vérités et mensonges des crimes de la colonisation (Claude Liauzu et Gilbert Meynier, 2005)
il est faux d’affirmer que
la colonisation française a été
un génocide ou une extermination
Claude LIAUZU et Gilbert MEYNIER (juin 2005)
Sétif : la guerre des mémoires
Les massacres de mai 1945 en Algérie provoquent une controverse passionnelle sur les crimes de la colonisation. Deux historiens examinent vérités et mensonges (NouvelObs).
Les déclarations du président Bouteflika lues par le ministre des Moudjahidin, Mohamed Cherif Abbas, le 6 mai [2005] à un colloque tenu à Sétif sur les massacres du Constantinois de mai 1945, ne peuvent que relancer une polémique où les groupes de mémoires s’affrontent – les colonialophiles manichéens primaires d’un côté, les anticolonialistes primaires manichéens de l’autre. Les premiers ne pourront qu’être furieux, les seconds, comblés par les propos sans nuance du chef de l’État algérien : «L’occupation a foulé la dignité humaine et commis l’innommable à l’encontre des droits humains fondamentaux […] et adopté la voie de l’extermination et du génocide qui s’est inlassablement répétée pendant son règne funeste.»
Étant à l’origine d’une protestation contre la loi du 23 février portant «reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés» et demandant l’abrogation de l’article 4, qui prétend enjoindre à la recherche universitaire d’accorder à l’histoire de la présence française, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite et aux enseignants d’appliquer des programmes scolaires reconnaissant en particulier le «rôle positif» de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, nous ne pouvons pas ne pas réagir contre un autre mensonge officiel, celui du président de la République algérienne.
Si les mots ont un sens, il est faux d’affirmer
que la colonisation française a été un génocide conduit
sur cent trente-deux ans
Le terme «génocide» a un sens précis : «crime contre l’humanité tendant à la destruction de tout ou partie d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux» (Larousse, 2005). Le mot «exterminer» aussi, selon le Littré (1872): «chasser entièrement, faire périr entièrement». Les faits sont connus et établis pour l’essentiel depuis longtemps par Charles-André Julien et les historiens qui l’ont suivi depuis plus de soixante-dix ans, André Nouschi et Charles-Robert Ageron notamment, qui ne sont pas, eux, des historiens de la vingt-cinquième heure.
Le nombre des morts de la conquête de l’Algérie a été évalué par Jacques Frémeaux, historien fiable (La France et l’Algérie en guerre. 1830-1870, 1954-1962, Economica, 2002), à environ 400000. Si l’on ajoute les milliers de victimes des grandes famines, notamment celle de 1868, sur fond de destruction du vieux mode de production communautaire, de 1830 à 1870, on ne sera pas loin du million. La population de l’Algérie a, de fait, baissé d’environ un tiers en quarante ans.
Elle a payé un tribut épouvantable en termes de massacres, de guerre de «ravageurs» (Bugeaud), de politique de la terre brûlée, de dépossession, qui ont favorisé et aggravé famines et épidémies. Les enfumades ont été une triste réalité, une des pages les plus honteuses des crimes colonialistes. Ce sont là des réalités indéniables. Mais il est faux d’affirmer que le nombre de victimes algériennes du 8 mai 1945 aurait atteint 45000, comme l’a fait récemment à la télévision Olivier Le Cour Grandmaison lors de l’émission «Culture et dépendances», «Y a-t-il un racisme anti-Blancs ?», en reprenant sans nuance un chiffre officiel algérien qu’aucun historien n’accepte. Il est regrettable aussi que le terme «exterminer» soit utilisé dans le titre univoque de son livre Coloniser. Exterminer (Fayard, 2005).
Sur mai 1945, il est urgent de redonner la parole aux historiens. La seule thèse digne de ce nom, malheureusement demeurée inédite jusqu’à nos jours et publiée seulement de manière amputée en 1995 (Chroniques d’un massacre, 8 mai 1945. Sétif, Guelma, Kherrata, Syros), celle de l’historien algérien Boucif Mekhaled, ne parle ni de génocide ni d’extermination ; et il ne donne aucun chiffre définitif dans son bilan de victimes. Et on ne peut, comme cela a pu être fait sur d’autres sujets, travailler sur de grandes masses comptables significatives, notamment par l’utilisation des recensements, qui portent sur une population globale.
Ainsi les historiens sérieux qui ont pu comptabiliser les victimes juives du nazisme (les équipes d’historiens dirigées par Wolfgang Benz aboutissent au chiffre de 5,5 à 6 millions, avec une probabilité de 5,7 millions, soit 63% de la population juive d’Europe). Ils ont pu comptabiliser les victimes de la guerre d’indépendance de l’Algérie. Charles-Robert Ageron, historien qui fut pourtant honni des tenants de l’Algérie française et qui a aussi réduit considérablement l’inflation des victimes harkies, aboutit à environ 250000, soit de 2,5% à 3% de la population algérienne, soit tout de même proportionnellement autant de morts que le bilan de l’horrible guerre d’Espagne. C’est beaucoup, même si on est loin du chiffre officiel intangible du million et demi de martyrs.
assimiler les fours à chaux aux fours crématoires nazis
relève de la désinformation victimisante
Les historiens n’ont pas pu faire le même type de calcul pour 1945. Les archives du Parti du Peuple algérien (PPA), étudiées notamment par Mahfoud Kaddache, donnent 447 fusillés pour la région de Guelma. Le dépouillement des archives militaires françaises fait par un autre historien incontestable, Jean-Charles Jauffret, donne pour le Constantinois le chiffre de 2628 tués ; mais il s’agit des cadavres retrouvés et décomptés. Or il y eut des disparus, des familles qui cachèrent leurs morts, et l’état civil n’enregistra pas beaucoup de décès.
La seule conclusion que peut faire l’historien : il y eut en effet des milliers de morts mais, s’il est honnête, il n’en dira pas plus. Par ailleurs, s’il est vrai que des cadavres de fusillés furent brûlés, près de Guelma, à Heliopolis et à Belkheir, ce fut dans des fours à chaux et non dans des fours qui auraient été construits en vue de cette sinistre besogne. Et un siècle plus tôt, les enfumades de Pélissier, pendant la conquête de l’Algérie, furent bien une réalité. Pour autant les assimiler aux fours crématoires nazis relève de la désinformation victimisante. Il reste que la répression de mai 1945 a été horrible et qu’elle a traumatisé une génération, préparant ainsi le recours aux armes du 1er novembre 1954.
Il n’est pas admissible non plus que les historiens, même se posant en anticolonialistes intransigeants, restent muets sur les violences dont a été responsable le FLN militarisé, sur les massacres dont ont été victimes des populations rétives devant la loi des seigneurs de la guerre (massacre de la «nuit rouge» à Ifraten le 13 avril 1956, massacre de Melouza le 27 mai 1957…), sur les purges sanglantes qui ont décimé les wilayas, sans compter les cruels affrontements au sommet de l’appareil. Et les massacres dont furent victimes les harkis [photo ci-contre] et la fuite en panique des Européens d’Algérie sont des faits historiques qui ne doivent pas être laissés en pâture aux seuls groupes mémoriels et aux «historiens» idéologues. Le silence de ces «historiens» laisse le champ libre à l’exploitation du rôle de victime par ceux qui se prétendent leur porte-parole. Il n’y a ni bonne ni mauvaise victime. Cela dit, environ les quatre cinquièmes des victimes algériennes de la guerre furent bien tuées par les forces françaises, le reste par le FLN-ALN.
C’est aussi une réalité connue que la population algérienne, dont certains militaires rêvaient la disparition comme celle des Indiens d’Amérique, a été multipliée par plus de 4 de 1870 à 1962. Contrairement au discours justifiant la colonisation par un droit ou un devoir de civilisation, par «nos» hôpitaux et «nos» médecins, cette augmentation de la population est due à un ensemble de facteurs où la résistance populaire a pris aussi un aspect démographique – ce que les Québécois ont appelé la «revanche des berceaux». Il est non moins vrai que les Instituts Pasteur installés en Afrique du Nord, comme en Indochine et en Afrique noire, ont permis des progrès de la médecine importants. On sait qu’il suffirait aujourd’hui de pas grand-chose pour faire disparaître certaines maladies qui sévissent encore dans le tiers-monde : le paludisme, le choléra…, mais on sait aussi que c’est une affaire de gros sous, comme l’a en partie été la colonisation.
Cela permet de rappeler que la colonisation ne se réduit pas à un «choc des races», qu’il s’agit aussi d’une composante de l’histoire du capitalisme. Il y eut des confiscations massives, et plus largement un processus de dépossession foncière de 40% des terres algériennes – les meilleures en valeur – qui aboutit à la misère d’un peuple. Rappelons que l’armée d’Afrique, qui avait sauvagement brisé la résistance du peuple algérien, a non moins sauvagement – Bugeaud en tête – écrasé les mouvements populaires, les insurrections ouvrières et les grèves en France. Cela dit, l’histoire ne se réduit pas à des comptabilités macabres et approximatives.
La colonisation a été une réalité ambivalente, et les historiens n’ont pas pour tâche d’en soupeser le négatif et le positif. Et les rapports entre la France et l’Algérie se sont toujours construits dans la schizophrénie, tant le fait français en Algérie a suscité autant de désir et de fascination que de ressentiment et de répulsion. Nous avons à analyser la colonisation comme un processus qui a transformé irréversiblement les sociétés, toutes les sociétés. Comment expliquer autrement les migrations, les interdépendances de plus en plus étroites aussi bien économiques que culturelles ? La part d’origine algérienne et maghrébine de la société française est une réalité, comme le fut et l’est même peut-être encore la part française de l’Algérie.
Cela exige une analyse sans complaisance des facteurs de domination et d’oppression véhiculés par le colonialisme, du racisme hérité, comme des facteurs de pouvoirs autoritaires qui furent, aussi, au cœur des mouvements de libération. L’histoire sainte des nationalismes, le mythe héroïque des guerres de libération ont trop souvent et trop longtemps servi de légitimité aux bureaucraties du tiers-monde. Il est indispensable d’aider les jeunes d’aujourd’hui à se situer dans le monde qui est le leur et qui n’est plus celui de leurs pères. Contre les tentatives d’utilisation instrumentale du passé à des fins très actuelles, les historiens doivent marquer clairement leur refus de la tyrannie des chroniques officielles. Leur rôle est de comprendre et d’enseigner, non de jouer aux procureurs ou aux avocats.
Anticolonialistes, les auteurs de ces lignes l’ont été résolument, et sans ambiguïté, et continuent à l’être. Mais ils sont aussi sans illusions et sans complaisance au sujet des machineries de pouvoir brutales qui ont pris en main les destinées des peuples libérés de la tutelle coloniale. Pour ces deux raisons, ils ont dû essuyer des horions symétriques provenant des uns comme des autres. Nous sommes quelques-uns à vouloir finir la guerre de 1954-1962. Nous pensons, comme le souhaite le président algérien, qu’il est juste que, côté officiel français, il y ait un «geste», la reconnaissance des responsabilités de la France à l’égard du peuple algérien. Mais cela ne peut se faire que si l’on rompt avec la culture du ressentiment, que si l’on aborde sereinement le passé, d’un côté comme de l’autre. Cela signifie que les Français, mais aussi les Algériens, balaient chacun devant sa porte. Les propos d’Abdelaziz Bouteflika ne vont guère dans ce sens : ils continuent d’alimenter la guerre des mémoires et à bafouer l’histoire.
À ce sujet, une urgence : revoir les manuels scolaires d’histoire des deux pays. Si les manuels français ne sont pas parfaits, en comparaison les manuels algériens sont une caricature. Et un souhait pour assainir les relations franco-algériennes : créer une commission mixte d’historiens algériens et français pour les récrire.
Claude Liauzu (décédé le 23 mai 2007), professeur à l’université Paris-VII, est notamment l’auteur d’Histoire des migrations méditerranéennes (Complexe) et récemment de Colonisation : droit d’inventaire (Armand Colin, 2004).
Gilbert Meynier, professeur à l’université Nancy-III, est l’auteur de l’Histoire intérieure du FLN, 1954-1962 (Fayard, 2002).
Le Nouvel Observateur, n° 2117, 2 juin 2005