un témoignage inédit jusqu'alors sur la colonisation française au Congo en 1902-1904
«Au Congo, les Blancs sont mes pires ennemis»,
lieutenant Clément (1902-1904)
Michel RENARD
D’abord, un beau livre. Comme on en éditait avant. Des pages à la reliure cousue et non seulement collée ainsi que la plupart des livres brochés qui au bout de quelques années se décollent… Une couverture cartonnée. Un cahier photo… Et le tout pour pour 19 euros seulement. Bravo à l’éditeur Pierre de Taillac. Ce livre m’enterrera... Ses acheteurs auront plaisir à le manipuler... et à le lire.
L’ouvrage Un marsouin au Congo, présenté par Bertrand Goy, est le témoignage d’un lieutenant des Troupes de Marine entre 1902 et 1904. Le destin de ce texte est étonnant. Il fut sauvé par Mme Monique Fayasson qui le recueillit, un jour de pluie, dans une vente "vide-greniers" dans les années 1980. Aujou'rd'hui, il est à la disposition de tous. Et c'est un incomparable document sur le "colonialisme"... ou plutôt la colonisation.
Congo, départ de caravanes, 1891 (source Anom)
Ce que montrent les récits du lieutenant Clément, c'est que le colonialisme ne fut vraiment pas un système. Il ne cache rien des atrocités commises par les uns et par les autres. Il décrit un imbroglio de motivations et de décisions contradictoires. Les militaires s'en sortent plutôt bien. Les administrateurs et les concessionnaires commerciaux (une quarantaine) à qui l'État à confié des milliers de kilomètres carrés d'exploitation, s'en sortent plutôt mal.
De nombreux historiens ont démonté le mythe du "pillage colonial". Henri Brunschwig, dans Mythes et réalités de l'impérialisme colonial français, 1871-1914, en 1960, prenait des précautions vis-à-vis de satistiques, selon lui, insuffisantes, mais affirmait avec suffisament de données : "Les colonies n'ont pas été pour l'industrie française un monopole profitable. Elles n'auraient pas pu l'être parce que l'industrie n'était pas en mesure de les fournir. Force leur fut donc de s'adresser à l'étranger, en dépit des tarifs douaniers qui renchérissaient ses produits" (p. 101).
factorie inondée au Congo français
Brunschwig décrit, en réalité, un autre mythe : celui de l'illusion coloniale, qu'on voit bien évoquée dans le récit du lieutenant Clément qui en a été un rouage honnête et souvent souffrant... Henri Brunschwig : "La politique d'expansion a sûrement coûté à la France plus qu'elle ne lui a rapporté. Est-ce à dire que ceux qui la prônaient auraient dû y renoncer ? Pas forcément, car ils pouvaient toujours espérer un bénéfice futur. C'est le propre de cette politique coloniale que de toujours miser sur l'avenir : on vote les crédits militaires parce qu'après la conquête viendra la mise en valeur ; on consent aux investissements parce que les chemins de fer et autres installations techniques permettront l'exploitation rationnelle ; on multiplie les hôpitaux et les écoles pour créer sur place une main d'oeuvre rentable ; on spécule sans cesse sur l'avenir et cette spéculation, en dernière analyse, conduit les colonisateurs à outiller les populations au lieu de les exploiter purement et simplement" (p. 101).
officiers en mission au Congo, mission Dymbovsy, 1891 (Source Anom)
La conscience de la réaction de "l'indigène" est très lucide chez le lieutenant Clément : "J'eus l'impression d'être en pays nouveau, inconnu, dont les habitants ne soupçonnaient pas encore que nous étions là pour les soumettre, les faire travailler à notre profit et lever l'impôt. Ils acceptaient le commerçant qui leur vendait des fusils et de la poudre, mais étaient tout prêts à s'en servir contre nous si on leur demandait autre chose qu'une toujours dangereuse hospitalité" (p. 66).
Mais ce dispositif n'est pas un "système". Les intérêts des militaires se heurtent aux ambitions financières des concessionaires : "Alors seulement je compris dans quel piège j'étais tombé. Je maudis ma sotte confiance. Je vis clairement le but de ces hommes qui avaient vu dans ma perte le moyen de relever leurs affaires en obtenant une indeminité du Gouverneur" (p. 85).
l'achat d'ivoire au Congo français, avant 1904
Dans le même temps, les Européens (français) adoptent, mi-forcés mi contensentants, les usages des lieux : "Nous avions acheté à Nila deux femmes "Pandis" pour la modique somme d'un kilo de sel chacune" (p. 91). "J'avais engagé mes tirailleurs à en faire autant, mais les quelques mariages qui se décidèrent alors furent remis à plus tard lorsque les tirailleurs auraient envoyé la dot qui pour eux était plus élevée" (p. 91).
l'optique militaire n'est pas la pire
L'avantage de la lecture des mémoires du lieutenant Clément au Congo, c'est qu'elle pulvérise pas mal de clichés sur la colonisation. L'optique militaire n'est pas la pire, même si elle a aussi provoqué des massacres, mais dans une dialectique d'affrontements aux comportement parfois opposés : "Je m'attendais à être lancé à la poursuite des fugitifs ; il n'en fut rien. Dupont [administrateur, ce n'est pas un militaire] voulait agir seul, sachant trop bien combien j'étais doux avec les indigènes qui ne se battaient pas, juste avec ceux qui me faisaient le plaisir de se battre. Il commença par faire tuer à coups de revolver les deux petits malades. Ils étaient en train de manger les papayes que je venais de leur envoyer avec des morceaux de biscuits de troupes. Cette nouvelle me causa la plus terrible colère que j'aie jamais eue, mes jambes tremblaient : certainement, j'aurais tué Dupont s'il avait été près de moi" (p. 139-140).
Les concessionnaires, à qui l'État a confié des territoires immenses pour leurs activités productives et commerciales, ne s'en sortent pas toujours bien. Ils tentent, en cas d'échec, de se faire rembourser par la puissance publique en dénonçant les impérities de l'armée. Le lieutenant Clément l'apprit à ses dépends.
Congo français, case abri pour Européens dans un poste de traitant
Le lieutenant Clément a dû subir quelques avanies dans l'évolution de sa carrière. Protégé par Harry Hallis, fondateur du Comité de l'Afrique française en 1890, il dut sûrement d'échapper à des sanctions plus sévères à la suite de ses démêlés avec l'administrateur Dupont.
Le récit est très suggestif. Toutes ces souffrances avec la fameuse adénite ou inflammation infectieuse de ganglions dont Clément cherche à se guérir lui-même. Ces amitiés, ces morts violentes, ces confiances et ces trahisons. Le lieutenant Clément écrit : "Le seul conseil que me donna mon camarade fut de me méfier de tout le monde et il ajouta quelques paroles tant de fois vérifiées : «Les Blancs sont ici nos pires ennemis»" (p. 63).
Un livre à mettre en relation avec Passions africaines, d'Albert Nebout (éditions de Paris, 1995), dont l'action se situe vingt ans plus tôt.
village indigène au Congo français, avant 1906
Albert Nebout dont je ne fournirai que cette citation : "(les indigènes africains de l'Oubangui) avouent leur anthropophagie sans gêne aucune, mais j'ai pu observer chez plusieurs de ces indigènes, de l'honnêteté, de la bonté et une certaine discrétion dans leurs rapports avec moi. L'anthropophagie n'en fait donc pas des bêtes féroces"... (p. 100).
Michel Renard