Constantine à l'époque de Salah Bey (1771-1792), un livre de Fatima Zohra Guechi, compte rendu par Gilbert Meynier
Constantine, vue par Prosper Baccuet, 1841
Constantine à l'époque de Salah Bey
compte rendu de lecture, par Gilbert Meynier
En 2006, Gilbert Meynier nous avait adressé ce texte pour diffusion, ce que nous avions fait sur un blog aujourd'hui quasi abandonné ; il a également été publié, dans une version un peu différente, dans la revue Raison présente (n° 157-158, 2006, p. 175-176 [lire]).
GUECHI Fatima Zohra, Qsantîna fî ‘ahd Çâlah bâiy al bâiyât, Constantine, Média-Plus, 2005, 198 p. (Constantine à l'époque de Salah Bey).
Fatima Zohra Guechi, jeune professeure d'histoire à l'université Mentouri de Constantine, nous offre ce livre, qui est un compendium de son ample thèse de doctorat soutenue à Tunis. Après avoir exposé méthodiquement ses sources, appuyées d'une forte bibliographie (en arabe, en français, en anglais), et rappelé l'héritage historiographique de son sujet, elle expose sa problématique, où la biographie se moule dans l'histoire sociale, économique et culturelle, et celle des mentalités. Cela autour du plus prestigieux et du plus populaire des beys de Constantine, Salah Bey (1771-1792). Administrateur hors pair, il laissa, de son règne, une ville embellie de plusieurs édifices et (re)constructions. Mais, comme nombre de beys de l'Algérie ottomane, il supporta non sans soubresauts la tutelle, à la fois lointaine et despotique, du dey d'Alger, et il finit par se soulever. De sa rébellion, il sortit vaincu, destitué, et il fut mis à mort.
Le livre de Fatima Zohra Guechi ne se limite pas au destin d'un homme. Il embrasse les origines du pouvoir ottoman à Alger et les caractéristiques de celui-ci à Constantine, non sans noter aussi tels ancrages régionaux en termes de sacré susceptibles de nourrir la position d'une oligarchie régionale. Elle étudie aussi les soucis dynastiques, la place de la grande famille des Lefgoun, ainsi que le rôle des Kouloughlis, ces métis turco-algériens, si importants, à Constantine comme à Tlemcen. Elle accorde une attention particulière à la gestion adroitement volontariste des biens habûs qu'elle a étudiés minutieusement en consultant les registres des habûs (1), et sans lesquels les réalisations culturelles/monumentales de Salah - la grande mosquée, la medersa... - n'auraient pu voir le jour.
Un chapitre fouillé et finement problématisé entraîne le lecteur dans le cheminement de pouvoir du héros-titre du livre, depuis ses origines turques, ses fonctions subalternes de départ, jusqu'à son avènement au sommet régional. Sont étudiés aussi l'administration fiscale, dont l'organisation sous Salah subsista jusqu'à Ahmed Bey en 1830, et le danûch (2), ce cadeau/impôt dont le bey devait s'acquitter régulièrement pour prix de son pouvoir et signe de son allégeance ; ainsi que la gestion des domaines, tant citadins que ruraux, les échanges et le négoce auxquels leurs ressources donnaient lieu sous la supervision du bey. On en retire l'impression que la société n'était peut-être pas si bloquée qu'on l'a parfois écrit.
Le cinquième chapitre évoque enfin, bellement, la figure de Salah entre mémoire et histoire, chez les Algériens comme chez les auteurs français qu'il a si souvent fascinés, entre modèle et contre-modèle, entre la figure chassée du pouvoir et immolée, et celle du rebelle. L'imaginaire collectif n'a pas fini de rappeler la haute figure de Salah chez les Algériens du Constantinois. Car ce fut bien une stature constantinoise, même si Fatima Zohra Guechi se croit obligée de prévenir le lecteur que, en écrivant cette histoire, elle ne fait pas œuvre régionaliste. Et quand bien même ? Laurent le Magnifique fut, pour les historiens, plus italien que toscan, même s'il vécut plus de trois siècles avant l'éclosion d'une conscience nationale italienne. Et même les Français ouverts d'esprit peuvent le reconnaître : à la veille de la Première Guerre mondiale, un cercle constantinois, qui réunissait des gens issus d'une certaine élite citadine, tant français qu'algériens, se dénommait cercle Salah Bey. Un chapitre à ajouter à l'histoire de ces occasions qui ne furent à vrai dire manquées que parce qu'elles ne furent que bien peu tentées ?
Gilbert Meynier
1 - L'équivalent des waqf égyptiens : biens de mainmorte destinés en principe à édifier et entretenir des fondations pieuses.
2 - Part revenant au dey d'Alger des impôts prélevés dans un beylik.
Louis Testard, héros de Sidi-Brahim et prisonnier d'Abd el-Kader
Louis Testard, héros de Sidi-Brahim
et prisonnier d'Abd el-Kader
précisions biographiques
Louis Testard était cavalier au 2e régiment de hussards, en Algérie. Son unité, le 2e escadron, fit partie des éléments engagés dans la bataille de Sidi-Brahim (23-26 septembre 1845). Au cours du combat, Testard offrit son cheval au capitaine Courby de Cognord tombé à terre après que sa monture eût été blessée. Il est du nombre des onze prisonniers de guerre qui restèrent quatorze mois en captivité auprès des troupes d'Abd el-Kader. Ils sont libérés le 23 novembre 1846.
La personnalité de Louis Testard (1820-1871) est un peu éclipsée par le fait que ses souvenirs ont été racontés par Hippolyte Langlois (1819-1884) qui a fait figurer son seul nom sur la couverture du livre : Souvenirs d'un prisonnier d'Abd el-Kader (1859) [texte en ligne sur Gallica].
Son prénom même n'est jamais mentionné dans l'ouvrage. Je l'ai découvert dans un décret impérial du 30 mai 1868 qui accorde à 72 militaires des pensions de retraite à titre d'ancienneté de service.
Le livre, Souvenirs d'un prisonnier d'Abd el-Kader, évoque le village natal de Louis Testard : Chanéac, en Ardèche. Une recherche dans l'état civil de cette commune permet de retrouver son acte de naissance : le 20 janvier 1820.
acte de naissance de Louis Testard, 20 janvier 1820
L'ouvrage contient également le récit du contrat de mariage, passé devant Me Planchard, notaire à Paris, à la mi-novembre 1849 (p. 346) ainsi que l'allusion aux fonctions occupées par Louis Testard en 1852 quand il entrevoit Abd el-Kader à Paris : il est planton aux Tuileries (p. 348).
Il était donc possible d'envisager qu'il résidait dans la capitale et qu'il y était également décédé ; une investigation dans l'état civil de Chanéac (Ardèche) ne permettait pas d'y repérer son nom. Après dépouillement des tables décennales de l'état civil parisien, je finissais par trouver la date de son décès : le 25 mai 1871, dans le 9e arrondissement. Il n'aura donc guère profité de sa retraite obtenue trois ans plus tôt...
acte de décès de Louis Testard, 25 mai 1871
Il faut signaler que la captivité des prisonniers de Sidi-Brahim avait déjà été racontée par Ernest Alby (1809-1868) dans son livre Les vêpres marocaines, ou les derniers prisonniers d'Abd el-Kader écrit en 1851 et publié en 1853.
Michel Renard
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la libération des prisonniers, novembre 1846
Annie Rey-Goldzeiguer (1925-2019)
Annie Rey-Goldzeiguer (1925-2019)
une grande thèse sur le Royaume arabe
et une histoire de la France coloniale
Michel RENARD *
Annie Rey-Goldzeiguer, née le 12 décembre 1925 à Tunis, est morte le 17 avril 2019 (1). Historienne, spécialiste de l'Algérie coloniale, elle a soutenu une thèse sur les initiatives du Second Empire en Algérie et l'évolution des sociétés traditionnelles sous la colonisation : Le Royaume arabe. La politique algérienne de Napoléon III (1861-1870) en 1974.
Elle a aussi publié un ouvrage, reconnu important par tous les spécialistes de la période : Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, en 2002.
sommaire
Biographie
1 - Repères
Famille
Jeunesse
Mariage
Études
2 - Carrière professionnelle
3 - Opinions politiques
4 - Don de sa bibliothèque
Apport à l'histoire de l'Algérie coloniale
1 - La thèse sur le Royaume arabe (1974)
Objectif de la thèse
Composition de la thèse
Compte rendu de la thèse par Henri Grimal
Critique de la thèse par E. Peter Fitzgerald
Triomphe de l'économie coloniale ?
2 - Aux origines de la guerre d'Algérie (2002)
Critique du livre par Guy Pervillé
Critique du livre par Sylvie Thénault
Un complot du Gouvernement général
Les deux complots, selon Annie Rey-Goldzeiguer
L'histoire de la France coloniale (1991)
1 - La critique de Finn Fuglestad
2 - La critique de Daniel Rivet
3 - Inconvénients d'un plan trop chronologique
Publications
1 - Ouvrages
2 - Articles
3 - Préfaces
Notes et références
Notes
Références
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Napoléon III viisite la Casbah d'Alger, 1865 (estampe)
Annie Rey-Goldzeiguer est née le 12 décembre 1925 à Tunis. Rey est son nom d'épouse, Goldzeiguer son nom de jeune fille.
Famille
Son père, David Goldzeiguer (2), est un immigré russe, fils d'un industriel juif du port d'Odessa, arrivé en France en 1905 (3) (4). Il suit des études de médecine à Montpellier et devient docteur en 1913. Engagé volontaire, «à titre étranger», il sert dans les formations sanitaires au front, particulièrement à l'ambulance 5/16 de la 32e division d'infanterie (5).
Sa mère, issue d'une famille de petits vignerons du Midi, est institutrice à Bar-sur-Aube et infirmière pendant la Première Guerre mondiale. C'est dans un hôpital de campagne qu'elle rencontre le médecin Goldzeiguer (3). En 1919, ils s'installent à Tunis où ils se marient (3) (6) (n 1).
Tunis, rue d'Angleterre où habitait la famille Goldzeiguer
Jeunesse
En 1940, Annie Goldzeiguer découvre Alger, lors de vacances (7) : «elle repart bien vite à Tunis pour échapper à la tutelle directe du régime de Vichy. Son père est cependant déporté en Grande Allemagne au camp d'Oranienbourg» (3) (n2).
En 1943, avec sa mère, elle s'installe à Alger et s'inscrit à l'université : «j'ai vécu alors à Alger dans le milieu, fortement politisé, des étudiants de l'université. J'y ai participé à la manifestation du 1er mai 1945 : j'ai été traumatisée par la manifestation nationaliste et sa répression brutale. Mais le véritable choc fut le 8 mai 1945, quand j'ai vu et compris la riposte violente de l'aviation française sur la Petite Kabylie. J'ai alors vécu intensément la ruine de mes illusions» (8). De ces événements, date une prise de conscience anti-coloniale :
«Avant guerre, ma famille habitait Tunis, où je suis née. J'appartenais à un milieu libéral, anti-raciste, laïque [...] Jusqu'alors [mai 1945], je voyais plutôt dans la colonisation une "mission civilisatrice". D'autant que, en Tunisie, mon père était médecin et avait accès à ceux qu'on appelait les "indigènes". À mon arrivée à Alger, ma première impression a été épouvantable. J'ai vu pour la première fois ce qu'était la colonisation. Elle était très différente de celle qui existait en Tunisie» (7).
université d'Alger, années 1920
Mariage
En 1948 (4), elle épouse Roger Rey (1925-2010) (9), saint-cyrien, officier d’active de l’armée française de 1944 à 1952 en Indochine et à Madagascar, devenu militant au service du FLN à partir de 1957 (10). Elle l'avait rencontré à l'université d'Alger en 1943. Mariée, ayant deux enfants, elle le suit à Madagascar jusqu'en 1952 (3).
Études
Elle obtient son bac à Alger en 1943 (4) puis son agrégation d'histoire en 1947 (11) à la Sorbonne à Paris.
Après les événements de mai 1945, Annie Goldzeiguer avait pris une décision : «Je me suis jurée de quitter l'Algérie et de n'y revenir qu'après l'indépendance. J'ai tenu parole» a-t-elle déclaré à Gilles Perrault en 1983 (3). À Alger, en 1962, sous l'influence de Charles-André Julien (12), «elle consacre ses recherches, sa thèse sur le Royaume arabe et ses publications à l'histoire coloniale de l'Algérie, tout en revenant à la maison familiale près de Tunis» (3).
Elle soutient sa thèse en Sorbonne, le 14 mars 1974, sous le titre Royaume arabe et désagrégation des sociétés traditionnelles en Algérie (13) (14). Le directeur en est Charles-André Julien (14).
Carrière professionnelle
Au retour de Madagascar, en 1952, Annie Rey-Goldzeiguer enseigne à Paris (3). Après sa thèse, elle devient maître de conférence, puis professeur, puis professeur émérite et enfin honoraire à l'université de Reims.
Selon sa fille, Florence Rey, Charles-André Julien : «souhaitait qu'elle quitte la fac de Reims pour celle de Tunis. Mais c'est à ce moment-là qu'on lui a signifié qu'elle n'y serait pas la bienvenue. Mais maman ne lâche jamais. Quand Bourguiba l'a reçue en lui disant : "vous êtes une dangereuse gauchiste", elle lui a répondu : "oui, une dangereuse gauchiste mais comme vous !". Ils ont discuté pendant deux heures et il lui a dit : "toi, tu repars plus". Elle est restée deux ans et elle dit toujours qu'elle a passé les plus belles années de sa vie en Tunisie» (4).
Annie Rey-Goldzeiguer a dirigé de très nombreuses thèses de doctorat (15).
Opinions politiques
À partir de 1952, Annie Rey-Goldzeiguer milite au PCF (3).
«Elle est affectée à la cellule du XIe arrondissement [de Paris] qui est aussi celle de Gérard Spitzer et de Victor Leduc, qui sont critiques, à travers la publication oppositionnelle L'Étincelle, du refus du débat sur les crimes de Staline et sur le vote des pouvoirs spéciaux en Algérie par les députés communistes en mars 1956. Elle a aussi des échos des protestations de la cellule Sorbonne-Lettres par André Prenant, alors assistant de géographie à la Sorbonne, spécialiste de l'Algérie avec lequel elle partage un intérêt passionné pour tout ce qui se passe dans ce pays. Avec un grand ressentiment à l'adresse du PCF, Annie Rey-Goldzeiguer se joint au groupe de La Voie communiste et participe à l'aide au FLN» (3).
En 2011, elle est signataire d'un manifeste intitulé : «Non à un hommage national au général Bigeard» (16).
En 2014, elle participe à l'«Appel des 171 pour la vérité sur le crime d’État que fut la mort de Maurice Audin» (17).
Don de sa bibliothèque
Annie Rey-Goldzeiguer a fait don de sa bibliothèque personnelle (3 500 ouvrages) à l'Institut d'histoire de la Tunisie contemporaine (4).
Apport à l'histoire de l'Algérie coloniale
La thèse sur le Royaume arabe (1974)
L'investigation historienne d'Annie Rey-Goldzeiguer porte sur une décennie, celle qui suit la résolution du problème militaire en Algérie : 1861-1870. Elle en présente ainsi la problématique :
- «Pourtant le problème colonial reste entier. De tâtonnements en expériences, d’essais infructueux en réalisations insuffisants, l’exploitation de l’Algérie se révèle difficile. Comment établir les canaux de transmission qui maintiendront habilement la "périphérie" coloniale dans la sphère d’influence du modèle métropolitain ? Ce problème à deux inconnues s’est très tôt compliqué d’une donnée supplémentaire : l’installation dans le pays d’une communauté de migrants "européens" qui cherchent à exploiter rapidement et à leur profit la conquête collective. Dès lors, le problème de gouvernement et d’administration, simple domination à l’origine, devient un problème d’arbitrage permanent entre trois intérêts divergents. (…) À ce jeu politique, quelle solution novatrice a apporté Napoléon III ?» (18).
voyage de Napoléon III en Algérie, 1865
Elle insiste sur la différence de connaissance historique entre la société dominante (étudiée) et la société vaincue (ignorée) :
- «La colonisation, dans sa phase d’installation, met face à face deux adversaires, puis oblige bientôt deux sociétés à vivre côte à côte, sinon en commun. Une trame de relations, d’oppositions, de réactions s’établit et crée cette "situation coloniale" que Balandier a si nettement définie en Afrique Noire. Ces phénomènes de contact, d’agression et de défense ont une histoire qu’il importe de retrouver en suivant la trame chronologique (…). Par quelles armes la société dominante française agit en maître sur la société vaincue algérienne ? Ce problème de stratégie et de tactique coloniale, au temps du capitalisme montant, a été soulevé dès la Seconde Guerre mondiale. De nombreux chercheurs ont, par des travaux remarquables, éclairé cette voie d’intégration de sociétés "attardées" à un système social qui se voulait modèle universel. La masse archivistique a permis, sur ce sujet, une exploitation sérieuse : de la monographie la plus précise à la synthèse» (19).
- «Par contre, la seconde phase de ce problème social est restée dans une ombre prudente. Dès 1903, cette abstention avait été relevée par un remarquable historien trop tôt disparu, Joost Van Vollenhoven : "la propriété indigène a été étudiée et l’a été magistralement, le propriétaire indigène jamais" (Essai sur le fellah algérien, Paris, 1903, p. 4). Disons, en simplifiant son expression : l’Algérie coloniale a été étudiée, la société algérienne colonisée, simplement effleurée ou même ignorée. Consciemment ou non, l’historien niait ou oubliait cette réalité sociale pour légitimer l’occupation coloniale ou rejeter la tentation nationale» (19).
La thèse comprend plusieurs parties :
- Le cadre algérien : cadre géographique et cadre colonial surimposé.
- Les réalités algériennes en 1861 : facteurs d'évolution.
- L'attente anxieuse : les objectifs et les hommes (creuset colonial algérien ; opinion métropolitaine et Algérie ; Napoléon III) ; l'offensive coloniste (initiatives du clan coloniste ; réactions indigènes).
- La politique du Royaume arabe et ses répercussions immédiates.
- La révolte coloniale.
- Les indigènes entre l'espoir et la crainte.
- Les masses algériennes en mouvement (1864-1866) : l'insurrection de 1864-1866 ; la politique du Royaume arabe à l'épreuve des réalisations ; le testament algérien de Napoléon III.
- L'effondrement des sociétés traditionnelles, les années de misère : le désastre démographique, 1867-1869 ; la résistance désespérée des tribus du Sud-Oranais.
- La réussite de l'Algérie coloniale.
caïds et interpète du Bureau arabe, Tlemcen, 1865
Compte rendu de la thèse par Henri Grimal
C'est un historien plutôt spécialiste de l'Empire britannique, Henri Grimal, qui rédige un compte rendu pour la Revue d'histoire moderne et contemporaine (20).
- «Assez curieusement, cette période de l’histoire algérienne n’avait pas auparavant suscité un grand intérêt parmi les spécialistes. La nouveauté de la thèse d’Annie Rey-Goldzeiguer est de montrer qu’elle fut le début d’une "période-charnière" : non seulement celle des initiatives politiques et économiques de Napoléon III, mais celle où se forgea parmi les Européens immigrés une conscience de communauté et une force qui, pour la première fois, pesa d’un poids très lourd sur la politique métropolitaine ; celle enfin où en Algérie "tout un monde bascula, l’évolution s’accéléra". La transformation que tout cela a contribué à déclencher n’a pas été conforme aux options politiques de l’empereur. Il n’a jamais eu les moyens d’imposer sa volonté. Elle s’est faite en dehors de lui, parfois malgré lui» (20).
- «La politique du Royaume arabe a été conçue par Napoléon III pour mettre fin à trente années d’incertitude administrative en Algérie et à l’incapacité de trouver un système capable d’assurer une convergence entre les objectifs qui étaient à l’origine de l’entreprise : la conquête et la rentabilisation. L’histoire officielle, d’inspiration "coloniste", n’y a vu que la lubie d’un visionnaire et n’a pas ménagé ses sarcasmes. S’il n’est pas douteux que l’empereur ait été influencé par ses sentiments personnels ("coup de foudre" pour l’Algérie, idée de mission "rédemptrice" de la France), ce plan obéissait à une option politique rationnelle : le système dualiste (civil et militaire) se révélant être un échec, il était nécessaire de le remplacer par un autre qui, sans sacrifier les intérêts de la colonisation, protégerait ceux des indigènes et respecterait leur identité et l’originalité de leurs institutions sociales et les rattacherait à la métropole» (20).
- «Mais cette politique, "la plus intelligente et la plus humaine qui fut conçue pour l’Algérie", dit Charles-André Julien, n’était pas dépourvue d’ambiguïtés. Surtout, elle n’avait pas prévu les moyens de neutraliser les obstacles que par son audace, elle soulèverait de la part des préjugés, des situations acquises et des convoitises intéressées qu’elle allait contrarier. La lutte entre forces antagonistes devait être d’autant plus sévère que l’enjeu n’était plus simplement la prépondérance des civils ou des militaires, mais le destin des hommes et de la terre d’Algérie» (20).
Souvenir d'Algérie, Eugène Fromentin (1820-1876)
Critique de la thèse par E. Peter Fitzgerald
Un historien canadien de l'université Carleton, E. Peter Fitzgerald, a commenté scrupuleusement l'œuvre d'Annie Rey-Goldzeiguer :
- «Si étrange que cela puisse paraître aujourd’hui, il n’y a pas si longtemps Napoléon III avait mauvaise réputation auprès des historiens de l’Algérie français. Pour eux, il était l’homme qui avait tenté d’enfermer les "indigènes" dans une société traditionnelle, rétrograde et féodale, en les écartant des voies du progrès empruntées par les colons ; celui qui avait rêvé à de bizarres "royaumes arabes", le souverain qui avait "imaginé" comme disait naguère Augustin Bernard, "nationalité arabe qui n’existait pas et n’a jamais existé" (Augustin Bernard, «L’administration de l’Algérie», in Bulletin du Comité de l’Afrique française. Renseignements coloniaux, avril 1929, p. 236). Ces temps-là sont révolus et des historiens comme Charles-André Julien et Charles-Robert Ageron ont déjà montré combien la politique algérienne de l’empereur fut libérale à l’égard de ses "sujets arabes". Annie Rey-Goldzeiguer continue dans cette voie de réhabilitation historique de Napoléon III, mais le gros livre qu’elle nous présente témoigne d’ambitions bien plus vastes. Suivre les péripéties de la politique dite du royaume arabe et l’éclaircir d’abord. Mais également décrire et analyser comment une société traditionnelle aux prises avec une agression coloniale accentuée, a réagi, a résisté et finalement s’est effondrée» (21).
- «La thèse d’Annie Rey-Goldzeiguer est basée sur un travail d’archives poussé et une connaissance de la littérature polémique (brochures, journaux) que j’estime inégalée. Elle est la première historienne qui a eu la patience de reconstruire, dans le détail, les rivalités personnelles et politiques qui ont joué dans le débat sur l’Algérie pendant le Second Empire. La façon dont elle analyse le langage emprunté par les porte-parole des colons est admirable. Elle éprouve, bien sûr, beaucoup plus de sympathie pour les écrits des "arabophiles" et l’on se demande parfois si cela, ajouté à l’importance archivale des papiers laissés par Lacroix (22) et Urbain, ne l’a pas entraîné à exagérer la cohérence de "l’équipe" de la politique du royaume arabe. Et si son usage des données statistiques n’est pas toujours convaincant (par ex., p. 470), on doit admettre que les chiffres officiels de cette époque laissent beaucoup à désirer» (21).
une société traditionnelle :
hommes et femmes d'Algérie, 1888
Urrabieta Vierge, Daniel (1851-1904), NYPL digital
Peter Fitzgerald aborde la question du «ton» de cette étude et pointe une forme de «caricature».
- «Annie Rey-Goldzeiguer est une historienne engagée. Elle croit, et elle a raison, que l'historien d'une situation coloniale doit avoir pour son sujet une "sympathie profonde sans laquelle le tableau le plus exact reste sans vie...". Et aucun lecteur du Royaume Arabe ne pourrait dire que l'auteur n'a pas su trouver cette sympathie pour le peuple algérien pris en tenailles par un système colonial triomphant. Mais la question n'est pas là ; ou, plutôt, elle apparaît comme la contre-partie de cette "sympathie profonde" : une aversion également profonde que l'auteur porte au colonialisme. Annie Rey-Goldzeiguer est visiblement agacée par sa rhétorique humanitaire creuse, son décor progressiste et civilisateur, son hypocrisie tous azimuts. Cela se perçoit non seulement à la fin, dans les conclusions globales, mais aussi à chaque étape de l'étude, lorsqu'elle porte des jugements sur les hommes et leurs mobiles. Or, Annie Rey-Goldzeiguer a fouillé assez de dossiers pour ne pas avoir peur de passer au crible le personnel colonial - et elle ne ménage pas ses mots. Ces portraits peu flatteurs sont mordants. Certes, ils nous changent, Dieu merci, des formules anodines et jugements balancés, chers aux historiens anglo-saxons. Toutefois, ce ton engagé risque parfois de passer pour exagéré. Le lecteur en arrive à se demander comment le gouvernement français a su rassembler une pareille bande d'incompétents pour les mettre ensuite aux postes-clés du système colonial. En somme, le lecteur pourrait avoir l'impression d'avoir assisté à une espèce de western, où de nombreux méchants ont abattu une poignée de bons, où les talents et l'énergie presque surhumaine de ceux-ci (voir la description de F. Lacroix, p. 146) n'ont pas eu raison des brigues et des haines de ceux-là» (21).
- «À mon avis, deux remarques s'imposent. Annie Rey-Goldzeiguer a suffisamment démontré que l'histoire de l'Algérie pendant cette période charnière fut un véritable drame. Mais en caricaturant en quelque sorte certains acteurs principaux (23), en donnant à son récit l'aspect d'une lutte entre le bien et le mal, elle recourt à un manichéisme qui ne peut que nuire à son interprétation. Et puisque, tout comme l'empereur, ces hommes furent de leur temps, pourquoi s'acharner contre eux ? Pourquoi ne pas les montrer comme prisonniers - fût-ce des prisonniers très fortunés - d'une situation coloniale qui a su tromper ou détourner les bonnes volontés aussi bien qu'aiguiser les appétits des mauvaises ? Justement c'est de cette façon qu'elle voit le préfet d'Oran, Charles Brosselard, "contaminé, sans le vouloir, par le milieu colon" (p. 336). Les erreurs et les illusions, n'ont-elles pas aussi une place dans l'histoire coloniale ?» (21).
L'Algérie sous Napoléon III :
diffa, 30 septembre 1866, société minière Mokta el-Hadid
Triomphe de l'économie coloniale ?
E. Peter Fitzgerald a discuté le jugement d'Annie Rey-Goldzeiguer sur le heurt des deux économies : traditionnelle et capitaliste.
- «Tout en acceptant que les événements de 1867 à 1871 ont porté un rude coup aux sociétés traditionnelles en Algérie, l’on peut se demander si les structures du passé ont disparu si rapidement et si complètement. Annie Rey-Goldzeiguer voit dans la crise de 1867-69 "la véritable césure dans l’histoire économique de l’Algérie". Pourquoi ? Parce que "elle élimine impitoyablement toutes les formes archaïques subsistantes ou tout au moins ne les laisse végéter que dans les contrées les plus reculées ; elle crée enfin des conditions nouvelles qui, à long et court terme, engagent le monde indigène dans la voie de l’exploitation coloniale" (p. 474). En gros, son argument est que le naufrage de l’économie indigène a détruit une fois pour toutes la possibilité d’une existence économique hors du circuit de l’économie coloniale. À coups de mécanismes de marché et de commerce, d’un système monétaire et bancaire, de régimes de propriété et de salariat, un nouveau système s’installe sur les décombres de l’ancien. C’est donc un capitalisme colonial en plein essor qui imposera sa domination sur la vie des Algériens. L’argument semble convaincant» (21).
- «Pourtant l’on se demande si la rupture économique de 1867-69 fut si totale. Annie Rey-Goldzeiguer nous présente un peuple algérien qui, privé de ses terres et de ses rapports sociaux traditionnels, n’avait d’autre choix que celui de mourir ou de se soumettre à l’exploitation capitaliste. Pourtant, n’a-t-on pas constaté que l’un des grands problèmes de l’Algérie coloniale était précisément la faiblesse du capitalisme colonial ? Quatre-vingt ans après cette "véritable césure", ne se trouve-t-on pas devant une situation de dual economy, avec d’une part un secteur européen doté de moyens de production modernes et d’autre part un secteur indigène toujours caractérisé par une économie de subsistance dans toutes ses formes ? La destruction de l’équilibre de l’économie traditionnelle et la dépossession foncière ont bel et bien abouti à la paupérisation des masses algériennes. Mais le vrai drame ne fut-il pas le fait que l’économie coloniale n’a pas su prendre le relais, qu’elle n’a réussi qu’à développer le sous-développement ? La question est loin d’être résolue, mais on peut suggérer que l’emprise du capitalisme fut limitée en Algérie, du moins dans la mesure où beaucoup d’Algériens restaient en marge d’une exploitation capitaliste de type moderne» (21).
Aux origines de la guerre d'Algérie (2002)
Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, le dernier ouvrage publié par Annie Rey-Goldzeiguer, en 2002 (24), est marqué par la double dimension des souvenirs personnels et de l'engagement anti-colonial d'une part, et de l'investigation historienne d'autre part. Cette dernière étant appuyée sur un changement de focale :
- «À la veille de vacances méditerranéennes, mon maître Charles-André Julien me donna comme viatique la tétralogie sur Alexandrie (25) et me suggéra : "Il vous faudra un jour adapter sa méthode à l'histoire". Quatre vues de cette ville sous des objectifs différents, quatre destins entrecroisés, quatre façons de juger les choses. J'ai tenté l'expérience dans ce livre : réaliser une histoire à plusieurs voies de l'Algérie de 1940 à 1945» (26).
Pour l'auteur : «dans cette période, tout événement est relatif : il n'a pas de signification en soi, chaque camp lui confère son importance et son sens» (27). Quels sont ces «camps» ? Dans la période du Royaume arabe, on distinguait trois pôles : les colons européens, les militaires français, les indigènes algériens. Trois quarts de siècle de colonisation plus tard, la société est toujours dominée par la frontière entre population arabe et population européenne, mais des points de jonction entre éléments de ces deux groupes se sont constitués :
- «Quand s'ouvre la Seconde Guerre mondiale, trois "camps", selon l'expression d'Albert Camus, se côtoient en Algérie : celui des Européens, dominant , celui des "indigènes" et, en mezzanine, le camp médian qui porte les espoirs des libéraux et les rejets des autres puisqu'une ébauche de dialogue existe», explique l'historienne (26).
Critique du livre par Guy Pervillé
L'historien Guy Pervillé a consacré un compte rendu de lecture à cet ouvrage (28). Pour lui, le double aspect militant/historien est assumé en respectant les règles de la méthode historienne : «Étant donné la vigueur de son engagement, on aurait pu s'attendre à un livre avant tout militant. Or ce livre est bien un livre d'historienne, certes engagé mais vraiment historique» (28).
- «Plusieurs questions se posent : celle du nombre des victimes [des massacres de mai 1945], qui a faussé les recherches en les orientant vers une tâche impossible. Mais aussi la définition exacte de ces "événements", ainsi que l'identification de ces victimes, le rôle des organisations européennes et algériennes dans les massacres, la part de la spontanéité des masses, et enfin "qui cherchait-on à éliminer, et pourquoi ?"» (28).
Guy Pervillé mentionne la question du bilan statistique des victimes de la répression :
- «Annie Rey-Goldzeiguer déclare impossible de le préciser, et reconnaît "s'être laissée prendre à ce jeu macabre" (p. 12). Et pourtant, elle formule deux évaluations qui ne sont pas équivalentes. Ou bien, comme elle l'avait déjà affirmé en 1995, "la seule affirmation possible, c'est que le chiffre dépasse le centuple des pertes européennes" (p. 12). Ou bien "j'ai dit en introduction pourquoi il était impossible d'établir un bilan précis des victimes algériennes, dont on peut seulement dire qu'elles se comptent par milliers" (p. 305). Et cette contradiction est d'autant plus redoutable qu'aucune démonstration n'est fournie à l'appui de la première affirmation» (28).
Critique du livre par Sylvie Thénault
Sylvie Thénault, auteur d'une thèse publiée sous le titre Une drôle de justice : Les Magistrats dans la guerre d'Algérie (2001) a évoqué le livre d'Annie Rey-Goldzeiguer dès sa parution29. Elle aborde trois points :
- «Les difficultés à établir un bilan sont éclairantes pour le spécialiste de la guerre d'Algérie : en 1945 comme en 1954 et 1962, l'obstruction des autorités locales de l'époque est à l'origine de l'absence de données fiables. Les enquêtes du commissaire Bergé et du général Tubert rencontrant bien des obstacles, aucun document n'a, à l'époque, comptabilisé les victimes et, par conséquent, les archives s'avèrent décevantes» (29).
- «L'idée-phare du livre est l'émergence d'une nouvelle génération de militants nationalistes : le groupe de Belcourt dont les activités sont suivies avec précision d'un chapitre à l'autre est formé d'une génération "non théoricienne", de "jeunes", "alphabétisés par leur passage rapide à l'école", "des autodidactes qui apprennent dans la rue plus que dans les livres" (p. 176). Par la suite des "techniciens de la guerre" (p. 380) formés dans les combats de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre d'Indochine les rejoignirent» (29).
- «Par ailleurs, Annie Rey-Goldzeiguer compare l'idéal de société des Européens d'Algérie avec l'apartheid sud-africain, accentué par la haine développée en 1945. Cette comparaison circule parmi les spécialistes mais elle reste en discussion car Mohammed Harbi la réfute dans ses Mémoires tandis que Benjamin Stora préfère parler d'un "sudisme à la française", sur le modèle américain. La question mériterait d'être reprise, de même que la définition du "monde du contact". En effet, l'auteur montre comment les événements de 1945 l'ont atteint une première fois, avant que la guerre d'indépendance ne l'achève. Mais ce "monde" reste mal connu et l'auteur le cerne difficilement : membres du PCA, chrétiens progressistes, instituteurs, professeurs venus de métropole, membres des milieux littéraires et intellectuels, caïds... et qui encore ? Comment cohabite-t-on au quotidien ? "Ce monde n'est qu'un agrégat d'éléments divers et même antagonistes", écrit Annie Rey-Goldzeiguer, pour qui leur "seul point commun" est "la nécessité de vivre côte à côte et de se supporter", sans "ciment réel" (p. 197)» (29).
carte de la répression en 1945 (Atlas de la guerre d'Algérie, Guy Pervillé)
Un complot du Gouvernement général ?
Maurice Genty, spécialiste de la Révolution française, a lu le livre pour les Cahiers d'histoire (30) et en présente principalement un résumé. Notamment sur la question de savoir si les massacres de mai 1945 ont été le fruit d'un «complot» de la part de certains éléments des autorités européennes :
- «L’espoir d’une évolution pacifique devait être bien vite démenti. Au congrès des AML du 24 mars 1945, "les partisans d’Abbas sont mis en minorité par les activistes du PPA, faisant voler en éclats le compromis accepté par Messali Hadj" (p. 231). Devant la peur croissante des Européens, "un double mécanisme se déclenche" au sein du gouvernement général : "le clan des durs", conduit par le secrétaire général, Gazagne, "préconise des mesures préventives", notamment l’arrestation de Ferhat Abbas et de Messali Hadj, mais il se heurte "au libéralisme du socialiste Châtaigneau", qui refuse d’enclencher la spirale de la violence (p. 232) (31).
- Aussi bien, s’il n’y a pas de volonté délibérée de provocation pour justifier une répression de grande ampleur, s’il n’y a pas eu de complot au plus haut niveau, gouvernement général ou gouvernement français, bien que l’administration locale ait pu être encouragée par "le mot d’ordre laissé par de Gaulle à son départ pour la France" : "empêcher que l’Afrique du Nord ne glisse entre nos doigts" […] (p. 266), dès mars 1945 des mesures préventives furent prises par l’armée, suscitant l’inquiétude de l’administration civile» (31).
- «Surtout, le clan des durs intervient : "Ne pouvant agir sur les dirigeants, nous avons agi sur leurs lieutenants", devait reconnaître Gazagne (p. 236). Celui-ci profita de l’absence du gouverneur général, convoqué à Paris par le ministre de l’Intérieur, Tixier – "pour mettre au point un plan urgent de réformes" – "pour monter le complot" (p. 240) ; exploitant des incidents survenus le 7 avril à Reibell, lieu de résidence surveillée de Messali, il fait procéder à l’arrestation de celui-ci, "enlèvement" qui "devient le détonateur pour le mouvement algérien" (p. 237). "En quelques jours, l’atmosphère se détériore dans toute l’Algérie" (p. 241)» (31).
- «"Y a-t-il eu alors la formation d’un nouveau complot au niveau des notabilités locales européennes du quadrilatère (constantinois) ? Y a-t-il eu liaison avec le complot du gouvernement général ? À ces questions, il est impossible d’apporter une réponse puisque les archives du gouvernement général et des préfectures ne sont pas encore accessibles […] Quelques indices nous permettent cependant d’affirmer que les Européens ne restent pas inactifs" (p. 244) souligne l’auteur» (31).
Les deux complots, selon Annie Rey-Goldzeiguer
À lire de près son ouvrage, pour Annie Rey-Goldzeiguer, l’hypothèse de complots est avérée. Il y a d’abord celui du nouveau secrétaire général du Gouvernement à Alger, Pierre-René Gazagne, opposé à l’ordonnance de 1944 et au collège unique (32) :
- «Alors s’amorce un complot contre la politique "laxiste" du gouverneur. La haute administration, toujours vichyste, relayé par les médias aux mains de la haute société pied-noir, s’active pour court-circuiter l’action temporisatrice de Chataigneau» (33).
- «Gazagne l’avouera sans détours en 1946 : "Ne pouvant agir sur les dirigeants, nous avons agi sur les lieutenants". Gazagne envoie des instructions au préfet : "Attendre une infraction pour les atteindre", et il assure que plus de cinquante cadres nationalistes ont ainsi été arrêtés et neutralisés. (…) Mais ce "nettoyage" n’est qu’un prélude à l’action musclée qui seule permettra, pour Gazagne, d’éliminer le danger du PPA et de rétablir la souveraineté française dans sa plénitude» (33).
Et il y a le complot du PPA :
- «Le complot de la haute administration se conforte avec celui du PPA. De celui-ci, nulle trace, sinon des souvenirs enfouis dans le secret familial ou de vagues allusions de quelques militants. Ce complot a avorté et prouve bien l’immaturité politique de l’appareil du PPA clandestin» (34).
Annie Rey-Goldzeiguer décrit les dissensions au sein du PPA et le projet des "durs" :
- «Dès 1944, le bureau politique a été agité par les discussions sur l’opportunité d’une action directe. Par ses informateurs, le cabinet militaire du gouverneur général note : "Par une circulaire de la fin mars 1945, le PPA avait recommandé de s’armer le plus vite possible et annoncé qu’on passerait bientôt à la résistance passive puis au besoin aux actes violents"» (35)(…).
- «Selon toute vraisemblance, le bureau politique a pris une décision grave : créer un maquis dans le Djebel Amour, région de résistance traditionnelle adossée au Sahara et proche de la frontière marocaine. Charles-Robert Ageron précise : "Selon le témoignage de Messali, rapporté par Mohammed Harbi, il avait accepté au début d’avril 1945 un projet d’insurrection présenté par Lamine Debaghine et Hocine Asselah. Un gouvernement algérien devait être proclamé et la ferme des Maïza près de Sétif lui servir de siège. Le but essentiel était d’obliger les puissances alliées à intervenir"» (35).
- «Le soir du 16 avril 1945, Messali, équipé de "grosses chaussures et d’un burnous" prend donc congé de sa fille et de sa famille pour disparaître avec une escorte de fidèles. Il reviendra le lendemain, épuisé, effondré : il n’a trouvé ni équipement, ni armes, ni maquisards entraînés. Certains souvenirs de sa fille Djenina, alors enfant, permettent d’authentifier les faits. La date : il s’agit de l’anniversaire de Djenina (16 avril). La fillette est déçue de voir son père partir en ce jour de fête et surtout habillé d’une "drôle de façon, inhabituelle, avec de gros souliers". Le retour même est attesté par le souvenir de son père, épuisé par une longue marche, les pieds ensanglantés soignés par sa mère. Aucune organisation sérieuse pour se jeter dans une aventure qui détruirait tout le travail politique des AML. Messali, trop fin politique, refuse et fait échouer le complot des activistes du PPA.»
- «Mais les services du colonel Schoën ont suivi cette équipée et prévenu Pierre-René Gazagne et Lucien Perillier, le préfet d’Alger. En l’absence du gouverneur se trame donc le second complot, celui des responsables de l’administration gubernatoriale (Gazagne, Berque (36), Perillier, etc.). Francis Rey, l’un des hauts fonctionnaires, secrétaire général de la préfecture d’Alger, dira plus tard : "Nous avons laissé mûrir l’abcès pour mieux le crever". Il s’agit d’éliminer le PPA en neutralisant cette fois non les cadres subalternes mais les leaders, et de réaliser ce que Chataigneau avait refusé d’avaliser.» (37).
siège du Gouvernement général à Alger, bâtiment construit en 1929
L'Histoire de la France coloniale
Annie Rey-Goldzeiguer a rédigé la partie « La France coloniale de 1830 à 1870 » du premier tome de l'Histoire de la France coloniale (1991). Elle a divisé cette période, principalement consacrée à l'Algérie, en sept chapitres :
- Une France frileuse et nostalgique en 1830.
- Le redoutable engrenage de la politique de la canonnière : 1830-1837.
- Le temps de la colonisation mercantiliste : 1837-1847 (période de Louis-Philippe).
- La France coloniale à la recherche de l'efficience (abolition esclavage, Sénégal, Extrême-Orient).
- La solution impériale : l'association.
- La déroute impériale et l'amorce d'une politique coloniale.
- La France de la défaite intègre l'Algérie.
L'historien norvégien (francophone) Finn Fuglestad a rendu compte de cette publication dans la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée (38). Il note que la définition par les différents auteurs de la notion de « France coloniale » est toujours implicite et porte à confusion : «"Y a-t-il (même) une France coloniale ?", se demande l'un des auteurs (Annie Rey Goldzeiguer)».
- «Il va de soi que l'Algérie occupe une place considérable. Certes, nos auteurs ne font en grande partie que résumer les travaux de Charles-André Julien. Mais les contributions d' Annie Rey-Goldzeiguer et Jacques Thobie ont au moins le mérite de nous faire prendre conscience du côté drame si je puis dire de cette histoire. Dans le rôle principal du méchant, les colons ou pieds-noirs, qui tentèrent en fait, et par tous les moyens, de réduire les indigènes à l'état de serfs. Ils y parvinrent en grande partie, au début de la Troisième République, une fois que l'obstacle qui se nommait Napoléon III eut sauté. Que se serait-il passé si le régime établi par celui qui se voulait aussi bien l'empereur des Arabes que l'empereur des Français, avait perduré ? (...) Napoléon III apparaît en tout cas comme celui qui "a eu tort d'avoir raison un siècle trop tôt" (Annie Rey-Goldzeiguer) - belle épitaphe... (38)
- «Toujours est-il que les débuts de la IIIe République apparaissent comme un tournant particulièrement important et tragique dans l'histoire de l'Algérie. Napoléon III défait et l'insurrection kabyle matée, rien ne s'opposait plus au démantèlement radical des tribus algériennes et à l'aliénation massive de la terre des indigènes, à la spoliation des indigènes en somme. Les colons avaient gagné en quelque sorte... sans que les pourquoi et les comment de cette "victoire" soient réellement expliqués. Annie Rey-Goldzeiguer, qui insiste par ailleurs un peu trop lourdement sur cette "grisaille quotidienne étouffante" qui aurait caractérisé la France de la Restauration et de la monarchie de Juillet, et qu'elle érige quasiment en cause principale de l'expansion d'outre-mer, termine en notant que la France est entrée à reculons dans l'ère coloniale. Sûr ?» (38).
cavaliers arabes, peinture de Guillaume Régamey, 1871
Daniel Rivet, spécialiste de l'histoire du Maroc colonial a livré une critique approfondie du travail de synthèse d'Annie Rey-Goldzeigueur, pour la Revue française d'histoire d'Outre-mer.
- «Deux cent quarante pages pour couvrir la durée médiane entre la Restauration, qui avance à reculons en son siècle en rétablissant l'Exclusif en 1817, et la IIIe République, qui forge ce qu'il était convenu d'appeler le second empire colonial français : Annie Rey-Goldzeiguer n'a pas manqué d'espace pour redonner épaisseur humaine et signification historique à une époque qui souffre, comme sa bibliographie l'atteste, de n'avoir guère été revisitée par le genre de feu la thèse d'État, ni balayée par le faisceau lumineux des récents colloques, qui ont privilégié l'Afrique au XXe siècle et les chemins de la décolonisation (39).
- «L'auteur a su trouver un équilibre. Entre l'Algérie, qui est alors "au balcon de l'actualité", selon le mot d'un contemporain, et les autres expériences coloniales dans lesquelles s'embarque le Second Empire. Entre un récit politique qui revendique le ton, la verve et le souffle de Charles-André Julien, une explication économique qui se greffe sur le Bouvier de L'histoire économique et sociale de la France lancée par Braudel et Labrousse et une exploration de l'imaginaire, rudement démystificatrice à la manière du redoutable Henri Guillemin» (39).
- «Sur trois points en particulier, la démarche d'Annie Rey-Goldzeiguer m'a parue novatrice, stimulante. Elle rapproche toujours et fond, quand il le faut, histoire coloniale et histoire nationale. La première cesse d'être un appendice de la seconde, une périphérie subissant passivement l'hégémonie du centre. C'est ainsi qu'elle oppose, à l'orée des années trente, une "France frileuse et nostalgique" à la "France de la sensibilité et de la rupture", ou bien qu'elle réincorpore le grand débat sur l'Algérie au début des années soixante dans le jeu politique national. Elle fait se rencontrer histoire coloniale et histoire provinciale, s'arrachant au tête-à-tête Paris/Outre-mer dans lequel trop d'historiens se confinent. Elle a épluché l'enquête du ministère des Travaux publics sur la marine marchande, publiée en 1863-1865, et cela nous vaut d'excellentes pages sur Bordeaux et Le Havre, qui stagnent sous la monarchie de Juillet et se cramponnent à l'Exclusif, et sur Marseille, qui redémarre sous l'impulsion d'armateurs du libre-échangisme. Elle fait descendre la thématique coloniale du ciel des idées et débats parlementaires dans l'arène de la vie quotidienne» (39).
- «Tout en se délectant de ces belles pages, on n'en ressent pas moins une inquiétude. Elle ne provient pas des jugements de l'auteur. On peut contester son éclairage sur la monarchie de Juillet. Guizot a une vision du monde et un programme d'action qui ne se réduisent pas à la recherche de points d'appui maritimes et à l'"enrichissez- vous", comme l'ont montré avec force et talent P. Rosanvallon (Le moment Guizot) et H. Laurens (Le Royaume arabe) (40). Annie Rey-Goldzeiguer rétorquera, en s'appuyant sur les faits qui ont l'inconvénient d'être, et donc contre les historiens des idées, qu'il y a un abîme entre Louis-Philippe et Napoléon III, ce visionnaire "qui eut tort d'avoir eu raison un siècle trop tôt", et pas seulement en Algérie...» (39)
combats aux portes d'Alger en 1830 (anonyme)
Les inconvénients d'un plan trop chronologique
Daniel Rivet formule des réserves sur la composition du récit marqué, selon lui, par un surcroît d'approche chronologique.
- «Le malaise provient, je crois, du plan adopté, qui fait la part trop belle à la chronologie. (...) Ce découpage, très, trop attentif à épouser les sinuosités et les rugosités de l'histoire se faisant, s'expose à multiplier d'abord les répétitions. C'est ainsi que l'affaire Pritchard est abordée à deux reprises (pp. 350 et 368), la création de conseils coloniaux développée pages 378 et 403, le microcosme saint-simonien en Algérie évoqué pages 387-388 et 399, le duel (métaphorique) entre Warnier et Jules Duval mentionné pages 472 et 510, l'étude de Georges Lavigne sur l'Algérie et le Rhin commentée pages 508 et 522-523, etc.» (39).
- «Cette fragmentation du récit risque d'engendrer chez le lecteur l'illusion que tout a changé en surface, rien n'a bougé en profondeur. Du réveil missionnaire contemporain de l'explosion de la sensibilité romantique (finement exposé par J.-Cl. Baumont dans le colloque consacré à ce thème sous la direction de J. Gadille (41) et B. Plongeron) (42) à la croisade de Lavigerie, quelle inflexion, quel durcissement, quel métamorphisme au contact de l'esprit du siècle subissent et réactivent l'idée missionnaire ? Du premier grand débat entre colonistes et anticolonistes au sujet de l'Algérie en avril 1833 à la campagne contre le Royaume arabe devant le corps législatif en 1869-1870, quelle mutation, quelle torsion ou flexion renouvellent, durcissent ou complexifient le discours sur la place de la France dans le processus qui jette l'Europe dans le scramble pour le reste du monde ? C'est la tendance générale, le trend de l'époque, qui risque de s'effilocher à force de capter le tremblement de la conjoncture avec un bonheur d'écriture qui rend captivante la lecture de ces pages» (39).
Le consul George Pritchard vers 1845, lors de la crise diplomatique
entre la France et le Royaume-Uni
- Le Royaume arabe. La politique algérienne de Napoléon III, 1861-1870, Alger, Sned, 1977.
- Histoire de la France coloniale, tome 1, «Des origines à 1914» (43), Jean Meyer, Jean Tarrade, Annie Rey-Goldzeiguer, Armand Colin, 1991. Elle est l'auteur de la troisième partie : «La France coloniale de 1830 à 1870».
- Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du nord-constantinois, La Découverte, 2002.
- «Les plébiscites en Algérie sous le Second Empire», Revue historique, tome CCXXXIX, 1963, p. 123-158 [archive].
- «L'occupation germano-italienne de la Tunisie : un tournant dans la vie politique tunisienne», in Les chemins de la décolonisation de l'empire français, 1936-1956, colloque IHTP, dir. Charles-Robert Ageron, 4 et 5 octobre 1984, éd. CNRS, 1986, p. 294-308. Extraits [archive].
- Fonctionnaires de la République et artisans de l'empire. Le cas des contrôleurs civils en Tunisie (1881-1956), Élisabeth Mouilleau, L'Harmattan, 2000.
- L'Afrique du Nord en marche. Algérie, Tunisie, Maroc, 1880-1952, Charles-André Julien, éd. Omnibus, 2002, « Charles-André Julien (1891-1991). Une pensée, une œuvre, une action anticoloniales », p. III-XIII.
- On trouve dans la thèse de médecine soutenue par Laurent Cardonnet en 2010, une notice biographique sur David Goldzeiguer, p. 130 [lire].
- L'historien Claude Nataf a établi que « David Goldzeiguer, né en Russie en 1888 (autre source : 1886), se réfugie en France après avoir participé à la révolution de 1905. Après des études à la faculté de médecine de Montpellier où il découvre la franc-maçonnerie, il obtient son doctorat en 1913. Engagé volontaire en 1914, il reçoit la Croix de guerre, la médaille de Verdun et la Légion d’honneur. Naturalisé français en 1921, il s’installe en Tunisie où il s’affilie à la loge Nouvelle Carthage, dont il sera le vénérable (1924-1926) et le président du conseil philosophique (1930-1940) ; il sera aussi membre du conseil de l’ordre du Grand Orient à partir de 1936. Profondément intégré à la France, il fait preuve d’un patriotisme intransigeant mais, constamment attaqué par des collaborateurs à la solde des nazis, il est déporté. [...] déporté de Tunis à Orianenbourg, transféré à Paris pour participer au procès de la maçonnerie mis en scène par les Allemands [il est] décédé d’épuisement à l’hôpital Rothschild » [lire]
1 - «Disparition de notre collègue Annie Rey-Goldzeiguer (1925-2019), Société française d’histoire des outre-mers», sur www.sfhom.com. [lire]
«Les Juifs et la franc-maçonnerie en terre coloniale : le cas de la Tunisie», Claude Nataf, Archives juives, 2010/2 (vol. 43), p. 90-103. [lire]
3 - Notice REY-GOLDZEIGUER Annie, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, Maghreb, dir. René Gallissot, les éditions de l'Atelier, 2006, p. 532-533.
4 - Interview de Florence Rey (fille de Annie Rey-Goldzeiguer) par Séverine Perrier, La Montagne, 30 octobre 2015. [lire]
5 - «Renseignement sur l'ambulance 5/15 et son personnel», Éric Mansuy, forum.pages14-18, 21 janvier 2013. Cette page contient une photographie de l'ambulance 5/16.[lire].Le médecin David Goldzeiguer habitait : 9, rue d'Angleterre à Tunis ; cf. Liste des francs-maçons de Tunisie stigmatisés par le régime de Vichy [lire].Annie Rey-Goldzeiguer, Libération, 11 avril 2002, propos recueillis par José Garçon et Jean-Dominique Merchet.
8 - Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945, La Découverte, 2002, p. 6.
9 - «Dernier hommage à Roger Rey», Ines Amroude, lemidi-dz, 18 décembre 2010. [lire]Notice REY Roger, Dictionnaire Algérie, Le Maitron. [lire]Les agrégés de l'enseignement secondaire. Répertoire 1809-1950 [lire]. La même année, sont notamment reçues à l'agrégation d'histoire (jeunes filles) : Claude Mossé et Suzanne Citron.En exergue du livre publié à partir de sa thèse, elle écrit : «À mon maître, Charles-André Julien pour son exigeante et amicale autorité», Le Royaume arabe. La politique algérienne de Napoléon III, 1861-1870, Sned, 1977, p. 5.Catalogue du Système Universitaire de Documentation (Sudoc).[lire]«Choix de thèses intéressant les sciences sociales [note bibliographique]», Revue française de sociologie, 1975, 15-4, p. 65. [lire]Idref.fr. [lire]PCF, Le chiffon rouge, Morlaix, 21 novembre 2012. [lire]Blog les invités de Médiapart, 26 mars 2014. [lire]Annie Rey-Goldzeiguer, Le Royaume arabe. La politique algérienne de Napoléon III, Sned, 1997, p. 9.Annie Rey-Goldzeiguer, Le Royaume arabe. La politique algérienne de Napoléon III, Sned, 1997, p. 9-10.
20 - Henri Grimal, «Annie Rey-Goldzeiguer, Le Royaume Arabe. La politique algérienne de Napoléon III, I861-1870 [compte-rendu]», Revue d'histoire moderne et contemporaine, 1981, 28-2, p. 380-384. [lire]
21 - Annuaire de la Maison méditerranéenne des sciences de l'homme, 1977, p. 1050-1055. [lire]Frédéric Lacroix était préfet d'Alger en 1848. Cf. La correspondance entre Ismaÿl Urbain et Frédéric Lacroix (janvier 1861-10 octobre 1863), Lucile Rodriguez, thèse de l'École des chartes, 2014. [lire]Remarque qui pourrait également s'appliquer à l'affirmation présente dans un autre livre de l'auteur, Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945 (2002), quand Annie Rey-Goldzeiguer écrit, à propos de «la majorité pied-noir» en 1940 : «Ils vont enfin pouvoir mettre en pratique ce racisme profond qui est finalement l'unique idéologie pied-noir» (p. 18).Depuis cette date, trois ouvrages ont été publiés sur les massacres de 1945, donnant lieu à des discussions importantes aussi bien dans le monde universitaire que dans l'espace public en général : Jean-Louis Planche, Sétif 1945, histoire d'un massacre annoncé, éd. Perrin, 2006 [lire] ; Roger Vétillard, Sétif, Guelma, mai 1945, massacres en Algérie, éd. de Paris 2008 et 2011 [lire] ; Jean-Pierre Peyroulou, Guelma, 1945, une subversion française dans l'Algérie coloniale, La Découverte, 2009. [lire]Le quatuor d'Alexandrie : Justine, Balthazar, Mountolive, Clea, Lawrence Durrell, 1957-1960.Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, 2002, p. 5.Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, 2002, p. 6.Guy Pervillé, «Rey-Goldzeiguer Annie, Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945, de Mers-el-Kébir aux massacres du Nord Constantinois [compte-rendu] , Outre-Mers. Revue d'histoire, n° 362-363, p. 301-394. [lire]
29 - Sylvie Thénault, «Rey-Goldzeiguer Annie, Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-El-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois [compte-rendu]», Outre-Mers. Revue d'histoire, n° 336-337, p. 419-420. [lire]Les Cahiers d'histoire sont le nom porté depuis 1995 par les anciens Cahiers d'histoire de l'institut Maurice Thorez ; Cf. réseau ArcMC. [lire]Maurice Genty, «Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre d’Algérie, 1940-1945 : de Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, La Découverte, 2002», in Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique, n° 90-91, 2003.[lire]Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, 2002, p. 235.Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, 2002, p. 236.Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, 2002, p. 237.Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, 2002, p. 237-238.Il s'agit de Augustin Berque.Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, 2002, p. 238.«L'histoire coloniale de la France revisitée. À propos de publications récentes», Finn Fuglestad, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 1992, n° 63-64, p. 257-268. [lire]«Histoire de la France coloniale [Meyer (Jean), Tarrade (Jean), Rey-Godzeiguer (Annie), Thobie (Jacques) : Histoire de la France coloniale, t. 1, Des origines à 1914 ; Thobie (Jacques), Meynier (Gilbert), Coquery-Vidrovitch (Catherine), Ageron (Charles-Robert) : Histoire de la France coloniale, t. 2, 1914-1990] [note critique]», Daniel Rivet, Outre-Mers. Revue d'histoire, 1992, n° 294, p. 115-125. [lire]Il y a une erreur sur le titre ; il s'agit en fait du livre Le royaume impossible : La France et la genèse du monde arabe, Henry Laurens, éd. Armand Colin, 1990.Jacques Gadille (1927-2013), notice data.bnf.fr. [lire]«La renaissance de l'idée missionnaire en France au début du XIXe siècle», Jean-Claude Baumont, in Les réveils missionnaires en France, du Moyen Âge à nos jours (XIIe-XXe siècles), actes du colloque de Lyon, 29-31 mai 1980, éd. Beauchesne, 1984. Extraits, p. 201 et suiv. [lire]Le titre de ce premier tome est devenu «La conquête» dans l'édition de poche, Pocket, 1996 ; troisième partie, p. 441-781.
* Je reprends la matière d'un article que j'ai rédigé pour une encyclopédie en ligne en octobre 2018. Michel Renard
Annie Rey-Goldzeiguer recevant une délégation tunisienne,
Massiac (Cantal), octobre 2015 (source)
Gouraud, photographies d'Afrique et d'Orient, un magnifique ouvrage de Julie d'Andurain (2017)
Gouraud, photographies d'Afrique et d'Orient
un magnifique ouvrage de Julie d'Andurain (2016)
C'est pour honorer une commande des archives diplomatiques du ministère des Affaires étrangères que Julie d'Andurain publie Henri Gouraud, photographies d’Afrique et d’Orient. Le fonds Gouraud a été versé aux archives en 1999 à la suite du don effectué par Antoine Gouraud, petit-neveu du général Gouraud (1867-1946) dont la carrière connut trois grandes étapes : l'Afrique, la Grande Guerre et le Proche-Orient.
Le livre est un choix de 200 photographies sur un fonds qui en compte plus de 10 000. «Il a vocation, prévient Julie d'Andurain, à sensibiliser le grand public et les chercheurs sur l’intérêt historique et esthétique des fonds photographiques déposés et conservés au Quai d’Orsay mais également à mettre en valeur le fonds photographique Gouraud» (1).
La quantité des images, le champ géographique qu'ils couvrent (du Mali, au Liban, du Maroc à la Syrie), la diversité des situations (colonies, protectorat, mandat), le soin technique dans la prise des clichés et l'esprit de curiosité, ainsi que la séquence chronologique impliquée (une trentaine d'années) offrent un tableau iconographique magnifique.
Mais toutes ces représentations appellent également l'analyse sérielle et la réflexion menées à partir d'une question démystifiante : la photographie en contexte colonial est-elle, selon la formule de l'auteur, un «hors-champ» militaire (donc un simple humanisme) ou bien un outil de propagande (un utilitarisme aux visées politiques) ? Julie d'Andurain s'est employée à discerner les usages que le photographe et ses destinaires ont réservé à toutes ces images.
Un décryptage de la photographie «coloniale»
Le livre présente donc trois facettes : la découverte de clichés inédits de l'action coloniale, le récit historique des contextes et l'évocation des personnages centraux ou secondaires de celle-ci, et le décryptage des pratiques de représentation du réel. Julie d'Andurain était bien placée pour mener ce travail, après ses investigations poussées dans le fonds Gouraud.
Elle explique sa démarche :
«L’objectif était de retracer la carrière du général Gouraud, non pas pour en faire un travail hagiographique, mais bien pour travailler la question d’un point de vue historique, voire même historiographique. J’ai délibérément axé mon analyse sur la question de l’usage photographique en terrain colonial. Je voulais mettre en exergue plusieurs types d’interrogations : ces photographies s’inscrivaient-elles dans une démarche humaniste, celle d’un homme qui découvre le monde, ou ont-elles eu un but utilitariste et plus particulièrement militaire ? Les deux fonctions se rejoignaient-elles ? Si oui, à quel moment ?
L'auteur note comment la photographie passe de l'usage familial à l'outil de propagande.
À travers des recherches historiques sur le rôle de la photographie en terrain militaire, particulièrement aux colonies, je me suis ainsi aperçue que – comme souvent – on caricature l’action des officiers coloniaux, faute de restituer les contextes et de prendre en considération l’action individuelle. La photographie est souvent présentée comme un simple outil de propagande.
Or, c’est là résumer un usage par un aspect réducteur, car, en réalité, à l’origine, l’usage photographique est motivé par des préoccupations qui se situent dans une sorte de "hors-champ" militaire. Il s’agit en effet avant tout un lien – au sens de ligament – avec la famille, avec les proches. Pour Henri Gouraud, son attachement initial à la photographie tient à sa volonté d’illustrer son propos et d’accompagner ses lettres personnelles.
Quand la photographie apparaît-elle en terrain colonial ? Utilisée dès les années 1860 à des fins topographiques en Europe, elle est naturellement plus tardive aux colonies. Il est en effet compliqué pour de jeunes officiers peu argentés de prendre dans un paquetage règlementairement limité des objets photographiques qui sont, à la fin du XIXe siècle, très encombrants et très lourds. La volonté d’Henri Gouraud et de son ami Henri Gaden – un vrai amateur de photographie – de faire des clichés résulte donc d’un choix personnel très affirmé. Cela dénote indiscutablement d’une passion pour la photographie.
Par la suite seulement, au cours de la phase des conquêtes et de l’accélération des rivalités coloniales, la photographie devient effectivement un outil de propagande. Mais elle a besoin du relais des publicistes parisiens, en particulier ceux du "parti colonial" qui se chargent de toucher l’opinion publique française. Dans ce livre, je montre quand et comment la photographie devient véritablement un outil, à parité avec d’autres, pour assurer la domination coloniale. Je montre aussi les limites de cette propagande par l’image» (1).
Julie d'Andurain propose une analyse de la production photographique en situation coloniale, à partir du fonds d'archives Gouraud mais également de manière plus générale.
Elle souligne notamment la propagande politique intelligente de Lyautey et l'influence qu'il exerça sur Gouraud. Il s'en dégage une typologie évolutive allant dans le sens d'une psychologie de plus en plus utiltariste mais toujours subtile.
Usage familial
- «Si dans un premier temps, l'usage de la photographie reste pour Gouraud tout à fait utilitaire et familial - il veut surtout témoigner à une mère inquiète de sa bonne santé et justifier ainsi l'éloignement -, Auguste Terrier lui donne rapidement une autre orientation. Il réclame des portraits, notamment pour valoriser dans les pages de son Bulletin du Comité de l'Afrique française les officiers coloniaux (...) Il utilise déjà le terme de propagande pour qualifier son usage de la photographie dans sa revue, mais elle reste encore à cette date fort sommaire» (2).
Usage politique du militaire
- «...les évolutions que connaît la politique coloniale sous le proconsulat de Lyautey. Soucieux de "montrer sa force sans avoir à s'en servir", Lyautey utilise plus qu'aucun autre la presse (...), les correspondants de guerre et la photographie comme outils de gouvernement. Ainsi, durant son séjour au Maroc, en raison de sa proximité avec le général Lyautey, Henri Gouraud apprend à utiliser l'image à des fins politiques. Portraits d'officiers en poste ou en campagne, passage des oueds, descriptions des camps et des constructions occidentales, entrées triomphales des troupes dans les villes, débarquement des autorités, défilés militaires, la photographie sert de plus en plus à magnifier le rôle des troupes tout en conservant toutefois celui d'intercesseur avec la famille» (3).
Usage politique du pittoresque
- «Sous les ordres de Lyautey, Gouraud apprend également la valeur politique du pittoresque, l'usage politique que l'on put faire de ces paysages endormis ou alanguis, très majestueux qu'affectionnent particulièrement les coloniaux du Maroc. Incarnation de la "pacification", le pittoresque est mis en images dans des livres de voyage ; il sert de support à de très nombreuses publicités et expositions de "charme", de "beauté", de "simplicité"» (4).
Usage propagandiste
- «Pour les besoins de la recherche archéologique, en raison de la beauté des paysages et de la nécessité de faire connaître le pays pour obtenir des subsides de Paris, les équipes du Haut-Commissariat ne cessent de photographier le pays qu'elles découvrent avec émerveillement. Les prises de vue sont parfois destinées à servir de modèles aux élèves des écoles des Beaux-Arts ; elles peuvent aussi être insérées dans les divers bulletins du lobby colonial ou servir de supports aux différentes conférences réalisées par les officiers du mandat. Elles servent abondamment aussi, désormais de plus en plus clairement, aux opérations de propagande que celles-ci soient destinées aux officiers français eux-mêmes ou au grand public, pour dresser des panoramas de "vulgarisation coloniale"» (5).
Le travail de Julie d'Andurain vient s'ajouter au Répertoire des photographes français d'Outre-Mer de François Boisjoly et Jean-Christophe Badot (2013) et aux photographies inédites envoyées par le médecin-major Blanc, en poste à Ou-Berkan au Maroc en 1908, que nous avons publiées sur ce site l'année dernière.
Toutes ces représentations, dans la diversité de leurs thèmes et de leurs usages, favorisent une approche équilibrée de l'imagerie coloniale, loin de l'assortiment partiel retenu par un Pascal Blanchard dans Sexe, race et colonies (2018). L'iconographie du moment colonial y gagne en compréhension intelligente.
Michel Renard
avril 2019
- Henri Gouraud, Photographies d'Afrique et d'Orient. Trésors des archives du quai d'Orsay, éd. Pierre de Taillac & Archives diplomatiques, 2016, 240 pages, 35 €.
- Les photos de cet article sont extraites de la présentation de l'ouvrage sur le site des éditions Pierre de Taillac.
Notes
1 - Les clés du Moyen-Orient (en ligne), entretien avec Julie d'Andurain, 1er mars 2017. [lire]
2 - Julie d'Andurain, Henri Gouraud, photographies d'Afrique et d'Orient, éd. Pierre de Taillac & Archives diplomatiques, 2016, p. 85-86.
3 - Julie d'Andurain, Henri Gouraud, photographies d'Afrique et d'Orient..., p. 126-127.
4 - Julie d'Andurain, Henri Gouraud, photographies d'Afrique et d'Orient..., p. 127-129.
5 - Julie d'Andurain, Henri Gouraud, photographies d'Afrique et d'Orient..., p. 171.
Gouraud (assis, 2e à partir de la gauche) et groupe de militaires à Agadès, au Niger, 1901
Comment l'Algérie devint française, de Georges Fleury
Comment l'Algérie devint française
un livre de Georges Fleury
Tout commence le 30 avril 1827 par les célèbres trois coups d'éventail que le dey Hussein donne, au cours d'une audience, au consul de France, Pierre Deval. À l'origine de ce geste, une dette non réglée par la France, et la piraterie incessante menée par les Barbaresques, encouragée en sous-main par le dey.
Après la rupture des relations diplomatiques, l'escalade est rapide : blocus d'Alger par la marine française, destruction de comptoirs par le dey. Décision est prise d'envahir l'Algérie et, le 5 juillet 1830, l'escadre commandée par l'amiral Duperré et l'armée du général de Bourmont s'emparent d'Alger. La Régence est supprimée, signant l'effondrement de la présence turque vieille de plusieurs siècles.
D'abord accueillis comme des libérateurs par la population, les Français ne tardent pas à rencontrer une résistance d'abord sporadique d'émirs locaux, puis bien organisée en la personne d'Abd el-Kader, "le serviteur du Tout-Puissant", vingt-deux ans, qui descend en ligne directe de Mahomet. Sa haine du régime turc, son prestige et son autorité morale font de lui le seul émir capable d'unir les clans.
Abd el-Kader engage la lutte contre les Français avec des succès divers. Les hésitations de la politique coloniale française expliquent que le général Desmichels puisse signer un traité avec lui, en 1834, lui reconnaissant une souveraineté sur une partie importante du pays. La France ayant opté pour une occupation partielle de l'Algérie, le traité de la Tafna, en 1837, confirme la souveraineté d'Abd el-Kader sur les deux tiers du territoire.
La guerre ne tarde pas à reprendre à cause de l'extension de la présence française. Malgré son acharnement, Abd el-Kader ne peut résister aux colonnes expéditionnaires du " père Bugeaud ", gouverneur de l'Algérie de 1841 à 1847. En 1843, la prise de sa smala par le duc d'Aumale signe le début de la fin. L'Algérie devient française. Commencent alors cent quinze ans de colonisation, de passions et de guerres...
à propos du livre de Roger Vétillard, "La dimension religieuse de la guerre d'Algérie", par Joëlle Hureau
Roger Vétillard
La dimension religieuse de la guerre d'Algérie, 1954-1962
par Joëlle Hureau
Le nouveau livre de Roger Vétillard se présente d'emblée comme un hommage à un ami brutalement décédé, Gilbert Meynier, et l'accomplissement d'une promesse implicite. Et de fait, cet historien est quasi omniprésent par les nombreuses références à ses écrits et à son point de vue sur la question étudiée.
Cela établi, l'auteur entreprend une exploration des ressorts religieux du F.L.N. au cours de la guerre de 1954-1962. Il dépasse même ce propos, en montrant que le recours à l'islam a fonctionné après l'indépendance de l'Algérie et depuis. Des annexes consistantes complètent cet ouvrage dont les qualités sont indéniables.
Comme dans ses publications précédentes, Roger Vétillard fait preuve d'un grand éclectisme dans la recherche et l'utilisation des sources. Ses arguments s'inspirent d'historiens, très différents par leur démarche et parfois par leurs prises de position. Il s'appuie également sur des sites internet très divers, des témoignages oraux et des films documentaires.
La partie la plus féconde est sans doute la quatrième consacrée au rôle de l'islam dans l'Algérie indépendante, car elle dépeint une Algérie peu connue du commun des lecteurs. Les annexes les plus remarquables concernent les textes de lois algériens, l'influence des préceptes religieux chez différents chefs du F.L.N., les religions non-musulmanes et la guerre d'Algérie, le rêve d'une Algérie plurielle.
Moins convaincantes sont la deuxième et la troisième parties. «Le façonnement de la société "indigène" par l'islam» annoncé par le titre de la deuxième partie est difficilement perceptible. Douze siècles de passé musulman sont masqués par l'action de quelques leaders relativement récents : Abd-el-Khader (proclamé émir en 1832), l'émir Khaled (1919-1923), Messali Hadj et l'Association des Oulémas algériens (entre les années vingt et 1954).
Par contraste, la place accordée aux déclarations approximatives d'Ahmed Djebbar (1) semble excessive. Car, conclure que «la population autochtone», avant 1830, acceptait la domination des Ottomans, «également musulmans», en raison de l'occultation par la religion de «tout précepte national», revient à ignorer les fréquentes révoltes que l'autorité turque eut à juguler. En tirer argument pour ajouter «que les Algériens refuseront parfois – des décennies durant – que leurs enfants fréquentent l'école française» paraît tout aussi hâtif. À titre de démenti, la fréquentation de l'école coranique n'a nullement détourné Zighoud Youcef (2) et Larbi Ben M’hidi (3) de l'école primaire française où ils obtinrent le certificat d’études.
L'observation de Charles-Robert Ageron (4) relative à la désertion des écoles laïques au profit des écoles coraniques mérite aussi examen. «Entre 1935 et 1954, le nombre d’écoles coraniques sous le contrôle de l’Association des Oulémas est passé de 70 à plus 120» constatait l'historien.
L'association mentionnée ayant été créée en 1931, le nombre d'écoles passées sous son contrôle durant les cinq premières années de son existence - 70, une moyenne de 14 par an - est impressionnant ; en revanche, sa progression entre 1935 et 1954 paraît modérée, moins de 3 par an. Ce qui enlève à cette preuve par les chiffres beaucoup de sa pertinence.
le religieux : la part de stratégie
La troisième partie - Quand l'islam s'installe dans la guerre d'Algérie - pâtit de la méthode adoptée. Décider que 45 faits, arguments, raisonnements seront les indices décisifs de la démonstration se mue en piège dans lequel les 33 derniers ont été pris. Souvent superflus, ils vont parfois à l'encontre du raisonnement suivi (5). Synthétisés, les points restants auraient gagné en force. Toutefois, et fort heureusement, leur analyse montre que le rôle joué par l'A.U.M.A. (6) dans l'épanouissement du nationalisme algérien l'amène non seulement à se rallier au F.L.N., mais encore à le noyauter.
Les liens de l'A.U.M.A. avec les Frères musulmans égyptiens, l'arabo-islamisme proche oriental et le wahhabisme sont clairement indiqués, de même que le rôle essentiel joué dans le F.L.N. par ses fondateurs et militants-phares (7) et leurs points communs : racines kabyles, expatriation, implication dans l'insurrection de 1871 et/ou appartenance à la même confrérie. On remarque enfin l'hégémonie de l'Est algérien dans le combat pour l'indépendance.
À ces constats font écho les antécédents historiques. Les liens des confréries algériennes - par exemple, celle que dirigeait la famille d'Abd-el-Kader - avec leurs éponymes proche- orientales sont anciens. La forte résistance de l'Algérie orientale à la domination française fut précoce et opiniâtre : d'abord personnifiée par l'intraitable bey de Constantine, Hadj Ahmed Bey, puis par El Mokrani, le plus connu des chefs de l'insurrection kabyle de 1871.
Dès 1830, la force fédératrice de l'islam était connue des autorités françaises qui, pour la canaliser, ont «inventé» (8) le culte musulman et suivi de près l'activité de l'A.U.M.A. La place de l'islam algérien dans la mobilisation pour l'indépendance n'était pas ignorée des historiens (9). L'islam guerrier que décrit Roger Vétillard est profondément retravaillé par des influences extérieures. Il ne réduit pas pour autant la guerre d'Algérie à un conflit religieux. À travers la conviction religieuse, il laisse transparaître la part de stratégie, d'où l'ambiguïté qu'il signale fréquemment (10). Ainsi, on perçoit que, dans ce conflit, la victoire totale et incontestable du F.L.N. importait autant, sinon plus, que le triomphe de la religion.
Joëlle Hureau
agrégée et docteur en histoire
1 - Ancien ministre algérien de l'Éducation nationale et de la recherche.
2 - Qui commanda un temps la wilaya II.
3 - D'après un article cité en note p. 29.
4 - Note 39, p. 26.
5 - Le 35e, qui souligne que des dix commandements de l'A.L.N. seul le dernier est relatif à la religion, en est un exemple.
6 - Association des Ulémas musulmans algériens.
7 - Mohamed Bachir El Ibrahimi, Fodil Ourtilani, Tewfik El Madani, Mohamed Khattab Fergani, Abd al-Hafiz Amokrane El Husni, Amar Ouzegane.
8 - Oissila Saaidia, «L’invention du culte musulman dans l’Algérie coloniale du XIXe siècle», L’Année du Maghreb [En ligne], 14 | 2016, mis en ligne le 21 juin 2016, consulté le 22 août 2018.
URL : http://journals.openedition.org/anneemaghreb/2689
9 - L'auteur l'indique bien lorsqu'il se réfère à Benjamin Stora à propos de sa préface au livre de Monique Gadant en 1988 ou de son livre L'Algérie en 1995 publié en 2012.
10 - Notamment lorsqu'il cite Guy Pervillé à propos «des principes contradictoires du F.L.N», p. 53.
- Roger Vétillard, La dimension religieuse de la guerre d'Algérie 1954-1962, éditions Atlantis, Friedberg, 2018 - 185 p.
Pour en finir avec la repentance coloniale : liste des articles (2006-2012)
Pour en finir avec la repentance coloniale :
liste des articles (2006-2012)
- Les immigrés n’ont pas «reconstruit» la France après 1945, Daniel Lefeuvre (2008) [lire]
- La France n’a pas de dette envers ses ex-colonies, mais une histoire commune, Daniel Lefeuvre (2008) [lire]
- La réalité coloniale en question, à propos d’une pétition, général Maurice Faivre, Daniel Lefeuvre, Michel Renard [lire]
- Oui, nous devons demander pardon… (tu l'as bien cherché, Gérard Longuet), Daniel Lefeuvre [lire]
- Questions de Quentin Ariès (IEP Grenoble) à propos de Pour en finir avec la repentance coloniale, Daniel Lefeuvre, Michel Renard [lire]
- Pour en finir avec la repentance coloniale, le livre de Daniel Lefeuvre au programme d’entrée à l’IEP de Grenoble, le dossier complet [lire]
- Commémorations : pour en finir avec les lois mémorielles, Daniel Lefeuvre sur iTélé [lire]
- Le PCF et les aspects positifs de la colonisation (à propos de l’Académie des sciences d’outre-mer), Michel Renard [lire]
- Passé colonial français : rétablir les vérités historiques, interview, Daniel Lefeuvre [lire]
- Pas question de «pensée philocoloniale», Daniel Lefeuvre [lire]
- L’aphasie de Nicolas Bancel et Pascal Blanchard face aux critiques historiennes, Michel Renard [lire]
- Il est faux d'affirmer que la colonisation française a été un génocide ou une extermination, Claude Liauzu et Gilbert Meynier [lire]
- Pourquoi les Vietnamiens n’ont-ils pas revendiqué des excuses, Pierre Brocheux [lire]
- «Le système colonial a été profondément injuste», Nicolas Sarkozy à Alger – La perception politique n’épuise pas la réalité historique, Michel Renard [lire]
- Les dérives de l’anticolonialisme, Yves Montenay [lire]
- Allocution de Nicolas Sarkozy à Dakar (26 juillet 2007) – Critiques, par Achille Mbembé, par Thomas Heams, par Ibrahima Thioub [lire]
- Réponse à Catherine Coquery-Vidrovitch, Daniel Lefeuvre [lire]
- En commémorant l’abolition de l’esclavage, Nicolas Sarkozy se dément, Claude Liauzu [lire]
- Opposé à la repentance, M. Sarkozy participe à la commémoration de l’abolition de l’esclavage, Le Monde (9 mai 2007) [lire]
- Je récuse absolument le terme de repentance, Catherine Coquery-Vidrovitch [lire]
- Chez les décolonisés dont la situation de dégrade, il y a une tendance à dire que c’est la faute de l’ancienne puissance occupante, Éric Hobsbawm [lire]
- Toute histoire coloniale peut être relue et commentée, Pierre Joxe [lire]
- Un historien peut-il faire dire tout ce qu’il veut aux statistiques ? Réplique à un argument de Catherine Coquery-Vidrovitch, Michel Renard [lire]
- «Une histoire idyllique du colonialisme» ? réponse à Jack Lang [lire]
- La controverse autour du «fait colonial», note sur un livre de romain Bertrand, Claude Liauzu [lire]
- Commentaire sur la «repentance» et sur le discours de Pascal Blanchard [lire]
- Réponse d’un «repentant» à un «non-repentant», interview de Pascal Blanchard par Olivier Menouna (Africa international) [lire]
- Soldats indigènes : prenons garde à la mystification, Pierre Brocheux [lire]
- Après la sortie du film Indigènes, la France face à ses ex-colonies, un forum avec Daniel Lefeuvre (NouvelObs.com) [lire]
- Pascal Bruckner, Benjamin Stora : contre l’oubli, la mémoire ou l’histoire (Le Figaro) [lire]
- Colonisation : Sarkozy rejette la faute (AP) [lire]
- Réponse à la lecture de Benjamin Stora, Daniel Lefeuvre [lire]
- Colonies : ni tabou ni repentance, Georgette Elgey (Historia) [lire]
- Se repentir de la repentance, Jean Dubois (Les Échos) [lire]
- Colonialisme : haro sur la repentance, à propos du livre de Daniel Lefeuvre, Violaine de Montclos [lire]
- De la repentance à l’Apartheid, Olivier Pétré-Grenouilleau [lire]
- Pour un débat de fond sur le passé colonial, à propos du livre de Daniel Lefeuvre, Claude Liauzu [lire]
- Colonisation : halte aux amalgames, Marc Riglet [lire]
- Les marchands de repentance, Jacques de Saint Victor [lire]
- La France n’a pas de dette envers ses ex-colonies, mais une histoire commune, Daniel Lefeuvre [lire]
- Colonisation : pour en finir avec les idées reçues, Daniel Lefeuvre [lire]
- Ne cédons pas à l’intimidation (Emmanuel Hecht, Les Échos) [lire]
- Les Nord-Africains n’étaient pas de la chair à canon (à propos du film Indigènes), Daniel Lefeuvre [lire]
- Le débat sur la repentance coloniale est lancé [lire]
- Le vrai visage des tirailleurs, Daniel Lefeuvre (interview, L’Express) [lire]
- Pour en finir avec la repentance coloniale, bonnes pages du livre de Daniel Lefeuvre [lire]
un autodafé pour les orientalistes (à propos du livre d'Edward Saïd), Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, 24 octobre 1980
Par un article paru dans Le Monde du 24 octobre 1980, Jean-Pierre Péroncel-Hugoz proposait une critique acérée de l'ouvrage du palestinien Edward Saïd consacré à "L'orientalisme". Ce livre est adulé par la bien-pensance anti-occidentale, et par les partisans des postcolonial studies, alors qu'il est truffé de lacunes et d'erreurs méthodologiques.
Voici cet article.
rencontres avec l'Islam
Un autodafé pour les orientalistes
Jean-Pierre PÉRONCEL-HUGOZ
Edward Saïd récuse les images que les Occidentaux ont données de l'univers arabe
Henri Guillemin s'est fait une réputation en remettant en cause tel ou tel personnage historique. Edward Saïd, professeur de littérature anglaise à l'université Columbia, à New-York, s'attaque, lui, à toute une science, vieille de deux siècles, dans sa version moderne : l'orientalisme. Devant une telle entreprise on incline d'abord au scepticisme.
Certes, la discipline visée n'a pas, loin de là, produit que des chefs-d'œuvre, parmi les quelque quatre-vingt mille ouvrages qu'elle a suscités dans les langues européennes depuis 1800 ; mais elle a tout de même contribué à restituer leur passé préislamique à l'Égypte ou à la Mésopotamie, et elle a apporté à l'intelligentsia occidentale une connaissance, certes insuffisante de l'univers arabo-musulman (1), mais mille fois plus large que le savoir sur l'Occident répandu parmi l'élite pensante arabophone - l'«occidentalisme» qui, en deux cents ans, n'a donné que quelques centaines d'études, restant un projet.
Puis on se dit : après tout, pourquoi pas ? Rien n'est sacré, ni définitif. De plus, l'auteur a un profil qui peut séduire ; d'origine palestinienne, élevé en Égypte, attentif à la culture française, âgé aujourd'hui d'à peine quarante ans, ne rabâchant pas les vieux clichés marxisants chers à nombre de ses pairs il a en outre la vertu, une fois établi à New-York, de braver, avec le groupe des diplômés arabes américains, le robuste conformisme intellectuel, trop marqué par le sionisme, de cette ville.
De Dante à Kissinger
Et on se lance dans le texte très serré de l'Orientalisme. Dès l'introduction, on bute sur Flaubert, rescapé de Sartre et qui, bien que n'ayant jamais prétendu au titre d'orientaliste, eut l'imprudence de commettre un certains nombre de pages orientales. Cela lui vaut, cette fois, d'inaugurer le jeu de massacre qu'Edward Saïd va mener d'une seule haleine durant quatre cents pages contre les orientalistes, ou assimilés, français et anglo-saxons.
Les ébats auxquels Flaubert se livra (à Esneh, en Haute-Égypte, et non pas à Ouadi-Halfa, à la frontière soudanaise, à environ 500 km de là, comme l'écrit E. Saïd), avec l'aimée Koutchouk-Hanem, peuvent servir de «prototype au rapport de forces entre l'Orient et l'Occident et au discours sur l'Orient que [ce rapport de forces] a permis».
L'orientalisme implique bien «volonté de savoir et connaissance», mais cela est gâté par le fait qu'il est «tout agression, activité, jugement». Si Flaubert, malgré sa prétention à vouloir par son art «ramener l'Orient à la vie», reste malgré tout, comme Nerval, un «écrivain de génie», il est aussi «l'incorrigible créateur d'un Orient imaginaire» et sa vision est «négative».
Avant eux, Dante a eu le tort, dans l'Enfer, d'infliger un «châtiment (...) particulièrement répugnant» au prophète «Maometto», «sans fin fendu en deux du menton à l'anus» pour avoir été «seminator di scandalo e di scisma». Après eux, Kissinger a commis l'erreur de diviser la planète entre des sociétés occidentales «newtoniennes» et un tiers-monde qui, selon l'ancien secrétaire d'État américain, n'a pas admis que l'univers réel soit extérieur et non pas intérieur à l'observateur.
Ensuite, Edward Saïd place sur la sellette Chateaubriand, à «l'esprit de vengeance chrétien» et qui, sans vergogne, «s'approprie (l'Orient), le représente et parle pour lui» ; mais l'auteur de l'Itinéraire de Paris à Jérusalem a plus de chance que Lamartine, «Chateaubriand de basse époque», compromis par un Voyage «impérialiste» au Levant... Goethe, Byron et Hugo ne voient tous trois dans l'Orient qu'un «lieu d'occasions originales» pour rimer.
Même Marx
Michelet dit «exactement le contraire de ce qu'il faut dire» sur cette partie du monde. L'Anglais Lane, auteur de Manners and Customs of the Modern Egyptians, réédité plusieurs fois depuis 1836 et encore en 1978, traduit sa «mauvaise foi» en se déguisant en mahométan. Le réalisme de Renan est «raciste». Marx lui-même, que l'on s'étonne de rencontrer dans ces allées bourgeoises, est épinglé pour avoir émis des idées «romantiques et même messianiques» sur l'Orient. Massignon, enfin, le grand Massignon (1883-1962), a bien laissé des «interprétations d'une intelligence presque écrasante», mais son Orient «hors du commun» est «un peu bizarre».
L'une des principales faiblesses de la thèse d'Edward Saïd est d'avoir mis sur le même plan les créations littéraires inspirées par l'Orient à des écrivains non orientalistes, dont l'art a nécessairement transformé la réalité, et l'orientalisme purement scientifique, le vrai. C'est du reste au sein de celui-ci que quelques rares noms trouvent grâce à ses yeux : l'Anglais Norman Daniel (2) et les Français Jacques Berque, Maxime Rodinson, Yves Lacoste, Roger Arnaldez.
En revanche un nom comme celui de Vincent Monteil, à l'œuvre si ample, si généreuse sur le monde musulman, n'est même pas cité une fois ! Pas plus que ceux d'autres spécialistes contemporains comme Régis Blachère, Henri Corbin, Henri Laoust, Louis Gardet, Robert Mantran, René Raymond, le Père Jacques Jomier, etc. C'est le cas aussi du baron de Slane, qui, au siècle dernier, rappela pourtant au monde l'existence cinq siècles plus tôt d'Ibn Khaldoun, inventeur de la sociologie.
Quelle lacune enfin de ne pas même mentionner l'arabisant Antoine Galland, qui, sous Louis XIV, sauva de l'oubli ce monument de la culture arabe que sont les Mille et Une Nuits, dont la future publication complète en arabe devait être en partie traduite du français !
Quant à Champollion, le temps n'est pas encore venu de lui chercher querelle pour avoir déchiffré les hiéroglyphes, mais son maître, Silvestre de Sacy, «père de l'orientalisme», n'est au fond qu'un compilateur «cérémonieusement didactique». Et les «savants» qui acceptèrent de suivre Bonaparte en Égypte ont droit à des guillemets, car ils inaugurent une période où «la spécialité de l'orientaliste (sera) mise directement au service de la conquête coloniale».
Ce qu'Edward Saïd ne dit pas - mais le sait-il ? - c'est que cent quatre-vingts ans après cette expédition, on discute encore au Caire pour savoir s'il ne serait pas impie de traduire in extenso dans la langue du Coran, car ils sont consacrés à des «idoles», les trente-trois volumes monumentaux de la Description de l'Égypte, publiés en France de 1803 à 1828 et que l'auteur de l'Orientalisme ravale au rang de «grande appropriation collective d'un pays par un autre».
Rejeter Ibn Khaldoun ?
Même si tous les orientalistes - qu'il faut désormais appeler des «spécialistes d'aire culturelle...» - avaient été des auxiliaires de la colonisation, ce qui n'est pas le cas, il crève les yeux qu'il resterait quand même d'eux un énorme apport scientifique pour une meilleure connaissance des sociétés orientales.
Si cet apport doit être refusé à cause de son utilisation passée ou actuelle à des fins politiques ou en raison des positions personnelles dépassées de certains orientalistes, il faut brûler également maints voyageurs arabes du Moyen Âge ou le Père Huc et ses pérégrinations sino-tibétaines, les premiers pensant à islamiser, le second à évangéliser ; il convient même de rejeter Ibn Khaldoun à cause de son colonialisme arabe, de sa dureté à l'égard des minoritaires chrétiens et de son racisme à l'endroit des Noirs...
En réalité, même s'il s'en défend, Edward Saïd, bien qu'il soit d'origine chrétienne et de formation américaine, participe - sans nuance, ce qui est grave de la part d'un intellectuel - au grand refus musulman (3) qui, de Fès à Lahore, tente aujourd'hui de faire échapper l'islam tant à l'influence occidentale qu'au regard étranger. Surtout à ce regard.
Au cri sophistiqué de l'universitaire arabe de New-York, accentué encore par la blessure palestinienne, répond le prône du vendredi de n'importe quelle mosquée du Caire en 1980 : «Les incroyants n'ont pas le droit de venir voir comment nous vivons, comment nous traitons nos femmes, comment nous gouvernons notre patrie islamique...».
Jean-Pierre Péroncel-Hugoz
Le Monde, 24 octobre 1980
1 - L'orientalisme stricto sensu peut englober l'Asie entière et l'Afrique arabisée, mais Edward Saïd s'est essentiellement consacré à l'orientalisme arabisant.
2 - Auteur d'Islam and the West, il vit aujourd'hui avec sa femme chez les dominicains du Caire.
3 - Edward Saïd relève que Massignon - prémonitoirement ? - se représente "l'islam [comme] une religion sans cesse impliquée dans des refus".
la colonisation : une bonne affaire ? par Daniel Lefeuvre (2007)
Marseille, Exposition coloniale, avril-novembre 1906
la colonisation : une bonne affaire ?
Daniel LEFEUVRE (2007)
Indiscutablement, les enjeux économiques figurent en bonne place parmi les facteurs qui poussèrent les Européens à se lancer à la conquête du monde, et Jules Ferry professe un lieu commun lorsqu’en 1885 il lance la formule devenue célèbre : «La colonisation est fille de la politique industrielle». Qu’attend la France, qu’espèrent ses industriels, ses négociants et ses épargnants de la possession d’un empire colonial ? L’intérêt économique des colonies doit être examiné sous trois aspects principaux :
- Dans quelle mesure celles-ci ont-elles été un réservoir de matières premières et de produits agricoles ?
- Quels débouchés ont-elles offerts à l’industrie métropolitaine ?
- Quels placements avantageux ont-elles permis ?
un réservoir de matières premières ?
Depuis le milieu du XIXe siècle, les achats de matières premières constituent une part prépondérante des importations françaises (50% en 1885, 59% en 1913, 61% en 1928, 45% en 1953) et le principal facteur du déficit récurrent de la balance commerciale. D’où l’intérêt de la conquête coloniale pour beaucoup : elle permettrait d’apporter à la France les matières premières dont elle est dépourvue ou qu’elle produit en quantité insuffisante, d’offrir des débouchés pour ses productions industrielles et des placements rémunérateurs pour ses capitaux. Mais l’empire a-t-il répondu à ces attentes ?
Des premières décennies de la révolution industrielle jusqu’à l’avènement des décolonisations, l’essentiel des importations françaises de matières premières se concentre sur six à sept produits : la houille, le coton, la laine, la soie, les oléagineux, le bois, puis, à partir de la Première Guerre mondiale, le pétrole.
Les colonies ont-elles permis de pallier ces pénuries ? S’agissant de la houille, la réponse est négative. Certes, de très riches gisements sont exploités au Tonkin, mais leur commercialisation se fait en Asie et la France continue de se fournir en Europe, auprès de la Grande-Bretagne, de la Belgique et de l’Allemagne. Que la société des charbonnages du Tonkin ait été une excellente affaire pour ses actionnaires est indiscutable, mais croire que la domination coloniale sur cette région ait allégué la contrainte énergétique de la France est un leurre.
En 1830, l’espoir de transformer l’Algérie en un immense champ de coton n’est pas absent des motivations de la conquête coloniale, et lorsque, deux ans plus tard, le débat fait rage pour savoir s’il faut étendre les premières conquêtes françaises à tout le territoire de l’ancienne Régence, la possibilité de produire sur place cette matière première que la France importe à grand frais est au cœur des débats. Mais, malgré bien des tentatives, en Algérie d’abord puis en Afrique subsaharienne - en particulier avec l’aménagement des boucles du Niger -, jamais les colonies n’ont livré plus de 18% du coton transformé en France, encore reste-t-il à examiner à quel prix. Le constat est encore plus amer pour les autres fibres textiles : pour la laine comme pour la soie, l’apport colonial a été nul ou presque.
Certes, l’empire devient, dès la fin du XIXe siècle, un réservoir important de produits pour la métropole. Le détail de ses livraisons montre qu’à l’exception des phosphates, du caoutchouc et du bois, elles portent essentiellement sur des produits agricoles : arachides, cacao, café, riz, sucre de canne et vins.
La question qui se pose alors est de savoir si la domination coloniale offrait un avantage particulier. Elle mérite d’être examinée sous trois angles :
- la rareté des produits concernés,
- la sécurité de l’approvisionnement
- et le coût moindre.
À nouveau, la réponse est chaque fois négative. Si elle l’avait voulu, la France aurait pu se fournir en arachides dans les Indes anglaises, en café au Brésil ou en Gold Coast, en sucre au Brésil ou à Cuba, en cacao en Gold Coast, en caoutchouc en Malaisie, et en phosphates aux Etats-Unis. Quant aux vins que l’Algérie et la Tunisie écoulaient, entièrement ou presque, en France, sauf pendant les années 1875-1890, ils n’étaient en rien indispensables à l’économie métropolitaine, l’Italie, l’Espagne, le Portugal pouvant livrer des produits similaires.
Ainsi, et contrairement aux espoirs des «colonistes», il n’y a jamais eu de complémentarité entre les besoins essentiels de l’industrie française et les importations en provenance des colonies, à l’exception des arachides, du phosphate et du caoutchouc.
L’expérience de la Première Guerre mondiale a, par ailleurs, montré que la France ne tirait, sur le plan commercial, aucun avantage stratégique à posséder un empire colonial. Malgré les très fortes contraintes imposées aux populations colonisées, qui ont entraîné nombre de disettes, voire de famines, les importations en provenance des colonies n’ont eu qu’un caractère marginal par rapport aux livraisons des Alliés ou des pays neutres et ont, de surcroît, fortement chuté, faute de navires en nombre suffisant, par rapport à l’avant-guerre.
Enfin, contrairement à bien des idées reçues, les productions coloniales n’ont jamais été achetées à vils prix. En 1961, une étude réalisée par le ministère des Finances pour évaluer les conséquences économiques et financières de l’indépendance de l’Algérie estime que le lien colonial eut «pour conséquence de faire payer par la France la plupart des exportations algériennes à des prix de soutien sensiblement supérieurs aux cours mondiaux» ; un surprix évalué à 68%.
Et ce qui est vrai pour l’Algérie l’est pour toutes les productions de l’empire : les bananes étaient payées 20% au-dessus des cours mondiaux, les oléagineux 32%, le caoutchouc 13%. Si le commerce des phosphates d’Afrique du Nord ne bénéficia d’aucun tarif privilégié, leur exploitation, en revanche, fut l’objet de nombreuses subventions (pour le transport et la manipulation en particulier) correspondant à une ristourne de 40% du prix du produit. Le pétrole algérien, découvert en 1956, n’échappa pas à cette règle.
Comme réservoir de produits, le principal élément positif de la domination coloniale a donc été de permettre à la France de régler ses achats en francs et d’économiser ainsi de précieuses devises.
La Rochelle, Exposition coloniale, 1927
un client privilégié ?
Mais l’empire a été également, et tout précocement, un client privilégié, puisque sa part dans les exportations françaises est passée, entre 1913 et 1953, de 13,73% à 37%. De plus, face aux vicissitudes des marchés étrangers, le débouché colonial a joué un rôle stabilisateur : de 1880 à 1958, les exportations vers l’empire ont progressé, en francs constants, au rythme annuel moyen de 3,8%, alors que les ventes à destination de l’étranger ne s’accroissaient que de 1%.
Pendant la grande dépression des années 1930, la stabilité des exportations vers l’empire a également permis de compenser, mais pour parti seulement, l’effondrement des ventes à l’étranger. Le raisonnement en pourcentage ne doit pas, ici, tromper : si la part de l’empire dans les exportations est passée de 13% en 1928 à 27% en 1938, il ne faut pas y voir une croissance réelle des ventes, qui tendent plutôt à stagner, mais la conséquence de l’effondrement de celles destinées à l’étranger. Tous les secteurs d’activité, au demeurant, n’ont pas tiré parti de ce repli impérial d la même manière.
Pour certains l’empire a bien constitué une planche de salut face à la fermeture des débouchés étrangers. Ainsi, de 37 000 tonnes en 1928, les exportations de tissus de coton vers l’étranger s’effondrent-elles à 4 000 tonnes en 1938, tandis que celles à destination des colonies s’élèvent de 36 000 à 43 500 tonnes. Les tissus de soie ne bénéficient pas d’une telle aubaine. Certes, la part de l’empire, marginale en 1928, représente 18% des exportations en 1938. Mais, alors que la valeur des expéditions en direction de la Grande-Bretagne recule de 1 280 millions de francs en 1928 à 300 millions de francs dix ans plus tard, les ventes aux colonies n’atteignent pas, en 1938, 180 millions de francs.
Enfin, contrairement à une idée reçue, si le marché colonial a bien été un marché protégé, cette protection était loin d’être absolue. En 1938, à l’heure de «l’autarcie» triomphante, le tiers des tissus de coton, la moitié des machines et des automobiles importées par les colonies sont de provenance étrangère.
Compagnon des mauvais jours, le débouché colonial paraît conserver ce rôle au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : en 1952, il absorbe 42,2% des exportations totales de la France (27,4% en 1938). En outre, le solde positif de la balance commerciale de la France avec la zone franc (240 milliards de francs en 1952) comble une partie du déficit des échanges avec l’étranger (410 milliards). Qui se soucie alors de savoir que cet excédent est en réalité financé par des transferts massifs de capitaux publics qui permettent aux territoires d’outre-mer d’équilibrer leur balance des paiements avec la métropole ?
À partir de 1952, le débouché colonial décroche inexorablement. Certes, il continue de s’accroître (plus 55,7% en francs courants entre 1952 et 1961) mais à un rythme bien moins soutenu que celui des marchés étrangers qui augmentent dans le même temps de 218%. Cet essoufflement affecte tous les secteurs d’activité.
L’empire, désormais, est devenu la béquille des branches d’activités incapables d’affronter la concurrence internationale et l’un des facteurs qui entravent la modernisation de l’économie française. Les secteurs dynamiques de l’économie ont, avant l’indépendance des territoires coloniaux, engagé avec succès la reconversion géographique de leurs échanges, si bien que les indépendances de l’Indochine, du Maroc et de la Tunisie, puis de l’Algérie, n’affectent pas la croissance globale des exportations françaises qui augmentent de 33% entre 1952 et 1957, et de 111% entre 1957 et 1963.
Preuve que si le capitalisme français s’est appuyé, de façon sectorielle ou ponctuelle, sur le débouché colonial, ce dernier ne lui était pas indispensable.
Les ventes aux colonies se font, généralement, à des cours supérieurs à ceux pratiqués à la «grande exportation». En 1938, le quintal de produit chimique est vendu 146 francs à l’étranger et 195 francs dans l’empire, les outils respectivement 288 et 390 francs.
En 1956, la balance nette des échanges entre la métropole et les colonies, du fait des surprix acquittés par ces dernières, dégage un solde de 273 millions de francs. Si certaines entreprises bénéficient de cette véritable aubaine, il faut rappeler que, pour une part croissante, les achats des colonies reposent sur des transferts de capitaux publics de métropole, comme le constate l’ancien directeur du Trésor, François Bloch-Lainé, dans son livre La Zone franc, publié cette année-là :
- «Le système du pacte colonial, si critiqué depuis la guerre, s’est presque renversé au bénéfice des pays d’outre-mer. Désormais, ceux-ci importent beaucoup plus en provenance de la métropole qu’ils n’exportent vers elle. La différence […] est compensée par des transferts de capitaux, pour la plupart publics, qui sont effectués dans le sens métropole/outre-mer. [… Tout se passe comme si la France fournissait les francs métropolitains qui permettent à ses correspondants d’avoir une balance profondément déséquilibrée : ainsi s’opère, aux frais de la métropole, le développement économique de tous les pays d’outre-mer, sans exception».
des placements avantageux ?
Un dernier aspect reste à examiner : les colonies ont-elles constitué un lieu privilégié et particulièrement rémunérateur pour les investisseurs ? Avec près de deux milliards de francs d’investissement direct à la veille de la Première Guerre mondiale, l’empire colonial se classe déjà au tout premier rang parmi les lieux de l’investissement privé, derrière l’Amérique latine et la Russie, mais à égalité avec l’Espagne et loin devant l’empire Ottoman. En outre, les taux de profit des sociétés coloniales se révèlent supérieurs à ceux des sociétés exerçant leur activité en métropole ou à l’étranger.
Les années 1920 prolongent cette tendance : entre créations de nouvelles sociétés et appels de celles déjà existantes, ce sont 6 746,2 millions de francs qui sont placés dans l’empire, entre 1919 et 1929, soit 67,5% du total de l’investissement direct extérieur français de cette décennie. Quant aux profits, s’ils fléchissent légèrement, ils restent cependant à des niveaux élevés.
Il serait pourtant erroné de mesurer la rentabilité de l’investissement colonial à l’aune de ces seules données.
En effet, ce qui caractérise le placement de capitaux dans les colonies, c’est l’importance des risques encourus : sur les 469 sociétés coloniales étudiées par Jacques Marseille, 182, soit 38%, ont rapidement cessé d’exister, en particulier dans le secteur minier (53%), les sociétés agricoles et les plantations (46%), engloutissant ainsi les économies de nombreux épargnants. Cependant, si, au cours de la dépression économique des années 1930, nombre de petites entreprises coloniales disparaissent, les plus importantes parviennent à subsister et même à prospérer, à l’exception toutefois des sociétés minières et des sociétés commerciales affectées par l’effondrement des cours et/ou des ventes des matières premières.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le contraste est saisissant entre le dynamisme de la croissance métropolitaine et le déclin des affaires coloniales, malgré la poussée de l’investissement public.
Le rendement des capitaux investis dans l’empire s’effondre, alors même que l’État ne ménage pas ses efforts, sous forme d’aides directes ou par de multiples dégrèvements fiscaux pour encourager l’engagement outre-mer. Parallèlement au processus de décolonisation, et même, très souvent, le précédant, on assiste donc à un désengagement massif de l’investissement privé dans les colonies. Toutefois, au moins en Algérie, ce désengagement n’est pas généralisé : préparant l’indépendance prochaine, un certain nombre d’industriels, massivement soutenus par les pouvoirs publics - notamment dans le cadre du plan de Constantine - implantant des filiales dans le pays pour ne pas perdre totalement ce marché.
Si l’on suit le grand économiste et historien de l’économie Paul Bairoch, il n’est pas exclu que l’entreprise coloniale ait nui au développement économique de la France, plus qu’il ne l’aurait favorisé.
Et, comme pour les Pays-Bas qui ont connu une accélération de leur croissance après la disparition de leurs territoires ultramarins, la perte - si tant est que le mot soit approprié - de l’empire ne s’est pas accompagné des convulsions économiques et sociales annoncées par certains. Bien au contraire, elle a entraîné une accélération de la croissance. En queue de peloton des pays de l’OCDE jusqu’en 1962, la France en rejoint la tête après cette date, qui correspond, on le sait, à l’indépendance de l’Algérie…
Daniel Lefeuvre, notice «Une bonne affaire ?»,
in Dictionnaire de la France coloniale,
dir. Jean-Pierre Rioux,
Flammarion, 2007, p. 483-490.
articles traitant du même sujet
- Bouta ETEMAD, «Colonisation, une bonne affaire ?», Alternatives économiques, n° 192, mai 2001.
- Jacques MARSEILLE, «Le colonialisme, une bonne affaire économique ?», Vingtième Siècle, revue d'histoire, n° 4, octobre 1984, p. 39-48 ; repris sur le site Contrepoints, 2 juin 2014. Le même article repris également sur le site La synthèse on line, 3 juin 2014.
- Christiane PEYRONNARD, professeur d'histoire, «France : la colonisation fut-elle une bonne affaire pour la métropole ?», site Clio-Texte, 30 octobre 2015.
- Jacques MARSEILLE, «Les coûteuses colonies de la France», + une recension d'ouvrages par Bernard POULET, L'Express-L'Expansion, 1er juin 2003.
- Jacques SAPIR, «Le coût honni des colonies», Sputnik, les chroniques de Jacques Sapir, 18 juillet 2018.
- revue Notre Histoire, compte rendu du livre de Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français, 1er avril 2005, site Études Coloniales, 19 septembre 2006.
- Alain CLÉMENT, «L'analyse économique de la question coloniale en France (1870-1914)», Revue d'économie politique, 2013/1, vol. 123, p. 51-82 ; sur Cairn.info.
Le «décolonialisme», une stratégie hégémonique
Le «décolonialisme»,
une stratégie hégémonique
appel de 80 intellectuels
C'est au rythme de plusieurs événements universitaires et culturels par mois que se multiplient les initiatives militantes portées par le mouvement «décolonial» et ses relais associatifs (1). Ces différents groupes sont accueillis dans les plus prestigieux établissements universitaires (2), salles de spectacle et musées (3). Ainsi en est-il, par exemple, du séminaire «Genre, nation et laïcité» accueilli par la Maison des sciences de l'homme début octobre, dont la présentation regorge de références racialistes : «colonialité du genre», «féminisme blanc», «racisation», «pouvoir racial genré» (comprendre : le pouvoir exercé par les «Blancs», de manière systématiquement et volontairement préjudiciable aux individus qu'ils appellent «racisés»).
Or, tout en se présentant comme progressistes (antiracistes, décolonisateurs, féministes…), ces mouvances se livrent depuis plusieurs années à un détournement des combats pour l'émancipation individuelle et la liberté, au profit d'objectifs qui leur sont opposés et qui attaquent frontalement l'universalisme républicain : racialisme, différentialisme, ségrégationnisme (selon la couleur de la peau, le sexe, la pratique religieuse). Ils vont ainsi jusqu'à invoquer le féminisme pour légitimer le port du voile, la laïcité pour légitimer leurs revendications religieuses et l'universalisme pour légitimer le communautarisme. Enfin, ils dénoncent, contre toute évidence, le «racisme d'État» qui sévirait en France : un État auquel ils demandent en même temps - et dont d'ailleurs ils obtiennent - bienveillance et soutien financier par le biais de subventions publiques.
La stratégie des militants combattants «décoloniaux» et de leurs relais complaisants consiste à faire passer leur idéologie pour vérité scientifique et à discréditer leurs opposants en les taxant de racisme et d'islamophobie. D'où leur refus fréquent de tout débat contradictoire, et même sa diabolisation. D'où, également, l'utilisation de méthodes relevant d'un terrorisme intellectuel qui rappelle ce que le stalinisme avait naguère fait subir aux intellectuels européens les plus clairvoyants.
tentatives d'ostracisation
C'est ainsi qu'après les tentatives d'ostracisation d'historiens (Olivier Pétré-Grenouilleau, Virginie Chaillou-Atrous, Sylvain Gouguenheim, Georges Bensoussan), de philosophes (Marcel Gauchet, Pïerre-André Taguieff), de politistes (Laurent Bouvet, Josepha Laroche), de sociologues (Nathalie Heinich, Stéphane Dorin), d'économistes (Jérôme Maucourant), de géographes et démographes (Michèle Tribalat, Christophe Guilluy), d'écrivains et essayistes (Kamel Daoud, Pascal Bruckner, Mohamed Louizi), ce sont à présent les spécialistes de littérature et de théâtre Alexandre Gefen et Isabelle Barbéris qui font l'objet de cabales visant à les discréditer. Dans le domaine culturel, l'acharnement se reporte sur des artistes parmi les plus reconnus pour les punir d'avoir tenu un discours universaliste critiquant le différentialisme et le racialisme.
La méthode est éprouvée : ces intellectuels «non conformes» sont mis sous surveillance par des ennemis du débat qui guettent le moindre prétexte pour les isoler et les discréditer. Leurs idées sont noyées dans des polémiques diffamatoires, des propos sont sortis de leur contexte, des cibles infamantes (association à l'extrême droite, «phobies» en tout genre) sont collées sur leur dos par voie de pétitions, parfois relayées dans les médias pour dresser leur procès en racisme… Parallèlement au harcèlement sur les réseaux sociaux, utilisés pour diffuser la calomnie, ces «anti-Lumières» encombrent de leurs vindictes les tribunaux de la République.
miner les principes de liberté d'expression et d'universalité
Nos institutions culturelles, universitaires, scientifiques (sans compter nos collèges et lycées, fortement touchés) sont désormais ciblées par des attaques qui, sous couvert de dénoncer les discriminations d'origine «coloniale», cherchent à miner les principes de liberté d'expression et d'universalité hérités des Lumières. Colloques, expositions, spectacles, films, livres «décoloniaux» réactivant l'idée de «race» ne cessent d'exploiter la culpabilité des uns et d'exacerber le ressentiment des autres, nourrissant les haines interethniques et les divisions. C'est dans cette perspective que s'inscrit la stratégie d'entrisme des militants décolonialistes dans l'enseignement supérieur (universités ; écoles supérieures du professorat et de l'éducation ; écoles nationales de journalisme) et dans la culture.
La situation est alarmante. Le pluralisme intellectuel que les chantres du «décolonialisme» cherchent à neutraliser est une condition essentielle au bon fonctionnement de notre démocratie. De surcroît, l'accueil de cette idéologie à l'université s'est fait au prix d'un renoncement à l'exigence pluriséculaire de qualité qui lui valait son prestige.
les débats doivent être contradictoires
Nous appelons les autorités publiques, les responsables d'institutions culturelles, universitaires, scientifiques et de recherche, mais aussi la magistrature, au ressaisissement. Les critères élémentaires de scientificité doivent être respectés. Les débats doivent être contradictoires. Les autorités et les institutions dont ils sont responsables ne doivent plus être utilisées contre la République. Il leur appartient, à tous et à chacun, de faire en sorte que cesse définitivement le détournement indigne des valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité qui fondent notre démocratie.
1 - Par exemple : Parti des Indigènes de la République, Collectif contre l'islamophobie en France, Marche des femmes pour la dignité, Marches de la dignité, Camp décolonial, Conseil représentatif des associations noires, Conseil représentatif des Français d'outre-mer, Brigade antinégrophobie, Décoloniser les arts, Les Indivisibles (Rokhaya Diallo), Front de mères, collectif MWASI, collectif Non MiXte.s racisé.e.s, Boycott désinvestissement sanctions, Coordination contre le racisme et l'islamophobie, Mamans toutes égales, Cercle des enseignant.e.s laïques, Les Irrécupérables, Réseau classe/genre/race.
2 - Par exemple : Collège de France, Institut d'études politiques, Ecole normale supérieure, CNRS, EHESS, université Paris-VIII Vincennes-Saint-Denis, université Paris-VII-Diderot, université Panthéon-Sorbonne Paris-I, université Lumière-Lyon-II, université Toulouse-Jean-Jaurès.
3 - Par exemple : Philharmonie de Paris, Musée du Louvre, Centre dramatique national de Rouen, Mémorial de l'abolition de l'esclavage, Philharmonie de Paris, musée du Louvre, musée national Eugène-Delacroix, scène nationale de l'Aquarium.
Les signataires
Waleed Al-Husseini, essayiste
Jean-Claude Allard, ancien directeur de recherche à l'Iris
Pierre Avril, professeur émérite de l'université Panthéon-Assas
Vida Azimi, directrice de recherche au CNRS
Elisabeth Badinter, philosophe
Clément Bénech, romancier
Michel Blay, historien et philosophe des sciences
Françoise Bonardel, philosophe
Stéphane Breton, ethnologue et cinéaste
Virgil Brill, photographe
Jean-Marie Brohm, sociologue
Marie-Laure Brossier, élue de Bagnolet
Sarah Cattan, journaliste
Philippe de Lara, philosophe
Maxime Decout, maître de conférences et essayiste
Bernard de La Villardière, journaliste
Jacques de Saint-Victor, professeur des universités et critique littéraire
Aurore Després, maître de conférences
Christophe de Voogd, historien et essayiste
Philippe d'Iribarne, directeur de recherche au CNRS
Arthur Dreyfus, écrivain, enseignant en cinéma
David Duquesne, infirmier
Zineb El Rhazaoui, journaliste
Patrice Franceschi, aventurier et écrivain
Jean-Louis Fabiani, sociologue
Alain Finkielkraut, philosophe et académicien
Renée Fregosi, philosophe et politologue
Jasmine Getz, universitaire
Jacques Gilbert, professeur des universités
Marc Goldschmit, philosophe
Philippe Gumplowicz, professeur des universités
Claude Habib, professeure des universités et essayiste
Noémie Halioua, journaliste
Marc Hersant, professeur des universités
Marie Ibn Arabi, professeur d’anglais
Pierre Jourde, écrivain
Gaston Kelman, écrivain
Alexandra Lavastine, philosophe
Françoise Lavocat, professeur de littérature comparée
Barbara Lefebvre, enseignante et essayiste
Jean-Pierre Le Goff, sociologue -Damien Le Guay, philosophe
Noëlle Lenoir, avocate au barreau de Paris
Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de droit public
Laurent Loty, chercheur au CNRS -Catherine Louveau, professeur émérite
Yves Mamou, journaliste
Laurence Marchand-Taillade, présidente de forces laïques
Jean-Claude Michéa, philosophe
Isabelle Mity, professeur agrégée
Yves Michaud, philosophe
Franck Neveu, professeur des universités en linguistique
Pierre Nora, historien et académicien
Fabien Ollier, directeur des éditions QS ?
Mona Ozouf, historienne et philosophe
Patrick Pelloux, médecin
René Pommier, universitaire et essayiste
Céline Pina, essayiste
Monique Plaza, docteure en psychologie
Michaël Prazan, cinéaste, écrivain
Charles Ramond, professeur des universités et philosophe
Philippe Raynaud, professeur des universités et politologue
Dany Robert-Dufour, professeur des universités, philosophe
Robert Redeker, philosophe
Anne Richardot, maître de conférences des universités
Pierre Rigoulot, essayiste
Jean-Pierre Sakoun, président du Comité Laïcité République
Philippe San Marco, essayiste
Boualem Sansal, écrivain
Jean-Paul Sermain, professeur des universités en littérature française
Dominique Schnapper, politologue
Jean-Eric Schoettl, juriste
Patrick Sommier, homme de théâtre
Véronique Taquin, professeure et écrivaine
Jacques Tarnero, chercheur et essayiste
Carine Trévisan, professeur des universités en littérature
Michèle Tribalat, chercheuse démographe
Caroline Valentin, avocate et éditorialiste
André Versaille, écrivain et éditeur
Ibn Warraq, écrivain
Aude Weill Raynal, avocate
Yves Charles Zarka, professeur des universités en philosophie
la "Ligue de défense noire africaine" contre le théâtre d'Eschyle, 25 mars 2019, Sorbonne