critique du livre de Raphaëlle Branche ("Palestro") par Roger Vétillard
L'embuscade de Palestro selon
Raphaëlle Branche (Armand Colin, 2010)
Roger VÉTILLARD
Ce livre est à ce jour le seul publié qui veut étudier la problématique de cette embuscade, mais finalement n'étudie qu'une seule hypothèse. Sa lecture m'a mis mal à l'aise. C'est pourquoi j'ai repris son étude.
Rappel des faits
En Algérie depuis 18 mois des attentats, des guets-apens, des affrontements ensanglantent le pays. Ce 18 mai 1956, une tragédie éclate dans le ciel métropolitain. Jusqu'ici les drames, les morts, les mutilations ne touchaient que les populations d'Algérie.
Cette fois des familles métropolitaines sont confrontées à l'horreur. La presse s'empare de l'événement et en fait l'archétype du sort des jeunes Français dans une guerre qui ne dit pas son nom. Les opposants idéologiques au conflit s'en emparent pour condamner la mobilisation des jeunes Français.
À 60 km au sud-est d'Alger dans les gorges de Beni Amrane, 21 soldats rappelés du 9e RIC sont en patrouille sous les ordres du lieutenant Hervé Artur. Ils n'ont pas 25 ans, ils appartiennent au contingent de 50000 hommes que le gouvernement de Guy Mollet vient d'envoyer en Algérie pour faire la guerre et non la pacification ou le maintien de l'ordre. Ils sont originaires de l'Île-de-France, ils ont déjà fait leur service militaire, mais ne sont nullement préparés à affronter un ennemi dont ils ne savent rien.
La région est sauvage, le danger y est quotidien. Dans les mois qui précèdent 35 Européens y ont été tués.
Le 25 février 1956 une embuscade au col de Sakamody, non loin de là, sous la conduite d'Ali Khodja a fait 8 morts dont une femme et une enfant de 8 ans. Ali Khodja est le responsable de l'ALN de cette région. Cet ancien sous-officier de l'armée française dispose d'une centaine d'hommes répartis en quatre groupes. Il a reçu un mois plus tôt une livraison d'armes et de munitions amenées par Henri Maillot aspirant déserteur et militant communiste.
La section a ses quartiers dans une maison forestière. Artur est un intellectuel né à Casablanca, rappelé à sa demande alors qu'il préparait l'agrégation de philosophie. Il est toujours de bonne humeur et a conquis ses hommes par sa gentillesse. Il a pour mission de sécuriser la RN5 qui relie Alger à Constantine et qui est régulièrement coupée dans les gorges éponymes.
Au petit jour, les 21 hommes dont 5 pères de famille quittent la maison cantonnière. Ils escaladent une piste raide, l'arme à la bretelle, laissant entre eux un espace d'une dizaine de mètres. Serge Dumas porte le FM, il sera le seul rescapé de cette expédition, celui grâce auquel nous en connaissons les détails.
À l'approche d'une ligne de crête la fusillade éclate. Les échanges de coups de feu durent une vingtaine de minutes. Il y a 15 tués : 6 rescapés sont faits prisonniers, 4 sont blessés, seuls Dumas et Nillet sont indemnes. Avec Caron, le moins touché, ils suivent les rebelles. Les 3 autres sont abandonnés dans une mechta. Les rebelles ont eu 4 morts et des blessés qui seront soignés par les villageois voisins.
L'alerte est donnée par le sergent Raymond Callu resté à la maison cantonnière. Une section du 9e RIC arrive vers 18 heures. Le lendemain 2 cadavres sont retrouvés sur les lieux du combat en compagnie d'un djounoud blessé qui donne des informations : le piège a été monté avec la complicité de la population du douar Amal. 16 corps sont retrouvés affreusement mutilés à 1 km du douar, déplacés vraisemblablement pour tenter de protéger leurs auteurs. Pour le médecin légiste la mort de plusieurs des victimes est survenue plusieurs heures après les combats. Le 23 mai, les légionnaires du 1er REP localisent la bande de Khodja, tuent 27 hors la loi, font 3 prisonniers et délivrent Dumas. Dans le feu du combat, Jean David-Nillet est tué. Les médias s'emparent de cet épisode.
L'exégèse de Raphaëlle Branche
L'analyse de Raphaëlle Branche en replaçant l'épisode dans un contexte historique du siècle précédent a un côté séduisant mais aussi un aspect vulnérable criticable.
L'embuscade a fait date. Elle reste un des rares moments distingués dans les récits de cette guerre. Mais elle n'est pas unique. Elle n'est ni la première, ni la dernière, ni la plus meurtrière. Pourquoi occupe-t-elle cette place? Plusieurs arguments sont avancés :
- Souvent évoquée de façon subliminale, les erreurs ou les fautes ducommandement sont soulignées : "Les hommes envoyés garder les gorges de Palestro comme leurs camarades installés en d'autres points du territoire algérien, sont peu au fait des réalités locales… Le Français rappelé "type 1956" a une formation morale de petit syndiqué en campagne. Quant à la formation militaire, elle laisse bien à désirer".
C'est le bilan de la troupe qu'il a eu à commander depuis le printemps [1] dressé par le commandant Chabot fin 1956. Une étude menée à propos de plusieurs embuscades similaires durant la guerre d'Algérie mais non exhaustive montre que l'erreur de commandement n'est pas exceptionnelle. Ces bévues de la hiérarchie sont autant d'arguments utilisés par les opposants à ce conflit colonial et d'une façon symétrique par les partisans d'une armée de métier. On touche ici l'une des tensions résultant de la mise en place accélérée des renforts en Algérie [2]. Toutefois, l'historienne modère cette critique en rappelant que le bilan de l'embuscade s'inscrit dans la moyenne de la mortalité militaire pour la deuxième partie de l'année 1956 [3].
- la conjoncture politique : le gouvernement de Guy Mollet vient de procéder à un recours massif au contingent, et il utilise cet événement pour justifier sa décision.
- la violence et la cruauté des Algériens sont montrées du doigt et une analogie est suggérée avec l'ensemble de la situation en Algérie, mais les dimensions politiques et militaires de l'engagement sont passées sous silence [4],
- pour en comprendre les ressorts, il faudrait revenir à son nom "Palestro". L'embuscade a lieu sur les hauteurs de ce petit bourg, c'est son nom que les Français utilisent pour désigner abusivement l'événement, dit-elle, car pour les Algériens c'est la bataille de Djerrah.
- plus loin elle affirme que si l'embuscade marque, c'est parce qu'elle fait rejouer des failles anciennes, qu'elle révèle d'anciennes tensions. Sous cet événement une autre histoire est présente : c'est un "palimpseste mémoriel".
la criticable hypothèse du palimpseste/mémoriel
On revient 85 ans en arrière au moment du massacre de Palestro du 20 avril 1871 pour décrypter celui du 18 mai 1956. Pour elle [5] "Parler de l'embuscade de Palestro [de 1956-nda], c'est inscrire l'action militaire de la guerre dans la continuité de ce massacre [de 1871]".
- Tendre une embuscade puis mutiler les soldats n'est ni original, ni propre aux maquisards des hauteurs de Palestro, ni aux Kabyles, ni aux Algériens ou aux combattants musulmans.
- Enfin, Ali Khodja est un chef exemplaire aimé de ses hommes qui apprécient sa gentillesse et ses qualités humaines, qui épargne les vaincus et impose que des prisonniers soient faits. D'autres épisodes où cet officier est impliqué infirment cette appréciation : les détails de l'embuscade du col de Sakamody le 25 février 1956 ou surtout ceux de la rencontre du 21 septembre suivant avec la section A. G. [6] ne doivent pas avoir été portés à sa connaissance.
Des explications singulières ?
Écrire un ouvrage pour dire que le nom de Palestro renverrait plus au souvenir d'un événement antérieur qu'à la localisation de l'embuscade est singulier. En Algérie, dit-elle, on parle de l'embuscade de Djerrah [7], mais sait-elle qu'un tract de l'ALN en juin 1956 la nomme embuscade des Beni-Amrane ? De plus l'embuscade s'est déroulée à 5 km à vol d'oiseau de Palestro bourg de plus de 4000 habitants, alors que Djerrah était une mechta de quelques centaines d'âmes sur les hauteurs des gorges des Beni Amrane appelées aussi gorges de Palestro.
Cette pratique de dénomination des faits de la guerre d'Algérie est courante. Sans remonter aux massacres dits de Sétif où les affrontements dans cette ville ont fait 33 morts dans la population musulmane et se sont terminés à 11h le 8 mai 1945 alors que l'essentiel de l'événement a eu lieu à des dizaines de km les 15 jours qui ont suivi, on peut citer le massacre de Melouza du 3 juin 1957 qui s'est en fait déroulé à Mechta Kasbah près du douar de Beni Ilemane à 11 km à l'ouest de Melouza ou encore la bataille de Souk Ahras en avril 1958 qui s'est déployée à près de 20 km de cette petite ville.
Parler ici de Palestro n'est pas indu, d'autant plus que le nom est familier au vocabulaire français au contraire de ceux des Beni Amrane ou d'Ouled Djerrah. Enfin, il a été donné par la presse française alors que le souvenir de 1871 évoqué par madame Branche est celui des Algériens, cela parait antinomique.
On peut être dubitatif devant la démarche psycho-analytique de Raphaëlle Branche. Où veut-elle en venir ? Attaque-t-elle les théories de l'école de psychiatrie d'Alger pour combattre l'analyse [8] qui explique que la mutilation des corps renvoie à la nuit des temps ? Les psychiatres d'Alger auxquels Franz Fanon s'opposa violemment ont en effet parlé au cours de la première moitié du XXe siècle du primitivisme de la population indigène qui la prédestinerait à une conduite végétative et instinctive. Conception évidemment en accord avec l'air du temps.
pour Frantz Fanon, ce serait la "dépersonnalisation" le facteur, explicatif
et légitimant, des mutilations des Français par le FLN
Pour Fanon, il faut prendre en compte le fait colonial et la dépersonnalisation qu'il entraine. Pour lui la dépersonnalisation engendrée par la déculturation que subit le colonisé explique son agressivité et dans le cas de Palestro, permet d'interpréter les mutilations des corps.
En quelque sorte, les dégradations imposées aux victimes de l'embuscade de Palestro de 1956 répondraient plus ou moins consciemment à la répression sévère qui a suivi le massacre de 1871. Or aujourd'hui la connaissance de l'inconscient est moins naïve : la dépersonnalisation est surtout névrotique et signe d'une angoisse intense. Elle peut mener à un syndrome dépressif ou en tout cas à la passivité, mais pas à un passage à l'action violente.
À Palestro et ailleurs en Algérie ce sont des révoltés qui agissent. Et la révolte est une action réfléchie mise en œuvre par un groupe conscient qu'il lui est interdit de vivre sa culture et pour lequel éliminer l'ensemble culturel dominant est la seule solution. La révolte n'entre pas dans le champ de la déviance.
Pour le 5e bureau qui conduisait l'action psychologique lors de la guerre, cette pratique de la mutilation des corps relevait d'une pratique culturelle. Il l'a utilisée à des fins de propagande, comme en témoignent les photos de cadavres profanés qui ont été largement diffusées dans la presse ou dans des opuscules de propagande. Il a même utilisé cette méthode brutale en exposant sur la place des villages les cadavres des hors la loi tués au combat, probablement parce que ces spécialistes de l'action psychologique (psychologues, psychiatres, sociologues, ethnologues) étaient convaincus que cette communication était remplie de sens pour ceux qui la subissaient.
Ce n'était pas l'avis de tous les intervenants dans cette guerre psychologique : David Galula était très réservé sur une pratique difficilement admise dans nos sociétés, car elle heurte notre sensibilité où le respect des morts est une valeur très forte. C'est ainsi que France Observateur des 24 et 31 mai 1956 est allé jusqu'à accuser les récits des mutilations d'être de pures créations des services d'action psychologique.
"Mes frères, ne tuez pas seulement…"
Enfin si la mutilation des corps pouvait recevoir une explication liée au palimpseste mémoriel et/ou aux traumatismes causés par la déculturation coloniale, comment analyser les mutilations des corps des moghaznis tués au Abdellys en novembre 1956, ou encore des indépendantistes du MNA massacrés à Melouza en mai 1957, celles de l'officier français blessé, fait prisonnier en janvier 1958 à Aïn Belkacem près de la frontière tunisienne, décédé de ses blessures et dont le corps rendu à l'armée française quelques jours plus tard était également mutilé ou encore des 72 corps retrouvés le long de l'autoroute en juin 1994 dans la même région de Palestro-Lakhdaria, sauf à suggérer que certaines théories résistent mal à la confrontation avec le réel ?
Et puis, faut-il rappeler cette exhortation parue fin 1955 dans "Le Journal des Etudiants" de la Grande Mosquée Ez Zitouna de Tunis à l'attention des algériens en révolte : "Mes frères, ne tuez pas seulement… Mais mutilez vos adversaires sur la voie publique… crevez-leur les yeux… coupez leurs bras et pendez-les" [9] .
Roger Vétillard