1947 : l'insurrection à Madagascar (Jean Fremigacci)
1947 : L'insurrection à Madagascar
Jean FREMIGACCI
Ignorance, exagération, contre-vérités... Ce drame, qui fit près de 8 000 morts, fut vécu, des deux côtés, sur le mode du fantasme et de l'horreur. Un enchaînement où réalité et mensonge ont joué une partition perverse.
L'insurrection malgache de 1947 illustre à la perfection la mécanique de la sortie coloniale dans la France d'après guerre. Elle donne surtout la tonalité d'ensemble d'une crise puis d'une décolonisation placées sous le sceau de l'ignorance. Ignorance des événements qui laisse le champ libre aux rumeurs ; ignorance des enjeux réels, autant en métropole qu'au sein des partis politique locaux, le Parti des déshérités de Madagascar (Padesm) et le Mouvement démocratique de la rénovation malgache (MDRM) ; ignorance de l'ampleur exacte de la répression, ce qui conduit à proférer des énormités historiques, à l'exemple de Claude Simon s'autorisant sans doute de son prix Nobel de littérature pour écrire dans le Monde du 19 septembre 1997 : «Madagascar, dont on a longtemps caché qu'on y a tué, en 1947, 100000 indigènes en trois jours...» Il est temps de mettre les choses dans l'ordre.
Dès le départ, l'insurrection du 29 mars 1947 fut vécue et mémorisée sur le mode du fantasme et de l'horreur, tant du côté français que du côté malgache. Après ce coup de tonnerre, la société coloniale, hantée par le complot antieuropéen tout en l'estimant inimaginable, se laissa contaminer par des récits d'atrocités rebelles effroyables : on évoqua un chef de poste français dépecé vivant par un médecin, affabulation à l'origine d'un procès qui se conclut par l'acquittement du médecin, en juillet 1948. Mais le mal était fait : en décembre 1997, à l'occasion de la célébration du cinquantenaire des événements à l'Académie des sciences d'outre-mer, un «témoin» reprit la fable avec de nouveaux détails imaginaires, confortant les vieux stéréotypes coloniaux sur la fourberie merina. Le nombre de victimes civiles européennes fut en réalité très réduit : 140 en tout, sur 35000 résidents. Sauf exceptions, les insurgés épargnèrent les femmes et les enfants.
On exagéra aussi énormément le nombre des Malgaches victimes des insurgés. En 1949, on parlait encore de 5 000 membres du Padesm mis à mort. En fait, les décomptes de 1950-1952 aboutirent à un total de 1600 à 1900 Malgaches assassinés, dont une minorité appartenant au Padesm. Le mouvement ne toucha guère les villes. Même dans les centres côtiers encerclés, la population ne prêta pas main-forte aux assaillants venus de la brousse. Cependant, la société malgache tout entière se retrouva plongée dans un climat de peur sociale.
La terreur irraisonnée du tirailleur sénégalais - analysée par le psychanalyste Octave Mannoni, alors professeur à Tananarive - s'installa, résurgence de figures terrifiantes du passé, comme celle des Zoulous du corps d'invasion britannique de 1942. Le tsaho (la rumeur) leur prêta des atrocités allant bien au-delà des violences et des exactions qu'ils commirent. Les bruits les plus fous, colportés par les Européens eux-mêmes, cherchant à se rassurer et à apaiser leurs propres peurs, circulèrent sur les massacres perpétrés à Moramanga en réponse à l'attaque du 29 mars. Or, l'enquête historique révèle que les Sénégalais déchaînés, au matin du 30 mars, n'étaient qu'une douzaine dans la petite ville évacuée dans la nuit par sa population.
"À Foulpointe on trouve également le Fort «Manda», Fort Merina édifié
par Radama 1er entre 1826 et 1831. (...) Abandonné durant la colonisation,
il servit de refuge aux enfants, aux femmes et aux vieillards pendant l'insurrection de 1947"
(source)
Les représailles firent néanmoins plusieurs dizaines de morts. Mais l'amplification qui suivit fut telle que le Parti communiste put s'en emparer comme thème de campagne. Ses ministres ayant quitté le gouvernement le 5 mai 1947, au plus fort de la crise malgache, le Parti dut rattraper le temps perdu et faire oublier sa tiédeur antérieure vis-à-vis des nationalistes coloniaux. «Moramanga, l'Oradour malgache» est le titre, dans la Nouvelle Critique de janvier 1954, d'un article falsificateur de Pierre Boiteau, l'homme du Parti à Madagascar entre 1944 et 1947. Le même genre d'inepties furent colportées tout au long des années 50 et resurgissent dans certains hebdomadaires à l'occasion du cinquantenaire.
Que penser alors de cette répression toujours qualifiée de «féroce» ? D'abord, que des crimes de guerre ont bien été commis, presque tous, et tous les plus graves, dans les six semaines qui vont du 30 mars au 10 mai 1947. Après juin 1947, ils devinrent exceptionnels. Ces crimes, qui pourraient avoir fait entre 1000 et 2 000 morts, concernaient l'exécution de prisonniers, sur le terrain, et surtout dans les prisons où l'on jeta massivement les membres du MDRM au début d'avril 1947, sans disposer des bâtiments, de l'intendance et des moyens de surveillance nécessaires.
Dans les centres côtiers attaqués par les insurgés, une série de massacres, déclenchés par une panique pour les uns, froidement exécutés comme mesure de terreur pour les autres, se produisent à Farafangana, Manakara (deux fois), Mananjary, Mahanoro... et aussi à Moramanga, où l'épisode du train sanglant, le 6 mai, est lié à ce genre de situation. Le commandant de la place, tout comme à Mananjary, saisit l'occasion d'une attaque pour mitrailler dans leurs wagons-prisons les cadres du MDRM d'un district. C'est au drame de Mananjary que se rattache l'affaire des prisonniers (de quatre à six) jetés d'avion par une tête brûlée qui, le soir même, s'en vantait dans une boîte de nuit de Tananarive. Moins d'une semaine plus tard, le 15 mai 1947, l'affaire des «bombes vivantes» était à la une de journaux parisiens. Le forfait resta d'ailleurs de nombreuses années impuni, et «le Baron», son auteur, devait devenir une figure légendaire, un héros décoré de l'aviation en Indochine, où tout le monde connaissait ses antécédents. Là encore, campagne de presse aidant, un crime d'exception en arriva à passer pour la norme de la répression.
Après la période de défensive terroriste des deux premiers mois, et avec l'arrivée de nouvelles troupes, la répression militaire allait se faire beaucoup plus mesurée. Les Français, le gouverneur général Coppet en tête, comprirent que le vrai problème n'était pas l'élimination de bandes insurgées trop pauvrement armées pour représenter un réel danger.
Des combats, il n'y en eut plus que très peu après juillet 1947. Ayant réalisé la vanité de leurs pratiques magiques, les insurgés adoptèrent une stratégie d'évitement et un comportement de dissidence plus que de guérilla offensive, en s'efforçant de maintenir les populations de la zone forestière sous leur contrôle. L'enjeu véritable était donc le retour dans leurs villages des populations qui avaient fui sous l'emprise de rumeurs terrifiantes, ou sous la contrainte des insurgés. Et ce n'était pas par la violence aveugle que l'objectif pouvait être atteint. Un manque persistant de moyens rendit la tâche très longue. Le terme de «pacification» peut sembler colonialiste et provocateur. Il correspond pourtant au souvenir que les témoins survivants ont gardé dans les hauts lieux de l'insurrection comme Vohilava.
Ailleurs, on relève des témoignages de fraternisation entre tirailleurs algériens et populations. Cela aurait dû inquiéter les Français. Ou un taux élevé de désertion chez les Sénégalais, préférant prendre femme. Ces troupes coloniales, malgré la présence d'un bataillon de la Légion étrangère - dans laquelle s'enrôlèrent des Allemands dans l'après-guerre -, n'étaient pas constituées de SS. La faiblesse des pertes militaires (242 morts, dont plus de la moitié d'accident ou de maladie) explique aussi l'absence de peur, donc de haine, face aux Marosalohy, les «Porteurs de sagaie». Rien de comparable, à Madagascar, à ce que l'on observa en Indochine et plus tard en Algérie, face au «viet» ou au fellaga.
Malheureusement, il y eut aussi la répression policière : c'est sa brutalité injustifiable qui fut la véritable origine de la mémoire d'effroi qu'a laissée le drame de 1947 à Madagascar. Il convient au préalable de faire une bonne fois justice de la thèse qui voit dans l'insurrection le résultat d'un complot de la sûreté coloniale. À Madagascar, elle est perçue comme injurieuse pour des hommes qui ont donné leur vie pour leur patrie. S'il y eut complot policier, il était ailleurs.
Alors que les pouvoirs civils, début avril 1947, s'approchaient de la vérité - à savoir que le MDRM légaliste s'était fait déborder par les extrémistes des sociétés secrètes liés au député Raseta-, la sûreté sous le sinistre commissaire Baron s'acharna à extorquer par la violence (le supplice de la baignoire) des «preuves» permettant d'abattre le chef charismatique du mouvement national, Joseph Ravoahangy, qui n'était pour rien dans l'affaire. Le terme du processus fut le fameux «procès des parlementaires» qui polarisa l'attention en 1948. La condamnation à mort de Ravoahangy (mais aussi in fine sa grâce...) était en fait acquise d'avance dans ce qui n'était qu'un procès politique. Il fallait montrer que la France allait rester à Madagascar !
D'autant que le libéral Marcel de Coppet avait entre-temps laissé la place à l'intransigeant Pierre de Chevigné. À la faveur de l'espoir insensé du nouveau pouvoir d'éradiquer le nationalisme malgache, même modéré, la menace policière s'étendit à l'ensemble de la société civile dans les villes qui n'avaient pas bougé. Et en zone insurgée l'instruction des procès des «rebelles» fut souvent menée par des auxiliaires maniant le nerf-de-boeuf entouré d'un fil de fer barbelé. Après plus d'un demi-siècle, les survivants montrent des cicatrices accusatrices. Une ambiance étouffante de peur fut enfin entretenue par la longueur même des procédures judiciaires, qui s'étalèrent jusqu'en 1954, une fois de plus faute de moyens.
Pourtant, là encore, malgré le nombre et la lourdeur des condamnations, un réel souci d'apaisement se fit jour, quoi qu'ait prétendu la propagande communiste. Sur les 44 condamnations à mort prononcées par les tribunaux militaires, 8 seulement furent exécutées. Et 16 seulement sur les quelque 160 peines capitales des cours criminelles. Dès 1954, des mesures d'amnistie étaient prises, et en 1957 la totalité des condamnés de l'insurrection étaient libres.
Reste le bilan de l'insurrection. Ici, un point essentiel est à marquer fortement : l'estimation de 80000 à 100 000 morts qui est généralement avancée ne repose sur rien. Faute de la moindre preuve, le PC s'est retranché derrière l'argument des chiffres officiels. Saluons donc des marxistes qui, pour une fois, ont cru leurs adversaires sur parole ! Or, l'historien n'a aucun mal à démontrer que les évaluations des militaires étaient fantaisistes. Quant à Pierre de Chevigné, il a bien parlé en 1949 de 80 000 morts... mais ce fut aussitôt pour en mettre 75 000 à la charge des insurgés. Il fallait bien, entre autres raisons, qu'il rentre en France en gonflant le succès qu'il avait remporté.
Inversement, il n'est pas douteux que le recensement de 1950, en décomptant 11342 victimes, a abouti à une sous-évaluation.
Il convient, pour approcher une valeur fiable, de distinguer deux groupes. Le premier, qu'on peut cerner approximativement, est celui des morts violentes : 2 000 Malgaches victimes des insurgés, de 5 000 à 6 000 de ces derniers tués par les forces coloniales, le total n'atteint pas 10 000 morts. Le second groupe est celui des «morts de misère physiologique» - de malnutrition et de maladie - dans les zones refuges. Cette surmortalité reste encore très difficile à évaluer, l'hypothèse la plus vraisemblable tournant autour de 20 000 à 30 000 morts.
Faut-il considérer tous ces morts comme victimes de «massacres colonialistes» ? À l'évidence, non. Pas plus que d'Oradour il n'y a eu de «génocide oublié» à Madagascar. Mais la question peut être posée autrement : ces morts pouvaient-ils être évités ? Et là la réponse est oui. Seulement, ce n'est plus du côté des militaires et à Madagascar qu'il faut chercher des responsables, mais à Paris, du côté des politiques incapables de négocier, et qui ont détourné l'attention en laissant faire le procès de la Grande Muette, quitte à faciliter l'extraordinaire succès d'une propagande qui domine encore la vision de l'événement majeur de l'histoire de Madagascar au XXe siècle.
Jean Fremigacci
maître de conférence à l'université Paris-I Sorbonne.
Marianne, n° 401, du 25 au 31 décembre 2004
voir aussi : Réponse à J.-P. Renaud sur Madagascer, Jean Fremigacci [lire]