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études-coloniales
31 janvier 2023

le dernier livre de Sylvie Thénault sur Amédée Froger (Jean Monneret)

Amédée Froger 1955
Amédée Froger, 1955

 

Première Partie

le dernier livre de Sylvie Thénault 

Jean MONNERET 

 

Sylvie Thénault a fait paraître  un nouveau livre (1), fruit d’un gros effort de documentation et d’analyse. Elle veut éclairer un double évènement historique : l’assassinat d’Amédée Froger, Président de la Fédération des Maires d’Algérie et ses obsèques qui furent l’occasion d’une vaste manifestation des Algérois, le 29 décembre 1956.

Plusieurs milliers d’entre eux suivirent, à pied, son cercueil depuis le haut de la rue Michelet jusqu’au cimetière de Saint-Eugène, à l’autre bout de la ville.

Cet enterrement fut malheureusement accompagné de regrettables exactions aveugles contre des passants musulmans, commises par une faible, mais bien nuisible, minorité d’égarés. L’immense majorité du cortège garda une attitude digne et manifesta sa réprobation à cet égard.

L’historienne part de ces journées tragiques pour tracer un portrait à charge d’Amédée Froger. De plus, et sans surprise, elle rattache les exactions commises contre des musulmans à un racisme colonial, imprégnant, selon elle, les mœurs et les institutions de l’Algérie, à l’époque française.

analyses partiales

Malgré le déploiement minutieux de références bibliographiques et documentaires, (elle va jusqu’à étudier l’urbanisme dans l’Algérie de 1956), ses analyses sont à nos yeux, décevantes. Elles semblent partiales et mènent à des conclusions stéréotypées bien entendu conformes à son anticolonialisme revendiqué. Certains chercheurs ne trouvent que ce qu’ils ont envie de trouver.

Dans ce premier article, nous nous bornerons à étudier la méthode de l’auteure. Nous aborderons ultérieurement le contenu central de son livre. 

Née à la fin des années 1960, Sylvie Thénault n’a pas connu la société qu’elle prétend décrire. Certes, l’historien doit souvent étudier un univers et une époque qu’il n’a pas connus ; ceci n’est pas un obstacle à des analyses valables. Il reste néanmoins très difficile de restituer les mentalités voire l’esprit d’un temps révolu.

L’abondance comme la qualité des documents et des témoignages utilisés peut pallier cette difficulté. C’est clairement ce qu’a voulu faire l’auteure. Mais à trop vouloir prouver…

Ainsi notre historienne semble mal interpréter la distinction opérée alors entre les européens et la population indigène d’Algérie couramment appelée les musulmans. De sorte que ces derniers deviennent sous sa plume : les «dits musulmans»

Elle va jusqu’à écrire ceci : «Les huit millions d’Algériens» (sont) officiellement appelés musulmans, dans le but de leur dénier le droit à la nation qu’ils réclament» (2).

Madame Thénault formule là une sienne conception préconçue et préétablie, bien assortie à son anticolonialisme de principe mais que l’on peut tenir pour inexacte (3).

Outre qu’il est plus que discutable d’imaginer qu’en ce temps-là huit millions d’Algériens réclamaient une nation, il est archiconnu que les autochtones algériens n’étaient pas «appelés musulmans ou dits tels» Ils se désignaient ainsi eux-mêmes, non sans fierté parfois.

 

Tribunal du cadi, Ouargla
Ouargla, place du Bureau arabe et Tribunal du cadi

 

contre-sens anachronique

Le laïcisme de l’auteure se conjugue ici à une appréciation contestable de l’état d’esprit de la population autochtone pour produire un parfait contresens. Elle oublie en effet que la majorité des habitants de souche nord-africaine, comme on le disait parfois, avait effectivement un statut juridique découlant du droit coranique.

Ainsi existait-il des tribunaux musulmans, les mahakam, des avoués musulmans, les oukla et des avocats, les bogadawat ou muhamiyin. Les uns et les autres étaient chargés de régler les contentieux et de protéger les biens et les droits des personnes selon les codes et la jurisprudence coraniques. Y voir aujourd’hui une discrimination est un pur non-sens. La masse de la population concernée ne voulait, ni ne pouvait être régie par des principes autres. Le système avait donc pour objectif fondamental de respecter son identité.

Ceci est difficile à comprendre pour certains Français formatés par le jacobinisme centralisateur et uniformisateur. Localement, la nécessité de ce double système paraissait aller de soi. Certes, rétrospectivement, il paraîtra discutable aux partisans de la République une et indivisible. Ceci appelle deux remarques :

Premièrement, le régime républicain ne fut vraiment instauré en Algérie qu’à partir de 1870 (4). Le statut de droit local musulman fut donc un héritage des régimes monarchiques précédents et de l’Empire, lesquels ne voyaient nullement en les musulmans des citoyens français potentiels. On sait même que Napoléon III nourrit longtemps un projet de Royaume Arabe.

Deuxièmement et surtout, la IIIe République et ses chefs les plus prestigieux, Jules Ferry, Gambetta, Jules Cambon, Jules Favre, Adolphe Crémieux, Jules Simon, Ernest Picard, Herriot plus tard et tant d’autres s’accommodèrent parfaitement de ce système.

Toutes ces grandes pointures républicaines ne s’y opposèrent pas. À eux comme à d’autres, l’accession de la masse musulmane à la pleine citoyenneté paraissait devoir être le fruit d’une longue évolution. Qui leur fera un procès en manque de républicanisme ? Qui les chargera de racisme et de discrimination ?

Encore faut-il rappeler qu’après la Grande Guerre, d’importantes réformes furent accomplies en matière de citoyenneté musulmane. Clémenceau et Georges Leygues rendirent possible, par une loi de 1919, l’accession de certains musulmans à la pleine citoyenneté française.

En sorte que malgré l’échec du projet Blum-Viollette en 1937 mais grâce à l’ordonnance de 1944 et même, en partie, grâce au Statut de 1947, l’Algérie de 1956 comptait un nombre non négligeable de musulmans jouissant, par décret mais aussi par choix personnel, de la pleine citoyenneté. Ils n’étaient pas régis par le droit coranique mais par le strict droit commun français.

L’ironie de l’Histoire est que plusieurs chefs indépendantistes eux-mêmes, entraient dans cette catégorie. Personne n’en parle bien entendu.

Aujourd’hui, avec le recul, on peut estimer que de solides réformes eussent été nécessaires que cette société a trop tardé à réaliser, quand elle ne les a pas repoussées.

Cette erreur a été payée au prix fort. Par des gens qui n’en étaient pas responsables.

Il est bien sûr facile à présent de crier à la discrimination et de dénoncer un «racisme institutionnel». Mais cela reste, historiquement parlant, très hasardeux et mériterait, au minimum, de sérieuses nuances. 

une société incomprise par Sylvie Thénault

D’autres considérations, égrenées tout au long du livre appellent des réfutations. Madame Thénault comprend mal cette société qu’elle ramène constamment à ses vues réductrices et à son anticolonialisme assumé.

Prenons un exemple. Page 35, elle évoque divers témoignages archivés relatifs au meurtre d’Amédée Froger. Voici ce qu’elle écrit : «Dans cette Algérie où la possession des armes semble banale (chez les Européens), un jeune contrôleur des Contributions se saisit du pistolet automatique qu’il doit porter constamment en raison de ses "fonctions»". On notera les guillemets à ce dernier mot. De toute évidence, Sylvie Thénault ne comprend pas qu’un contrôleur, exerçant ce métier, porte une arme.

Peut-être croit-elle que dans l’Algérie d’alors ces fonctionnaires exigeaient taxes et impôts l’arme au poing. D’autres penseront plus généralement que les Pieds-Noirs sont armés pour soumettre les Algériens musulmans à leur domination. Certes l’historienne n’écrit pas cela mais ses remarques à la volée peuvent avoir cette portée.

Elle oublie simplement qu’en décembre 1956, beaucoup de Pieds-Noirs sont armés car, le 20 juin précédant, le FLN a ordonné à ses commandos dans la capitale d’abattre tout européen entre 18 et 54 ans. Chaque Pied-Noir sait donc qu’il est une cible. Tous n’ont pas l’intention de se laisser tuer.

D’où viennent ces armes plus ou moins abondantes ? Elles sont un résidu de la Seconde Guerre mondiale. La génération de nos pères a été surmobilisée à partir de 1942 (5) pour débarquer en Europe et y écraser le national-socialisme et le fascisme. En 1956, presque tous les hommes de cette génération sont des anciens combattants. Beaucoup ont gardé des armes et elles circulent. L’auteure semble tout ignorer de cela.

D’autres points caractéristiques appellent des réserves.

Madame Thénault dresse d’Amédée Froger un portrait sans aménité, peu surprenant de sa part.

Froger, 1937
L'Écho d'Alger, 25 septembre 1937

un portrait d'Amédée Froger

Dans sa jeunesse, il fut dreyfusard. Il n’a pas été vichyste. Attentiste au début tout au plus, il s’est opposé ensuite à Darlan. Ceci ne l’empêche pas d’être sévèrement épinglé, pour tout ce qui concerne Boufarik et la Fédération des Maires d’Algérie.

Encore une chose que l’auteure ne cherche guère à comprendre. Les hommes de ce temps croyaient à la France et à l’Empire. Pour eux, sans l’Empire, la France serait devenue une puissance moyenne voire très moyenne. Aujourd’hui ceci paraît dépassé. Encore que...

Froger était de ceux qui voyaient en l’Empire français un moyen de résister à la domination germanique. Pour cela, à leur niveau, ils agissaient, au jour le jour, pour que la Patrie conserve ses avantages et son influence en Algérie, en Afrique et ailleurs.

Il est donc Radical comme nombre de ses contemporains. Sans être franc-maçon précise sa famille (6). Chose inhabituelle dans le milieu politique algérien où les attaches maçonniques étaient plus que courantes.

Entré en politique dès 1925, Froger est perçu comme un «ancien». Il est respecté, une haute personnalité qui a reçu le Président de la République en 1930, Vincent Auriol plus tard, De Gaulle à l’époque du RPF et Mitterrand en 1954 .

Madame Thénault détaille avec une relative objectivité ses activités, qui ne sont pas toutes politiques, et, s’étendent largement au champ économique et social.

Maire de Boufarik, Froger et sa municipalité célèbrent le «génie colonisteur» français à propos du défrichement de la Mitidja et de l’assèchement des marécages putrides qui en faisaient un lieu dangereusement insalubre. Un vaste monument de 45m de long exalte cet exploit.

Naturellement, ceci n’impressionne pas du tout notre historienne qui écrit que «la réussite agricole coloniale est entachée d’illégitimité par la spoliation originelle» (7).

Elle conteste en outre à Froger le droit d’être appelé Président des Maires d’Algérie. Il ne l’était en effet qu’à tour de rôle ; la centralisation algéroise jouant en sa faveur. Il n’y a pas là de quoi fouetter un chat mais l’auteure tient ce point pour important. Elle juge que Froger était l’objet d’un culte de la personnalité à bas bruit. Il est servi par une stratégie de communication bien organisée par ses soins. «Méthodiquement», précise-t-elle.

Assez curieusement, elle pense en trouver la preuve dans un fait précis mais qui paraît pourtant fort mince. Pensez donc : un témoin algérien de cette époque, interrogé en 2015 à une émission de la radio algérienne, parle de Froger comme du Président de la Fédération des Maires d’Algérie. En français ! Alors qu’il est arabophone ! Ça alors ! Que voilà un argument solide !

J’ignore quelle connaissance a Mme Thénault de l’arabe dialectal algérien, la Darja Dziria (8) mais chacun sait qu’il regorge de mots et d’expressions françaises parfois déformées.

(Dans un second article nous reviendrons sur le meurtre d’Amédée Froger).

Jean Monneret

assassin du président Froger

 

1 - Cet ouvrage porte un titre affligeant : Les Ratonnades d’Alger, 1956 (éd du Seuil, février 2022). Personnellement, je me refuse à utiliser ce terme ignoble désignant des actes ignobles. Je ne contribuerai pas à le populariser et j’invite tout un chacun à en faire autant.
2 - Op. cit., p. 30
3 - On ne comprend pas la guerre d’Algérie si l’on imagine l’ensemble du peuple algérien derrière les indépendantistes.
4 - Si l’on excepte la brève parenthèse de 1848.
5 - 170 000 européens d’Algérie et du Maroc ont combattu aux côtés des Alliés. Pourcentage considérable pour une population d’environ 1 500 000 personnes.
6 - Émilie Chartier, Mémoire de Maîtrise à Paris IV Sorbonne, dir. Jacques Frémeaux.
7 - Op. cit. p. 60. Il y aurait beaucoup à dire sur ce raccourci.
8Et oui, de nos jours encore, un train se dit chmindifir et pas forcément qitar, une gare langar et pas mahatta, un hôpital sbitar et pas mustaschfa. Aujourd’hui encore encore, on entendra semana pour semaine conjointement avec usbu’, ou familia  concurremment avec ayla. On pourrait multiplier les exemples.
  

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Commentaires
Y
Les 'mahakam"étaient chargées du statut personnel des indigènes :mariages,divorces et héritages .Avec des intellectuels aveugles par leur idéologie,niant tous les faits du colonialisme,je ne pense pas arriver un jour a réconcilier les mémoires des deux bords.
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J
je confirme les remarques de J.Monneret notamment sur le terme "musulman". Pour mon pere qui etait communiste, c etait meme une marque de respect. Un mot qui s opposait a " Arabes" qui pour mon pere avait une connotation raciste.<br /> <br /> Les militants nationalistes pendant la guerre pouvaient utiliser le terme "algerien" mais dans des delarations revendiquant publiquement l'indépendance. Mais dans l'entre-soi, ils revenaient soit a "Arabes" soit a "musulmans"... <br /> <br /> même Ben Bella apres l'indépendance haranguant la foule , s'écria 3 foois "Ns sommes des Arabes!" ...<br /> <br /> Mais n est pas historien des mentalités qui veut...<br /> <br /> Jean Pierre Lledo
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