un livre sur le Cameroun (1948-1971) : critique
critique du livre Kamerun
Marc MICHEL
Thomas DELTOMBE, Manuel DOMERGUE, Jacob TATSITSA, Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, La Découverte, 2011, 742 pages, index, photos.
À la lecture de cet énorme pavé, on peut être partagé entre l’admiration et l’agacement. Admiration pour le travail d’enquête et le dépouillement d’un nombre assez extraordinaire de sources, agacement par leur traitement et l’esprit général du livre. Les auteurs (on ne sait pas comment a été distribué le travail) ont entrepris de raconter les évènements dramatiques qui ont secoué la marche vers l’indépendance de l’ancienne colonie allemande, partagée à l’issue de la Première Guerre mondiale en deux «mandats» de type «C», l’un britannique, l’autre français, devenus «territoires sous tutelle internationale», après 1945.
En fait, ils se sont intéressés essentiellement au «Cameroun français » parce que celui-ci fut le théâtre d’un mouvement révolutionnaire incarné par un parti de masse, l’Union des Populations camerounaises, et par un leader mémorable, Ruben Um Nyobe, tué («assassiné», selon les auteurs) au combat, le 13 septembre 1958. Mais sa disparition ne constitua qu’un épilogue provisoire ; la «rébellion», localisée d’abord dans le sud du pays, se prolongea et s’amplifia, plus acharnée, avec des caractères nouveaux, en partie contaminés par du banditisme social et l’exécution des deux derniers leaders importants du mouvement. Selon les auteurs, le système de relations construit au Cameroun durant ces deux décennies des années 1950 et 1960 par la France, avec l’approbation de la communauté internationale, aurait servi de modèle aux autres décolonisations françaises en Afrique noire et constitué un élément fondateur de la Françafrique.
quelle "chape de silence" ?
Les auteurs prétendent briser la «chape de silence» qui aurait entouré les événements tragiques de cette décolonisation et le manque d’intérêt des historiens. C’est tout de même faire peu de cas de toute une littérature camerounaise l’ait dénoncée et que nous-même nous y avons consacré des recherches et plusieurs publications dont une dans la Revue française d’Histoire d’Outre-Mer (n° 324-325, 1999, «Une décolonisation confisquée, Perspectives sur la décolonisation du Cameroun sous tutelle de la France, 1955-1960», et dans la revue l’Histoire (n° 318, mars 2007).
En réalité, les auteurs veulent se situer sur un autre terrain, qui n’est pas à proprement parler, celui de l’historien. Ils se situent, en effet, dans la droite lignée du journalisme d’investigation et de dénonciation, à la manière de Pierre Péan et de François-Xavier Verschave, auxquels ils font d’ailleurs directement référence. Ils affectionnent les titres à sensation, à commencer dans le choix du titre général de l’ouvrage Kamerun, (graphie à l’allemande), celui de pratiquement toutes têtes de chapitres («Epilogue pour un massacre», «Au pays des Blancs», «Le Kamerun s’embrase», «traquer et éliminer…»), des sous-chapitres («Coups tordus», «Comme en Algérie, torture, infiltration, internement» etc…, etc…), dans l’emploi de formules choc «Dien Bien Phu, Valmy des peuples colonisés» et les qualificatifs faciles ou insupportables («l’étrange docteur Aujoulat», «le bien nommé René Tiran», «le brave colonel X», «le brave lieutenant X).
bilan sinistre mais vision manichéenne
Cependant, si l’on passe sur les excès de la langue militante ou journalistique, et sur le point de vue ouvertement pro-upéciste, cet ouvrage est riche d’informations et débouche sur un bilan très noir pour l’État postcolonial et pro-occidental du Cameroun Le constat est abrupt, et ceux qui ont eu une expérience concrète du pays le partageront au moins en partie.
On ne peut cependant le limiter à la vision manichéenne qu’en donnent les auteurs. On fera observer par exemple que les maux qu’ils dénoncent dans ce Cameroun qu’ils considèrent au mieux comme un État fantoche et policier, ne sont pas du tout spécifiques à ce pays et que, sauf exceptions, tous les régimes postcoloniaux, pro ou anti-occidentaux en Afrique, ont connu les mêmes dérives antidémocratiques : parti unique, dictature, tyrannie, mépris des droits de l’Homme, des libertés individuelles ou collectives, usage immodéré de la force, culte de la personnalité etc., etc., qu’on ne peut pas toujours reconnaître dans ces dérives, la responsabilité des anciennes Puissances coloniales et de leurs manœuvres machiavéliques antérieures.
Que ce soit le Ghana de N’Krumah ou la Guinée de Sékou Touré, classés alors parmi les États «progressistes», soutiens de l’UPC, plus tard le Zimbabwe de Mugabé, ou à l’autre bord, le Zaïre de Mobutu…, sans parler des pays du Maghreb, on doit constater que le «postcolonial» a trahi la démocratie. On fera observer également que la décolonisation française au Cameroun, pour sanglante qu’elle fut, n’a pas atteint le degré de violence qu’ont connu le Kenya dans les années 1950, les colonies portugaises dans les années 1960-70 ou encore le Sud-Ouest africain (Namibie) et la Rhodésie du Sud (Zimbabwe), à la même époque.
la répression contre le peuple bamiléké
C’est par rapport au cliché d’une décolonisation «douce» de la France en Afrique noire que le Cameroun fait tache. L’intérêt du livre ne nous parait peut-être pas dans ce procès anachronique, ni même non plus dans la «révélation» de ce que les auteurs considèrent sans doute comme des «scoops», par exemple, l’influence théoricienne du colonel Lacheroy (qui a disparu très vite de la scène politique et militaire), le rôle, également, de ce curieux mouvement de contre-subversion qui s’est appelé Réarmement moral.
Bien sûr, les auteurs s’étendent comme on peut s’y attendre quand il s’agit de Françafrique sur l’infiltration des réseaux, les hommes de Foccart (après 1958), les circonstances (très connues) de l’assassinat de Moumié, à Genève, en 1960. Ils font surtout une part majeure aux actions des militaires instruits en Indochine ou en Algérie… Tout ceci vise, en définitive, à démontrer la complicité criminelle entre le régime gaulliste et le gouvernement potiche (mais infiniment redoutable) d’Ahmadou Ahidjo et à ce que d’autres ont appelé le «génocide» du peuple bamiléké dans l’Ouest-Cameroun, au début des années 1960.
Les auteurs se gardent d’employer le terme et des évaluations chiffrées que beaucoup attendraient, alors qu’à la suite de «témoignages» (invérifiables, ou absurdes), on a parlé de centaines de milliers de morts, 300 000, même 400 000 pour une population comptant environ 3 millions d’âmes. Très prudemment, les auteurs en restent à une fourchette, suffisamment impressionnante, d’un peu plus de 61 000 à un peu plus de 76 000 victimes entre 1956 (début réel de la révolte armée) et 1964 (quasi-achèvement de la rébellion).
"guerre cachée" ?
Pour le public qui ignorerait l’histoire, particulière et dramatique de l’indépendance du Cameroun, et s’étonne parfois du ressentiment anti-français qui se manifeste encore souvent aujourd’hui dans ce pays, ce livre apporte un éclairage cru, bien que partisan.
«Guerre cachée», affirment les auteurs. Oui, mais «guerre cachée» tout de même parce qu’elle s’est déroulée en marge de la guerre d’Algérie et qu’elle ne pouvait avoir le même retentissement national en France que cette dernière parce qu’elle a été menée par des militaires de carrière et des contingents eux-mêmes africains. Ses origines remontent loin, voire très loin dans la construction de la colonie elle-même, sujet que ne traite pas le livre, en tout cas, à la Seconde Guerre mondiale et aux émeutes qui, en 1945, secouèrent la capitale économique du pays, Douala ; ces événements sanctionnent effectivement un divorce entre une minorité de colons braqués dans une attitude réactionnaire et raciste d’un côté, de l’autre, des jeunes générations camerounaises.
Mais le divorce ne concerne pas seulement ces «colons de combat» et «les indigènes» ; il apparait aussi entre une Administration coloniale, expression de l’État français et ces élites d’évolués, conscients de la particularité de la situation internationale de leur pays et, apparemment, gagnés par des mots d’ordre apportés par des militants syndicaux et soutenus par la nébuleuse des organisations communistes.
Bien sûr, les auteurs ont raison de souligner l’autonomie d’action et de conception de l’UPC, créée en 1948, par rapport aux organisations communistes de la métropole ; mais on ne peut perdre de vue le poids de la Guerre froide sur la perception par l’administration française et ses alliés camerounais, également par la majorité de la communauté internationale, d’un mouvement qui, en 1955, entre délibérément dans l’action armée. Ses modalités d’action, son vocabulaire, ses slogans, ses méthodes et les soutiens qu’il reçoit à l’extérieur, en métropole et dans le monde communiste, laissent peu de champ à un accommodement et convainquent effectivement qu’il vaut mieux trouver des interlocuteurs moins radicaux.
"libération nationale" ou "révolte tribale" ?
Si l’on tente de résumer brièvement les événements, l’UPC, première manière, sous la direction de Ruben Um Nyobe, est vue par l’administration française plutôt qu’un mouvement de libération fondée sur une identité nationale crédible, comme une révolte «tribale» appuyée sur les frustrations d’une partie de la population camerounaise, dans le sud du pays, en pays bassa, et à Douala récupérée par des agitateurs révolutionnaires avec les slogans d’indépendance nationale et de réunification des deux Camerouns. Quand la révolte gagne l’ouest Cameroun, dès 1957, ces objectifs paraissent assez secondaires par rapport à des motivations sociales et politiques beaucoup plus localisées.
Néanmoins, pour les responsables français, ils constituent aussi un danger dans la mesure où ils sont toujours instrumentalisés par l’UPC en exil qui trouve dans les pays «progressistes» et dans les pays du bloc communiste le seul écho audible à l’extérieur, en particulier à l’ONU. Malgré la mort de Ruben Um Nyobé, il y a bien continuité entre la rébellion upéciste dans le sud et celle de l’ouest des acteurs et des objectifs. Entre temps, la politique française, en l’occurrence le haut-commissaire Messmer, met en place un gouvernement autonome qui, avec Ahidjo, prend à son compte les deux piliers de la revendication upéciste : l’indépendance et la réunification, les «confisquant», en quelque sorte, à l’UPC, avec l’approbation de la France.
Selon les auteurs, dès la première «phase», l’Armée française a joué un rôle politique et militaire majeur, quoique la répartition des rôles entre le haut-commissaire Pierre Messmer, son principal adjoint Daniel Doustin, et le lieutenant-colonel Lamberton, chef des opérations militaires en Sanaga maritime, ne soit pas aussi claire que les auteurs le disent. Par la suite, l’Armée française intervient essentiellement en appui à des forces camerounaises en formation (le statut de mandat puis d’État sous tutelle interdit en principe tout recrutement militaire jusqu’à l’indépendance).
les objectifs des auteurs
Néanmoins, démontrent les auteurs, au cours des opérations en pays bamiléké, les forces françaises, proprement militaires et de gendarmerie, ont non seulement participé activement et directement à une répression de masse mais aussi à des actes de barbarie cautionnés par leurs supérieurs.
Toute cette violence visant à assurer le transfert de compétence à un pouvoir à la solde de la Françafrique. Les objectifs des auteurs sont clairs : alimenter une condamnation de la France et provoquer sa repentance dans le dossier, l’emploi de la torture, comme en Algérie, dont ils font la principale accusation à charge. Les réalités locales sont beaucoup plus compliquées et à n’écouter qu’une seule catégorie de voix, à généraliser, à se fier trop souvent à des témoignages et de sources de seconde main, à confondre le discours de l’historien et le discours du polémiste, on peut être amené à des réserves.
général de Gaulle, avec à sa gauche Louis-Paul Ajoulat,
en visite au Cameroun en mars 1953 (Archives nationales de Yaoundé)
Un exemple : utilisant une source secondaire, les auteurs attribuent au général de Gaulle dans un discours prononcé à Bourges, le 7 mai 1959, une déclaration par lequel celui-ci aurait appelé les «Grands» à aider les faibles de ce monde parce «qu’ils sont des Blancs, des peuples civilisés et que leur devoir est commun» ; en réalité le Général avait dit «leur devoir, puisqu’ils sont les plus riches, les mieux pourvus et les plus forts, leur devoir c’est d’aider les autres, ceux qui sont dépourvus, ceux qui sont sous-développés». Ce n’est pas la même chose.
Ce détail fait peser des soupçons sur la crédibilité des multiples sources secondaires invoquées, souvent placées hors contexte, et pratiquement toutes dans un seul sens, laissant de côté celles qui n’arrangent pas. L’encart de photos est intéressant. On remarque en particulier les terribles photos de têtes coupées, destinées à soulever l’indignation du lecteur ; mais on sait que ces procédés de terreur ont été aussi utilisés par les «rebelles» et la représentation de ces usages horrifiants aurait dû être assortie d’un commentaire faisant appel à l’anthropologie.
Têtes coupées de combattants nationalistes
La photo a assurément un effet émotionnel assuré. Mais, finalement, on ne sait quelle valeur démonstrative lui attribuer. Cette pratique était courante dans les guerres «traditionnelles», chez de nombreux peuples africains, attestée chez les Baoulé par exemple ou parmi les populations de l’Oubangui, et démontraient la force du vainqueur.
Elle a existé des deux côtés au cours de la guerre en pays bamiléké, comme en témoignent les assassinats à la marchette des deux pères de la Mission de Bafang dont les corps furent retrouvés décapités en novembre 1959. Le mélange entre pratique de guerre ancienne et calculs politiques modernes aurait pu être mieux analysé. La guerre en pays bamiléké dans les années 1960 n’est pas véritablement interrogée, même moins que le commandement français lui-même à l’époque qui voulut se défendre d’entrer dans la répression d’un soulèvement qui dépassait une simple «jacquerie».
Entraînement des élèves officiers de l’École militaire interarmes du Cameroun,
dans la zone de Koutaba en 1960, sous la supervision d’instructeurs français.
(Archives nationales de Yaoundé)
Les auteurs ne semblent avoir eu pour souci que de démontrer les compromissions des militaires français dans les actions à l’égal de ce qui se passait en Algérie. Les auteurs auraient également pu faire l’économie de nombreux développements hors-sujets ou très connus, qui surchargent inutilement une lecture déjà suffisamment démonstrative. L’existence d’un index et celle d’un appareil de notes conséquent sont des bons points, l’absence d’un catalogue des sources et de la bibliographie est très regrettable.
L’UPC exerce encore la fascination romantique d’un mouvement animé par un idéal patriotique, un chef intègre et charismatique, le Mpodol («porte-parole» en bassa), Ruben Um Nyobe), une lutte dans les «maquis» du Cameroun. L’atmosphère internationale n’est pas ou plus prise en compte, autrement que sur le mode de la mise en accusation de l’Occident et de la défense d’une Francafrique problématique.
Peut-on oublier qu’encore au tournant des années 1960, la subversion communiste était imaginée, à tort ou à raison, comme équivalente à l’islamisme aujourd’hui. Mais les auteurs cherchent moins à analyser l’évolution des forces économiques, sociales et politiques de ce pays «compliqué», reconnaissent-ils, qu’à instruire un procès.
Au total, leur thèse est si lourdement appuyée, les effets si recherchés, les accusations si constamment nominatives et le caractère si polémique, qu’elle n’atteint pas vraiment son but et qu’elle n’est pas toujours convaincante, loin de là. Ceci dit, ce livre est une somme incontournable et un dossier à verser au procès de la France en Afrique. Il ne va pas dans le sens d’une réconciliation ni d’une approche apaisée d’une histoire commune et il est destiné à rouvrir des débats passionnés.
Marc MICHEL
professeur honoraire d'histoire de l'Afrique
à l'université de Provence
- iconographie : les photos sont tirées de l'ouvrage