Les Nord-Africains n'étaient pas de la chair à canon (Daniel Lefeuvre)
Les Nord-Africains
n'étaient pas de la chair à canon
Daniel LEFEUVRE
CINEMA
Le film vu par un historien, Daniel Lefeuvre : «Les Nord-Africains n'étaient pas de la chair à canon»
- Les Échos - 22 septembre 2006
Indigènes est «un bon film où l'on ne s'ennuie pas, et c'est un film utile, car ces combattants, qui ont été l'«épée de la France», selon l'expression de De Gaulle, méritent notre reconnaissance», estime l'historien Daniel Lefeuvre, qui vient de publier Pour en finir avec la repentance coloniale (Flammarion). Le traitement historique du film n'en suscite pas moins quelques questions.
Pourquoi voit-on aussi peu de combattants français ? Sur les cinq personnages principaux, un seul incarne un soldat pied-noir : le sous-officier Martinez (interprété par Bernard Blancan). Par ailleurs, ce sous-officier aurait une mère arabe. Peu plausible. Arabes et Européens n'avaient pas de relations intimes et, à supposer, qu'ils en aient eues, l'enfant n'aurait pas été reconnu par la famille du père. Plus discutable encore : les scènes des durs combats de la vallée du Rhône, qui ont entraîné de lourdes pertes, semblent vouloir accréditer l'idée que les «indigènes» étaient de la chair à canon.
Les statistiques de la mortalité des différentes composantes de l'armée d'Afrique, répertoriées par Daniel Lefeuvre à partir des archives, réfutent cette opinion. Le taux de mortalité des soldats nord-africains, les plus nombreux, est de 5 %, celui des soldats d'Afrique noire d'un peu moins 5 %, celui des Français «de souche», y compris des Corses, qui ont constitué un fort contingent, de 5,70 %, et celui des Français d'Algérie de 8 %. Autre indicateur pertinent, le pourcentage de mobilisés pour une classe d'âge : il est de 45 % pour les pieds-noirs, proche de 9 % pour les colonisés.
En revanche, Daniel Lefeuvre juge tout à fait «positives» certaines scènes : le respect des traditions musulmanes (notamment des sépultures) par l'armée ; l'accueil chaleureux de la population française, à Toulon, à Marseille, en Alsace. Dernier point, incontestable, souligné par le film : la carrière à deux vitesses des soldats. Les «indigènes» avaient des soldes inférieures du tiers, voire de moitié, à celles des Français, et leur progression en grade était plus lente et limitée.
Dès 1943, pourtant, les autorités coloniales avaient demandé l'égalité de traitement. L'administration des Finances s'y est opposée. Les difficultés financières de l'après-guerre, la «cristallisation» (le gel) des pensions en 1959 ont empêché ce geste minimum de reconnaissance pour le sang versé, réclamé un mois avant sa mort par le général Leclerc.
journal Les Échos, 22 septembre 2006