entre-deux guerre, alors que le nouvel Etat mandataire, la France, qui, à l'inverse de son prédécesseur, s'appuie sur une longue expérience coloniale, doit composer avec le contrôle (bienveillant) de la Société des Nations.
Malgré la rupture radicale affichée par la propagande française, les stratégies policières semblent largement se perpétuer d'une période à l'autre. Celles-ci se déploient en effet, pour les deux puissances, dans une même tension entre la nécessité de monopoliser la violence légitime d'une part, et les limites budgétaires, d'autre part. Paradoxe colonial permanent, la police doit vivre des taxes dont elle garantie elle-même le prélèvement. Les limites budgétaires imposant de s'appuyer sur des troupes africaines réduites , la question centrale pour le colonisateur reste, qu'il soit français ou allemand, celle de la loyauté de ses troupes. Mais les similitudes vont plus loin. Loin de réinventer des stratégies sécuritaires à partir des principes dont elle se proclame le garant, la France coloniale semble reprendre à son compte nombre d'idées et de pratiques allemandes. Les « races guerrières » (martial race) recrutées en priorité, de l'idée selon laquelle certains groupes ethniques seraient par essence plus aptes à la pratique des armes, restent sensiblement les mêmes : Hausa, mais surtout sociétés "sans-Etat" du nord, en particulier le groupe Kabiyé. Cette remarquable continuité s'expliquant probablement autant par une insertion économique inégale (nord/sud) du Togo dans l'économie coloniale que par la transmission des «savoirs coloniaux» . Au-delà du recrutement, le problème de distribution des policiers sur le territoire en fonction de leur appartenance ethnique (policiers de l'ethnie X pour dominer efficacement les Y afin d'éviter les accointances ou au contraire X pour X et Y pour Y pour accroître l'efficacité ?) reste, tout au long de la période coloniale, l'équation insoluble à laquelle le prisme ethnique condamne les dominants. La formation des policiers enfin, même si elle évolue considérablement au cours de la période, et quand bien même on ne saurait à première vue imaginer de domaine plus éloigné entre le modèle français et le modèle allemand (Invocation de valeurs opposées, système du « concours » à la française, importance donnée à la langue, etc.), semble trahir de nombreuses continuités entre l'avant et l'après-Première Guerre mondiale. La formation est centrée sur l’apprentissage de techniques policières (en particulier le tir) mais surtout sur l’acquisition, au quotidien, des codes, des règles, des postures imposées par des puissances coloniales qui cherchent d'abord à isoler ce groupe professionnel en construction du reste de la société. Le pas cadencé, la parade, la musique militaire, tout cela contribue à forger le groupe policier tout en rendant visible l’ordre colonial. L’encadrement reste sauf exception, et jusqu'à la seconde guerre mondiale, réservée aux Blancs.
Au final, la présente contribution cherchera à déterminer, à travers l'exemple du Togo, certaines des stratégies policières liées à l'organisation des forces de l'ordre, les héritages et les inerties d'un système répressif, ainsi que les possibilités de son changement.


Samuel Sanchez (Doctorant Sedet)
Escarmouches, prises d’otages. Stratégies de conquêtes et de soumission dans les petites colonies françaises de Madagascar et des Comores (1818-1885)
Les petites colonies françaises de l’océan Indien occidental (Sainte-Marie, Nosy Be, Mayotte) sont caractérisées, au début du XIXe siècle jusqu’à la première guerre franco-malgache (1883-1885) par le faible poids des administrations coloniales. Dans les périodes où la domination coloniale se concentre autour de ports-points d’appui, la gestion des périphéries et des campagnes, théoriquement sous contrôle, est assez lâche. Les maigres moyens mis à la disposition des établissements ne pouvaient permettre aux colonisateurs d’exercer une domination incontestée sur les habitants et les pouvoirs dynastiques locaux. Les colonisateurs, cantonnés dans les chefs-lieux (Dzaoudzi, îlot Madame, Hell-Ville) de ces colonies contrôlaient mal les environs proches.
Par quels moyens les colonisateurs conservent-ils le leadership sur des zones, aux portes de leurs villes, où leur présence reste sporadique ? Il apparaît que les colonisateurs ont fait usage de stratégies pragmatiques, parfois guerrières, mais surtout ponctuelles pour rendre durable leur autorité au sein même de leurs territoires. Trois modes d’action sont particulièrement notables et caractérisent le mode de coercition que les Français ont employé à Sainte-Marie, Nosy Be et Mayotte :
- la politique d’escarmouche ou la volonté de disperser les factions rivales, installées sur le territoire colonial mais obéissant à d’autres autorités que l’administration coloniale ;
- la politique de la prise d’otage effectuée contre les familles aristocratiques influentes ;
- la stratégie d’achat de la paix civile, passant par la corruption des notables les plus puissants.
Ces trois modes d’action sont révélateurs de la faiblesse de l’autorité coloniale dans ces comptoirs. Les colonisateurs sont obligés d’avoir recours à la ruse et à des modes détournés de répression pour affirmer leur présence ponctuellement, contre des groupes qui agissent en dehors de l’autorité coloniale.

Dominique Bois (Sedet)
La police à Diego Suarez
Nous nous proposons  de présenter les institutions et les techniques de maintien de l’ordre public pendant la période coloniale dans une ville portuaire  de Madagascar, Diego Suarez.
Capitale régionale, port de débarquement de migrants venues de tous les horizons de l’Océan indien, base militaire et navale de la métropole, Diego Suarez abrite une société cosmopolite dont le contrôle est confié à différentes institutions, civiles et militaires. En fonction des groupes, l’encadrement prend des formes particulières. C’est ainsi que Yéménites et Chinois sont organisés par l’administration en congrégations.
La police ne limite donc pas son activité à la surveillance de la «population indigène autochtone» elle s’informe également sur les réseaux « ransnationaux» dont les communautés migrantes  représentent les têtes de pont dans la capitale du Nord.
Etudier le travail quotidien de maintien de l’ordre, de renseignements effectué par l’administration coloniale à travers la littérature grise, la presse etc., c’est aussi mettre en lumière les lieux névralgiques de la sociabilité urbaine coloniale.


Naoyuki Umemori (Univ. Waseda, Tokyo)
De quelques caractéristiques du mode de gouvernement colonial japonais en Corée : les affinités entre Etat national et Etat colonial
La communication se donne comme point de départ le débat sur la punition par la flagellation qui agita les intellectuels japonais au début du XXe siècle. Au Japon, la flagellation fut un mode habituel de punition jusqu'à une époque relativement récente. Ce fut seulement en 1882 que le gouvernement de Meiji abolit la flagellation avec la promulgation de premier Code criminel d'inspiration occidentale. Cependant, la flagellation redevint un important sujet à portée politique lorsque les Japonais recoururent à ce type de punition à Taiwan et en Corée, récemment soumis à leur empire. Cela suscita un débat d'une portée considérable chez les intellectuels et fonctionnaires japonais, débat largement ignoré par les historiens et spécialistes de sciences politiques dont beaucoup pensent qu'il fut de peu d'importance. Mon intention est au contraire de le traiter comme un cas exemplaire offrant quelques intéressantes perspectives sur les traits caractéristiques du mode de gouvernement colonial japonais.
Au fil du débat, les implications de l'usage de la flagellation furent radicalement réinterprétées. Alors qu'elle symbolisait jusqu'alors l'arriération des mœurs japonaises, elle fut désormais présentée comme une punition civilisée et humaine, expression d'une administration dynamique et efficace. Quels furent les effets d'une telle redéfinition en Corée et au Japon ? Telle est la question théorique à laquelle je souhaite répondre. L'érudition conventionnelle présuppose que les sociétés non-occidentales, tels le Japon, se sont toujours modernisées en s'alignant sur les modèles occidentaux. Je souhaite pour ma part montrer combien les processus réels sont éloignés de cette interprétation commune de l'histoire. J'insisterai sur le fait que les colonies furent des lieux important d'élaboration et de contestation des institutions et des pratiques modernes, et que nous ne pouvons comprendre de manière pertinente la modernité du Japon et de la Corée sans analyser la nature du mode colonial de gouvernement.


Patrice Morlat (Sedet), et Charles Fourniau (Univ. d’Aix-Marseille)
Mouvement national et appareils répressifs en Indochine (1905-1925)
Cette communication traitera de la période insurrectionnelle et patriotique de la Ligue Duy Tan, dirigée par les deux chefs charismatiques que furent Pham Boi Chau et le prince Cuong Dê. Cette lutte contre le pouvoir colonial français en Indochine débute en 1905 et se termine au début des années vingt. Elle constitue, après celle du mouvement Can Vuong des débuts de la conquête, la seconde vague insurrectionnelle vietnamienne contre la présence française et, précède la dernière, celle des derniers mouvements révolutionnaires nationalistes et communistes de 1928 à 1954. Elle donne naissance à la mutation des mouvements mandarinaux traditionnels de résistance à la conquête en partis politiques modernes. Reposant à la fois sur les techniques nouvelles d’attentats à la bombe de type anarchiste mais aussi sur les plus anciennes de bandes armées venues de Chine du Sud, la ligue Duy Tan fera peser une réelle menace sur la présence française notamment après le déclenchement de la Première Guerre mondiale.
Le pouvoir colonial, après une période de tâtonnements comme celle de la mise en état de siège d’une partie de la colonie en 1914, y répondra, au milieu des années dix, par la mise en place d’appareils de répression modernes et civils comme la police de Sûreté indochinoise et la Direction des affaires politiques. La course de vitesse qui en découlera entre la répression et la révolution façonnera à jamais l’avenir de la colonisation française en Indochine.


Amadou Ba (Doctorant Sedet)
Le rôle des tirailleurs sénégalais dans la répression dans l’Empire colonial français
L’armée coloniale française qui a conquis et pacifié la grande île africaine, était composée d’éléments issus de la métropole mais surtout dans les colonies : Kabyles, Ouest-Africains, Comoriens, ressortissants de la côte française des Somalis, Réunionnais et même des Malgaches  etc. Si les éléments de l’AOF était assez peu représentés au début de la conquête (1 bataillon de tirailleurs haoussas et 500 conducteurs sénégalais), ils deviendront de plus en plus important après la prise de Tananarive et la pénétration dans le Sud avec l’arrivée du Général Gallieni. Après la chute du royaume merina, des troubles et des actes de banditisme secouèrent la plus grande partie du pays (le centre, l’ouest, et sud notamment) en gênant considérablement l’implantation des Français. Appelé au secours à cause de son expérience dans le Soudan et le Tonkin, le Général Gallieni décida dès son installation de faire appel aux éléments de l’AOF qu’il connaissait bien.
Connus sous la dénomination de «tirailleurs sénégalais», les recrues ouest-africaines furent utilisées comme des «pacificateurs» mais surtout comme éléments de répression (surveillants de prison, chargés d’exécution des rebelles, police urbaine et rurale, etc.) Ils furent sollicités dans les régions les plus troublées comme l’Ouest et le Sud. Cette utilisation reste encore visible à Madagascar comme l’atteste ce dicton local « soanagaly nahaizu baiko » = (agir comme un Sénégalais qui reçu des ordres). Aujourd’hui encore, une sorte de mythe ou de légende circule sur les Sénégalais à Madagascar. Ils sont perçus comme des violents et des méchants.
À travers des documents d’archives (archives nationales du Sénégal, archives de la République de Madagascar, archives de l’armée de terre et de la marine à Vincennes et archives d’Outre-mer à Aix-en-Provence), des sources orales, iconographiques et des anecdotes qu’on m’a racontées lors de mon voyage dans la Grande île en avril et mai 2006, je vais essayer de montrer qui sont réellement ces Sénégalais ? Pourquoi et comment les a-t-on utilisés dans la répression ? Quelles conséquences cela a entraîné ?


C – Législation

Laurent Manière (Docteur - Sedet)
Code de l’Indigénat en AOF (1887-1946)
Le système colonial français reposait sur la distinction fondamentale entre sujets indigènes et citoyens français. Le code de l’indigénat – encore appelé régime de l’indigénat ou indigénat- s’appuyait sur cette différenciation. Il fut introduit au Sénégal par le décret du 30 septembre 1887 puis étendu à toute l’AOF.
Elaboré en marge du régime judiciaire, l’indigénat permettait aux administrateurs coloniaux de réprimer d’une peine de 15 jours de prison et/ou d’une amende de cent francs toute une gamme d’infractions spéciales aux sujets indigènes telles que le «manque de respect envers un représentant de l’autorité française» ou le «non-paiement des impôts et non-accomplissement du travail obligatoire». En outre, des peines exceptionnelles donnaient aux gouverneurs la possibilité d’interner tout individu suspecté de menacer la sûreté de l’Etat colonial pour une durée de dix ans.
Le dialogue qui s’établit sur le terrain colonial entre la stratégie définie dans les textes réglementaires et les tactiques mises en œuvre par les agents d’exécution du pouvoir administratif et les sujets indigènes témoigne de l’extrême vivacité du régime qui joua un rôle coercitif majeur et contribua largement à l’insertion des sociétés colonisées dans l’économie de marché.
En l’absence de contre-pouvoir judiciaire régulier, de nombreux abus d’autorité furent dénoncés au cours des vingt premières années. La concurrence de la justice indigène et l’évolution de la politique coloniale rendirent des ajustements nécessaires. Des efforts furent donc déployés pour réglementer et adoucir les rigueurs du régime mais les administrateurs, qui dépendaient étroitement de leurs pouvoirs répressifs, continuèrent d’appliquer le régime avec sévérité : la crise économique de 1932-1934 constitua un pic répressif exceptionnel.
L’indigénat, plus âprement contesté en France par certaines personnalités métropolitaines et en Afrique par les «évolués», continua de s’émietter jusqu’à disparaître en 1946, en même temps que le statut d’indigène.


Pierre Ramognino (IHTP)
La répression en AOF et dans les colonies françaises restées sous l’autorité du régime de Vichy (1940-1943)
De 1940 à 1943, l’Afrique occidentale française, comme d’ailleurs la plupart des colonies françaises, reste sous l’autorité du régime de Vichy. Dès la fin de 1940, le gouvernement général, dirigé par Pierre Boisson, met en place un système de contrôle de la société de plus en plus répressif que l’on peut assez précisément étudier grâce aux nombreuses archives conservées aux Archives d’outremer (Papiers Boisson) ou aux Archives nationales (archives de la Haute cour de justice de la République).
En s’appuyant sur cette documentation et en comparant la situation de l’AOF avec les autres colonies restées sous le contrôle de Vichy (principalement l’Algérie, l’Indochine et les Antilles), notre contribution tentera de dégager les caractéristiques et les spécificités de la répression dans les colonies françaises à cette époque en montrant en quoi ces caractéristiques éclairent à la fois l’histoire et la sociologie du système colonial et celle du régime de Vichy.



3) Violences coloniales et sociétés locales

A – Culture et religion

Faranirina Rajaonah (Sedet)
Histoire exclue, histoires revisitées. Enseignement et autres apprentissages de l’histoire à Madagascar de 1916 à 1951
Après «la découverte» de la société secrète Vy Vato Sakelika (Fer, Pierre, Ramifications) en 1915, le gouvernement colonial supprime l’histoire des programmes de l’enseignement indigène jusqu’en 1951. Il s’agissait de limiter l’impact subversif d’une discipline ayant vocation d’entretenir  ou de forger un sentiment national. Mais il était impossible de bannir complètement l’histoire que les élèves découvrent désormais à travers des textes de lecture en français ou en malgache dans lesquels l’annexion de l’Île est assimilée à la Révolution de 1789. Toutefois, il restait possible à des jeunes Malgaches des villes (et plus particulièrement de la capitale) d’accéder à leur histoire par la fréquentation de cercles  rattachés à des églises, par la lecture de périodiques confessionnels où la connaissance se transmet  souvent dans leur langue. Ainsi, la jeunesse  citadine a tout de même pu trouver des espaces de liberté et profiter des limites de la surveillance coloniale, sinon d’une politique qui ne pouvait viser à l’acculturation des populations  soumises.


Didier Nativel (Sedet)
Ségrégation, répressions politiques et culturelles à Lourenço Marques (des années 1940 à 1975)
Après 1945, de Mafalala (quartier africain) à Polana (partie aisée de la ville blanche) existaient des formes d’opposition au système ségrégationniste et au salazarisme, que la PIDE (la police politique portugaise) voulait réduire au silence. Après une phase de relative accalmie à la fin des années 1950 (le régime est isolé diplomatiquement et tente d’améliorer son image), la répression (surveillance constante, censure, arrestations, torture) s’accentue à la suite d’insurrections en Angola (1961) puis dans le nord du Mozambique (1964). Le contrôle de la capitale, où ont été formés les cadres du FRELIMO, devient alors un enjeu majeur pour les Portugais.
Cette contribution se propose d’analyser les modes d’action de la puissance coloniale dans le cadre urbain, véritable laboratoire identitaire. Furent particulièrement touchés, la presse, le monde associatif, les cercles intellectuels et littéraires, les milieux musicaux. Le cas de prisonniers politiques emblématiques (Virgílio de Lemos, José Craveirinha et Luís Bernardo Honwana ; des intellectuels blanc, métis et noir) sera par ailleurs abordé et contextualisé.


Abdelmadjid Merdaci (Univ. de Constantine)
Constantine et son double, les territoires de l'autre et de l'interdit
Plus que dans toute autre agglomération algérienne l'érection et le développement de la «ville européenne» de Constantine sont concomitants de l'affirmation et de la puissance coloniales. Dans l'opposition à la médina originelle d'un urbanisme différent, la construction de la ville de l'altérité  européenne dessine par sa centralité, ses symboles, sa toponymie, les territoires des interdictions de séjour, une ségrégation culturelle, sociale et ethnique. En s'appuyant sur l'histoire de l'urbanisme colonial constantinois notre communication s'attachera à questionner des formes plus souterraines de violences quotidiennes.


Isabel Castro Henriques (Univ. de Lisbonne)
Dynamiques africaines d'autonomisation en situation coloniale : l'exemple angolais
Cette communication veut mettre en évidence les permanences et les changements des hégémonies africaines dans le cadre angolais de la fin du XIXe siècle jusqu'aux années 1930, permettant aux africains d'affirmer leur originalité culturelle et de devenir des acteurs fondamentaux dans le processus historique de la construction de l'Angola moderne.


B – Presse, cinéma et médias

Odile Goerg (Sedet)
Cinéma et censure en Afrique coloniale française
Dès le début du XXème siècle, le cinéma connut un succès en Afrique. Il faut toutefois attendre les années 1950, dans la majorité des colonies, pour que ce nouveau média touche un public large et diversifié. C’est dans ce contexte que se pose réellement la question de la censure. L’élargissement de la diffusion, le choix entre diverses salles dans les grandes villes mais aussi l’existence d’un public aguerri aboutissent à une situation paradoxale ; d’une part l’urgence de la mise en place d’une censure effective, de l’autre, la difficulté d’imposer une gamme restrictive de films dans le contexte des revendications indépendantistes. Contrairement à une vision schématique, la mise en place de système de censure fut laborieuse et complexe, marquée par des hésitations et un empirisme certain, dans les colonies françaises où la volonté de centralisation administrative se heurte constamment aux soucis d’autonomie locale. Il faut donc largement nuancer la vision d’un contrôle total de la distribution et d’une censure stricte des films en circulation. S’établit en fait un jeu complexe, entre les désirs des spectateurs et des acteurs culturels diversifiés et la volonté de contrôle de la part des autorités coloniales, missionnaires ou patronales mais aussi d’interlocuteurs africains (intellectuels, nationalistes, parents) qui s’engagent activement dans le débat sur l’impact des images. Tous les acteurs politiques ou sociaux s’accordent en effet pour attribuer aux images des vertus ou des vices importants mais le pouvoir qu’on leur suppose est ambigu : d’un côté visées pédagogiques, et partant civilisatrices (sic) ou éducatives, de l’autre potentiel subversif ou lénifiant.
Cette proposition se propose de faire l’historique des mesures législatives de censure, d’en mesurer l’impact concret ainsi que d’exposer les débats qui ont opposé les divers acteurs aussi bien sur les critères de censure (consensuels ou conflictuels) que sur leur application


Lucile Rabearimanana (Univ. d’Antananarivo)
Censure de presse et répression du mouvement nationaliste après l’insurrection de 1947 à Madagascar
Le mouvement indépendantiste gagne des couches de plus en plus nombreuses de la population malgache au lendemain de la seconde guerre mondiale. Mais il est victime d’une répression multiforme qui vise à le faire taire voire à l’abattre à partir du 2ème semestre 1946, au fur et à mesure que les nationalistes et surtout le parti qui cristallise les aspirations de bon nombre d’entre eux, le Mouvement Démocratique de la Rénovation Malgache, parviennent à remporter un succès foudroyant et que le régime colonial est de plus en plus remis en question par la plupart des Malgaches. La répression coloniale des activités politiques nationalistes doit donc être examinée en fonction du contenu des aspirations de la population et des comportements de celle-ci à l’égard du régime colonial. Elle dépend aussi de la politique de la IV République à l’égard de l’Union française, que nous examinerons à travers ses manifestations locales. Elle sévit partout dans l’île, notamment après divers incidents survenus à travers le pays, et se renforce par suite de l’éclatement de l’insurrection le 29 mars 1947.
Nous analyserons alors d’abord les différentes formes de la répression des insurgés comme des nationalistes «là où il ne s’est rien passé», et ensuite les réactions des populations malgaches face à une politique coloniale immobiliste et cantonnée dans des mesures négatives. Sources écrites officielles comme enquêtes de terrain permettent de cerner l’évolution des comportements des Malgaches provenant de milieux géographiques et sociaux différents avant et après l’insurrection. La violence de la répression coloniale influe sur les manifestations du nationalisme mais ne parvient pas à le mâter.


Jamaa Baïda (Univ. de Rabat)
La presse écrite sous le Protectorat français au Maroc : un régime d’état de siège
L’instauration du régime du Protectorat au Maroc en mars 1912 a empêché un processus national de réformes, certes assez timide, d’aller jusqu’à son terme. Le projet de constitution de 1908 avait bien laissé présager un Maroc nouveau au sein duquel «chaque Marocain a le droit de jouir de sa liberté individuelle à condition qu’il ne porte pas atteinte à autrui et à la liberté d’autrui […] la liberté d’expression existe à la condition de respecter l’ordre public» (articles 13 et 14).
C’est donc un pays dépourvu d’un régime de la presse que Lyautey a trouvé lorsqu’il a été affecté au Maroc comme premier Résident général de France. Il ne tarda pas à promulguer le dahir du 27 avril 1914 pour pallier cette lacune, mais surtout pour contrecarrer toute propagande hostile émanant de l’intérieur du pays comme de l’étranger. Ledit dahir s’inspirait bien de la loi française du 29 juillet 1881, mais sur bien des points elle était moins libérale ; à l’égard de la presse arabe et hébraïque, c’est-à-dire autochtone, elle était carrément discriminatoire. Un haut fonctionnaire de la Résidence, chargé des affaires de la presse et de l’information, Eugène Margot, ne cachait d’ailleurs même pas ses convictions intimes à ce propos, puisqu’il enseignait aux futurs officiers des Affaires Indigènes :
«La presse […] est une arme dangereuse dans les mains des gens inexpérimentés. Bienfaisante à divers titres chez les nations civilisées, elle convient peu aux peuples qui en sont encore au premier stade de leur évolution, surtout aux peuples arabes et berbères si facilement impressionnables».
Trois mois après la promulgation de la loi portant réglementation de la presse au Maroc, c’est l’instauration de l’état de siège (2 août 1914) sous les impératifs de la Grande Guerre. Désormais, le champ de liberté d’expression et de publication était devenu quasiment nul. Cet état de siège devait normalement être levé après la guerre, mais ce ne fut pas le cas. Malgré les protestations de la Ligue française des droits de l’Homme, Lyautey avait trouvé divers prétextes pour le reconduire, entre autres les opérations de «pacification» et la guerre du Rif. Plus tard, sous les successeurs de Lyautey, d’autres raisons étaient évoqués : la montée du mouvement national, la seconde Guerre Mondiale, la crise franco-marocaine, etc. En somme, le Maroc a vécu sous l’état de siège de 1914 à 1956, date de son indépendance. Il s’agit dans la présente communication de voir comment cette violence coloniale a été vécue par la presse écrite et au-delà par la population marocaine et les ressortissants français du Maroc.



C – Travail et migrants

Pierre Brocheux (Sedet)
Indochine française : la répression dans le monde du travail
Infractions à l'ordre et/ou la loi dans les campagnes, les sites industriels et les services urbains (atteintes à la propriété privée,  ruptures de contrats de la main d'œuvre, grèves, manifestations et occupations des lieux de travail). L'installation du système capitaliste français s'inscrit dans le contexte de la domination coloniale avec deux conséquences: 1) l'identification ou la confusion des mouvements sociaux à caractère professionnel avec les mouvements politiques de résistance et /ou de rejet du régime colonial 2) la surveillance et la répression du monde du travail évoluent en  fonction de l'évolution politique dans la métropole colonisatrice  avec un tournant en 1936-1937 lorsqu' apparait le front populaire en France.


Eric Guerassimoff (Sedet)
Répression des activités politiques des émigrés chinois à Singapour et en Malaisie
entre les deux guerres

Les immigrés chinois installés à Singapour et en Malaisie depuis le début du XIXe siècle ont renoué des liens politiques avec leur pays d’origine ou de naissance à partir de la fin du siècle. Cette contribution examinera l’attitude du colonisateur anglais à l’égard de cette progressive prise de conscience politique de fractions de plus en plus importantes de la population chinoise vivant sur les territoires qu’il administrait ; elle exposera les différents facteurs qui conduisent l’autorité coloniale à glisser rapidement de l’indifférence à la répression, et s’efforcera de mettre en lumière l’évolution de la réaction des immigrés chinois. Cette approche de la répression coloniale dans un contexte migratoire tentera de souligner l’intérêt d’une démarche historique dans l’appréhension de notions actuellement objet de l’attention des politologues et géographes, telle que celles de territoire et de citoyenneté transnationale.


Anissa Bouayed (Sedet)
Répression et presse : faire état de la répression syndicale, une prise de risque
Dans l’Algérie de l’après deuxième guerre mondiale, les rapports sociaux sont marquées par le durcissement du face à face colonial à partir du 8 mai 1945. «Date de non retour», «le jour où le monde a basculé», «le début de la Guerre d’Algérie»… toutes ces formules disent l’impact sur les deux camps de l’immense répression du 8 mai.
Le syndicalisme aussi est un bon observatoire de l’accélération et de la massification de la répression après cette date. Comment le sait-on ?
Les militants, la presse syndicale, politique, le journal du PCA Liberté et au jour le jour, les comptes-rendus d’Alger Républicain. Dans le reste de la presse algérienne  l’absence de l’écho des luttes syndicales et des mesures coercitives prises contre les organisations relèvent du déni d’existence… sans doute pour maintenir la légende dorée de la bonne entente, d’un Alger bon enfant…, de campagnes tranquilles, de travailleurs dociles.
Premier point : Avoir un état des lieux des luttes, de la répression par le patronat local, et par les institutions métropolitaines, c’est aller de l’autre côté du miroir : agissements de la police, de la gendarmerie, de l’armée pour les territoires du sud, de la justice… relais dans la presse : les mots pour le dire. Ceux de la presse coloniale, ceux d’Alger Républicain.
Deuxième question, autour du lien répression/stratégie : quel rôle joue la répression dans le choix d’une ligne syndicale ou politique, comment la valide ou l’invalide-t-elle ? Ainsi ne pas abandonner les organisations syndicales à la dureté du rapport colonial fut longtemps un argument pour ne pas autonomiser la centrale cégétiste en Algérie.
Troisième point : L’abus d’autorité, le primat à la criminalisation de l’action sociale sont à étudier aussi dans le champ des représentations, comme autant de manifestations phénoménologiques de la Force Publique, de l’Autorité. Le Surveiller et Punir se conjuguent ici au présent et au quotidien. Quelle image du pouvoir, de la métropole, de ses institutions en ressort, quelle figure alors de cette abstraction politique qu’est la France ?
En conclusion, peut-on y voir aujourd’hui un avant-goût amer des pratiques de la Guerre d’Algérie ?


Issiala Mandé (Sedet)
Violences coloniales, violence au quotidien : le travail forcé en AOF
La France s’enorgueillit, à la fin du XIXe siècle, d’avoir supprimé l’esclavage et de mener la lutte contre les négriers en Afrique occidentale. Mais en imposant le régime colonial, elle a juridiquement établit un système inégalitaire dans lequel les colonisés, sujets français, sont astreints de manière arbitraire à des travaux d’intérêt commun. L’apostolat du travail forcé se justifiait par «l’éducation des colonisés». Mais la perversité du système est la dépendance du colonat à la main-d’œuvre indigène recrutée de force et convoyée sur les chantiers et les conditions de vie des travailleurs assimilées à du demi-esclavagisme par le gouverneur Latrille en 1944.
Ce régime de travail dit obligatoire ou forcé peut être appréhender d’après le régime juridique du colonisé (code de l’indigénat, code du travail outre-mer…), la masse documentaire résultant des rapports périodiques ou de synthèse des administrateurs coloniaux contraints de lever par la cœrcition les contingents de travailleurs tout en ayant conscience que ces populations seraient maltraitées et les différents régimes des travailleurs.
Cette communication explore les fondements, les formes du travail forcés et les moyens mis en œuvre pour son éradication en 1946. Elle s’appuiera sur une importante iconographie.


Jean-Michel Mabeko-Tali (Howard University)
Nkayi, ou la mémoire de violence : la corvée du transport fluvial dans le Nord Congo, sous la colonisation française
«Nkayi» signifie la rame ou pagaie. Dans la mémoire collective des populations du Nord Congo, ce nom invoque également la corvée du transport fluvial, sous la colonisation française. Chaque année, tout homme valide pouvait être réquisitionné à n’importe quel moment, toutes affaires cessantes et pour une durée indéterminée, pour transporter l’administrateur ou le commandant blanc, ou son auxiliaire africain. Et cela pouvait arriver à une même personne et une même famille, et autant de fois que cela plaisait à l’administrateur colonial, et surtout, à son auxiliaire africain, et au chef local désigné par l’administration coloniale, et pouvait durer de quelques semaines à de longs mois. Tout refus, signifiait le châtiment physique, la prison et la déportation, voire la mort pure et simple du contrevenant. Cette réquisition signifiait donc, pour tout petit village, la paralysie partielle, ou totale de toute activité économique, et donc des périodes de disettes pour des familles entières. En se basant sur le cas concret de la localité d’Enyellé (Département de la Likouala, dans l’extrême nord de la République du Congo) et contrées riveraines de la Libenga et de l’Oubangui, mon texte cherchera à revisiter la mémoire collective, les histoires vécues de certains survivants de cette période. Il s’agira de voir, en l’occurrence, d’une part, comment fonctionnait le système à ce niveau, de la part de l’autorité coloniale, et d’autre part, les réactions, formes de résistance et d’organisation des familles touchées par la longue absence du chef de famille.  Il s’agira également de  travailler sur toute la mythique créée autour de cette expérience par les générations qui l’ont vécue.


Chantal Chanson-Jabeur (Sedet)
Conflit syndical et répression brutale : le 5 août 1947 à Sfax (Tunisie)
En janvier 1946, naît la première centrale syndicale tunisienne d'après -guerre  (UGTT) sous le regard bienveillant des autorités coloniales, qui entendaient ainsi compromettre  et freiner l'essor de la centrale cégétiste, laquelle bénéficie d'un capital positif au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Deux expériences syndicales  autonomes avaient préalablement vu le jour en 1924 et 1936, mais ces expériences s'étaient soldées rapidement par une dissolution à la suite de mesures coercitives et répressives de la part des autorités coloniales. A priori, les conditions étaient donc différentes.
Cependant, la jeune Centrale syndicale tunisienne se retrouve rapidement exclue  de la Commission des salaires en 1947. Malgré les appels à engager un dialogue émis par la direction centrale de l'UGTT à Tunis, et notamment son Secrétaire général et leader, Farhat Hached, l'Union Régionale de Sfax ugététiste envisage de déclencher une grève le 4 août 1947 et appelle la population tunisienne à suivre ce mouvement. Le droit de grève est un droit reconnu en Tunisie et pourtant, la répression sera brutale et en ce jour du 5 août 1947 à Sfax, le bilan sera lourd : 49 morts, des dizaines de blessés et emprisonnés.
La communication se propose de revenir sur un des évènements les plus tragiques de la période coloniale en Tunisie et de revisiter le contexte et les différents éléments qui ont amené à cette forme extrême de la répression dans le monde du travail.


Daouda Gary-Tounkara (docteur Sedet)
Violences coloniales, migrations des sujets de l’AOF et représailles des résistants. Les peuples de la zone forestière face à la «pacification» de la Côte d’Ivoire (1903-1915)
Au début du XXe siècle, la Côte d’Ivoire constituait déjà un des territoires les plus prometteurs sur le plan économique de l’Afrique occidentale française (AOF) en raison de l’étendue de sa zone forestière et de l’abondance de ses matières premières (bois d’acajou, huile de palme, noix de cola). Pourtant, la colonie fut tardivement «pacifiée» ou conquise de 1903 à 1915 par le pouvoir colonial et ses auxiliaires africains (tirailleurs sénégalais – soldats de l’armée coloniale –, marchands de colas – Dioula –, travailleurs migrants).
Plusieurs raisons peuvent expliquer l’intégration tardive de la Côte d’Ivoire à l’AOF : le désir des premiers gouverneurs de capter l’allégeance des populations locales (Baoulé, Abbey, Bété) par le biais des échanges commerciaux, le manque persistant de tirailleurs et surtout la résistance de populations déterminées à résister à l’introduction de l’impôt de capitation, aux prestations et à l’indigénat. Cette résistance armée aux opérations de police lancées par les administrateurs en poste en zone forestière affecta indirectement les migrants originaires du reste de l’AOF que les groupes autochtones assimilaient à des alliés d’un pouvoir agressif et méprisant : restriction de la circulation des marchands, ouvriers du rail et porteurs descendant du Soudan, représailles et exécutions sommaires…
La présente communication analyse les rapports entre les administrateurs de la Côte d’Ivoire, les groupes de la zone forestière et les migrants originaires du reste de l’AOF dans le contexte de la « pacification » de la Côte d’Ivoire de 1903 à 1915. Elle montre que les migrants, sujets de fraîche date et en quête de débouchés professionnels, se retrouvèrent pris en otage par les opérations de police et les troubles politiques opposant le pouvoir colonial aux résistants locaux.



4) Décolonisation : discours et aspects contemporains de la répression coloniale


Alessandro Triulzi (Univ. de Naples)
Les silences de l’outre-mer : les pièges de la mémoire coloniale italienne
Ces dernières années, le débat sur le passé colonial du pays a été enrichi et inquiété non seulement par les résultats de nouvelles recherches des historiens sur la violence meurtrière de ce passé, mais aussi par les évènements quotidiens qui troublent nos sociétés aussi que celles de l’Italie coloniale. L’arrivée des migrants africains en particulier des ex-colonies (Somalie,Libye, Erythrée) ou de l’Ethiopie en guerre avec ses voisins ont ré-ouvert le dossier colonial italien avec son long cahier de doléances: la répression de la résistance en Libye et en Ethiopie, l’usage des gaz dans la conquête et la pacification de l’empire (AOI), la déportation des nomades en Libye dans les camps de concentration, les décimations des intellectuels et des clercs éthiopiens après les attentats au Général Graziani préparent le terrain et ouvrent la voie au racisme ouvert et accepté des lois raciales introduites par la Fascisme en 1937-38. La violence répressive des italiens ‘braves gens’ est rappelée et renouvelée aujourd’hui par les silences de la mémoire coloniale, une mémoire jadis supprimée et aujourd’hui sublimée du passé national, qui s’exprime dans le rapport contradictoire envers les nouveaux sujets/migrants post-coloniaux et dans le refus de reconnaître le lourd héritage que la violence coloniale a laissé sur place et dans la conscience de la nation.


Monique Chemillier-Gendreau (Sedet) (communication écrite)
La colonisation au regard du droit international
Trois périodes ont divisé l'histoire du droit international au regard de l'entreprise de colonisation. La première ouverte avec le début des "Temps Modernes" et l'affirmation de la souveraineté des États, a été celle de d'un colonialisme autorisé. En effet, s'affirme alors la doctrine de la souveraineté des États. Celle-ci se définit par un ensemble de fonctions régaliennes dont la plus importante est le droit de faire la guerre, et notamment la guerre de conquête. Cette doctrine sera tempérée par les interrogations sur la guerre juste. Mais celles-ci relèvent du débat entre théoriciens (le plus souvent théologiens), mais n'entraîne pas de conséquences juridiques.
La seconde période est celle de la mise en cause, puis de la condamnation du colonialisme par le droit international. Inspiré par les luttes de libération nationale, ce mouvement conduira en 1960 à une condamnation du colonialisme par l'Assemblée générale des Nations Unies, condamnation ensuite relayée dans divers textes, y compris les Pactes Internationaux des droits de l'homme qui affirment avec force le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Cela conduira les Nations Unies à créer un Comité de la décolonisation en charge de veiller à la marche vers l'indépendance de tous les peuples colonisés.
La troisième période est la période contemporaine, marquée par une certaine confusion idéologique. D'une part, des mouvements réactionnaires tentent de revaloriser a postériori le colonialisme et ses œuvres. D'autre part, les opprimés ou anciens opprimés tentent de faire reconnaître la colonisation comme un crime contre l'humanité. Cette tension dialectique est à replacer dans les difficultés à penser la mondialisation (dont le colonialisme a été un formidable accélérateur) dans le respect de valeurs affirmées (en même temps que non respectées) à propos de l'égale liberté de chacun.


Alain Ruscio
L'image fausse de la décolonisation « pacifique » de la Tunisie, 1950-1956
Il est fréquent, dans l'historiographie dominante, d'opposer les tragédies des guerres d'Indochine, puis d'Algérie, aux décolonisations "sages", "harmonieuses" des Protectorats du Maghreb - en particulier de la Tunisie - ou des colonies d'AOF et d'AEF.
S'il est évidemment hors de question de mettre sur un même plan les indicibles souffrances des colonisés "indochinois" et algériens et les drames vécus par le reste de l'Empire (rebaptisé Union française), il ne faut pas tomber non plus dans l'angélisme.
Si l'on s'en tient à la seule Tunisie, on constate que des procédés violents furent utilisés par le colonisateur : assassinats, ratissages, emprisonnements de militants nationalistes. En 1952-1954, le mot "fellagha" fait son apparition dans la presse française ; certains évoquent même une "guerre de Tunisie" qui commence. La sagesse de Mendès-France, par son discours de Carthage, fut d'éviter cette issue (même si ce discours ne fut pas l'annonce de la décolonisation, comme une certaine légende mendésienne l'affirme aujourd'hui).
À travers l'analyse du discours politique et journalistique, il sera souligné que la violence ne fut pas absente du processus de décolonisation tunisien.


Anne Marchand
Légitimes, illégitimes ? Les violences coloniales sous le regard de la presse française : le cas du Maroc (1950-1956)
Les manuels scolaires n'hésitent pas à séparer l'indépendance de l'Algérie de celles du Maroc et de la Tunisie. Si la première fut obtenue au terme d'une guerre (qui n'a dit son nom qu'en 1999), les deux autres auraient été "accordées" par la France, au terme de quelques "négociations" avec les leaders indépendantistes.
C'est omettre l'aspiration des peuples marocains et tunisiens à mettre un terme à la tutelle coloniale, fut-elle nommée "protectorat". C'est omettre leurs capacités d'organisation et de résistance, la force de leur mouvement d'indépendance, les formes de lutte qui furent les leurs, impossible à réduire à "quelques années de trouble". C'est surtout gommer la répression et les offensives militaires  dont ils firent l'objet.
La presse française des années cinquante, en se faisant l'écho des "événements marocains", a largement témoigné de la violence de cette période : celle des "rebelles" et des "terroristes" qui assassinent "sauvagement", "étripent", "égorgent", "dépassent" des victimes françaises innocentes mais celle aussi du pouvoir colonial, de la justice et de son arbitraire, des "Ultras", des militaires qui recourent à la torture, aux opérations de représailles… Les lignes éditoriales évoluent d'ailleurs au fur et à mesure de leur gravité jusqu'à,  par peur que "la France n'y perde son âme" (Le Monde), appeler de leurs vœux la restauration rapide du sultan sur son trône. Quitte à fermer les yeux lorsque le souverain chérifien prend ensuite le relais du pouvoir colonial pour balayer des pans entiers d'une armée de libération nationale décidée à poursuivre sa lutte jusqu'à "l'indépendance totale".


Jacques Weber (Univ. Nantes)
La répression coloniale au Bangladesh en 1971
On oublie parfois que la colonisation, loin d’être un fait historique des époques moderne et contemporaine, loin d’être le fait de l’Occident, commence avec les premières sociétés. Avant la colonisation grecque de l’Antiquité, les Indo-Européens colonisèrent, au sens propre du terme, les immenses espaces s’étendant de l’Atlantique aux bouches du Gange. Avant les Espagnols et les Portugais, les Hollandais, les Britanniques et les Français, il y eut les Arabes. Lorsqu’ils font irruption en Afrique et en Asie, les Européens interrompent des processus, en cours, de domination et de colonisation. Leur départ, dans les deux décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale, libère ces impérialismes régionaux longtemps contenus. Tandis que certains Etats, comme la Chine au Tibet, vassalisent leurs voisins, d’autres sont déchirés par les méfaits de la colonisation interne. C’est le cas au Soudan, où le Sud, noir, animiste et chrétien, livre une longue guerre de libération au Nord, arabe et musulman. C’est également le cas au Pakistan oriental, qui a obtenu son indépendance en 1971 au terme d’une guerre de décolonisation, ce que les observateurs de l’époque et les historiens n’ont pas suffisamment souligné.
Lorsque, en mars 1971, Mujibur Rahman lance le mouvement de désobéissance civile, le Pakistan oriental est, depuis près d’un quart de siècle, une colonie d’exploitation. Pour le numéro 2 de la Ligue Awami, Tajuddin Ahmed, «une classe d’exploiteurs appartenant à la région de l’Ouest a sucé le Bengale oriental». Mais plus que d’être «la vache à lait» des Sindhi et des Pendjabi, le futur Bangladesh souffre de la colonisation culturelle et de la guerre que les dirigeants de l’Ouest livrent à sa langue et à sa civilisation.
Le conflit qui oppose en 1971 les résistants bengalis, les Mukti Bahini, aux troupes pakistanaises de Tikka Khan, le «boucher du Baloutchistan» devenu «le boucher du Bengale», a marqué toux ceux qui ont aujourd’hui plus de cinquante ans. Il fut l’un des pires désastres humains de ce XXe siècle émaillé de tant de drames et de génocides. Dès le 31 mars, Indira Gandhi qualifie de «génocide» la répression qui s’abat sur les membres de la Ligue Awami, les journalistes, les étudiants et les défenseurs de la culture bengalie. Les victimes se comptent par centaines de milliers, par millions peut-être, la Ligue Awami avançant le chiffre de trois millions de morts. L’intervention de l’armée indienne, en décembre 1971, met un terme à ce que le journaliste Paul Dreyfus considère comme «l’une des plus affreuses boucheries de l’histoire». Tandis que l’Inde consolide, au nom de la défense des droits de l’homme, ses positions politiques dans sa région, les grandes puissances, guidées par leurs intérêts géostratégiques, sont avant tout préoccupées soit d’avancer leurs pions, soit d’empêcher le bloc adverse de le faire.


Marion Libouthet (Doctorante Univ. Nantes)
La répression coloniale au Tibet depuis 1950
S’adressant aux membres du Parlement européen, Tenzin Gyatso, l’actuel quatorzième Dalai Lama, déclarait en 1996 que la question du Tibet est «une question de domination coloniale : il s’agit de l’oppression du Tibet par la République populaire de Chine et de la résistance du peuple tibétain à celle-ci.» C’est en octobre 1950, au moment même où les dirigeants des pays non-alignés condamnaient avec force toutes formes de colonialisme, que Mao Tse-toung ordonnait à ses troupes de marcher sur le Tibet afin de libérer le peuple tibétain de l’impérialisme étranger et de la féodalité de leur société. Abandonné par ses anciens protecteurs, les Britanniques, et par l’Inde de Nehru fraîchement indépendante, le Dalai Lama fut rapidement dans l’obligation d’accepter l’ «Accord en 17 points» signé en mai 1951 sous la contrainte par les délégués tibétains à Pékin. Le sort du Tibet allait désormais être scellé par cet accord. Après avoir joui d’une indépendance de facto depuis 1913, le Toit du monde rejoignait la République populaire de Chine  qui depuis maintenant plus de cinquante ans exerce sur le  Tibet une  politique coloniale dont l’un des aspects les plus marquants réside dans la violente répression exercée à l’encontre du peuple tibétain,  répression ayant entraîné d’après les chiffres généralement donnés la mort de 1,2 millions de Tibétains. S’il est délicat de parler de génocide, comme certains observateurs de la question tibétaine le  font,  il apparait néanmoins de façon claire que la politique  répressive de Pékin à l’égard du Tibet a entraîné la mort de centaines de milliers de Tibétains et la quasi-destruction de leur identité culturelle. Tandis que l’exploitation économique du Tibet au profit de la Chine ne cesse de se développer et que le transfert massif de colons chinois s’intensifie, la violation des droits de l’homme du peuple tibétain n’est contesté que de façon symbolique par la communauté internationale qui pour des raisons stratégiques et politiques a fait le choix en 1950 de sacrifier le Tibet.






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12 décembre 2007

au sujet du livre de Benjamin Stora, "La guerre des mémoires"

Diapositive1

 

une vraie réflexion

sur les contorsions de mémoires

Nathalie GALESNE

 

profile«Benjamin Stora, souligne astucieusement Thierry Leclère, sait d’où il parle. Juif d’Algérie, né à Constantine…, il a gardé en héritage de cette saga familiale heurtée une indéracinable foi en la République, quasi mystique. Doublée d’une grande sensibilité aux minorités et d’une allergie aux dénis de justice». Thierry Leclère, lui, est journaliste, grand reporteur à Télérama, réalisateur de documentaires. Les deux hommes se sont bien trouvés. Le livre d’une fluidité rare, vu les concepts qu’il soulève, se lit d’un trait, au rythme d’une parole vivante irriguée par la clarté de l’analyse à laquelle sont soumis les faits historiques, et le décryptage du présent.

Ce petit ouvrage d’une centaine de pages tombe à point nommé. Sur fond de campagne électorale aux relents parfois haineux où la France se révèle scindée en deux, il permet de dépasser les stéréotypes pour enclencher une vraie réflexion sur les contorsions de mémoires et les soubresauts identitaires qui agitent l’hexagone, l’être français, et plus généralement sur le malaise qui traverse la France depuis plusieurs décennies. Il faut dire que cette grande dame républicaine, tantôt affublée d’une oublieuse mémoire, tantôt victime de «saignements mémoriels» a du mal à rassembler toutes ses ouailles sous ses sacro-saints principes fondateurs.

Que s’est-il passé ? Pourquoi la France a failli, par les exactions qu’elle a commises dans ses colonies, à ses valeurs républicaines et n’a toujours pas achevé le deuil de son empire colonial ? «Harkis, pieds noirs, descendants d’esclaves ou petits-enfants de colonisés… La guerre des mémoires enfle. Chaque communauté, réelle ou autoproclamée, réclame une stèle, un mémorial, une loi. Pourquoi ce débat s’est-il réveillé depuis quelques années ?» interroge Leclère. Benjamin Stora répond tout d’abord par un constat simple : la France, c’est aujourd’hui 18 millions d’individus qui ont des ascendants étrangers, huit millions environ de Français sont issus des anciennes colonies, soit le double par rapport aux années 1980. Or, il ne fait pas bon vivre en douce France 1196776476602_1_0quand on s’appelle Mohamed, Yasmina ou Abdou, que l’on cherche un emploi ou un logement, et que l’on bute quasi systématiquement sur des refus qui passent en boucle la même rengaine d’exclusion.

«Les jeunes issus de l’immigration essentiellement maghrébine et africaine, explique Benjamin Stora, se posent des questions sur leurs origines et sur les raisons des discriminations dont ils sont victimes.(…) La troisième génération qui arrive aujourd’hui revendique plus d’égalité politique ; les jeunes de l’immigration post-coloniale veulent être français à part entière. Ils ne supportent plus le regard porté sur eux, et lorsqu’ils réfléchissent au pourquoi des discriminations, ils se heurtent inévitablement à l’histoire coloniale. Ils y retrouvent des processus semblables de ségrégation et de mise à l’écart. C’est pourquoi leurs revendications et leurs interrogations sur le passé colonial viennent aujourd’hui bousculer la société française, ses élites, ses intellectuels, ses historiens».

Au coeur de ses mémoires en souffrances, entre amnésie et surenchère, dans «cette foire d’empoigne» de mémoires antagonistes, la guerre d’Algérie se fraye la place d’honneur. Longtemps, massacres et torturesmedium_hollande_314456_tn perpétrés par l’armée française sur les Algériens ont en effet été gommés des discours officiels. Tous les partis politiques ont fait jouer l’oubli. Le général De Gaulle en premier lieu, qui compensa la défaite coloniale et la perte de l’empire en confectionnant à la France un nouvel habit de leader du tiers monde. La gauche aussi passa sous silence ses responsabilités durant la guerre d’Algérie puisque ce fut «le gouvernement de Guy Mollet qui remit, en 1956, les pouvoirs spéciaux à l’armée, et François Mitterrand était ministre de la justice à l’époque où l’on pratiquait la torture». Or, il faudra attendre les déclarations de François Hollande, premier secrétaire du parti socialiste, pour qu’un regard critique soit enfin porté «au nom du Parti socialiste» sur l’implication historique de son parti. En attendant, le trou de mémoire qui a prévalu en France, au lendemain de l’indépendance algérienne, a entraîné un véritable problème de retransmission : rien de cette page de l’histoire dans les manuels scolaires, aucune excuse n’a été adressée par la France au peuple algérien, d’ailleurs aucun recours n’a été possible pour les victimes du colonialisme grâce aux lois et au décrets d’amnistie signés par l’État français.

Cet évitement est symptomatique d’une incapacité de tourner réellement la page de la décolonisation, et d’accepter pleinement la perte de l’Algérie française. Grande blessure narcissique, «la perte de l’empire a conduit à une crise du nationalisme français qu’on a essayé de dissimuler», commente Benjamin Stora. Quelques 50 ans plus tard, ce symptôme ressurgit dans la loi du 23 février 2005 louant le rôle positif du colonialisme, et sur laquelle Jacques Chirac dut faire marche arrière. Comment envisager alors une réconciliation aboutissant à la construction d’un récit national qui prendrait en compte toutes les composantes de la société française ? En évitant le simplisme, propose Stora, celui par exemple d’un Nicolas Sarkosy regrettant, lors de son discours à Alger en 2006, «les souffrances des deux côtés», alors que la guerre d’Algérie fit au moins 10 fois plus de victimes côté algérien (400 000 morts minimum). Le simplisme, c’est aussi celui du fameux choc des civilisation que réfute l’historien : «Tout le monde récuse ‘le choc des civilisations’, mais en réalité, beaucoup d’intellectuels s’inscrivent totalement dedans. Je pense qu’il faut, au contraire, trouver des espaces de convergence. C’est ma ligne de conduite. Je veux être un passeur entre les deux rives. Mais pour certains, c’est déjà suspect. Dès qu’on veut entrer dans la complexité de ce monde situé au sud, on est tout de suite taxé de complaisance, On nous oblige à choisir un camp, à être dans une logique de guerre».

Rama_Yade_Rachida_Dati_y_Bernard_KouchnerPour Stora prendre en compte cette complexité ne signifie à aucun moment abandonner les valeurs de la république française auxquelles il aspire plus que jamais : «Dans ma conception, explique-t-il, la République débarrassée du système colonial, doit s’enrichir des minorités. Je crois au multiculturel, c'est-à-dire au brassage des identités». En revanche, Stora dénonce le trop plein mémoriel qui pousse certains groupes à ressasser l’histoire sans jamais parvenir à la métaboliser : «On peut étouffer sous le poids de l’histoire, dit-il. La posture victimaire devient un danger quand elle conduit à la passivité et à l’enfermement identitaire».

Malgré la pertinence des questions formulées par Thierry Leclère et la finesse des analyses proposées par Benjamin Stora, on sera en droit de leur reprocher de ne pas avoir suffisamment pris en compte les répercussions de la guerre en Irak, ou du conflit israélo-palestinien sur les populations d’origine maghrébine vivant en France. Ce sont pourtant ces grands conflits qui entretiennent, tel un feu sans cesse ravivé, la mémoire meurtrie des millions de musulmans qui participent de «ce malheur arabe» auquel Samir Kassir a consacré son dernier ouvrage. Cette remarque faite, La guerre des mémoires n’en reste pas moins un livre essentiel à lire d’urgence pour comprendre dans toute sa complexité et toute sa profondeur historique l’identité multiple des Français d’aujourd’hui.

Nathalie Galesne (6 mai 2007)
bibliographie

- cf. le compte-rendu de Jean-Pierre Renaud

 

compositionHoriz
en lien : bibliographie de Benjamin Stora

 

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