Sa notoriété a bénéficié de la résurgence de la mémoire de cette guerre que l’on constate depuis quelques années, et de l’exacerbation de la «guerre des mémoires», provoquée en juin 2000 par la demande de repentance du président algérien Bouteflika et par la campagne de presse lancée aussitôt après par Le Monde (puis relayée par L’Humanité), sur le thème «La France face à ses crimes en Algérie».
C’est pourquoi elle a été utilisée ou rejetée. Philippe Bernard l’a louée dans Le Monde du 7 décembre 2000 : «Une thèse souligne la généralisation de la torture. La thèse de Raphaëlle Branche montre que la torture s’inscrit dans l’histoire de la colonisation». Puis le Livre blanc de l’armée française en Algérie l’a stigmatisée comme étant la «caution de l’Université» à une campagne de dénigrement.
Raphaëlle Branche ne se cache pas de situer sa recherche dans le prolongement des livres de Pierre Vidal-Naquet - historien de métier qui a le premier affronté le problème en tant que citoyen engagé - mais elle est bien consciente de la différence entre le point de vue des témoins et des politiques d’un côté, et celui des historiens qui cherchent à connaître et à comprendre le passé de l’autre.
Elle a défini sa problématique en s’inspirant des nombreuses recherches d’histoire et de sciences humaines actuellement en cours sur la violence de guerre dans les deux guerres mondiales. Elle s’est attachée à comprendre ce qui a rendu possible les violences illégales commises par l’armée française, en distinguant la torture et les exécutions sommaires à l’encontre des «hors-la-loi» - qui relevaient de l’inavouable parce que le commandement les jugeait nécessaires sans pouvoir le proclamer - et celles qui n’ont jamais été autorisées parce que nuisibles à la «pacification», telles que les vols et les viols au détriment des civils.
Elle en a recherché les traces dans les archives publiques et privées, qui ont le mérite de se démarquer des discours de propagande (même s’ils camouflent certains faits sous un langage codé) ; et par des entretiens permettant d’approcher le vécu subjectif de témoins qu’elle a choisis parmi des soldats français ayant fait la guerre sur le terrain (à l’exclusion des chefs et des états-majors). Cette entreprise était particulièrement difficile, et demandait beaucoup de courage intellectuel.
Si la lecture de la thèse est éprouvante, en dépit d’un style d’une haute tenue littéraire, cela tient à la dureté de la réalité qu’elle étudie, et qui «offre un angle de vue sur toute la guerre, permet de la saisir dans son contexte colonial mais aussi dans une histoire plus vaste de la violence de guerre» (introduction, p. 15).
Le livre suit un plan bien ordonné, combinant habilement la périodisation et l’analyse, pour montrer comment les dirigeants de la Quatrième République ont laissé les chefs militaires instaurer en Algérie le règne de l’arbitraire au nom des nécessités de la guerre anti-subversive, puis comment ceux de la Cinquième ont tenté à la fois de le limiter en le codifiant et de reprendre l’armée en main. Sa lecture attentive ne donne pas la même impression que certains résumés parus dans la presse. En suivant sa démonstration pas à pas, je l’ai trouvée globalement convaincante, à l’exception de quelques phrases.
Certaines affirmations m’ont semblé faire preuve d’une confiance excessive en des idées reçues de l’anticolonialisme, au sujet des bilans chiffrés de la répression de mai 1945 et de celle d’août 1955. L’étude de la «bataille d’Alger» est rigoureuseusement conduite, mais ne fournit pas la preuve indiscutable des 3024 disparitions d’Algériens affirmées par le secrétaire général de la préfecture d’Alger Paul Teitgen (p. 144).
Algérien dont le nez et les lèvres ont été mutilés
par le FLN pour avoir fumé pour avoir fumé
Peut-être Raphaëlle Branche aurait-elle pu prévenir ces réactions si elle avait davantage pris en considération les violences extrêmes de l’autre camp (reconnues dans l’introduction, p. 12, puis évacuées du sujet dès la page 14) et leurs interactions et influences réciproques avec celles de l’armée française. On ne peut lui reprocher de s’en être tenue à son sujet. Depuis lors, la publication par Gilbert Meynier en 2002 d’une Histoire intérieure du FLN sans complaisance a montré qu’une histoire dialectique de la violence de guerre dans les deux camps à la fois est désormais possible. Elle est aussi nécessaire pour dépasser enfin la guerre des mémoires, et permettre une vraie réconciliation par des examens de conscience simultanés.
Guy Pervillé2004 - samedi 3 mai 2008.
source

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Raphaëlle Branche
L’armée et la torture pendant la guerre d’Algérie
général Maurice FAIVRE
Cette thèse se présente sous la forme de 5 volumes : volumes 1 et 2 de texte (753 pages) ; volume 3 d’archives (81 pages) ; volume 4 de témoignages (non consultables) ; volume 5 de bibliographie, sources et index (107 pages).
L’auteur a eu accès par dérogation à plus de 150 cartons du SHAT. Elle a consulté également les archives d’Outre-mer, de l’Intérieur, de la Justice, de l’Assemblée nationale, du CARA, du POURS, du PCF, de Radio-France, de la Ligue des droits de l’Homme, et de nombreux fonds privés (dont ceux du colonel Godard à Stanford).
Le texte est articulé en quatre séquences de deux ans.
Après l’introduction consacrée à Violences de guerre, les soldats et les corps, la 1ère partie est intitulée Les nouveaux visages de la guerre (fin 1954-fin 1956). Raphaëlle Branche conclut que pour atteindre les buts de guerre : rétablir l’ordre et renforcer l’Algérie française, les lois et règlements donnent les moyens de répression dans une nouvelle "guerre de conquête qui n’épargne pas les civils".
La recherche du renseignement, nerf de la guerre, conduit à des illégalités qui sont couvertes par les autorités politiques et militaires. La pratique de la torture contre les suspects est répandue, "bien qu’on n’en trouve pas de traces écrites dans les archives" (p. 113). Des O.R. (Officiers de Renseignement) sont mis en place dans toutes les unités.
La 2e partie, de 1957 à mai 1958, consacre le triomphe des rationalisateurs. La bataille d’Alger révèle le règne de la torture, c’est le modèle et le moteur de la guerre contre-révolutionnaire, selon la théorie du 5e Bureau. L’arbitraire est organisé sous la forme des DOP (Détachements Opérationnels de Protection), qui, spécialisés dans la violence extrême, renforcent les officiers de renseignement et les CRA (Centres de Renseignement et d’Action) dans la lutte contre l’OPA (Organisation Politico-Administrative) hors des villes.

De juin 1958 à la fin de 1959, les violences illégales sont pratiquées en toute impunité, en particulier à la ferme Améziane de Constantine. La guerre se durcit, les femmes et les enfants n’échappent pas à la torture, "les viols sont prémédités ou opportunistes" (p. 387), le corps médical est complice ou impuissant, le Délégué Delouvrier sans pouvoir contre les militaires. Mais, après le discours du 16 septembre 1959, le pouvoir politique reprend peu à peu la main.
De 1960 à mars 1962 se produit une rupture radicale. Retour dans la règle ? se demande Raphaëlle Branche. L’armée est sous haute surveillance, des procureurs militaires sont mis en place, dans les Secteurs, les Centres de tri et de transit (CTT) sont contrôlés, "le 5e Bureau (utopie totalitaire) est dissous" (p. 589). Les DOP sont débaptisés et intégrés dans la hiérarchie, mais "leur statut reste ambigu".
La Justice est impuissante, alors qu’elle a été "l’auxiliaire de la répression". Le décret d’amnistie du 22 mars 1962 interdit l’inculpation pour les actes en liaison avec le maintien de l’ordre, à l’exception des désertions. Des ordonnances de non-lieu sont prononcées par la Justice. Bien que "leur souffrance [soit] difficile à repérer", certains appelés restent traumatisés par le souvenir de la torture (p. 752).
Dans le volume 3 sont reproduits plusieurs documents intéressants : directives du commandement et des ministres, dénonciations de sévices, extraits de rapports du CICR et de la Commission de Sauvegarde des libertés, lettre de 35 prêtres à leur évêque en mars 1959.
L’importance de la recherche effectuée est impressionnante, et l’on comprend qu’elle ait convaincu une assistance venue pour applaudir et encourager la doctorante. Rédigé avec une application certaine, le texte est davantage littéraire qu’historique (1).
L’argumentation est habile, malgré un certain nombre d’erreurs factuelles (2) et l’on trouve dans la conclusion des phrases qui semblent contredire la thèse : "La torture n’était pas pratiquée systématiquement sur tous les suspects et tous les OR n’y avaient pas recours. De même bien sûr, tous les prisonniers ne la subissaient pas" (p. 750). Or trois lignes plus loin, est affirmée la thèse, à savoir que "la torture a été pratiquée sur tout le territoire algérien pendant toute la guerre et dans tout type d’unité". Ceci est présenté comme une pétition de principe, faisant suite à la "révélation" ressentie à la lecture des ouvrages de son maître Pierre Vidal-Naquet, et allant au-delà de leur confirmation.
Il ne s’agit pas pour nous de nier le fait que la torture et les exécutions sommaires ont existé. Des témoignages de militaires le reconnaissent. Mais nous pourrions citer des centaines d’officiers, dont une dizaine de chefs de corps parachutistes, qui se sont refusé à employer de tels moyens. Des milliers d’appelés, consultés par leurs associations, sont traumatisés non par le souvenir de la torture, mais par les accusations portées par une certaine presse. C’est pour eux que ces associations ont publié un Livre blanc qui met à plat tous les aspects, positifs et négatifs, de cette guerre.

désaccords de fond
Après une lecture attentive de l’ouvrage, il nous paraît opportun et salutaire de souligner les désaccords de fond qui doivent être opposés aux arguments de Madame Branche.
Le premier est relatif à sa méconnaissance des problèmes liés au renseignement. Sans doute le renseignement a-t-il une importance primordiale dans la guerre et plus particulièrement dans une guerre subversive, mais ce n’est pas le seul problème, et surtout, les interrogatoires n’en constituent qu’une petite partie.
Le renseignement d’habitant (anciens combattants et familles de supplétifs et de tirailleurs), les honorables correspondants des polices et de l’administration, l’observation terrestre et aérienne, la surveillance maritime, les écoutes électro-magnétiques, les documents récupérés sur le terrain, et à l’extérieur les agents des Services et les dépêches diplomatiques, sont autant de sources riches et variées qui appellent une coordination entre les deuxièmes Bureaux et les Services de renseignement, coordination assurée par les CRO, CRA et autres COMIR créés à cet effet.
Quant aux officiers de renseignement, ils n’ont pas été créés pour l’Algérie (p. 300) ; il existait des OR dans tous les régiments et bataillons du temps de paix, que l’on a retrouvés dans les Secteurs et les Quartiers de pacification, et que le commandement s’est employé à adapter au contexte algérien.
la plus franche exagération
La torture fut-elle au centre des violences illégales relevées par cette thèse ? Ancien directeur à la Délégation générale, au temps de M. Delouvrier, le libéral René Mayer note que R. Branche, "inspirée par des considérants psychanalytiques, affirme que la torture fut motivée non seulement par la recherche du renseignement, mais par la volonté de terroriser une population entière pour la dominer. On glisse là dans la plus franche exagération... Ceux qui faisaient la guerre cherchaient surtout à ne pas la perdre, à regagner le terrain perdu et à rallier les populations". Quant à la terreur, elle s’exerçait dans les villages sous la forme d’égorgements, de mutilations faciales, d’enlèvements, et dans les villes par les bombes déposées dans les lieux publics.
Ainsi les atrocités du FLN, génératrices à leur tour de répression et de contre-terrorisme, sont-elles sous-évaluées, de même que les actions de pacification des SAS, qui ne sont pas traitées parce que les SAS étaient des organismes civils (p. 568). Le soutien de la population au FLN, affirmé par l’auteur, était loin d’être total, au moins jusqu’aux manifestations de décembre 1960.
Le thème de l’illégalité conduit à oublier le contexte historique, et à évaluer les événements d’une guerre cruelle avec les idées humanitaires de l’an 2000. C’est la guerre qui est une violence illégale, et l’État de droit est incompatible avec les lois de la guerre ; il est vrai que dans l’urgence celles-ci ne sont pas toujours respectées. Les présidents des Commissions de Sauvegarde le reconnaissent ; M. Patin estime que "la nature du conflit rend très difficile le maintien scrupuleux de la légalité". Mais l’auteur semble ignorer ce rapport, elle cite surtout les membres des Commissions qui ont démissionné (Delavignette et Me Garçon).
La focalisation de la thèse sur les violences des militaires entraîne l’auteur à des interprétations abusives et partiales. Les directives des généraux sont soumises à la critique interne et externe, base de la recherche historique. Elles lui paraissent peu claires, ambiguës, entachées de thèmes de propagande. En revanche, les témoignages des dénonciateurs sont tous crédibles, ils sont sans appel, leurs dossiers sont parfaits (pp. 204, 548, 659, 689).
Il n’est pas dit que le capitaine Thomas est un ancien FTP (p. 135), que tel journaliste est communiste ou proche du FLN, que 7 sur 12 des témoins civils consultés sont des porteurs de valises, que sur 22 témoins ex-militaires (faible pourcentage sur 1 million d’appelés, mais pour l’auteur (pp. 97, 121) ils sont innombrables), plusieurs ont déjà fait campagne contre la torture et pour l’insoumission.
Il n’est pas dit que les dénonciateurs de la torture enseignée à l’École Jeanne d’Arc se sont rétractés, ils voulaient seulement "inquiéter les bourgeois". Alors que Gisèle Halimi, citée dans la thèse, affirme que 80 % des femmes arrêtées ont été torturées, Djemila Amrane-Minne n’a recueilli aucune information sur la torture dans sa thèse sur les combattantes du FLN.

Le même pourcentage de 80 % est attribué aux interrogés du colonel Allaire, qui déclare que "9 sur 10 parlent tout de suite". Et comme il semble que le témoin Allaire n’a pas tout dit, Raphaëlle Branche affirme sans rire : "C’est dans ce blanc qu’aurait pu être raconté l’interrogatoire de Mohamed !" N’y a-t-il pas un blanc dans la déclaration de cet autre témoin, qui déclare que "Monseigneur Duval m’a appris à lui raconter ?"
Même interprétation des archives des DOP, qui n’apportent rien de précis, mais sont interprétées dans le même sens : un suspect réticent ou difficile est forcément un suspect torturé. Les sources les plus citées sont en définitive les articles de la presse orientée, dont ceux d’El Moudjahid et de Vérité-Liberté, la feuille de Vidal-Naquet.
Alors que les viols ont été peu nombreux, et sanctionnés quand ils étaient connus, le chapitre qui leur est consacré est particulièrement excessif, et frise l’absurdité. Toutes les femmes arrêtées ont été violées, affirme Gisèle Halimi, citée dans la thèse. Le viol est même considéré par Raphaëlle Branche comme "participant à la conquête de la population", ilvise "à maintenir la France dans le corps des femmes" !…
témoins ignorés
Dans sa recherche de témoins, l’auteur s’est refusé à consulter des témoins à décharge, qui lui avaient été signalés par une lettre du 8 décembre 1999. Elle n’a donc pas rencontré l’ancien chef des DOP (Lieutenant-colonel Ruat), ni le capitaine Léger inventeur des bleus, ni le commandant de Saint-Marc, ni le lieutenant Durand responsable de la SOR (Section opérationnelle de recherche) de Duperré. Le témoignage du général F. Meyer a été tronqué. M. Patin émet des doutes sur la plainte tardive de Djemila Boupacha, le P. de la Morandais, dans L’honneur est sauf, contredit la thèse de la torture généralisée.
Tout n’est pas à rejeter dans la thèse de Raphaëlle Branche. Certaines analyses sont intéressantes, comme le chapitre consacré à la position des aumôniers militaires, les réflexions sur l’éthique de responsabilité, les contrôles effectués par les Inspecteurs des Centres d’internement et de détention administrative, ou les relations entre civils et militaires. D’autres sont carrément hors sujet, et inconvenantes, comme l’évocation du Bataillon de police n°101, qui en Pologne met en œuvre la solution finale !
Maurice Faivre
mai 2001, source

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Notes
1 - Cela l’amène parfois à des expressions dignes de M. Prudhomme, comme p. 748 : "La France coloniale réveillée de son sommeil civilisateur" ; p. 753 : "La loi soulève le voile opaque et lourd du décret du 22 mars".
2 - il n’y a pas eu 2 millions d’appelés en Algérie, mais 1,1 million ; le cumul des pouvoirs de Salan est une décision de F. Gaillard et de P. Pflimlin dans la nuit du 13 au 14 mai 1958, confirmée par de Gaulle début juin ; le colonel Schoen (bulletin mensuel du SLNA) estime à 1 200 le nombre des victimes de la répression en août 1955 ; le plan de Constantine n’était qu’une reconduction du plan Maspetiol de 1955 ; M. Delouvrier a critiqué le rapport de M. Rocard sur les centres de regroupement, publié par Le Monde du 18 avril 1959 ; ce rapport incomplet ne lui avait pas été demandé
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Raphaëlle Branche,
La torture et l’armée pendant
la guerre d’Algérie
(1954-1962)
Paris, Gallimard, 2001, 474 p.
Sharon Elbaz
Cet ouvrage de Raphaëlle Branche, comme celui de Sylvie Thénault, est issu d’une thèse de doctorat d’histoire soutenue en décembre 2000, au moment précis où une polémique fait rage sur la pratique de la torture pendant la Guerre d’Algérie.
Un débat relancé par l’appel des douze, d’intellectuels demandant à l’État, dans L’Humanité (31 octobre 2000), la reconnaissance et la condamnation de la torture durant cette période, appel à son tour relayé par les révélations du Général Aussaresses, personnage-clé de la «Bataille d’Alger», dans son livre Services Spéciaux, Algérie 1955-1957 (mai 2001).
Pur hasard de calendrier qui témoigne néanmoins des relations complexes que la recherche historique entretient avec la «demande sociale» articulée autour du devoir de mémoire. Un travail que l’accès aux archives publiques notamment celles de l’Armée de Terre (directives, rapports, journaux de marche) distingue de travaux plus militants, contemporains ou postérieurs à la guerre d’Algérie, à la documentation naturellement plus fragmentaire, tels que les travaux de Pierre Vidal-Naquet.
un objet circonscrit
Pour parer à toute critique Raphaëlle Branche prend soin dès l’introduction de circonscrire l’objet de sa recherche : «on ne traitera pas ici de l’internationalisation du conflit, des violences des nationalistes algériens, notamment en métropole, ni de l’OAS», mais de «l’utilisation de la torture par l’armée française dans la répression du nationalisme algérien entre novembre 1954 et mars 1962» (p. 14).
Si la pratique de la torture durant cette période est présentée comme «arme de guerre, une violence employée à dessein, pour gagner», elle est inséparable de la logique de domination à l’œuvre dans le rapport colonial. Pourtant l’historienne réintroduit la chronologie dans cette longue durée coloniale en démontrant comment à partir de 1957 et de la «Bataille d’Alger» la torture devient «l’arme reine du conflit». La période gaullienne ne s’inscrit pas immédiatement en rupture avec un processus qui place la torture au cœur du système répressif. Il faut attendre le printemps 1960 et le «rappel à l’ordre de l’armée d’Algérie par le pouvoir politique» pour qu’une «amélioration lente et très imparfaite» intervienne. Mais jusqu’à la fin de la guerre tant que les illégalités servent la raison d’État, et restent commises dans l’ombre, elles demeurent «autorisées au plus haut niveau».
Au-delà d’une périodisation qui rejoint celle de Sylvie Thénault, Raphaëlle Branche substitue une approche de la torture comme «système», produit de la «guerre contre-révolutionnaire» chère au général Salan, à une approche de la torture comme «dérapage» inhérent à ce type de conflit, aux vertus absolutoires.
En effet l’auteur s’attache à démontrer le processus qui conduit à une institutionnalisation de la torture allant de pair avec la priorité accordée au Renseignement : l’officier de Renseignement (OR) constitue ainsi avec l’officier d’action psychologique l’un des piliers de la «guerre contre-révolutionnaire» puis en 1957 un Centre de Coordination interarmées (CCI) est mis sur pied en Algérie, qui coordonnera l’action des Détachements Opérationnels de Protection (DOP), véritables «instruments sur mesure de la guerre contre-révolutionnaire» qui évolueront jusqu’à la fin de la guerre dans la semi-clandestinité.
Dans une optique pluridisciplinaire, Raphaëlle Branche enrichit la méthode historique d’une approche anthropologique dans la lignée des historiens de la Grande Guerre en s’attachant à restituer les «microhistoires de la douleur». Pour ce faire, elle explore minutieusement aussi bien les lieux que les différentes méthodes de tortures dans toute leur âpreté.
«la torture visait bien autre chose que des renseignements» [1]
Aux termes de cette analyse, il est clair que «la torture visait bien autre chose que des renseignements, plus que faire parler, elle voulait faire entendre», perdant par là même sa justification externe, l’obtention du renseignement, pour recouvrer son vrai visage, celui d’un instrument politique au service d’un discours de domination : «Jusque dans le corps des prisonniers, l’électricité peut être considérée comme une marque de civilisation française…».
outefois, décontextualisée, la pratique de la torture pendant la Guerre d’Algérie perd quelque peu de sa spécificité. Consubstantielle au rapport colonial, elle n’est pas l’apanage de la Guerre d’Algérie, ni de l’Algérie elle-même comme l’attestent les multiples exemples de répression en Indochine ou à Madagascar.
À la différence certaine que le drame algérien introduit des «tortionnaires ordinaires», des appelés confrontés directement ou indirectement à une réalité à laquelle ils n’étaient pas accoutumés. L’ouvrage, s’il rend compte avec précision de la constitution d’un groupe de professionnels militaires prenant la relève de policiers dans la pratique de la question, ne permet pas de déterminer avec certitude le degré d’implication du contingent soumis au volontariat pour le service de renseignement ou les «corvées de bois».
En conclusion, Raphaëlle Branche envisage l’épineuse question des responsabilités en soulignant la difficulté de saisir des responsabilités collectives alors que le droit ne reconnaît que des responsabilités individuelles. Au delà c’est bien la question de la responsabilité de l’État qui est posée, un débat aux réminiscences très contemporaines.
Sharon Elbaz, «Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie (1954-1962)», Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique [En ligne], 85 | 2001, mis en ligne le 22 novembre 2009, Consulté le 06 février 2012. URL : http://chrhc.revues.org/index1759.html
source : http://chrhc.revues.org/index1759.html
Doctorant Paris X, prépare une thèse sur «Les avocats de la décolonisation de 1945 à 1962»
[1] thèse réfutée par le général Maurice Faivre dans l'article ci-dessus

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GUERRE D’ALGERIE, TORTURE, JUSTICE : LA PAROLE AUX HISTORIENS
Dans l’OURS n°310 (juin 2001) nous avons ouvert un premier dossier sur la guerre d’Algérie à l’occasion de la sortie de l’ouvrage de Denis Lefebvre, Guy Mollet face à la torture en Algérie 1956-1957 (Editions Bruno Leprince).
Les choix et attitudes des gouvernements français pendant les « événements » d’Algérie
(1954-1962), et notamment le ministère Guy Mollet, continuent à susciter débats et controverses, historiques et politiques et à mobiliser les éditeurs.
Vincent Duclert analyse ici deux ouvrages issus de travaux universitaires soutenus récemment par deux jeunes historiennes.
RAPHAËLLE BRANCHE
La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie (1954-1962)
Gallimard 2001 474 p. 175 F 26,6 e
SYLVIE THENAULT
Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie
préface de Jean-Jacques Becker, postface de Pierre Vidal-Naquet,
La Découverte 2001 347 p. 150,90 F 23 e
Issus de deux thèses de doctorat d’histoire, les ouvrages de Raphaëlle Branche et de Sylvie Thénault traitent de deux sujets distincts, la torture dans la guerre d’Algérie, la magistrature dans la guerre d’Algérie. Malgré cette différence d’objet, ils abordent en réalité une question commune et centrale, celle de l’Armée, de son pouvoir dans la guerre alors même que l’état de guerre n’était pas reconnu à cette époque (1) et de la place qu’elle a fini par occuper dans la République.
Torture et violence coloniale
En effet, tant la torture que la justice relevèrent de la responsabilité de l’autorité militaire. Celle-ci créa des systèmes administratifs propres permettant d’une part l’application d’une violence extrême sur les détenus algériens (ou européens), et d’autre part l’usage aux fins de répression policière de l’outil judiciaire.
Il exista ainsi des institutions interarmées spécialisées, destinées à rationaliser l’administration de la torture, les Détachements opérationnels de protection (DOP) dépendant d’un service né de la guerre d’Indochine et recréé le 1er juin 1956, le Renseignement, action, protection (RAP). Le développement de ces services qui attestent du caractère systématique (au sens de système) de la torture dans la guerre d’Algérie découle notamment des constats faits pendant la bataille d’Alger au cours de laquelle l’action des policiers avait provoqué des dysfonctionnements dans la répression.
Il exista aussi une fonction spécifique, celle de l’officier de renseignement (OR) «entre tâches policières, militaires et judiciaires» qui doit être, avec l’officier d’action psychologique, «l’incarnation de la guerre nouvelle» que veut mener l’armée en Algérie et qui placent ces hommes en position de détenir un droit de vie ou de mort sur les suspects.
Ces dispositifs administratifs à grande échelle organisent et codifient des pratiques qui s’inscrivent dans une double tradition, celle de la violence coloniale que l’on méconnaît et mésestime toujours, et celle de la guerre d’Indochine encore elle aussi très méconnue. Les pratiques elles-mêmes sont décrites et expliquées par Raphaëlle Branche. Elles jettent un regard désespérant sur l’humanité en général et sur la France en particulier.
La torture et l’armée démontre ainsi que la torture n’est pas seulement un outil pour le renseignement (dont le «rendement» est présupposé plutôt que validé) mais aussi l’acte par lequel un pouvoir, et des agents de ce pouvoir, exercent et expriment leur domination. «Torturer un homme, résume Raphaëlle Branche, c’est s’octroyer sur lui un pouvoir absolu, puisque c’est manipuler l’idée de sa mort. […] C’est s’autoriser des gestes qui contiennent la potentialité de la mort de l’autre, c’est transformer le rapport de forces en rapport de domination absolue.»
Les voies par lesquelles des soldats et des officiers se transforment en milliers de bourreaux ordinaires suggèrent inévitablement une réflexion sur les processus de culture de terreur, fondés ici sur des éléments objectifs tels le racisme envers les Algériens, l’obsession de la victoire dans un conflit sans nom et sans issue, le culte de la rationalisation et de l’organisation, l’expression de la supériorité masculine et de la virilité, la construction de la subversion révolutionnaire, ou bien la seule riposte à la violence des nationalistes…
Raphaëlle Branche s’intéresse courageusement aux gestes, aux rites et aux méthodes de la torture, réalisant un travail d’anthropologie sur l’acte, sur le moment et le lieu, sur le rite, sur le bourreau, sur la victime, sur le témoignage enfin qui a permis, incontestablement, à des tortionnaires qui n’étaient pas des monstres de libérer leur conscience. Cette histoire du reste, de ce point de vue-là, ne fait que commencer. De cette lecture de La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, personne ne peut sortir indemne et pourtant celle-ci est absolument nécessaire, à la fois parce que la qualité d’écriture restaure l’humanité qui a fui cette histoire et parce que l’éthique de connaissance constitue un antidote efficace au retour de ces pratiques.
Une justice aux ordres
Devant la torture menée par l’armée en Algérie, et dans un cadre nécessairement encore civil puisque l’état de guerre n’est pas déclaré (même si l’autorité militaire se voit confier de nombreux pouvoirs et prérogatives), la magistrature ordinaire est impuissante quand bien même elle choisirait de réagir aux violations du droit, de la loi et in fine aux principes fondateurs de l’ordre judiciaire. A partir de 1957, la justice est devenue, à l’instar de la torture, un instrument de la guerre révolutionnaire. La magistrature ordinaire n’existe pratiquement plus en Algérie parce qu’elle est soumise, en droit ou en fait, à l’autorité militaire.
Dès 1956, analyse Sylvie Thénault, la coopération des tribunaux civils avec la justice militaire, inscrite dans les lois et permise par l’état d’urgence, «rodée, s’amplifie […] Par la suite, les pouvoirs spéciaux accentuent la participation de la justice militaire et l‘activité des tribunaux militaires».
Le tout culmine vers le décret du 12 février 1960 qui «rompt avec la procédure aménagée par les décrets issus de l’état d’urgence puis des pouvoirs spéciaux. Il écarte la justice civile, supprime l’instruction, confie aux TPFA [tribunaux permanents des forces armées] le jugement de tous les actes commis par les nationalistes et leurs partisans ; il conduit aussi au rappel massif de magistrats civils sous les drapeaux pour exercer une fonction nouvelle : procureur militaire.»
L’histoire de la magistrature pendant la guerre d’Algérie conduite par Sylvie Thénault est bien celle d’une «drôle de justice» dans la mesure où les juges ont abdiqué de ce qui fait leur souveraineté, leur compétence et leur indépendance afin de servir l’ordre administratif et politique établi dans les trois départements algériens par les autorités militaires.
Certes, des magistrats comme le procureur général Jean Reliquet ou son subordonné Paul Pézaud tentent de démontrer que l’intérêt de la France résidait bien dans la lutte contre «les agissements excessifs de l’Armée». Mais la soumission générale des corps judiciaires, le choix du politique en métropole, le poids des armées en Algérie font que toute défense de la procédure, de la légalité et du droit – et pour ne pas parler d’éthique ou de morale du juge – est vaine.
La magistrature sortira profondément atteinte, dans son identité même et dans celle de ses membres. Elle saura réagir néanmoins à travers un réinvestissement dans des valeurs professionnelles incarnées dans le nouveau Syndicat de la magistrature né des conséquences de ce suicide légal et consenti des serviteurs de la justice. De cette lecture des Magistrats dans la guerre d’Algérie, on ne ressort pas non plus indemne, et pourtant la grande qualité d’analyse de la question judiciaire qui s’y déploie permet de comprendre comment la justice s’est perdue dans l’armée.
Séparer les fonctions, distinguer les pouvoirs, refuser l’impunité constituent les moyens les plus élémentaires et les plus essentiels pour conjurer cette violence d’État que la République a tolérée sans la comprendre. Le livre de Sylvie Thénault démontre la validité de l’histoire intellectuelle, sociale et politique de l’État et la nécessité de connaître le mécanisme des administrations pour reconnaître à la fois le phénomène de la faillite généralisée qui affecte la justice dans la guerre d’Algérie et la portée des actes de résistance qui honore certains magistrats dans l’exercice de leurs fonctions.
l’heure de l’histoire
Dans cette double instrumentalisation à grande échelle de la violence sur les personnes et de l’exercice de la justice, l’Armée, les armées, ses officiers généraux, ses acteurs sur le terrain portent une terrible responsabilité. Il ne s’agit pas d’accabler ses responsables actuels pour des actes dont ils sont bien évidemment étrangers mais il faut inciter toute l’institution à un travail de mémoire sur cette époque où un corps de la République s’est transformé en pouvoir autonome au service d’une mission de terreur.
On sait aujourd’hui que ce travail de mémoire se fonde sur la recherche en histoire : les deux livres de Raphaëlle Branche et de Sylvie Thénault constituent les prolégomènes d’une histoire militaire de la guerre d’Algérie qui serait, ni plus ni moins, qu’une histoire politique de l’État dans une guerre qui ne disait pas son nom.
À cet égard et compte tenu du vœux des plus hautes autorités politiques en faveur d’une lecture lucide du passé national, il conviendrait que ces déclarations d’intention et la ronde des rapports débouchent sur des actions concrètes et volontaires, en matière de politique et de loi pour les Archives en France, un secteur totalement sinistré depuis vingt ans (2).
L’autonomie administrative et la force politique que l’armée a pu conquérir en Algérie s’expliquent par la relative politisation de ce corps confronté au traumatisme non assumé de la Seconde Guerre mondiale et de la fascination pour la guerre subversive apparue dans la guerre d’Indochine.
Tout est stratégie du point de vue des officiers généraux investis de pouvoirs extra-militaires, y compris lorsqu’ils exigent le respect des formes élémentaires de légalité, simples moyens pour récuser les mises en cause de journaux de «trahison». Elles s’expliquent aussi – mais ceci n’excuse pas cela, elle l’éclaire – par la défaillance de l’autorité politique représentée constitutionnellement par le parlement et le gouvernement. Sur ce plan, les années 1956-1957 sont accablantes pour le ministère Guy Mollet.
De manière froide et méthodique, Raphaëlle Branche et Sylvie Thénault montrent que le sommet du système de concentration militaire des pouvoirs est atteint à ce moment. Guy Mollet ne l’a pas objectivement voulu mais il n’a pas voulu s’y opposer comme un de Gaulle en 1960.
Cependant, il ressort des deux livres que la volonté politique en faveur d’une guerre respectueuse du droit et de l’adversaire n’existait pas. Certes, le général de Gaulle combattit l’usage de la torture et l’exercice de la justice par l’armée, mais il le fit d’abord pour restaurer le pouvoir civil et son propre pouvoir de président de la République, chef de l’État, chef des armées. La chronologie établie par Raphaëlle Branche et Sylvie Thénault le montre bien puisque la fin des pratiques les plus scandaleuses sur le plan du droit et de l’intégrité physique intervient à partir de 1960. C’est «le retour à la règle ?».
Histoire de l’insoutenable, histoire difficile, histoire nécessaire, ces recherches publiées ici par deux grands éditeurs aux traditions humanistes posent toutes deux la question de la responsabilité et de son éthique. La responsabilité est aussi celle de l’historien qui n’a pas pour fonction d’accuser ou de juger mais de savoir et de comprendre. Les livres de Raphaëlle Branche et de Sylvie Thénault défendent cette responsabilité-là qui oblige à toujours nuancer, distinguer, contextualiser, une tâche contraignante mais indispensable si l’on veut que la recherche serve non seulement au progrès de l’histoire mais aussi à l’apaisement des mémoires.
Vincent Duclert
source
(1) La loi du 10 juin 1999 a permis de substituer à l’expression d’ «opérations de maintien de l’ordre en Afrique du Nord» celle, plus conforme, de «guerre d’Algérie».
(2) Les recherches qui pourraient être menées actuellement au Service historique de l’Armée de terre se heurteraient tout simplement au fait que les salles de lecture de Vincennes sont fermées jusqu’à nouvel avis !

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