Histoire de la colonisation française
par Émile Tersen, 1950
sommaire
Les préludes
Chapitre premier - Formation du premier domaine colonial français
I - Causes et premières manifestations de la reprise d'activité coloniale
II - Richelieu et la colonisation
III - Colbert
Chapitre II - Dislocation et destruction du premier domaine colonial français (1689-1815)
I - Les premières brèches (1689-1714)
II - La reprise coloniale au XVIIIe siècle
III - La fin de l'Ancien régime
IV - La Révolution et les colonies
V - Le Consulat et l'Empire
Chapitre III - La formation du deuxième domaine colonial française (1815-1870)
I - La Restauration (1814-1830)
II - La conquête d'Alger
III - La monarchie de Juillet (1830-1848)
IV - La Seconde République (1848-1852)
V - Le Second Empire (1852-1870)
Chapitre IV - L'essor du deuxième domaine colonial français (1870-1914)
I - Les années de recueillement (1870-1880)
II - Naissance et premières manifestations de l'impérialisme colonial français (1881-1885)
III - Les années creuses (1885-1890)
IV - La seconde poussée de l'impérialisme colonial français
Chapitre V - De l'Empire français à l'Union française
I - La Première Guerre mondiale : incidents et conséquences coloniales
II - L'Empire français de 1919 à 1939
III - État de l'Empire français en 1939
Chapitre VI - La Seconde Guerre mondiale et la formation de l'Union française
I - La résistance coloniale
II - La conférence de Brazzaville
III - L'Union française
Conclusion
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Les préludes
Comme pour donner à la colonisation française ses lettres de noblesse, de nombreux historiens en reportent les origines très loin vers le passé. L’action charitable et hospitalière de Charlemagne est ainsi présentée comme une «ébauche de colonisation» ; ainsi que les entreprises des Normands en Italie du Sud et en Sicile, ainsi que la participation des chevaliers français à la reconquista ibérique. À plus forte raison, les croisades, par leur durée, leur extension géographique, leurs multiples incidences ont attiré l’attention. Sans minimiser la portée historique de ces divers épisodes, ils ne semblent pas devoir être retenus. Ils portent bien en eux les caractères d’expansion ou de conquête, d’organisation et d’exploitation, parfois de peuplement, inhérents à la colonisation. Mais justifient-ils l’épithète de «française», ici essentielle ? Ils sont le résultat tantôt d’initiatives individuelles que l’État ne soutient pas, tantôt d’une action collective d’inspiration chrétienne et de réalisation féodale, nullement limitée à la France d’ailleurs. Qu’on songe au rôle restreint de la monarchie capétienne – encore si faible – dans le mouvement des croisades.
Par ailleurs, la critique historique a fait justice des traditions attribuant aux Dieppois et Rouennais au XIVe siècle, une découverte de la Guinée qui «ne repose sur aucune donnée positive» (La Roncière). L’établissement de Jean de Béthencourt aux îles Fortunées (les Canaries), fait certain, demeure très localisé, très limité dans le temps (1402-1418) ; et, sinon par la personne de l’exécutant, il affecte fort peu la France : c’est au roi de Castille, et non à celui de France, que Béthencourt céda son établissement.
Peu à peu, pourtant les conditions nécessaires (sinon suffisantes) à une activité coloniale s’élaborent. Le royaume de France devient une réalité, libérée des menaces extérieures, ordonnée à l’intérieur. Il s’est donné en Méditerranée, grande zone de concentration commerciale, un littoral presque aussi étendu que celui d’aujourd’hui. Dès le règne de Charles VII, les activités de l’argentier Jacques Cœur (dans lesquelles le souci du profit personnel reste au premier plan) témoignent d’un besoin d’expansion commerciale. Louis XI cherche à pousser ces possibilités en proposant à l’Assemblée de Tours (1482), la création d’une Compagnie de Commerce et de Navigation dans la mer du Levant. Mais la tentative est prématurée : la bourgeoisie marchande, sur laquelle le roi comptait, est réticente. Et d’ailleurs, les grandes découvertes vont offrir bientôt de nouvelles directions.
Ces grandes découvertes, la France n’est pour rien dans leur genèse et dans leurs premières réalisations. Mais elle en constate rapidement les résultats. Tandis que le roi proteste contre les clauses des traités qui semblent partager les terres nouvelles entre Espagnols et Portugais («le soleil luit pour moi comme pour les autres», affirma François Ier), certains commerçants hardis (tel le Dieppois Jean Ango) s’efforcent de s’insérer dans le système commercial qui s’organise. Mais les souverains français sont aussi et bien plus attirés vers l’Italie ; bientôt, ils sont absorbés par une lutte vitale contre Charles-Quint, puis quasi paralysés par les guerres religieuses. Aussi ne prêtèrent-ils à l’activité coloniale (car il est beaucoup trop tôt pour parler de politique coloniale), qu’un concours limité et fluctuant.
D’où une série de tentatives, aux résultats éphémères :
En Amérique du Nord, le Malouin Jacques Cartier veut atteindre les «isles et pays où l’on dit qu’il doit se trouver quantité d’or». Découvrant l’estuaire du Saint-Laurent (1535), il le remonte, fonde un établissement à Québec, obtient de François Ier qu’il prenne possession des terres de Canada et d’Hochelaga (1540). Mais il ne trouve, au lieu d’or que cuivre et mica, et une tentative de colonisation plus poussée, menée par Roberval, échoue complètement (1541)1545).
En Floride, les huguenots Ribault et Goulaine de Laudonnière fondent Charlesfort, mais sont vite exterminés par les Espagnols (1562)1567).
En Amérique du Sud, le point d’application est le Brésil. Coligny, grand amiral, veut y organiser une France antarctique «pour le soulagement de la République française». Mais si Durand de Villegagnon peut s’installer dans la baie de Rio-de-Janeiro, sa «bizarrerie tyrannique» mécontente les colons, bientôt divisés par des querelles religieuses qui prolongent celles de la métropole. D’ailleurs, la réaction portugaise est vive et la colonie y succombe (1560-1567). La mort de Strozzi, envoyé comme vice-roi, par Catherine de Médicis, et tué aux Açores (1583), marque la fin de l’entreprise.
En Asie, l’expédition des frères Parmentier, qui atteignirent Sumatra (1532), mais y meurent, est sans portée.
Dans tous les cas, les causes d’échec sont très apparentes : les territoires choisis sont de climat excessif et n’offrent pas les produits alors recherchés (épices ou métaux précieux) ; ils sont (sauf le Canada) déjà occupés ou attribués, d’où de difficiles conflits. L’absence de cadres et de personnel adaptés, et par-dessus tout les hésitations gouvernementales (aussi les intrigues suscitées et rémunérées par le Portugal) font le reste.
Mais tandis que les velléités coloniales s’effondrent, l’activité méditerranéenne s’affermit et se développe. Le traité des Capitulations (février 1536), conclu en fonction de la politique européenne de François Ier confère au commerce français, tant dans le Levant qu’en Afrique du Nord des privilèges économiques importants, dont les résultats paraissent infiniment plus sûrs que ceux qui peuvent résulter des aventures transatlantiques. Dualisme, et parfois rivalité, entre les deux façades maritimes de la France, qui va se prolonger pendant des siècles.
Traité des Capitulations, 1536
Chapitre I : Formation du premier domaine colonial français
De l’avènement d’Henri IV (1589) à la mort de Colbert (1685), la monarchie française se constitue un domaine colonial étendu et varié. Il faut se garder d’y voir la réalisation persévérante d’un grand dessein. Il faut y reconnaître, l’action de facteurs économiques, plus ou moins compris, servis – parfois amplifiés – par l’action des hommes. Mais ces facteurs, de larges éléments de l’opinion publique les discutent peu ou mal, ou se divisent quant à l’attention qu’il faut y apporter. Et les périodes d’atonie ne manquent pas, qui rompent (et même compromettent) la continuité de ce développement.
I - Causes et premières manifestations de la reprise d’activité coloniale.
Le mercantilisme, trait saillant du XVIe siècle comporte deux nécessités : il faut accroître le numéraire intérieur en achetant aussi peu que possible au dehors, il faut développer les industries pour exporter le plus possible. Ces vues, exprimées aux États Généraux de 1560, de 1576, de 1588 mènent à la recherche de territoires qui pourront fournir à la métropole des produits complémentaires, et peut-être à la population de cette même métropole des lieux d’établissement. Conception plus large que celle qui avait entraîné les tentatives précédentes. L’État peut y jouer un rôle, concurremment avec les intérêts particuliers.
Le rétablissement de l’ordre intérieur par Henri IV, la paix religieuse (l’édit de Nantes est de 1598) favorisent la reprise du commerce extérieur, qui, normalement, déclenche le renouveau colonial. Armateurs et commerçants, gentilshommes déclassés et que la fin des guerres laisse sans activité en constituent les cadres. Leurs efforts sont soutenus par une partie de l’opinion : l’avocat Lescarbot conseille de «coloniser les terres nouvelles» (1609), l’économiste Montchrestien veut «planter et provigner de Nouvelles Frances» (1615). Toutefois, la France paysanne exprime son hostilité par la voix grondeuse d’un Sully qui considère «de telles conquêtes comme disproportionnées au naturel des Français».
arrivée de Champlain à Québec (George Agnew Reid, 1909)
C’est au Canada qu’opère Troïlus du Medouez (1598), Chauvin de Pannetvit (1600) et surtout Samuel Champlain : il remonte le Saint-Laurent, s’associe avec le sieur des Monts qui fonde un établissement en Acadie (1606), relève le comptoir de Québec (1608). Ébauchant une politique indienne, favorisant les missionnaires (des Franciscains d’abord), il ne peut pourtant organiser une Compagnie de Commerce. Les résultats sont modestes : en 1627, il y a soixante-cinq colons à Québec, une centaine d’autres dans le reste du pays (tandis que la Virginie anglaise, fondée en 1607, a déjà 4 000 habitants).
En Amérique centrale, où s’est d’abord développée l’action diffuse des flibustiers et des boucaniers, un groupe antillais s’ébauche : les Havrais s’installent, de 1623 à 1625, à Saint-Christophe. Semblablement, en Amérique du Sud, La Ravardière prend pied en Guyane, mais s’y heurte à l’hostilité des Portugais (1604-1612).
II – Richelieu et la colonisation
Vis-à-vis de ces tentatives, Henri IV n’a pas dépassé les limites de la sympathie. La participation de Richelieu fut plus active. Grand-maître, dès 1626, de la navigation et du commerce, il expose clairement son programme à l’Assemblée des Notables de 1627. Aux motifs économiques précités, s’ajoute un motif politique : acquérir «la puissance sur mer». Pour atteindre les buts économiques, il faut (à l’instar des Anglais et des Hollandais) «faire de grandes compagnies» ; pour atteindre l’objectif politique, il faut développer la marine de guerre. Ainsi seront créées (d’après un plan dressé, en 1626, par Isaac de Razilly) des Compagnies de Commerce (une vingtaine entre 1626 et 1661). Elles disposent de «toute justice et souveraineté», du monopole du commerce, bénéficient de primes royales. Mais elles ont aussi des obligations : aménagement des territoires, transports réguliers de colons, évangélisation des indigènes. Par ailleurs, pour animer humainement ce schéma, les nobles reçoivent le droit de pratiquer, sans déroger, «le commerce de mer», tandis que les bourgeois pourront y trouver une voie d’accès vers la noblesse.
Comment s’appliquent ces conceptions ?
Au Canada, la Compagnie de la Nouvelle France ou des Cent Associés (1627), souffre des luttes armées contre les Anglais, du zèle excessif des missionnaires («trop de moines et pas assez de laboureurs» dira plus tard Colbert), des conflits entre le gouverneur et le vicaire apostolique. Pourtant, des groupes de «défricheurs» s’installent, et Montréal est fondée (1624). L’Acadie poursuit, à part, une pénible mise en valeur. Occupée par les Anglais, elle ne fut restituée qu’en 1670.
fondation de la colonie de la Martinique par Belain d'Esnambuc, 1635
Dans les Antilles, grâce à Belain d’Esnambuc, à la Compagnie de Saint-Christophe (1626), puis à celle des Isles d’Amérique (1635), la Martinique, la Guadeloupe, la Grenade, Tobago sont occupées. En 1642, cinq mille colons y vivent, d’une économie encore limitée au tabac, sous l’étroite dépendance du commerce hollandais. La Compagnie des Isles périclitant, fut dissoute en 1649. Les îles, mises en vente, constituèrent pour un temps des seigneuries quasi indépendantes.
En Guyane, la Compagnie du Cap de Nord (1633), la Compagnie des Douze Associés (1652), périssent à la tâche.
Mais un nouveau domaine apparaît en Afrique : en Afrique occidentale, la Compagnie normande de Sénégambie (1634) créé l’établissement (1641) qui prendra le nom de Saint-Louis (1659). Dans l’océan Indien, Malouins et Dieppois s’intéressent aux Mascareignes : la Compagnie de l’Orient (1642) y envoie Pronis, qui occupe Bourbon, puis sur le flanc est de Madagascar, l’île Sainte-Marie, et fonde Fort-Dauphin. Malgré les efforts d’Étienne de Flacourt, ces précoces créations périclitèrent (1648-1659).
Interrompue, ou presque, pendant les guerres de religion, l’action française dans le Levant a repris : mais la concurrence anglaise ou hollandaise apparaît, les accords locaux (que rend nécessaires la décadence du pouvoir central turc) sont d’application malaisée. Les Marseillais tiennent pourtant sur la côte algérienne et une Compagnie du Corail s’active en Tunisie.
Au total, le contraste est grand entre l’ampleur des conceptions et la médiocrité des résultats. Il faut sans doute en accuser la multiplicité des objectifs de Richelieu ; mais aussi, et bien plus, par là même la rareté des capitaux engagés. Bien que la mort du cardinal (1642) n’arrête pas partout l’impulsion donnée, Mazarin, notoirement incompétent dans ce domaine, gêné par la guerre et la Fronde, ne s’intéresse pratiquement pas à la colonisation.
III – Colbert
Ce n’est pas le cas de Colbert, qui apporte là, comme dans les autres secteurs de son activité, les qualités d’un esprit probe et laborieux, «né pour le détail». Détenteur, en fait, de l’administration de la Marine, depuis 1647, il l’érige en secrétariat d’État en 1669 ; il réalise ainsi, déjà souhaitée par Richelieu, la fusion entre les affaires maritimes et les entreprises coloniales (elle resta une règle administrative jusqu’à la fin du XIXe siècle).
Si le souci de la «gloire du roi» est un des mobiles de son action, le fils du drapier rémois est sensible aux réalités économiques. Les achats croissants de denrées dites coloniales appauvrissent, en devises, le royaume. Les colonies à plantations y remédieront, mais sous condition que l’exclusif leur soit appliqué ; c’est dire qu’elles vendront exclusivement à la métropole leurs produits agricoles, qu’elles achèteront exclusivement à cette métropole les produits fabriqués. Ce double trafic (affectant autant que possible les formes d’un échange) sera exclusivement pratiqué sous pavillon royal. Se dépouillant ainsi de son caractère aventureux, sans s’enrichir encore des «missions» civilisatrices par lesquelles elle tenta plus tard de se justifier, la colonisation devient une opération comptable qui, pour être bénéficiaire, doit accroître l’activité du tonnage maritime et stimuler celle des manufactures. Les hommes n’interviennent, qu’il s’agisse d’«engagés» recrutés par contrat, de familles transportées, d’esclaves, que sous l’aspect d’une main-d’œuvre, diversement utilisable.
L’État ne pouvant (au grand regret de Colbert) intervenir directement, le recours aux Compagnies continue à s’imposer. Elles devront pourtant être moins nombreuses que sous Richelieu, mieux dotées en capitaux, plus surveillés. Les plus importantes seront la Compagnie des Indes occidentales (1664), celle des Indes orientales la même année, la Compagnie du Nord (1669), la Compagnie du Levant (1670), la Compagnie du Sénégal (1673). D’ailleurs en dépit d’une propagande utilisant les écrivains (l’académicien Charpentier, par exemple), malgré la participation du roi, les appels prodigués aux courtisans, aux bonnes villes, aux corporations, la réunion des fonds est difficile (la Compagnie des Indes orientales n’a que 5 millions de capital alors que 15 étaient prévus). Colbert remania son plan primitif, combinant sur les données locales, l’action de l’État et celle des Compagnies. Le «rêve d’impérialisme économique» (Hauser), auquel il se complaît, subit l’action déformante de la réalité. Aussi les épisodes demeurent fort variés dans leurs aspects.
1 – Les Antilles s’alignent assez exactement sur les vues colbertistes. Alexandre de Tracy (1664-1667) y rétablit l’ordre ; le commerce hollandais en est éliminé, le trafic des esclaves régularisé et confié, en 1673, à la Compagnie du Sénégal. Les progrès sont à la fois territoriaux (le traité de Nimègue, en 1679, légalise l’occupation de fait de l’ouest de Saint-Domingue), démographiques (en 1681, 47 000 habitants, dont vingt-neuf mille esclaves et sans oublier que les indigènes, les Caraïbes, ont été exterminés), économiques (la culture du tabac recule, mais celle de la canne à sucre progresse ; en 1681, deux cents bâtiments français touchent aux Isles, totalisant un (trafic de 26 millions).
2. En Guyane, la Compagnie des Indes équinoxiales débuta bien, puis échoua, en partie du fait des guerres étrangères (Cayenne fut pillée en 1667 et en 1674) en partie parce que Colbert commit l’erreur de subordonner la colonie naissante aux Antilles, déjà florissantes, qui la négligèrent.
3. Le Canada n’était pas une colonie «colbertiste». Avec beaucoup de réalisme, le ministre en fit une colonie de la couronne (1663). Cette Nouvelle France reproduisait les traits administratifs de la métropole (un gouverneur, un intendant), ses divisions, son système judiciaire. Le gouverneur de Courcelles et (surtout) l’intendant Jean Talon (1665) assurèrent le bon départ de ces institutions. Par ailleurs, le régime social demeurait de type féodal : seigneuries souvent étendues, importance des biens d’Église (le quart du territoire). Les paysans envoyés par familles des provinces de l’Ouest (Normands et Percherons notamment) étaient liés aux seigneurs par des contrats précis. Faible en nombre, la bourgeoisie était active, âpre au gain, volontiers processive. Talon, satisfait, pronostiquait : «Cette partie de la monarchie française deviendra quelque chose de grand…»
Les progrès s’accusèrent sous le gouvernement de Frontenac (1672). On voit apparaître un expansionnisme canadien, à la fois prestigieux et dangereux. Prestigieux : de 1673 à 1675, le commerçant Joliet et le missionnaire Marquette reconnaissent les lacs Michigan et Supérieur, atteignent le haut-bassin du Mississipi ; de 1678 à 1682, Cavelier de La Salle descendant le cours du «Père des Eaux» atteint le golfe du Mexique et «prend possession au nom de Sa Majesté, de ce pays de Louisiane» (Il périt misérablement dans un second voyage en 1687).
expédition de Cavelier de la Salle à la Louisiane en 1684 (Théodore Gudin, 1844)
Mais dangereux : car le Canada doté ainsi d’un immense arrière-pays ne dispose encore, en 1672, que de sept mille colons recensés ; d’où une tendance à la dispersion. L’économie demeure liée à des produits trop semblables à ceux de la métropole (le blé et le bois) ou s’oriente vers la déprédation (recherche des animaux à fourrure). Un essai de commerce «triangulaire» (Canada, Antilles, France) tenté par Talon, donne peu de résultats. Quant à l’Acadie, en dépit des vues justes de Colbert («il faudra s’appliquer ) peupler l’Acadie») elle végète, tirant de la pêche toute son activité.
4. À Madagascar, qu’on nomme l’île Dauphine, s’appliquent les efforts de la Compagnie des Indes orientales. Montdevergue (1667-1669) s’efforce de se concilier les indigènes. Mais son rappel compromet tout, et l’entreprise s’achève en désastre, par le massacre de 1674. Les droits français sont pourtant maintenus en même en 1686, un arrêt en Conseil prononce l’annexion de la Grande Île. Moins ambitieusement, Bourbon tend à centraliser le commerce français de l’océan Indien.
5. Les Indes s’offrent en compensation, tentantes par leur immensité, leurs richesses réelles ou légendaires, leur début d’émiettement politique. Colbert y ajoute le souci d’en chasser le commerce hollandais (qui a lui-même supplanté celui des Portugais). Caron obtient bien du Grand Mogol Aurengzeb le droit de fonder des comptoirs à Soually (près de Surate), à Tellichéry (près de Mahé) mais il ne progresse guère. La grande impulsion est l’œuvre de François Martin qui fonde en 1673 la « ville neuve» Pondichéry, pousse les relations commerciales vers le Bengale, le Siam, l’Indonésie et souhaite «voir la nation bientôt affermie dans les lieux d’où il ne soit pas facile de la tirer» (lettre à Colbert, 1679).
6. Au Levant, et par l’intermédiaire de la Compagnie de ce nom, Colbert s’efforce, avec un succès limité, d’améliorer une situation difficile. Il réussit mieux au Maroc, où le sultan Moulay-Ismaïl (1672-1727) n’est pas hostile au commerce français ; en Tunisie, où la Compagnie du Cap Nègre signe en 1666 un traité avantageux. Mais en Algérie le délicat problème des captifs, les interventions souvent inopportunes de la Cabale des Dévots déterminent des relations oscillantes, que n’améliorent pas des actions brutales : l’expédition de Djidjelli se solde par de grosses pertes (1669), les «bombarderies» de Dusquesne ont peu de résultats. Peut-on mentionner le mémoire de Leibniz (1672) qui souhaite orienter l’action de la France vers l’Égypte ?
Lorsque Colbert disparaît (1685), il existe incontestablement un domaine colonial français, varié, même disparate. Sa plus grande étendue est au Canada, sa meilleure réussite aux Antilles. De nouvelles voies s’ouvrent pour lui dans l’océan Indien et aux Indes et (en liaison avec la traite) des possibilités s’esquissent sur la côte occidentale d’Afrique.
Cette réussite, que n’altèrent pas trop les échecs locaux (en Guyane, à Madagascar) est-elle due à Colbert ? Rien n’est moins certain. Certes, les Compagnies suscitées par lui ont été d’utiles stimulants, mais toutes ont périclité, et certaines ont disparu. L’exemple des Antilles est particulièrement typique. Les éléments de succès s’y dégageaient naturellement et la prospérité eût été aussi rapide (peut-être plus rapide ?) sans l’exclusif. Et, paradoxalement, c’est au Canada qui n’entrait pas dans les cadres de son système économique, que les qualités administratives du ministre ont eu leur plein rendement. Presque partout, semble-t-il, le rôle essentiel incomba aux colons eux-mêmes. Colbert (et son mérite n’est pas mince), a coordonné bien plus qu’il n’a dirigé.
Réussite durable ? Sans doute, la période de formation territoriale n’est pas close : la fin du XVIIe siècle, le premier tiers du XVIIIe virent encore d’importantes acquisitions. Mais, après la mort de Colbert, les guerres continentales et la détresse financière absorbèrent l’essentiel de l’activité gouvernementale ; mais l’hostilité anglaise, déjà visible, s’est accentuée ; mais (et c’est sans doute l’aspect le plus caractéristique de la question) l’opinion publique française demeure, dans son ensemble, très peu impressionnée par cette activité coloniale. Certes, les négociants des ports atlantiques (ceux de Nantes et de Bordeaux surtout) mesurent bien l’importance croissante des Isles, et les échelles du Levant gardent un grand prix pour les Marseillais. Certes les militaires et les marins commencent à «pétuner», les classes riches apprécient le sucre de canne, le café, le chocolat ; les étoffes dites «indiennes» deviennent à la mode. Mais l’art n’est pas influencé sérieusement ; les écrivains ne semblent pas touchés ; si Pascal fait une allusion à l’action des Jésuites en Chine, si La Bruyère évoque l’affaire du Siam, c’est bien peu de choses, et Bossuet ignore (ou paraît ignorer) les missions et leur activité. Ce manque d’intérêt (il ressort mieux encore si l’on fait la comparaison avec l’opinion britannique) contribue à expliquer la lente désagrégation qui, se développant au milieu de succès apparents, prépare la perte de ce premier domaine colonial.
Chapitre II : Dislocation et destruction du premier domaine
colonial français (1689-1815)
I - Les premières brèches (1689-1714)
Ce n’est pas la mort de Colbert qui fait coupure dans l’histoire coloniale française, car son fils, Phélypeaux de Pontchartrain lui succède et paraît disposé à suivre les mêmes errements. Le grand fait, ce sont les guerres de la Ligue d’Augsbourg (1689-1697) et de la Succession d’Espagne (1702-1714) : les territoires d’outre-mer vont en pâtir grandement : les uns négativement, parce que l’attention de la métropole se détourne d’eux ; les autres, positivement, parce que la guerre s’y porte et qu’ils furent utilisés comme monnaie d’échange.
Le premier assaut est pourtant vigoureusement repoussé. Si, au Canada, les Anglais peuvent prendre Port-Royal, ils échouent complètement devant Québec ; aux Indes, les Hollandais s’emparent de Pondichéry (1693), mais le territoire est restitué par le traité de Ryswick (1697). Tout paraît remis en ordre. Vue trompeuse, car la guerre de la Succession d’Espagne présente des caractères coloniaux très accusés. Les Anglais redoutent que le contrôle français sur la péninsule ibérique et, par extension, ses colonies, ne permette la formation d’un bloc bourbonnien qui asphyxierait les comptoirs britanniques. Le monopole de l’importation des noirs, l’Asiento, concédé à la France en 1702, lui assure d’inquiétantes possibilités commerciales. Ce qui explique, en regard de la modération hollandaise (Martin peut préserver les comptoirs hindous et même, en 1705, conclure une suspension d’armes) l’acharnement britannique en Amérique.
On se bat à Terre-Neuve, à l’estuaire du Saint-Laurent, surtout en Acadie où les établissements français succombent, en 1710, à la quatrième attaque. Le traité d’Utrecht (1713), porte la marque de cet acharnement : il enlève à la France les comptoirs de la baie d’Hudson, Terre-Neuve (sous réserve des droits de pêche), l’Acadie dont les limites restent d’ailleurs à préciser. Clauses qui non seulement représentent un affaiblissement territorial et commercial, mais ouvrent le Canada à une éventuelle agression.
traité d'Utrecht, 1713
Il convient, au reste, de ne pas noircir par anticipation, le tableau : ces échecs et ces pertes n’atteignent pas la prospérité antillaise, basée à la fois sur l’exclusif (encore renforcé par le règlement de 1698) et sur la contrebande que favorise l’état de guerre ; la perte de Saint-Christophe (1713) est ici de minime importance. Les revers n’empêchent pas André Brue de donner quelque consistance aux comptoirs du Sénégal et de Gambie, de tenter vers l’intérieur d’utiles reconnaissances. Ils ne contrarient pas trop l’action de François Martin qui (en dépit des avatars financiers de la Compagnie), obtient droit de négoce à Karikal, crée une loge à Chandernagor (1690), intensifie le fructueux commerce «d’Inde en Inde». Certes, un essai de pénétration au Siam, mené par le chevalier de Forbin, aboutit, après un semblant de réussite (traité de 1787) à une «déroute». Mais l’attention ne s’en porte pas moins vers l’Extrême-Orient, ainsi que l’attestent la fondation d’une Compagnie royale de la Chine (1698), et l’action des Jésuites français à la cour de Pékin (ils y fondent, en 1700, un observatoire).
II – La reprise coloniale au XVIIIe siècle
L’établissement d’une paix européenne qui paraît devoir être durable, les efforts de restauration financière contribuent à cette reprise ; mais plus encore l’activité d’une bourgeoisie dont le rôle tend à se préciser : à la recherche du profit mercantile, jusque-là essentiel, vient s’ajouter une activité de spéculation qui peut s’appliquer à certains territoires coloniaux. Tendance favorisée par un certain relâchement du gouvernement (bien que les règles économiques de l’exclusif soient maintenus) ; nous sommes loin des vues grandioses de Richelieu, et même du bureaucratisme exemplaire de Colbert. À leur place, c’est la nonchalance du Régent, la sagesse parfois timorée de Fleury, le dilettantisme de Louis XV. Mais pour y suppléer interviennent non seulement (et comme auparavant), les aventuriers et les missionnaires, les marins et les soldats, mais aussi, et de plus en plus, les financiers et les traitants. De sorte que, à côté des réussites brillantes, des tares profondes, souvent mortelles, sont à signaler.
1. La tentative de Law. C’est très précisément sous l’aspect d’une entreprise financière (on serait tenté de dire bancaire), que cette reprise s’amorce : l’utilisation d’un instrument commode – le billet – doit permettre de développer le crédit ; une partie de ce crédit pourra être utilisé par des Compagnies réorganisées mieux dotées que leurs ancêtres, instruites par une série d’expériences. La Compagnie d’Occident (1717) accuse très vite des tendances au monopole, puisqu’elle se substitue, pour la pratique de la traite à la Compagnie du Sénégal (1718), qu’elle rachète les privilèges de la Compagnie des Indes orientales et de la Compagnie de la Chine (1719), qu’elle absorbe les Compagnies d’Afrique et de Saint-Domingue. Que ce quasi trust se solde par une débâcle financière importe peu ici. Ce qui compte pour nous, ce sont ses entreprises de colonisation, dont il faut dresser le bilan.
La très modeste Louisiane (deux cent-soixante-dix-neuf colons en 1708), gênée par son isolement et son étendue, est le premier point d’application. Une réclame effrénée et fallacieuse (on évoque d’imaginaires mines d’or), s’efforce d’y attirer les émigrants : mal sélectionnés, beaucoup périssent ou s’égaillent sans profit. Mais certains se fixent au delta du Mississipi, y fondent la Nouvelle-Orléans (1720) ; d’autres (Juchereau de Saint-Denis, du Tisné, Bourgmont) remontent la Rivière Rouge, l’Arkansas, le Missouri.
Non sans heurts, par les soins de Lenoir (directeur en 1721) le «Système» remet en marche les comptoirs de l’Inde ; et bien qu’il n’intervienne directement ni aux Antilles, ni au Canada, en, stimulant l’activité portuaire et maritime il contribue à la prospérité des unes, à la reprise d’activité (une dure crise financière surmontée) de l’autre.
2. Fleury (1726-1730), après la crise qui suit l’effondrement du système – tentative évidemment prématurée de concentration coloniale – en recueille les résultats positifs qui peuvent subsister. Et puisqu’il maintient, en Europe, la paix, les choses, outre-mer, progressent d’elles-mêmes.
Nulle part mieux qu’aux Antilles, aux cadres territoriaux maintenant fixés, où l’économie sucrière minimise ou élimine les autres formes d’activité, c’est l’épanouissement d’un capitalisme à base servile, favorable aux armateurs métropolitains et aux planteurs insulaires. La population s’accroît, avec un déséquilibre inquiétant, par l’introduction toujours plus poussée des esclaves : en 1738, près de 250 000 habitants, dont deux cent huit mille esclaves (les «engagés», dont le recrutement a pratiquement cessé, tombent dans la catégorie subalterne des «petits blancs»). Qu’importe, puisque les affaires sont florissantes. En 1738, cinq cents navires apportent aux Isles viande, maïs, vins du bassin Aquitain, ramènent quatre-vingt mille barriques de sucre, sans parler de l’indigo et du café (le coton fut introduit après 1750). Le Canada combine les défrichements agricoles dans la vallée du Saint-Laurent, avec d’aventureuses randonnées vers l’Ouest, où La Verendrye pousse, en 1743, jusqu’aux Montagnes Rocheuses. La pacification et parfois l’extinction des tribus indiennes sont poursuivies (les Renards sont exterminés en 1730). La Louisiane traite avec la même dureté, en 1729, les Natchez ; ce qui ne règle pas ses embarras intérieurs ; la Compagnie, à bout de souffle, la rétrocède au roi.
À l’inverse, la Compagnie des Indes orientales connaît le succès. Elle continue à négliger Madagascar, mais équipe l’île Bourbon (où l’introduction du café – 1715 – motive l’emploi des esclaves) ; elle fait occuper l’île Maurice, abandonnée par les Hollandais, et que l’on rebaptise île de France : elle aussi devient colonie de plantations.
Aux Indes Benoît Dumas remplace Lenoir (1735). Il songe à utiliser la décomposition de l’Empire moghol. Il ébauche, en se mêlant aux litiges de frontières, aux querelles dynastiques et religieuses, une politique d’intervention ; mais prudente, limitée à des objectifs précis, à la fois mercantile dans ses buts et coloniale (au sens politique du mot) dans ses moyens. L’obtention du titre de nabab, concédé par le Grand Moghol est gros de possibilités. Mais ce n’est pas Dumas, rentré en France en 1741, qui les dégagea.
premier domaine colonial français, XVII-XVIIIe siècle
3. La crise coloniale (1742-1763). En fonction même des progrès réalisés, des situations mûrissent et des problèmes se posent. Coïncidant avec une période de guerre, par là même plus difficile à analyser et à résoudre, ils provoquent une série de crises, dont la complexité désarma les contemporains ; elles se soldèrent par de grosses pertes. Aux Antilles se pose la contradiction d’une économie débordante, donc avide de profits et de débouchés, et l’exclusif, qui restreint les uns et les autres. Si la contrebande est un palliatif, les colons n’en arrivent pas moins à souhaiter l’autonomie administrative, dont ils espèrent tirer l’autonomie commerciale (l’émeute du Cap, à Saint-Domingue (1722, où l’on crie : «Vive le Roi sans Compagnie» est révélatrice).
Si les Isles commencent à souffrir d’une population nombreuse, serrée sur des espaces utiles que le relief restreint, le Canada connaît les maux inverses. Il étale sans mesure, sur des étendues quasi illimitées et inorganisées, des éléments humains insignifiants, partant très vulnérables. Le mal est encore plus grave encore en Louisiane. Mais qui serait en mesure d’établir une meilleure répartition ? Aux Indes, il y a nécessité d’une option ; la Compagnie vient d’acquérir le titre et les prérogatives d’un souverain. Peut-elle se contenter désormais de seules préoccupations mercantiles ? Le temps n’est-il pas venu de passer des comptoirs au domaine territorial ?
Sur ces questions difficiles plane la menace d’un conflit franco-anglais. L’expansionnisme des deux pays a largement bénéficié de la paix ; mais par un cycle normal, les résultats obtenus en posant le problème des marchés et des débouchés, amènent à des perspectives de guerre. La France les discerne mal, demeurant liée à sa politique continentale, et maintenant une discrimination entre la «maison» et les «écuries» (comme dit bientôt Berryer). L’Angleterre, beaucoup plus avancée dans son évolution économique, est plus clairvoyante. Dans les deux guerres qui se succèdent : Succession d’Autriche (1741-1748) et guerre de Sept Ans (1756-1763), les aspects coloniaux sont de première importance.
a) La guerre de Succession d’Autriche ne devient pourtant qu’assez tard (1744) une guerre franco-anglaise ; et c’est une passe d’armes sans résultat ; si les Français perdent, en Amérique, Louisbourg, ils enlèvent aux Indes, Madras ; la paix d’Aix-la-Chapelle (1748) est basée sur la rétrocession mutuelle des conquêtes.
b) Mais l’entre-deux guerres voit logiquement les problèmes s’aggraver, la guerre ne les ayant pas résolus.
En Amérique, colons anglais et colons français tentent de s’infiltrer dans la vallée de l’Ohio, « la Belle Rivière». Dès 1754, ils entrent en lutte, sans que les métropoles soient encore engagées.
Aux Indes, Dupleix, homme d’affaire avisé, politique ambitieux (et même mégalomane) reprend, en le systématisant et en l’élargissant, le jeu des interventions. Les qualités diplomatiques de sa femme, Jeanne Albert, les qualités militaires de son lieutenant Bussy, l’y aident puissamment. Les résultats sont, au début remarquables : quasi protectorat sur la Carnatie, zone d’influence étendue (quoiqu’instable) dans le Deccan. Mais, compte tenu de la modicité des moyens employés, de la mobilité extrême des princes indous, de la prudence des actionnaires de la Compagnie, de tels succès sont précaires. Lorsque la Compagnie anglaise s’inquiète, lorsque, bien servie par Clive, elle pratique la contre-intervention, le retournement est rapide. La destruction d’un détachement français (1752), entraîne, avec la mission conciliatrice de Godeheu, le rappel de Dupleix (1754). Une cote mal taillée, basée sur l’abandon par les deux Compagnies, de leurs conquêtes (1755), vise à rétablir le calme : mais elle est particulièrement préjudiciable aux intérêts français et ne reçoit d’ailleurs qu’un début d’exécution.
l'Inde pendant l'administration de Dupleix, 1741-1754
c) La guerre de Sept Ans est, sur les deux champs d’action, décisive.
Au Canada, les mérite du marquis de Montcalm, ses victoires (Carillon, 1758) ne peuvent que retarder le dénouement motivé par la disproportion numérique entre Canadiens et Anglo-Américains et par la maîtrise maritime britannique qui empêche l’envoi de renforts. La prise de Louisbourg, la mort de Montcalm et la chute de Québec (1759), la capitulation de Montréal sont les étapes de la défaite, consommée en 1761.
Aux Indes, si la monarchie se décide à envoyer Lally-Tolendal comme commissaire général, le choix de révèle déplorable. Brave, mais incompétent et brutal, Lally accumule les fautes. Cerné dans Pondichéry, il y capitule (1761).
Le traité de Paris (1763) sanctionne ces revers. L’Angleterre enlève le Canada «avec toutes ses dépendances», rogne sur le domaine antillais, en incorporant la Dominique, la Grenade, Saint-Vincent, Tobago, s’attribue les comptoirs du Sénégal, ne restitue dans l’Inde que cinq villes. De plus, comme l’Espagne entraînée dans la guerre, a perdu la Floride, la Louisiane lui est cédée à titre de compensation.
Les Français du XIXe siècle ont vu dans ce traité un désastre national ; les Français de 1763 l’accueillirent avec émotion. Ils ne voyaient dans l’Inde, ainsi que Voltaire l’avait formulé (Essai sur les Mœurs, 1756) qu’un «foyer de guerres mercantiles». Ils «préféraient la paix au Canada» (lettre de Voltaire à Choiseul, février 1763). Ils se félicitaient surtout des «conditions inespérées» (Choiseul) qui leur permettaient de garder les Isles. Attitude fort logique pour une colonisation qui s’avouait basée sur le profit.
III – La fin de l’Ancien régime.
La fin du règne de Louis XV est dominée par la personnalité de Choiseul. Politique bien plus que colonial, son but principal est de préparer, contre l’Angleterre, une guerre de revanche ; mais l’activité qu’il y apporte réagit nécessairement sur les territoires d’outre-mer. Il faut tenir compte aussi de l’assaut mené par les philosophes, et plus encore par les économistes et les physiocrates, contre les Compagnies privilégiées et contre l’exclusif. Gournay, avec ses Observations sur la Compagnie des Indes (1755), Morellet avec son Mémoire sur la situation actuelle de la Compagnie des Indes en sont les porte-paroles, au nom de la liberté du commerce et du «laissez-faire, laissez-passer». Ils obtiennent outre l’abolition de la Compagnie des Indes (1769), l’établissement aux Antilles, par les soins de Dubuc, de «l’exclusif mitigé» qui entrouvre les Isles au commerce étranger, en réservant pourtant une situation privilégiée à la métropole.
Au reste, Choiseul songe à d’autres champs d’action : s’il doit renoncer, sur les plaintes de l’Espagne, à un projet d’occupation des îles Malouines (1766), il tente un effort de peuplement en Guyane : mal coordonné il aboutit au désastre du Kourou (1763-1766) dont Malouet, gouverneur de 1877 à 1778, s’efforce de conjurer les effets. Dans l’océan Indien, le remarquable essor des Mascareignes, bien servi par l’intendant Pierre Poivre, a pour effet de ramener l’attention sur Madagascar : mais ni la romanesque aventure du caporal La Bigorne, qui épouse une souveraine indigène, ni les efforts du comte de Benyowsky ne donnent de durables résultats.
C’est encore l’influence de Choiseul (bien qu’il ait quitté le pouvoir) qui se discerne dans l’intervention française en faveur des colons américains – ennemis de la veille – en lutte contre l’Angleterre. Cette guerre de l’Indépendance, par le traité de Versailles (1783) permet de récupérer Tobago et le Sénégal. Mais elle ne permet pas de reposer la question du Canada, auquel l’économie française ne s’intéresse pas et dont les habitants s’accommodent assez bien du régime anglais. Elle ne permet pas non plus, en dépit des succès de Suffren et de son alliance avec Haïder-Ali, sultan de Mysore, de reprendre pied dans les Indes.
La découverte des terres australes (bien que n’entraînant pas de conséquences immédiates), mérite d’être signalée : de Bougainville, qui reconnaît la Nouvelle-Cythère (Tahiti), à La Pérouse qui disparaît à Vanikoro (1788), en passant par Kerguélen et Surville, la liste des explorateurs français est longue et un nouveau champ d’expansion s’ouvre (qui ne sera exploité qu’à retardement).
Bougainville, Vue de la Nouvelle Cythère, 1768 (BnF, expos)
Semblablement, il faut noter l’action du missionnaire Pigneau de Béhaine, devenu évêque d’Adran (1770) en Annam : il s’y lie d’amitié avec le prétendant qui sera l’empereur Gia-Long, devient son conseiller, ménage en novembre 1787, un traité entre l’Annam et la France. Simple jalon pour une reprise ultérieure : car les événements révolutionnaires en France et la méfiance justifiée de Gia-Long n’en permettent pas l’application.
Plus que les variations territoriales et les tentatives, deux ordres de faits doivent, à la veille de la Révolution, retenir l’attention : d’une part, la prospérité, au moins apparente, car les chiffres ne disent pas tout) des colonies à plantations, le prestige quasi fabuleux dont elles continuent à bénéficier (en dépit de signes évidents de décadence : usure des terres, insuffisance du crédit, médiocrité du matériel, endettement et mauvaise humeur des «Grands Blancs», les planteurs), d’autre part (et à cause même de cette prospérité) le rôle croissant pris par ce domaine colonial, pourtant bien rétréci depuis 1763, dans la pensée de la métropole : soit par le développement de l’anticolonialisme philosophique, amorcé par Montesquieu, accentué par Voltaire, pleinement affirmé par Raynal dans son Histoire philosophique… des deux Indes (1770) ; soit par le développement de l’anti-esclavagisme, attesté par la fondation de la Société des Amis des Noirs (1787). Mais aussi, le mythe du «bon sauvage», qu’il faut préserver de la civilisation fait son chemin – par réaction – dans un milieu très civilisé et même corrompu ; il entraîne avec lui, dans un trouble courant, un impressionnisme colonial qui explique le succès de Paul et Virginie (1784), de Bernardin de Saint-Pierre et même un érotisme colonial, discernable dans Chénier, bientôt dans Parny. Par une contradiction où viennent se mêler tous les problèmes posés, les Isles sont à la fois dénigrées et chéries.
IV – La Révolution et les colonies.
C’est donc en plein confusionnisme colonial qu’éclate la Révolution. Elle ne crée pas les questions, mais elle les révèle avec brutalité et par son propre déroulement, très vite, les aggrave : une question politique, celle de l’autonomie souhaitée, puis exigée par les planteurs ; une question économique : celle de la liberté totale des transactions ; une question sociale, celle de l’esclavage ? Ces problèmes, les Assemblées révolutionnaires furent peu aptes à les résoudre : à cause de leur succession rapide, des embarras de toutes sortes dans lesquels elles se débattirent ; à cause de leur composition bourgeoise qui leur interdit de trancher dans le vif ; à cause du manque de synchronisation entre les décisions légales adoptées en France et l’évolution des événements coloniaux ; enfin, à partir de mars 1793, par la guerre avec l’Angleterre qui désorganise les liaisons et fait de nombreuses colonies des champs de bataille.
Dans ces conditions, l’abondante législation coloniale de l’époque demeure souvent lettre morte : sans doute, sur le plan politique, les territoires d’outre-mer sont dotés d’Assemblées locales, sont divisés en départements, envoient des députés en France ; sans doute, sur le plan économique on s’efforce de définir leurs rapports avec la métropole (mais celle-ci entend maintenir l’exclusif) ; sans doute, sur le plan social, celui des «personnes» comme on dit alors, on veut améliorer le sort des pauvres blancs, puis celui des mulâtres ; la Convention en viendra même, plus par effusion sentimentales que par décision réfléchie, à l’abolition de l’esclavage (février 1794). Mais les faits comptent infiniment plus que les lois.
Or, ces faits, ce sont, dès 1789-1790, une violente agitation autonomiste menée par les planteurs antillais ; puis, à Saint-Domingue une insurrection avortée des mulâtres (1790), un soulèvement – beaucoup plus sérieux – des esclaves (1791), bientôt aggravé par la guerre étrangère. Tandis que Toussaint-Louverture devient pratiquement maître d’Haïti dans sa totalité (partie espagnole comprise, que d’ailleurs le traité de Bâle (1795) cède à la France, les Anglais occupent la majeure partie des petites Antilles (l’énergique Victor Hugues leur reprend pourtant la Guadeloupe) et les villes de l’Inde. Seules, la Guyane et les Mascareignes (où l’abolition de l’esclavage n’est pas appliquée) demeurent indemnes.
Faut-il considérer l’expédition d’Égypte (1798-1801) comme une entreprise coloniale ou comme un épisode des luttes méditerranéennes ? Elle participe des deux ordres de faits. Bien qu’elle constitue un échec militaire total, elle renforce, dans les pays du Levant, l’influence et le prestige français, et comporta d’importants prolongements (création de l’égyptologie).
V – Le Consulat et l’Empire.
La réaction politique et sociale qui s’amorçait en France dès la Convention thermidorienne et qui aboutit au Consulat a inévitablement sa répercussion dans les territoires coloniaux.
Bonaparte, dépourvu de compétence dans ce domaine, se laisse aisément circonvenir par les administrateurs d’Ancien régime (Malouet, Barbé-Marbois), par les marins, les colons, les créoles (peut-être Joséphine eut-elle un rôle ?) Politiquement, il abolit toute représentation coloniale, économiquement il confirme l’exclusif dont il compte se faire une arme contre l’Angleterre, socialement il rétablit «la condition des personnes en vigueur avant 1789», c’est-à-dire – sans le nommer – l’esclavage (1802). C’est pourquoi, et malgré la paix d’Amiens (1802), si le rétablissement de l’ordre ancien est difficile aux Petits-Antilles, il se manifeste comme impossible à Saint-Domingue, en dépit de l’expédition du général Leclerc, en dépit de la capture par traîtrise et de la mort en prison de Toussaint-Louverture (1803) : la guerre s’y poursuit, dévoratrice par la double action de la résistance indigène et de la fièvre jaune.
Sur d’autres points, le Consulat ébauche une reprise coloniale : recouvrant la Louisiane rétrocédée par l’Espagne, Bonaparte paraît avoir songé à une vice-royauté américaine. En envoyant des missions en Égypte (Sébastiani), en Arabie (Cavaignac à Mascate), dans l’Inde (Decaen), il prévoyait sans doute une nouvelle activité en Orient. Mais, dès 1803, la reprise de la guerre franco-anglaise frappe de nullité ces projets.
Le «Napoléon colonial» qu’on a tenté de définir ne paraît donc avoir été qu’un visionnaire, fécond en conceptions grandioses. Mais l’histoire de ce qui fut (et non de ce qui aurait pu être) doit bien enregistrer la perte des colonies françaises, conséquence inéluctable d’une carence maritime (définitive après Trafalgar, 1805) et d’une politique européenne démesurée. Après la Louisiane vendue aux États-Unis (traité de Mortefontaine, 1803), après les villes de l’Inde (1803) succombent le Sénégal, la Martinique, la Guyane (1809), tandis qu’à Saint-Domingue devront capituler les derniers détachements français. En 1810, ce fut le tour de la Guadeloupe, de la Réunion, de l’île de France. En 1811, lorsque Sylvain Roux abandonne les modestes établissements de la côte orientale de Madagascar, le premier domaine colonial français a cessé d’exister.
1815, la France n'a plus vraiment de colonies, seules quelques possessions
Chapitre III : La formation du deuxième domaine colonial français
(1815-1870)
Il n’y a pas, les grandes guerres terminées, de la part de la Restauration, volonté (ni même velléité) de remplacer les terres perdues ; uniquement, souci de récupérer ce que les traités pourront rendre à la France. Le souvenir d’expériences historiques fâcheuses (l’affaire de Saint-Domingue surtout), le spectacle de la décomposition de l’Empire espagnol, la conviction que le pays peut et doit se suffire à lui-même contribuent à renforcer l’abstention gouvernementale. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que l’histoire de la première monarchie censitaire, celle des Bourbons, n’offre dans le domaine colonial qu’épisodes limités ou expériences locales. L’affaire d’Alger elle-même ne fut, à ses débuts, pas autre chose.
Mais des facteurs nouveaux jouent, lentement à partir de 1830, plus fortement après 1850. Le monde par l’action conjuguée des explorations et des nouveaux modes de transport, se resserre. Les techniques commencent à modifier les conditions de la production et des échanges : des fractions de plus en plus nombreuses de la population sont associées, bon gré mal gré, à cette évolution. Toutefois, ce départ économique (si caractérisé pour la Grande-Bretagne), ne joue, en ce qui concerne la France, qu’avec une extrême lenteur.
Elle reste un pays agricole, artisanal, faiblement industrialisé ; elle n’a pas besoin, pour une population facilement casanière, de terres d’émigration. Elle continue à regarder vers les «frontières naturelle» bien plus que vers les océans. De là, une constante réticence devant l’action coloniale ; bien entendu, les marins, les missionnaires, certains commerçants poussent à l’action ou même, spontanément, agissent. Mais le reste de la nation – même si elle admire – s’inquiète, suppute les frais, refuse de suivre. Le romantisme première manière, tourné vers le passé ou la méditation individuelle, est lui-même un obstacle. Aussi la marche est lente dans la voie des acquisitions coloniales. Pourtant, cette période sans couleur amorce, dans toutes les directions, les entreprises qui recréent le second domaine colonial.
I – La Restauration (1814-1830).
Le traité de Paris (1814) restitue à la France les cinq villes de l’Inde, Saint-Pierre-et-Miquelon, La Guadeloupe, la Martinique et leurs dépendances, la Guyane, les comptoirs du Sénégal, l’île Bourbon. Modestes épaves (dont la récupération ne fut achevée qu’en 1818) : 6 à 7 000 kilomètres carrés, 1 million d’habitants. Leur extrême éparpillement en atténue encore l’intérêt.
L’idée d’une Restauration prévaut dans les colonies comme dans la métropole. Dans chaque territoire d’outre-mer un commissaire ordonnateur, un Conseil de Fonctionnaires, un Comité consultatif formé de notables sont les rouages administratifs essentiels ; aucun ne représente directement la population. Dans l’ordre économique et social, on songe à rétablir le régime des plantations, l’exclusif, et à maintenir l’esclavage. Toutefois, des facteurs de dégradation se révèlent : bien que protégés par des tarifs sans cesse haussés (1814, 1816, 1820, 1822), le sucre des îles françaises se défend mal contre les concurrences étrangères. L’esclavage est dépouillé de sa base naturelle, la traite (abolie en 1815) et, contre lui, la campagne amorcée au XVIIIe siècle ne tarde pas à reprendre. Rien de sérieux pourtant n’est tenté pour amorcer une nouvelle économie.
L’impossibilité de récupérer Saint-Domingue est, très vite, une évidence : le traité de 1825 (comportant une indemnité dont le règlement sera d’ailleurs difficile), consacre la renonciation. Même échec à Madagascar, bien que les traités y confirment les anciens droits de la France ; Sylvain Roux y rétablit ou y crée des comptoirs ; ils sont bientôt menacés, puis (en 1829) attaqués et détruits par le roi des Hovas, Radame Ier, qui veut faire à son profit l’unité de la Grande Île.
Au Sénégal, le ministre de la Marine, Portal (1818-1821), sensible aux intérêts du commerce bordelais, tente de développer les théories de Hogendorp : installer le travail sur la main d’œuvre, donc développer, sans contrainte, les denrées coloniales et éviter toute action militaire. Mais ni le colonel Schmaltz, ni le baron Riger, gouverneur civil n’obtiennent de résultats sérieux et en 1826 une Commission décide «l’abandon des cultures».
Quelques explorations, celles de Mollien, de Beaufort, surtout le voyage de René Caillé qui atteint, en 1828, Tombouctou, n’ont pas de suites. En Guyane, ni Philibert qui veut introduire la main d’œuvre asiatique, ni Catineau-Laroche qui veut créer la Nouvelle-Angoulème (1824) ne réussissent ; et l’établissement de Mme Javouhey, supérieure des sœurs Saint-Joseph de Cluny n’est qu’un cas particulier, qui ne change rien au marasme général.
II – La conquête d’Alger.
À côté de ces déboires, il y a l’affaire d’Alger. Elle n’est nullement dans le principe, une entreprise de colonisation, même restreinte. Mais simplement un épisode, plus poussé, des relations que la France entretient depuis des siècles avec les États barbaresques.
La Régence d’Alger est théoriquement administrée par une minorité turque, dont le Dey est le représentant ; mais la population berbère ou arabe se dérobe de plus en plus à cette tutelle. La pratique de la piraterie, en dépit de plusieurs interventions, notamment celle de Lord Exmouth (1816) n’a pas disparu. Mais en fait l’intervention française n’est pas faite pour donner à Alger un meilleur régime, ni pour extirper la piraterie. Pas même pour venger l’offense (un coup de chasse-mouches ?), infligée en 1827 par le Dey au consul Deval, à propos d’une ancienne dette du Directoire, devenue la créance Bakri-Busnach et dont le règlement est laborieux ; car on se contente d’établir un blocus, difficile et inopérant, et même en 1829, on négocie, mais sans résultat. Ce sont des soucis de politique intérieure, le désir de s’assurer un succès de prestige qui permettra de réduire plus facilement l’opposition, qui paraissent être ici les facteurs déterminants (les libéraux ne s’y trompent pas qui sont, dès le début, hostiles).
débarquement des troupes françaises à Sidi-Ferruch, 14 juin 1830 (Pierre-Julien Gilbert)
Bien préparée par le ministre de la Marine, Haussez (Duperré dirigera les forces navales), par Bourmont (qui abandonne le ministère de la Guerre pour assurer le commandement des troupes), l’expédition est de réalisation aisée : concentrée à Toulon, embarquée en mai 1830, elle débarque à Sidi-Ferruch le 14 juin ; les défenses de la place sont tournées et rapidement enlevées (3-4 juillet). Le Dey capitule et s’en va et deux de ses sous-ordres, les beys de Titteri et d’Oran se soumettent. Mais comme, à la fin même mois, le régime de la Restauration s’effondre, les résultats durables de l’entreprise demeurent douteux.
III – La monarchie de Juillet (1830-1848).
Le nouveau gouvernement est pacifique (Louis-Philippe fut le «Napoléon de la Paix», économe, persuadé de l’inutilité des conquêtes territoriales, désireux de conserver l’amitié de l’Angleterre. Autant de raisons pour éviter les aventures lointaines. Mais il lui faut tenir compte d’une «honneur national» aussi vague que susceptible et il ne doit pas oublier, non plus, que les armateurs font partie du pays légal. Et la France qui déjà avant le conseil de Guizot, s’enrichit, doit accorder quelque chose à la France qui (comme Lamartine le dira) s’ennuie. Du heurt entre ces deux états d’esprit naissent – de valeur bien inégale – des solutions de compromis.
1. Les anciennes colonies. Donnant dans le pays, l’influence aux notables, le régime de Juillet leur fait aussi, dans les colonies, des concessions par la Charte des Iles (avril 1833). La semi-autonomie administrative accordée ne libère pas les terres à plantations de leurs soucis : les sols s’épuisent, le vieillissement du matériel s’accentue, les débouchés se ferment : car le sucre de betterave (surtout après 1840) surclasse définitivement et combat, en conséquence, le sucre colonial.
La bourgeoisie trouve dans cette concurrence un aliment à son antiesclavagisme, jusque-là surtout sentimental. Elle obtient d’abord l’aggravation des mesures contre la traite (1831-1833) et l’abolition de l’esclavage dans les colonies anglaises (1834) lui fournit un exemple et un modèle. Mais elle se divise, quant à l’application en modérés (Gasparin, Broglie, Tocqueville) qui préconisent l’extinction graduelle, et en radicaux qui veulent l’abolition immédiate et qu’anime le fervent et têtu Victor Schœlcher. Entre les deux tendances, le gouvernement hésite, fait voter la loi Mackau (1845) qui tend à transformer l’esclavage en servage ; il libère, en 1846-1847, les esclaves de l’État, mais sans oser encore prendre les mesures définitives.
habitation-sucrerie, Guadeloupe, vers 1850 (source)
Isolé, le Sénégal poursuit une existence incertaine, aggravée par l’instabilité des gouverneurs (vingt-sept de 1831 à 1854), par des luttes difficiles contre les Maures, par la précarité des ressources.
2. Les points d’appui. Une double nécessité amène les contemporains à s’intéresser à la côte occidentale de l’Afrique : donner des bases aux croisières qui luttent dans ces parages contre la traite, protéger et développer les factoreries créées par des commerçants marseillais et bordelais. L’action s’ébauche sous la forme d’une reconnaissance des côtes, confiée en 1837 à l’officier de marine Bouet-Willaumez ; elle aboutit à l’organisation sur divers points – Assinie, Grand-Bassam, Vieux-Calabar – de «factoreries fortifiées» ; plus au sud, on achète même des territoires qui sont à l’origine de la colonie du Gabon. Ces «Comptoirs du Sud» très modestes, restent administrativement rattachés au Sénégal.
Dans l’océan Indien, les points d’appui deviennent points de relâche : les vues de stratégie navale l’emportent (pour un temps) sur les considérations économiques. Si l’influence française, malgré l’action, toute individuelle de Lastelle et de Laborde, décroît à Madagascar (la reine Ranavalona Ire y interdit, en 1835, le christianisme et fait expulser en 1845, les commerçants), l’amiral de Hell procède à la reconnaissance des côtes et négocie avec les tribus de la côte occidentale. En 1840-1841, Nossi-Bé et Mayotte sont occupés. Mais les Chambres freinent cette action et en 1846, écartent le projet d’une expédition.
3. Les établissements d’Océanie. L’action de la France dans ces parages avait repris, après 1815, sous deux formes : celle d’explorations maritimes (Freycinet, 1817-1820 ; Duperrey, 1822-1825 ; surtout Dumont d’Urville, 1824-1826) ; celle de missions catholiques, assez actives pour provoquer l’organisation d’une Mission d’Océanie (1830), bientôt divisée en deux vicariats (1835). D’où les rivalités avec les missionnaires protestants, généralement britanniques, dans lesquelles les marins s’engagent – ou se fourvoient – souvent.
baie de Matavai, Tahiti, peinture de William Hodges, 1776
Les conflits se localisent à Tahiti, où Dupetit-Thouars fait reconnaître les droits français (1838), puis occupe les Marquises, accentue, en imposant le protectorat, le régime de Tahiti (1842), agit aux îles de Wallis. Une révolte indigène, attribuée à l’action du révérend anglais Pritchard amène l’arrestation et l’expulsion de celui-ci. L’épisode, fort mince, passionne pourtant l’opinion en France comme en Angleterre, est exploité à fond par les oppositions, puis se termine par le vote d’une indemnité qui ne fut pas réclamée (1846). La pacification des archipels peut alors se poursuivre. Sur un point essentiel, la Nouvelle-Zélande, la France s’est laissée devancer par la Grande-Bretagne, qui a pris possession en 1840.
4. L’Extrême-Orient. La guerre de l’Opium (1839-1842) a ramené l’attention sur le marché chinois et la France s’efforce d’y obtenir les mêmes avantages que l’Angleterre. La mission Lagrenée conclut le traité de Whampoa (1845), avec ouverture de cinq ports (dont Canton et Changaï) et promesse (peu explicite), de liberté des cultes. En Annam, l’expulsion des missionnaires par Thieu-Tri motive une inopportune et inutile action navale contre Tourane (1847).
5. La conquête de l’Algérie. Réussies, décevantes ou prometteuses, ces activités sont dépassées par l’établissement de l’autorité française sur l’Algérie.
Pourtant «legs onéreux du régime déchu», Alger est suspect ; il est coûteux, meurtrier, peut nous brouiller avec l’Angleterre. Surtout, dans la complexité de son peuplement, dans les prolongements de son islamisme, dans les ressources possibles, l’Algérie est inconnue. L’action de la France fut pour tout cela embarrassée, souvent maladroite et inefficace. Les commandants des troupes sont de valeur très inégale. Clauzel (août 1830-février 1831) crée un rudiment d’administration, organise les bureaux arabes [erreur : les Bureaux arabes sont plus tardifs] établissant le contact avec les indigènes, commence à recruter des troupes sur place (les zouaves). Ses successeurs : Berthezène février-décembre 1831), Savary, duc de Rovigo (décembre 1831-avril 1833), Voirol (avril 1833-septembre 1834) sont des médiocres qui se bornent à occuper dans la zone littorale, Oran (1831), Bône (1832), Bougie (1833). Du reste, en France, le conflit reste vif entre les colonistes que dirige Clauzel et les anti-colonistes dont le député Desjobert est le porte-parole. La Commission d’Afrique, qui opère de septembre à novembre 1833, opte pour une occupation restreinte, affirmant que «la modération proclamée avec force est une force effective».
L’ordonnance royale de 1834 tient compte de ces données, en organisant les Possessions françaises du nord de l’Afrique (le terme d’Algérie n’apparaîtra officiellement qu’en 1837) les dotant d’un gouverneur général, Drouet d’Erlon. D’entrée de jeu, celui-ci se heurte à une force neuve, dont il ne peut soupçonner l’importance : c’est celle d’Abd el-Kader (né en 1808). De grande origine, éloquent et brave, celui-ci va incarner, par l’expression d’une foi islamique ardente, ce qui peut alors exister d’esprit national en Algérie. Il a commencé à combattre dès 1832, les infidèles dans son Oranie natale. Il a bientôt la possibilité de traiter avec eux : le traité Desmichels (février 1834) lui reconnaît une souveraineté, d’ailleurs mal définie, sur l’ouest de l’Algérie. Le prestige qu’il en reçoit lui permet de vaincre ses adversaires locaux ; mais, très vite, en attaquant des tribus alliées, il se retrouve en conflit avec les Français et leur inflige sur la Macta un échec, dont l’opposition fait «un désastre» (juin 1835). Ce qui provoque le départ de Drouet d’Erlon.
Clauzel rétablit la situation en occupant Mascara (décembre 1833), Tlemcen (janvier 1836), Médéah (avril 1836). Il pense alors en avoir fini avec Abd el-Kader et veut se débarrasser du bey Ahmed, demeuré maître de Constantine. L’expédition menée avec des moyens réduits, déclenchée à la mauvaise saison, est un avortement coûteux (novembre-décembre 1836), qui motive la condamnation du «système guerroyant», le rappel de Clauzel, son remplacement par Damrémont avec mission de se borner à une occupation «restreinte, progressive, pacifique». Il faut donc négocier à nouveau avec Abd el-Kader qui, par le traité de la Tafna (30 mai 1837), se voit confirmer la possession de l’Oranie, grossie d’une notable partie du Titteri. À ce prix, on peut liquider la question de Constantine et la ville est enlevée du 6 au 13 octobre 1837. Danrémont a trouvé la mort au cours du siège ; Valée lui succède.
siège de Constantine, prise de Coudiat-Ati, 10 octobre 1837 (Horace Vernet)
C’est pour se retrouver aux prises avec le problème Abd el-Kader. Car l’émir ébauche alors la création d’un grand État musulman, divise son territoire en khalifats, réorganise la fiscalité, jette les bases d’une armée régulière, établit forteresses et arsenaux. Le passage d’une colonne française (octobre-novembre 1839) au défilé des Portes de Fer, incontestable violation du traité de la Tafna, ranime la guerre : la Mitidja est envahie, Valée réduit à une défensive meurtrière. Les événements semblent montrer qu’en face d’un monde musulman qu’on n’a pas compris, avec lequel on n’a pas su composer, il n’existe que deux alternatives : évacuer l’Algérie ou la conquérir entièrement.
La seconde alternative l’emporte : car il existe une armée d’Afrique qui a pris goût (et intérêt) à la guerre, un embryon de colonisation, des transactions commerciales d’une certaine importance avec Marseille. Le gouvernement de Louis-Philippe, pour théoriquement pacifique qu’il demeure, est enclin à donner à l’opinion publique, par des victoires algériennes obtenues au plus juste prix, une réparation de l’échec diplomatique subi en Orient en 1840. Toutes ces raisons l’emportent et Bugeaud nommé gouverneur général le 29 décembre 1840, est l’homme de cette nouvelle situation.
Vieux soldat (né en 1784) rompu au métier, c’est aussi un adroit politicien. Il a l’amitié du roi et la confiance de Guizot. Il a déjà fait deux stages en Algérie : en 1835 (il a battu Abd el-Kader sur la Sikkak), en 1837 (il a négocié le traité de la Tafna).
La réussite de Bugeaud est celle d’une intelligence réaliste, servie par une énergie, allant de la bonhomie à la plus froide brutalité, bénéficiant des expériences et même des fautes de ses prédécesseurs. Il dispose d’une grande liberté d’action, de crédits étendus, d’effectifs considérables (ils atteignirent en 1847 cent sept mille hommes, le tiers de toute l’armée).
S’inspirant largement des idées de Lamoricière, Bugeaud comprend que cette guerre d’Afrique obéit à des règles particulières. Il allège l’armée, la fractionne en «colonnes agissantes», très mobiles. Il poursuit moins le combat victorieux, mais généralement sans résultats, que l’atteinte profonde portée aux bines de l’ennemi : d’où la terrible et inhumaine razzia, pratiquée sans mesure. Sur le terrain conquis, des postes seront créés qui commenceront l’exploitation : ce dur militaire est en même temps un agronome qui fera faire la moisson par ses soldats.
Ses troupes ne sont plus seulement des fractions de l’armée métropolitaine détachées sur le territoire africain. Aux zouaves antérieurement créés, aux chasseurs d’Afrique (1831), viendront s’adjoindre, outre la légion étrangère, les chasseurs d’Orléans (chasseurs à pied), les zéphyrs (bataillons de discipline), des unités recrutées parmi les indigènes (tirailleurs algériens, spahis) sans compter les goums des tribus, attirés par les perspectives de pillage. Armée au pittoresque débraillé dont Horace Vernet et Raffet popularisèrent la légende, habilement exploitée par les intéressés. Lamoricière, Changarnier, Bedeau, Cavaignac, Duvivier, bien d’autres, furent pour Bugeaud de remarquables auxiliaires.
Le nouveau gouverneur général s’applique d’abord à anéantir ce qu’il y a de permanent dans la puissance d’Abd el-Kader. Les campagnes de 1841 et 1842 voient la destruction des places et des arsenaux de l’émir, en même temps qu’une insidieuse action, menée par Léon Roches, obtient des plus hautes autorités musulmanes (en particulier le grand chérif de La Mecque, en 1842) l’autorisation pour les fidèles de collaborer avec l’occupant français.
Lorsque par un raid audacieux, le duc d’Aumale détruisit la Smalah d’Abd el-Kader (mai 1843), celui-ci dut se rabattre vers les confins ouest. Il pense pouvoir prolonger la lutte en faisant intervenir les forces marocaines (en dépit des réticences du Sultan). Mais l’action conjuguée de Bugeaud qui remporte sur l’oud Isly un succès quasi théâtral (août 1844), et du prince de Joinville qui bombarde Tanger et occupa Mogador, abrège cette diversion, que clôt le traité de Tanger. Maréchal, puis duc d’Isly, Bugeaud croit la partie gagnée, se départit de sa vigilance : l’insurrection de 1845, qui débute par la destruction d’un détachement français à Sidi-Brahim, le détrompe. C’est de nouveau une guerre épuisante, particulièrement cruelle (Pélissier encercle et asphyxie dans les grottes où elle s’est réfugiée, toute la tribu des Ouled-Riah).
Abd el-Kader, traqué, devra se rendre en décembre 1847 ; non à Bugeaud, qu’a remplacé en juin, comme gouverneur général le duc d’Aumale, mais à Lamoricière. [note : En dépit des engagements pris, Abd el-Kader fut détenu à Pau, puis à Amboise, jusqu’au moment (1852) où il lui fut permis de se retirer en Syrie. Il s’y honora en protégeant les chrétiens, lors des massacres de 1860, et mourut à Damas en 1883.]
Tandis que se déroulait cette lutte, d’autres problèmes, ceux de la colonisation, s’étaient posés. Le gouvernement, qui n’a eu au début aucune doctrine («s’en remettre à l’avenir et ne rien presser», dit Guizot en 1835) laisse faire les choses : si bien qu’en 1839, il y a vingt-cinq mille colons, dont onze mille Français (et parmi eux des douteux mercantis, des artisans, des paysans pauvres). La ruée de 1839-1840 en élimine un grand nombre, en décourage d’autres. Le gouvernement s’efforce alors de définir des procédés moins empiriques et la colonisation se développe par trois moyens : par un régime de concessions gratuites ou à bas prix, on crée des villages en Mitidja, dans le sahel d’Oran, un peu plus tard dans le Constantinois ; par l’octroi des terres à des communautés religieuses, que patronne la reine Marie-Amélie (résultats limités, sauf à Staouéli) ; par un essai de colonisation militaire, fruit des conceptions personnelles de Bugeaud (il veut aménager l’Algérie «ense et aratro», par l’épée et par la charrue) et qui fera long feu.
la colonisation «par l'épée et la charrue» (Bugeaud), scène du film L'Algérie des chimères
la colonisation «par l'épée et la charrue» (Bugeaud), scène du film L'Algérie des chimères
En dépit des risques qui demeurent grands, des rembarquements, d’une lourde mortalité due au paludisme, on peut dénombrer en 1847, cent neuf mille trois cent quatre-vingt colons (dont quarante-sept mille deux cent soixante-quatorze Français et trente et un mille cinq cent vingt-huit Espagnols). Ils disposent d’un embryon de réseau routier, de quelques écoles, d’un commencement d’autonomie administrative (régime municipal concédé à certaines communes en 1847). Mais ils se sont superposés – et non mêlés – à une population musulmane qui demeure misérable ; et, d’autre part, ils supportent mal la tatillonne tutelle du régime militaire. Si la conquête (vue très simpliste) peut paraître achevée, il reste à l’aménager. Tâche que la monarchie de Juillet n’a pas le temps d’aborder sérieusement, puisque la Révolution l’emporte en février 1848.
IV. La Seconde République (1848-1852).
Brève et fort agitée dans sa carrière, la Seconde République n’a pu définir les éléments positifs d’une politique coloniale. Mais elle a réalisé une grande réforme humaine : l’abolition de l’esclavage, et tenté, par ailleurs, quelques aménagements qui ne sont pas sans intérêt.
1. L’abolition de l’esclavage. Bien que la cause de l’abolition fût gagnée devant l’opinion, il fallut l’énergie de Victor Schœlcher pour vaincre les hésitations d’Arago (ministre de la Marine du gouvernement provisoire). Le 4 mars, un décret formulait le principe, dont les modalités étaient définies le 27 avril : «aucune terre française ne devait plus porter d’esclaves».
décret d'abolition de l'esclavage, 1848
Trois problèmes restaient pourtant à régler, tous trois délicats : 1) Celui d’une indemnité réclamée par les colons ; elle fut fixée en 1849, acquittée seulement en 1855 ; son principal intérêt fut, par l’établissement de banques coloniales (dont l’action ne fut sensible que sous le Second Empire) d’introduire les Îles dans le circuit capitaliste ; 2° Un problème économique, résultant de la substitution du travail salarié au travail servile ; les solutions furent localement variées : en Guyane, maintien pour douze ans, du travail forcé ; aux Antilles, introduction de Madériens, de paysans français, de Chinois et d’Indous (dans tous les cas avec des résultats décevants), à la Réunion, apport d’engagés (qui dans nombre de cas ressemblaient beaucoup à des esclaves) recrutés sur la côte d’Afrique. Nulle part, la formule convenable – qui supposait un préalable partage des terres – ne fut trouvée ; 3° Un problème politique, les esclaves libérés étant devenus citoyens, donc électeurs. Les colons, exaspérés par la perte de leur primauté, s’efforcèrent, en exagérant la gravité de certains incidents locaux, de faire abolir ces concessions ; ils devaient y parvenir à la faveur de l’établissement du Second Empire. Juridiquement libres, les ci-devants esclaves restèrent donc économiquement dépendants.
2. Les autres réformes. C’est en Algérie qu’elles sont plus directement visibles. Malgré les difficultés de la métropole et la succession rapide des gouvernements (Cavaignac jusqu’en avril 1848, Changarnier d’avril à septembre, Charon de septembre 1848 à octobre 1850, enfin d’Hautpoul), il n’y eut pas de troubles sérieux. La pacification fut poussée, tant dans les massifs montagneux (Saint-Arnaud en Petite Kabylie, 1851) que vers les territoires du Sud (prise de Zaatcha, en 1849). L’intérêt vient surtout de ce que la Seconde République, tout en maintenant le gouvernement général et en le confiant à des militaires, définit l’Algérie comme faisant «partie intégrante» de la France, la divisa en trois départements, lui conféra une représentation parlementaire. Politique d’assimilation, mais dont il faut remarquer qu’elle était limitée aux seuls colons et qu’elle excluait les indigènes (aggravant ainsi leur sujétion) ; d’ailleurs d’application brève (jusqu’en 1852), comme aux Antilles.
Une sorte de «retour à la terre» fut amorcé visant à installer en Algérie les ouvriers chômeurs des grandes villes, considérés comme un danger social. On en transporta, dans un enthousiasme officiel, environ vingt mille. Mal préparés aux tâches agricoles, décimés par les fièvres et le choléra, beaucoup se firent rapatrier. Pourtant (la colonisation libre s’étant poursuivie), le nombre de colons s’élève, en 1851, à cent trente et un mille et les problèmes qui se posaient à eux en 1848 continuent à réclamer des solutions.
V – Le Second Empire (1852-1870). Les deux monarchies censitaires, l’éphémère République de 1848 ont généralement pratiqué l’empirisme colonial. Le Second Empire voit les choses avec plus de lucidité. N’est-il pas le règne des affaires» (Proudhon) ? Dans ces affaires une exploitation plus poussée des territoires d’outre-mer, anciens ou nouveaux, n’a-t-elle pas logiquement sa part ? L’influence du capitalisme est bien plus visible que dans la période précédente ; les Saint-Simoniens seconde manière qui n’ont pas renoncé à «organiser la planète» (sans négliger pour autant leurs profits personnels) et qui sont nombreux autour de l’Empereur n’y contrediront pas ; non plus que les affairistes qui pullulent.
Mais le Second Empire est aussi un régime militaire : la guerre d’Algérie a montré que les entreprises coloniales sont génératrices de victoires faciles, distributrices de de grades, de prébendes, même de titres (si la monarchie de Juillet a eu son duc d’Isly, le règne de Napoléon III aura son duc de Palikao) ; et comme le concours des catholiques est précieux, la France impériale reprendra son rôle traditionnel de «soldat de l’Église» qui pourra déterminer (ou justifier) telle ou telle entreprise lointaine, ainsi qu’on le verra en Extrême-Orient. Ainsi se mêlent en une période courte, mais fort chargée de faits, tous les mobiles de la colonisation. Le tout est dominé par la personnalité trouble de l’Empereur, qui paraît avoir entrevu bien des contradictions, envisagé certaines solutions mais que sa volonté soutient mal, que son entourage débordera vite. La multiplicité des activités coloniales, le sens économique dont elles sont chargées permettraient d’évoquer une sorte de pré-impérialisme, annonçant, préparant celui des années 1880. Mais, par ailleurs, de nombreuses hésitations dans la démarche, les réticences de l’opinion montrent assez que l’évolution n’est pas arrivée à sa pleine maturité.
1. Les réformes de structure. Que le Second Empire ait eu pleinement conscience de ce tournant, la preuve en est dans un effort d’aménagement, tant dans l’ordre politique que dans l’ordre économique.
Politiquement, on semblerait, par la suppression de toute représentation coloniale, revenir purement et simplement à l’ancien régime. Pourtant, le sénatus-consulte du 3 mai 1854 répartit les pouvoirs entre l’Empereur, procédant par décrets, et le Sénat. Il délègue aux gouverneurs des droits étendus en ce qui concerne l’administration directe et la police ; mais il attribue aussi des responsabilités locales aux conseils généraux, à la vérité nommés (celui d’Algérie deviendra électif, mais seulement le 11 juin 1870) et il admet l’existence d’un Comité consultatif dont les membres permanents sont renforcés par un délégué de chaque colonie. Règles générales, qui souffriront bien des inflexions particulières.
Économiquement, les changements sont plus profonds. Dans un monde où se déploie le capitalisme de libre concurrence, où les traités de libre-échange se multiplient, la notion d’exclusif perd tout son sens et devient un anachronisme. Aussi la loi du 3 juillet 1861 en fait-elle disparaître les derniers vestiges ; elle ouvre les colonies françaises aux produits étrangers, permet aux produits coloniaux de circuler librement ; elle se borne pour atténuer l’effet de la concurrence, à maintenir une surtaxe de pavillon, touchant les bâtiments étrangers. Tout un pan de l’ancien régime colonial s’effondre ainsi, autant par sa vétusté que par l’action gouvernementale.
2. L’Algérie : expériences et incertitudes. L’Algérie est administrée de 1851 à 1858, par Randon. Militaire avant tout, il pousse activement la pacification : elle est complète en Kabylie après les campagnes de 1853-1854, 1856 et surtout 1857. Après la prise de Laghouat (1852), s’amorce une pénétration saharienne, s’efforçant d’ailleurs d’éviter les conflits et qui se traduit par l’occupation des oasis du M’Zab, d’Ouargla, de l’oued R’hir, de Touggourt. Bientôt, le voyageur Duveyrier tentera d’établir des relations avec les Touareg (traité de Ghadamès, 1862).
Mais Randon discerne aussi l’intérêt d’une action économique. Il attire les colons libres, tout en accordant de grandes concessions (la Compagnie genevoise obtient, en 1853, 20 000 ha de terres). Toutefois, les quatre-vingt-cinq centres ainsi créés ne le sont que par la pratique du cantonnement, qui dépouille les tribus d’une partie de leurs terres et précipite leur déchéance. Les progrès du commerce (depuis 1851, les produits algériens entrent en franchise en France), l’intervention de nouvelles ressources (le tabac et l’alfa, principalement), les prospections minières portant surtout sur le fer expliquent l’accroissement du nombre des colons : ils sont deux cent mille en 1860, dont cent vingt mille Français. Ils accentuent, de ce fait, leurs revendications : autonomie administrative, assimilation politique à la métropole, suppression du contrôle militaire (les abus des bureaux arabes leur fournissent de valables arguments). En créant en 1858, un ministère de l’Algérie et des colonies, Napoléon III semble leur donner gain de cause. Il en confie la direction à son cousin, le prince Napoléon qui, brouillon et instable, se lasse vite, et passe la main à Chasseloup-Laubat.
Mais les militaires mécontents réagissent : le rôle des troupes d’Afrique dans la campagne d’Italie (1859) impressionne l’Empereur, dont un bref et superficiel voyage en Algérie (1860) achève de retourner les conceptions. Le gouvernement général est rétabli, à nouveau attribué aux militaires : Pélissier d’abord (1860-1865), Mac-Mahon ensuite (1864-1870), avec des pouvoirs accrus par le décret du 7 juillet 1864. Désireux de protéger la «nationalité» des indigènes (ce n’est pas libéralisme, mais reflet de sa politique européenne), le souverain définit une politique du «royaume arabe» (lettre du 6 février 1863) et, ce qui vaut mieux, protège les biens des tribus, tente d’y développer la notion de propriété individuelle ; ce qui l’amène à ralentir le rythme de l’immigration (de 1860 à 1870, quatre mille cinq cents colons seulement s ‘établirent dans le pays).
voyage de Napoléon III en Algérie, juin 1865
Ces dispositions théoriques seront contrariées par l’insurrection des Ouled-Sidi-Cheikh (1864) dont les dernières séquelles se prolongèrent jusqu’en 1870, et surtout par une effroyable famine (1867) faisant au moins trois cent mille victimes. L’égoïsme des colons, l’incurie des militaires furent âprement dénoncés par Mgr Lavigerie, évêque d’Alger ; une enquête parlementaire confirme ces accusations. En 1870, lorsque l’Empire s’effondre, l’opinion et le corps législatif sont d’accord pour réclamer l’instauration du régime civil.
Pourtant, démographiquement, la colonisation est entrée dans une phase excédentaire, par le gain de sa propre natalité, à partir de l’année 1856 ; économiquement, le commerce atteint en 1870, 270 millions ; l’équipement des ports (Alger surtout), les premiers chemins de fer (Alger-Blida en 1862) commencent à dessiner les traits de l’Algérie moderne.
3. L’Afrique noire : Sénégal et comptoirs du Sud. En 1850, le Sénégal connaît une crise aiguë (en cinq ans, son commerce a diminué de 50%). À tel point que la question du maintien des établissements français s’était posée ; elle fut tranchée affirmativement par la Commission de 1850, sous condition de l’établissement de la libre concurrence, d’une sécurité effective, de la recherche de débouchés nouveaux. Programme que commença à appliquer Protet, gouverneur de 1850 à 1854, par la suppression des Compagnies privilégiées (1852), par la création d’un réseau de postes et en engageant la lutte contre les Maures et les Toucouleurs.
Son collaborateur, le colonel Faidherbe lui succéda à la demande même des colons. Venu de l’arme du génie, sérieux et même apparemment austère, formé par ses passages en Algérie et aux Antilles, il devait s’avérer comme un colonisateur complet, laborieux et tenace, ménager du sang des hommes, capable d’élargir vers l’avenir les problèmes du moment.
Gouverneur de 1854 à 1861, puis, derechef, de 1863 à 1865, il dut d’abord, avec des moyens extrêmement réduits (aussi fut-il amené à employer les indigènes et à créer tirailleurs et spahis sénégalais) agir contre des adversaires redoutables : les Maures, maîtres de la rive nord du Sénégal, juridiquement propriétaires des comptoirs, détenteurs de la gomme ; les Toucouleurs, que le prophète El Hadj-Omar, utilisant le sentiment religieux, s’efforçait de grouper en un vaste État. Les premiers furent assez rapidement vaincus et durent en mai 1858 accepter un traité qui les neutralisait. Contre les Toucouleurs, qui attaquaient les postes du Haut-Fleuve (celui de Médine devait s’illustrer par une belle défense en 1857), ce fut plus long. Mais, après 1860, ils cessèrent pratiquement la lutte, détournant leur activité vers le Niger.
Faidherbe et El Hadj Omar
Dans les années qui suivirent, la Casamance, le Fouta, le Saloum, le Cayor furent pacifiés (ce dernier assez précairement). Ces luttes ne détournèrent pas Faidherbe des problèmes essentiels : tandis que Saint-Louis, assainie et modernisée, devenait une vraie ville, que le port de Dakar faisait de modestes débuts, les cultures étaient encouragées (celle de l’arachide devait rapidement surclasser toutes les autres), le sous-sol prospecté. Mise en valeur qui se combinait avec le respect des coutumes et de la civilisation indigènes (création d’un tribunal musulman, d’écoles coraniques, d’un musée), sans exclure des essais de ralliement et de fusion (école des otages, école franco-musulmane). Mais les destins du Sénégal étaient liés à l’extension de son arrière-pays ; d’où de nombreuses explorations ; vers le nord (le capitaine Vincent parcourut la Mauritanie), vers les sources du Sénégal et le Fouta Djalon (que reconnut le lieutenant Lambert) surtout vers le Niger : la mission du lieutenant Mage et du Dr Quintin (1863-1866) devait atteindre Ségou, négocier un traité avec Ahmadou, fils d’El Hadj-Omar, et après deux ans d’une quasi-captivité, revenir par des itinéraires différents. Ainsi se jalonnait une future voie d’expansion.
Au regard de la poussée sénégalaise, les comptoirs du Sud, devenus administrativement Établissements français de la Côte d’Or et du Gabon sont peu de chose. Des traités au Dahomey (avec le roi de Porto-Novo en particulier), un établissement au Cap Lopez (1862), les randonnées de Paul du Chaillu, le «chasseur de gorilles», le voyage dans le bas Ogoué du lieutenant Serval (1862) sont les seuls faits à signaler. La traite disparue, le commerce ne s’intéresse pas encore à ces régions, d’ailleurs ingrates.
4. Les tentatives sur Madagascar. Presque éliminée en 1848, l’influence française dans la Grande Île avait été maintenue par les soins de Jean Laborde et de Lambert, tous deux liés avec le prince héritier, Rakoto. Si Lambert ne réussit pas, dans son voyage de 1855 à attirer l’attention de Napoléon III sur ces régions, si l’influence britannique, bien servie par le pasteur Ellis parut même y marquer des progrès, la situation changea par l’avènement de Rakoto devenu Radame II (1861) : superficiellement gagné aux idées modernes, au demeurant très faible de caractère, il se laissa circonvenir, et par le traité de 1862 livra pratiquement à la France les ressources du royaume : mais tandis que se créait à Paris une Compagnie foncière, industrielle et commerciale de Madagascar (2 mai 1863), une réaction nationale (peut-être activée par les résidents anglais) emporte Radame II (12 mai 1863). Les reines Rasoherina, puis Ranavalo II se contentent de concessions beaucoup plus limitées (traité d’août 1868) qui sont d’ailleurs étendus à l’Angleterre. L’occasion manquée n’empêche pas les marins (notamment Fleuriot de Mangle) de signer des traités de protectorat locaux avec les chefs de la côte occidentale, ni le géographe Grandidier de réaliser d’utiles explorations (1865-1870).
5. L’action de la France en Extrême-Orient. En Chine, il ne s’agit pas, à vrai dire, de colonisation, mais d’un élargissement des avantages précédemment obtenus. Il se réalise par des interventions armées franco-anglaises prenant comme prétexte des violences locales atteignant les missionnaires et les marchands. Action portée d’abord sur Canton (1857) aboutissant au traité de Tien-Tsin (1858), action plus étendue qui mène les Alliés à Pékin dont le Palais d’Été est abominablement pillé (1860). Pour la France, les résultats se marquent par l’ouverture de nouveaux ports (la concession de Changaï commence à prendre un réel développement), par une extension des missions, par l’envoi de techniciens (les Français Gicquel et d’Aignebelle équipent l’arsenal de Fou-Tchéou).
Si Napoléon III écarte certaines possibilités d’action en Birmanie, il est amené à intervenir en Annam, pour des raisons spécifiquement religieuses. Après l’échec de la mission Montigny (1857), un corps franco-espagnol occupe Tourane (1858). Insalubre, économiquement sans intérêt, Tourane est évacué pour Saïgon qu’occupe en 1859, Rigault de Genouilly ; après lui, Charnier puis Bonard occupent la Basse-Cochinchine.
L’empereur Tu-Duc, qui a des embarras au Tonkin, négocie et cède par le traité du 5 juin 1863, trois provinces cochinchinoises. Le Second Empire paraît quelque peu embarrassé de cette acquisition, se montre disposé, en 1864, à la rétrocéder contre argent comptant. Mais la protestation des catholiques, des marins, l’action surtout de Chasseloup-Laubat maintenant ministre de la Marine l’en empêchent. C’est alors avec Bonard, puis La Grandière (1863-1868) le «gouvernement des amiraux» qui prévaut. Dépourvus d’argent, de cadres, d’expérience indochinoise, ils gèrent les territoires occupés avec un réalisme étroit. Ils s’efforcent de maintenir en place les notables indigènes, qu’ils font superviser par des inspecteurs (le plus souvent officiers de marine) ; ils maintiennent les usages locaux, protègent la religion et de ce fait freinent le zèle des missionnaires ; ils créent des troupes indigènes (tirailleurs annamites). Le souci d’exploitation économique primant tout, ils modernisent quelque peu le port de Saïgon, développent les lignes télégraphiques (à la pose desquelles Pavie travailla). La Cochinchine occidentale leur paraissant un voisinage dangereux est occupée en 1867 (sans que le gouvernement annamite reconnaisse la validité de l’annexion).
Le royaume de Cambodge, figé dans les ruines d’une civilisation prestigieuse, subissait l’influence du Siam voisin. Le marin Doudart de Lagrée lutte contre cette main mise, arrache au faible Norodom un traité de protectorat, aux clauses très vagues (août 1863). Le Siam ne reconnaîtra cette situation qu’en 1867.
L’attention est ainsi attirée sur le cours inférieur du Mékong, sur les territoires voisins du Laos (déjà parcouru par le voyageur Mouhot) sur la voie d’accès qu’il pourrait ouvrir vers la Chine du Sud et le marché qu’elle peut constituer. Une mission dirigée par Doudart de Lagrée doit étudier ces possibilités ; quittant Saïgon (en juin 1867), elle atteint la Chine (où meurt Doudart de Lagrée que remplace Francis Garnier, son second), revient par le Yang-Tsé et Changaï (juin 1868). Les conclusions sont négatives quant aux services que peut rendre le Mékong, mais elles mettent en valeur l’intérêt de la vallée du Fleuve Rouge (Song-Koï) et posent ainsi la question du Tonkin (sans que le Second Empire ait le temps de prendre position).
Doudart de Lagrée, explorateur du Mékong
6. Vieilles colonies et nouvelles entreprises. Grâce aux engagés, au développement des cultures secondaires (café et vanille) la Réunion peut vivre, tandis que les Antilles s’adaptent lentement aux conditions nouvelles de l’économie ; le rhum devient le grand élément commercial (des conventions avantageuses en garantissent l’écoulement dans la métropole), tandis que la guerre de Sécession (1861-1865) avec ses forceurs de blocus, l’expédition du Mexique (1861-1867) redonnent à Fort-de-France une certaine activité.
La Guyane est la moins favorisée : car la découverte de l’or (à partir de 1855) a pour seul résultat l’éparpillement d’une population déjà trop peu nombreuse ; et son utilisation comme colonie pénitentiaire ne fait qu’aggraver sa mauvaise réputation. En 1853, par l’initiative du contre-amiral Febvrier-Despointes, la Nouvelle-Calédonie est annexée ; elle devient, en 1864, un centre de déportation, sans qu’aucune ressource sérieuse s’y soit encore révélée. On exploite pour son guano pendant quelques années, l’îlot perdu de Clipperton (1858). On achètera pour répondre à l’installation de l’Angleterre à Périm et pour s’assurer une escale sur la route maritime que doit ouvrir le canal de Suez, le territoire d’Obock (1862) ; mais rien de sérieux n’y est organisé.
L’expédition du Mexique n’est coloniale ni dans ses causes (intervention motivée par le non-paiement des dettes) ni dans ses développements politiques. Mais elle est intéressante parce qu’elle constitue un dépassement de la conception traditionnelle, un effort pour l’exploitation économique d’un pays par personne interposée (en l’espèce ici, l’archiduc autrichien Maximilien, devenu empereur en 1864). Les États-Unis – qui reprirent plus tard avec succès cette pénétration insidieuse – ne s’y trompent pas et leur action diplomatique est pour beaucoup dans l’abandon de l’entreprise ; la «grande pensée du règne» se solde par un échec coûteux et humiliant (Maximilien, abandonné par l’Empire, est fusillé en juin 1867).
Le bilan colonial du Second Empire, établi sous l’angle métropolitain, se solde par des données positives. Les territoires occupent 700 000 km2, avec près de 7 millions d’habitants. S’ils coûtent au budget, bon an, mal an, une centaine de millions, ils alimentent pour 600 millions de transactions, réalisées pour les deux tiers avec la métropole. Et comme la main-d’œuvre militaire est aussi un produit, il ne faut pas oublier que de Sébastopol aux champs de bataille de la Loire, la population algérienne a fourni une lourde contribution aux guerres du Second Empire.
politique extérieure de Napoléon III
Chapitre IV : L’essor du deuxième domaine colonial français
(1870-1914)
I – Les années de recueillement (1870-1880).
Si le dernier tiers du XIXe siècle et les premières années du XXe voient se développer et s’organiser un second domaine colonial français, en fonction du phénomène mondial qu’est l’impérialisme, il faut admettre que dans la décade 1871-1880, rien (à s’en tenir aux apparences) ne permet de préjuger d’un tel développement.
Il est bien évident, dès l’abord, que le traumatisme consécutif à «l’Année terrible» ne saurait inciter la France aux entreprises extérieures. Par ailleurs, le régime n’est pas fixé et le laborieux enfantement de la IIIe République requiert toute l’attention des politiciens ; les militaires ne songent qu’à préparer l’armée de la «revanche» et les producteurs remettent en bon état de marche une économie que la guerre a ébranlée (sans toutefois l’atteindre profondément). Le discrédit qui, normalement, s’attache au régime tombé s’étend aux entreprises coloniales du Second Empire (et les mauvais souvenirs laissés par l’affaire mexicaine ne peuvent qu’accentuer cette tendance). Toutes ces vues se mêlent dans l’esprit des «ruraux» qui constituent la majorité de l’Assemblée nationale ; gens de terroir aux vues simples et courtes, restés en dehors du circuit des grandes affaires, ils montrent dans ce domaine (que d’ailleurs ils connaissent mal) une prudence toute paysanne.
Il est logique, dès lors, que la politique de recueillement définie par Decazes, trouve ici son prolongement. Si, en ce qui concerne l’Algérie, ces vues sont quelque peu altérées (à cause de la proximité relative du territoire et des colons assez nombreux qui y vivent) partout ailleurs, on se borne à expédier les affaires courantes ; les initiatives seront accueillies avec indifférence et si elles menacent d’entraîner une quelconque complication, avec hostilité.
1. Les problèmes algériens. L’échéance du passage du régime militaire au régime civil se posait, on l’a vu, dès la fin du Second Empire, et le gouvernement de la Défense nationale ne voulut pas en retarder le règlement : les décrets du 24 octobre 1870 reconstituèrent une Algérie des trois départements, dotée d’une administration préfectorale, d’une participation parlementaire à l’Assemblée de la métropole et dirigée par un gouverneur général civil, tandis que les bureaux arabes étaient supprimés. Mais l’instabilité inhérente à une période de crise (cinq gouverneurs se succédèrent de juillet 1870 à mars 1871), les échos de la défaite militaire entraînèrent une grosse perte de prestige ; le décret Crémieux conférant aux juifs d’Algérie la citoyenneté française, sans rien accorder aux musulmans, fut aussi un élément de mécontentement.
Ainsi éclata, à partir de mars 1871, une insurrection aux caractères féodaux (le chef en fut le notable El Mokrani) et religieux très accentués (la secte des Khouans y joua un rôle actif) [il s’agit en réalité de la confrérie de la Rahmaniyya]. Localisée aux massifs de Kabylie et au Tell constantinois, elle connut dans une Algérie presque dégarnie de troupes, quelques succès. Mais elle ne prit jamais un caractère populaire et national et après la mort d’El Mokrani (5 mai) son frère Bou-Mezrag fut rejeté vers le sud et sa capture (janvier 1872), marqua la fin du mouvement. Bien que réprimée rigoureusement, cette révolte incitait à la prudence : la nomination d’un général, Chanzy, comme gouverneur civil (juin 1873-février 1879) fut un artifice transactionnel entre la réforme récente et les habitudes acquises. La même prudence limita l’expansion vers le sud : on ne fit rien pour soutenir les entreprises de pénétration, qu’il s’agisse de la Mission du Sahara et du Soudan (créée par Mgr Lavigerie), dont plusieurs membres périrent en 1874, ou d’actions individuelles comme celles de Dourneaux-Duperré (tué en 1874), de Soleillet, de Largeau.
Il devait rester peu de choses, également, de la conception d’une «Nouvelle-France» africaine, conçue comme devant compenser la perte des provinces de l’Est : l’installation sur des terres confisquées aux révoltés de 1871, de vingt-deux mille Alsaciens-Lorrains en fut la seule réalisation. On revint vite aux formes habituelles de colonisation : elles utilisèrent les dispositions de la loi de 1873, qui restreignait les communaux et voulait favoriser par la création de lots individuels, la formation d’une paysannerie indigène ; sans grand succès, car, par le jeu de la spéculation, une grande partie des terres fut revendue aux Européens, favorisant ainsi la moyenne et la grande propriété.
2. L’affaire du Tonkin (1872-1874). On sait que le Tonkin rattaché à la Chine par des liens historiques fort distendus, administré en fait par un vice-roi annamite, avait attiré l’attention des géographes, des marins, mais aussi des brasseurs d’affaires : l’un de ces derniers, Jean Dupuis, utilisa la vallée du Fleuve Rouge pour organiser, vers la Chine du Sud, un trafic dont les armes constituaient l’élément essentiel. Son commerce, ses allures autoritaires, la présence en baie d’Along d’unités navales françaises multiplièrent les froissements. Dès 1872, Dupuis tentait de se faire soutenir par le gouverneur de la Cochinchine française, l’amiral Dupré ; peu soucieux de s’engager, celui-ci envoya pourtant au Tonkin (octobre 1873) Francis Garnier, avec un faible détachement et deux canonnières.
Jean Dupuis, en costume chinois, 1873
La fougue de Garnier transforma en conquête cette mission conciliatrice. Il enleva Hanoï (20 novembre), s’étendit dans le delta, mais périt dans une escarmouche (21 décembre 1873). Il n’entrait pas dans les intentions de Dupré, encore moins dans celles du gouvernement français, de donner une suite militaire à l’incident. L’officier de marine Philastre, admirateur de la civilisation extrême-orientale, peu favorable à la colonisation (surtout sous les aspects mercantiles que représentait Dupuis) s’efforça de régler l’affaire en honnête homme. Le traité du 15 mars 1874 reconnaissait la «pleine et entière souveraineté de la France sur les territoires occupés par elle» (réglant ainsi la question de la Cochinchine occidentale), ouvrait au commerce trois ports tonkinois, concédait le droit de navigation sur le Song-Koï. Il proclamait l’indépendance de l’Annam «vis-à-vis de toute puissance étrangère» (disposition qui semblait viser la Chine). Des règles de collaboration, dont l’avenir seul pourrait motiver l’efficacité, étaient ainsi posées.
II - Naissance et premières manifestations de l’impérialisme colonial français (1881-1885).
À une période de réserve et d’atonie coloniales succède, presque sans transition, une activité qui se traduit en quelques années, par l’établissement du protectorat français en Tunisie (1881), par une reprise d’expansion en Afrique noire, par une tentative sur Madagascar, par la mise en tutelle de l’Annam et du Tonkin. Il serait puéril de voir là une simple péripétie et l’explication qui reporte sur un homme, Jules Ferry, l’unique responsabilité des événements n’est qu’une dérobade. Nous sommes en face de l’aspect français d’un phénomène général, qu’il convient de préciser.
1. Les causes. Dotée par le Second Empire d’une armature économique sérieuse, la France, après un ralentissement de quelques années reprend et accroît (comme l’exposition de 1878 l’atteste) son activité. Mais depuis les années 1860, époque du libre-échangisme, le monde a changé : aux vieux pays qui produisent toujours plus, viennent s’ajouter les pays neufs ou rénovés (telle l’Allemagne bismarckienne). Cette production ayant pour objet le profit et non la satisfaction des besoins des hommes, l’écoulement en est inégal, parfois difficile et les compétitions se marquent : progressivement, on va passer du capitalisme de libre concurrence au capitalisme de monopole, dans lequel chaque État vise à s’assurer des zones d’exploitation, de contrôle économique et financier (même de peuplement pour certains d’entre eux).
Ce sont les débuts de l’impérialisme : il part de la puissance économique la plus évoluée (la Grande-Bretagne), s’étend – en une vingtaine d’années – à toutes les grandes puissances (et même à certains pays secondaires, s’ils sont économiquement bien doués). Certes, en 1880, ces éléments ne sont pas, pour le gros de l’opinion publique, discernables ; mais les économistes sont déjà capables de les analyser, et leur audience s’étend. Si la première édition (1874) du livre de Leroy-Beaulieu : De la colonisation chez les peuples modernes, n’a qu’un faible écho, la seconde (1882) dans laquelle l’auteur indique que la colonisation est «une question de vie ou de mort» connaît un grand succès (et Ferry lui-même dira qu’il en fut très impressionné). Les banquiers «propulseurs de l’activité industrielle» sentent les premiers l’appel de ces nécessités économiques ; mais certains industriels (il en est déjà qui utilisent de l’anthracite tonkinois) n’y sont pas insensibles.
Paul Leroy-Beaulieu, 3e édition
Or, la situation politique de la France s’aligne, comme il est normal sur son économie. Le sens des événements qui après le vote de la Constitution (1875) ont provoqué la crise du 16 mai (1877), puis la démission de Mac-Mahon (1879), c’est d’écarter du pouvoir les «ducs», les «notables», les «ruraux». C’est d’y avoir installé les représentants des «nouvelles couches sociales», annoncées par Gambetta dès 1872. Et certains de ceux-ci (leur nombre ira croissant) sont les représentants politiques des milieux d’affaires ; situation assez marquée pour qu’elle frappe les observateurs étrangers. «Le monde des affaires gouverne à Paris» affirme, dès 1878, l’ambassadeur d’Allemagne ; ce que confirme le Chinois Tseng : «Le gouvernement français est sous l’influence des spéculateurs» (1882).
Certes, cet impérialisme colonial à ses débuts demeure incompris du plus grand nombre, ce qui explique les sursauts et parfois l’indignation de l’opinion ; certes, la tendance nouvelle ne prend que lentement conscience d’elle-même ; elle n’élimine pas d’emblée les anciens motifs de colonisation : nécessité d’acquérir des points d’appui, protection des nationaux ; et même elle les utilisera – le dernier surtout – comme autant de justification (on notera que le facteur religieux perd de son importance, ce qui s’explique par la laïcisation progressive de l’État républicain) ; dans certains cas, on admettra que l’action coloniale n’est que prévision ou précaution («il s’agit, dira Ferry, de l’avenir de 50 ou de 100 ans… de ce qui sera l’héritage de nos enfants»). Et, bien évidemment les facteurs individuels gardent leur rôle. Mais compte tenu de toutes ces réserves, le facteur économique s’affirme essentiel.
Le rôle personnel de Ferry est certes considérable, encore que parfois malaisé à déterminer. S’il paraît s’engager dans l’action coloniale sans théorie bien définie, il donnera pourtant, dans son discours du 28 juillet 1885, une sorte de justification qui est bien «le premier manifeste impérialiste qui ait été porté à la tribune» (Ch.-André Julien). Par l’esprit de décision qu’il montre et par les possibilités que lui fournissent ses deux passages au pouvoir (1880-1881 et 1883-1885), Ferry joue, dans le déroulement des faits, un rôle souvent déterminant.
2. Le protectorat tunisien (1881) et ses conséquences. Indépendants, en fait de la Porte, les beys de Tunis avaient généralement entretenu avec la France de bonnes relations (accentuées par la prise de possession de l’Algérie). Elles s’étaient précisées sous le Second Empire, surtout dans l’ordre de la spéculation financière, tandis qu’une Commission internationale de contrôle (1868) surveillait la trésorerie beylicale, plutôt désordonnée. Au Congrès de Berlin (1878), le problème tunisien avait été évoqué, en marge des séances : Bismarck avait poussé la France à s’y intéresser et l’Angleterre n’avait pas formulé d’objections majeures. Le délégué français, Waddington, aurait pu dire à son retour : «J’ai les clefs de la Tunisie dans ma poche», sans que rien de positif en résultât d’abord.
Mais, dès son arrivée au pouvoir, Ferry reprit l’affaire : car le bey Mohammed-es-Sadok, tiraillé entre le consul de France, Roustan, et le consul d’Italie, Maccio, paraissait pencher vers ce dernier : la concession du chemin de fer Tunis-La Goulette, celle du domaine de l’Enfida étaient des indices caractéristiques. C’est pour défendre les intérêts menacés de la Compagnie Bône-Guelma, de la Société Marseillaise, du Crédit foncier que Ferry mit en avant (car les véritables motifs ne pouvaient être formulés) les incursions et violations de frontières des Kroumirs (un mémorandum en releva deux mille six trente-cinq en dix ans.
D’où une intervention militaire, au début très facile, qui permit d’obtenir du Bey, le 12 mai 1881, le traité du Bardo, accréditant un ministre résident français, ouvrant les voies à un protectorat dont le nom n’était d’ailleurs pas prononcé. Mais une révolte du Sud (quelque peu encouragée par la Porte) obligea à une nouvelle campagne, plus difficile dont le rigoureux bombardement de Sfax (juillet) et l’occupation du centre religieux de Kairouan furent les principaux épisodes. Le succès, ainsi confirmé, ne devait pas empêcher Ferry, portant la faute de «faire une expédition coloniale une année d’élections» de démissionner en novembre 1881. Mais le traité du Bardo fut maintenu et la Chambre se déclara résolue à «l’exécution intégrale du traité souscrit par la nation française». En juin 1883, la convention de la Marsa devait en compléter et en préciser les dispositions.
Les événements de Tunisie eurent des incidences en Algérie. Ici, une longue période de calme avait favorisé l’application intégrale du régime civil et en 1879, Albert Grévy (frère du président de la République), était devenu gouverneur. L’intérêt pour le Sud s’était ranimé, à la faveur de l’idée d’un Transsaharien, lancée, dès 1876, par l’ingénieur Duponchel : en 1880, une mission militaire dirigée par Flatters procédait à une première reconnaissance. Mais l’expédition de Tunisie, surexcitant dans toute l’Afrique du Nord le sentiment islamique, favorisant l’action des confréries religieuses, remit tout en question : elle provoqua (conjointement avec l’influence d’une mauvaise récolte) un soulèvement dirigé par Bou-Amama, difficilement repoussé vers les confins marocains (1881-1882). Comme, peu auparavant (février 1881), la seconde mission Flatters avait été exterminée au sud de Ouargla, il parut imprudent de persister ; l’expansion saharienne s’en trouva freinée pour une dizaine d’années.
Le succès tunisien peut expliquer – au moins partiellement – la carence française en Égypte. Poursuivant dans ce pays, de compte à demi avec l’Angleterre, une politique de contrôle qui avait pris en 1879 l’aspect d’un condominium, la France se trouva en face d’une réaction nationaliste, qui détermina en 1882, à Alexandrie, de violents incidents. Mais lorsque l’Angleterre proposa une intervention, le Cabinet Freycinet entendit se borner à une simple démonstration. C’est que le gouvernement savait bien que l’opinion supporterait mal, l’expédition de Tunisie à peine terminée, une nouvelle action ; et lorsqu’il se décida à demander à la Chambre des crédits, un refus catégorique (29 juillet) montra la justesse de ces prévisions. L’anticolonialisme latent de l’opinion, stimulé par la verve de Clemenceau (qui avait déjà dénoncé le caractère «affairiste» de l’affaire tunisienne) marquait ainsi une revanche. Après coup seulement, lorsque l’occupation anglaise de l’Égypte fut fait accompli (septembre 1882), lorsqu’elle parut devoir se prolonger, les regrets s’éveillèrent. Ils devaient contribuer, jusqu’en 1904, à empoisonner les rapports franco-anglais, déjà délicats sur plus d’un point.
3. L’action de la France en Indochine. Si le protectorat tunisien est la grande affaire du premier ministère Ferry, l’occupation de l’Annam et du Tonkin est la pièce maîtresse du second.
L’application du traité Philastre s’était en effet avérée difficile. D’une part l’empereur d’Annam s’était rapproché de la Chine, reconnaissant une suzeraineté qui était pratiquement tombée en désuétude. D’autre part, Jean Dupuis et consorts n’avaient pas renoncé à leur activité : au Tonkin charbonnier réel – une Société des mines de l’Indochine s’était constituée – ils ajoutaient un Tonkin aurifère fictif, imprimant des cartes où figuraient ces indications : «Régions inconnues, grosses pépites». Dès 1881, compte tenu de ces divers éléments, la station navale du Tonkin avait été renforcée ; en 1882 ; on y envoyait le commandant Henri Rivière, en lui recommandant toutefois «d’éviter les coups de fusil».
Mais ce soldat littérateur (qui comptait bien tirer de ses succès un fauteuil à l’Académie) agit avec vigueur «pour sauver l’industrie et la richesse» (dit une de ses lettres). Comme Garnier, il prit Hanoï (avril 1882), occupa le delta, et, comme lui, périt dans un combat (mai 1882). On avait le choix entre une transaction (proposée par l’agent diplomatique Bourrée sous forme d’un partage en deux zones d’influences, que séparerait le cours du Song-Koï) ou une intervention étendue. Ferry opta pour la seconde alternative. En Annam, l’action navale de Courbet, qui enleva les ports de Thuan, couvrant Hué, coïncida avec la crise politique qui suivit la mort de l’empereur Tu-Duc ; ce qui permit la conclusion d’un traité de protectorat (août 1883). Au Tonkin, les forces françaises furent aux prises avec des irréguliers, les Pavillons-Noirs, bientôt renforcés d’unités chinoises ; mais après la prise de Son-Tay, une transaction parut possible que sanctionna le traité de Tien-Tsin (11 mai 1884). Il ne put être appliqué ; une rencontre inopinée eut lieu à Bac-Lé (juin) : résultant de l’imprécision de la convention d’évacuation, elle fut présentée comme un «guet-apens» chinois, détermina le rebondissement et l’extension des opérations.
Courbet détruisit sans peine l’arsenal de Fou-Tchéou et la flotte chinoise du Sud, prit pied à Formose, occupa l’archipel des Pescadores. Négrier poussa vers la frontière de Chine, par de multiples et difficiles combats. Les pertes, accrues par les fièvres, exaspéraient l’opinion, mécontentaient les militaires (le ministre de la Guerre démissionna), irritaient les patriotes qui, de Déroulède à Clemenceau, reprochaient à Ferry d’oublier «la ligne bleue des Vosges» pour des mirages lointains. La situation du ministre était devenue fort difficile et la nouvelle d’un échec local, mué en «désastre», à Lang-Son, détermina sa chute (26-30 mars 1885). Mais la Chine, inquiète du blocus du riz récemment décidé, n’en conclut pas moins le second traité de Tien-Tsin, par lequel elle se désintéressait de l’Annam et du Tonkin.
Jules Ferry et la carte de l'Indochine française
4. Madagascar. Le traité de 1868 n’avait pas permis un sérieux développement des intérêts français dans la Grande Île ; l’héritage contesté du Français Jean Laborde (1878) avait introduit une difficulté supplémentaire. Des négociations menées avec la nouvelle souveraine, Ranavalo III, n’ayant pas abouti (1882), on eut recours à l’intervention. Mais purement navale et littorale, ne disposant d’ailleurs (les affaires d’Indochine étant alors l’objectif essentiel), que de très faibles moyens, elle ne pouvait être efficace. Les opérations trainèrent en 1883 et 1884 et l’échec de Farafate (septembre 1885) montra qu’on avait sous-estimé les difficultés. Le 17 décembre 1885, on s’entendit sur l’établissement d’un résident général, qui contrôlerait les relations extérieures du gouvernement hova, sur la cession de la baie de Diego-Suarez (où l’on voulait établir une base navale), sur le paiement à la France d’une indemnité. Ce protectorat partiel serait-il viable ?
5. La reprise d’expansion en Afrique noire. Dans ces immenses territoires, les motifs d’activité apparaissent comme disparates, et parfois même contradictoires. Certes, la recherche de nouvelles ressources – d’ailleurs mal élucidées, même décevantes – est à envisager. Mais aussi la curiosité géographique (très vive en ce qui concerne la terre inconnue que demeure l’Afrique), le goût de l’aventure et même (au moins dans le cas de Brazza) certaines préoccupations humanitaires. Variété qui, conjuguée avec le morcellement ethnique, politique, religieux, de ces pays confère à leur historique colonial un caractère trop souvent anecdotique (dans lequel on s’est complu) et décousu. Tandis que sur d’autres points du monde, le gouvernement accorde son aide à des entreprises nettement impérialistes il se montre ici beaucoup plus réticent précisément parce que les facteurs d’intérêts sont beaucoup moins apparents.
C’est à partir de 1876 qu’apparaissent les indices d’une reprise d’activité. Brière de l’Isle, gouverneur du Sénégal, par des moyens au début modestes reprenait la marche vers le Niger préconisée par Faidherbe : établissement d’une route Kayes-Bamako, création de postes, envoi vers le royaume d’Ahmadou de la mission Gallieni-Callière (1879-1880). Un traité fut conclu dont la mauvaise application entraîna, contre ce même Ahmadou, une action militaire qui permit d’atteindre les rives du Niger, qui entraîna la construction d’une voie ferrée, devant établir la liaison avec le Sénégal, qui amorça des relations avec la région de Tombouctou (1881-1883). Et ces progrès eux-mêmes entraînèrent le contact avec l’État de Samory, étendu et apparemment puissant, dont la capitale était Bissandougou. Vite battu, Samory parut céder, envoya son fils Karamoko à Paris (1886), conclut avec le capitaine Péroz un traité de délimitation et de bon voisinage (mars 1887). Par ailleurs, le Dr Bayol explorant le Fouta-Djalon, concluant avec les petits souverains locaux, des traités de protectorat, posait les bases de ce qui deviendra la Guinée française. Cependant que, dans le Sud, un résident français se fixait à Porto-Novo, et que des contacts, très normaux à l’origine, s’établissaient avec le royaume de Dahomey.
En Afrique équatoriale, et quelque désir que l’on ait d’éviter l’hagiographie coloniale, il faut ramener l’essentiel à Savorgnan de Brazza. Certes, avant lui, le Dr Marche et le marquis de Compiègne avaient commencé à explorer le pays. Mais cet Italien devenu officier de la marine française, détaché aux stations navales du Sénégal et du Gabon, mit dans ses desseins plus de continuité. De 1875 à 1878, un premier voyage opéré dans les conditions les plus précaires lui permit de reconnaître une partie du bassin de l’Ogôoué. En 1879, chargé de mission et mieux pourvu, il repartait, s’efforçant d’établir des contacts pacifiques avec les indigènes, de négocier avec eux ; ainsi concluait-il avec Makoko, roi des Batekès, un traité d’amitié et de protectorat (octobre 1880), tandis qu’il fondait les stations de Franceville et de N’tamo (plus tard Brazzaville). Enfin, une Mission de l’Ouest Africain, dirigée par lui, étendait de 1883 à 1885, les prises de possession. En 1886, la nomination de Brazza comme commissaire général du Congo et du Gabon montrait l’état de mûrissement de la question.
III – Les années creuses (1885-1890).
Années creuses, au sens très relatif de l’expression, car les événements coloniaux n’y manquent point. Mais par comparaison avec l’activité fiévreuse de la période ferryste et avec l’élan qui se manifesta à nouveau à partir de 1890, ils marquent peu et gardent un caractère local et fragmenté. Pour être nombreuses, les causes de ce temps d’arrêt n’en sont pas moins aisées à définir.
L’éviction brutale de Ferry entraînait d’elle-même, une mise en veilleuse de l’activité coloniale : réduction des crédits, prudence dans l’action en étaient des conséquences naturelles. Les élections de 1885 ouvraient, d’ailleurs, une crise intérieure grave, celle du boulangisme, qui ne devait se résorber qu’en 1889-1890. Il fallait bien aussi «digérer» les nouvelles acquisitions : il fallait faire fonctionner le protectorat tunisien et le demi-protectorat hova, pacifier et organiser le redoutable complexe qu’on dénommera (par anticipation) l’Union indochinoise. Ce qui, dans tous les cas, posait des problèmes fort délicats.
Non moins délicate était la généralisation de la politique coloniale, gagnant des États jusque-là peu intéressés, ou même rebelles (ne voit-on pas Bismarck s’y engager bon gré mal gré ?). Sur tous les points, et notamment dans cette Afrique noire si longtemps négligée, les tentatives se croisent, s’enchevêtrent, bientôt se heurtent. Si la connaissance géographique y trouve un enrichissement continu, la diplomatie en dégage de sérieux soucis : explorateurs et militaires, soucieux d’aboutir, y prodiguent les «annexions au lavis» que ne sanctionne aucune occupation effective. Les conflits se multiplient ; on s’en était bien aperçu à la tension des rapports entre Savorgnan de Brazza et Stanley (ce dernier opérant pour le compte de l’Association internationale africaine). Comme aucune des puissances en quête de territoires ou de marchés ne songeait encore à faire la guerre pour obtenir leur possession, il y avait nécessité de transiger.
conférence de Berlin, nov. 1884 - fév. 1885
Ce fut l’objet que se proposa la Conférence de Berlin (15 novembre 1884 – 26 février 1885), à laquelle participèrent quatorze États. Elle dégagea quelques règles générales : nécessité de notifier les annexions et prises de possession, de les sanctionner par une occupation effective, réalisée avec des forces suffisantes. Reconnaissant l’existence d’un État libre du Congo, elle y établit la liberté de navigation et du commerce, qu’elle étendit à d’autres fleuves, notamment le Niger (ce qui intéressait tout spécialement la France) ; elle s’engagea enfin (en termes assez vagues) à lutter contre l’esclavage et la traite. La Conférence ouvrait ainsi l’ère des délimitations : nombreux seront de 1885 à 1890, les conventions et traités (souvent d’application temporaire ou malaisée). Tandis qu’on s’efforce de les établir, la colonisation – au sens extensif du mot – marque un temps d’arrêt.
IV – La seconde poussée de l’impérialisme colonial français.
Au reste, cette pause n’excède pas quelques années. À partir de 1890, les symptômes de reprise se multiplient. Il va sans dire que les bases d’action restent les mêmes, mais les motifs s’en avouent avec plus de netteté. Ce qui était, chez Ferry, justification tardive, parfois dissimulée devient – et de plus en plus clairement – motif d’action en attendant de devenir doctrine. C’est que les progrès très marqués de l’économie française, la concurrence accentuée des pays neufs, la formation de puissantes unités spéculatives font maintenant des prévisions ferrystes, encore discutables en leur temps, d’évidentes nécessités. Les établissements déjà constitués multiplient, d’autre part, les possibilités et les tentations d’extension (puisque l’on a pu adjoindre, à l’Algérie, la Tunisie, pourquoi ne s’efforcerait-on pas d’y ajouter le Maroc ? Le fait d’être installé au Tonkin n’incite-t-il pas à s’intéresser au Yunnan et, plus généralement, à toute la Chine du Sud ?).
Il faut tenir compte aussi des milieux coloniaux eux-mêmes, qui ont pris de la compacité, de l’influence et ont maintenant la notion des intérêts qui leur sont propres : on sait la part que l’homme politique Étienne, bon serviteur des colons de l’Oranie prit à la préparation de l’action marocaine ; on sait la part que les planteurs de la Réunion (par leurs représentants au Parlement) prirent à la mainmise sur Madagascar ; et, sur un plan plus restreint, ce sont les colons de Nouvelle-Calédonie qui posèrent la question des Nouvelles-Hébrides. Il convient de faire leur place aux «dépassements» réalisés par des militaires avides d’action, soit que, brutalement, ils créent le fait accompli, soit que, comme le conseille Gallieni, ils opèrent «en cachette, en louvoyant».
Paris, École coloniale, créée en 1886
L’action coloniale est amplifiée et facilitée, parce que parvenue à un tel stade, elle se dote de moyens appropriés, qui lui avaient longtemps fait défaut. Ce n’est pas par une pure coïncidence chronologique que l’on voit apparaître, en une dizaine d’années une série de rouages indispensables. Déjà Gambetta avait créé, prématurément, en 1881, un sous-secrétariat d’État aux colonies, qui fut éphémère et disparut en 1882. En 1886, l’institution reparut, et son titulaire fut Étienne, déjà nommé. Elle se mua, en 1894, en un ministère, dont l’organisation fut mise au point en 1896. Ainsi est rompue la vieille inféodation à la Marine, décidément périmée. Le Conseil supérieur des Colonies (constitué dès 1883), la Commission permanente créée en 1896, sont d’utiles organes complémentaires, tandis que l’École Coloniale (1886), puis de la France d’Outre-mer, recrute et forme les cadres nécessaires. En 1900-1901, fut constituée une armée coloniale autonome. Par l’ensemble des moyens ainsi réunis, parce que la prise de conscience se dessine de plus en plus clairement, la colonisation tend à devenir un véritable système ; ce qu’exprime aussi, mais avec une nuance péjorative, l’emploi du terme «colonialisme».
Car les résistances subsistent. Celle, d’abord, toute passive, mais non négligeable, de ce que Keyserling nomma «l’esprit jardinier» de la France. Celle des intellectuels, heurtés dans leur esprit de justice, par des entreprises que réalise la force, en vue de l’exploitation. Pour eux, Anatole France voit dans la colonisation «la forme la plus moderne de la barbarie». Celle enfin des milieux politiques dits «de gauche». C’est la plus vivace, car elle trouve, pour s’exprimer des voix éloquentes ; celles de Jules Guesde et de Jean Jaurès, principalement, et parce qu’elle rencontre un écho dans le monde ouvrier qui, en cette fin du siècle, commence à s’organiser. Pourtant cette opposition demeure impuissante : le patriotisme de l’époque – volontiers cocardier – se laisse aisément hypnotiser par les «exploits» coloniaux, et la statue du sergent Bobillot, érigée au cœur du Paris populaire, est un quasi-symbole. Les expositions universelles, celle de 1889 et davantage celle de 1900, diffusent dans le public un exotisme de mauvais aloi, tandis que les jeunes écoliers s’extasient sur les taches – toujours plus étendues – que font, sur les cartes murales les colonies françaises. Il se crée, évidemment, dans une partie du public un état d’accoutumance ; il manque à l’anti-colonialisme, cantonné dans une opposition négative, de pouvoir mettre sur pied une critique constructive.
Ce qui, d’autre part, persiste, et même s’aggrave, ce sont les compétitions internationales : au fur et à mesure que l’on approche des temps du «monde fini» et que se restreignent les territoires vacants, le ton se fait plus âpre et les incidents plus fréquents. Dans la marche vers la Première Guerre mondiale, les épisodes coloniaux ont donc leur place, et qui n’est pas négligeable.
L’Afrique du Nord. Dans le triptyque nord-africain, les problèmes, en ce qui concerne la colonie algérienne et le protectorat tunisien sont surtout d’administration, d’organisation, de mise en valeur ; tandis que pour le Maroc les faits d’installation – diplomatiques et militaires – demeurent prépondérants.
1. L’Algérie. À partir de 1879 la vogue avait été, en Algérie au «système des rattachements», façon nouvelle de désigner l’assimilation. Cette tendance avait été définie par les décrets de 1881, qui subordonnant les affaires algériennes aux ministères métropolitains, diminuaient l’autorité du gouverneur, faisant de lui «l’inspecteur de la colonisation dans le palais d’un roi fainéant». Heurtant à la fois les traditions des musulmans et les intérêts des colons, ce système ne fut pas viable. Il fut âprement critiqué par Ferry et par Burdeau. On s’efforça alors de préciser le cas particulier de l’Algérie, près proche de la métropole dans l’espace, mais fort originale par ses populations. On renforça donc les pouvoirs du gouverneur général (particulièrement en 1898), on maintint la représentation au parlement français, ainsi que la division départementale ; mais l’organisation communale s’adapta à la population, avec des communes de plein exercice, des communes indigènes, des communes mixtes (et, à partir de 1902, des Territoires du Sud où le contrôle militaire demeure entier). Un début d’autonomie fut défini, par l’organisation de Délégations financières (où les indigènes étaient très faiblement représentés), précisé en 1900 : l’Algérie devenait maîtresse de ses ressources fiscales, responsable de ses dépenses (sauf les dépenses militaires), recevait le droit d’émettre des emprunts.
Cette émancipation partielle (sous la réserve qu’elle est faite pour les colons) coïncide avec une considérable poussée démographique. En ce qui concerne les indigènes, on passe de 2 125 000 habitants (1872) à 4 700 000 (1911). Pour les colons, afflux où se combinent les survivances de la colonisation officielle et la colonisation libre, beaucoup plus importante. Les chiffres s’élèvent, entre 1881 et 1991, de trois cent soixante-seize mille à sept cent cinquante-huit mille.
L’abondance des capitaux et celle des hommes expliquent un essor économique recourant aux formes capitalistes de financement, utilisant souvent un outillage moderne (il s’agit, bien entendu, des grandes entreprises), visant à la surproduction et à l’exportation (sans éviter les risques de mévente). Les résultats s’accusent dans le domaine des céréales, dans ceux du tabac, de l’alfa, et, favorisé par la crise du phylloxera qui dévasta le vignoble français, de la viticulture (en 1911, l’Algérie produit 7 millions d’hectolitres de vin, dont 6 sont exportés). Le fer et les phosphates fournissent des éléments complémentaires au commerce, qui, servi par un réseau ferré (nettement insuffisant), par des ports dont l’outillage – celui d’Alger surtout – avait été amélioré, totalisait, en 1912, 1 215 millions.
Almanach du Petit colon algérien, 1893
Résultats matériels brillants, qui ne sauraient dissimuler des éléments moins satisfaisants. Car l’accroissement numérique de la population indigène n’avait pas eu sa contre-partie dans l’amélioration du niveau de vie : il s’était développée une plèbe rurale et pastorale, dépourvue de droits politiques, exploités sans mesure par les colons. Parmi ces mêmes colons, la diversité des origines pouvait paraître inquiétante. Sans doute, la loi de 1889, organisant «la naturalisation automatique» avait accru le chiffre nominal des Français, mais nombre d’entre eux étaient de souche étrangère (italienne et plus encore espagnole). L’assimilation qui pouvait résulter d’une base scolaire commune (une université d’Alger la compléta en 1909), du service militaire suffirait-elle à faire de ces «néos» (c’était le terme consacré) de véritables Français ? La réponse ne devait être fournie qu’en 1914.
2. La Tunisie. Ici, un long passé de guerres n’intervenant pas, la grande question était l’application du protectorat. Le résident Paul Cambon l’aborda dans les deux sens : à l’intérieur, l’administration beylicale, réorganisée, fut coiffée d’éléments français de contrôle, avec tendance à la création de directions spéciales (de l’Agriculture, des Finances, de l’Enseignement, des Travaux Publics) ; à l’extérieur, en supprimant peu à peu les obligations que la Tunisie avait dû contracter avec l’Europe : la Commission internationale de la dette fut abolie (1884), les tribunaux consulaires supprimés, l’enseignement placé sous contrôle français et les étrangers perdirent leurs privilèges commerciaux (1897). Cette politique fut appliquée avec une telle souplesse que le terme de «tunisification» devint, quelque temps, une expression diplomatique consacrée.
La mise en valeur se manifesta par une sorte de fièvre minière – doublée de spéculations et de scandales – qui se porta surtout sur les phosphates. Le régime des grandes concessions sévit également dans le domaine agricole : son principal résultat fut la reconstitution, dans le Sahel, d’une gigantesque oliveraie. Tunis et Sfax étaient les exutoires d’un commerce (223 millions en 1910) dont 54% se faisait avec la France. Mais la définition officielle et optimiste de la Tunisie d’alors modèle des protectorats ne tient pas compte de toutes les données : en insistant sur les méfaits de l’affairisme, on doit noter la condition misérable du fellah tunisien (surtout dans le Sud) ; mais aussi le développement d’une élite indigène très influencée par le mouvement nationaliste égyptien et qui considérait comme insuffisante l’adjonction à la Conférence consultative, en 1910, d’une Chambre indigène. Enfin on pouvait comparer avec regret le nombre des colons français – quarante-six mille en 1910 – à celui des Italiens : quatre-vingt-huit mille, à la vérité laborieux et paisibles.
3. Le Maroc. Puissamment original c’est le seul territoire nord-africain qui n’ait jamais connu l’obédience turque), légitimement fier de son passé et de sa civilisation, l’Empire chérifien avait su pendant des siècles écarter les convoitises européennes, motivées moins par des ressources mal connues (souvent virtuelles seulement) que par une situation exceptionnelle au contact de l’Atlantique et de la Méditerranée. Les présides espagnols de la côte du Rif n’avaient pu mordre sérieusement sur le pays et l’établissement de la France en Algérie (passée la crise de 1844-1845) n’avait pas eu les conséquences qu’on pouvait en attendre. La vigilance anglaise (peu soucieuse de voir une grande puissance s’installer face à Gibraltar) et surtout l’énergique prudence de Moulay-Hassan (sultan de 1873 à 1894) y sont pour beaucoup. Le sultan avait su jouer des rivalités des puissances, n’accordant à leurs missions (celle d’Evan Smith pour l’Angleterre, d’Aubigny pour la France) que des concessions de détail, évitant surtout, par une surveillance attentive des tribus et des confins, tout incident qui eût pu dégénérer en intervention.
Ces éléments se modifient à la fin du siècle, par l’avènement du jeune (seize ans) Abd-el-Aziz, sultan en 1894 : souverain faible, dont le modernisme fantasque inquiète son peuple ; tant qu’administrent les conseillers de son père, le mal est limité ; il s’aggrave après la mort de Ba-Ahmed (1900) et l’anarchie fuse en agressions aux confins du Touat, mal délimités ; et d’autre part, il faut maintenant tenir compte d’une opinion algérienne (oranaise serait plus exact), très susceptible, volontiers envahissante, et qui songe à utiliser les incidents frontaliers ; tenir compte aussi des réactions spontanées des militaires qui, en 1900, ripostent à l’attaque de la mission géologique Flammand par l’occupation d’In-Salah, centre important du Touat.
De beaucoup moins que cela, Ferry avait tiré prétexte pour agir en Tunisie. Delcassé (parvenu aux Affaires étrangères en 1898) se montre plus nuancé : il sait qu’un Maroc anarchique provoquera tôt ou tard des interventions européennes ; mais il croit qu’un Maroc français déterminera des remous diplomatiques dangereux. Un moyen terme est de fournir au Maroc les moyens de se fortifier et de s’organiser (ce qui doit permettre à la France d’y développer «une situation à part» - comme Delcassé le dit lui-même – c’est-à-dire aboutir à un protectorat anonyme et feutré). Mais il faut faire partager ces vues au Maroc lui-même, et aussi aux puissances.
Avec le Maroc, la mission de Si Sliman aboutit aux accords de 1901-1902 qui visent à délimiter et à pacifier en commun les confins, et ébauchent des projets de collaboration pour l’équipement du pays. Révoil, gouverneur de l’Algérie, doit appliquer ce programme ; l’exécution en est difficile. En effet, tandis qu’Abd-el-Aziz lutte péniblement contre les insurrections, l’insécurité s’accroît, provoque des actions militaires locales, dans lesquelles le colonel Lyautey, récemment nommé commandant du territoire d’Aïn-Sefra, commence à jouer un rôle. Pourtant, on envoie des instructeurs pour l’organisation d’un corps de police, on conclut (juillet 1904) un accord pour l’émission d’un emprunt, gagé sur les douanes chérifiennes. Dans le secteur diplomatique on a réussi, par une promesse de liberté d’action en Tripolitaine à désintéresser l’Italie (convention du 10 juillet 1902) ; on a, par la convention du 8 avril 1904 – et moyennant la reconnaissance de son installation en Égypte – obtenu l’adhésion de l’Angleterre (convention qui servant de prélude à une nouvelle Entente cordiale, couvre et résout d’autres litiges coloniaux, et sera à ce titre évoquée à plusieurs reprises). L’Espagne elle-même, par la promesse d’une sphère d’influence, suit le courant (convention du 3 octobre 1904).
Ces approches sont bouleversées par l’intrusion allemande (moins motivée, sans doute par le désir d’une installation au Maroc que par la volonté d’isoler la France et de contrarier sa reprise d’activité diplomatique). Le discours de Tanger (31 mars 1905) où Guillaume II se déclare favorable à un «Maroc librement ouvert à la rivalité pacifique de toutes les nations», l’action du chancelier Bulow, déterminent après une crise où s’opposent le président du Conseil Rouvier et Delcassé, la démission de ce dernier (12 juin 1905) et font prévaloir l’idée d’une conférence internationale où sera réglé le problème marocain. À Algésiras – où sont représentés treize puissances, dont les États-Unis – la conférence siège du 15 janvier au 7 avril 1906 : elle proclame certes l’intégrité du Maroc et la souveraineté du sultan, mais elle reconnaît les droits particuliers de la France et de l’Espagne et à ce titre leur confie le soin d’équiper les huit ports désormais ouverts au commerce, de constituer une banque chérifienne (dont le centre sera à Paris), de créer une police marocaine. Formule qui déçoit l’Allemagne (la France ayant été fermement soutenue pas ses alliés) et qui ménage, l’anarchie marocaine aidant, de larges possibilités.
Elles se développent vite, sont rapidement saisies et utilisées et la carence espagnole favorise l’action directe de la France. Tandis que l’assassinat du Dr Mauchamp amène Lyautey à occuper Oujda (mars 1907), une agression contre les ouvriers européens travaillant à Casablanca – huit d’entre eux sont tués – provoque la mainmise sur la ville (juillet 1907) étendue, au début de 1908, à toute la plaine de Chaouïa. La chute d’Abd-el-Aziz que remplace son frère Moulay Hafid (fin 1908 – début 1909) ne paraît pas compromettre les résultats obtenus. L’Allemagne, parfois nerveuse (comme le montre l’affaire des déserteurs de Casablanca en septembre 1908) envisage pourtant une coopération économique et une Union des mines se forme au début de 1909.
Pourtant, quand il s’agit de passer de l’occupation partielle à l’occupation étendue, une nouvelle péripétie se produit. Le prétexte en est la rébellion de Fès, qui met le sultan dans l’obligation de requérir l’aide française. Celle-ci est assurée par la colonne Moinier qui occupe assez aisément la ville en mai 1911. Mais l’Espagne s’inquiète de cette action militaire (elle s’installe à El-Ksar et à Larache), et l’Allemagne s’en irrite : elle y voit une infraction à l’acte d’Algésiras, considère que de ce fait la question marocaine se pose sur des bases nouvelles, le manifeste par un geste symbolique en envoyant devant Agadir le Panther (1er juillet). Comme en 1905, le «coup d’Agadir» provoque une crise interne dans le gouvernement français, où s’opposent l’intransigeant de Selves et le souple Caillaux favorable à une transaction. Après une période de tension, des négociations peuvent s’amorcer en septembre qui aboutissent à la convention du 4 novembre 1911 : moyennant la cession d’un territoire de 275 000 km2 prélevé sur l’Afrique équatoriale française, et qui permet au Cameroun d’atteindre l’Oubangui et le Congo, l’Allemagne se déclare résolue à «ne pas entraver l’action de la France» au Maroc (c’est-à-dire l’établissement éventuel de son protectorat), sous réserve du maintien de «l’égalité économique entre les nations». En dépit du mécontentement d’une partie de l’opinion française, qui y voit une reculade, l’accord du 4 novembre permet, d’une part, de mettre au point la détermination des zones d’influence reconnues à l’Espagne (Rif et territoire d’Ifni) par la convention du 27 novembre 1913 ; d’autre part, d’établir le protectorat sur l’Empire chérifien, par le traité de Fès (30 mars 1912). Son application s’avère d’ailleurs difficile, comme le montre, dès avril, la mutinerie de Fès ; une unité de direction s’impose ; à cet effet, Lyautey est nommé résident général avec des pouvoirs très étendus.
Lyautey à Ankazobé (Madagascar), 1897-1898 : il a 43/44 ans
Soldat, chrétien fervent et grand seigneur, «homme de cheval et de poudre», Lyautey a formé son expérience coloniale au Tonkin, puis à Madagascar, dans les deux cas sous la direction de Gallieni. Respectueux et volontiers admirateur de la civilisation marocaine, préoccupé de l’aspect social des choses, humain et professant «l’horreur des actions d’éclat» (mais non de l’action théâtrale) il entame – disposant de bonnes troupes et d’un état-major remarquable (où figurent, entre autres, Gouraud et Mangin) – une pacification méthodique, visant le «Maroc utile». L’ordre rétabli dans la capitale, il impose au sultan, trop rétif, son abdication et le remplace par son frère, le docile Moulay-Youssef (13 août 1912). Tandis que dans le Sud, Mangin élimine (momentanément) le prétendant El-Hiba, occupe Marrakech (septembre) et que s’ébauche une politique de collaboration avec les grands Caïds, la région de Meknès est pacifiée (janvier-mai 1913). Des opérations s’amorcent ensuite dans le Tadla et contre les Zaïan dont la soumission ne fut qu’apparente. En 1914, un résultat essentiel est obtenu : la prise de Taza (mai) réalise la jonction des deux Maroc, l’oriental et l’occidental, «ouvre la grande voie de communication du Maghreb». Nonobstant l’action militaire, la mise en train économique est commencée par l’amorce d’un réseau routier et ferré, par un premier aménagement du port de Casablanca. En 1914, le Maroc «utile» représente 167 000 km2 (les troupes françaises occupaient en 1908, 12 000 km2). Mais la guerre mondiale y remet tout en question.
L’Afrique noire. Encore qu’il faille ici classiquement distinguer l’Afrique occidentale et l’Afrique équatoriale (elles viendront se mêler dans la région du Tchad), les caractères de l’expansion offrent des traits de ressemblance. La possession de ces territoires ne présente, pour la métropole, aucun impératif urgent : ni leur proximité, ni l’abondance, ni l’éclat de leurs ressources ni leur situation stratégique ne justifient un effort poussé. Aussi la conquête est-elle menée avec des moyens limités (le Dahomey fut conquis avec trois mille hommes – et c’est un cas limite), souvent locaux. La démarche demeure parfois incertaine ; si quelques mots d’ordre s’imposent : atteindre Tombouctou, gagner le Tchad, plus tard réaliser la jonction de territoires dispersés, l’exécution se heurte à l’étendue, au climat, aux obstacles naturels, à l’absence, le plus souvent, de centres nerveux qui permettraient d’obtenir des résultats rapides. C’est pourquoi, dans bien des cas, la mission est préférée à l’expédition militaire, soit qu’elle obtienne, par elle-même, les solutions escomptées, soit qu’elle prépare une intervention plus décisive. L’opinion est peu attentive, mal informée ; le gouvernement freine souvent, aide peu, coordonne mal ; aussi les fausses manœuvres, les maladresses, les tragédies locales ne manquent-elles pas. Quant aux problèmes humains, à la mise en valeur, ils ne sont pour cette période qu’amorcés.
1. L’Afrique occidentale. Contrairement aux vues admises, l’action sur le Soudan ne peut se développer sur des bases pacifiques : il faut, à partir de 1888, agir à nouveau contre Ahmadou, vite éliminé ; surtout contre Samory qui, mobile et coriace, tient jusqu’à sa capture (1898). Dès 1892, le Soudan a été érigé en territoire militaire ; il devient une colonie en 1893. On a pu aussi border le moyen Niger, atteindre Tombouctou (1893), s’y maintenir malgré la destruction de la colonne Bonnier. Mais la descente du fleuve (que reconnaît particulièrement la mission Mizon) suscite un conflit avec les Compagnies anglaises : la convention du 5 août 1900, mal appliquée, est révisée par celle du 14 juin 1898 : la France doit renoncer au bas-fleuve, où se développe le Nigéria britannique.
Le littoral fait l’objet de toute une série d’explorations : en Guinée, constituée en colonie en 1899, en Côte d’Ivoire, que reconnaît Binger par une magistrale exploration (1887-1889), mais où l’établissement définitif fut lent, contrarié par des litiges frontaliers avec le Libéria ; au Dahomey, où le colonel Dodds détruit l’état militaire de Behanzin «le Roi-Requin», 1892-1894). Dès 1895, ces territoires épars ont été placé sous l’autorité d’un gouverneur général civil ; en 1899, ils ont reçu la désignation collective d’Afrique occidentale française (A.O.F.) avec Dakar comme capitale : ils comportent cinq colonies, un territoire militaire (le Niger), et un peu plus tard, par empiètements sur le Sud-Saharien, un territoire civil de Mauritanie. Presque 4 millions de kilomètres carrés, au total ; mais seulement 11 millions d’habitants et une vie économique peu développée.
carte de l'Afrique occidentale française
2. L’Afrique équatoriale. Après la conférence de Berlin, s’ouvrent, pour les territoires reconnus par Brazza, une phase laborieuse de délimitation : avec l’État indépendant du Congo (en 1885, 1887, 1894), l’Angleterre, l’Allemagne, le Portugal, l’Espagne. Mais on tente aussi de les étendre, dans deux directions :
1° Vers l’est, en direction du Haut-Nil, avec l’arrière-pensée de reposer ainsi la question d’Égypte. C’est l’objet (en dépit de l’avertissement britannique qui y voit un «acte inamical») de la mission Marchand, numériquement très faible, tardivement mise en route. Partie de Loango en 1896, longtemps retenue à Brazzaville, elle n’atteint le Nil, à Fachoda, qu’en 1898. C’est pour y rencontrer la colonne anglaise que commande Kitchener. Le conflit local esquivé par la sagesse de deux chefs, le risque de guerre heureusement évité, la convention du 21 mars 1899 écarte la France du Nil et lui offre en compensation les territoires du Tchad.
2° De ce côté d’ailleurs, l’expansion a déjà commencé, entamée par la mission Crampel (massacrée à El-Kouti (1891), reprise par les missions Monteil, Dybowski, Maistre sans résultats décisifs. C’est qu’aux populations congolaises, primitives et éparses, se substituent des États musulmans et militaires, d’autant plus difficiles à réduire que l’on s’éloigne des bases de départ. Parmi eux, surtout, celui de Rabah, qui détruit les missions Bretonnet et Béhagle (1899). L’administrateur Gentil, continuateur de Brazza qui a atteint le Tchad par la descente du fleuve Chari, le contient ; mais un effort plus considérable s’impose. Il se réalise, sous une forme à la fois symbolique et pratique, par une triple action qui doit concrétiser la jonction des territoires français d’Afrique : de l’Algérie du Sud, où le géologue Foureau a repris dès 1890, une action prudente et systématique, part une mission commandée par Lamy ; elle mène à bien la traversée du Sahara. Du Soudan est envoyée la mission Klobb, qui manque dégénérer en tragédie par la révolte de deux officiers (Voulet et Chanoine) ; réorganisée par les soins de Joalland et de Meynier, elle atteint pourtant son but. Gentil parti du Congo, fait sa jonction avec les deux groupes. Rabah, assailli par ces forces conjuguées, est battu et tué à Kousseri, sur l’emplacement actuel de Fort-Lamy (1900). Son Empire s’effondre après lui ; mais la conquête du Borkou, et davantage celle du Ouadaï (1909-1910) sont difficiles. En 1913-1914, on aborde le Tibesti et le Darfour.
Les territoires ainsi acquis s’organisent difficilement, oscillent entre la centralisation ou l’autonomie de chaque colonie. En 1910, et après maintes retouches, on aboutit à une Afrique équatoriale française (A.E.F.) dont le gouverneur réside à Brazzaville et qui comprend deux colonies (Gabon et Moyen Congo) et deux territoires (Oubangui-Chari et Tchad). Mais, à peine constituée, l’accord franco-allemand de novembre 1911 la scinde en deux tronçons. La même incertitude se révèle dans l’exploitation, confiée à des compagnies privilégiées, génératrices d’abus et de scandales (l’affaire de la N’goko Sangha a un grand retentissement). Malgré les efforts du gouverneur Merlin, l’A.E.F., sans chemin de fer, sans outillage, presque dépourvue de routes, demeure «la Cendrillon des colonies françaises».
Afrique équatoriale française
Madagascar. Si le résident français, Le Myre de Vilers, a été bien accueilli dans la Grande Île, si l’indemnité de guerre a été payée (1887), si la base navale de Diego-Suarez commence à s’organiser, le fonctionnement du semi-protectorat défini par le traité de 1885 est laborieux. Le gouvernement hova, pratiquant sa traditionnelle politique de bascule, tente de s’appuyer sur l’Angleterre ; recours qui devient impossible après le traité du 5 août 1890 par lequel la France renonce à ses droits sur la région de Zanzibar, mais acquiert les mains libres à Madagascar. L’influence des Réunionnais, la poussée capitaliste (on espère trouver de l’or), le zèle des catholiques qui songent à éliminer les missions protestantes se conjuguent pour imposer une intervention. Déplorablement préparée par les services du ministère de la Guerre, elle ne rencontre du fait de l’armée hova dont l’organisation est toute superficielle, aucune résistance sérieuse ; mais le «général Marais et le général Fièvre» l’éprouvent durement. Sur quinze mille hommes, le feu ennemi n’en tue que cinquante-sept, les maladies en emportent cinq mille. Le 30 septembre 1895, une colonne légère enlève enfin Tananarive et le général Duchesne impose à la reine Ranavalo, dès le lendemain, un traité de protectorat.
Il fonctionne mal, de par les «finasseries» de la reine et de ses ministres, de par la poussée violente d’une chouannerie où se mêlent le brigandage endémique (le fahavalisme) et le sentiment national, de par l’incompétence du résident général Laroche. On abandonne alors l’idée du protectorat : Madagascar devient colonie française (8 août 1896) et Gallieni en est nommé, avec pleins pouvoirs, gouverneur (6 septembre). Il pratique la manière forte, s’en prenant aux milieux gouvernementaux (deux ministres sont fusillés), faisant arrêter et déporter la reine (1897), qui mourut à Alger. La répression est dure : l’historien Gauthier estime qu’elle a fait périr cent mille indigènes.
La pacification, méthodique, basée sur l’organisation en cercles et le système de la tache d’huile qui se poursuit jusqu’en 1903 (Lyautey dans le Sud y jour un rôle actif et s’en inspira dans son action marocaine). Du reste Gallieni (et l’on préfère cet aspect de son action) s’efforce de moderniser la vie économique, donne beaucoup de soins à l’organisation de l’enseignement (que l’âpreté des luttes religieuses l’amène à développer sur des bases laïques). En 1908, c’est un gouverneur civil, Augagneur qui le remplace. D’ailleurs, le faible peuplement de l’île (2 055 000 habitants en 1911), le petit nombre de colons (onze mille Français) limitent le développement des ressources qu’une meilleure connaissance du pays a révélées. L’occupation de l’archipel des Comores (1892), des îles Glorieuses, celle – plus lointaine et plus platonique – de l’île Saint-Paul et de l’île d’Amsterdam donnent à Madagascar des «satellites» que par un déclin commercial continu, la Réunion paraît devoir inévitablement rejoindre.
L’Indochine. La possession par la France du «bâton et de ses deux sacs de riz» (l’Annam et ses deux annexes deltaïques – Tonkin et Cochinchine) était loin de résoudre toutes les difficultés et pendant quelques années la situation de ces territoires fut quasi anarchique. Tandis qu’en Annam, la maladroite activité du général de Courcy décidé à «procéder par intimidation» provoquait une insurrection à Hué (juillet 1885) bientôt suivie dans l’intérieur du pays d’un soulèvement en faveur du prétendant Nam-Nghi, la piraterie sévissait dans le Haut-Tonkin, où les Pavilllons-Noirs se renforçaient de déserteurs chinois et d paysans ruinés. Et le protectorat cambodgien, peu défini dans ses données, fonctionnait mal. La tâche des premiers gouverneurs – Paul Bert plein de bonnes intentions, mais prématurément enlevé (janvier-novembre 1886), Bihourd, Constans (1887-1888), Richard (1888-1889), Piquet (1889-1891), - d’ailleurs dotés de pouvoirs imprécis et se succédant trop rapidement, fut donc extrêmement difficile. La proclamation de l’Union indochinoise (octobre 1887) ne fut qu’une mesure symbolique.
La situation devait se clarifier quelque peu avec Lanessan (1891-1894) dont les attributions furent étendues et précises (décret d’avril 1891). Et durant ce temps , les problèmes essentiels, ceux de la pacification étaient réglés sur des données empiriques – d’ailleurs remarquables dans plus d’un cas. En Annam, la capture de Nam-Nghi (1888), le remplacement de l’empereur Dong-Khan par le jeune – et donc docile – Than-Thaï détendit les choses. L’activité du régent Nguyen-Than permit de nombreux ralliements ; en 1889, la situation évoluait vers la normale (encore que quelques foyers d’insurrection se soient maintenus jusqu’en 1897). En Cambodge, le resserrement du protectorat, les pouvoirs accrus du résident français qui contrôla et réorganisa l’administration servirent de griefs au prétendant Si-Wotha, pourtant éliminé en 1887.
Au Tonkin, il fallut toute l’activité intelligente de Gallieni pour venir à bout d’une situation délicate. Il doubla des méthodes militaires adaptées au pays – multiplication des postes et des pistes – par une politique compréhensive à l’égard de la paysannerie tonkinoise, misérable et exaspérée. De bonnes relations avec la Chine, qui, à partir de 1895, ferma sérieusement sa frontière, une politique de corruption à l’égard des chefs qui monnayèrent leur soumission (l’un des plus opiniâtres, le Dé-Tham, posa les armes en 1897), ramenèrent progressivement le pays au calme. En marge de ces secteurs diversement agités, l’administrateur et explorateur Pavie, qu’on pourrait nommer le Brazza de l’Indochine, abordait le plateau du Laos. De 1886 à 1891, il le parcourait en tous sens, réalisant par sa bonté et sa générosité natives, ce qu’il a lui-même nommé «la conquête des cœurs». Pénétration fructueuse, mais qui provoqua des frictions, puis un conflit ouvert avec le Siam qui avait multiplié ses empiètements et qui se croyait soutenu par la diplomatie britannique. Un semblant de démonstration navale sur Bangkok (juillet 1893), l’activité diplomatique de Pavie permirent de régler, au moins provisoirement, les choses. Le traité d’octobre 1893 rattacha à l’Union indochinoise la plupart des territoires contestés.
Auguste Pavie (3e à partir de la gauche)
Après l’éphémère passage du gouverneur Rousseau, le proconsulat de Paul Doumer (1896-1901) put bénéficier de ces facteurs favorables. Une décentralisation administrative faisant appel à certaines collaborations indigènes et surtout une politique de grands travaux en furent les traits dominants : organisation systématique de l’irrigation (surtout en Cochinchine), aménagement des ports (Saïgon notamment), amorce d’un transindochinois qui fut bien long à achever, pénétration vers le Sud chinois par le chemin de fer du Yunnan. Une tranquillité presque complète (qui permit de diriger vers la Chine, lors de la crise de 1909, une bonne partie des troupes d’occupation), les chiffres du commerce extérieur en net progrès (204 millions en 1897, 362 millions en 1901) incitaient à l’optimisme.
Pourtant, sous le gouverneur Beau (1902-1908) apparaissent les premiers signes d’un malaise indochinois qui va croissant jusqu’en 1914. La lourdeur des impôts – motivée par le nombre excessif des fonctionnaires, souvent mal recrutés, par certaines dépenses inutiles ou mal contrôlées – est sans doute à la base. Mais il faudrait y ajouter l’établissement d’un monopole des alcools qui bouleversait les habitudes locales, une série de mauvaises récoltes qui mettait les paysans sous la coupe exclusive des usuriers chinois (qui exigeaient jusqu’à 60% d’intérêts). Il faudrait tenir compte de l’action des intellectuels qui dénonçaient tous ces maux, et dont une maladroite répression (Phan-Chu-Trinh fut envoyé au bagne pour un simple délit de presse) eut tôt fait de faire des adversaires. Peut-être aussi faudrait-il faire sa part à l’exaltation produite, dans tout le monde jaune, par la victoire du Japon sur la Russie (1904)1905). Les réformes de Klobukowsky (1908-1911), qui s’efforça d’améliorer le recrutement des fonctionnaires et reprit, à l’aide d’un emprunt, les travaux d’irrigation, furent insuffisantes.
Aussi, Sarraut qui se proclamait (non sans quelque jactance) «indigénophile» voulut-il aller plus loin. La création, en février 1913, de divers organismes (chambres consultatives au Tonkin et en Cambodge, Conseil national élargi en Cochinchine, Conseils de commissariat au Laos, projet d’Assemblée provinciale en Annam) visait à assurer une place – encore restreinte et réservée aux seuls notables – aux éléments indigènes. Mais, tandis que les colons s’élevaient avec indignation contre ces concessions, les nationalistes, animés par le prince Cuong-Dé, un descendant exilé de Gia-Long, visaient à «chasser les Français d’Indochine», et pratiquaient le terrorisme, durement réprimé d’ailleurs. Visiblement, en dépit des progrès démographiques (l’Indochine française avant en 1911 : 16 990 000 habitants) et des indices commerciaux en progrès (plus de 500 millions), le fossé restait creusé entre les habitants et les occupants français.
Les petites colonies. On est ici dans le domaine du disparate où – dispersion géographique et manque de vues d’ensemble conjuguées – coexistent les réussites, les piétinements sans histoire, et même les avortements.
Le tableau est peu brillant dans les terres françaises d’Amérique : Saint-Pierre-et-Miquelon, vivant exclusivement de la pêche, subirent lourdement les conséquences des clauses de la convention d’avril 1904 qui étaient un abandon partiel de nos privilèges sur les bancs de Terre-Neuve : la diminution brutale de la population (6 350 habitants en 1906, 4 200 en 1911) et du commerce (de 30 millions à 12,5 millions) le confirment. Les Antilles françaises (accrues en 1878, de Saint-Barthélémy achetée à la Suède) vivaient grâce au rhum. Mais elles n’arrivaient pas à adapter leurs ressources aux besoins d’une population toujours croissante et dont le niveau de vie restait nécessairement bas. Quant à la Guyane, le bagne et l’or la rongeaient comme deux maladies ; le bagne en écartant tout colonisation vraiment stable, l’or en dispersant sans profit les énergies ; malgré les explorations de Coudreau, il avait fallu renoncer, après des incidents assez vifs (1895) et le recours à l’arbitrage de la Suisse (1900) au contesté de Mapa qui fut attribué au Brésil. L’opinion (non sans excès) accusait la France d’entretenir «une tache de barbarie sur le continent américain».
En dépit de la substitution de Djibouti, mieux placée, à Obock, par les soins du gouverneur Lagarde (1888), la côte française des Somalis avait, elle aussi, longtemps stagné. Le développement des relations avec l’Éthiopie unifiée par Menelik allait lui valoir une fortune singulière : Djibouti devait en effet, par la réalisation d’un chemin de fer la raccordant à Addis-Abdeba (commencé en 1898, achevé en 1914) devenir le débouché d’un vaste territoire et assumer un commerce annuel de 80 millions, tout à fait disproportionné aux ressources de la colonie.
Une mutation favorable s’était également manifesté en Nouvelle-Calédonie : s’il avait paru impossible d’arrêter le déclin des éléments indigènes, les Kanaks (leur nombre était tombé en quarante ans de cinquante mille à vingt-sept mille), la suspension de la déportation, à partir de 1897, avait permis un appel à la colonisation libre ; et les prospectus de Jules Garnier, révélant la richesse de l’île en cobalt, en chrome, surtout en nickel avaient permis, après quelques tâtonnements, le développement d’une activité constructive.
On n’en pouvait malheureusement dire autant des Établissements français de l’Océanie, unifiés administrativement en 1899, après avoir été renforcés des îles sous le Vent, des îles Toubouaï et Wallis (1881-1887). Leur beauté – même magnifiée par Gauguin qui y mourut en 1902 – leurs ressources (la nacre, principalement) n’arrivaient pas à conjurer leur extrême dispersion, la faiblesse de leur population (31 000 habitants), leur manque de relations régulières avec la métropole. Enfin, dans le même secteur, l’archipel des Nouvelles-Hébrides, âprement disputé entre colons australiens et néo-calédoniens, fut placé par la convention d’octobre 1887 sous un régime de condominium franco-anglais qui, révisé et complété en octobre 1906, aboutissait pratiquement comme on l’a dit à «une paralysie mutuelle, une inaction à deux».
Les colonies française en 1914. À la veille de la Première Guerre mondiale, les territoires français d’outre-mer représentaient 10 416 000 km2, avec une population de 47 986 000 habitants. Chiffres impressionnants, si on les compare au misérable reliquat dont avait hérité, en 1814-1815, la Restauration. Mais si l’on refuse de céder aux prestiges de l’étendue et du nombre, la critique motive ici quelques remarques.
On pouvait, d’abord, regretter l’excessive dispersion de ce domaine et l’annexionnisme facile qui y avait fait entrer des terres médiocres ou stériles. On pouvait aussi remarquer que ce luxe territorial cadrait assez mal avec la situation démographique réelle de la métropole. Le Français, généralement casanier, émigrait peu : il n’y avait qu’un million trois cent mille Français d’outre-mer, et pour une très large part concentrés en Afrique du Nord. Partout ailleurs, leur petit nombre, leur caractère instable (car il faut tenir compte des fonctionnaires et des soldats) les rendaient impropres à une action profonde et durable, comparable à celle qu’avaient pu exercer les colons britanniques.
Ce qui, combiné avec la parcimonie budgétaire, n’avait permis d’attribuer aux colonies qu’un outillage sommaire, un équipement réduit, un tonnage maritime insuffisant. Certaines réalisations, parfois brillantes, gardaient le caractère d’échantillons.
Pourtant, le défaut le plus grave n’était pas dans ces diverses constatations. Il venait surtout de ce que le problème colonial était mal posé devant l’opinion publique française. Mal informée par des gouvernements qui voyaient (sauf exceptions) dans les entreprises coloniales des éléments accessoires de la politique générale, elle considérait les territoires acquis comme des pays curieux, pittoresques, étranges, où vivaient des populations bigarrées et primitives qu’un droit supérieur (mais nullement défini) avait placé sous la domination française : l’emploi d’un possessif ingénu et arbitraire («nos» colonies, «nos» troupes coloniales, «nos» produits coloniaux, etc.), traduisait bien cet état d’esprit.
Très peu (trop peu) de Français réfléchissaient au fait que nombre de ces territoires coloniaux étaient, ou avaient été, des entités historiques ; que certains d’entre eux, et non des moindres disposaient, bien avant que la curiosité et la cupidité en eussent fait des champs d’expansion, de civilisations brillantes et complexes, auxquelles les habitants demeuraient attachés. Et que, d’ailleurs, un des résultats essentiels et inévitables de la colonisation avait été d’activer dans ces territoires l’évolution économique et de favoriser (à vrai dire pour des groupes encore peu nombreux), l’évolution intellectuelle ; que la notion de «sujets» était largement dépassée, qu’il fallait songer aux droits des populations d’outre-mer. Par une contradiction dont l’explication profonde est dans le caractère impérialiste de la colonisation, une France qui se voulait démocratique, qui se vantait d’être le pays des Droits de l’homme, maintenait, dans une servitude à peine déguisée, des millions d’êtres humains.
les colonies françaises en 1914
Chapitre V : De l’Empire français à l’Union française
I - La Première Guerre mondiale : incidences et conséquences coloniales.
Née en Europe (encore que ses causes dépassent le cadre du continent), la guerre se déroula surtout en Europe. Elle ne toucha directement les territoires d’outre-mer que de façon très partielle. Si l’on écarte les bombardements épistolaires de Bône (août 1914), de Papeete (septembre 1914), l’essentiel se ramène à l’occupation du Togo allemand, aisément réalisée du 6 au 26 août 1914, et à la conquête du Cameroun (nécessairement plus longue de par la plus grande étendue du territoire) ; elle fut achevée le 19 février 1916.
Toutefois, la durée même de la guerre et son acharnement croissant obligeant la métropole à concentrer ses efforts en Europe, pouvaient et devaient provoquer ici et là, des agitations et même des soulèvements.
Au Maroc, Lyautey envoyait vers la France ses meilleures troupes, mais s’efforçait de garder le terrain conquis. Il «vidait la langouste et gardait la carapace». Il eut néanmoins à combattre : au nord, Raïsouli et Abd-el-Malek ; au sud, El Hiba. En dépit de quelques échecs (El-Herri), rien de grave n’en résultat ; une certaine activité économique put même être maintenu, comme l’attestèrent les foires commerciales de Casablanca (1915) et de Fès (1916).
Dans les territoires sahariens, l’action de la confrérie musulmane des Senoussistes, d’abord orientée contre les Italiens de Libye, gagna la zone française. Le Sud tunisien en fut même effleuré ; mais après la délivrance du poste d’Agadès (mars 1917), tout s’apaisa. L’agitation avait provoqué l’assassinat, dans sa retraite de Tamanrasset du P. Charles de Foucault qui y poursuivait, depuis des années, un admirable et inutile apostolat (1er décembre 1916).
Des troubles locaux, motivés par les exigences du recrutement en Afrique occidentale et à Madagascar, les intrigues de l’empereur d’Annam Dong-Tan, qui fut remplacé par Ban-Dao en mai 1916, complètent ce bilan, au demeurant peu changé.
Ces mêmes colonies étaient, par ailleurs, entraînées à une participation active dans la guerre. Participation militaire : en 1918, deux cent dix-huit bataillons coloniaux (venus particulièrement de l’Afrique du Nord et de l’Afrique du Sud) étaient présents sur les divers fronts et avaient fourni un lourd tribut de pertes. Participation économique, par l’orientation d la production vers les besoins d la France en guerre, par l’envoi d nombreux travailleurs. Un tel effort semblait devoir entraîner de la part des bénéficiaires – c’est-à-dire des Français – une formelle obligation de reconnaissance.
Dans les traités de paix, il y a place pour des préoccupations coloniales.
L’Allemagne et ses alliés perdent, au Maroc, leurs privilèges commerciaux et juridiques, renoncent à toute influence au Libéria et au Siam. Mais surtout, l’Allemagne abandonne «en faveur des principales puissances alliées et associées tous ses droits et titres sur ses possessions d’outre-mer». Le partage de ces dépouilles s’adapta à la formule nouvelle du mandat, qui confiait la gestion des territoires, compte tenu du degré d’évolution des populations à une puissance déterminée, dont la gestion, assouplie en fonction des progrès réalisés devait (théoriquement) aboutit à l’indépendance. La Société des Nations «héritière des empires défunts» attribua à la France le mandat sur la partie orientale du Togo, la majeure partie du Cameroun (dont 400 000 km2 sur 490 000) et (enlevés à la Turquie) sur la Syrie et le Liban (accord du 10 juillet 1919). D’autre part, les promesses faires à l’Italie, en 1915, pour l’entraîner dans la guerre, de «compensations équitables» amenèrent le transfert à la Libye de 150 000 km2 de territoires sahariens (accord du 12 septembre 1919).
Les mutations territoriales indiquées sont pourtant de minime importance au regard des conséquences psychologiques (et vite concrètes) entraînées dans le domaine colonial français par la guerre.
Mêlés étroitement aux querelles sanglantes de l’Europe, invités à combattre pour défendre «des biens dont ils n’avaient pas leur part», ayant pris ainsi un contact direct avec une civilisation qu’ils ne connaissaient jusque-là que par ouï-dire ou très partiellement, les peuples coloniaux se sentaient créanciers de la métropole. Leurs éléments les plus conscients étaient influencés par le «droit des peuples à disposer d’eux-mêmes» dont les traités de paix offraient plusieurs exemples d’application. Et sans doute n’y avait-il là qu’une échéance inévitable, tendant à normaliser des rapports qui n’avaient été longtemps régentés que par la force. Mais la guerre avait singulièrement hâté la venue de cette péripétie.
En France, on n’en saisissait pas très bien le sens. Certes, la reconnaissance due n’était pas niée : mais elle se satisfaisait trop aisément d’effusions sentimentales qui ne résolvaient rien ou se contentait de concessions de détail, appliquées sans largeur d’esprit. Encore imprégnée de colonialisme autoritaire, séduite par le terme grandiose et indéfini d’Empire, attirée par des formules qui résistaient mal à l’examen («la France est une nation de 100 millions d’habitants»), notre pays allait manquer, au cours des années d’après-guerre, l’occasion de réaliser, dans des conditions plus favorables que celles qui suivirent, l’Union française ; et c’était pourtant le temps où avec des bases et des formules diversement adoptées, la Grande-Bretagne et l’Union Soviétique abordaient le problème colonial.
l'empire colonial français en 1937
II – L’Empire français de 1919 à 1939.
1 – L’Afrique du Nord : le Maroc. La fin de la guerre impliquait ici la reprise de la pénétration (que Lyautey poussa en effet, dès 1920, dans le pays Zaïan), la poursuite de la mise en valeur. Objectifs dont la réalisation fut retardée par la lutte contre Abd-el-Krim.
Rifain de haute naissance, imprégné de civilisation européenne, il était entré en lutte contre les Espagnols, leur avait infligé un désastre à Anual (juillet 1921), avait commencé à organiser une République des tribus confédérées du Rif. Mais, au début de 1925 – en partie débordée par ses partisans – son activité se porta dans la zone française ; il y remporta de sérieux succès, menaçant Taza et même, pendant quelque temps, Fès. Du reste, un gros effort militaire devait provoquer sa défaite et, en mai 1926, sa reddition. Mais l’épisode avait également provoqué la retraite de Lyautey et son remplacement par un résident civil, Steeg.
Les cadres administratifs organisés, une réforme financière en bonne voie, une mise en train économique avancée, le tout mené avec le souci de juxtaposer les innovations et les bases traditionnelles de la civilisation marocaine, étaient des éléments positifs. L’achèvement de la pacification d’abord dans le Haut-Atlas, puis, en 1934, dans l’Anti-Atlas, semblait les confirmer. Mais ces progrès et leur résultante la plus visible : poussée du commerce extérieur, de 58 millions (1905) à 3 700 millions (1929) n’empêchaient pas (et dans une certaine mesure favorisaient) la montée d’une élite indigène, hantée par la nostalgie du Maroc indépendant, et dont l’influence était discernable dans l’entourage direct du sultan ; le passage très rapide aux formes les plus évoluées de l’économie capitaliste créait (surtout dans les ports) un malaise que devait aggraver la crise mondiale. Par ailleurs le régime commercial défini par la convention d’Algésiras plaçait la France en assez mauvaise position (sa part dans les importations n’était que de 31%) ; sur un plan plus restreint, le statut international de Tanger, bien que réajusté en 1923 et en 1928, ne fonctionnait pas sans heurts.
L’Algérie. Il y avait bien eu ici, une velléité réformiste : augmentation de la participation indigène aux assemblées locales (loi du 4 février 1919), plus grande facilité d’accession à la nationalité française. Mais une prospérité économique aux caractères spéculatifs très accusés (emprunts, grands travaux, rôle actif des grandes entreprises), une poussée démographique accentuée (la population indigène s’accrut de 1925 à 1931, de quatre cent mille unités), dissimulèrent, pendant une dizaine d’années, les problèmes réels. Tout à coup, la crise économique atteignit un pays aux finances obérées, étroitement dépendant de ses exportations : la mévente des vins fut le premier et le plus alarmant des signes dangereux. La naissance d’un prolétariat (résultant, elle aussi, de la période prospérité) entraînait, contre les grands colons, une agitation sociale à base de lutte de classes. Elle se doublait parfois d’une recrudescence d’antisémitisme, et était fortement influencée par le panarabisme, très développé en Égypte et en Syrie. La variété des solutions proposées montrait bien la confusion de la situation. Parmi les évolués, comme on les nommait, certains avec l’émir Khaled se rejetaient vers le passé et demandaient l’indépendance ; d’autres au contraire, avec le Dr Ben-Djelloul réclamait l’intégration complète ; le communisme attirait à lui les travailleurs des villes. La création d’un Haut-Comité méditerranéen (1935), d’une Commission interministérielle des Affaires musulmanes (leur activité ne se limitant pas, bien entendu, à l’Algérie) témoigne d’un effort constructif : des aménagements économiques visèrent à apaiser l’âpre «guerre des vins» que se livraient l’Algérie et la France du Midi ; un projet de réforme électorale fut mis à l’étude qui devait conférer le droit de vote à de plus nombreux indigènes (mais l’opposition acharnée des colons en fit ajourner l’application). Ce qui n’excluait pas les mesures répressives (dissolution, en 1937, de l’association de l’Étoile nord-africaine). La situation en 1939 demeurait fort préoccupante et le glissement de nombreux colons vers un fascisme affiché ou larvé n’en était pas un des moins graves symptômes.
La Tunisie. Sur ce territoire plus petit et moins peuplé que l’Algérie, l’histoire de ces vingt années est celle de deux crises : la première, assez brève (1918-1922), surtout politique, résulte de l’activité du Destour, mouvement conservateur, préconisant le relâchement du protectorat, son remplacement par une «alliance» avec la France. Elle fut apaisée par quelques concessions : élargissement de la Conférence consultative remplacée en 1922 par un Grand Conseil, amélioration du régime des lotissements. Et là aussi, la vague de prospérité fit croire que tout était pour le mieux. La seconde crise se fit sentir à partir de 1933 : la clef n est fournie par la balance commerciale de cette année, lourdement déficitaire, encore qu’elle ne montre pas l’affreuse misère des campagnes. Le Néo-Destour sut exploiter ces facteurs de mécontentement et la politique brutalement répressive du résident général Peyrouton lui fournit de nouveaux adhérents. La prise en charge, par le fascisme mussolinien et l’encadrement des nombreux Italiens résidant en Tunisie, ajoutait à un tableau déjà chargé, une note inquiétante. L’accord du 7 janvier 1935 visait bien à les ramener progressivement à la loi commune ; mais il s’avéra d’application difficile. Entre l’agitation indigène et les revendications italiennes, c’est la présence française elle-même qui était en cause.
2 - La Syrie et le Liban. L’application de l’accord du 15 septembre 1919, définissant dans cette partie du Proche-Orient un mandat français, avait été fort difficile. Il avait d’abord fallu lutter contre l’émit Fayçal, qui fut battu en juillet 1920 ; il avait fallu mener en Cilicie contre les Turcs, une dure campagne, qui se solda par l’évacuation de la région d’Adana (janvier 1922). On put alors organiser un État syrien, un État du Grand-Liban, un État des Alaouites, un territoire du Djebel-Druse, compte tenu des nombreux groupes ethniques, religieux, linguistiques. Mais l’application, confiée à des militaires trop épris de manière forte, fut décevante, surtout en Syrie, où le général Sarrail bombarda Damas, et dans le Djebel-Druse, où fut détruit la colonne Michaud (juillet-août 1924). Une nouvelle mise au point, réalisée par Henry de Jouvenel donna une République libanaise (mai 1926), puis un État de Syrie réorganisé (mai 1930). Cette solution ne fut pas définitive ; les commissaires Ponsot et Martel s’épuisèrent à chercher une formule de conciliation, que parut réaliser l’accord du 9 septembre 1936 : les deux États furent dotés d’institutions autonomes et, après une phase d’accommodation fixée à trois ans, devaient accéder à l’indépendance ; un traité d’alliance, conclu pour vingt-cinq ans, devait ménager les intérêts français.
En juillet 1939, en fonction d’une situation internationale menaçante, le sandjak d’Alexandrette, revendiqué par la Turquie, lui était restitué. Coûteuse, mal menée, l’entreprise syrienne se soldait par un échec évident.
3. L’Afrique noire. La dispersion, dans ces vastes territoires, des populations, l’évolution lente de certaines d’entre elles, leur caractère généralement paisible incitaient à des vues optimistes. Il y avait pourtant des problèmes d’A.O.F. et d’A.E.F. généralement très apparentés. Il s’agissait d’abord de favoriser l’essor démographique d’une population trop longtemps décimée par la traite, les maladies, le travail forcé et le portage ; plus récemment, par le recrutement, dont le gouverneur Van Vollenhoven avait dénoncé les abus avec un lucide courage. Problème humain, dans lequel certains s’obstinaient à ne voir que le côté utilitaire (et ceux-là parlaient de «faire du noir»). L’œuvre admirable des médecins, auxquels les moyens étaient pourtant chichement mesurés, permit de sauver des vies, de limiter la mortalité infantile, de mener contre la maladie du sommeil (au Cameroun surtout, sous la direction du Dr Jamot) une lutte efficace. Mais accroître le nombre des habitants sans améliorer leur niveau de vie, ce n’était qu’aggraver le mal. Ici, en dépit de progrès techniques (développement du réseau ferré, équipement des ports : Dakar, surtout et, en seconde ligne, Konakry, Abidjan et Pointe-Noire) on ne parvint généralement pas à ajuster la vieille tendance à l’exploitation des produits coloniaux avec les besoins réels des hommes. Les statistiques accusaient de brillantes récoltes d’arachides (mais les sols s’épuisaient), marquaient les progrès de la production de la production en bananes (Guinée), en cacao (Côte d’Ivoire) ; on fondait aussi de grands espoirs sur les projets destinés à faire de la boucle du Niger, par de vastes travaux d’irrigation, une «nouvelle Égypte» cotonnière ; on attendait beaucoup de l’exploitation des gisements de cuivre de l’A.E.F. Mais ces efforts, souvent empoisonnés par la spéculation, en tout cas trop orientés vers les besoins et le commerce de la métropole, faisaient négliger le développement des cultures vivrières, la restauration ou la création de l’élevage. Ils avaient même, dans certains cas, aggravé la situation des populations : la trop difficile construction du chemin de fer Loango-Pointe-Noire avait provoqué par l’emploi de la corvée, de véritables hécatombes.
Situation d’autant plus sérieuse que le développement de l’instruction (surtout en A.O.F.), par les soins des gouverneurs Angoulvant et Carde, multipliait le nombre des évolués, gagnés, sans doute, à la culture française, mais légitimement soucieux de donner à leur pays sa part de liberté et d bonheur.
4. Madagascar. Une situation analogue se développait dans la grande Île : élévation du niveau intellectuel (donc des aspirations et des besoins), développement économique beaucoup plus lent, ce qu’expliquaient, avec l’étendue d’un territoire aux transports insuffisants, la faiblesse numérique de la population indigène et la médiocrité des éléments colonisateurs. Les efforts de l’Office central du Travail de Tananarive, des essais de cultures réglementées (offices de standardisation en 1929, service public de contrôle en 1938) avaient donné des résultats variés, appréciables pour le café, la vanille, l’élevage. L’industrie apparaissait dans l’exploitation des gisements de graphite, la fabrication des conserves de viande. Madagascar attirait de plus en plus dans son sillage la Réunion. Quant à la côte des Somalis, vivant exclusivement de son transit avec l’Éthiopie ; elle avait vu sa situation gravement atteinte, par la pénétration, puis la main mise d l’Italie sur l’État du Négus (1935-1937.
5 – L’indochine. De timides réformes avaient amené la création de Conseils de protectorat en Cochinchine, d’un Conseil colonial). Mais, en dépit de l’établissement de Chambres consultatives (120), la participation indigène à l’administration du pays demeurait des plus limitées. Ceci, en dépit de l’incontestable valeur d’une élite (que la création de l’université d’Hanoï, en avril 1918, visait à développer encore). Elle se jugeait capable de prendre en mains le gouvernement et affirmait volontiers : «L’Indochine n’est plus une colonie, c’est un État». Les efforts de l’Inde pour l’organisation d’une indépendance effective, le lent enfantement de la République chinoise, le développement du communisme dans l’Est et le Sud-Est asiatique exerçaient ici des influences variées, parfois contradictoires, mais puissantes.
Des difficultés économiques graves donnaient à ces revendications des bases profondes. Car il s’agissait d’un pays à population mal répartie, souvent misérable, souffrant d’une dure fiscalité. Les aménagements économiques y avaient pris un caractère capitaliste très accentué ; entre autres l’exploitation des charbonnages du Tonkin, les plantations de caoutchouc de Cochinchine ; fructueuses, elles étaient profitables aux actionnaires de la métropole, aux intermédiaires chinois de Cholon et d’Haïphong, parfois aux colons ; elles n’avaient pour les indigènes, d’autre résultat que de doubler prolétariat rural d’un prolétariat industriel. Lorsque survint la crise, qui de 1926 à 1933 devait réduire de 71% le commerce indochinois, le mécontentement devint agitation, parfois révolte. En 1931, une mutinerie qui aboutit à la destruction de la garnison de Yen-Baï, des manifestations et des attentats dans les villes, une vive agitation dans les plantations de caoutchouc révélèrent la gravité du malaise. La répression fut rigoureuse et fit plusieurs centaines de victimes ; il parut expédient, au lieu de rechercher les causes, d’attribuer au communisme toutes les responsabilités, d’esquiver ainsi la solution de problèmes pourtant vitaux. Les observateurs éclairés s’inquiétaient aussi du développement, au Siam, de la doctrine thay, aux caractères racistes très accentués, visant les territoires et les populations du Laos, et, plus encore, de l’action du Japon qui ébauchait, par son agression contre la Chine (1937), la redoutable politique de la «Grande Asie». La notion de ces dangers extérieurs avait d’ailleurs favorisé une certaine détente sur le plan intérieur.
III – État de l’Empire français en 1939.
Par ses 12 millions de kilomètres carrés, par ses 68 690 000 habitants, l’Empire français était le second domaine colonial du monde. Mais les défauts qui le marquaient déjà en 1914 n’avaient reçu que d’insignifiants correctifs. Sa direction générale manquait d’unité, car si l’ensemble de ses territoires relevait du ministère des Colonies, l’Algérie dépendait du ministère de l’Intérieur, et les deux protectorats de la Tunisie et du Maroc du ministère des Affaires étrangères. Sa représentation au Parlement métropolitain demeurait partielle : valable pour les «vieilles colonies» qui disposaient de vingt députés et de sept sénateurs, elle était inexistante pour les autres : le Conseil supérieur des Colonies, dont les membres étaient nommés et dont le rôle était purement consultatif ne pouvait combler cette lacune.
Sur place, le régime administratif donne aux gouverneurs généraux particulièrement en Indochine, en A.O.F. et en A.E.F., des pouvoirs extrêmement étendus. Ils deviennent entre les mains des administrateurs coloniaux, en contact direct avec la population indigène, quasi discrétionnaires. Si dans les vieilles colonies existaient des Conseils généraux, si le Sénégal et la Cochinchine disposaient de Conseils coloniaux, les territoires de l’Afrique noire (mis à part le Sénégal et le Togo) n’avaient aucune Assemblée. Dans celles qui avaient été organisées récemment – souvent sous le nom de Délégations – les colons étaient beaucoup plus fortement représentés que les indigènes et faisaient prévaloir leurs intérêts exclusifs. D’ailleurs, la bureaucratie française, complexe, durable (au regard des ministres, des Parlements, des gouverneurs), maintenait le vieux principe de la toute-puissance de la métropole.
Si l’on ajoute à cette structure vétuste les nombreuses atteintes qui restreignaient aux colonies les libertés publiques (particulièrement de presse, d’association, de réunion) ; si l’on mentionne que le travail forcé – générateur d’abus odieux – avait été maintenu, si l’on considère que le régime de l’indigénat fonctionnait encore en Afrique et en Océanie, on aura défini quelques-uns des éléments les plus valables du mécontentement des assujettis. Qu’on y ajoute une économie trop «extérieure» et non basée sur les besoins des habitants, qu’on tienne compte du développement de l’instruction qui permettait de donner une expression toujours plus consciente aux revendications et l’on comprendra que les troubles qui de 1919 à 1939, agitèrent l’Empire ne sont pas de simples épisodes, mais les aspects localement variés d’une même et profonde crise. Une situation prérévolutionnaire existait dans la plupart des territoires d’outre-mer. La Seconde Guerre mondiale allait à la fois en précipiter l’évolution et en modifier les données.
Chapitre VI : La Seconde Guerre mondiale et la formation
de l’Union française
Comme en 1914, les territoires coloniaux, en dépit de leurs motifs de mécontentement, entrèrent dans la lutte avec un entier loyalisme et fournirent d’importants contingents. Mais le caractère bref des opérations, le désastre de juin 1940, l’occupation d’une grande partie du territoire métropolitain (et la subordination de l’autre partie) créèrent rapidement des conditions bien différentes.
I – La résistance coloniale.
Dans nombre de territoires d’outremer, le faux prestige que le maréchal Pétain mettait au service d’un régime de capitulation, le souci pour certains de conserver emplois et prébendes, le conservatisme social des grands colons firent adopter une politique attentiste, qui comportait sur le plan politique, le ralliement au gouvernement de Vichy. La politique de relèvement national, dans lequel les colonies étaient invitées à jouer un rôle important, le sentiment antibritannique (si souvent lié à l’histoire coloniale française) ravivé par l’affaire de Mers-el-Kébir (3 juillet 1940) constituaient les justifications de cette attitude.
Félix Éboué
Cette situation évolua rapidement, en fonction de deux éléments :
1° En Afrique, l’initiative du noir Éboué, gouverneur du Tchad mit à la disposition de la France libre qui s’organisait à Londres le territoire qu’il administrait (7 juin – 20 août), tandis que le lieutenant-colonel Leclerc occupait le Cameroun et que le colonel de Larminat occupait Brazzaville (28 août). Cependant, le haut-commissaire Boisson repoussant une attaque sur Dakar, maintenait l’obédience vichyste sur la majeure partie de l’A.O.F.
2° Les colonies dispersées et lointaines, ouvertes par leur situation et leur structure économique, aux influences anglaises, firent également sécession : les établissements français de l’Océanie le 2 septembre, la Nouvelle-Calédonie le 19 septembre. Les villes françaises de l’Inde avaient, le 7 septembre, adopté la même attitude.
Le mouvement de ralliement se poursuivit ensuite graduellement, tantôt sous des formes pacifiques, tantôt par des interventions violentes. En juin 1941, les forces françaises libres attaquaient la Syrie, avec l’appui de contingents anglais et l’occupèrent après un mois de lutte. En mai 1942, les Anglais enlevaient la base navale de Diégo-Suarez, puis Madagascar dans sa totalité. En novembre, la Réunion, en décembre Djibouti abandonnaient la cause de Vichy.
Le débarquement américain en Afrique du Nord (8 novembre 1942) entraîna le transfert à Alger, qui devenait ainsi la capitale nationale du gouvernement de la France libre ; successivement, l’Afrique occidentale, la Guyane, les Antilles enfin (juin 1943), rejoignirent le camp des Alliés.
Seule manquait à l’ensemble l’Indochine française : le gouvernement pétainiste et son représentant l’amiral Decoux, l’avaient, dès 1941, livrée aux Japonais. Ceux-ci l’utilisèrent comme base d’opération contre les possessions britanniques. Mais leurs violences suscitèrent vite une résistance armée à laquelle participèrent activement de nombreux éléments indigènes.
Les événements dont les colonies françaises étaient le théâtre devaient comporter d’importantes conséquences.
Par l’attentisme ou la défection de certains des représentants les plus qualifiés de la France officielle, par les luttes armées qui avaient opposé vichystes et partisans de la France libre, par les rivalités personnelles qui, mettant aux prises Giraud et de Gaulle s’étaient étalées au grand jour, le prestige français avait été gravement affaibli. L’idée d’Empire, puisque reprise par Pétain, était irrémédiablement ruinée.
Dans les territoires occupés par eux, les Alliés – qu’on y voie de la maladresse ou du machiavélisme – avaient laissé se développer – parfois encouragé – les tendances autonomistes et même séparatistes. Ce fut le cas des Anglais en Syrie et à Madagascar, des Américains en Afrique du Nord ; leur libéralisme apparent dissimulait mal d’évidentes convoitises économiques. Pourtant, l’attitude des indigènes avait été, dans la généralité des cas, irréprochable. Nombre d’entre eux, dans les secteurs les plus divers, avaient participé à la lutte contre l’ennemi commun. Cette attitude demandait une reconsidération du problème colonial, dans un esprit plus ouvert que celui qui s’était si faiblement manifesté au lendemain de la Première Guerre mondiale.
30 janvier 1944 : de Gaulle à la conférence de Brazzaville
II – La conférence de Brazzaville.
Cette tendance se manifeste d’abord d’une façon sporadique ; par la tenue à Brazzaville, sous la présidence du gouverneur Éboué, en novembre 1941, d’une conférence [confusion : il n’y a jamais eu de «conférence» à Brazzaville en novembre 1941 ; il s’agit de la réunion d’une commission qui inspira à Félix Éboué sa publication : La nouvelle politique indigène pour l’Afrique équatoriale française, signée du 8 novembre 1941] de l’A.E.F. qui ne put que formuler des principes généraux ; par la définition dans cette même A.E.F. d’un «statut des notables évolués» (décret du 20 juillet 1942) ; par la réforme du régime politique algérien (7 mars 1944) : octroi de la citoyenneté à soixante mille musulmans, participation du reste de la population à l’élection des Assemblées locales ; solution nettement insuffisante et qui ne donnait satisfaction ni au Parti du Manifeste dirigé par Ferhat Abbas, ni au Parti du Peuple algérien de Messali Hadj.
Beaucoup plus importante fut la conférence qui réunit à Brazzaville, du 30 janvier au 8 février 1944, dix-huit gouverneurs des territoires coloniaux africains, renforcés d’observateurs de l’Afrique du Nord. Elle mit sur pied un programme de recommandations d’ordre politique (large représentation dans la future Assemblée Constituante, création d’un organisme nouveau dénommé «Parlement colonial ou préférablement Assemblée fédérale», création d’Assemblées locales de préférence élues, accès des indigènes à tous les emplois), d’ordre social («développement des populations autochtones» ; développement de l’hygiène et de l’instruction, suppression de l’indigénat et du travail forcé), d’ordre économique (amélioration de l’outillage, assouplissement du régime douanier, industrialisation progressive).
En dépit d’une évidente bonne volonté, la conférence de Brazzaville ne marquait pas de rupture avec les traditions unitaires et autoritaires du colonialisme français. Nombre de ses audaces étaient purement verbales et beaucoup de réformes recommandées n’étaient que superficielles (abolir, notamment, le travail forcé mais le reconstituer sous forme d’un «service obligatoire du travail», ce n’était qu’un assez grossier subterfuge). D’ailleurs, la conférence avait elle-même fixé les limites de son effort en déclarant, dès le principe, qu’elle rejetait «la constitution éventuelle, même lointaine, du self-government». Son rapporteur marquait bien l’esprit qui l’animait : « Nous sommes portés vers l’Empire au sens romain du mot et non au sens anglo-saxon».
Néanmoins, quelques réformes de détail accompagnèrent ou suivirent la conférence. Outre l’ordonnance du 7 mars 1944 concernant l’Algérie, et déjà citée, il faut mentionner l’amélioration des conditions de travail en Afrique noire (1er avril 1944), puis à Madagascar, par l’abolition des prestations et des corvées obligatoires ; l’établissement dans cette même Afrique noire d’un code pénal unifié (17 juillet 1944), tandis qu’une conférence définissait à Dakar (juillet 1944) les modalités d’un plan d’enseignement, applicable en vingt ans ; enfin, la constitution d’un conseil représentatif à Madagascar, comprenant soixante membres (trente Français et trente indigènes) dont le tiers seulement était élu (avril 1945). Quel que soit l’intérêt de ces mesures, elles gardaient un caractère fragmentaire et dispersé ; la libération du territoire métropolitain, celle de l’Indochine, la fin des hostilités et la situation nouvelle qui résultait de ces divers éléments requéraient des solutions d’ensemble.
l'Union française, carte et fanion
III – L’Union française.
Le terme d’«Union française», s’il habitait depuis un certain temps nombre d’esprits, n’apparaît officiellement que le 27 mars 1945, dans une proposition adressée par M. Giacobbi, ministre des Colonies, à l’Indochine libérée en vue de la constitution d’une Fédération qui «formera avec la France et les autres parties de la communauté une Union française…».
Mais la réalisation de ce projet – constamment contrariée par les survivances autoritaires et par la pression des intérêts économiques – devait être lente et malaisée.
Un premier fait important fut la désignation, par les territoires d’outre-mer, de représentants, à la vérité trop peu nombreux (soixante-trois sur six cents), à l’Assemblée Constituante. L’étude de la Constitution amena la formulation de conceptions concernant l’éventuelle Union française ; on y retrouva l’opposition entre le jacobinisme assimilateur (représenté par le M.R.P.) et le fédéralisme «union librement consentie» (comportant comme conséquence logique le droit de sortir de l’Union) préconisé par le Parti communiste. En fait, la Constitution ayant été rejetée par le référendum du 5 mai 1946, ces discussions semblent n’offrir qu’un intérêt réduit : mais les principes qui s’en étaient dégagés (octroi de la citoyenneté à tous les indigènes, création d’Assemblées locales, transformation des vieilles colonies en départements français) devaient garder toute leur valeur.
La Seconde Assemblée Constituante (juin-novembre 1946) parut vouloir s’engager dans la voie fédéraliste (certains groupes, celui (algérien) des Amis du Manifeste, celui du M.D.R.M. (mouvement démocratique de rénovation malgache) l’accentuant jusqu’à l’indépendance) . L’inter-groupe d’outre-mer put mettre sur pied un projet de Constitution de l’Union française, qu’adopta la commission de la France d’outre-mer ; mais la commission de Constitution l’amenda dans quelques-unes de ses dispositions les plus importantes ; en particulier, l’article 110 prévoyant une IIIe Constitution, élue au prorata de la population (et conférant donc la majorité aux indigènes) fut voté par vingt-et-une voix (communistes, socialistes et autochtones) contre vingt-et-une. On semblait aboutir à une impasse.
Le gouvernement manifestant une vive inquiétude, certainement impressionné par la tenue des États-Généraux de la colonisation française (juillet 1946), dans lesquels (les indigènes n’y figurant pratiquement pas), la tendance autoritaire s’était nettement affirmée, plus tard influencé par l’échec de la conférence de Fontainebleau, qui visait à normaliser les relations franco-vietnamiennes, intervint alors. Un contre-projet établi par lui et communiqué à la commission d’outre-mer (19 septembre 1946) fut adopté le 29 septembre (les élus du Manifeste et les députés malgaches s’étant abstenus). Il constitue le titre VIII de la Constitution du 27 octobre, toujours en vigueur (il importe de remarquer que dans les territoires d’outre-mer, cette constitution fut rejetée par trois cent cinquante-cinq mille voix contre deux cent cinquante-huit mille ; mais les colons constituant ici la majorité du corps électoral, aucune conclusion sur l’état réel de l’opinion n’en saurait être déduite).
En quoi consiste (encore que son organisation pratique demeure inachevée sur plusieurs points) l’Union française ainsi juridiquement créée ?
Le préambule de la Constitution la définit comme «composée de nations et de peuples qui mettent en commun ou coordonnent leurs ressources et leurs efforts pour développer leurs civilisations respectives, accroître leur bien-être et assurer la sécurité». Mais il ajoute que la France «entend conduire les peuples dont elle a pris la charge à la liberté de s’administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires», ce qui fausse, par une inflexion d’ordre autoritaire, les premières déclarations. Bien entendu, l’affirmation des «droits inaliénables et sacrés» de «tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance» intéresse au plus haut point les habitants des territoires d’outre-mer. Par contre l’affirmation de l’égalité de l’homme et de la femme pose des problèmes pratiques dont la solution n’est pas abordée ; de même l’affirmation d’un certain nombre de droits : droit au travail, droit syndical, droit de grève, droit à l’instruction suppose un certain nombre de conditions préalables qui sont loin d’être réalisées.
Plus importante, parce que d’immédiates conséquences en découlent est l’extension de la citoyenneté à tous «les ressortissants de l’Union française» ; cette citoyenneté devant s’appliquer aussi bien aux «ressortissants», c’est-à-dire aux anciens «sujets» et aux «nationaux», c’est-à-dire aux anciens «citoyens». Bien entendu, on fut amené à cause des religions et des coutumes traditionnelles, à distinguer (tous droits politiques réservés) une citoyenneté de statut métropolitain et une citoyenneté de statut local. Ces déterminations théoriques n’empêchent pas, dans nombre de territoires, l’inégalité de se perpétuer par le maintien d’un double collège électoral : le premier consacre le privilège des colons et assimilés en leur conférant une représentation hors de proportion avec leur nombre, le second groupe la totalité ou la majeure partie des indigènes.
Par contre, le régime arbitraire de l’indigénat a disparu (décrets du 22 décembre 1945 et du 20 février 1946), la liberté de la presse a été proclamée (décret du 27 septembre 1946) ainsi que la liberté d’association (décret du 13 mars 1946) et la liberté de réunion (décret du 11 avril 1946). D’expresses réserves doivent pourtant être formulées quant à l’application effective de ces diverses libertés.
La loi du 11 avril 1946 avait interdit le travail forcé et un code du travail fut instauré (décret du 17 octobre 1947). Mais un décret du 25 novembre 1947 en ayant ajourné sine die la mise en vigueur, sur ce plan comme sur les autres, il subsiste un inquiétant hiatus entre la théorie et la réalité.
Par ailleurs, tous les territoires d’outre-mer n’ont pas le même statut. Cinq catégories sont à distinguer :
1° Les vieilles colonies (Martinique, Guadeloupe, Guyane, Réunion) ont été constituées, par la loi du 19 mars 1946, en quatre départements faisant partie intégrante de la République française.
2° L’Algérie constitue également un groupe de départements, mais la loi du 20 septembre 1947 lui reconnaît «la personnalité civile, l’autonomie financière et une organisation particulière».
3° Les territoires d’outre-mer ne sont autres que les anciennes colonies ; les uns sont unitaires (Madagascar, Comores, Côte des Somalis, Inde, Nouvelle-Calédonie, Océanie, Saint-Pierre-et-Miquelon), les autres constituent des groupes (A.O.F. et A.E.F.). Tous restent soumis à l’autorité de gouverneurs, dont les pouvoirs demeurent très étendus ; mais il y a été créé des Assemblées locales, élues par le système du double collège ; en ce qui concerne l’A.O.F. et l’A.E.F. les assemblées locales désignent des assemblées fédérales. Leurs attributions sont d’ordre économique, financier, administratif. Leur fonctionnement risque d’ailleurs d’être compromis par l’absence d’une organisation municipale qui devrait normalement en constituer la base.
4° Les territoires associés ne sont autres que les anciens territoires à mandat (Togo et Cameroun). Ce sont des collectivités de droit international, dont la souveraineté théorique appartient aux Nations-Unies, mais dont, pratiquement, l’administration est analogue à celle des territoires d’outre-mer. Les autochtones y sont des «administrés» mais ils ont qualité de citoyens de l’Union française et sont d’ailleurs représentés au Parlement de la métropole.
5° Les États associés, disposent d’un gouvernement propre ; ils ne font, à ce titre, partie de l’Union française que par un pacte d’adhésion qui doit définir leurs rapports avec la France. Cette catégorie comprend la Tunisie, le Maroc, le Cambodge, le Laos, le Vietnam (c’est-à-dire les anciens protectorats).
Cet ensemble varié est «coiffé» de trois organismes centraux, d’inégale importance :
a) Un président : «Le président de la République française est président de l’Union française, dont il représente les intérêts permanents». Il préside, à ce titre, le Haut-Conseil, convoque l’Assemblée de l’Union française et en clôt les sessions, prend des décrets et désigne les représentants du gouvernement dans les territoires d’outre-mer. Pouvoirs considérables, mais qui auraient besoin d’être définis et assouplis.
b) Un Haut-Conseil qui, organisé par la loi du 14 avril 1949, doit «assister le gouvernement de la République dans la conduite générale de l’Union». Il est formé «d’une délégation du gouvernement français et de la représentation des États associés». Sans doute ce Haut-Conseil est-il destiné à jouer un rôle important, mais en l’état actuel des choses, il ne fonctionne pas.
c) Une Assemblée de l’Union française, comprenant deux cent quarante membres : cent vingt d’entre eux représentent la métropole (quatre-vingts sont élus par les membres métropolitains de l’Assemblée nationale, quarante par les sénateurs) ; cent vingt représentent les pays d’outre-mer (ils sont élus par les Assemblées locales). Cette Assemblée, qui siège à Versailles « connaît les projets ou propositions qui lui sont soumis pour avis par l’Assemblée nationale, ou le gouvernement de la République, ou le gouvernement des États associés. Son avis est obligatoire avant d’étendre par décret la législation française aux territoires d’outre-mer. Enfin, elle peut transmettre à l’Assemblé nationale des projets de résolution et peut faire des propositions au gouvernement et au Haut-Conseil. Mais pratiquement, elle demeure presque ignorée de l’opinion et l’Assemblée nationale considère sans bienveillance son activité. Elle est pourtant la base essentielle d’une véritable organisation fédérale, dont le fonctionnement véritable apparaît comme une urgente nécessité.
Conclusion
Comme toutes les colonisations, la colonisation française a été, dès l’origine, une expansion territoriale basée sur la notion du profit. La France d’Ancien régime s’est efforcée d’en réaliser les objectifs sous la forme du mercantilisme, en utilisant comme principe l’exclusif, comme moyen les compagnies de commerce.
L’aspect politique de la question fut résolu de façon simpliste par une assimilation de type autoritaire, l’aspect humain fut à peine effleuré par l’évangélisation, spontanée ou imposée, des indigènes.
Cette première colonisation ne trouva jamais un appui profond dans une population pacifique, peu disposée à l’émigration, légitimement préoccupée de la mise en valeur et de la sécurité de son propre pays. Sa grande réussite fut l’édification d’une économie de plantations, basée sur les produits complémentaires et mettant en œuvre la traite et l’esclavage.
Lorsque se conjuguèrent l’anticolonialisme philosophique du XVIIIe siècle, le libéralisme économique de la bourgeoisie que contrariait l’exclusif, l’épuisement des terres, cette première colonisation, au demeurant fragile, ne pouvait plus se prolonger longtemps. Les troubles et les guerres suscités par la Révolution ne firent qu’en accélérer la ruine.
Après un temps d’arrêt, correspondant à la période des monarchies censitaires (le cas algérien étant réservé), la colonisation reprit, animée par les besoins du capitalisme et aboutissant, en fonction des progrès de celui-ci, à un véritable impérialisme. Mais des contradictions se marquèrent bientôt : d’une part, les tenants de la colonisation du profit – hommes d’affaires et hommes politiques servant leurs intérêts – entendaient maintenir des formes étroites de souveraineté et de possession, favorables à l’exploitation ; d’autre part, une partie de l’opinion impressionnée à la fois par les bénéfices et par les abus de la colonisation, cherchait (parfois avec une sincérité non niable) des justifications : elle crut les trouver tantôt dans le facteur religieux, tantôt dans le facteur géographique, le plus souvent en définissant une mission de la France, qualifiée pour élever à un niveau de vie supérieur des populations réputées a priori barbares ; conception qui engendrait une tendance marquée à l’assimilation (assimilation civilisatrice et plus seulement administrative) et qui, sur place, faisait coexister le paternalisme et le colonialisme.
Entre les tenants des deux systèmes (dont aucun ne mettait en discussion le principe même de la colonisation) se maintenait un vivace anticolonialisme, instinctif dans le peuple, raisonné chez les intellectuels et les politiques, mais, pendant longtemps, purement négatif dans ses conclusions. Il put entrevoir des solutions lorsque la colonisation même – par ses bienfaits comme par ses excès – eut suscité des élites indigènes, des prolétariats indigènes, créé (ou recréé) des sentiments nationaux indigènes ; aussi lorsque deux guerres mondiales eurent jeté les populations coloniales dans la tourmente, exigé d’elles de durs sacrifices, éveillé leur esprit critique, incité à comparer les devoirs exigés et les droits exigibles.
Dès lors, et compte tenu du fait colonial qu’on ne peut arbitrairement biffer de l’histoire, des réalités économiques, démographiques, culturelles, créées par lui, une organisation nouvelle s’imposait. L’élaboration, puis l’organisation de l’Union française constituent un sérieux effort en ce sens ; mais il est discernable que la mise en œuvre a été, sur plus d’un point, défectueuse. Les agitations algériennes, les troubles récents de la Côte d’Ivoire, l’insurrection malgache et son atroce répression, la douloureuse guerre qui se perpétue au Vietnam sont des indices concordants.
C’est qu’en réalité, l’Union française reste inachevée dans ses rouages et ses moyens d’exécution ; c’est que l’orgueil «impérial» de la métropole subsiste ; c’est que l’esprit colon n’a pas disparu. C’est surtout, que l’Union française fut une charte octroyée ; il lui manque encore l’élément qui seul peut la faire réussir, qui seul peut empêcher la dispersion des territoires d’outre-mer : le libre consentement, sur des bases démocratiques, des populations indigènes.
Émile Tersen, 1950
affiche, vers 1900 : les colonies françaises :
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