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études-coloniales

2 mars 2020

Les disparus de la guerre d'Algérie (1954-1962) : un guide de recherche

fiche disparu

 

Les disparus de la guerre d'Algérie

(1954-1962) : un guide de recherche

 

Plusieurs services d'archives viennent de publier un guide de recherche relatif à toutes les catégories de disparus durant la guerre d'Algérie  :

  • Algériens disparus en Algérie
  • Algériens disparus en France
  • Français civils disparus en Algérie
  • Français militaires disparus en Algérie
  • Harkis et autres membres des forces supplétives de l'armée française disparus en Algérie.

Attention, il s'agit bien d'un guide recherche et non d'une base de données numérisées comme celle qui recense les morts de la Première Guerre mondiale sur le site Mémoire des hommes.

__________________

 

Voici le texte introductif

Le présent guide sur les disparus de la guerre d'Algérie (1954-1962) s'inscrit dans le contexte de la déclaration du Président de la République du 13 septembre 2018 sur la mort de Maurice Audin, qui «vise notamment à encourager le travail historique sur tous les disparus de la guerre d’Algérie, français et algériens, civils et militaires».

Le guide offre pour la première fois un panorama d’ensemble sur les archives relatives aux disparus de la guerre d’Algérie, quel que soit le lieu en France où elles sont conservées. Il vous dirige vers les principaux fonds susceptibles de répondre à une recherche. À l’archiviste revient de mettre les fonds à disposition du public (en expliquant ce qu’ils contiennent et le contexte de leur production) ; c’est l’objet de ce guide. Au public ensuite de s’en emparer et de les exploiter.

Ce guide a été conçu pour être accessible à tous, chercheur ou non. S’il a pour but de faciliter vos recherches, celles-ci n’en demeurent pas moins difficiles et seront peut-être même infructueuses, pour plusieurs raisons :

- Certains documents sont aujourd’hui perdus.

- Il n’existe pas de liste nominative complète des disparus de la guerre d’Algérie ; l’administration de l’époque n’en a jamais produite et les éléments qui permettraient de le faire sont potentiellement dispersés entre plusieurs fonds et répartis entre plusieurs institutions de conservation. L’établissement d’une telle liste relève de la recherche historique.

- La qualité des informations données par les documents impose la prudence : des renseignements concernant une même personne peuvent diverger, selon le document consulté.

- Les noms qui figurent dans les archives peuvent comporter des erreurs ou des variantes pour une même personne ; c’est cette orthographe que l’on retrouve aussi dans les inventaires qui décrivent les archives. Cette remarque concerne les noms des Algériens, pour lesquels il peut par ailleurs y avoir confusion entre nom et prénom, mais aussi les noms d’origine européenne.

Ce guide est le fruit d'une étroite collaboration interministérielle : piloté par le Service interministériel des Archives de France, il a été co-rédigé avec les Archives nationales, les Archives nationales d'outre-mer, les Archives de Paris et la Préfecture de Police de Paris ainsi qu'avec le ministère des Armées (Direction du patrimoine, de la mémoire et des archives, et Service historique de la Défense) et le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères (Archives diplomatiques).

 

Définition

Les "disparus" auxquels ce guide est consacré sont ceux qui ont été considérés comme tels au moment où les dossiers ont été constitués ; ils concernent donc ceux dont le corps n'a pas été retrouvé mais aussi des personnes qui ont pu réapparaître ensuite ou dont le corps a été retrouvé plus tard. Le guide n'aborde pas en revanche la notion de "victime" en général (blessés physiques, victimes économiques, psychologiques, etc.), qui est plus large.

 

lien : https://francearchives.fr/fr/article/166418920#/

 

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14 janvier 2020

colonisation : un bilan d'une brève parenthèse dans l'histoire de l'Afrique, Bernard Lugan

Arte décolonisation Afrique, déc 2019 (2)

 

 

colonisation : un bilan d'une brève parenthèse

dans l'histoire de l'Afrique

par Bernard Lugan

 

La chaîne Arte [décembre 2019] vient de se surpasser dans le commerce de l’insupportable escroquerie historique qu’est la «légende noire» de la colonisation. Or, le bilan colonial ne pourra jamais être fait avec des invectives, des raccourcis, des manipulations et des mensonges.

Regardons la réalité bien en face : la colonisation ne fut qu’une brève parenthèse dans la longue histoire de l’Afrique. Jusque dans les années 1880, et cela à l’exception de l’Algérie, du Cap de Bonne Espérance et de quelques comptoirs littoraux, les Européens s’étaient en effet tenus à l’écart du continent africain. Le mouvement des indépendances ayant débuté durant la décennie 1950, le XXe siècle a donc connu à la fois la colonisation et la décolonisation.

Quel bilan honnête est-il possible de faire de cette brève période qui ne fut qu’un éclair dans la longue histoire de l’Afrique ? Mes arguments sont connus car je les expose depuis plusieurs décennies dans mes livres, notamment dans Osons dire la vérité à l'Afrique. J’en résume une partie dans cet article.

 

1) Les aspects positifs de la colonisation pour les Africains

La colonisation apporta la paix
Durant un demi-siècle, les Africains apprirent à ne plus avoir peur du village voisin ou des razzias esclavagistes. Pour les peuples dominés ou menacés, ce fut une véritable libération. Dans toute l’Afrique australe, les peuples furent libérés de l’expansionnisme des Zulu, dans tout le Sahel, les sédentaires furent libérés de la tenaille prédatrice Touareg-Peul, dans la région tchadienne, les sédentaires furent débarrassés des razzias arabo-musulmanes, dans l’immense Nigeria, la prédation nordiste ne s’exerça plus aux dépens des Ibo et des Yoruba, cependant que dans l’actuelle Centrafrique, les raids à esclaves venus du Soudan cessèrent etc. À l’évidence, et à moins d’être d’une totale mauvaise foi, les malheureuses populations de ces régions furent clairement plus en sécurité à l’époque coloniale qu’aujourd’hui…

La colonisation n’a pas pillé l’Afrique

Durant ses quelques décennies d’existence la colonisation n’a pas pillé l’Afrique. La France s’y est même épuisée en y construisant 50.000 km de routes bitumées, 215.000 km de pistes toutes saisons, 18.000 km de voies ferrées, 63 ports équipés, 196 aérodromes, 2000 dispensaires équipés, 600 maternités, 220 hôpitaux dans lesquels les soins et les médicaments étaient gratuits.

En 1960, 3,8 millions d’enfants étaient scolarisés et dans la seule Afrique noire, 16.000 écoles primaires et 350 écoles secondaires collèges ou lycées fonctionnaient. En 1960 toujours 28.000 enseignants français, soit le huitième de tout le corps enseignant français exerçaient sur le continent africain. Pour la seule décennie 1946 à 1956, la France a, en dépenses d’infrastructures, dépensé dans son Empire, donc en pure perte pour elle, 1400 milliards de l’époque. Cette somme considérable n’aurait-elle pas été plus utile si elle avait été investie en métropole ?

En 1956, l’éditorialiste Raymond Cartier avait d’ailleurs écrit à ce sujet : 

«La Hollande a perdu ses Indes orientales dans les pires conditions et il a suffi de quelques années pour qu'elle connaisse plus d'activité et de bien-être qu’autrefois. Elle ne serait peut-être pas dans la même situation si, au lieu d’assécher son Zuyderzee et de moderniser ses usines, elle avait dû construire des chemins de fer à Java, couvrir Sumatra de barrages, subventionner les clous de girofle des Moluques et payer des allocations familiales aux polygames de Bornéo.» Et Raymond Cartier de se demander s’il n’aurait pas mieux valu «construire à Nevers l’hôpital de Lomé et à Tarbes le lycée de Bobo-Dioulasso».

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Jacques Marseille [1] a quant à lui définitivement démontré que l’Empire fut une ruine pour la France. L’État français dût en effet se substituer au capitalisme qui s’en était détourné et s’épuisa à y construire ponts, routes, ports, écoles, hôpitaux et à y subventionner des cultures dont les productions lui étaient vendues en moyenne 25% au-dessus des cours mondiaux. Ainsi, entre 1954 et 1956, sur un total de 360 milliards de ff d’importations coloniales, le surcoût pour la France fut de plus de 50 milliards.

Plus encore, à l’exception des phosphates du Maroc, des charbonnages du Tonkin et de quelques productions sectorielles, l’Empire ne fournissait rien de rare à la France. C’est ainsi qu’en 1958, 22% de toutes les importations coloniales françaises étaient constituées par le vin algérien qui était d’ailleurs payé 35 ff le litre alors qu’à qualité égale le vin espagnol ou portugais était à 19 ff.

Quant au seul soutien des cours des productions coloniales, il coûta à la France 60 milliards par an de 1956 à 1960.

Durant la période coloniale, les Africains vivaient en paix

Dans la décennie 1950, à la veille des indépendances, à l’exception de quelques foyers localisés (Madagascar, Mau-Mau, Cameroun) l’Afrique sud-saharienne était un havre de paix.

Le monde en perdition était alors l’Asie qui paraissait condamnée par de terrifiantes famines et de sanglants conflits : guerre civile chinoise, guerres de Corée, guerres d’Indochine et guerres indo-pakistanaises. En comparaison, durant la décennie 1950-1960, les habitants de l'Afrique mangeaient à leur faim, étaient gratuitement soignés et pouvaient se déplacer le long de routes ou de pistes entretenues sans risquer de se faire attaquer et rançonner. Soixante-dix ans plus tard, le contraste est saisissant : du nord au sud et de l'est à l'ouest, le continent africain est meurtri :

- Dans le cône austral, ce qui fut la puissante Afrique du Sud sombre lentement dans un chaos social duquel émergent encore quelques secteurs ultra-performants cependant que la criminalité réduit peu à peu à néant la fiction du "vivre ensemble".

- De l'Atlantique à l'océan Indien, toute la bande sahélienne est enflammée par un mouvement à la fois fondamentaliste et mafieux dont les ancrages se situent au Mali, dans le nord du Nigeria et en Somalie.

- Plus au sud, la Centrafrique a explosé cependant que l'immense RDC voit ses provinces orientales mises en coupe réglée par les supplétifs de Kigali ou de Kampala. Si nous évacuons les clichés véhiculés par les butors de la sous-culture journalistique, la réalité est que l’Afrique n’a fait que renouer avec sa longue durée historique précoloniale.

En effet, au XIXe siècle, avant la colonisation, le continent était déjà confronté à des guerres d’extermination à l’est, au sud, au centre, à l’ouest. Et, redisons-le en dépit des anathèmes, ce fut la colonisation qui y mit un terme.

Aujourd’hui, humainement, le désastre est total avec des dizaines de milliers de boat people qui se livrent au bon vouloir de gangs qui les lancent dans de mortelles traversées en direction de la "terre promise" européenne. Les crises alimentaires sont permanentes, les infrastructures de santé ont disparu comme l'a montré la tragédie d'Ebola en Afrique de l'Ouest ou la flambée de peste à Madagascar, l'insécurité est généralisée et la pauvreté atteint des niveaux sidérants.

Économiquement, et à l’exception d’enclaves dévolues à l’exportation de ressources minières confiées à des sociétés transnationales sans lien avec l’économie locale, l’Afrique est aujourd’hui largement en dehors du commerce, donc de l’économie mondiale, à telle enseigne que sur 52 pays africains, 40 ne vivent aujourd’hui que de la charité internationale

 
2) Les conséquences négatives de la colonisation

La colonisation a déstabilié les équilibres démograhiques africains

La colonisation a mis un terme aux famines et aux grandes endémies. Résultat du dévouement de la médecine coloniale, la population africaine a été multipliée par 8, une catastrophe dont l’Afrique aura du mal à se relever. En effet, le continent africain qui était un monde de basses pressions démographiques n’a pas su «digérer» la nouveauté historique qu’est la surpopulation avec toutes ses conséquences : destruction du milieu donc changements climatiques, accentuation des oppositions entre pasteurs et sédentaires, exode rural et développement de villes aussi artificielles que tentaculaires, etc.

La colonisation a donné le pouvoir aux vaincus de l’histoire africaine

En sauvant les dominés et en abaissant les dominants, la colonisation a bouleversé les rapports ethno-politiques africains. Pour établir la paix, il lui a en effet fallu casser les résistances des peuples moteurs ou acteurs de l’histoire africaine. Ce faisant, la colonisation s’est essentiellement faite au profit des vaincus de la «longue durée» africaine venus aux colonisateurs, trop heureux d’échapper à leurs maîtres noirs. Ils furent soignés, nourris, éduqués et évangélisés. Mais, pour les sauver, la colonisation bouleversa les équilibres séculaires africains car il lui fallut casser des empires et des royaumes qui étaient peut-être des «Prusse potentielles».

La décolonisation s'est faite trop vite

Ne craignons pas de le dire, la décolonisation qui fut imposée par le tandem États-Unis-Union Soviétique, s’est faite dans la précipitation et alors que les puissances coloniales n'avaient pas achevé leur entreprise de «modernisation».

Résultat, des États artificiels et sans tradition politique ont été offerts à des «nomenklatura» prédatrices qui ont détourné avec régularité tant les ressources nationales que les aides internationale. Appuyées sur l’ethno-mathématique électorale qui donne automatiquement le pouvoir aux peuples dont les femmes ont eu les ventres les plus féconds, elles ont succédé aux colonisateurs, mais sans le philanthropisme de ces derniers…

Les vraies victimes de la colonisation sont les Européens

Les anciens colonisateurs n’en finissent plus de devenir «la colonie de leurs colonies» comme le disait si justement Edouard Herriot. L’Europe qui a eu une remarquable stabilité ethnique depuis plus de 20.000 ans est en effet actuellement confrontée à une exceptionnelle migration qui y a déjà changé la nature de tous les problèmes politiques, sociaux et religieux qui s’y posaient traditionnellement.

Or, l’actuelle politique de repeuplement de l’Europe est justifiée par ses concepteurs sur le mythe historique de la culpabilité coloniale. À cet égard, la chaîne Arte vient donc d’apporter sa pierre à cette gigantesque entreprise de destruction des racines ethniques de l’Europe qui porte en elle des événements qui seront telluriques.

Bernard Lugan


[1] Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français, histoire d’un divorce, Paris, 1984. Dans ce livre Marseille évalue le vrai coût de l’Empire pour la France.
 
 
Plus d'informations sur le blog de Bernard Lugan

 

Arte décolonisation Afrique, déc 2019 

 

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24 décembre 2019

Sylvie Thénault et les disparus de la guerre d’Algérie, par Jean Monneret

L'Histoire, Sylvie Thénault

 

 

Sylvie Thénault

et les disparus de la guerre d’Algérie

Jean MONNERET

 

J’aime bien Sylvie Thénault, car, elle a le mérite de dire les choses sans fioritures. Il lui arrive même de montrer de l’humour. Dans son livre Histoire de la guerre algérienne d’Indépendance, elle écrit des choses instructives. On lit ainsi à la page 248 : «Le cessez-le-feu marque la fin de la guerre pour les autorités officielles (sic) des deux pays.» Pour cet auteur, le GPRA-FLN était donc, au 19 mars 1962, une autorité officielle.

Elle ajoute à la page 248 également : « La situation qui perdure au-delà n’est pas de leur fait et, pour cette raison, il serait difficile aujourd’hui, pour les pouvoirs publics français, d’admettre une autre date que celle du 19 mars pour célébrer (sic) officiellement la fin du conflit. Cette conjoncture postérieure au cessez-le-feu créée par les jusqu’au-boutistes de l’Algérie française, explique en grande partie pourquoi les accords d’Evian sont restés lettre morte pour les Français d’Algérie, contraints, dans leur immense majorité à un départ précipité, sans retour ultérieur. »

Elle ajoute à la page 252 : «S’ils fuient le climat de violence créé par l’OAS, les Français d’Algérie partent aussi par peur des réactions algériennes. Ils craignent les vengeances, enlèvements et tortures, de la part de groupes armés qui agissent en se parant de la lutte contre l’OAS

Autrement dit, pour Madame Thénault les groupes armés qui s’en prennent aux Européens et se livrent à une épuration ethnique, ne sont pas du FLN. Ils « se parent de la lutte contre l’OAS » mais ils ne sont pas le FLN qui lui, si l’on comprend bien l’historienne, respecte le cessez-le-feu. De toute manière, les actes dirigés contre les Français d’Algérie, écrit-elle, sont très inférieurs en quantité à ceux de l’OAS … «Ils n’atteignent pas l’ampleur de ceux de l’organisation … lorsque le commandant Azzedine envoie ses hommes, en petits commandos exercer des représailles dans les quartiers européens [1]. Ils font dix-sept morts au hasard.» Une broutille en somme !

 

Que d’approximations...

Que d’approximations ! Rappelons au passage que Si Azzedine n’est pas à la tête d’un groupe armé «se parant de la lutte contre l’OAS», il est le plus important chef FLN d’Alger dont ses commandos font évidemment partie. Si Azzedine revendique d’ailleurs sans ambages la responsabilité des enlèvements d’Européens à Alger, dans son livre Et Alger ne brûla point (Ed. Stock pages 217 à 231).

Sylvie Thénault se risque ensuite à l’esquisse d’un bilan : «… du 19 mars au 31 décembre 1962, on comptabilise 3 018 Français d’Algérie enlevés, dont 1 245 ont été retrouvés, 1 165 décédés … 603 sont restés disparus.» 1 165 morts (nous voici loin des 17 morts attribués à Si Azzedine [2].

Encore y a-t-il erreur, il ne s’agit pas de morts mais de gens présumés décédés et toujours portés disparus. Le chiffre de 603 que Sylvie Thénault croît être celui des disparus est celui d’une autre catégorie : il s’agit des cas incertains, ceux pour lesquels les informations sûres ont fait défaut. L’auteur a donc tout mélangé en reprenant, sans bien les analyser, des chiffres parus dans le livre de M.M. Stora et Harbi. La Guerre d’Algérie, page 279.

Tout le monde, certes, peut se tromper. Le problème est que cette historienne n’a que partiellement rectifié le tir et corrigé ce type d’erreur. Ainsi, dans un article de la revue L’Histoire en décembre 2019, intitulé Les Disparus de la Guerre d’Algérie, a-t-elle fini par s’apercevoir qu’il y avait effectivement un problème des Européens disparus après le « cessez-le-feu » du 19 mars 1962. Le sort déplorable du disparu Maurice Audin, remontant à cinq années auparavant en 1957, ne pouvait à lui seul, épuiser les données de ce problème. Dans l’article en question, ceci se matérialise, à la fin, par un paragraphe sous-titré «1961-1962, enlèvements et massacres

 

Ne jamais évoquer une responsabilité du FLN...

Malheureusement, il faut bien constater que l’argumentation de base reste la même : Les enlèvements d’Européens, après le 19 mars 1962, renvoient à la responsabilité de l’OAS, laquelle s’est lancée dans un regain de violences après le cessez-le-feu. Cet argument, qui fut celui des anticolonialistes de tout poil pendant des décennies est, il faut bien le dire, plutôt lourdingue. Sylvie Thénault a toutefois la subtilité de ne pas s’en contenter. Elle admet donc que le FLN a également une responsabilité.

Mais attention, pas le FLN en tant que tel. Il ne faut pas faire de tort à cette organisation, parée à ses yeux d’on ne sait quels mérites. Non. Les chefs du FLN ont été « débordés » ; voilà tout. L’auteur va plus loin : ce serait surtout dans la wilaya 4 érigée « en Zone Autonome d’Alger » qu’il y a eu des enlèvements.

Il y a là une très nette confusion : la wilaya 4 n’a jamais été érigée en Zone Autonome d’Alger. C’est la région algéroise, la capitale et sa périphérie donc qui, étant à couteaux tirés avec le chef de la wilaya 4 Si Hassan, décida de faire sécession. Il est vrai néanmoins qu’en matière d’enlèvements d’Européens la Zone Autonome a un bilan fort lourd, autant que celui de la willaya 4 d'ailleurs : un millier de rapts environ entre le 17 avril 1962 et la fin du mois de juillet, en trois mois [3] donc, si l'on additionne les deux activités.

Cette date du  17 avril est précisément celle du déclenchement des rapts à Alger, à Oran, dans l’Algérois et l’Oranie. Cette simultanéité en des lieux aussi dispersés fait évidemment penser à un mot d’ordre central. Un autre fait historique va dans le même sens : le GPRA, dirigé par le FLN a toujours refusé (avant l’Indépendance du moins) de condamner les enlèvements. Des dirigeants très importants du FLN, Ben Khedda, Si Azzedine déjà cité, Reda Malek [4], Ben Bella lui-même [5] ont maintes fois mentionné les enlèvements de Pieds-Noirs dans cette période, sans nier qu’ils aient été commis par le FLN.

Dans son article, Madame Thénault, elle, veut à tout prix, que le FLN ait été «débordé». Elle utilise trois fois cet argument sur deux pages.

Quant au massacre des harkis, définis comme tous ceux qui étaient considérés comme des traîtres à la cause de l’Indépendance - Ce qui est inexact car nombre de harkis étaient favorables à une Algérie indépendante mais non soumise au FLN- , elle en parle à la va-vite, tout en précisant que les disparitions de ces derniers « n’étaient pas recherchées en tant que telles ». On ne peut que déplorer que l’auteur ait jugé inutile de s’attarder sur ce sujet.

Jean Monneret

 



[1] Le 14 mai 1962, Si Azzedine lança ses commandos dans les quartiers européens limitrophes, violant ainsi ouvertement le cessez-le-feu, qu’il se contentait jusque-là, de violer silencieusement en pratiquant les enlèvements.

[2] Jean-Jacques Jordi qui travailla ensuite sur ce bilan basé sur la liste de 3 018 personnes enlevées, publiée par le Ministère des Affaires Etrangères a pu réduire ces cas incertains à 170. Le véritable bilan est donc le suivant :
Européens enlevés : 3 018, chiffre donné par J. de Broglie au Sénat.
Retrouvés décédés : 111 inhumés sans que la plupart des familles soient informées.
Européens toujours portés disparus : 1583
Européens retrouvés vivants ou libérés (après torture souvent) : environ 1435.
Dossiers actuellement incertains : 170.

[3] Nous ne pouvons sur ce point que renvoyer les lecteurs à notre ouvrage La Phase Finale de la Guerre d’Algérie.

[4] L’Algérie à Evian (page 251) Ed. Seuil, 1995.

[5] Hostile aux enlèvements, Ben Bella, une fois au pouvoir, fit libérer de nombreux Pieds-Noirs détenus. En juillet 1962, ses alliés dans l’Algérois Khider et Yacef Saadi firent abattre Rampe Valée le responsable des enlèvements d’Européens au sein de la Zone Autonome.

 

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13 octobre 2019

un blog de Jean Monneret sur le 5 juillet 1962 à Oran

Livre numérique sur le massacre du 5 juillet 1962 à Oran
cliquer sur l'image pour accéder au livre

 

 

un blog de Jean Monneret

sur le 5 juillet 1962 à Oran

 

 

L'historien Jean Monneret vient de créer un blog sur le 5 juillet 1962 à Oran, accessible ici.

 

Blog Jean Monneret, Oran, (2)

 

Blog Jean Monneret, Oran, (3)

Blog Jean Monneret, Oran, (4)

Blog Jean Monneret, Oran, (5)

 

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17 septembre 2019

affaire Audin : de multiples interrogations demeurent, par Jean Monneret

Audin, un homme a disparu
fascicule édité par le comité Maurice Audin

 

 

affaire Audin

de multiples interrogations demeurent

 par Jean MONNERET

 

Le décès de Madame Josette Audin le 4 février 2019 et les hommages rendus à sa personne, furent l’occasion officiellement comme dans la presse, d’évoquer la disparition de son mari, le mathématicien Maurice Audin. Celle-ci se produisit le 11 juin 1957 dans la capitale algéroise durant un épisode qu’il est convenu d’appeler La Bataille d’Alger [1]. Depuis cette date lointaine, certains ont fait de cet évènement : l’Affaire Audin. (C’est le titre d’un livre écrit par Pierre Vidal-Naquet. Les Éditions de Minuit, 1958).

Notons que, quelques mois avant le décès de sa veuve, le 13 septembre 2018, un communiqué de l’Elysée avait indiqué que Maurice Audin mourut du fait de militaires qui l’avaient arrêté à l’époque. Toutefois, cette déclaration était rédigée d’une manière étrange, précautionneuse, ce que l’on peut certes comprendre, mais ambiguë à divers égards.

Ainsi la responsabilité de cette mort n’était pas attribuée uniquement aux militaires impliqués. Elle était présentée «comme rendue possible par un système légalement institué : le système "arrestation-détention"  mis en place à la faveur des Pouvoirs Spéciaux qui avaient été confiés par voie légale aux Forces Armées à cette période.» [2]

Or, il s’agit là d’une annonce peu ordinaire. Voici pourquoi :

1°) Par la voix de son Président, la République reconnaît que Maurice Audin «a été torturé puis exécuté OU torturé à mort par des militaires qui l’avaient arrêté à son domicile.» Nous reviendrons sur ce point.

2°) En ajoutant que ceci avait été rendu «possible» par un système «légalement constitué», le texte affirmait une chose curieuse. La responsabilité n’était pas celle des militaires directement concernés mais celle d’un système. Disons dès lors que la responsabilité des auteurs en était diluée, car individuelle, alors qu’un système renvoie par nature au collectif. Comme il est dit, de plus, que ledit système fut «légalement institué», la responsabilité devient celle de la République française elle-même. Est-ce une porte ouverte à des repentances supplémentaires ?

La république est aujourd’hui en France un régime bénéficiant d’une considération quasi unanime. Elle est en effet largement confondue avec l’État de droit qui garantit les précieuses libertés individuelles, la séparation des pouvoirs et le respect de la personne humaine. (Nous disons bien confondue et non pas assimilée car une monarchie peut aussi être un État de droit, comme la royauté britannique en donne l’exemple, mais c’est là une tout autre question).

Il est donc très difficile de comprendre comment en 1956, notre État de droit républicain a pu engendrer un système contraire à l’État de droit. Ce qui, les plus hautes autorités du pays nous le disent, fut fait «légalement». Cette affirmation est déroutante, car, illogique.

Voilà qui ressemble à ce que l’on appelle une aporie.

Telle est la première des interrogations qui subsistent, soixante ans après les faits : comment cela fut-il possible ? Question que le communiqué présidentiel du 13 septembre 2018 a laissé (ou préféré laisser) sans réponse.

Une seconde interrogation se profile déjà : comment Maurice Audin a- t-il disparu ? La déclaration l’admet explicitement : on ne le sait pas.

Deux interrogations majeures subsistent donc. Il y en a d’autres. Pendant soixante ans, engagées dans le militantisme que suscitait l’Affaire Audin ou appelées à témoigner dans différents procès [3], certaines personnes n’ont pas craint de se montrer très affirmatives : elles savaient. Audin avait été torturé et il en était mort.

En fait, leur raisonnement était basé sur la formule latine : post hoc, ergo propter hoc (après cela donc à cause de cela). Maints organes de presse [4] se firent l’écho de cette assertion. Le nom de ceux qui avaient arrêté le jeune communiste fut, à l’occasion, livré au public. L’un d’eux fut même soupçonné de l’avoir étranglé dans une crise de colère.

Or, nous voici avertis aujourd’hui : il n’y avait pas de certitude en la matière. La «disparition» du jeune mathématicien travaillant à l’Université d’Alger reste même «une zone d’ombre» dit le texte présidentiel. Ceci ne signifie d’ailleurs pas que les personnes, jadis stigmatisées, étaient innocentes. Ceci signifie que ce qui nous fut longuement assené comme une vérité démontrée pourrait être inexact. Nous allons donc essayer d’y voir plus clair.

 

Comment Maurice Audin a-t-il disparu ?

Aucun historien ne peut analyser un évènement historique sans rappeler l’atmosphère régnant là où il se produisit. La capitale algéroise avait été secouée, par une vague violente de terrorisme FLN, marquée par de très nombreux assassinats et mutilations perpétrés aveuglément contre des foules de passants et de consommateurs complètement innocents.

Ceci conduisit l’autorité civile et en particulier le Ministre Résident Robert Lacoste à investir les parachutistes du général Massu de pouvoirs de police. Ces militaires entreprirent de démanteler les filières du FLN, non sans recourir à des interrogatoires poussés. Une vaste campagne de dénonciations de la torture se déroula alors en métropole, dans la presse de gauche. En Algérie, les parachutistes poursuivirent leur action et enregistrèrent des succès notables dans le démantèlement des réseaux FLN.

Néanmoins, le 9 juin 1957, un attentat très sanglant se produisit au Casino de la Corniche près de la Pointe-Pescade à une dizaine de kilomètres du centre d’Alger. Cet établissement était un lieu de distraction favori de la jeunesse juive de Bab-el-Oued [5]. Cet attentat fit 8 morts et 80 blessés. Il est inutile de dire qu’il entraîna une forte colère dans la population européenne et une vive émotion partout. Le général Massu et son adjoint Aussaresses se sentirent défiés et redoublèrent d’efforts pour détruire l’organisation FLN.

C’est dans ce contexte, très sensible, que fut arrêté Maurice Audin, dans la nuit du 11 au 12 juin 1957. Disons-le d’emblée : rien ne permet de penser qu’Audin ait eu quelque chose à voir avec ce type d’attentat. Le Parti Communiste Algérien dont il était membre était interdit et réduit à une difficile clandestinité. Le PCA s’était affirmé favorable à l’Indépendance de l’Algérie mais non sans de nombreuses hésitations et détours. Les nationalistes les avaient souvent brocardés pour cela et dans leur presse, avant le conflit, ils les traitaient de «patriotes à éclipses». Lors du déclenchement de l’insurrection, le 1er novembre 1954, les communistes s’étaient montrés plus que méfiants ; ils redoutaient qu’il ne s’agisse d’une «provocation impérialiste[6]

Par la suite, le PCA fut sommé de dissoudre ses groupes armés dans les rangs du FLN. Cette dernière organisation, fort soupçonneuse et plutôt anticommuniste, avait imposé que ce fussent des ralliements individuels. Le FLN ne tenait pas à être noyauté par des groupes structurés.

Audin ne faisait pas partie des groupes armés ni des réseaux bombes. Son activité n’avait pourtant rien de folklorique, puisqu’elle consistait à héberger les dirigeants clandestins du PCA, que les parachutistes recherchaient activement.

Le fait qu’Audin, déjà très repéré ait accueilli, chez lui, des dirigeants très connus du PCA clandestin : Caballero, puis Alleg, donne à réfléchir. Les communistes ne semblaient pas disposer d’une filière d’hébergement très solide ni très sûre. La leur était même dérisoire ; une poignée de gens très repérables se cachant les uns chez les autres dans une ville qui n’avait, à l’époque, rien d’une métropole tentaculaire. C’était bien maigre. Alger était une ville de taille provinciale avec un centre-ville où nombre de gens se connaissaient. Le PCA n’avait jamais eu une audience considérable. En 1957, il n’était qu’un groupuscule clandestin, réduit en hommes et en moyens, survivant difficilement dans une situation hautement dangereuse pour ses affidés [7]. Nombre de ses adhérents autochtones l’avaient quitté, car, ils le jugeaient trop tiède relativement à l’Indépendance, nombre de ses adhérents européens l’avaient abandonné pour la raison opposée : il soutenait l’Indépendance. Au total, cette organisation était fragilisée à l’extrême.

Il peut certes y avoir une autre explication au fait que des gens très recherchés aillent séjourner chez Audin, lui-même personnage connu pour ses opinions. Ceci pourrait résulter de la croyance, naïve, que les parachutistes n’oseraient pas intervenir chez un universitaire. (Audin était assistant à la Fac et doctorant sous la direction du Professeur de Possel). Sur ce point, ils se trompaient. Sans doute pensaient-ils aussi qu’en tout état de cause, l’intervention de militaires chez un enseignant du Supérieur ferait du bruit. Sur ce second point, ils avaient vu juste.

Les parachutistes de Massu intervinrent bel et bien chez le mathématicien qu’ils arrêtèrent. Ils installèrent ensuite une souricière dans son appartement où Henri Alleg vint se jeter le lendemain [8]. Les deux communistes se retrouvèrent dans un centre d’interrogatoire improvisé monté à El Biar, dans un immeuble en construction. L’Affaire Audin commençait.

Selon des témoignages dont nous examinerons ultérieurement la valeur, Audin comme Alleg ensuite, furent torturés. Dans les jours postérieurs, l’épouse de Maurice Audin, Josette s’inquiéta de n’avoir aucune nouvelle. Elle se mit à écrire aux journaux et à contacter, directement ou par l’intermédiaire de ses avocats, différentes autorités. Le Président René Coty, le Ministre Résident Lacoste en faisaient partie. Elle s’adressa également à la Commission de Sauvegarde des Droits et des Libertés que Guy Mollet avait installée le 10 mai 1957 (Le 19 juin ses délégués visitèrent les locaux où les deux militants communistes avaient été détenus).

Le Conseiller Juridique du Général Salan, le magistrat Gardon fut alerté. Il apprit de M. Peccoud, conseiller de Robert Lacoste, que Maurice Audin «faisait l’objet d’une enquête, qu’il était bien traité et en bonne santé»… (Pierre Vidal-Naquet L’Affaire Audin, page 12). Selon le même auteur (page 13), Madame Audin reçut le 22 juin une lettre de M. Maisonneuve [9] confirmant que son mari était assigné à résidence et qu’il lui serait bientôt accordé un permis de communiquer.

 

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France Nouvelle (hebdo du PCF) du 2 décembre 1959, et photo non datée de Maurice Audin

 

«L’évasion» d’Audin

Or, le 1er juillet, elle apprit de la bouche du colonel Trinquier, un adjoint du général Massu que son mari s’était évadé le 21 juin au soir. Elle ne crut pas à cette évasion.

Immédiatement, Madame Audin et ses avocats communistes Borker et Braun en furent persuadés : cette «évasion» était un mensonge destiné à couvrir le fait qu’Audin était mort. Comment ? La réponse leur parut évidente : après avoir été torturé par les paras et donc, à cause de cela. Ce qui n’était qu’une hypothèse leur apparut illico comme une certitude [10]. Le 4 juillet, Madame Audin déposa donc  une plainte contre X pour homicide volontaire. Simultanément, la rumeur se répandit que le mathématicien était mort sous la torture. Le 10 juillet, un juge d’instruction M. Bavoilot fut chargé du dossier.

Dans un rapport de ce magistrat à son supérieur hiérarchique, le Procureur Général Jean Reliquet [11], il conclut à la vraisemblance de l’évasion. Cette version des choses, ultérieurement appuyée par le Corps d’Armée d’Alger, sera pourtant très critiquée et, pour finir, «déconstruite» par Pierre Vidal-Naquet et les militants du Comité Audin [12]. Non sans pertinence, pensons-nous, car, l’évasion apparut vite comme un simulacre assez maladroit.

Des années plus tard, des interviews des militaires concernés, les sergents Misiri et Cuomo qui accompagnaient Audin dans son «évasion» alléguée admirent qu’il s’agissait d’une mise en scène. Cette version des faits en fut très fragilisée. Nous ne pouvons que l’écarter dans cet article. Personne d’ailleurs ne la défend aujourd’hui.

En effet, les années ont passé et si Audin s’était évadé, il aurait dû réapparaître ou avoir laissé quelques traces de son activité. Ce ne fut pas le cas et le TGI de Paris l’a déclaré décédé le 27 mai 1966. Nous n’avons donc mentionné cette affirmation officielle de l’évasion d’Audin que par considération pour le déroulement des faits historiques. Cette annonce en fut un. Sur le plan des réalités, elle est inconsistante.

Mais, s’il ne s’est pas évadé, qu’est-il advenu d’Audin ? A-t-il péri sous la torture, comme on nous l’a longtemps affirmé ? A-t-il été exécuté par une équipe spéciale opérant sous la direction du général (alors commandant) Paul Aussaresses ? Et pourquoi ? Nous allons examiner successivement ces deux hypothèses dont nous verrons qu’elles restent des hypothèses.

 

Audin a-t-il péri sous la torture ?

Dès que Madame Audin eut déposé sa plainte une vaste campagne s’organisa pour la soutenir. Des militants communistes, des militants anticolonialistes, des intellectuels se mobilisèrent. Une multitude de demandes d’informations sur le sort de Maurice Audin et d’appels à soutenir Josette Audin partirent en direction des autorités. Le Comité Audin susmentionné adopta une attitude très revendicative. Pendant des décennies, il enchaîna les campagnes de dénonciation de l’Armée française et les demandes de clarification concernant le mathématicien et ce qui lui était arrivé.

Des journaux comme L’Express, France-Observateur, Témoignage Chrétien relayèrent tout cela. Le Monde les suivait dans le style prudentissime et feutré qui le caractérisait alors. Dans ces publications, l’affirmation qu’Audin avait été torturé, jointe à l’insinuation qu’il en était mort, se fit fréquente. Le conditionnel de rigueur se raréfia. Les multiples procès engagés par le Comité permirent aussi de multiplier les suggestions en ce sens.

Dès l’été 1957, Madame Audin déclara : «J’ai la certitude absolue que mon mari a été torturé après son arrestation» (Le Monde du 13 août 1957). Le 24 novembre 1957, Pierre Mendès-France lança au Congrès du Parti radical que le jeune universitaire avait été assassiné [13]. Plus tard, le 7 avril 1960, Paul Teitgen ex-Directeur de la Police d’Alger, à l’époque, crut pouvoir confirmer que Maurice Audin était mort.

L’historien ne peut que constater la fréquence de la manifestation de cette double conviction : Audin avait été torturé,  la torture avait occasionné sa mort (Une variante en étant qu’un militaire pris de rage l’avait étranglé). Il y a peu d’années encore ; elles avaient atteint la force d’une vérité démontrée. Les choses, nous le verrons, changèrent en 2001 avec la parution d’un premier livre de Paul Aussaresses, intitulé Services Spéciaux. Mais auparavant une mise au point s’impose.

 

Des certitudes ou des probabilités ?

Pour un historien, il y a une grande différence entre ce qui est possible ou probable et ce qui est certain. Ce qui permet de passer de l’un à l’autre ce sont les preuves documentaires : pièces d’archives, photographies, films, pièces à conviction. Dans l’affaire Audin, celles-ci font toujours défaut. Ce point ne saurait être négligé.

La déclaration de la Présidence du 13 septembre 2018 le reconnaît d’ailleurs implicitement en demandant in fine à «ceux qui auraient des documents ou des témoignages à livrer... de se tourner vers les Archives Nationales pour participer à cet effort de vérité historique». Mais cette formulation est elle-même contestable.

Autant les documents sur ce problème sont bienvenus : on pense par exemple au manifold [14] que tenait Aussaresses, dont quatre exemplaires auraient existé et qui comportait les détails des activités des groupes d’arrestation ; en revanche, des témoignages, recueillis soixante ans après les faits, n’auraient qu’une valeur très relative.

Les journalistes devront me pardonner ce qui suit : ils ne différencient pas toujours témoignages et documents. Sans généraliser bien sûr, trop nombreux sont ceux qui, parlant et écrivant dans les media, ne distinguent pas assez le possible et le certain. D’aucuns passent de l’un à l’autre sans souci des preuves matérielles.

C’est pourquoi nous considérons que le «faisceau d’indices concordants» auquel fait allusion le communiqué élyséen [15] est peu impressionnant, comme nous l’allons démontrer.

Le fait que Maurice Audin ait été torturé par des militaires qui l’avaient arrêté nous paraît relever de la probabilité. Comme le général Massu n’a pas craint de le reconnaître dans son livre La véritable bataille d’Alger [16], les soldats affectés à cette tâche menaient leurs interrogatoires en utilisant la gégène [17]. On peut donc tenir pour vraisemblable que ceci se soit produit pour le mathématicien. Ce dernier étant porté disparu, ses proches, comme les membres du Comité Audin en ont conclu qu’il était mort et, tout naturellement, à cause de la torture. Mais en l’espèce, les preuves documentaires faisant défaut, on est passé d’une supposition à une affirmation tranchée. Laquelle reste donc non prouvée.

Ce qui, à certains, paraissait aller de soi reste à démontrer. Ceci n’a pas échappé aux rédacteurs du communiqué présidentiel. C’est le fameux «torturé puis exécuté Ou torturé à mort par des militaires qui l’avaient arrêté…»

Car, entretemps, il s’est produit un évènement qui a ébranlé l’hypothèse de la mort d’Audin sous la torture. Le général Aussaresses, alors commandant, a indiqué que son équipe spéciale chargée de faire disparaître certains suspects avait exécuté Maurice Audin. D’où la rédaction incertaine du communiqué du 18 septembre 2018 : «exécuté Ou torturé à mort ?» On ne sait pas, car, le témoignage d’Aussaresses que nous allons examiner plus loin est également incertain.

 

Quatre témoignages

Posons, sans plus attendre, la question : en l’absence de preuves irréfutables des circonstances complètes de la mort du militant communiste, était-il judicieux de faire comme si la question était tranchée ? La présidence de la République a, raisonnablement, parlé sur ce point d’un «travail de vérité à faire». Nous estimons y contribuer par cet article.

Les témoignages ont toujours suscité la réserve des historiens, car, ils peuvent être entachés de subjectivisme et fragiles à maints égards. Le Professeur Claparède [18] a prouvé depuis longtemps que devant un fait, particulièrement s’il est violent ou brutal, l’homme réagit non pas d’après ce qu’il voit, mais, d’après ses habitudes de pensée et ses convictions.

Que penser alors si, sur quatre témoignages-clés de l’Affaire Audin, trois ne proviennent pas de témoins directs. Le seul témoignage direct en l’espèce est celui du Docteur Hadjadj. Ce médecin était venu  antérieurement au domicile d’Audin, pour y soigner le nommé Caballero, dirigeant du PCA clandestin. Hadjadj était évidemment lui-même communiste. Arrêté, il avoua, sous la torture ce que l’on voulait lui faire dire, notamment que le jeune universitaire était un hébergeur.

Hadjadj ne dit pas qu’il avait vu Maurice Audin subir la torture. Il dit que, dans sa cellule, lui sont parvenus des cris «plus ou moins étouffés». On admettra qu’il y a là plus qu’une nuance. Toutefois d’autres éléments de son témoignage sont plus probants [19]. Un capitaine est venu chercher le médecin et lui a demandé de répéter devant Audin ce qu’il avait avoué, à savoir que le mathématicien était un hébergeur. Or, Audin était à terre attaché nu sur une porte dégondée, avec des électrodes au sexe et aux lobes d’oreille. La pièce où il se trouvait était celle même où Hadjadj avait été torturé antérieurement.

Le 19 juin, Audin et Hadjadj menottés et attachés l’un à l’autre furent conduits en d’autres locaux. À cette occasion, l’universitaire expliqua au médecin les sévices qu’ils avaient endurés. Le témoignage du docteur s’arrête là. Il convient de noter que s’il renforce hautement la probabilité qu’Audin fut torturé, son récit ne valide pas la thèse qu’il en soit décédé [20].

Le fait qu’Audin ait été torturé est, pour lui, Hadjadj une évidence constatée, que le mathématicien en soit mort, reste à démontrer. Nous  notons donc que nombre de militants de cette cause et de dénonciateurs de l’Armée française, se sont contentés en la matière d’une simple hypothèse.

Si l’on examine à présent le témoignage d’Alleg, lui aussi soumis à la question, mais qui n’avouera rien, il n’en ressort aucune précision supplémentaire concernant le sort d’Audin.

Comparé au témoignage du médecin, celui d’Alleg a même moins de portée, puisqu’il a seulement aperçu «le visage blême et hagard d’Audin, qui lui a glissé, dans un souffle : C’est dur, Henri» (H. Alleg, La question, page 26).

Rien de tout cela ne permet de conclure que, le jeune mathématicien, torturé fort probablement, est mort des sévices subis.

En outre, le fait que les deux témoins évoqués soient des communistes, n’en fait pas des gens particulièrement crédibles. Ce que j’écris ici peut ne pas plaire à certains mais c’est ainsi, surtout replacé dans le contexte. À cette époque, être communiste signifie : avoir été solidaire du stalinisme, et dans la période qui nous concerne, approuver l’intervention soviétique en Hongrie. La déstalinisation est à peine ébauchée et le Parti Communiste Français, tuteur du PCA s’y oppose encore farouchement. Les communistes de ce temps sont des inconditionnels de la politique soviétique et ceci n’est pas de nature à induire beaucoup de considération pour leurs témoignages, quels qu’ils soient. Bien entendu, ceci ne justifie en aucune façon qu’ils aient été traités de manière attentatoire à la dignité de la personne humaine. Cela va sans dire mais c’est mieux de le dire. Quid alors des informations transmises par deux autres témoins, des policiers en l’occurrence ?

Paul Teitgen était à Alger, le Directeur Général de la Police. La torture le révulsait et il manifesta son opposition. Il remit sa démission à Robert Lacoste qui la refusa. Le 14 septembre 1960, le procès concernant la disparition d’Audin ayant été délocalisé à Rennes, il y évoqua ses sentiments de l’époque et ses réactions. Il apparut au fil du temps que nombre des informations qu’il recevait provenaient de Jean Builles, le Commissaire Central d’Alger. Celui-ci avait révélé à Teitgen que l’évasion d’Audin n’avait été qu’un simulacre. Selon Builles, le mathématicien était mort au cours d’un nouvel interrogatoire le 21 juin. Il aurait laissé entendre qu’Audin avait été étranglé par un certain lieutenant C… (fréquemment cité), «dans un accès de colère motivé par les réticences du prisonnier

Jean Builles entendu ensuite par le magistrat instructeur de Rennes et confronté à Paul Teitgen confirma, pour l’essentiel, ses révélations. Selon Vidal-Naquet, il hésita puis finit par allusivement mettre en cause ledit lieutenant C… car, dit-il, il «était le seul à pouvoir l’être» (Cf. P. Vidal-Naquet, op. cit. pages 137 et 138).

Jean Builles tenait ses informations d’un autre policier, le Commissaire Perriod. Celui-ci était détaché à l’Etat-Major d’Alger-Sahel. Paul Teitgen confirma ensuite que ce commissaire était « la seule personne susceptible d’obtenir les renseignements dont lui a fait part le commissaire Builles ». Perriod attesta devant le juge l’exactitude des informations communiquées par lui à Jean Builles et par ce dernier à Teitgen. En revanche, et ceci ne manque pas de sel, il se contenta de le faire oralement. Par écrit, il s’y refusa et persista dans les dénégations rédigées qu’il avait initialement remises au juge [21]. Chacun appréciera.

Conclusion : la chaîne d’information qui va de Perriod au magistrat instructeur en passant par Builles et Teitgen est à l’origine du bruit persistant selon lequel Maurice Audin fut torturé puis étranglé par un officier.

Or, constatons-le, ce bruit provenait de policiers, certes haut placés, mais qui n’étaient que des témoins indirects, n’ayant procédé eux-mêmes à aucune recherche ou constatation légale. La double hypothèse qu’Audin soit mort sous la torture, par épuisement physique, ou par énervement d’un des interrogateurs, avait pris son essor ensuite. Elle avait été confortée par le texte de Vidal-Naquet intitulé «La mort de Maurice Audin» publié dans Libération à l’automne 1959 et relayé notamment par Le Monde du 4 décembre qui en reprenait l’essentiel. Nous l’avons vu.

Jusque-là, personne n’avait évoqué l’activité particulière d’Aussaresses et de son équipe qui ne l’était pas moins. Or, lui aussi était un responsable ô combien haut placé. Son témoignage allait bouleverser les analyses que certains avaient échafaudées à propos de la mort d’Audin. Il est temps de se pencher sur ce personnage.

 

Aussaresse, France 3
source

 

Paul Louis Aussaresses

Ni Builles, ni Perriod n’ont semblé soupçonner le rôle d’Aussaresses parce qu’il était clandestin. Il devait bien figurer quelque part dans l’organigramme de la région militaire mais il nous a précisé qu’il était l’adjoint occulte de Massu, n’obéissant et ne rendant compte qu’à lui. Par conséquent, totalement libre d’agir comme il l’entendait. Voici comment il l’a expliqué à Jean-Charles Deniau : «Je lui [à Massu] demande deux choses. La première c’est que je ne serai en aucun cas le subordonné de Trinquier. [22] La seconde, c’est que, puisque j’allais être chargé du sale boulot qui emm… tout le monde, qu’on me laisse faire la même chose qu’à Philippeville et qu’on ne vienne pas me chercher des poux sur la façon dont j’obtenais des renseignements[23]

Les confessions d’Aussaresses ont dérangé bien des gens y compris ceux du Comité Audin et beaucoup de ceux qui s’étaient engagés dans le soutien à Madame Audin et dans la dénonciation de l’Armée française. En effet, à en croire le général Aussaresses, les choses ne s’étaient pas tout à fait passées comme ce fut longtemps donné à entendre. Ceci dit, il ne fit pas immédiatement de révélations concernant le sort d’Audin.

Avant d’en dire plus, expliquons rapidement qui est ce général, alors commandant. Membre durant la guerre mondiale des commandos Jedburgh, parachutiste et résistant très actif, Aussaresses fit la guerre d’Indochine, au cours de laquelle il se brouilla avec le colonel Godard puis, il se retrouva officier de renseignement en Algérie.

Averti, le 20 août 1955 que le FLN s’apprêtait à organiser un massacre d’Européens, il prépara la riposte. Le FLN fut tenu en échec ce qui évita, à Philippeville une tuerie comparable à celle d’El Halia [24]. Lorsque la Bataille d’Alger se déclencha, Massu fit appel à lui en connaissance de cause.

Ses confessions apparurent dans un ouvrage intitulé Services Spéciaux [25], dans une interview avec F. Beaugé parue dans Le Monde, ainsi que dans des confidences à Jean-Charles Deniau publiées dans le livre de ce dernier La vérité sur la mort de Maurice Audin. Ce que confiait Aussaresses n’avait rien de trivial : il était chargé des exécutions sommaires.

Nous avons-nous-mêmes rencontré le général Aussaresses au Cercle Militaire à Paris. Ceci se situait au milieu des années 1990, à une époque où le général n’avait pas encore décidé de faire des confessions publiques. Je lui avais été présenté par le Colonel Sassi un ami, aujourd’hui décédé. Nous nous étions entretenus, substantiellement,  de la Bataille d’Alger. Il ne m’avait pas fait de révélation sur le sort d’Audin mais il s’était assez longuement étendu sur les motifs de son hostilité aux communistes algérois, que Massu partageait largement.

Dans ses premières déclarations à F. Beaugé et dans son premier livre, Aussaresses se contenta, - si l’on peut dire -, de revendiquer l’usage de la torture pour obtenir des renseignements. Nous étions le 23 novembre 2000. Il admit, «sans regrets ni remords» précisa- t-il «s’être résolu à la torture». En 2013, le 4 décembre, Le Monde republia cet entretien. On avait ce jour-là annoncé la mort du général. Devant  F. Beaugé, il avait admis avoir procédé à l’élimination de Ben M’Hidi et d’Ali Boumendjel [26]. Toutefois Aussaresses a constamment insisté sur le fait que les hommes politiques de l’époque étaient dûment informés de ce qu’il faisait et qu’ils l’approuvaient.

Concernant l’Affaire Audin, le général fut d’une discrétion quasi totale. À la question de la journaliste : «Est-ce que l’on aura confirmation des circonstances de son décès, à savoir qu’il a été étranglé par le lieutenant C… après avoir été torturé et non qu’il s’est évadé comme l’a affirmé l’Armée ?» il répondit uniquement : «je ne sais rien pour ce qui est de Maurice Audin. Vraiment rien.» Néanmoins, le général ajouta une chose qui remettait en question une bonne partie de l’analyse du Comité Audin :

«La seule chose que je peux vous dire, c’est que ce n’était pas C… Il n’était pas dans le secteur à ce moment-là[27] Dès lors la thèse d’un Audin mort sous la torture se trouvait, peu ou prou, indirectement contestée.

Peu de temps avant sa mort, en Alsace où il achevait sa vie, affaibli et quasi grabataire, Aussaresses finit par admettre qu’Audin avait été exécuté par son équipe spéciale. De ce fait, J-C. Deniau comprit que la version selon laquelle un lieutenant avait étranglé Audin, n’était qu’une hypothèse reposant, plus ou moins, sur une déclaration du commissaire Jean Builles. Avec les réserves  signalées plus haut.

Mais, avant d’admettre qu’il avait fait supprimer Audin, Aussaresses avait commencé par le nier farouchement : «Non… Il n’a certainement pas été exécuté… Autant que je puisse le savoir mais je ne pouvais pas tout savoir.» ( page 194 de l’ouvrage). Le général reprit même devant le journaliste (page 204) la thèse de l’évasion d’Audin.

Pour finir, aux pages 221 et suivantes, Aussaresses indiqua d’abord qu’Audin était mort par accident, puis devant le scepticisme de Deniau et quelque peu éperonné par son épouse, il finira (pages 230 et 231) par admettre qu’il avait ordonné d’exécuter Audin [28]. L’ordre venait de Massu mais Aussaresses insistera beaucoup sur un point : au-dessus de Massu il y avait le G. G., comprendre le Gouverneur Général, c’est-à-dire, à cette époque celui que l’on appelait le Ministre Résident, donc Lacoste (p. 231). Le journaliste donne même le nom du personnage qui, reçut l’ordre de Massu via Aussaresses, de tuer le mathématicien «au couteau». Le cadavre aurait été inhumé dans une fosse près de Koléa (p. 234).

 

Massu en 1957, et Graziani
Massu en 1957, et le capitaine Graziani

 

Pourquoi Massu et Aussaresses en voulaient-ils

aux communistes ?

Les révélations d’Aussaresses et son cynisme déstabilisèrent quelque peu ceux qui, pendant des décennies avaient adhéré à la thèse (en fait l’hypothèse) qu’Audin était mort sous la torture. Ainsi Josette Audin déclara-t-elle que le général avait toujours menti et que ses confessions n’étaient qu’un mensonge de plus. Pourtant, si l’on avait pris le récit d’Aussaresses au pied de la lettre, l’Affaire Audin serait devenue instantanément une affaire d’État, c’est-à-dire tout autre chose qu’un simple «accident» possible.

Aussaresses ne peut cependant être tenu pour un témoin fiable et, de fait, en l’état actuel des choses, ses révélations n’ont fait que nourrir une nouvelle supposition. Pourtant, deux points sont à retenir : le général n’avait aucun intérêt à briser l’omerta régnant dans son milieu. L’institution n’avait rien à y gagner non plus. C’est pourquoi, le témoignage d’Aussaresses ne saurait être écarté d’un revers de main ; il voulait faire des révélations.

La Présidence s’est donc vue contrainte d’écrire : «torturé puis exécuté ou torturé à mort» pour décrire le sort de Maurice Audin. Ajoutons que la version d’Aussaresses a été sensiblement confortée par l’interview d’un des membres de l’équipe spéciale, le sergent M… [29] Celui-ci libéré de son serment de ne rien dire (par Aussaresses) s’est en effet confié à l’infatigable J-C. Deniau. Celui-ci, l’a interrogé dans le midi de la France. M… a confirmé avoir participé à des exécutions sommaires dont, apparemment, celle dont nous parlons (pages 238 et 239).

Deniau se rendit ensuite en Algérie pour y photographier un lieu possible d’inhumation de la dépouille d’Audin entre Baraki et Sidi-Moussa. M… prétendit formellement reconnaître le lieu sur la base d’une photo prise par le journaliste et transmise sur l’IPhone de l’intéressé. Ceci, 50 ans après les faits, peut néanmoins laisser sceptique. Les autorités algériennes n’ont donné aucune suite à cette recherche journalistique hors de pair.

Mais la question qui se pose à présent est celle-ci : pourquoi Aussaresses et Massu ont-ils pris la responsabilité de faire exécuter Audin qui n’était au fond qu’un militant assez ordinaire même si son appartenance à l’Université le rendait, de fait, important ?

Plusieurs éléments doivent être pris en compte :

1/ Nous sommes en pleine guerre froide. Militaires et services spéciaux sont massivement formés dans un anticommunisme très solide. Les crimes du régime soviétique, son «abjection totalitaire» comme l’écrivit Camus, suffisent d’ailleurs à nourrir cet état d’esprit. La défaite en Indochine l’a considérablement conforté. Pour les paras, le Parti Communiste Algérien est le «petit frère» du Vietminh et de l’Armée rouge. La pensée anticommuniste, en ce temps-là, est florissante. L’agression soviétique contre la Hongrie l’a renforcée de plus belle.

2/ En outre, Massu et Aussaresses, au moins en les premiers temps, sont convaincus que le FLN, n’a pas les moyens de fabriquer des bombes et que celles-ci sont l’œuvre de chimistes communistes. Ils ont raison, dans le sens que les deux principaux, Arbib et Timsit ont des opinions communistes. (Il y a aussi dans le FLN un chimiste non communiste, Taleb Abderahmane). Mais en fait, Arbib et Timsit sont d’ex-membres du PCA, en nette rupture de ban avec cette organisation qu’ils jugent trop modérée. Ils travaillent donc, dans le FLN, sous les ordres de Yacef Saadi.

Le PCA, en tant que tel, n’est pas impliqué dans l’activité des poseurs de bombes [30], et, c’est encore plus le cas d’Audin, qui pratique seulement l’hébergement.

3/ Dans ce contexte on peut penser que Massu et Aussaresses ont surestimé le rôle des communistes. Massu est exaspéré par la diffusion, dans les ranges du contingent, d’une feuille de propagande appelée La Voix du Soldat. Le commandant de la 10e DP fait une fixation là-dessus. Les deux officiers sont persuadés que cette publication est l’œuvre de ce qu’Aussaresses appellera, dans ses livres et dans ses entretiens avec Deniau, Le Service Action du PCA. [31]

L’expression peut faire sourire mais elle renvoie à une certaine réalité. Au temps de la guerre froide, chaque parti communiste possédait en son sein, un noyau dur. Formés à la clandestinité, un groupe de militants triés sur le volet, prenait les commandes, s’il arrivait que le Parti soit interdit et soumis à la répression. Quelles que soient les vicissitudes de la situation politique, dans un pays donné, cette structure devait survivre et maintenir le communisme dans toutes les tempêtes, prêt à renaître dès que la situation s’améliorerait.

Ceci est la théorie. Dans la pratique, beaucoup dépend de l’enracinement du parti dans le pays, de son audience, et, bien sûr des qualités de ceux qui forment le noyau dur. Or, le problème du PCA, comme je l’ai montré dans un livre [32], est d’être toujours resté un corps étranger à l’Algérie. Le marxisme, l’inconditionnalité envers la politique soviétique n’ont jamais vraiment pris racine, dans ce sol tout à la fois méditerranéen et musulman. Par comparaison, si le PCF, le tuteur du PCA, a pu réussir à se maintenir durant les tempêtes de la Seconde Guerre mondiale, c’est précisément parce qu’en France, il était fortement implanté.

Pourtant, un épisode spécifique a pu égarer les parachutistes et leur chef. Une des manières de protéger le Parti des ouragans consistait à exfiltrer son Secrétaire Général vers l’URSS. Comme si en préservant la tête, on était sûr que le corps finirait par renaître. C’est très exactement ce que fit le PCF en 1940. Maurice Thorez déserta l’Armée Française où il avait été mobilisé et, quittant Chauny où il était affecté, il gagna Moscou par une filière ultrasecrète. On apprendra donc, sans surprise, que le PCA avait agi semblablement. En septembre 1956 selon Nathalie Funès[ 33], le secrétaire général Larbi Bouhali fut exfiltré d’Alger vers les pays de l’Est-européen (Voir aussi J-C. Deniau op. cit. page 190).

Or, qui a mis l’opération au point et l’a dirigée, en personne ? Maurice Audin. Massu et Aussaresses ne l’ignorent pas et pour eux aucun doute n’est alors possible : le mathématicien fait partie du noyau dur du PCA, celui qui doit résister à tous les assauts, à toutes les répressions, à toutes les tornades.

Aussaresses m’expliqua ceci lors d’une conversation au Cercle Militaire : ils étaient sûrs d’avoir mis la main sur l’appareil secret. (Avec moi, il ne l’appelait pas le Service Action des communistes, mais le noyau dur). Caballero, Hadjadj, Alleg en faisaient partie. Compte tenu de la fixation de Massu sur la feuille clandestine, La Voix du Soldat, ils entreprirent de faire avouer, aux deux derniers, la cachette d’André Moine qui, dans leur esprit, était le responsable [34] de la publication. Ce Moine était le tuteur clandestin du PCA. Il agissait pour le compte du PCF qui continuait d’apporter son «aide fraternelle» au Parti algérien. Moine était métropolitain et un militant très important du «grand frère» français. L’arrêter était devenu obsessionnel pour le général, chef de la 10e D.P. En vain, Aussaresses chercha-t-il à objecter que le cloisonnement inhérent à la clandestinité (qu’il avait bien connu dans la Résistance), ne permettait pas d’être sûr qu’Audin connaissait la planque de Moine.

Ceci explique la multiplication des séances d’interrogatoire infligées à Audin, notamment, l’ultime, celle du 21 juin. Beaucoup pensèrent donc, - l’universitaire ayant disparu ensuite -, qu’elle avait été fatale. En fait, les choses se seraient passées autrement : il fut décidé de le supprimer. Massu et son acolyte s’étaient en effet persuadés que le mathématicien était «un gros poisson

Aussaresses ne nous a pas parlé d’Audin spécifiquement au cercle militaire, mais c’est une explication, simplement plausible, compte tenu de ce qu’il a dit ensuite à F. Beaugé et à J-C. Deniau. Et compte tenu de ce qu’a dit à ce dernier le sergent M… nous sommes devant une double hypothèse : Audin a pu mourir le 21 juin, lors d’un interrogatoire plus violent que les autres ou être «exécuté» par les gens d’Aussaresses. Ce dernier aurait décidé de lui faire subir le même sort qu’à Ben M’Hidi et qu’à Ali Boumendjel.

Qui pourrait trancher ce point ? Evidemment personne. Les survivants de cet épisode sont raréfiés à l’extrême.

Il reste à expliciter une dernière énigme : Audin a-t-il été confondu avec Alleg et tué à sa place ? À l’origine de ce qui n’est actuellement qu’une rumeur, voire au mieux, une nouvelle présomption, il y a le colonel Godard.

 

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au centre, Henri Alleg au journal Alger Républicain

 

Audin fut-il pris pour Alleg ?

À l’issue de la guerre d’Algérie, ce colonel, qui la termina comme un des chefs de l’Organisation [35] Armée Secrète (OAS), remis à la Hoover Institution ses archives personnelles. Elles sont consultables à la bibliothèque de l’Université Stanford en Californie. Différentes personnes y ont eu accès ces dernières années. Sur une feuille par ses soins rédigée, Godard écrivit ceci [36] :

«Je suis prêt, à ce sujet, à répondre à toutes les questions qu’on voudra bien me poser, un jour, et je suis sûr que Massu n’en posera aucune. J’ai moi-même affirmé à Guillaumat (alors Ministre de la Défense. NDLA) en décembre 1959 que C… n’ était pas le meurtrier d’Audin. Mais quand on sait, comme moi et comme Massu, qu’Audin a été victime d’une «erreur» d’identité, confusion avec Alleg, l’agent d’exécution étant…»

Pris à la lettre ce texte peut paraître peu crédible. Comment commettre une erreur d’identité entre Alleg et Audin qui ne se ressemblaient guère ?

On pourrait arguer que dans l’effervescence du moment, voire dans une certaine pagaïe, les exécuteurs ont pu prendre un prisonnier pour un autre. J-C. Deniau posa directement la question à Aussaresses. Celui-ci répondit négativement (pages 231 et seq. op. cit.).

Aussaresses écrit également dans Services Spéciaux (op. cit. page 153) «Il était rare que les personnes interrogées la nuit se trouvent encore vivantes au petit matin. Qu’ils aient parlé ou pas, ils étaient généralement neutralisés» (sic).

Alors, quoi ?

Le flot de personnes à «neutraliser» pouvait être assez considérable. Comment écarter l’hypothèse d’une erreur ? Nous en sommes réduits aux conjectures.

Aussaresses a pu avoir un choix à opérer dans la liquidation possible de deux militants : Audin et Alleg. À raisonner froidement, il eût pu considérer le second comme plus important que le premier. Si les deux chefs militaires n’avaient tenu compte que de la «nocivité alléguée» de leurs deux prisonniers, Alleg pouvait sembler plus dangereux. Mais Alleg, tout communiste qu’il était, était un journaliste ; la profession n’eût- elle pas réagi avec indignation et pas seulement en France [37] ?

On pourrait ainsi enchaîner les hypothèses. Nous ne saurons sans doute jamais si, comment et pourquoi exactement Audin fut «liquidé». Le sergent M… qui admet y avoir été mêlé ignore lui-même les motivations de ceux qui étaient ses chefs et lui donnèrent des ordres.

Le général Aussaresses écrit seulement que Massu en voulait à Audin de n’avoir pas révélé la cachette d’André Moine. La connaissait-il vraiment ? «Il a payé pour tout le monde» dira-t-il sobrement à Deniau[38].

En définitive, on pourra s’étonner de l’acharnement des deux officiers contre le PCA qui n’était qu’un groupuscule. Leur perspective fut-elle faussée par la guerre d’Indochine ? Par l’horreur qu’inspirait la politique soviétique en Hongrie ? Ont-ils gravement surestimé l’influence des communistes algériens dans le conflit en cours ? Peut-être.

N’oublions pas aussi qu’un groupe de communistes dirigé par le nommé Briki Yahia [39] avait, le 6 octobre 1956, organisé un attentat ciblé contre le général Massu, qui faillit réussir. Certes, ce groupe était intégré aux rangs du FLN et agissait sous la direction d’un adjoint de Yacef Saadi [40]. L’appartenance antérieure de Briki au PCA a pu influencer le général.

En mettant en exergue la double hypothèse qui ouvre la déclaration du 13 septembre 2018, la Présidence de la République a eu raison de souligner que l’Affaire Audin demeure une «zone d’ombre». L’Histoire en regorge. Sauf découverte de pièces nouvelles, sauf progrès inouï des techniques scientifiques, sauf découverte des restes du mathématicien, sauf apparition d’aveux posthumes authentifiés, sauf… On pourrait égrener ainsi tant d’autres suppositions.

En conclusion, si l’on peut dire, nous estimons que l’Affaire Audin est devenue le Mystère Audin, puisque, d’une certaine façon, le fin mot de l’histoire nous échappera, sans doute, toujours.

Jean Monneret

 

 

Josette Audin et Macron, 13 sept 2018
13 septembre 2018, Josette Audin et le président Macron

 

[1] Maurice Audin fut arrêté par des militaires français car il soutenait l’action clandestine du parti communiste. Censé s’être évadé ensuite il est porté disparu et présumé décédé. La Présidence française l’a déclaré mort après tortures ou assassiné.

[2] Sur ce point le texte de la Présidence est doublement erroné : l’arrestation suivie de la détention ne constitue en aucune façon un système spécial, c’est une pratique ordinaire en matière criminelle. Le texte est ici mal rédigé. En outre, des Pouvoirs Spéciaux ne furent pas confiés aux Forces Armées mais aux gouvernements de l’époque, et, tous ceux qui se succédèrent en usèrent. Ce sont les hommes politiques qui portent la responsabilité de cet usage.

[3] Un livre entier ne suffirait pas pour raconter l’ensemble des procès liés à cette affaire qui suivirent la première plainte pour homicide de Madame Audin. P. Vidal-Naquet l’a fait dans son style militant. Chronique d’un déni de justice. Ed. de Minuit.

[4] Voir Le Monde du 4 décembre 1959, entre autres.

[5] Ce que le chef FLN du réseau bombes Yacef Saadi ne pouvait ignorer. Nathalie Funès a tort, selon nous, d’écrire dans son livre Le Camp de Lodi qu’il s’agissait de la jeunesse dorée d’Alger. Ce qui du reste n’eût rien changé à l’horreur de l’acte perpétré. Un attentat du FLN tout aussi sanglant avait eu lieu une semaine avant.

[6] Sur tous ces points, voir notre ouvrage L’Histoire cachée du Parti Communiste Algérien. Ed. Via Romana.

[7] Voir plus loin, les raisons pour lesquelles Massu et Aussaresses surestimaient le rôle des communistes et d’Audin en particulier.

[8] Avant l’interdiction du PCA qui remonte à la fin de 1955, Henri Alleg était responsable de la presse communiste en Algérie.

[9] Directeur de Cabinet de Robert Lacoste.

[10] Considérant que son mari n’avait pu s’évader. Elle demandait donc où il était et dans quel état.

[11] Jean Reliquet pour sa part évoqua dans un rapport à son ministre deux hypothèses en lesquelles il refusa de choisir : soit Audin évadé se cache dans un refuge discret ou un maquis, soit l’évasion ne serait qu’un simulacre organisé en vue de couvrir un décès…. après tortures. Il jugeait aussi la version des militaires peu vraisemblable : Pierre Vidal-Naquet L’Affaire Audin page. 26  op. cit.

[12] Créé en novembre 1957.

[13] En décembre 1959, Madame Audin avait donné une interview à l’hebdomadaire communiste France Nouvelle dont l’essentiel fut repris dans Le Monde du 4 décembre précisément. Les accusations de Madame Audin furent reprises dans un communiqué du Comité Audin qui citait, en toutes lettres, les noms des militaires l’interrogeant. L’un d’eux était accusé de l’avoir étranglé.

[14] Manifold : cahier ou carnet avec des papiers carbone permettant des copies. Paul Aussaresses y a fait souvent allusion par écrit comme dans de multiples conversations privées. On ignore où se trouve l’objet.

[15] Voici la phrase : « Ceux qui, dans la lignée de Pierre Vidal-Naquet ont enquêté sur l’affaire – historiens, journalistes, documentaristes, etc. – ont minutieusement recoupé les témoignages, les documents, les vraisemblances (sic) pour établir un faisceau d’indices concordants ».

[16] Ed. Plon. Page 165

[17] Abréviation de générateur électrique.

[18] Edouard Claparède né en 1873 et mort en 1940 à Genève était neurologue. Il a étudié avec soin les mécanismes du témoignage.

[19] Voir N. Funès Le camp de Lodi. Ed. Stock. pages 124-125,128.

[20] En revanche, le médecin est peut-être plus fondé à dire que dans son état physique, il n’aurait pas pu d’évader.

[21] P. Vidal-Naquet. op. cit. pages 144 et 145.

[22] Dans l’organigramme, Trinquier était l’adjoint de Massu, chargé de surveiller la population civile. Il avait fait un travail de vérification de la population d’Alger comparable, paraît-il, à ce qu’avait fait Napoléon en Rhénanie.

[23] Paul Aussaresses. Je n’ai pas tout dit (Entretiens avec Jean-Charles Deniau. Editions du Rocher. 2008).

[24] Une mine dans le constantinois où les ouvriers européens et les musulmans vivaient côte à côte. La plupart des européens étaient syndiqués à la CGT. Bénéficiant des lois qui s’exerçaient en France dans le secteur minier, El Halia était en Algérie un endroit socialement avancé.

[25] Services Spéciaux Algérie. Editions Perrin. 2001.

La vérité sur la mort de Maurice Audin. Ed. Equateurs. Documents 2014.

[26] Ali Boumendjel était avocat et militant indépendantiste. Il faisait la liaison entre l’ancien parti de F. Abbas, l’UDMA, et, le FLN. Ben M’Hidi était le plus haut responsable du FLN présent dans la casbah d’Alger pendant le Bataille du même nom. Il fut exécuté sans jugement. Bizarrement, les militaires français lui présentèrent les armes, car, ils avaient été impressionnés par sa forte personnalité.

[27] Voir https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2013/12/04/les-aveux-du-general-Aussaresses.

[28]Il l’admit par écrit ; voir ibidem p. 248.

[29] Qui dans la mise en scène de l’évasion se trouvait également dans la jeep dont Audin était censé s’être évadé.

[30] Plus tard, les époux Guerroudj et Fernand Iveton, communistes intégrés au FLN manièrent des bombes. Ils avaient rallié individuellement les réseaux nationalistes conformément à l’accord passé avec le PCA. Voir J.L. Einaudi. L’Affaire Iveton. Pour l’exemple et Jacques Jurquet Les années de feu. L’Harmattan.

[31] Le Service Action existait dans l’Armée française. Phénomène classique : Aussaresses interprète la réalité à partir d’une autre réalité qui lui est familière.

[32] Voir mon ouvrage L’Histoire cachée du Parti Communiste Algérien. Ed. Via Romana.

[33] N. Funès. Le camp de Lodi. Ed. Stock pages 122/123. Toutefois le récit que l’on a fait à Madame Funès est peu crédible relativement au mode opératoire. Audin et ses deux comparses auraient enivré les marins du cargo qui transporta le chef communiste.

[34] Ce qui était exact, mais, un autre militant spécial du PCF, nommé Sépcélévitius s’en occupait aussi. Haut cadre clandestin dudit PCF, il avait largement contribué à monter l’opération La Voix du Soldat. Arrêté, interrogé et condamné, il réussit néanmoins à camoufler jusqu’au bout sa véritable identité.

[35] Yves Godard, 1929-1974 fut un grand résistant. Il est enterré au Plateau des Glières. Il n’a pas pris part à la Bataille d’Alger, car, il estimait que l’Armée n’était pas faite pour un travail de police.

[36] Le colonel Godard écrivit un livre Les Paras dans la ville. Ed. Fayard 1972, dans lequel il n’évoque pas ce point. Il en parla à Yves Courrière qui le mentionna dans Le Temps des Léopards. Fayard 1969.

[37] Deux facteurs importants dans l’Affaire Audin furent la ténacité et le courage hors du commun de Madame Josette Audin, ce que personne ne pouvait prévoir.

[38] J-C. Deniau. op. cit. p. 232.

[39] Voir Jacques Jurquet. Les années de feu. op. cit. et Jacques Massu.op.cit. .page 26.

[40] Yacef Saadi dirigeait la Zone Autonome du FLN. L’adjoint en question s’appelait Bouchafa.

 

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19 août 2019

le massacre oublié du 5 juillet 1962 à Oran : film diffusé sur FR3 le 5 septembre 2019

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le massacre oublié du 5 juillet 1962 à Oran :

film diffusé sur FR3 le 5 septembre 2019

 

Message de Jean Monneret :

La bonne nouvelle est enfin arrivée: le film de Benamou/ Deniau auquel j'ai participé comme conseiller sera diffusé le 5 septembre à 23 heures sur FR3. Le sujet en est Le massacre oublié du 5 juillet 1962 à Oran.

Ceci est une première brêche dans le mur du silence organisé autour de cette tragédie. Il y en aura d'autres si nous agissons comme il convient.

Certains le trouveront insuffisant et se répandront en malédictions contre ceux qui n'auront pas, à leurs yeux, dit les choses comme il le souhaitaient. D'autres nous traiteront de nostalgiques, de colonialistes et de tous les épithètes malsonnantes qu'ils attribuent à ceux qui ne partagent pas leurs vues. 

Évitons les attitudes simplistes : ce film est le premier pas d'une longue marche. Tel qu'il est, il va déranger beaucoup de bien-pensants parmi les amis du FLN, essayons d'avancer dans la voie de la vérité historique  et même de la justice, si elle peut encore s'exercer après tant d'années de censure, de mépris et de Raison d'État. Ce film doit être vu connu et défendu. Plus on en parlera, plus nous pourrons faire avancer la connaissance de ce qui fut notre drame.

 

 

 

  • voir aussi : guerre d'Algérie : la raison d'État occulte toujours les morts et les disparus (Michel Renard) [lire]
  • voir aussi : annonce sur le site du CDHA [lire]

 

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20 juillet 2019

Les Algériens musulmans et la France (1871-1919) de Charles-Robert Ageron, compte rendu par René Galissot (1970)

Ageron thèse, couv (1 et 2)

 

Les Algériens musulmans et la France

(1871-1919)

de Charles-Robert Ageron

par René GALLISSOT (1970)

 

________________

 

René Galissot, historien du Mahreb colonial, militant pour son indépendance depuis 1954, revendiquant un marxisme explicatif de l’histoire, est l’auteur de nombreuses études parues à partir des années 1980. Quand il écrit ce compte rendu de la thèse de Charles-Robert Ageron dans la revue communiste La Pensée, en octobre 1970 , il n‘a publié qu’un court opuscule dans la collection «Que sais-je ?»  (Puf) en 1961, sur l’économie de l’Afrique du Nord.

Mais sa lecture est sérieuse et il en discute quelques thèses fondamentales. Il situe le travail d’Ageron dans un entre-deux :

«Cette thèse n'est plus une histoire coloniale, elle n'est pas, au sens actuel du mot, une histoire de décolonisation ; elle oscille entre l'histoire politique et l'histoire sociale, (elle) annonce donc, une histoire de l'Algérie colonisée qui soit compréhension des transformations économiques, sociales et culturelles et des mutations idéologiques et politiques».

Galissot voudrait lire dans Ageron des idées qui n’y sont pas clairement mais qui y sont quand même… un peu à la manière de la lecture symptomale d’Althusser. Ainsi la thèse d’Ageron serait :

«une œuvre en suspens entre deux historiographies ; elle se retient d'être une explication piénière ou d'offrir des hypothèses d'ensemble, ou plutôt sa façon d'être compréhensive consiste à accumuler les éléments d'explication, ce qui lui donne ce caractère d'analyse indéfinie. Mais l'auteur soutient ses vues propres, ce qui nous vaut des thèses dissimulées en forme de thèse universitaire».

l'échec d'une «politique indigène» ?

Charles-Robert Ageron ne serait pas «l’historien de la question indigène», comme il le revendiquait lui-même selon Galissot, mais celui d’une thèse [qui] trouve le plus fréquemment son centre de gravité dans la société coloniale elle-même, ce moyen terme déformant entre la métropole et les colonisés».

Galissot prête à Ageron le regret de l’insuccès d’un «une politique indigène positive», celle qui fut notamment définie par Ismaïl Urbain et que deux gouverneurs généraux chers à l’historien ont plus ou moins tenté de pratiquer : Jules Cambon de 1891 à 1897 et Jonnart de 1900-1901 et 1903 à 1911. Leurs échecs respectifs, et surtout celui de 1919 qui n‘a su réaliser l’assimilation complète, sont pour Charles-Rober Ageron ce qui «rendit fatale l’indépendance»

C’est la «thèse véritable du livre» aux dires de René Galissot. Et il en reproche la méthode à l’auteur :

«Cette vision de la fonction coloniale réduite à «une politique indigène», qui conduit à privilégier la voie qui ne fut pas suivie, empêche quelque peu de comprendre que la politique véritablement appliquée, fut une réelle politique coloniale, ou plutôt qu'une politique coloniale se situe à plusieurs niveaux, et qu'une politique d'association ou d'assimilation est, elle aussi, coloniale»

L’assilimilation sociale restait exclue, selon René Galissot :

«N'est-il pas plus sain d'admettre que la politique d'assimilation repose sur le postulat qu'il ne peut y avoir de nation algérienne, sur le rejet donc de l'évolution nationale pour le pays colonisé ? Or le refus du développement national caractérise une politique coloniale, fût-elle idéaliste».

René Gallissot est très sévère sur les informations qu’il tire de la thèse d’Ageron à propos de la politique foncière :

«L'objectif fondamental du programme des colons était de rompre la société algérienne, de la pulvériser en rendant la propriété individuelle, ce qui en mettant fin aux entraves collectives, ouvrirait le marché des terre».

Et cette politique ne fut pas seulement celle des «gros colons» :

«C'était vraiment toute une société, au rare pouvoir d'assimilation des nouveaux venus, qui pratiquait l'exploitation coloniale, et les plus petits détenteurs de pouvoirs n'étaient pas les moins abusifs dans l'exaction, comme le signalent, à travers l'étude d'Ageron, les méfaits des gardes forestiers par exemple».

Finalement, Galissot regrette presque l’énorme travail d’Ageron puisque la cause était entendue :

«Thèse étonnante que cette œuvre de Ch.-R. Ageron, écrasante en sa masse, déroutante parfois en sa composition et en ses détours, fatigante par sa minutie et ses scrupules, mais sûre au niveau des faits et plus encore révélatrice de la société coloniale, tout en demeurant hésitante dans l'analyse politique ; thèse, qui nourrit de toutes ses informations, ses bilans, ses notations, ses citations, la compréhension d'un demi-siècle d'histoire de l'Algérie, de cette époque de mutations encore souvent sourdes mais irréversibles, qui croit cependant que par une action externe et toute politique, celle d'une «politique indigène» précisément, le cours des choses aurait pu être changé».

M.R.

 

Ageron prof au lycée Alger - copie
Charles-Robert Ageron,
professeur au lycée d'Alger
quand il commençait sa thèse

 

________________

 

texte de René Galissot

 

Le grand livre de Charles-Robert Ageron (1) risque d'être mal lu et plus encore mal compris et ce serait vraiment dommage de perdre par découragement ou par énervement ce que recèle cette somme de connaissance et d'explication compréhensive. Par sa masse, le livre fait peur ; par sa densité et plus encore par sa complaisance dans l'austérité érudite, il déroute fréquemment. Plus gravement ensuite, l'ouvrage renouvelle constamment une équivoque : l'auteur fait parade de positivisme en ne reconnaissant comme objective et donc scientifique que l'histoire réduite à une pure transposition d'archives, alors que tout au long, sourd une colère vainement rentrée contre l'échec de la colonisation ; mais le meilleur du livre tient sans doute à cette sombre passion qui soulève ces gros volumes laborieux.

Enfin, comme un pécheur, d'un vice ou d'une tentation, Ch.-R. Ageron se défend de devoir quelque chose au marxisme : il iance quelques pointes contre les jugements de Hallgarten (Imperialimus vor 1914) sur le gouverneur général Jonnart ; il défend avec entêtement contre Madeleine Rebérioux, une interprétation courte du socialisme français et de la pensée de Jaurès, critique vertement la notion de «révolution démocratique bourgeoise» qui n'a rien à faire là, et se refuse à parler d'impérialisme. Mais que le marxisme ne se réduise pas à un nominalisme, et voici qu'Ageron travaille en marxiste sans le savoir ; ainsi, il s'évertue à affirmer le primat du politique, mais ses explications ultimes renvoient à l'analyse de l'évolution de la propriété ; l'œuvre croule sous la matière, mais les moments de synthèse valent par compréhension en profondeur de la condition sociale algérienne.

Le marxisme ne fait aucune profession de foi d'impérialisme rétroactif, et le récent colloque du C.E.R.M. (décembre 1969) est revenu avec insistance sur les particularités de l'impérialiste français qui est largement un impérialisme retardé, en tout état de cause fort tardif, pour l'Algérie au moins, car la colonisation appartient à une plus longue histoire ; dans la période étudiée, c'est bien d'elle que provient l'originalité du cas algérien qui tient précisément à l'existence d'une société coloniale et à sa pesée sur la métropole. Trêve de vaines querelles cependant devant l'importance de l'entreprise conduite par Ch.-R. Ageron, sa richesse et sa fréquente pertinence.

 

Alger, place Mac-Mahon, 1845-1847
Alger, place Mac-Mahon, 1845-1847 (source)

 

Les thèses de la thèse

Les dimensions et le poids de l'ouvrage disent assez que ce livre est une thèse universitaire, qui pousse même à l'extrême les vices du genre. Charles-Robert Ageron évoque son travail de bénédictin, et relève que la France juive de Drumont en ses 1 160 pages n'était pas aussi illisible qu'a bien voulu !e dire l'historien de L'Algérie française, Claude Martin. L'ouvrage se présente sous les lourdes espèces de deux gros volumes aux caractères denses, et plus serrés encore dans les notes, de 1 298 pages, sans compter 8 pages de garde et X pages de table de matières, qui sont de lecture difficile, tant l'auteur est rivé à ses archives qui sont pour l'essentiel le terne produit de l'administration française, tant il montre de scrupule en n'avançant qu'à petit pas, voire en revenant en arrière.

De surcroît, les notes sont parfois plus attirantes que les développements, car Ch.-R. Ageron y a logé, non sans quelques pointes, ses propres jugements en matière coloniale, et surtout les chapitres les plus intéressants, si l'on excepte la mise au point sur l'insurrection de 1871 et la belle leçon d'histoire sociale sur la question forestière, se placent à la fin du tome premier : la crise algérienne de 1898, et plus encore dans le cours du deuxième volume les «transformations de la société musulmane» (chapitre XXIX) et dans le livre V sur «l'Éveil de l'Algérie musulmane». Ces pages font regretter que Ch.-R. Ageron ne se soit pas battu à visage découvert, au lieu de se cacher sous l'érudition, derrière des justifications répétées, ou de longues analyses de projets souvent mort-nés.

Cette thèse n'est plus une histoire coloniale, elle n'est pas, au sens actuel du mot, une histoire de décolonisation ; elle oscille entre l'histoire politique et l'histoire sociale, se refuse à être psychologique mais l'est assez souvent, esquisse et déjà fortement, annonce donc, une histoire de l'Algérie colonisée qui soit compréhension des transformations économiques, sociales et culturelles et des mutations idéologiques et politiques.

Écrite au moment même où l'histoire de l'Algérie changeait de sens, l'œuvre de Ch.-R. Ageron, par sa rencontre d'intentions et parce qu'elle vise le temps où l'Algérie nationale n'était encore qu'en gestation, apparaît ainsi comme une œuvre en suspens entre deux historiographies ; elle se retient d'être une explication piénière ou d'offrir des hypothèses d'ensemble, ou plutôt sa façon d'être compréhensive consiste à accumuler les éléments d'explication, ce qui lui donne ce caractère d'analyse indéfinie. Mais l'auteur soutient ses vues propres, ce qui nous vaut des thèses dissimulées en forme de thèse universitaire.

L'ouvrage est d'abord une étude de politique coloniale ; il relève alors d'un genre désuet car la matière, celle des innombrables circulaires et règlements administratifs, tombe en poudre ; au mieux il touche à une science politique, mais devenue sans objet. Il perd donc à paraître après la fin de la guerre d'Algérie et l'indépendance, car plus tôt, il aurait eu valeur critique de cette véritable histoire sainte que fut trop souvent l'histoire coloniale de l'Algérie ; le livre aurait même été explosif. En sa démarche pointilliste et pointilleuse, en sa passion rentrée, il démolit en effet la glorification de la colonisation ; il démontre ce que fut et la faiblesse politique métropolitaine, et l'action oppressive de la société coloniale ; il est vrai qu'il trouvera encore certainement des ennemis partisans qui lui rendront sa vertu purificatrice. C'est au reste chose faite, si l'on se reporte à l'article que lui consacre Xavier Yacono, dans la Revue historique (2).

Mais l'œuvre n'est pas qu'un grand travail d'histoire de la colonisation ; elle est aussi la première pierre d'une entreprise d'une autre nature, qui tendrait à reconnaître l'évolution sociale et intellectuelle de l'Algérie sous l'effet de la colonisation, soit l'Algérie algérienne au creux de l'Algérie française, une histoire profonde sous l'histoire imposée.

Le livre d'Ageron n'atteint pas ce dessein; il le prépare ; l'œuvre demeure ambiguë, en ses divers penchants, notamment par son insistance à répéter qu'il y eut des libéraux lucides, mais qui ne furent pas écoutés.

Désenchanté par l'échec, Ch.-R. Ageron n'en reste pas moins attaché à ce qui fut la colonisation de l'Algérie ; mais d'autres réalités viennent capter l'attention : la dépossession paysanne, le refoulement culturel, et l'éveil politique algérien. Ch.-R. Ageron parle encore de «la victoire de nos armes», et se laisse aller à croire le Maghreb éternel, c'est-à-dire immobile et hors du temps ; Jugurtha n'en finit pas de résister ; comme Augustin Bernard et les administrateurs coloniaux, l'auteur en appelle à Montesquieu et la nature humaine : «C'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir, est porté à en abuser». (Montesquieu cité page 618).

L'histoire de Ch.-Ageron qui se qualifie lui-même d' «historien de la question indigène», comme au bon vieux temps, n'est plus celle de l'œuvre coloniale, ce qui donnerait alors : «la France et les Algériens de 1871 à 1919», mais sans être l'histoire interne, l'intériorisation algérienne des rapports avec la France, c'est que la thèse trouve le plus fréquemment son centre de gravité dans la société coloniale elle-même, ce moyen terme déformant entre la métropole et les colonisés.

Certes, l'originalité de l'histoire coloniale de l'Algérie est là, dans le peuplement, mais l'Algérie n'en cesse pas pour autant d'être colonie française, et les Algériens d'évoluer dans la dépendance. «L'erreur fondamentale, reconnaissait Jules Ferry cité par Ageron, c'est d'avoir voulu y voir autre chose qu'une colonie».

L'étude des liens entre l'Algérie et la France est ainsi trop largement absorbée par la mise en évidence des faits et gestes et des intentions des Européens d'Algérie ; il est étonnant par exemple que le livre ne fasse, autant dire, pas état des relations commerciales et financières entre la France et l'Algérie ; comme l'esprit colonial, il est obsédé par la terre des colons, et par l'omnipotence locale des maires d'Algérie. Mais aussi, il vaut par là, par l'information qu'il apporte, par l'immensité des confirmations et révélations qu'il établit, ce qui compense ce qu'il n'est pas.

La thèse cherche en effet son point d'équilibre ; histoire d'une politique coloniale, ou plutôt de l'absence de politique coloniale (ce qui est une thèse) ; histoire de la société coloniale, c'est-à-dire, le programme des colons et son application, ce qui tend à surfaire leurs responsabilités et constitue donc une autre thèse ; histoire de la colonisation subie, qui devient celle de l'écrasement des Musulmans algériens, puis de l'éveil moderniste pour quelques-uns, qui n'est donc pas encore national, ce qui soutend encore une thèse, car sous-entend une définition restrictive du fait national.

L'historique se révèle plus riche que les thèses défendues, et encore, en les examinant en leur triple mouvement, découvrirons-nous qu'elles pénètrent au cœur de la problématique contemporaine, celle de la formation nationale et de la libération coloniale.

 

L’absence de politique coloniale

Les Musulmans algériens et la France de 1871 à 1919 : Sous ce titre très large ont été présentés les résultats d'une triple et longue recherche parmi la documentation accessible en Algérie et comment elle s'explique ; comment évolua sur ce sujet, l'opinion en France et en Algérie au gré des oscillations politiques intérieures de la métropole, et sous la poussée des transformations de l'Algérie ; ce que fut enfin le destin des Musulmans, leur évolution économique, sociale, politique pendant ce demi-siècle de l'Algérie coloniale.

  • Ce paragraphe est la reprise quasi exacte des premières phrases de la conclusion générale du livre d'Ageron. Il est étrange que René Galissot ne le place pas entre guillemets. Il est également symptomatique qu'Ageron lui-même ait inversé substantifs et adjectifs : «Les Musulmans algériens...» ici, alors que le titre de l'ouvrage est : Les Algériens musulmans et la France... [M.R.].

«Ces thèmes. courent comme trois fils à travers les divisions logiques et chronologiques de cet ouvrage» (page 1 229). Premier thème donc, celui de la politique coloniale, mais qui est traité à plusieurs niveaux, celui de l'opinion métropolitaine, celui de l'idéal d'une bonne colonisation, qui ne passa autant dire jamais en pratique, celui de l'action gouvernementale qui n'aboutit guère non plus, car ce triple faisceau de forces et d'intentions se serait brisé sur le môle des intérêts nationaux.

Si Ch.-R. Ageron avait tenu la gageure d'analyser, comme il l'annonce en conclusion, l'état et l'évolution de l'opinion française face à l'Algérie, il eût écrit encore un autre volume ; il y a en effet là le sujet d'une autre thèse, mais qui est probablement intraitable, car la matière devrait être inventée, sans parler de la fréquente ignorance de la situation algérienne. Par la presse et les prises de position politiques, l'on a accès moins à l'opinion qu'aux vues des fabricants de l'opinion ou de ceux qui l'utilisent pour leur carrière ou leur pratique politique. De plus, l'opinion ne se réduit pas à une opinion, mais se divise en attitudes différentes. C'est montrer quelque juridisme, ou tout au moins c'est prendre à la lettre l'idéologie libérale, que de postuler qu' «en régime parlementaire, le contrôle de la nation sur l'action gouvernementale et administrative en Algérie devait normalement s'exercer par la voix des deux Chambres» (page 400).

En réalité, en fait d'opinion, Ch.-R. Ageron nous renvoie essentiellement aux débats parlementaires, et ceux-ci se réduisent à l'affrontement du groupe colonial derrière Étienne et Thomson, et des porte-parole d'une colonisation ou mieux d'un impérialisme libéral comme Jules Ferry et quelques républicains, comme Leroy-Beaulieu ou quelques élus de tradition saint-simonienne, auxquels se joindront des défenseurs individuels des indigènes comme Albin Rozet en premier lieu, et bientôt quelques voix socialistes.

Ces discours à la Chambre, que prolongent des réunions de sociétés et la publication de brochures, n'ont rien à voir avec l'opinion des électeurs, du moins en métropole, et pour être de même origine départementale qu'Albin Rozet, il m'est possible d'affirmer que son action en matière algérienne était totalement indépendante et ignorée de sa base électorale. Après les joutes oratoires et les amendements, les textes de loi étaient votés par la majorité républicaine ; ce qui détermine donc une politque coloniale de la voie moyenne. Ce consensus parlementaire sur une position moyenne peut-il être ramené à une absence politique ?

En réalité, la carence est déduite de la non application de ce que l'on pourrait appeler une politique indigène positive, celle dont la thèse d'Ageron célèbre les avocats les plus conséquents dont le modèle est d'abord celui qu'il nomme «l'apôtre de l'Algérie franco-musulmane», Thomas-Ismaël Urbain.

Ce mulâtre d'inspiration saint-simonienne donna sa forme la plus généreuse à la politique indigénophile du Second Empire des premières années 1860. Le triomphe des colons dans l'écrasement de l'insurrection de 1871 le chassa d'Alger où il ne revint que pour mourir en 1883.

Son idéal, entretenu par son disciple Ferdinand Hugonnet, trouva un écho en des officiers coloniaux jusqu'à Lyautey, auprès de professeurs comme Wahl et surtout Emile Masqueray, au journal Le Temps, grâce à Paul Bourde notamment, se perpétua à la Société française pour la protection des Indigènes des colonies créée en juillet 1881, auquel répondra la Société pour la protection des colons dont le premier président fut Paul Bert. Il anime Albin Rozet et Victor Barrucand, et pour une part Leroy-Beaulieu, et les deux grands gouverneurs, chers au cœur de Ch.-R. Ageron que furent Jules Cambon de 1891 à 1897 et Jonnart de 1900-1901 et 1903 à 1911.

Mais «comme il ne fut jamais facile à un métropolitain d'être libéral en Algérie» (page 421), les deux gouverneurs ne purent en définitive pratiquer qu'une «politique des égards», à l'égard de l'Islam précisément. Cambon toutefois s'attaqua avec plus de force aux méfaits du parti des colons, en refrénant l'exercice du code de l'indigénat, en s'attaquant aux scandales dès mairies, en tentant de ranimer les assemblées de douars, en voulant lutter contre l'usure.

Jonnart joua essentiellement de diplomatie, donnant à la ville d'Alger un style à la ressemblance de sa politique, ce style hermaphrodite, ni européen, ni maure mais très européen cependant qu'est le style mauresque. Leurs perspectives communes étaient d'ouvrir une participation algérienne à l'administration du pays, et les projets de Jules Cambon, de Jonnart seront ceux qui se retrouveront ensuite dans le projet Blum-Violette, voire dans le premier discours de Constantine.

Cette politique indigène cherche donc à être distincte de la politique coloniale, au sens restrictif du mot. Elle conduirait à faire de l'autorité française «l'arbitre des deux peuples en Algérie» (page 1 252) ; mais les colons ont chassé Cambon, réduit Jonnart à sauver les apparences.

L'échec français en Algérie s'expliquerait en définitive par le rejet d'une bonne politique indigène. Une lancinante nostalgie des impossibles bons rapports entre Français et Musulmans porte ce livre.

Pour l'auteur, le destin qui rendit fatale l'indépendance, s'est même noué dans cette dernière chance qu'aurait été l'assimilation ouverte à l'appel des Jeunes Algériens ; elle fut manquée en 1919 et par la loi Jonnart qui coupait en deux corps électoraux : Français et Musulmans, et ceux-ci encore ne constituaient-ils qu'un électorat mineur. «L'historien, qui a le devoir de déceler et de dater les tournants politiques, doit noter qu'en 1919 ou dans les années de l'immédiat après guerre, fut manquée la politique d'assimilation, rendue possible pour la première fois par le souhait de l'élite jeune-algérienne» (page 1 239). Au dire de Ch.-R. Ageron, ce fut la faillite de l'idéal de la Révolution française qui s'appelle Égalité, et il ne resta plus aux Algériens, puisque la citoyenneté française était fermée, que l'issue d'une citoyenneté algérienne.

Cette thèse, qui est la thèse véritable du livre, est tempérée toutefois par la reconnaissance, in extremis, que l'assimilation n'était qu'un rêve idéaliste, «un idéal peut-être inaccessible» (page 237).

pèlerinage 1945
pèlerinage de 1945 (source)

 (source)Cette vision de la fonction coloniale réduite à «une politique indigène», qui conduit à privilégier la voie qui ne fut pas suivie, empêche quelque peu de comprendre que la politique véritablement appliquée, fut une réelle politique coloniale, ou plutôt qu'une politique coloniale se situe à plusieurs niveaux, et qu'une politique d'association ou d'assimilation est, elle aussi, coloniale.

Il y aurait beaucoup à dire sur cet échec de 1919, sur la signification de la volonté assimilatrice des Jeunes-Algériens, et d'abord sur l'ampleur du mouvement ; Ch.-R. Ageron marque au reste fort bien le caractère élitaire de cette action revendicative de droits. L'impossible politique indigène aurait donc été de tenter l'assimilation ; qu'il y ait en France un républicanisme assimilateur, le fait est certain, mais recouvre une tendance du nationalisme français et justement en précisant que cette prétention relève du nationalisme français, l'on rend manifeste l'incompatibilité de l'assimilation et de l'évolution sociale algérienne, car une nation est un fait social autant que politique, ou mieux une société civile, et le nationalisme, fût-il bien intentionné, ne peut absorber une formation sociale étrangère.

Une assimilation intellectuelle est encore relativement possible ; elle s'est effectivement produite pour quelques évolués à cette époque ; l'assimilation sociale demeure exclue, d'autant plus qu'elle est traversée par la barrière coloniale. L'illusion de la colonisation libérale entretient une constante ambiguïté dans l'étude des rapports entre Musulmans et Français, qui rejoint au reste l'ambiguïté des positions algériennes évoluées, et celle des Français libéraux d'Algérie.

N'est-il pas plus sain d'admettre que la politique d'assimilation repose sur le postulat qu'il ne peut y avoir de nation algérienne, sur le rejet donc de l'évolution nationale pour le pays colonisé ? Or le refus du développement national caractérise une politique coloniale, fût-elle idéaliste.

Mais cette assimilation n'est pas la politique définie par Ismaël Urbain et ses disciples comme Emile Masqueray ; elle n'est pas non plus la perspective de Leroy-Beaulieu ou de Jules Ferry. Leur politique n'est pas d'assimilation, mais d'association, ce qui implique la reconnaissance de l'étrangeté algérienne qui ne saurait donc être assimilée à la France, mais seulement à la civilisation.

Urbain, comme le cite Ch.-R. Ageron, est très clair ; il se situe à l'opposé de la «France africaine» et de l' «Algérie française»; sa brochure de 1860 sous le pseudonyme de Georges Voisin : L'Algérie pour les Algériens  réserve le nom d'Algériens aux Algériens, à ceux qu'Ageron appelle les Algériens musulmans. Dès 1847, il écrivait un article dans la Revue de l'Orient et de l'Algérie dont le titre était «Chrétiens et Musulmans, Français et Algériens».

Ce qui est remarquable dans le cas d'Urbain, et ne se retrouvera guère que chez quelques socialistes dont Jaurès, c'est que la reconnaissance de l'autre va jusqu'à donner l'indépendance comme aboutissement de l'association et de la civilisation. Toutefois les barrières nationales sont abolies dans le rêve saint-simonien d'union de l'Orient et de l'Occident, ou dans le pacifisme universel du socialisme.

En dehors de ces visions, la politique d'association se ramène soit au protectorat, en faisant une part dans l'administration aux indigènes, soit, sous une forme imprécise, à une liaison privilégiée de pays à pays dans le concert international.

C'est ce que disent Leroy-Beaulieu et Jules Ferry. Urbain avançait déjà que c'était «à l'Algérie à faire prédominer notre influence en Orient» (cité page 413) ; Leroy-Beaulieu, gendre de Michel Chevallier, ne croit plus à la «fusion des races», mais seulement à «celle des intérêts» (page 423) ; il n'est pas possible d'absorber l'élément indigène ; la formule reste de «franciser dans une certaine mesure» ou, comme le dit très bien Ch.-R. Ageron : «Pas de politique indigène qui n'associe pas les Indigènes à l'administration et à la direction de leur pays» (page 428). Ces promesses d'association seront progressivement recouvertes, sous le gouvernement de Jonnart notamment, et dans les discours ministériels français, par des affirmations assimilationnistes, et l'usage du mot assimilation permit de concilier tous les partis ; la confusion était d'autant plus grave de conséquences que les colons réclamaient eux aussi l'assimilation, pour dire autonomie civile et pouvoir colonial.

À mesure donc qu'elle s'écarte de sa réalisation, l'association se perd en idéal contradictoire d'assimilation ; n'est-ce pas cette apparence d'idéalisme qui finalement fait croire que s'est échoué en 1919 un impossible rêve ?

Ces desseins de bonne colonisation, qui ne cessent pas d'être colonisateurs, pour Ismaël Urbain, Leroy-Beaulieu, Jules Ferry, Jules Cambon s'inscrivent dans une prise en compte d'intérêts internationaux ; l'Angleterre est l'arrière-pensée de tous les hommes politiques ; leur visée n'est donc pas seulement coloniale, mais impériale, et quand elle prend une ampleur mondiale, elle s'annonce même comme impérialiste. Ismaël Urbain pense à l'Orient, Leroy-Beaulieu à la colonisation dans son ensemble et à l'action des puissances européennes, Jules Ferry, lors du grand débat algérien de 1891, invoque les devoirs de la France qui «a pris à la face du monde la tutelle d'une nation comme la nation arabe» (cité page 446).

La politique mondiale commande la politique impériale qui définit la politique coloniale ; de là procède la différence entre la politique de quelques ministères et de quelques gouverneurs comme Cambon, celle plus constante du parlement français qui s'en tient à n'être que coloniale métropolitaine, et celle des représentants de la colonie d'Algérie, dont la politique coloniale est bornée par l'horizon des intérêts locaux. Encore existe-t-il d'autres niveaux de politique coloniale, comme celle des militaires pour qui compte la présence au milieu des indigènes plus que l'exploitation économique, et qui s'efforce à se maintenir après le Second Empire, ou celle des instituteurs et du recteur Jeanmaire qui se battent pour la conquête des esprits. La politique coloniale française résulte en définitive, de l'interférence variable de ces politiques, bien plutôt que d'une absence de politique, et cette politique qui est faite de concession et de tolérance de desseins différents, constitue réellement l'action coloniale française ; elle doit donc être étudiée comme telle, et non pas être condamnée ou méprisée au nom des idéaux naufragés. La colonisation ne relève pas de la morale, mais de l'histoire.

Il y eut bien ainsi, fût-elle moyenne, une politique coloniale française, et qui fut du ressort de la métropole. Parlements et gouvernements successifs ont maintenu des liaisons administratives contraignantes avec l'Algérie, nommé des fonctionnaires qui subissaient certes les injonctions des colons, mais renouvelaient incessamment la mainmise française ; la France a entretenu un appareil administratif, militaire et policier, multiplié les lois et la réglementation, assuré la perception des impôts bien mieux que la scolarisation, fourni des apports financiers sur crédit public pour aller au devant des dettes coloniales et du déséquilibre budgétaire. L'importance de l'impôt dans la ruine de la société algérienne indique bien que la responsabilité ne se situe pas seulement dans la rapacité des colons, mais dans l'action publique même.

N'est-ce pas le monopole commercial français, celui du pavillon proclamé en 1889 mais d'application antérieure, qui a déterminé la fonction économique de l'Algérie, fixé, jusqu'à l'aberration même, l'orientation spéculative et à usage d'exportation de la production agricole et minière ? La colonisation économique se trouve ainsi à l'origine des agissements des colons, de l'arrivée et de l'implantation des Européens et de leur revendication de francisation poussée jusqu'au racisme. La thèse de Ch.-R. Ageron a laissé de côté cette domination métropolitaine, l'on peut dire, ce rattachement de l'Algérie à la France ; l'étude représente alors l'Algérie, comme la zone autonome de la colonisation, le libre champ d'action des colons ; liberté certes, mais dans le cadre colonial français.

Cette dépendance économique peut avoir pour corollaire une faible intervention politique métropolitaine ; qu'est-ce qu'une politique coloniale, sinon une politique de conservation de la colonie ?

Cette politique fut appliquée somme toute par les gouvernements français ; elle n'est pas identique à celle que défendent les intérêts des colons, mais ne peut se dispenser de la prendre en compte, car ceux-ci sont la colonisation même ; la politique coloniale métropolitaine est ainsi condamnée à aller de pair avec la politique de la société coloniale, ou au moins à composer avec elle. L'évolution en matière algérienne dessine alors une ligne sinusoïdale, faite de rapprochements et d'écarts relatifs entre colons et gouverneurs venus de métropole ; les deux composantes principales de la politique coloniale française se rejoignent par exemple sous Tirman, se distendent sous Cambon, se rapprochent malgré tout sous Jonnart.

L'art politique colonial en Algérie est de réussir à rendre compatibles les divergences, ce que fit Jonnart avec excellence, et cette ligne coloniale peut être suivie tant que dure la colonie de peuplement, jusqu'en 1962 donc. Elle est liée en effet à ce fait colonial dont les développements historiques connus sont soit la rupture avec la métropole du fait de la société coloniale, ce qui fut le cas américain et sud-africain entre autres, soit l'aléatoire et probablement provisoire maintien colonial que tente par exemple le Portugal en Afrique, soit l'indépendance par mouvement national de la société colonisée. L'étude historique par delà la politique coloniale de conservation se doit alors d'analyser l'évolution de la société coloniale et celle de la société colonisée pour discerner la signification interne des transformations.

 

Société colonial et colonisation subie : l’évolution algérienne

L'analyse de la politique coloniale est ainsi surchargée jusqu'à en être parfois obscurcie par le lourd ressentiment que nourrit l'auteur à l'encontre de ceux qui ont gâché les chances d'une Algérie française idéale ; l'on entend trop souvent la litanie des occasions manquées et les responsabilités retombent unilatéralement sur les Européens d'Algérie; pour retenir tout ce qu'apporte ce grand'œuvre, il convient donc de dépouiller la thèse de ces présupposés de bonne ou de mauvaise conscience libérale. L'histoire de l'Algérie sous la colonisation devient alors celle du mauvais ménage que fut la cohabitation, non sans mutuels échanges, des Français d'Algérie et des Algériens musulmans ; les colons ne sont que les agents de ce qui est arrivé, et l'étude de leur conduite nous fait simplement comprendre ce que fut une société coloniale, parmi d'autre ?, et mis à part certains moments extrêmes, ne fut pas la plus parfaite des sociétés coloniales.

Allusivement, Ch.-R. Ageron se risque à quelques comparaisons avec les Iles, l'Amérique ou la colonisation hollandaise ; un comparatisme soutenu aurait probablement rendu aux Français d'Algérie une place historique moins honteuse, et donné une explication de l'inachèvement colonial, puisque la colonie d'Algérie n'est jamais allée autrement que par verbalisme, à la rupture avec la métropole.

Quoi qu'il en soit, le programme et les agissements des Européens d'Algérie sont minutieusement décrits et les effets sur les colonisés, soulignés sans ménagement. Le livre s'ouvre sur le triomphe des colons, Vae victis, par une mise au point magistrale sur l'insurrection de 1871 rapportée dans ses causes au sursaut algérien devant l'avènement du régime civil. De l'aveu même d'un journal colonial : «L'insurrection fournissait une occasion providentielle de reprendre possession de ce sol dont les tribus ne savent pas tirer profit et qui est indispensable pour asseoir une forte domination européenne» (cité page 24). La répression et l'exploitation de la victoire ne furent pas «à l'échelle des événements», mais la réalisation des ambitions refoulées sous le Second Empire d'écraser la population indigène, soit militairement, soit en la mettant à contribution. Le séquestre rapporta plus de 10 millions de francs dont plus de 50 % servirent à l'achat de terres, principalement dans l'Oranais, et directement quelque 750.000 hectares dont près de moitié de bonnes terres de cultures, le reste étant de parcours. Cette ponction est évaluée en définitive à «70,40 % du capital des indigènes séquestrés » (page 32); le tiers de la population algérienne fut concerné.

Dans ce triomphe spoliateur se manifestent déjà les tendances de la mentalité coloniale : Commune d'Alger » et ses expressions d'Algérie fara da se, première ligue anti-juive de juillet 1871, idéologie de la lutte pour la vie et de la loi du lynch : «Leur accorder l'aman serait un crime, écrit le journal l'Indépendant ; avec de telles bêtes brutes, la seule loi qui convienne est celle du lynch» (page 24).

lots domaniaux, 1896
vente aux enchères de lots domaniaux, 1896
(source)

L'objectif fondamental du programme des colons était de rompre la société algérienne, de la pulvériser en rendant la propriété individuelle, ce qui en mettant fin aux entraves collectives, ouvrirait le marché des terres. «Le but essentiel d'une loi sur la propriété est de livrer au marché français de la terre indigène» déclare dès 1871 le Président de la Cour d'Alger. Le docteur Warnier fut le grand opérateur de la loi  de 1873; son application fut lente sous Chanzy ; la loi de 1887 simplifia les mécanismes. «Toute distinction devait cesser entre les citoyens français et les sujets français quant à la propriété»  ; merveille de l'assimilation ! Cette législation permit de reconstituer le domaine dans lequel la colonisation officielle puisait: plus de 150.000 hectares nouveaux de terres y furent versés; de leur côté, de 1877 à 1890, les Européens achetaient 378.000 hectares ; la loi «a définitivement assis la colonisation» Comme pour bien montrer qu'il s'agissait bien de l'individualisation des parcelles et des habitants, la loi du 23 mars 1882 prescrit la constitution d'un état-civil pour les Musulmans, qui fut de surcroît l'occasion d'inventions grotesques.

Le triomphe colonial passe également par l'extension du territoire civil ; de 1878 à 1881, essentiellement sous le gouvernement d'Albert Grévy, la superficie fait plus que doubler, de 4 874 490 hectares à 10 482 964, pour 196 communes de plein exercice et 72 communes mixtes ; 236 électeurs français régnaient sur la commune de plein exercice de Tizi-Ouzou qui comprenait 22 537 Kabyles ; la circonscription moyenne de commune mixte atteignait 113 641 ha et comptait plus de 20.000 habitants, mais seulement une centaine d'Européens.

«L'impôt communal était en moyenne pour 80 à 86 à la charge des Indigènes. On estimait très publiquement qu'un Indigène rapportait en moyenne 2 francs à la commune à laquelle on le rattachait, mais ce chiffre est encore très inférieur à la réalité, car des calculs statistiques officiels donnent 3 fr. 03 de taxes municipales par individu musulman» (page 190).

Les mairies devenaient le support de la vie publique coloniale. «Les maires algériens, écrit Ch.-R. Ageron, s'octroyaient des indemnités pouvant atteindre 3 à 4 000 fr. dans des communes de 4 à 5 000 habitants et 10 000 fr. dans des villes de 20 000 habitants. Toute mairie avait son secrétaire appointé, beaucoup leur receveur particulier sans parler de nombreux emplois parasitaires (porteur de contraintes, médecins municipaux, sages-femmes, etc.). Ces emplois représentaient la manne électorale et expliquent l'âpreté des élections municipales dans des communes où il n'y avait que quelques centaines, voire quelques dizaines de citoyens français».

 La qualification de «Français» prend alors toute sa valeur, et vient en écho la formule «manger de l'Indigène» ; la ville coloniale a planté ainsi son décor: «Il n'est si petite commune en Algérie, écrivait le député Jonnart en 1892 dans son rapport sur l'Algérie, qui ne prétende jouir de squares, de rues plantées d'arbres et garnies de trottoirs, d'eau potable, de lavoir, de marché, d'abattoir, c'est-à-dire de commodités et d'un luxe que se refusent par mesure d'économies tant de communes de France».

Cette autonomie coloniale poussée jusqu'à l'arbitraire considéré comme légitime, jusqu'à la concussion avouée, jusqu'à l'impunité dans la bastonnade ou le meurtre, était soutenue par le réseau des pouvoirs disciplinaires, justifiée par le code de l'indigénat défini dès 1874, encouragé par l'exercice de la justice française qui, par le jury notamment, ne pouvait qu'être soumise aux colons, couronnée par le refus de l'instruction aux indigènes, par ailleurs cantonnés dans leur pratique et manifestation religieuses.

C'était vraiment toute une société, au rare pouvoir d'assimilation des nouveaux venus, qui pratiquait l'exploitation coloniale, et les plus petits détenteurs de pouvoirs n'étaient pas les moins abusifs dans l'exaction, comme le signalent, à travers l'étude d'Ageron, les méfaits des gardes forestiers par exemple. Cette organisation coloniale mise en place dans les années 1870-80 fonctionna d'elle-même en quelque sorte par la suite, quels qu'aient été les efforts de Jules Cambon en particulier, par le recrutement local des administrateurs, des juges et des magistrats, par le renouvellement partisan des maires qui ne modifiait pas les pratiques mais les perpétuait en institution.

Mais en dépit de sa puissance, en ce temps de «gouvernement des maires», et particulièrement après 1891, par périodes de 1882 à 1894, à nouveau en 1897-1898, puis après la révolte de Margueritte en 1901, et encore en 1907-1908, et bien entendu à la veille de la guerre et tout au long, la société coloniale est secouée par des poussées de grande peur qui la fait croire en l'insécurité générale, à un retour des attentats, des incendies et des troubles, à une sorte de grand soir annonciateur de la fin qu'il faut prévenir par les armes. La population algérienne est perçue comme une vague montante qui risque de déferler ; pour ne pas être «noyé par la masse arabe», il faut «frapper vite, fort et juste».

«La force, telle est notre raison d'être et d'autant plus que l'Arabe ne comprend pas la force en dehors de l'abus de la force» (citation page 650). Dans le Maghreb entre deux guerres, Jacques Berque a marqué combien la peur est présente au ventre de tout colon ; cet état de peur rentrée, mais ressortant par accès, correspond au fait que la société coloniale est née de la conquête, et demeure maintenue par la coercition, qu'elle est violence dont le rappel est incessamment apporté par la société indigène qui subsiste, qui résiste et qui s'accroît.

Dès le Second Empire, le journaliste Clément Duvernois laissait passer cet aveu : « Depuis le jour où l'armée française a mis le pied sur le territoire algérien, les Arabes ont été supprimés en tant que nationalité et il en sera ainsi jusqu'au jour où l'armée française abandonnera le sol algérien». La société coloniale n'est donc pas aussi inconsciente que ne le laissent supposer son comportement et ses proclamations ; c'est peut-être ce qui explique son oscillation politique entre l'autonomie qui va jusqu'à annoncer l'abandon de la métropole, et le besoin de la couverture métropolitaine, de l'aval du parlement et du gouvernement français.

L'étude de l'Algérie française culmine dans l'exposé de la crise coloniale, la «crise de l'Algérie» de 1898, mais pourquoi parler de «Révolution manquée» ?

La mise au point faite par Ch.-R. Ageron est en effet éclairante ; elle montre l'affrontement démographique qui s'amorce, qui écarte toute possibilité de solution indienne par élimination des indigènes ou leur parcage en réserves ; elle marque la signification de l'antisémitisme conjointement anti-juif et antimétropolitain, qui est essentiellement un moyen de créer un front «français», des Français de race ou d'origine, qui n'est en fait que le resserrement politique, en un nationalisme colonial, des immigrants aux patries diverses, folie raciste de la négation des origines et report de mépris à travers la hiérarchie coloniale.

Bref, ce qui ressort finalement de cette crise c'est que les impulsions et les formules mêmes de l'Algérie française sont déjà fixées. En plein cours de la guerre d'Algérie, Charles-André Julien n'eut pas tort de rappeler ces antécédents de barricades. «Quiconque vient de l'autre côté de la mer est suspect», écrit en 1895 le gouverneur Cambon, «l'incarnation du mal», qui échappe de peu en janvier 1897 à un attentat commis par un certain Susini.

Les Français de France sont distincts des Français d'Algérie qui se disent Algériens, car les «autres», les «Arabes», sont l'Ennemi ; (citation pages 571 et 573). Le professeur de droit Dessoliers et l'avocat Saurin (socialiste à ses débuts) donnent des leçons de racisme latin ; au quartier des facultés s'ébauchent les manifestations de rue. «Ne nous laissons pas submerger». Les partis achètent les voix dans un électorat réduit, mais éliminent les juifs des listes électorales.

La vague anti-juive s'enfle. «L'Algérie est décidée à se révolter. L'Algérie serait bien capable de demander ou de prendre son émancipation, afin de se débarrasser elle-même de la société dangereuse que lui impose sa mère. Nous sommes décidés à tout.», clame la presse radicale, ou encore: «Les Algériens (= les Français d'Algérie) sont trop fiers pour se laisser tenir en laisse et accepter la honte d'un conseil de famille». «Quand la Métropole cesse d'être la mère pour devenir la marâtre de ses colonies, elle est bien près de les perdre», et ce mot de Maximilien Regis Milano, le fameux Max-Régis : «La France, nous la ferons marcher».

Le vocabulaire prend des tours socialisants et les discours, des intonations anticapitalistes. Les Français d'Algérie sont des «parias» qui ne veulent plus «être humiliés». ni par la juiverie, ni par la métropole. C'est l'antisémitisme des Européens d'Algérie qui donnera le ton de l'antisémitisme français. Mais cette enflure se dégonfle quand la puissance locale est confirmée par la promesse de l'autonomie financière, puis de la «personnalité civile», par le bénéfice de la représentation des intérêts à travers les Délégations financières et le Conseil supérieur, quand surtout la révolte de Margueritte vient redonner au Européens leurs «réflexes coloniaux». «L'Arabe est inassimilable, écrivit La Libre Parole. Il ne connaît qu'un maître : la Force. Soyons forts !».

Le poids de la colonisation sur la population algérienne ressort déjà de l'analyse des conduites et des pratiques de la société coloniale, étudiées minutieusement à travers l'application des pouvoirs disciplinaires, les méthodes judiciaires et administratives. Les effets directs, matériels en quelque sorte, de la colonisation sur la population sont ensuite mis en évidence par l'examen de la mainmise sur la terre, et sur les forêts, l'examen également des prélèvements fiscaux. L'étude est alors celle de la colonisation subie.

Ainsi Ch.R. Ageron dresse d'abord le bilan de l'imposition (chapitre XXVI), tant à travers les prestations de travail, les corvées donc, qu'à travers les multiples contributions d'une double imposition dite arabe et française ; le taux de prélèvement renvoie à des normes féodales, de l'ordre du cinquième du revenu. L'impôt fut ainsi l'un des agents les plus efficaces de la paupérisation algérienne que provoquait déjà l'appropriation coloniale de la terre.

En cette matière, le travail d'Ageron est d'autant plus sûr que l'auteur pratique le doute méthodique, en refusant de prendre en considération sans examen, aussi bien les exposés des juristes coloniaux que les chiffres officiels des statistiques. Le scepticisme a pour vertu de permettre une approche sans préjugé de la contexture sociale de l'Algérie. Conduite sans idée préconçue, la thèse saisit alors les distinctions sociales qui se produisent en liaison avec la paupérisation grandissante ; la prolétarisation n'est pas générale en effet. Si la masse paysanne ou pastorale est appauvrie, disqualifiée économiquement, frappée dans ses chances de subsistance et de travail, subsistent ou apparaissent des «paysans aisés» qui tirent avantage de disposer de quelques ressources monnayables, récupèrent même des terres sur la colonisation comme l'avait déjà montré Mostefa Lacheraf (3).

La base de la propriété foncière algérienne déjà constituée des héritages de la propriété ancienne des grandes familles maîtresses de la campagne ou des troupeaux, et également parties prenantes dans la propriété immobilière urbaine, est ainsi élargie ; la répartition de la propriété que suggère Ageron laisse deviner une évolution sociale qui n'est pas ausi simple qu'on ne l'a dit sous ou contre la colonisation, et qui retentit encore dans l'Algérie présente. Comme en ce domaine, l'étude est neuve, il y a quelque impertinence à chicaner. Cependant l'importance des «grands», de cette noblesse militaire «djouâd», n'est-elle pas surfaite avant la colonisation, par suivisme des affirmations des administrateurs militaires qui avaient eux intérêt à les utiliser, et surfaite en conséquence leur décadence ? Si le prestige a été atteint, si quelques-uns sont effectivement ruinés, leurs chances sociales ont parfois été renouvelées par le passage au service de l'administration française.

Plus généralement, bien que soient déconsidérées les fonctions de caïds ou simplement d'adjoints indigènes, et autres plus modestes, en attendant le service militaire, s'amorce cependant par elles la constitution d'une catégorie d'Algériens acquis aux emplois disons publics, qui font du cursus politique une voie de placement des enfants. Décadentes peut-être, des familles de tradition, déjà propriétaires, foncières et immobilières, deviennent familles de service administratif et de fonctions faussement honorifiques, familles qui fourniront une grande partie du personnel de culture musulmane, et qui parfois pousseront quelques-uns de leurs enfants vers l'école française et plus tard vers les professions libérales où ils rejoindront ceux qui viennent des familles de bourgeoisie urbaine qui survivent ou se rétablissent.

La paupérisation des masses s'accompagne donc de la permanence ou de l'émergence de familles de puissance locale au réseau d'intérêts ramifiés entre la terre, la ville et les places. D'autre part, il y a quelque schématisme à redonner comme clef de la préservation de l'Islam la formule qu'ont répétée à l'envi les militaires coloniaux, les administrateurs et l'enseignement qui se voulait orientaliste : «Garde le mïm et le mïm te gardera» (page 955 et, longuement, page 1 242). La colonisation a replié les Algériens sur eux-mêmes, exacerbé leur originalité religieuse, redonné vigueur à ce lien social qu'est l'Islam, mais l'Islam est devenu par là, politique et même nationaliste, car, autant que passéiste, il fut rendu ainsi porteur de la résistance puis de la tutte contre la colonisation.

Le livre Il de la Ille partie consacré à la propriété, à l'économie et aux classes de la société musulmane n'en reste pas moins la plus belle contribution apportée à la compréhension de l'évolution sociale algérienne. Nous situant à la fin du XIXe siècle, au début du XXe siècle, elle nous présente le point de départ de l'Algérie contemporaine, faite de la destruction de l'ancienne société, de son déracinement terrien au sens propre du mot, de la décomposition des liaisons familiales et régionales, faites également de l'attachement à des valeurs culturelles fermées sur elles-mêmes et défendues avec jalousie, mais aussi ouverte, en, son démembrement et en sa misère même, à une disponibilité nouvelle, par la mobilité d'une population en mal de ressources et en mal d'autres espoirs de solidarité et d'autres raisons de vivre que ceux qui sont détruits.

Les déclassements et les reclassements, les premiers déplacements de main-d'œuvre derrière les chantiers, les migrations vers les zones d'embauche agricole, le retour d'une population musulmane en ville, et les premières vagues d'émigration pauvre vers la France qui prend le relais de l'émigration bourgeoise vers le Proche-Orient, tous ces phénomènes sociaux encore souvent secrets préparent une autre Algérie ; c'est aussi le temps des premières manifestations de rue. Au dire de Ch.-R. Ageron, le premier meeting algérien se serait tenu le 5 mars 1885, devant le Palais du Gouvernement. Si l'ébranlement n'atteint pas encore les profondeurs de la population et du pays, c'est du moins la mise en mouvement qui s'est produite, comme il paraît à travers le mouvement Jeune algérien, et le premier réformisme musulman.

Certes, Ch.-R. Ageron affirme qu'il n'y a pas de nationalisme algérien à cette époque ; l'Islam domine et n'échappent à son emprise que quelques évolués ; il faudra attendre 1930, plus précisément la décennie 1930-1939 pour que naisse le nationalisme (page 1 055). C'est d'abord faire montre de formalisme que de réduire la nation à une définition politique, et même semble-t-il, laïque ; à quoi aboutit en effet le démembrement de la société musulmane qui se produit sous l'action coloniale, sinon par des destructions mêmes, donc en négatif, à mettre la population algérienne en quête d'un nouveau cadre collectif, territorial, social et culturel, à dégager une «nation en puissance», ce que Renan appelait une «nationalité» ? L'étude faite par Ageron le prouve assez : la «politique kabyle» n'a-t-elle pas échoué ? L'individualisation de la terre et des hommes brise les particularismes, ce qui subsistait de segmentaire dans la société traditionnelle ; le maraboutisme lui-même se décompose ou se pervertit ; l'Islam est préservé mais politisé. Dans ce milieu où se prolongent mais en déperdition, les formes archaïques de révolte, manque certes le ferment d'un soulèvement collectif et l'échéance demeure encore lointaine, mais s'oppose cependant à la présence coloniale, l'aspiration à un rassemblement qui prenne force politique.

Il n'est pas aussi certain que ne le dit Ch.-R. Ageron, que le mouvement Jeune-Algérien, en dépit de sa faible emprise et de son privilège intellectuel, ne soit pas une manifestation de cette fermentation et de cette recherche d'issue nationale. Remarquons d'abord qu'il faut prendre à la lettre la demande d'assimilation qui est revendication de l'égalité des droits, pour l'identifier à une volonté de francisation. L'instruction française, la citoyenneté politique sont souhaitées, mais revendiquer la citoyenneté politique par assimilation même aux Français, aboutit en son fond à nier le statut colonial, et en un sens, indirect, à poser nationalement la collectivité algérienne contre la colonisation.

Les Français d'Algérie sentaient bien qu'ils ne pouvaient partager leurs droits sans se mettre en cause, et sans mettre en cause tout à la fois et leur prépondérance et la souveraineté française, que la langue ou les lois demeurent françaises ou non.

Dans sa thèse, Ch.-R. Ageron laisse bien voir que l'évolution politique qui se développe sous le couvert du mouvement Jeune algérien, est plus complexe qu'il ne l'avait écrit dans sa contribution aux Mélanges Charles-André Julien (4).

Deux orientations interfèrent en effet dans ce mouvement, voire coexistent dans le même journal ou chez le même homme, ce qui marque bien les glissements qui est aussi celle de la conscription, et parfois celle de la séparation de celle de l'École Normale, celle des instituteurs, celle de l'école pour les Indigènes, qui est aussi celle de la conscription, et parfois celle de la séparation de l'Islam et de l'État ; elle est à l'image du républicanisme français puisqu'elle est le produit de l'instruction française.

Mais cette branche est liée à une autre, ou mieux deux rameaux s'entrelacent. Le journal El Misbah (le Flambeau, d'Oran), et les noms sont indicatifs, évoque les descendants des Abencérages et parle du «réveil intellectuel de la race arabe» ; d'autres journaux ont nom Al Hillal (le Croissant), Al Kaoukab al Djazairi (l'Etoile de l'Algérie), le Rachidi, l'Islam ; les sociétés qui portent le mouvement s'appellent la Rachidiya, la Toufikiya, la Sadikiya, le Croissant, etc. Dans un de ses premiers numéros (22 juillet 1904), l'hebdomadaire bilingue El Misbah demande que les Musulmans cessent de se désigner par leur lieu d'origine, étant donné qu'ils sont tous algériens. L'Islam de son côté proclame : «Peu nous chaut que l'on nous appelle Jeunes Arabes, Jeunes Turbans ou Jeunes Turcs. Mais nous préférons au fond la dénomination de Jeunes Algériens, par opposition aux «Algériens» séparatistes des huertas de Valence ou de Calabre».

Ch.-R. Agerom reconnaît fort bien les origines sociales de cette minorité intellectuelle ; elle est quelquefois issue d'anciennes familles musulmanes qui maintiennent quelque aisance, et plus souvent provient des couches intermédiaires qui subsistent ou se renouvellent. Dans l'idéologie des Jeunes algériens, l'ancien et le moderne se cotoyent ; leur prise de position sort d'un combat intérieur qu'ils surmontent souvent par outrance de progressisme. Ils se battent contre les Vieux turbans, mais se divisent sur la conscription ou la citoyenneté ; ils sont déchirés entre la masse musulmane acquise à ses croyances, et le laïcisme de l'instruction française.

Retentit même cette surprenante anticipation du journal l'Islam (19 décembre 1913) : «Notre plus fière ambition est d'arriver à organiser la classe ouvrière indigène et de l'amener aux côtés du prolétariat français à la bataille pour les idées et les réalisations économiques et sociales». Une autre Algérie naît de la destruction coloniale de l'ancienne société, au temps même où jusqu'en ses formules s'affirme telle qu'en elle-même, l'Algérie française.

Thèse étonnante que cette œuvre de Ch.-R. Ageron, écrasante en sa masse, déroutante parfois en sa composition et en ses détours, fatigante par sa minutie et ses scrupules, mais sûre au niveau des faits et plus encore révélatrice de la  société coloniale, tout en demeurant hésitante dans l'analyse politique ; thèse, qui nourrit de toutes ses informations, ses bilans, ses notations, ses citations, la compréhension d'un demi-siècle d'histoire de l'Algérie, de cette époque de mutations encore souvent sourdes mais irréversibles, qui croit cependant que par une action externe et toute politique, celle d'une «politique indigène» précisément, le cours des choses aurait pu être changé.

L'ouvrage est si riche qu'il témoigne finalement contre ses déclarations d'intention ; il se veut une démonstration des faits et méfaits de la pratique coloniale qui seraient simplement liés à une politique ou à une absence de politique  ; en forçant les termes, il pousserait l'ambition jusqu'à être à la fois anticolonialiste et antinationaliste, par nationalisme français cependant ; mais ces positions d'avocat ou de moraliste en définitive n'enlèvent rien, car l'auteur découvre en profondeur l'évolution d'une société qui se désagrège, ou mieux que ruine la colonisation, et qui entre déjà, mais sans manifestation externe distincte, en travail national ; la thèse cesse alors d'être «morale du grand siècle», discours universel ou compilation sans fin, pour devenir pénétration et exploitation des rapports sociaux, c'est-à-dire histoire.

René GALISSOT
La Pensée, octobre 1970, p. 107-21
source

René Galissot

 

 

 

 

 

1 -  Charles-Robert AGERON. Les Algériens musulmans et la France (1871-1919), Publications de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Paris, Sorbonne. Série : Recherches, tome 44. Presses Universitaires de France, 1968. Deux volumes, 1298 pages.
2 -  Xavier YACONO. «La France et les Algériens musulmans (1871-1919)» Revue Historique, n° 493. Janvier-mars 1970, pages 121-134.
3 -  Articles écrits de 1954 à 1962 repris dans, L’Algérie : nation et société, Maspéro, Paris, 1965.
4 -  Etudes Maghrébines. Mélanges Charles-André Julien. Paris, P.U.F., 1964.

 

 

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18 juillet 2019

vers une criminalisation de la colonisation française en Agérie ? la réaction de Bernard Lugan

Mohand Ouamar Benelhaj, juillet 2019
Mohand Ouamar Benelhaj, secrétaire général des Anciens combatttants

 

vers une criminalisation

de la colonisation française en Agérie ?

la réaction de Bernard Lugan

 

Le 15 juillet 2019, L’Organisation nationale algérienne des anciens combattants, par la voix de son secrétaire général, Mohand Ouamar Benelhaj, a demandé au Parlement de son pays le vote d’une loi de «criminalisation de la colonisation française» en Algérie. Celle-ci serait la réponse à la loi française sur «les bienfaits» de la colonisation. Outre que cette loi française sur «les bienfaits» n'existe pas, il s'agit à la fois d'un gros mensonge histoirique et d'une manœuvre politique de la nomnklatura algérienne.

Bernard Lugan a réagi sur son blog.

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«Ils sont grands que parce que nous sommes à genoux»

Cette phrase d’Etienne de la Boétie résume la relation franco-algérienne. À chaque fois qu’il est en difficulté, le «Système» algérien sort en effet le joker-martingale de l’accusation de la France, sachant qu’il sera immédiatement relayé-par les héritiers des «porteurs de valises», ethno-masochistes buvant goulûment au calice de la repentance et de la contrition.

Le 15 juillet dernier, montrant en cela qu’il n’est pas encore mentalement décolonisé, Mohand Ouamar Bennelhadj, membre essentiel du «Système» algérien puisqu’il est le secrétaire général par intérim de l’«Organisation nationale des moudjahidines», les «anciens combattants», a ainsi appelé le parlement algérien à voter une loi criminalisant la colonisation française. Il a en outre demandé que cette loi ouvre la voie à des «compensations», osant écrire que les Français ont «génocidé» les Algériens et que, après avoir pillé le pays, ils «n’ont laissé ici que des broutilles, des choses sans valeur». Ces accusations ne relèvent pas de l’anecdote.

Ce n’est pas de sa propre initiative que ce pâle apparatchik dont l’association constitue le pivot du «Système» et dévore 6% du budget de l'État - plus que ceux des ministères de l'Agriculture (5%) et de la Justice (2%) -, a lancé ces accusations gravissimes. Depuis deux ou trois semaines, acculé par la rue, le général Gaïd Salah a en effet ordonné qu’une offensive anti-française destinée à tenter de faire dévier la contestation populaire soit lancée. Face à cette véritable déclaration de guerre, le président Macron garde un étourdissant silence…

Alors, puisque, comme ils en ont hélas l’habitude, les «lapins de coursive» qui dirigent la France se tairont, il est donc nécessaire que les «réseaux sociaux» s’emparent de  l’affaire, à la fois pour exiger une réponse officielle des autorités françaises, et pour «remettre les pendules à l’heure».

la France a légué

En 1962, la France a légué à l’Algérie un héritage exceptionnel et non des «Broutilles» et des  «choses sans valeur», à savoir 54 000 kilomètres de routes et pistes (80 000 avec les pistes sahariennes), 31 routes nationales dont près de 9000 kilomètres étaient goudronnés, 4300 km de voies ferrées, 4 ports équipés aux normes internationales, 23 ports aménagés (dont 10 accessibles aux grands cargos et dont 5 qui pouvaient être desservis par des paquebots),  34 phares maritimes, une douzaine d’aérodromes principaux, des centaines d’ouvrages d’art (ponts, tunnels, viaducs, barrages etc.), des milliers de bâtiments administratifs, de casernes, de bâtiments officiels, 31 centrales hydroélectriques ou thermiques, une centaine d’industries importantes dans les secteurs de la construction, de la métallurgie, de la cimenterie etc., des milliers d’écoles, d’instituts de formations, de lycées, d’universités avec 800 000 enfants scolarisés dans 17 000 classes (soit autant d’instituteurs, dont deux-tiers de Français), un hôpital universitaire de 2000 lits à Alger, trois grands hôpitaux de chefs-lieux à Alger, Oran et Constantine, 14 hôpitaux spécialisés et 112 hôpitaux polyvalents, soit le chiffre exceptionnel d’un lit pour 300 habitants.

Sans parler d’une agriculture florissante laissée en jachère après l’indépendance, à telle enseigne qu’aujourd’hui l’Algérie doit importer du concentré de tomates, des pois chiches et de la semoule pour le couscous… Tout ce que la France légua à l’Algérie avait été construit à partir du néant, dans un pays qui n’avait jamais existé et dont même son nom lui fut donné par la France. Tout avait été payé par les impôts des Français.

Daniel Lefeuvre a montré qu’en 1959, toutes dépenses confondues, l’Algérie engloutissait 20% du budget de l’Etat français, soit davantage que les budgets additionnés de l’Education nationale, des Travaux publics, des Transports, de la Reconstruction et du Logement, de l’Industrie et du Commerce !  Tous les arguments permettant de réfuter la fausse histoire de l’Algérie écrite par les profiteurs du «Système» se retrouvent dans mon livre Algérie, l'histoire à l'endroit.

Bernard Lugan
18 juillet 2019

Lugan, Algérie, couv

Macron avait prépéré le terrain...

Macron, 2017, colonisation crime
Macron, à Alger le 15 février 2017

 

quelques «broutilles»

 

nouvel hôpital de Tlemcen
colonisation française : le nouvel hôpital de Tlemcen

 

collège moderne de jeunes filles à Ora
colonisation française : collège moderne de jeunes filles à Oran

 

collège technique féminin, 1959-61
colonisation française : collège technique féminin, 1949-1961

 

aérogare de Maison Blanche, Alger
colonisation française : aérogare de Maison Blanche, Alger

 

paquebot dans le port d'Alger
colonisation française : paquepot dans le port d'Alger

 

 

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15 juillet 2019

ce que dit le livre "Chère Algérie" de Daniel Lefeuvre (1997), par Michel Renard

Chère Algérie, deux couv

 

ce que dit le livre

Chère Algérie de Daniel Lefeuvre (1997)

par Michel RENARD *

 

sommaire
1 - Le livre Chère Algérie
     A - Résumé : une crise non résolue

     B - Préface : coûteuse Algérie
2 - Le livre Chère Algérie : apports à l'histoire
     A - Une Algérie coloniale très peu industrialisée
    
B - La crise de l'Algérie française, 1930-1962

       - Les années 1930
       - Le défi démographique
       - La France : exutoire démographique ?
       - Un choix politique opposé à la rigueur économique
     C - L'industrialisation, une affaire d'État
     D - L'industrialisation et la guerre d'Algérie
3 - Deux questions polémiques
    A - L'Algérie, eldorado ou fardeau colonial ?
    B - L'immigration algérienne ? Pas un besoin économique pour la France
4 - Réactions au livre Chère Algérie

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1 - Le livre Chère Algérie

A - Résumé : une crise non résolue

La recherche menée dans sa thèse par Daniel Lefeuvre, et exposée au grand public en 1997 dans l'ouvrage Chère Algérie, 1930-1962, vise à analyser comment, à partir d'une crise qui éclate du début de la décennie 1930 et qui révèle les faiblesses structurelles de l'économie de la colonie, une politique volontariste d'industrialisation a été menée par l'État des années 1930 jusqu'à la fin des années 1950 (plan de Constantine) en passant par les initiatives prises par le régime de Vichy.

Domaine_Saint-Eugène,_viticulteur,_Oran,_1928
Domaine Saint-Eugène, viticulteur, Oran, 1928

Si l'industrialisation est une affaire d'État, elle implique nécessairement la contribution de l'industrie privée (1). Dans quelle mesure le patronat et les entreprises se sont-ils engagés dans cette mutation voulue par l'État ?

  • «Deux considérations majeures ont précipité [cette politique] : la création d'industries locales apparaît indispensable à la solution de problème démographique algérien ; des impératifs stratégiques [notamment militaires] imposent également que soit amorcé l'équipement industriel de l'Afrique du Nord. Ce sont donc des mobiles régaliens qui justifient l'industrialisation de l'Algérie qui est, au sens fort du terme, une question politique» (2).

Au terme de la période de trente années qui a conduit de la célébration triomphante du Centenaire de la conquête (1930) à l'indépendance de l'Algérie (1962), la politique d'industrialisation se révèle un échec : «En 1962, c'est un pays plus que jamais en crise qui accède à l'indépendance» (3).

  • «C'est parce que [l'État] juge que la puissance de la France dépend en grande partie du maintien de sa souveraineté sur l'Algérie, qu'il consent à l'égard de celle-ci des sacrifices financiers considérables. D'ailleurs, la métropole se montre d'autant plus généreuse à l'égard de sa pupille, que son autorité y est contestée ou sa souveraineté menacée. La lucidité des comptables du Trésor, qui chiffrent au début des années 1950, le coût de cette puissance, ne paraît pas avoir joué un rôle déterminant dans l'évolution des politiques de l'État à l'égard de l'Algérie. Eux-mêmes n'en tirent, d'ailleurs, des conclusions cartiétistes que tardivement» (4).

 

B - Préface : coûteuse Algérie

Dans sa thèse, Daniel Lefeuvre montre que l'Algérie, durant la période coloniale, loin d'être une source d'enrichissement pour la France, constitue un fardeau économique. En 1959, la colonie absorbe à elle seule 20 % du budget de l'État français, c'est-à-dire bien plus que les budgets de l'Éducation nationale, des Transports et des Travaux publics réunis (5). Cette caractéristique fut soulignée par l'historien Jacques Marseille :

  • «Chère, l'Algérie le fut surtout, et c'est l'objet de cet ouvrage, au porte-feuille du contribuable métropolitain. Tordant une nouvelle fois le cou à une complainte, dont la répétition finit par être lassante, Daniel Lefeuvre démontre, sans contestation possible, que la France a plutôt secouru l'Algérie qu'elle ne l'a exploitée. (...) Dénicheur de sources nouvelles, des archives jusque-là inexplorées de l'Armée aux archives d'entreprises, Daniel Lefeuvre renouvelle les approches et débusque les mythes. Il montre que l'immigration algérienne en France n'a correspondu à aucune nécessité économique, l'absence de qualification et de stabilité de cette main d'œuvre nécessitant la mise en place de mesures d'adaptation trop coûteuses aux yeux des patrons. Elle fut, par contre, un moyen de résoudre la surcharge démographique de l'Algérie et un choix politique, imposé par un gouvernement qui, comme pour le vin, a ouvert aux Algériens le débouché métropolitain, au détriment des ouvriers étrangers» (6).
  • «Daniel Lefeuvre montre aussi, avec de belles et bonnes formules, que des années 1930 aux années 1960, l'Algérie a été placée sous "assistance respiratoire". Incapable de subvenir à ses besoins par ses propres moyens, sa survie était suspendue aux importations métropolitaines de produits de première nécessité et aux mouvements de capitaux publics qui volaient au secours de déficits croissants. C'est parce qu'il estimait que la puissance de la France dépendait du maintien de sa souveraineté sur l'Algérie, et non par nécessité économique, que le gouvernement a consenti ces sacrifices considérables, la lucidité des comptables du Trésor qui en chiffraient le coût ne paraissant pas avoir joué un rôle déterminant dans l'évolution des politiques» (6).

Immigrés_algériens,_1969
Immigrés algériens, 1969

 

2 - Le livre Chère Algérie : apports à l'histoire

A - Une Algérie coloniale très peu industrialisée

Si Daniel Lefeuvre s'intéresse à l'industrialisation de l'Algérie dans la période 1930-1962, c'est qu'auparavant, elle n'existait quasiment pas. La colonie algérienne est longtemps restée une économie agricole, ce qui freinait son développement. En 1900, le comte de Lambel (7) dressait le tableau synthétique suivant :

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Huilerie de l'Oued Sig, avant 1910

  • «À part quelques établissements métallurgiques, l'industrie algérienne possède peu d'entreprises dignes d'êtres signalées ; mais les opérations commerciales deviennent de plus en plus considérables. Avant la conquête, elles ne dépassaient guère cinq à six millions ; de nos jours leur importance s'élève à plus de cent cinquante millions. L'Algérie reçoit de la France : café, sucre, vin, eau-de-vie, farine, savons, peaux préparées, fers, fontes, aciers, faïence, porcelaine, verrerie, etc. Elle expédie sur notre continent : blé, laine, huile d'olive, coton, tabac, peaux brutes, soie, liège, plomb, corail, crin végétal, légumes, fruits, essences, bois de thuya, etc.» (8).

En 1906, L'Argus, journal international des assurances, écrivait : «L'industrie algérienne, réduite presque uniquement aux entreprises de transport, aux exploitations minières, aux arts du bâtiment et de la construction, aux transformations du premier degré de certains produits agricoles, est, pour ainsi dire, encore en enfance» (9).

Et en 1913, le directeur de l'école normale d'instituteurs d'Aix-en-Provence, A. Gleyze, publie une Géographie élémentaire de l'Afrique du Nord qui fournit les explications suivantes :

Usine_des_chaux_et_ciments_de_Rivet,_près_d'Alger,_1911
Usine des chaux et ciments de Rivet, près d'Alger, 1911

  • «L'industrie algérienne est avant tout une industrie extractive. Les industries manufacturières ne peuvent guère s'y développer, d'abord en raison de l'absence de houille ou de chutes d'eau ; ensuite parce qu'elles entreraient en concurrence avec des industries similaires existant en France, pourvues d'un outillage perfectionné et d'un personnel habile. Seules se sont créées des industries répondant à des besoins locaux : tuileries, briqueteries, huileries, savonneries, distilleries. Quant aux industries indigènes, elles périclitent de plus en plus malgré faits pour les relever» (10).

Autre souci pour l'économie algérienne : la pénurie de main d'œuvre (11). L'émigration nord-africaine à la recherche de travail en métropole avait commencé avant 1914. La guerre lui donne une impulsion nouvelle : 78 000 Algériens sont présents en France en 1918. Les colons se plaignent, ils trouvent difficilement à embaucher des moissonneurs.

«Le flux migratoire s'intensifia à partir de 1922 et pour la seule année 1924 on enregistra l'entrée en France de 71 028 Algériens» (12). Les responsables économiques et politiques algériens expriment plusieurs inquiétudes : les travailleurs de retour dans la colonie véhiculent la tuberculose et constituent des foyers de contagion particulièrement meurtriers ; ils reviennent avec des idées révolutionnaires acquises au contact des ouvriers métropolitains. Et surtout l'immigration : «entraîne une telle raréfaction de la main d'œuvre, une telle hausse de son prix que l'essor économique de la colonie est menacé», rapporte Daniel Lefeuvre (13).

 

 B - La crise de l'Algérie française, 1930-1962

Les années 1930

La crise des années 1930 révèle «les bases fragiles de la prospérité algérienne» : «l'économie algérienne souffrait, en fait, de bien d'autres faiblesses que de l'insuffisance de la main d'œuvre, qui a tant polarisé l'attention des autorités politiques et économiques» (14). Daniel Lefeuvre les répertorie :

  • la débâcle du secteur minier (15).
  • le reflux des exportations agricoles.

Repli_franco-impérial,_échanges_entre_la_France_et_sa_colonie_algérienne,_années_1930
le repli franco-impérial

Et pourtant, les quantités de diverses marchandises introduites en Algérie s'élèvent : «non seulement l'Algérie n'a pas diminué sa consommation de marchandises étrangères, mais elle l'a même augmentée» (16). L'explication réside dans le «repli économique franco-impérial.

La part de la métropole qui était d'environ 70% des exportations algériennes à la fin des années 1920, s'élève jusqu'à 89% en 1932 et à près de 90% en 1933». L'Algérie, aussi, accueille plus facilement les produits métropolitains : elle achetait 5% des expéditions françaises en 1929, mais 8% en 1931, 13,6% en 1933 et encore 11% en 1936 (17).

  • «Mais cette percée des exportations françaises s'accompagne de lourds sacrifices sur les prix. "Contrairement à la légende d'une France abusant de ce marché protégé pour s'approvisionner à meilleur compte et écouler ses marchandises trop chères, c'est l'Algérie qui profita du repli de l'économie franco-impériale. Les termes de l'échange furent depuis 1930 favorables à l'Algérie" [révélait déjà Charles-Robert Ageron] (18),ce que confirment les calculs de Jacques Marseille sur l'évolution des termes de l'échange de l'Algérie entre 1924 et 1938» (17).

Ces fragilités de l'économie algérienne se stabilisent : «Les années 1930 marquent, en effet, un tournant décisif dans la vie de la colonie. Elles ont révélé une série de handicaps majeurs de l'économie algérienne. Désormais, la prospérité algérienne est suspendue aux relations avec la métropole. La province est placée sous assistance respiratoire. (...) L'Algérie est incapable de subvenir à ses besoins par ses propres moyens» (19). La notion de «pillage colonial» n'a donc aucune pertinence ici.

  • «L'intégration de l'Algérie dans l'ensemble français a permis à la colonie de pratiquer des prix sans rapport avec les cours mondiaux (...) Ce qui est vrai des minerais l'est aussi pour les produits agricoles. Comment soutenir que la métropole cherchait à s'approvisionner à bon compte dans sa colonie ?» interroge Daniel Lefeuvre (20).

Le défi démographique

Aux défauts et déséquilibres de l'agriculture, de l'exploitation minière, du commerce extérieur et des finances algériennes, s'ajoute le défi de l'augmentation considérable de la population algérienne (21).

La question démographique présente plusieurs aspects aux yeux des responsables de la colonie algérienne :

Travaux_nord-africains_,_19_février_1942
Travaux nord-africains, 19 février 1942

  • croissance globale de la population : 5,2 millions en 1906, 7,7 millions en 1936.
  • vitalité démographique des Musulmans et détérioration du rapport entre le nombre d'Européens et le nombre d'Algériens : 1 pour 5,5 en 1926, 1 pour 5,9 en 1936, 1 pour 7,3 en 1948, 1 pour 8,7 en 1960 (22).
  • essor de l'urbanisation, dû à la croissance naturelle et à l'exode rural. «Cette extension urbaine d'origine essentiellement musulmane change la physionomie des villes, augmentant encore le sentiment d'isolement, d'encerclement qu'éprouvent les citadins européens» (23).
  • apparition d'une ceinture de taudis insalubres «où s'entasse une population déracinée en quête d'emploi» : «En 1934, la langue française s'enrichit d'un mot nouveau : bidonville, du nom d'un quartier d'Alger» (23).

Bien que la colonie algérienne connaisse une certaine amélioration, sa croissance n'est plus en phase avec celle de la population :

  • «La prise de conscience du déséquilibre grandissant entre l'énorme accroissement de la population musulmane et la relative stagnation des ressources ouvre une quête éperdue de solutions miraculeuses, c'est-à-dire de solutions qui ne remettent pas en cause les fondements coloniaux de la société algérienne» (24).

Au nombre de celles-ci, il faut mentionner :

  • l'impensable limitation des naissances. Il fut préconiser d'étendre les allocations familiales mais quand Robert Lacoste évoque cette solution, «il se heurte aux conclusions d'un mémoire confidentiel, commandé par le président du Conseil à l'Association syndicale des administrateurs civils d'Alger qui met en garde le Gouvernement contre une générosité déplacée car "le Musulman voit dans les allocations familiales non la possibilité d'élever le niveau de vue des siens, mais une source de revenus qui l'incite à multiplier les naissances tout en laissant stagner sa famille dans la même indigence. L'institution manque donc ici son but et entraîne une aggravation sensible de la natalité. Il est indispensable de limiter l'octroi des allocations familiales au quatrième enfant" (25). Le système algérien (...) visait, en privilégiant les salariés du commerce et de l'industrie, d'origine essentiellement française, à maintenir sur place la main d'œuvre qualifiée nécessaire au développement de la colonie, à répondre aux revendications de la population européenne. Mais, par toute une série de dispositions, il tendait, en revanche, à pénaliser les familles nombreuses et à bas revenus, pour la plupart d'origine musulmane» (26).

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Chott ech Chergui (Oranie, Algérie)

  • les mirages nigérien et guyanais, visant «tout simplement à déplacer hors d'Algérie une partie de sa population» (27). Rêveries qui n'eurent aucun effet sur la réalité.
  • l'aménagement du Chott ech Chergui consistant à fertiliser des terres nouvelles grâce à la récupération des eaux souterraines du Sahara : «La portée démographique de ces aménagements serait considérable. Un hectare de culture irriguée occupe de 2 à 5 personnes tout au long de l'année. En y ajoutant les personnels nécessaires aux différents chantiers (...), la récupération des eaux du Chott offrirait la possibilité de créer 500 000 emplois nouveaux» (28). En 1955, l'Assemblée algérienne vote encore un crédit de 650 millions, mais l'année suivante le projet est définitivement abandonné (29).

On envisagea même une colonisation, par des Algériens musulmans, des départements métropolitains en cours de dépeuplement. Cependant : «Une autre perspective retenait l'attention : l'emploi massif de travailleurs algériens dans l'industrie, le bâtiment et les travaux publics en France. Encore fallait-il que cette solution réponde à des besoins exprimés par les entreprises» (30).

La France : exutoire démographique ?

Pour les dirigeants de la colonie, l'exode des Algériens apparaît désormais comme nécessaire à la survie de nombreuses familles et au maintien du calme politique.

L'Écho_d'Alger,_14_mars_1937
L'Écho d'Alger, 14 mars 1937

  • «Face à la recrudescence des départs enregistrés en 1930, le ton a changé en Algérie. À l'hostilité déclarée des années antérieures succèdent des mesures d'encouragement. L'affirmation selon laquelle les colons se seraient toujours opposés à l'émigration des Algériens musulmans vers la France est donc parfaitement inexacte» (31).
  • «Contrairement à l'affirmation de MM. Laroque et Ollive (32), selon laquelle les migrations entre la France et l'Algérie étaient "essentiellement commandées par les variations de l'économie métropolitaine", c'est principalement la situation en Algérie qui régit désormais l'importance des départs pour la métropole, la conjoncture métropolitaine n'intervenant que comme un "agent perturbateur"» (33).
  • «Depuis 1931, en Algérie, le problème de la main d'œuvre n'est plus perçu en termes de pénurie mais en termes d'excédent : le chômage s'est considérablement développé, le nombre des secourus en forte croissance, pèse lourdement sur les finances communales (...). Dans ces conditions, l'exode vers la métropole constitue un expédient commode. Les responsables algériens y voient une occasion de se débarrasser d'une partie des indigents et des chômeurs, éventuels fauteurs de troubles. (...) De ce fait, l'émigration a changé de contenu : dans les années 1920, les départs étaient liés à l'attrait exercé par les hauts salaires métropolitains. Après 1930, quelles que soient les capacités réelles d'embauche en métropole, les indigènes algériens sont contraints néanmoins de quitter leur pays» (33).

Après guerre, la France avait besoin, selon les calculs de Jean Monnet et d'Ambroise Croizat, ministre du travail, de 1 500 000 travailleurs pour son économie. Pour les autorités algériennes, on pouvait trouver une partie de cette main d'œuvre dans la colonie. C'était le principe de la «préférence nationale» face aux immigrés étrangers, tel que l'expliquait le directeur de la main d'œuvre au ministère du travail : «la France ne peut absorber d'étrangers qu'autant que sera réglé la question des excédents de main d'œuvre algériens» (34), cité par Daniel Lefeuvre (35).

Mais tout le monde n'est pas d'accord sur cette option. Les experts de la rue Martignac (36), suivis par le Quai d'Orsay, préfèrent une main d'œuvre étrangère, notamment italienne.

En avril 1952, à Alger, le CNPF explique au Congrès patronal nord-africain : «L'industrie métropolitaine offre des perspectives d'emploi réduites à la main d'œuvre nord-africaine (...) Il faut se convaincre que l'industrie métropolitaine ne sera jamais en mesure d'absorber tous les excédents de main d'œuvre algérienne». Ce qui fait dire à Daniel Lefeuvre : «C'est dire combien, à cette époque, le patronat métropolitain se souciait peu de recruter des travailleurs nord-africains» (37).

Migrations_algériennes,_1947-1955
Migrations algériennes, 1947-1955

  • Il n'empêche que, par la liberté de passage accordée en 1946 et par le statut du 20 septmbre 1947 qui confère la citoyenneté aux Musulmans d'Algérie : «entre 1947 et 1955, plus d'un million d'Algériens franchissent la Méditerranée, et la balance entre les entrées en France et les retours en Algérie dégage, pour cette période, un solde positif de 241 217 entrées» (37).

Les réticences du patronat français de métropole s'expliquent par l'inadéquation entre les exigences de l'économie française et l'offre algérienne de main d'œuvre. Le Commissariat général au plan écrit dans sa revue, en juillet 1954 : «La brusque arrivée de 100 000 ou 200 000 Nord-Africains dans une économie où l'accroissement de la productivité serait tel que les besoins en main d'œuvre rurale deviendraient sans cesse moindres, susciterait une crise sociale tant dans la métropole qu'en Algérie, particulièrement difficile à résorber» (38).

Un choix politique opposé à la rigueur économique

Au terme de démonstrations implacables, Daniel Lefeuvre bouscule donc le stéréotype d'une immigration coloniale qui aurait été vitale à l'économie de la France après la guerre :

  • «Ainsi, pas plus qu'au cours des périodes antérieures, sauf quelques conjonctures exceptionnelles, l'immigration algérienne n'a constitué un facteur indispensable à la croissance économique française. Jusqu'à la veille de la guerre d'Algérie, cette immigration est même combattue par les organismes patronaux et boudée par les employeurs» (39).

Les Algériens sont poussés à l'exode par les conditions économiques et sociales locales et peuvent se rendre en France. Mais ce ne fut pas une revendication patronale métropolitaine : «Pour des raisons politiques, l'État leur a assuré une certaine priorité dans l'accès au marché métropolitain du travail, par des dispositions réglementaires et en rendant plus difficile, au moins jusqu'en 1955, l'introduction d'ouvriers étrangers. Toujours pour des motifs politiques, les grandes organisations patronales, l'UIMM d'abord, le CNPF ensuite, se sont ralliées au point de vue de l'État et ont incité les employeurs à recruter plus largement du personnel algérien» (40).

Foyers_nord-africains,_Paris,_1961
Foyers nord-africains, 1961

Cette préférence politique a eu des conséquences économiques et sociales coûteuses :

  • mécontentement de partenaires économiques importants, l'Italie en particulier.
  • engagement de dépenses spécifiques (logement, foyers, formation professionnelle).

Quant à l'Algérie, elle se trouve totalement tributaire de la métropole pour l'exportation de sa main d'œuvre, avec un double déficience :

  • inadaptation de son offre par rapport aux besoins du marché métropolitain.
  • infériorité de son offre par rapport à la concurrence étrangère, de l'Europe méridionale principalement (40).

 C - L'industrialisation, une affaire d'État

Les responsables de la colonie ont effectué un revirement sur l'industrialisation, passant du refus à l'adhésion :

  • «En 1937, l'industrialisation de l'Algérie est brandie par le président de la Région économique d'Algérie comme une menace qui léserait gravement les intérêts de l'industrie métropolitaine. Un an plus tard, cette évolution est jugée vitale» (22).

L'historien économiste Hubert Bonin a perçu l'importance de toutes ces poussées vers l'industrialisation :

  • «L'apport le plus important du livre réside dans le passage au peigne fin des efforts d'industrialisation de l'Algérie. Certes, [l'auteur] précise mal, faute de sources, en quoi consistent les débouchés concrets des ateliers installés outre-mer ; mais, finalement, malgré l'absence de cartes, on découvre une floraison d'ateliers, d'usines, autour des grands pôles portuaires essentiellement, destinés à procurer des biens de consommation courants (savonneries), des semi-produits au plus proche de la transformation finale des matériaux importés (pièces mécaniques et métallurgiques) ou des matériaux (ciment)» (41).
  • Le capitalisme industriel se modèle spontanément autour de ses marchés, et cette configuration reflète la structure de ces derniers (une frange d'Européens et de musulmans aisés, les grosses exploitations agricoles, des achats publics, l'armée, les commandes de quelques firmes de services, comme les chemins de fer et les entités actives sur les ports, etc.). Aller plus loin dans l'industrialisation légère aurait supposé un marché plus étoffé» (41).

 

D - L'industrialisation et la guerre d'Algérie

Les déconvenues de la politique industrielle au début des années 1950 ont dû affronter une séquence politique nouvelle à partir du 1er Novembre 1954.

  • «Depuis 1949, l'industrialisation de l'Algérie est en panne, victime à la fois du rétablissement des relations commerciales avec la métropole et de conditions locales défavorables. Victime aussi, peut-être, du calme politique qui règne dans la colonie depuis la répression des émeutes du Constantinois, et qui rend moins pressants les efforts à accomplir pour le développement économique du territoire» (4), remarque Daniel Lefeuvre, qui ajoute :
  • «Le déclenchement de la guerre d'Algérie accule le gouvernement à engager une politique de réformes économiques et sociales plus novatrice que celle définie par le deuxième plan (42)et à se montrer beaucoup plus généreux que prévu. L'industrialisation retrouve à cette occasion les faveurs de l'État. Mais quels types d'industries faut-il implanter en Algérie ? Quelle est la nature et le niveau de l'aide ? à leur apporter ? La réponse à ces questions est l'enjeu d'un vif affrontement qui dure de l'été 1956 à l'été 1958, entre les services économiques du Gouvernement général et les experts de la rue Martignac (36). Faute de doctrine, deux années durant, l'action de l'État est frappée d'inefficacité, malgré le bond des crédits publics engagés en Algérie» (4).

 

3 - Deux questions polémiques

A - L'Algérie, eldorado ou fardeau colonial ?

Ceux qui n'avaient pas guère prêté attention aux travaux de Jacques Marseille (43), ont été surpris des thèses et conclusions de la thèse de Daniel Lefeuvre. On pensait la France féroce exploiteuse de l'Algérie colonisée. L'historien montre un bilan beaucoup plus équilibré :

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usine de liège et bouchons, Azazga (Algérie)

  • «Pour une minorité d'entrepreneurs, l'Algérie a été une bonne affaire. À la veille de l'indépendance, les départements d'outre-Méditerranée absorbent près de la 20 % de la valeur totale des exportations de la métropole, soit cinq jours de production par an. Dans ces secteurs (huiles et corps gras, tissus de coton, chaussures...), la situation est d'autant plus enviable que la marchandise est écoulée en Algérie à des prix supérieurs aux cours mondiaux. Mais, la métropole y perd davantage, en commerçant avec l'Algérie, qu'elle n'y gagne. La France constitue le débouché quasi unique des produits algériens, éliminés du marché mondial en raison de leurs prix trop élevés : en 1959, elle absorbe 93 % des expéditions algériennes. Plus grave, ces produits ou bien la métropole peut se les procurer moins chers ailleurs (agrumes, dattes, liège) et s'ouvrir de nouveaux marchés en échange, ou bien elle n'en a pas besoin, comme ces 13 millions d'hectolitres de vin (la moitié des exportations totales de la colonie). Quant au pétrole du Sahara, après 1956; il revient à 1,10 dollar le baril, quand celui du Proche-Orient coûte 10 cents !» (44).

 

B - L'immigration algérienne ? Pas un besoin économique pour la France

La thèse de Daniel Lefeuvre a mis en évidence les réticences du patronat français à recourir à la main d'œuvre algérienne. Cette idée contredit le préjugé qui veut que cette immigration aurait été indispensable au redressement de la France après 1945 et à l'essor des Trente Glorieuses :

  • «A-t-on appelé les Algériens pour participer au relèvement de la France après la Seconde Guerre mondiale ? À quelques rares exceptions, non. C'est la misère qui les chasse d'Algérie et non les besoins métropolitains en main d'œuvre. Ces besoins existent. Ils ont été estimés, en 1947, à 1,5 million de travailleurs sur cinq ans. Mais c'est en Europe qu'experts du Plan et patrons veulent recruter. Si la main d'œuvre algérienne s'est finalement imposée, c'est parce que l'État lui a accordé une priorité d'embauche. En 1955, une enquête patronale révèle "qu'il est impossible [...] de recruter des étrangers [dont] les services de la main d'œuvre ont volontairement limité [le nombre]". Pourquoi ? L'explication est fournie, en 1953, par le directeur de la main d'œuvre au ministère du travail qui attribue, "dans une grande mesure", le calme qui règne en Algérie au fait "qu'un grand nombre de ses ressortissants ont pu venir en France continentale". La même année, le CNPF informe les patrons français qu'ils détiennent "la meilleure carte politique de la France en Algérie" en offrant aux Algériens les moyens de gagner leur vie. Encore une fois, l'enjeu est politique : garder l'Algérie française» (44).

 

4 - Réactions au livre Chère Algérie

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affiche PLM Algérie Tunisie, 1901

  • Hubert Bonin : «Jacques Marseille avait, dans sa thèse, lancé l'idée que l'Empire n'était pas rentable. Daniel Lefeuvre l'a pris au mot et a réuni nombre de données pour débattre de la rentabilité de l'investissement européen en Algérie : est-ce que les ressources naturelles algériennes étaient alléchantes pour les investisseurs ou les acheteurs ? est-ce qu'il était intéressant, pour une société métropolitaine, d'investir en Algérie ?» (45).
  • «Même si on peut lui reprocher de manquer de cartes de flux et de localisations, le livre répond parfaitement à ces questions d'histoire économique quelque peu brutale ; mais, au-delà de la sécheresse des faits, il laisse une impression de malaise social : quand il discute de la faiblesse du marché intérieur algérien - l'une des sources déterminantes des réticences à investir sur place -, il présente tant de données sur la misère, les inégalités au sein de la population et le faible niveau de vie de la population autochtone que l'on ne peut, à l'évidence, que penser que l'histoire économique ne reste pas isolée de l'histoire politico-sociale. Et c'est ce qui donne tout son intérêt à un ouvrage a priori pointu et qui se transforme au fils des pages en un livre d'histoire algérienne dans tous les sens de l'expression» (45).

 

 

* Je reprends la matière d'une partie d'un article que j'ai rédigé pour une encyclopédie en ligne il y a plusieurs mois... et qui a disparu en août 2022 à la suite d'une censure incompréhensible.

Michel Renard

 

- retour à l'accueil

11 juillet 2019

histoire coloniale : le retour, par Jean-Louis Triaud (2006)

Expo coloniale Marseille, 1922, Madagascar
source : Anom

 

histoire coloniale : le retour

par Jean-Louis TRIAUD (2006) (1)

 

C’est devenu une banalité de dire que l’histoire est remise en chantier à chaque génération. Chacune de ces remises en chantier correspond à des facteurs multiples : ouverture d’archives, nouvelles problématiques, reprise de dossiers «interdits», combats mémoriels et conjonctures particulières qui raniment le rapport entre passé et présent. Il en est précisément ainsi – c’est l’objet de notre réflexion – de l’histoire de la colonisation.

Si l’on suit l’idée développée par des travaux (2), l’histoire de la colonisation française aurait été occultée au cours des quarante dernières années et cette occultation aurait, entre autres, voilé les racines du rapport inégal entre héritiers des colonisateurs et héritiers des colonisés. C’est là une lecture très actuelle, qui appelle, de la part de l’historien, à la fois intérêt et vigilance. Quelle est donc cette colonisation que l’on voudrait nous cacher… ?

c’est au nom de la décolonisation que l’on voulut en finir

avec l’histoire de la colonisation

Ce que l’on oublie souvent, c’est que, s’il y eut «occultation», ce fut pour des motifs strictement inverses de ceux que l’on pourrait imaginer aujourd’hui. C’est, en effet, au nom de la décolonisation que l’on voulut, autour des années 1960, en finir avec l’histoire de la colonisation – ou, du moins, avec une certaine histoire de la colonisation. Ce fut, pour les Français ordinaires, une amputation brusque de leur «imaginaire colonial», fait de galeries de portraits héroïques, de représentations exotiques et de cartes de géographie impériales. Cet héritage de l’école républicaine de la IIIe République était brusquement devenu caduc. Cela n’allait pas tout à fait de soi et cette mise au rancart de la panoplie coloniale représenta une véritable violence imposée à tout un pan de fierté nationale construite par les générations antérieures.

On sait comment une génération met à la cave, ou au grenier, tous les objets et mobiliers devenus désuets à ses yeux. Il arrive ensuite que les petits-enfants, en découvrant le contenu des greniers, soient, pour des raisons à la fois d’esthétique et de recherche de racines, éblouis par ces vieux objets remis en vie, dont ils ignorent souvent l’histoire propre. Cette résurgence, parfois très «kitsch», peut faire le bonheur des brocanteurs. Une culture de la nostalgie – comme on a pu le constater à propos de certains films tournés dans un décor colonial (3) – permet alors de doter ces vieux objets de nouvelles légendes. Leur histoire n’en reste pas moins à faire. Si, donc, les objets coloniaux ressortent des greniers, il s’agit d’abord de savoir pourquoi ils y sont entrés.

Au moment des indépendances, et dans les années qui suivirent, le vent de la décolonisation balaya les enseignements concernant la période coloniale. Il y eut des tentatives militantes d’histoire anti-colonialiste (4) , qui ne furent pas toujours reprises, mais il y eut, surtout, en France, l’ouverture d’une période d’oubli, une volonté de tourner la page. L’histoire du Maghreb colonial, par exemple, en fut durablement victime. Ce n’était plus un chantier noble.

un temps de silence, d’oubli, de purgatoire.

L’histoire de la colonisation et de la décolonisation survécut dans des espaces limités de l’université française, parfois sous l’enseigne de l’histoire des Relations internationales, mais elle représentait un secteur périphérique ou marginal. Elle «payait» ainsi des années de propagande impériale, dont elle n’était pas toujours, elle-même, coupable. Charles-André Julien (1891-1991), qui reste une référence pour les chercheurs, avait donné l’exemple d’une histoire critique de l’Afrique du Nord.

Charles-André Julien, couv

Au-delà de l’institution universitaire, c’est la France qui fut collectivement convaincue de sortir résolument de l’univers colonial. On rangea dans les placards les cartes de l’Empire. Tout cela était trop chargé : honte et culpabilité «à gauche», goût de défaite «à droite», sentiments généralisés d’un grand gâchis, de morts et de souffrances inutiles : une véritable «gueule de bois». Les nouveaux historiens se tournèrent, dans leur majorité, vers d’autres domaines et d’autres espaces.

D’aucuns penseront peut-être que ce lien entre chute de l’Empire et relégation de l’histoire coloniale n’était pas nécessaire. N’aurait-on pu «décoloniser l’histoire de la colonisation» ? Comme il arrive souvent aux lendemains de grands bouleversements, il y eut un temps de silence, d’oubli, de purgatoire. Sans doute était-ce indispensable pour partir sur de nouvelles bases. L’Empire s’était tellement inscrit, entre les deux guerres mondiales, dans l’identité française que sa remise en cause ne pouvait être qu’un arrachement. Il y fallait ce travail de deuil.

nombre d’historiens épousèrent la cause des peuples concernés

Ce purgatoire exerça ses effets, à des degrés divers, et sous des formes variées, sur les différentes régions de l’Empire. Nombre d’historiens de cette génération épousèrent alors la cause des peuples concernés. On vit naître, par exemple, autour de Paris-VII, un groupe d’historiens de l’Indochine qui combinèrent une histoire engagée anti-colonialiste et une histoire des mouvements de lutte et des sociétés. Après un temps de latence, le Maghreb suscita, de façon plus dispersée, des interrogations du même type, avec un privilège particulier conféré à l’histoire de l’Algérie et, plus récemment, de la guerre d’Algérie.

Les combattants et la geste des indépendances, les galeries de portraits de grands ancêtres africains remplacèrent les héros de la colonisation et la légende dorée de l’Empire  (5). On voulait désormais se consacrer à l’histoire des peuples, et non plus à celle des entreprises coloniales : un changement de point de vue fondamental, qui justifiait intellectuellement l’abandon de l’«histoire coloniale», celle des institutions impérialistes, au profit de cette «histoire des peuples». La «bibliothèque coloniale » (6) comme grille obligée de la connaissance était progressivement remise en cause, soumise à une relecture et à un décryptage critiques et remplacée par de nouvelles œuvres.

Il en fut bien ainsi à propos de l’Afrique subsaharienne. Ici, la grande cause était la découverte et la promotion d’une histoire de l’Afrique, longtemps niée par la «grande Histoire», et longtemps reléguée dans le circuit des sociétés savantes. Les nouveaux chercheurs, africains et occidentaux, abandonnèrent le plus souvent une histoire de la colonisation, devenue périmée à leurs yeux, pour une histoire de l’Afrique, une histoire des sociétés africaines.

Ce furent, dans les années 1960, les «années glorieuses» de la création de centres, de laboratoires, de chaires, d’institutions, d’ouvrages de référence (7), de revues dédiés à cette nouvelle histoire de l’Afrique (8). Cette histoire intégrait la période coloniale, notamment sous l’angle des «résistances» devenues un thème familier et obligé, mais elle privilégiait aussi la longue durée, les temps «pré-coloniaux». Ce fut l’époque des batailles pour la  «tradition orale» (9), pour la valorisation des sociétés jadis indigènes. Les nouveaux centres de recherche devinrent des «usines à thèses», où se formèrent plusieurs générations d’historiens africains et occidentaux.

Henri Brunschwig, Raymond Mauny, Yves Person

La colonisation n’était pas oubliée, mais elle ne constituait plus qu’un moment d’une histoire dans la longue durée. Les historiens français de l’Afrique, pour leur part, à travers les travaux fondateurs de Henri Brunschwig (1904-1989) (10), de Raymond Mauny (1912-1994 (11), puis d’Yves Person (1925-1982 (12), jetaient, chacun à leur manière, souvent dans une certaine discrétion, les bases de méthodologies et d’approches nouvelles de la connaissance du passé – proche ou ancien – du continent.

Ce n’est pas un hasard si, dans cette même période, la théorie des aires culturelles vint offrir un cadre systématique à l’étude des sociétés du monde. On ne travaillait plus sur des empires, ni sur des espaces classés selon la cascade épistémologique de l’époque impérialiste (les sociétés évoluées pour les historiens, les sociétés indigènes orales pour les ethnologues, et les sociétés technologiquement inférieures, mais dotées d’écritures anciennes, pour les orientalistes), mais sur des espaces presque vierges, en tout cas aseptisés » parce que leurs intitulés et leurs définitions étaient sans connotations anciennes.

Dans le cadre de ce nouveau partage du monde en «aires culturelles», qui abolissait les classements anciens au nom d’une vision en quelque sorte «géopolitique», les différentes sciences sociales étaient appelées à travailler de conserve. C’est ainsi que l’Afrique subsaharienne devint l’une de ces aires culturelles – une aire que l’on croyait, à ce moment, appelée, au sortir de sa libération du colonialisme, à une montée en puissance et à des succès en chaîne : il y avait alors l’idée sous-jacente d’une Afrique, vierge de toute histoire capitaliste et capable, comme telle, de passer encore plus aisément à la «modernité».

Dans cette aire, les historiens professionnels allaient commencer à prendre pied. Dans la logique ancienne, comme dans le discours commun, l’Afrique était le domaine, sinon la chasse gardée, des ethnologues. Les «glorieuses années 1960» furent donc aussi celles d’une irruption de l’histoire (13). Stigmatisée jadis par Hegel, qui y voyait le continent, par excellence, sans histoire, l’Afrique subsaharienne devenait, sous le regard des nouveaux historiens, une terre d’échanges, de changements sociaux, de transformations culturales et technologiques dans la longue durée.

Là où l’histoire coloniale se limitait le plus souvent à un regard unilatéral, celui du colonisateur, l’histoire de l’Afrique offrait une palette devenue, au fil du temps, beaucoup plus vaste. Progressivement, l’Afrique entrait ainsi dans l’histoire-monde.

Tels furent les combats de cette génération intellectuelle et des suivantes. On comprend mieux ainsi pourquoi l’histoire de la colonisation, formatée à l’ancienne, représentait un obstacle. Ce n’est pas qu’on voulût l’occulter ou la nier. Elle continua d’ailleurs à produire, sous une enseigne ou une autre, de beaux travaux académiques – de ceux qui donnent des bases solides à la science historique. Cette nouvelle génération de chercheurs voulait surtout la déborder de toutes parts et la réduire à une plus juste mesure.

la colonisation, un moment finalement tardif et «exogène»,

d’une très longue histoire «indigène»

À une époque révolue où la colonisation avait été considérée comme le moment de l’entrée du continent africain dans l’histoire succédait une période nouvelle où la colonisation était traitée comme un moment, certes important, mais finalement tardif et «exogène», d’une très longue histoire «indigène». Ce fut l’époque où, selon les termes d’un ouvrage dont le titre et la méthodologie résonnèrent alors fortement dans le monde des chercheurs, l’emportait désormais la «vision des vaincus» (14).

La question, ici, n’est pas de savoir si cette nouvelle approche n’était pas, elle aussi, empreinte d’illusions et de présupposés idéologiques nouveaux – ce dont il conviendrait de discuter par ailleurs. Il s’agit de comprendre les raisons de l’«occultation», ou, mieux, de la mise en réserve, d’une discipline, l’histoire coloniale, qui, nolens volens, incarnait la «gloire de l’empire» et, par conséquent, cette culture ambiguë faite d’un mélange détonnant d’images de conquête, de répression, de guerres coloniales, de paternalisme et de gestes humanitaires. Seule la rupture, à la fois épistémologique, symbolique et politique, avec cette histoire permettait de placer cet héritage au garde-meubles sous bénéfice d’inventaire.

Ce furent alors les secteurs les plus réactionnaires de la société française qui tentèrent, à la marge, d’entretenir une autre mémoire, faite de célébrations et de commémorations de l’épopée coloniale. Entre temps, l’imaginaire colonial s’était effondré dans la population. Le gaullisme politique fut l’un des instruments de ce passage d’une «France impériale» à une France de la «modernité». On chercha désormais d’autres ressorts pour nourrir le patriotisme national (refus de l’OTAN, résistance à la superpuissance nord-américaine, bombe atomique, etc.). Le passage était fait.

les aspects culturels et identitaires des situations coloniales

Un demi-siècle, ou presque, après les indépendances, le contexte a changé. L’histoire de l’Afrique a conquis ses lettres de noblesse. Une progression exponentielle des titres disponibles dans la bibliographie de la discipline témoigne de cette vitalité et de ce succès. Ce combat a donc été, globalement, gagné. Il ne serait d’aucune utilité de s’arc-bouter sur des argumentaires devenus dépassés. Les nouveaux combats pour l’histoire de l’Afrique empruntent d’autres voies. L’histoire de la colonisation n’est plus cet obstacle, réel ou fantasmé, qu’elle représentait à l’époque.

Un intérêt renouvelé pour l’histoire de la colonisation nous est venu des États-Unis, pays sans passé colonial stricto sensu – bien que les guerres indiennes fassent aussi partie de son héritage de conquête et d’oppression. Sous le nom de colonial studies (15), l’attention s’est portée davantage sur les aspects culturels et identitaires des situations coloniales, sur l’aliénation vécue du colonisé, et aussi du colonisateur, sur l’entre-deux qui se noue entre l’un et l’autre (16).

La «triade sacrée» classe/ genre/ ethnicité, en usage aux États-Unis, a servi de guide à de nouvelles recherches sur le terrain colonial. La thématique résistance/collaboration qui fit florès dans l’historiographie des indépendances africaines est abandonnée au profit de l’étude d’un champ interactif, dans lequel il s’agit plutôt de restituer la capacité d’initiative et de réappropriation des colonisés, hors de tout schéma binaire. Le refus des explications globalisantes et surplombantes, dans l’esprit du postmodernisme, marque une rupture nette – ou, si l’on veut, un dépassement – par rapport aux explications marxistes ou économistes du phénomène impérialiste. On nous pardonnera ce raccourci caricatural mais suggestif : Frantz Fanon remplace Lénine !

Des historiens nord-américains, dont la culture nationale n’est imprégnée ni par des images des épopées coloniales européennes, oubliées mais restées dans l’inconscient des héritiers, ni par les résidus idéologiques, laissés, dans un sens ou dans l’autre, par ce passé européen d’expansion et de conquêtes «outre mer», ont appliqué, avec distanciation, leurs méthodes à cet objet devenu, sous leurs mains, une scène comme une autre. Cette école nous apporte une nouvelle brassée de connaissances.

un article pionnier de Georges Balandier

Il y avait bien eu, du côté français, un article pionnier de Georges Balandier. S’il fut remarqué, on ne peut pas dire que les historiens, en France, l’aient réellement repris à leur compte. Est-ce parce qu’il venait d’un autre champ disciplinaire ? Ce sont les colonial studies qui vont précisément en réactiver la problématique.

Comme l’écrit Marie-Albane de Suremain dans la conférence déjà citée en note : «L’ouvrage collectif, édité en 1997, par Frederick Cooper et Ann Stoler sous le titre Tensions of Empire (17) donne les linéaments et le programme de ce qui peut être défini comme une anthropologie historique de l’impérialisme aux XIXe et XXe siècles. Il rassemble des travaux qui prennent pour objet des «situations coloniales» en Afrique, au Maghreb, en Asie et qui les analysent en se fondant sur des enquêtes de terrain, anthropologiques ou inspirées des méthodes de la micro-histoire. Il s’agit de mettre en œuvre l’analyse problématique de la notion de «situation coloniale» proposée par Georges Balandier dès 1951 (18), pour construire collectivement une topographie des «situations coloniales» concrètes qui répertorie et permet de comprendre les incarnations simultanées et successives du phénomène macro-historique que fut l’impérialisme colonial des XIXe et XX siècles» (19).

Loin d’être une simple « exportation » nord-américaine, les colonial studies s’inscrivent donc dans une généalogie complexe et dans une interaction des travaux des deux côtés de l’Atlantique.

une «histoire coloniale sous le regard des dominés»

Dans cette même généalogie, il convient de situer l’essor des subaltern studies, nées, au début des années 1980 (20), du travail de jeunes intellectuels radicaux réunis autour de l’historien indien Ranajit Guha, et qui entendaient renverser les présupposés habituels de l’historiographie de l’Inde coloniale.

L’histoire de l’Inde, qu’elle fût colonialiste, nationaliste ou marxiste, privilégiait les classes dominantes ou les éléments jugés les plus avancés en ignorant la part d’initiative, d’autonomie et de résistance des classes «subalternes» de l’Inde. C’est précisément au prix d’une rupture avec l’histoire coloniale, classique ou critique, que les subaltern studies sont ainsi devenues le symbole de la réappropriation, par des intellectuels des pays du Sud, de l’histoire du passé colonial de leurs peuples – ce que Jacques Pouchepadass appelle une «histoire coloniale sous le regard des dominés» (21).

Arjun Appadurai
Arjun Appadurai

Dans la même chaîne de transmission, on peut encore citer l’œuvre d’Arjun Appadurai, qui illustre la vitalité des postcolonial studies, autre pièce dans la nouvelle configuration des travaux sur les peuples colonisés. Le terme de postcolonial se réfère d’ailleurs moins à la période qui a suivi la décolonisation qu’aux conditions propres à toute société marquée par l’expérience coloniale, rétablissant ainsi une continuité dans l’expérience vécue par les sociétés colonisées avant et après l’indépendance. On notera tout particulièrement que le thème de l’État-nation, considéré comme un modèle hérité des puissances coloniales européennes, est spécialement visé par cette critique.

Là où les histoires nationalistes recherchaient des précurseurs d’États-nations (c’était la tendance dominante dans l’histoire de l’Afrique des années 1960), les auteurs des postcolonial studies s’intéressent à d’autres échelles et à d’autres repères. Les nationalismes construits par les nouvelles, ou les anciennes, élites deviennent suspects. Ils apparaissent comme un prolongement de la logique coloniale, de ses représentations de l’espace, de ses appareils de pouvoir. Face à la problématique de l’État-nation, devenue «le souci dominant des sciences humaines», Appadurai se fait l’anthropologue de la mondialisation, «dans un monde devenu déterritorialisé, diasporique et transnational» (22).

Il convient de reconnaître que ces différents travaux, ces problématiques décapantes, ont eu un impact limité sur la recherche française, comme si ce type d’approche, parfois plus littéraire qu’historien, décontenançait les tenants d’une histoire plus braudélienne. C’est aussi que l’espace concédé aux études extra-européennes et à l’histoire-monde dans le système français, laisse trop peu de place à de tels débats et restreint le public susceptible d’y participer. Pour cette raison, c’est un historien sénégalais, Mamadou Diouf, familier des campus américains, qui s’est fait l’introducteur de ces problématiques dans le champ francophone (23).

Si nous en revenons, précisément, à l’histoire française et francophone de l’Afrique et de la colonisation, il est juste de reconnaître que, pendant ces cinquante dernières années, les historien/ne/s, quelles que soient leurs options, ont beaucoup travaillé. Il n’est pas un pays d’Afrique où la période coloniale ait échappé à leurs investigations. Il serait donc à la fois injuste et inexact d’imaginer que le travail de l’histoire se serait endormi, ou, pire, aurait été suspendu pendant ce demi-siècle.

Si la colonisation, pour des raisons multiples, revient, en France, sous le feu de l’actualité, c’est là un effet de la mondialisation, du passage des générations, de la recherche identitaire d’une partie des enfants d’immigrés en France (24) (tous ne sont pas issus d’anciens territoires de colonisation française et l’on ne saurait donc généraliser), mais aussi de l’instrumentalisation qui peut être faite de la «culpabilité coloniale» française. Après Vichy, faudrait-il que la colonisation soit promue au rang de «passé qui ne passe pas», d’histoire délibérément occultée ?

La vérité, c’est que, pendant une ou deux générations, cela n’intéressait plus personne et que, si la période coloniale était sortie des media, voire de certains programmes scolaires (ici encore, il convient de ne pas généraliser), elle n’avait jamais quitté le champ de recherche des historiens concernés. Le moment est sans doute venu de mettre à profit, et de valoriser, ce travail d’accumulation effectué sous l’enseigne de l’histoire d’Afrique, de l’histoire des relations internationales, ou des histoires nationales dans les pays africains, ou d’autres enseignes encore.

une histoire de la colonisation désormais inséparable d’une histoire-monde

On pourra constater alors que l’histoire de la colonisation est bien vivante. Cette histoire est désormais inséparable d’une histoire-monde, à laquelle il est cependant nécessaire de dire que l’université française continue d’être encore fort mal préparée. Et c’est plutôt sur ce point que nous pourrions rejoindre les critiques formulées : l’histoire des aires culturelles – de quelque manière qu’on les appelle – est le parent pauvre d’une «grande histoire» universitaire, fort respectable, mais qui reste tournée très majoritairement vers l’hexagone et l’Europe occidentale.

Les passerelles sont rares, insuffisantes entre cette «histoire noble», consacrée par les concours de l’enseignement dans leur forme actuelle, et les «histoires périphériques» (outre l’Afrique, nous parlons ici de la Chine, du Japon, du monde post-soviétique, du sous-continent indien, du continent américain… – excusez du peu !) qui sont cantonnés dans des espaces réservés. Une telle posture commande le reste : programmes scolaires, intérêt des media et du public, dynamique du débat scientifique.

train-expo, Ligue maritime et coloniale, 1943
affiche de la Ligue maritime et coloniale française, 1943

Une redécouverte de l’histoire de la colonisation comme composante, longtemps tenue en marge, de l’histoire française, est tout à fait souhaitable, comme serait tout autant souhaitable aujourd’hui – simple exemple – une redécouverte de l’histoire du mouvement ouvrier, perdue par les nouvelles générations, et qui, elle aussi, pour d’autres raisons, est en cours d’«occultation» après avoir tant donné à la discipline.

Mais si l’enjeu est de faire revenir l’histoire de la colonisation dans la seule histoire nationale, on aura manqué l’essentiel : la promotion d’une véritable histoire-monde, européenne et extra-européenne, dans nos institutions et dans nos représentations (25).

Si, d’autre part, la mise en exergue de l’histoire de la colonisation se voulait un simple rappel de la «culpabilité française», sur laquelle, quoi qu’on en pense, beaucoup a déjà été dit et écrit, nous ne ferions que passer d’une construction idéologique à une autre (26).

On doit reconnaître cependant que la violence coloniale, profondément inscrite dans un système de domination autoritaire et discrétionnaire, a été quelque peu évacuée d’un discours académique convenable. Elle a été bien décrite, par plusieurs générations d’auteurs, à propos de l’Afrique du Nord. L’étude de cette violence en Afrique subsaharienne a fait l’objet d’une plus grande retenue (27). D’une certaine manière, la dernière période de la colonisation, celle des années 1950, marquée par l’ouverture politique progressive et un souci du développement économique, et par l’arrivée, au sortir de la guerre, de nouvelles générations d’administrateurs humanistes, a tendu à dissimuler, aux yeux de certains auteurs et de leurs lecteurs, les périodes antérieures plus noires (28).

L’histoire de la colonisation ne saurait non plus se réduire à l’histoire des institutions, des représentations ou des intérêts français, sous peine de renoncer à nouveau à cette histoire des peuples, à cette histoire interactive des colonisateurs et des colonisés qui est le principal acquis de ce demi-siècle, et qui devrait fonder les travaux à venir.

l’histoire de l’Afrique, née dans l’espace mental de la décolonisation est

traversée par des revendications de réappropriation identitaire

Pour un historien de l’Afrique, ce retour de l’histoire coloniale peut paraître surprenant. Ce mouvement va tellement à l’encontre de l’agenda des années 1960 et 1970 que cela ressemble presque à une revanche du «refoulé» : au secours, l’histoire coloniale revient ! Mais, on l’a dit, les temps et les problématiques ont changé, l’histoire de l’Afrique et l’histoire de la colonisation aussi. L’histoire de l’Afrique, née dans l’espace mental de la décolonisation et dans l’interaction entre chercheurs du Nord et chercheurs du Sud, est traversée aujourd’hui par des revendications de réappropriation identitaire d’autant plus vives que les laboratoires de recherche occidentaux, par les moyens dont ils disposent, ont contribué à déplacer le centre de gravité de ces études, en partie hors du continent, et facilité des mouvements de migrations intellectuelles.

L’histoire coloniale dont on parle au début de ce XXIe siècle est elle-même en pleine mutation. Elle a abandonné toute fonction de légitimation de l’entreprise coloniale pour se tourner progressivement vers une histoire «sous le regard des dominés».

Une redécouverte de cet objet, si fortement connoté dans notre propre tradition intellectuelle, si intiment lié à cette «bibliothèque coloniale» dont parle Valentin Mudimbe, est donc devenue possible et nécessaire. L’article caricatural, heureusement abandonné, d’une loi française récente sur «les aspects positifs de la colonisation française», n’a fait qu’accélérer une demande sociale sourde, à laquelle il appartient à l’historien de répondre. Car s’il ne le fait pas, ce seront d’autres que lui qui s’en chargeront.

 

Jean-Louis TRIAUD
«L'écriture de l'histoire de la colonisation en France depuis 1960»,
Sophie Dulucq, Catherine Coquery-Vidrovitch, Jean Fremigacci,
Emmanuelle Sibeud et Jean-Louis Triaud,
dans Afrique & histoire 2006/2 (vol. 6), p. 235 à 276.

 

Notes

1 - Cet article s’inscrit dans une réflexion dont Jean-Pierre Chrétien a déjà donné, dans l’éditorial du numéro 1 d’Afrique & histoire, les principaux repères. Nous y renvoyons le lecteur. Je tiens, d’autre part, à remercier Fabienne Le Houérou, qui a bien voulu relire une première version de cet article et apporter des suggestions profitables, puis Jean-Pierre Chrétien et François-Xavier Fauvelle, qui m’ont fait part de leurs observations bienveillantes et apporté leurs commentaires attentifs.
2 - Voir notamment, N. Bancel, P. Blanchard, S. Lemaire (dir.), La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005.
3 - On pense ici, entre autres, à Indochine (1992). «Comme l’attestent des films assez récents, le mot «Indochine» garde aux oreilles des Français un certain pouvoir évocateur des grandeurs coloniales passées » (L’«Indochine», l’Inde et la France : représentations culturelles, Colloque international, Université de Newcastle, 5-7 septembre 2003). Texte de l’appel à contributions.
4 - Jean Suret-Canale (un géographe devenu historien) représente le meilleur exemple de ce type de rupture avec l’histoire coloniale. Membre du parti communiste, Jean Suret-Canale publia, en trois tomes, entre 1958 et 1972, un ouvrage, dont les deux premiers, notamment, servirent de référence et d’alternative aux premières promotions d’historiens africains : Afrique Noire (occidentale et centrale), Paris, Éditions Sociales : t. 1 : Géographie, Civilisations, Histoire, 1958 (3e édition, 1968) ; t. 2 : L’ère coloniale (1900-1945), 1964 (2e édition, 1971) ; t. 3 : De la colonisation aux indépendances (1945-1960), 1972. Cette série est présentée en ces termes par le libraire en ligne Soumbala : «Trois volumes pour dresser une fresque engagée de l’histoire de l’Afrique, de la préhistoire aux Indépendances, avec bien sûr une place particulièrement importante accordée à la colonisation et à ses méfait ». J. Suret-Canale est aussi (entre autres) l’auteur d’une petite brochure multigraphiée, Essai sur la signification sociale et historique des hégémonies peules (XVIIe-XIXe siècles), publiée au Centre d’Études et de Recherches Marxistes (CERM), s.d. [1964] qui, pour l’époque, représentait une percée suggestive.
Il nous semble que l’œuvre de Jean Suret-Canale marqua encore plus, sur le moment, les jeunes historiens africains que les français. Une génération plus tard, la rupture intellectuelle avec l’histoire coloniale et avec l’histoire de l’Afrique académique, prendra, chez une partie des intellectuels africains et américains-africains, la forme de l’afrocentrisme, initié par W.E B. Du Bois, puis par Cheikh Anta Diop.
5 - On peut retenir comme emblématique, à cet égard, la grande collection de biographies publiée par les éditions Jeune Afrique sous le titre Les Africains. Cette série, dirigée par Charles-André Julien, Magali Morsy, Catherine Coquery-Vidrovitch et Yves Person, qui réunit dans un même projet les champs historiques nord et sud-sahariens, comporte 10 volumes (1977-1978).
6 - Voir V. Mudimbe, The Invention of Africa. Gnosis, Philosophy, and the Order of Knowledge, Bloomington, Indiana University Press, 1988.
7 - Plusieurs instruments méritent ici d’être signalés, qui ont donné des assises durables à la discipline. Il y eut d’abord H. Deschamps (sous la direction de), Histoire générale de l’Afrique noire, de Madagascar et des Archipels (Paris, PUF, 1970, 4 tomes), qui conféra, en France, une visibilité universitaire à la discipline et qui représenta à cet égard un ouvrage-étape non négligeable.
L’Histoire Générale de l’Afrique, publiée, en plusieurs langues, sous l’égide de l’UNESCO, vaste entreprise scientifique, diplomatique et symbolique, réunit un large panel d’historiens originaires des pays d’Afrique et des pays du Nord (en français, 8 volumes, 1980-1998 – il existe des versions abrégées). Elle a eu pour ambition de faire entrer l’histoire de l’Afrique dans l’histoire de l’humanité. Comme la collection Les Africains, elle a, en outre, pour caractéristique de réunir dans une approche commune les Afriques septentrionale et subsaharienne. Mais c’est vraiment la Cambridge History of Africa (CUP, 8 volumes, 1982-1985) qui consacre l’entrée de l’histoire d’Afrique dans les bibliographies académiques.
8 - C’est en 1960 que sont créés le Journal of African History et, du côté français, les Cahiers d’Études Africaines, multidisciplinaires.
9 - L’ouvrage fondateur est celui de J. Vansina, De la tradition orale. Essai de méthode historique, Tervuren, 1961, qui fut la «bible» des années soixante en la matière. Vingt ans plus tard, l’auteur procédera à une révision critique de certaines de ses affirmations de l’époque : Oral Tradition as History (1985).
10 - Henri Brunschwig est devenu, en 1962, directeur d’études à la VIe section de l’École Pratique des Hautes Études (qui allait devenir l’EHESS). À contre-courant du marxisme alors dominant, il prit ses distances à l’égard des théories économistes de l’impérialisme. On lui doit notamment Mythes et réalités de l’impérialisme colonial français, 1871-1914, Paris, Armand Colin, 1960 ; L’Afrique noire au temps de l’empire français, Paris, Denoël, 1988 ; Noirs et Blancs dans l’Afrique noire française, Paris, Flammarion, 1992 ; Le partage de l’Afrique noire, Paris, Flammarion, 1999.
11 - R. Mauny a mené trois carrières successives : dans l’administration coloniale du Sénégal (1937-1947), à l’IFAN (à partir de 1947), puis à la Sorbonne où il fut d’abord maître de conférences (1962), puis professeur (1964). Il est l’auteur d’un ouvrage fondateur qui va féconder les travaux de recherche en préhistoire, archéologie et histoire de l’Afrique de l’Ouest à l’époque médiévale : Tableau géographique de l’Ouest africain au Moyen âge d’après les sources écrites, la tradition et l’archéologie, Dakar, IFAN, 1961.
12 - Yves Person fut nommé professeur à la Sorbonne (Paris-I) en 1970. Après une carrière d’administrateur de la France d’Outre-Mer, il rejoignit l’université de Dakar vers le milieu des années soixante. Le maître ouvrage d’Y. Person est Samori, une révolution dyula, Dakar, IFAN, 1968-1975, 3 tomes. Nous tenons à remercier Claude-Hélène Perrot, Josette Rivallain et Sophie Hennion, qui nous ont fourni différents renseignements biographiques sur Raymond Mauny et Yves Person.
13 - On rappellera ici le rôle pionnier de B. Davidson, un journaliste britannique, qui popularisa pour un public large cette découverte de l’histoire d’Afrique. Voir, parmi d’autres titres, Old Africa Rediscovered (Londres, 1959), trad. française : L’Afrique avant les Blancs (Paris, PUF, 1962) ; Black Mother (Londres, 1961), trad. française : Mère Afrique (Paris, PUF, 1965).
14 - Natahn Wachtel, La vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la conquête espagnole, Paris, Gallimard, 1971.
15 - On signalera ici une excellente mise au point faite par M.-A. de Suremain dans une conférence pédagogique à l’université de Versailles : «Qu’entend-on par «histoire coloniale» ou «colonial studie » ? (s.d.). Voir :

<hhttp:// www. ac-versailles. fr/ pedagogi/ gephg/ pedagogie/ premieres/ Conf1/colonisation.htm> (18 mars 2006). Une bibliographie substantielle accompagne cet exposé. Voir aussi E. Sibeud, M.-A. de Suremain, «Histoire coloniale et / ou Colonial Studies : d’une histoire à l’autre», dans Écrire l’histoire de l’Afrique autrement, Cahiers Jussieu «Afrique noire», n° 22 (Paris, L’Harmattan, 2004).
16 - On peut appliquer ici la problématique utilisée par E.P. Thompson (1924-1993), l’un des pères des cultural studies britanniques, dans ces mêmes années 1960, pour l’étude de la culture ouvrière : «Comment s’articulent dans les identités collectives des groupes dominés les dimensions de la résistance et d’une acceptation résignée ou meurtrie de la subordination ?» (A. Mattelart et E. Neveu, «Cultural Studies’ Stories. La domestication d’une pensée sauvage ?», Réseaux, n° 80, CNET, 1996).
17 - F. Cooper et A. Stoler (ed.), Tensions of Empire. Colonial Cultures in a Bourgeois World, Berkeley, University of California Press, 1997.
18 - Georges Balandier, «La situation coloniale : approche théorique», Cahiers Internationaux de Sociologie, 1951, vol. XI, p. 44-79.
19 - M.-A. de Suremain, loc. cit.
20 - Les Subaltern Studies sont une série de volumes collectifs publiés par Oxford University Press depuis 1982, avec le sous-titre Writings on South Asia History and Society. Cette série compte 10 volumes à ce jour.
21 - Voir J. Pouchepadass, «Les Subaltern Studies ou la critique postcoloniale de la modernité», L’Homme, n° 156, 2000. Le terme de «culture subalterne» vient de Gramsci.
22 - Voir A. Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2001, p. 260.
23 - M. Diouf (dir.), L’historiographie indienne en débat. Colonialisme, nationalisme et sociétés post-coloniales, Paris, Karthala, 1999.
24 - Pour des raisons qui ne sont pas culturalistes, mais qui correspondent aux motifs de l’arrivée en France des immigrants, à leur origine sociale et aux connotations et conditions politiques de leurs départs, les immigrés, et leurs descendants, issus de l’ancienne Indochine, ne relèvent pas d’une telle problématique. Ce sont donc bien les immigrants d’origine subsaharienne ou maghrébine, et leurs descendants, qui sont concernés par ce déficit identitaire dans la société française.
25 - Sur cette nécessité du désenclavement de l’histoire européenne, on lira avec intérêt l’ouvrage de S. Gruzinski, Les quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris, Éditions de la Martinière, 2004.
26 - «Dans cette conjoncture, la longue amnésie officielle concernant les crises des décolonisations, les guerres de mémoire – opposant les pieds-noirs, les nostalgiques des colonies, les anciens combattants, les immigrés et leurs descendants, les anticolonialistes –, l’absence de consensus minimum sur les faits, la place du prétoire et de la presse dans les débats favorisent les tentations de surenchères et la propension à cultiver le rôle du procureur» (C. Liauzu, «Interrogations sur l’histoire française de la colonisation», Genèses, n° 46, mars 2002, p. 54)
27 - On n’oubliera pas, dans ce registre, la thèse de Catherine Coquery-Vidrovitch, Le Congo au temps des grandes compagnies concessionnaires, 1898-1930, Paris-La Haye, Mouton, 1972.
28 - De façon, il est vrai, discutée, le Livre Noir du Colonialisme dans une sorte de vue panoramique couvrant cinq siècles, a cherché à rendre à cette thématique une place plus centrale dans l’approche, par les historiens, du fait colonial (Le livre noir du colonialisme, XVIe-XXIe siècles : de l’extermination à la repentance, sous la direction de Marc Ferro, Paris, Robert Laffont, 2003).

 

chef Mossi du Tenkodogo, 1957
le Tenkodogo Naba (ici, avec ses ministres) est le chef Mossi
du royaume de Tenkodogo, Haute-Volta (Burkina-Faso), 1957,
source : Anom

 

 

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