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études-coloniales

14 février 2012

famine au Tonkin en 1945, par Pierre Brocheux

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victmes de la famine de 1944-45 au Tonkin (source)

 

La famine au Tonkin en 1945

 Pierre BROCHEUX

 

La grande famine de 1945 fut à la fois une réalité et l'argument majeur de la propagande du Viet Minh pour mobiliser la population contre les Français et les Japonais.

Pour le Viet Minh  cette catastrophe tombait à point nommé, façon de parler, en effet le 9 mars 1945, les Japonais mettaient fin au pouvoir des Français et ils étaient sur le point de capituler devant les Anglo-Américains : l’interrègne de six mois allait être mis à profit par l'organisation frontiste du Parti communiste indochinois pour prendre le pouvoir. Par conséquent, aujourd’hui on ne saurait écrire l’histoire de l'année qui fut décisive pour le Viet Nam en ignorant ce désastre.

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troupes japonaises au Tonkin en 1941 (source)

 

bilan épouvantable mais incalculable

Le nombre des victimes provient de deux sources principales, le chiffre d’1 million est cité par l’amiral Decoux, dernier gouverneur général de l’Indochine française, dans ses mémoires À la barre de l’Indochine (1949). Hô Chi Minh, énonça le chiffre de 2 millions.

Depuis, ce chiffre est répété sans l’ombre d’un comptage statistique pour la simple raison que tous les acteurs et témoins, avaient d’autres «chats à fouetter». Par conséquent, pour se rendre compte de l’ampleur de la catastrophe on ne peut que s’appuyer sur les témoignages des survivants, tels qu’ils ont été recueillis par les historiens vietnamien et japonais, Văn Tạo et Furuta Moto, Nạn đói năm 1945 ở Việt Nam/ La famine de 1945 au Viet Nam (1995).

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victmes de la famine de 1944-45 au Tonkin (source)

Ces récits sont  forcément subjectifs et émotionnels, et ils ont été recueillis un demi-siècle après l’évènement. L’historien américain David Marr qui eut accès aux archives de l’année 1945 et notamment au recensement partiel effectué sur l’ordre du vice-roi du Tonkin en mai 1945 (puisque le pouvoir français avait été renversé par les Japonais le 9 mars et remplacé par le gouvernement royal de Trần Trọng Kim) estime que le chiffre de 1 million est très plausible, chiffre élevé puisqu’il représente 10% de la population des provinces touchées en l’espace de cinq mois.

 

qui est responsable de la famine ?

Cependant, le problème n’est pas là. À qui imputer la responsabilité de la famine ? À la nature et à la nature seule ? Aux hommes, et quels hommes ? Leurs actes furent ils intentionnels ou imposés par la «force des choses» autrement dit témoignent-ils d’une programmation ou d’une impuissance à maîtriser le cours des choses ?

Il importe de préciser que la famine (accompagné du typhus dans certaines localités) sévit dans cinq des principales provinces du Tonkin, dans deux du nord Annam, et pas ailleurs en Indochine. Le Tonkin, notamment le delta du Fleuve rouge, était surpeuplé (en moyenne 417 h/km2 mais à l’extrême, 1500) et soumis à des aléas climatiques parfois violents (typhons annuels, inondations ou au contraire sécheresses) qui aggravaient une situation alimentaire et sanitaire précaire.

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après le passage d'un typhon au Tonkin en 1903

Les disettes fréquentes, chroniques pourrait-on dire, et dégénérant en famines, existaient bien avant la conquête française. La famine est due à l’inégale répartition des vivres plutôt qu’à l’insuffisance de la production selon l’économiste indien Amartya Sen : le Tonkin, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, illustrait ce propos, la ration optimale de riz par tête d’habitant et par an était fixée à 337 kilos, elle n’était que de 217 kg , et 233 kg en Annam ; de nombreux Tonkinois ou Annamites du Nghe Tinh ne faisaient qu’un repas tous les deux jours selon les rapports des agronomes français.

À la fin 1944 et en ce début de 1945, l’économie générale des pays indochinois était en train de s’effondrer. Certes, à la différence de la Chine, de la Birmanie, de Java et des Philippines, l’Indochine ne fut pas un champ de bataille où s’affrontèrent les armées mais ses ports, usines, voies de communications et moyens de transport furent bombardés intensivement. Une paix relative avait été préservée jusque là par le fait que le gouvernement de Vichy et celui de Tokyo avaient signé en 1940 des accords instaurant une cohabitation mais aussi (il faut le rappeler) une collaboration d’État.

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l'amiral Decoux, gouverneur général de l'Indochine et des officiers japonais, 1941

Pour les Japonais, laisser en place le pouvoir des Français, assurait leurs arrières tandis que leurs armées progressaient vers l’Inde et dans le Pacifique. Les accords économiques étaient primordiaux : le gouvernement Decoux s’était engagé à livrer un contingent annuel de riz, de charbon et de caoutchouc aux Japonais. En outre, les Japonais avaient exigé la culture obligatoire du colza, de l’arachide, du coton et du jute ; celles-ci avaient-elles réduit la surface consacrée aux cultures vivrières ?

Les «anticolonialistes» l’affirment mais il n’est pas prouvé que ces cultures fussent pratiquées de façon obligatoire dans le delta rizicole et surpeuplé et qu’elles le fussent seulement dans la Moyenne région et sur des superficies en friche (selon les autorités françaises).

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repiquage du riz au Tonkin, début du XXe siècle

Quoiqu’il en fut, le gouvernement général qui pratiquait une politique dirigiste prenait possession d’une partie des récoltes de riz pour les livraisons aux Japonais et pour constituer ses propres stocks. Ce qui restait pour alimenter la population était objet de spéculation des acheteurs en gros chinois et des marchandes vietnamiennes détaillantes (hàng xào). Ce n’était pas seulement la pénurie mais aussi les tensions à laquelle la politique dirigiste soumettait la production et les échanges qui entretenaient le marché noir.

 

désorganisation des voies de transport

En temps dit normal, les disettes qui intervenaient souvent, presque annuellement au Tonkin, au moment de la soudure entre la récolte de riz du 10e mois et celle du 5e mois, étaient compensées par l’arrivée du riz du «grenier à riz» cochinchinois (exportateur d’un million de tonnes à la veille de la Seconde Guerre mondiale).

Tonnage de riz expédié de Saigon à Hanoi entre 1941 et 1945 (voie ferrée et voie maritime confondues)

1940 :25 900

1941 :185 900

1942 :126 670

1943 : 29 700

1944 : 6 830

Or, dès 1944, le chemin de fer n’est plus opérationnel sur tout son parcours Hanoi-Saigon, parce que l’aviation américaine a détruit plusieurs tronçons du Transindochinois ; la navigation, sauf le cabotage, est pratiquement interrompue parce que les sous-marins américains ont coulé tous les navires à vapeur et même les jonques de haute mer.

Si bien qu’à partir de 1943 même les contingents de riz destinés au Japon ne partent plus : en septembre 1945, les Anglais découvrirent 69 000 tonnes dans les entrepôts de la société Mitsui à Cholon et 25 000 t. dans le delta du Mékong tandis que le Comité des céréales français détenait encore 60 000 tonnes dans ses entrepôts (enquête faite par les Britanniques lorsqu’ils débarquèrent à Saigon en septembre 1945 pour désarmer les troupes japonaises).

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rizeries à Cholon, début du XXe siècle

À partir de la fin 1944, le nord de l’Indochine est frappé par trois typhons qui se succèdent et détruisent les récoltes. Leurs effets sont immédiats sur la répartition alimentaire qui est inégale de façon chronique. La désorganisation des pouvoirs publics à partir du 9 mars 1945 ne fait qu’aggraver la situation, dans un premier temps le résident supérieur japonais qui avait remplacé le français donna l’ordre de poursuivre les livraisons obligatoires puis il fit faire des distributions en leur donnant toute la publicité possible.

De son côté, le Viet Minh lança le mot d’ordre d’attaquer les dépôts japonais et français pour s’emparer des stocks de riz. Un mouvement de solidarité dans  la population de l’Annam et de la Cochinchine organisa des convois à destination du nord.

causes naturelles et politique dirigiste

La famine de 1945 est née de la conjonction de causes naturelles et de la situation de guerre où les autorités d’un pays adoptèrent une politique dirigiste destinée à satisfaire en priorité les besoins stratégiques - politique dont souffrirent les populations civiles.

En ce sens on peut imputer la responsabilité de la tragédie aux hommes, en l’occurrence au gouvernement français et au commandement japonais mais aussi aux Américains dont l’aviation et la flotte sous-marine détruisirent le système de communication et de transport. Celui ci n’était pas indispensable seulement au ravitaillement du Japon et de l’armée japonaise mais aussi vital pour la population du nord de la péninsule.

Les hommes eurent donc une grande part de responsabilité dans le désastre de 1945 mais il ne faut pas exonérer la nature : depuis 1945, les aléas climatiques continuent de produire des ravages en Indochine et ailleurs dans l’Asie du Pacifique.

Pierre Brocheux
14 février 2012

 

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soldats japonais en Indochine française

PS : Il est intéressant de rappeler la famine qui frappa le Bengale occidental en 1943, en pleine guerre, et fit 3 millions de morts tandis que les greniers de Calcutta n’étaient pas vides.
Là aussi, un typhon dévastateur était passé alors que les troupes japonaises avaient atteint la frontière de l’Inde, occupant la Birmanie (premier producteur mondial de riz avec la Thailande, alliée du Japon) qui, avant la guerre, pourvoyait à 20% des besoins en riz du Bengale (et de Ceylan). Les autorités anglo-indiennes accordaient la priorité du ravitaillement aux troupes qui se battaient contre les Japonais.
Mais, de même  que certains Vietnamiens avaient accusé les Français d’avoir provoqué intentionnellement la famine comme solution au surpeuplement du Tonkin, des nationalistes indiens allèrent jusqu’à accuser nominalement Winston Churchill d’avoir organisé la famine du Bengale !

 

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troupes japonaises en Indochine française

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- sources de certaines photographies sur les Japonais en Indochine : 1) un site ; 2) un autre site

- autre référence-témoignage : la famine de 1944-1945 au Tonkin, par Do Phong Châu

- analyse historique de la famine de 1945 au Tonkin, en langue anglaise par Geoffrey Gunn

 

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- retour à l'accueil

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13 février 2012

Pour en finir avec la repentance coloniale - IEP Grenoble

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questions de Quentin Ariès

à propos de

Pour en finir avec la repentance coloniale

au programme de l'IEP de Grenoble

 Daniel LEFEUVRE

 

Quentin Ariès, préparateur à l'IEP de Grenoble : Pourquoi avoir écrit Pour en finir avec la repentance coloniale ? Est-ce pour imposer plus de frontières entre l’Histoire et le politique ?
Daniel Lefeuvre
: Il ne s’agissait pas d’établir une frontière entre l’histoire et le politique, à proprement parler. Mais d’abord de rappeler les fondements essentiels de la discipline historique, face à la déferlante de productions, à caractère prétendument historique, visant à «condamner» la colonisation et établissant une continuité artificielle entre le passé colonial et la situation, dans la France d’aujourd’hui, des populations immigrées ou issues des immigrations.

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D’autre part, je souhaitais rappeler, à grands traits, quelques acquis de l’historiographie des colonisations et démonter quelques mythes – dans le prolongement des travaux précurseurs de Paul Bairoch, d’Henri Brunschwig et de Jacques Marseille - notamment sur :

- les méthodes et le bilan des guerres coloniales, sur le rôle de la colonisation dans le développement économique de la France, sur le poids relatif de l’immigration maghrébine dans les reconstructions du pays aux lendemains des guerres mondiales, sur les manifestations de xénophobie et de racisme dont les immigrés ont été les victimes, en interrogeant l’éventuelle spécificité quant à l’ampleur et aux formes affectant les populations magrébines et noires, etc.
Le tout ouvrant à une réflexion sur l’avenir de la France, qui a trouvé son prolongement dans le livre, écrit avec Michel Renard, Faut-il avoir honte de l’identité nationale ? (Larousse, 2008).

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 Quentin Ariès : Vous faites référence à la «loi Taubira» sur la traite négrière et le commerce triangulaire comme un abus du politique dans l’Histoire. Selon vous la loi venant d’être votée sur le génocide arménien est-elle du même calibre ?
Daniel Lefeuvre
 : Oui. Indiscutablement. Je suis convaincu qu’il faut laisser aux historiens le soin d’écrire l’histoire. Sur ce sujet – qui reste l’objet de controverse, des historiens anglo-saxons discutant de la pertinence de l’accusation de génocide – comme pour tous ceux qui ont fait l’objet de lois «mémorielles», je renvoie les candidats à l’article que Madeleine Rebérioux - historienne spécialiste de Jean Jaurès et du socialisme français -, alors présidente de la Ligue des Droits de l’Homme,  avait publié dans la revue L’Histoire (n°138, novembre 1990, pp. 92-94) pour s’opposer à la loi Gayssot : "Le Génocide, le juge et l'historien", disponible, en ligne sur : http://www2.presse.ac-versailles.fr/Textes/loi1990-2.htm. Au passage, ils relèveront en quoi, selon M. Rebérioux  les historiens sont-ils des «révisionnistes par métier».

Quentin Ariès : Avez-vous été contacté par Sciences Po Grenoble pour le choix de cet ouvrage pour leurs concours ?
Daniel Lefeuvre
 : Non, à aucun moment, et il n’y avait aucune raison pour que je le sois. Les jurys sont et doivent rester totalement libres de leur choix. En revanche, compte tenu des critiques soulevées par ce choix, j’ai proposé à la direction de l’école l’organisation d’un débat dont le principe a été accepté, ce dont je suis reconnaissant à la direction de l’école. Je ne doute pas que Sarah Mekdjian qui a vigoureusement contesté ce choix, acceptera cette discussion publique. Elle aura ainsi la possibilité de présenter en détail les «provocations et les erreurs» que contiendrait mon livre  - ce «pamphlet politique réactionnaire» comme elle se plait à le qualifier - et j’aurais plaisir à lui répondre.

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Quentin Ariès : Des conseils pour les candidats pour mieux comprendre le contexte de votre ouvrage ?
Daniel Lefeuvre
 : Le ou plutôt les contextes sont de plusieurs ordres. Au plan «académique» le livre s’inscrit dans une réflexion sur l’histoire coloniale. Il souhaite rappeler l’importance des connaissances produites dans ce domaine qui dessinent une «histoire ambiguë», pour reprendre le titre particulièrement opportun du livre de Pierre Brocheux et Daniel Hémery,  Indochine, la colonisation ambiguë (La Découverte, 2001, 451 pages).

Au plan politique, le contexte était – et reste – celui d’une instrumentalisation de l’histoire, d’une histoire-réquisitoire, dont l’objectif n’est pas de révéler un passé honteux, oublié ou occulté, comme on tente de le faire croire, mais de remettre en cause les fondements de la République, au profit d’une conception communautariste et multiculturelle de la société.

Quentin Ariès : Cet ouvrage est détaillé, plein de références peu étudiées lors des classes de terminales ou de premières dans les lycées, avez-vous des références complémentaires à donner ?
Daniel Lefeuvre
 : L’historiographie coloniale est très abondante. Quelques références complémentaires :

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1) Deux instruments de travail commodes, les :

- Dictionnaire de la France coloniale, sous la direction de Jean-Pierre Rioux (Flammarion, 2007).

- Dictionnaire des esclavages, sous la direction d’Oliver Pétré-Grenouilleau (Larousse, 2010).

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2) Sur les conquêtes coloniales :

- Marc Michel, Essai sur la colonisation positive. Affrontements et accommodements en Afrique noire, 1830-1930, Perrin, 2009, 420 pages.

- Jacques Frémeaux, De quoi fut fait l’empire, Les guerres coloniales au XIXe siècle, CNRS éditions, 2010, 576 pages, qui propose une histoire comparée des conquêtes coloniales. Peut se lire par chapitres.

- Jacques Frémeaux, La France et l’Algérie en guerre, 1830-1870, 1954-1962, Economica, 2002, 365 pages.

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3) Sur les enjeux économiques :

- Le toujours utile Henri Brunschwig, Mythes et réalités de l’impérialisme colonial français, 1871-1914, A. Colin, 1960, 205 pages

- L’indispensable Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français, Histoire d’un divorce, réédition A. Michel, Evolution de l’humanité, 2005.

- On  trouvera également des informations précieuses et des réflexions stimulantes dans certains articles de Paul Bairoch, in Mythes et paradoxes de l’histoire économique, La Découverte, 1995, 287 pages, en particulier sur l’importance des colonies puis du «Tiers monde» dans le développement économique de l’Europe.

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4) Sur l’Algérie et sur les enjeux de mémoire :

- Le numéro spécial d’Historiens & Géographes, n° 388, octobre 2004, propose un dossier très utile sur la Guerre d’Algérie, préparé sous la direction de Guy Pervillé.

- Sur l’histoire et les enjeux de mémoire autour de la guerre d’Algérie, Guy Pervillé, Pour une histoire de la guerre d’Algérie, Picard, 2002, 356 pages.

- Les candidats tireront également un très grand profit à consulter le site de Guy Pervillé (guy.perville.free.fr), en particulier pour tout ce qui concerne les enjeux de mémoire autour de la guerre d’Algérie, ainsi que le blog des études coloniales (etudescoloniales.canalblog.com).

Sur les relations économiques et financières entre la France et l’Algérie, mais aussi sur les origines et l’importance économique et politique de l’immigration algérienne en France, je me permets de renvoyer à D. Lefeuvre, Chère Algérie, La France et sa colonie, 1930-1962, rééd. Flammarion, 2005.

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5) La Revue Outre-Mers, publiée par la Société française d’histoire d’Outre-mer, est un outil particulièrement précieux, à la fois pour ses articles mais aussi pour ses comptes rendus de lecture (la table des articles est en ligne sur le site de la SFHOM). Les candidats pourront également se rendre sur le site Persée pour consulter en ligne (et gratuitement) les articles publiés par de très nombreuses revues d’histoire, de sociologie, de science politique.

Les candidats parisiens ont, en outre, la chance de disposer de la très riche et accueillante bibliothèque de l’Académie des Sciences d’Outre-mer (15, rue Lapérouse, Paris XVIe) où ils trouveront tous les ouvrages dont ils peuvent avoir besoin.

Quentin Ariès : L’épreuve sur ouvrage de Sciences Po Grenoble comportera des questions précises sur votre ouvrage et une «dissertation d’ouverture» par rapport au thème du livre. Selon vous, comment préparer au mieux les candidats et des idées de sujet ?
Daniel Lefeuvre
 : Il est évidemment difficile et dangereux de répondre à cette question. Sur le livre lui-même, trois pistes possibles :

1) - Les guerres coloniales, des guerres spécifiques ? (notamment dans leurs moyens et leurs méthodes).

2) - Les colonies ont-elles été indispensables à l’essor économique de la France ? (attention à penser cette question selon les conjonctures et les secteurs d’activité métropolitains).

3) - L’immigration coloniale a-t-elle été indispensable à la France ? Dans quelles circonstances ? (là encore, prêter attention à la chronologie et ne pas envisager seulement les aspects économiques).

S’agissant de la «dissertation d’ouverture»,  le concours est un concours d’entrée en Sciences po, pas un examen ou un concours d’histoire. Il me semble donc qu’il faut se focaliser sur le contexte et les enjeux politiques de l’histoire des colonisations.

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- Pourquoi cette histoire, dont Daniel Rivet estimait, en 1992, qu’elle s’était «éloignée» de nous, est-elle revenue si fortement dans le débat public actuel, au point de faire régulièrement la «une» de nombreux hebdomadaires ?

1) - Comment, par qui, pourquoi et pour qui cette histoire est-elle écrite ?

2) - Quels rapports y a-t-il entre les questions soulevées, aujourd’hui, par l’immigration et l’intégration (ou l’assimilation), par la place de l’islam en France  et le passé colonial de la France ?

- Quel est le rôle des «porteurs de mémoire» et de leurs associations (anciens combattants, rapatriés, harkis, etc.) dans ce retour et dans quelle mesure sont-ils l’objet de concurrence politique, voire électorale (y a-t-il un «vote pied-noir» ? un vote «français d’origine maghrébine» ? (les sites de Guy Pervillé et d’Études coloniales offrent de nombreux éléments de réponse à ces questions) .

Ce retour du passé colonial se rencontre-t-il également dans les autres ex-puissances coloniales ? (se reporter à Olivier Dard et Daniel Lefeuvre, L’Europe face à son passé colonial, Riveneuve, 2008).

Daniel Lefeuvre

 

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questions de Quentin Ariès

 à propos de

Pour en finir avec la repentance coloniale

 au programme de l'IEP de Grenoble

 Michel RENARD

 

Quentin Ariès - Pourquoi avoir écrit Pour en finir avec la repentance coloniale ? Est-ce pour imposer plus de frontières entre l’Histoire et le politique ?

Michel Renard : L'écriture et la recherche historiennes ont souvent été corrélées, selon des temporalités plus ou moins directes. Ainsi, le XIXe siècle a produit de grands récits de la Révolution française dont les effets continuaient d'interroger les dynamiques politiques de ce temps : Thiers, Guizot, Mignet, Michelet, Quinet, Tocqueville, Lamartine…
Dans sa dimension institutionnelle, l'organisateur de la science historique fut la monarchie de Juillet (Camille Jullian, 1896) avec une place décisive accordée à la discipline historique dans l'enseignement, la création d'Écoles spéciales, la commande de grands recueils (Documents inédits relatifs à l'histoire de France…), la Commission des Monuments historiques, les missions et fouilles à l'étranger…

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Ces dernières années, le contexte est différent. La crise de la forme nationale et de l'identité française, les poussées d'investigation et de reconnaissance mémorielles ont provoqué trois contrecoups distincts :

1) - une curiosité portée à des phases du passé un peu délaissées par l'expression historienne, telle l'histoire coloniale ou l'histoire des servitudes ;

2) - un excès d'empathie et d'émotion rétrospectives pour des catégories de populations se présentant comme "victimes" d'une histoire occultée et/ou déformée ("descendants" de peuples ayant subi l'esclavage ; enfants de pays anciennement colonisés se trouvant en situation d'immigration…) et réclamant une "repentance" ;

3) - une montée du droit se substituant à l'approche politique du rapport à l'histoire, avec les exigences de reconnaissances mémorielles et de réparations symboliques et matérielles ; un "nouveau régime d'historicité" (Antoine Garapon, Peut-on réparer l'histoire ? 2008) est apparu qui exige l'indemnisation des préjudices de l'histoire au moyen des mécanismes du droit civil. Sans parler du rôle "d'expert" que la justice a requis des historiens dans les procès Barbie, Touvier et Papon.

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Ce dispositif mental et politique a souvent conduit les historiens à répondre à cette demande sociale en faisant fi de la neutralité méthodologique. Les règles du positivisme, de la vérification factuelle des épisodes passés, de la problématisation contradictoire, de la distanciation entre mémoire et histoire ont été malmenées.

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Réfutant les termes d'une approche en termes de bilan (positif/négatif), pourtant souvent utilisée en histoire, ces travaux ont tout de même présenté le passé colonial de la France avec un subjectivisme d'une extraordinaire négativité qui heurtait le savoir constitué sur cette période par des spécialistes qui avaient respecté les exigences de leur discipline. Il fallait rétablir ces vérités.

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Quentin Ariès -  Vous faites référence aux «lois Taubira» sur la traite négrière et le commerce triangulaire comme un abus du politique dans l’Histoire. Selon vous la loi venant d’être votée sur le génocide arménien est-elle du même calibre ?

Michel Renard : Chacun sait ce que la "loi Taubira" a de contestable : l'oubli de la dimension quasi universelle de l'esclavage et des deux types de traites qui ont ponctionné le continent africain, à savoir la traite inter-africaine et la traite arabo-musulmane.
La loi pénalisant la "négation" du "génocide arménien" relève d'une illégitimité (le Parlement n'a pas à énoncer une vérité historique) et d'une imprudence intellectuelle (la qualification de "génocide" est discutée dans le monde anglo-saxon, et les travaux des historiens turcs sur les massacres d'Arméniens sont ignorés en France).

 

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Quentin Ariès -  Des conseils pour les candidats pour mieux comprendre le contexte de votre ouvrage ?

Michel Renard : Cinq références parmi d'autres peuvent motiver la curiosité et la réflexion des candidats, lecteurs du livre de Daniel Lefeuvre :

1) - Empire colonial et capitalisme français. Histoire d'un divorce, rééd. Albin Michel, 2004, Jacques Marseille (en particulier l'avant-propos).

2) - Frères et sujets. La France et l'Afrique en perspective, Jean-Pierre Dozon, Flammarion, 2003. ("la singulière ambivalence d'un État français qui, comme d'autres puissances coloniales, façonna partout dans son empire des mondes d'assujettis, mais qui, beaucoup moins communément, y instilla des doses de fraternité", p. 341).

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3) - Essai sur la colonisation positive. Affrontements et accommodements en Afrique noire, 1830-1930, Marc Michel, Perrin, 2009. (qui montre qu'en interdisant le regard critique sur les mouvements d'indépendance nationale, l'anticolonialisme historiographique a bloqué du même coup la compréhension du colonialisme, qu'il réduit au "mal" et qu'il juge plus qu'il n'explique ses mécanismes et son histoire).

4) – L'Europe face à son passé colonial, dirigé par Olivier Dard et Daniel Lefeuvre, Riveneuve éditions, 2008. (le meilleur colloque tenu ces dernières années sur le sujet avec des contributions internationales).

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5 – les articles, réactions, confrontations et discussions accessibles sur le blog Études Coloniales : http://etudescoloniales.canalblog.com/ (plusieurs entrées et dossiers).

 

Quentin Ariès -  Cet ouvrage est détaillé, plein de références peu étudiées lors des classes de terminales ou de premières dans les lycées, avez-vous des références complémentaires à donner ?

Michel Renard : Outre les ouvrages mentionnés ci-dessus, il peut être utile de parcourir quelques histoires générales  de l'histoire coloniale :

- Histoire de la France coloniale, 1914-1990, collectif, Armand Colin, 1990.

- Histoire de la colonisation française (1815-1962), tome 2, Denise Bouche, Fayard, 1991.

- Pour une histoire de la guerre d'Algérie, Guy Pervillé, éd. Picard, 2002.

- La France et l'Algérie en guerre, 1830-1870, 1954-1962, Jacques Frémeaux, Economica, 2002.

- Les traites négrières. Essai d'histoire globale, Olivier Pétré-Grenouilleau, Gallimard, 2004.

- De quoi fut fait l'Empire. Les guerres coloniales au XIXe siècle, Jacques Frémeaux, CNRS éditions, 2010.

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"Mais, avant tout, peut-être convient-il que l'histoire de la traite s'émancipe véritablement d'un certain manichéisme (...) l'Afrique noire n'a pas été seulement une victime de la traite, elle a été l'un de ses principaux acteurs" (Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières, essai d'histoire globale, 2005, p. 460-462).

 

Quentin Ariès -  L’épreuve sur ouvrage de Sciences Po Grenoble comportera des questions précises sur votre ouvrage et une «dissertation d’ouverture» par rapport au thème du livre. Selon vous, comment préparer au mieux les candidats et des idées de sujet ?

Michel Renard : Questions précises

1) - La comparaison colonisation et Shoah est-elle historiquement concevable ?

2) - Les conquêtes coloniales furent-elles unilatéralement violentes ?

3) - L'Empire colonial français fut-il économiquement "rentable" ?

4) - La domination coloniale s'est-elle réduite à l'encadrement et à l'oppression ?

5) - L'Algérie a-t-elle perdu à la colonisation ?

6) - De quoi la France est-elle économiquement redevable aux immigrés ?

 

Dissertation d'ouverture

1) - Après avoir établi un bilan général de la colonisation, quelle pertinence peut-on accorder au thème de la "repentance" ?

2) - Peut-on affirmer que l'anti-colonialisme est toujours d'actualité ?

3) - Compte tenu des relations, des violences et des contacts établis par la colonisation entre des peuples et des cultures différents, peut-on envisager un renouvellement des coopérations et des avenirs partagés et réconciliés ?

 

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palais de Justice à Bobo-Dioulasso (Haute-Volta) en février 1948 (source)

 

Quelques liens sur Études Coloniales

- Il est faux d'affirmer que la colonisation française a été un génocide ou une extermination.

- les armes de la colonisation.

- protectionnisme et expansion coloniale.

- quelle histoire coloniale au Bac ? Clemenceau et Jules Ferry en 1885.

- des professeurs d'histoire parlent du sujet de Bac sur la colonisation.

- génocide culturel en Algérie coloniale ?

- critique du livre Coloniser, exterminer.

- discours de Nicolas Sarkozy à Dakar (26 juillet 2007) et critiques et contre-critiques.

- a-t-il existé un esprit économique impérial ?

- compte rendu du livre de Jacques Marseille par Paul Bairoch.

- le livre de Daniel Lefeuvre au programmme de l'IEP de Grenoble (dossier de la controverse).

Michel Renard

 

 Semaine-Anti-Colonialisme-2012  9782729870836FS
deux expressions, politiquement opposées, d'une actualité
de la "décolonisation", cinquante ans après les indépendances ?

 

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12 février 2012

sur l'histoire des hakis, Maurice Faivre

 rue des harkis

remarques sommaires sur un colloque

consacré aux harkis (4 février 2012)

général Maurice FAIVRE

Je n'ai assisté qu'à une partie du colloque du 4 février 2012 et ai lu une recension de Ben Boukhtache dans le blog Nouvel Obs.

Ayant accompagné des harkis depuis 1960, et fait des recherches historiques dès 1964, je me réjouis que la LDH, la LICRA et les Temps modernes découvrent l'existence des harkis au bout de 50 ans (voir ci-dessous le relevé de mes recherches et travaux).

Je ne peux faire que des observations sommaires sur ce colloque :

- Benjamin Stora a raison de dire que "la présence de paysans en armes du côté français remet en question le mythe nationaliste de l'armée paysanne unanime engagée dans l'ALN".

Il dit ensuite que le bachaga Boualem n'est pas un harki, c'est vrai, mais il faut préciser qu'il a créé une harka de 360 combattants.

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combattants harkis

Il n'est pas exact de dire que Paris a tenté de réduire les effectifs harkis en mars 1961; c'est en août 1961 que le Comité des Affaires algériennes a décidé de passer de 60.000 à 45.000 harkis, réduction effective en janvier 1962 seulement. Stora semble ignorer les directives des wilayas qui condamnent les harkis ; ces directives ne sont pas rassurantes comme il le prétend.

- François Xavier Hautreux ignore les tableaux d'effectifs du 1er Bureau EMI, qui indiquent mois par mois les effectifs des supplétifs de chaque catégorie (réf.1H 1375 à 1377. et 1R 326).

Les harkis ont été créés par le général Lorillot en février 1956 et non en 1957. Ils n'ont jamais dépendu de la police; quant aux GMPR-GMS et Maghzen ils étaient rattachés à l'Intérieur et non à la police.

- Todd Shepard reconnaît que la nationalité française a été retirée aux rapatriés musulmans, contrairement aux accords d'Évian. Il aurait dû rappeler que le Comité des Affaires algériennes a pris cette décision le 21 juin 1962, confirmée par une ordonnance du gouvernement.

- Abderahmane Moumen fait un exposé objectif sur le séjour des harkis dans les camps d'accueil. Il surestime cependant le nombre des supplétifs rapatriés : 66.000 avec familles, et non 80.000.

La diversité des situations ne signifie pas l'inexistence d'une communauté des harkis en métropole; c'est l'histoire qui crée leur unité : ennemis du FLN, ils ont été accusés de trahison, et leur rapatriement n'a pas été favorisé par le gouvernement.

- je ne conteste pas le témoignage du retour en Algérie en avril 1962 de 80 harkis du camp de Mailly ; ce témoignage requiert cependant une vérification en archives, en particulier sur les 4 à 500 qui auraient rejoint en route.

- un philosophe et trois juristes ont débattu de l'accusation de crime contre l'humanité concernant le traitement des harkis. Ils ont conclu qu'un procès avait peu de chances d'aboutir.

L'abandon par le gouvernement a en effet été réel, mais ce n'est pas la France qui est responsable des massacres.

La bonne foi de Louis Joxe, confiant dans les promesses des négociateurs, a évidemment été démentie par le comportement des nationalistes algériens.

Maurice Faivre
le 10 février 2012.

 

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l’histoire des harkis

Maurice Faivre

La recherche historique est une longue patience, elle exige du temps et de la rigueur.

C’est dans les années 2000 que certains ont découvert cette histoire, qu’ils n’ont pas vécue, en se référant aux souvenirs de femmes ayant raté leur intégration. C’est plus complexe, comme le montre mon parcours.

J’ai eu sous mes ordres 80 harkis et trois autodéfenses de 1960 à 1961. Après le massacre de la moitié d’entre eux en août 1962, les survivants m'ont retrouvé en 1963 et m’ont raconté leurs malheurs. C’est alors que commencent mes rercherches historiques, que je n’ai cessé de complèter et de réviser.

- 1964. Je rédige une note sur les harkas et l’islam, et recueille les témoignages de mes harkis avec l’aide de Paule Lévêque, qui publie dans L’Aurore de 1965 à 1967 : les harkis de Kabylie dans leur colonie de Dreux.

- 1985. Participation aux 3 DVD de A. de Sédouy : Histoires oubliées des harkis.

- 1989. J’obtiens de consulter les archives du Centre de documentation du Service historique (SHAT). Je publie une fiche dans Sirpa-actualité n°43 : La communauté des harkis.

Je rédige une étude sur la participation des militaires musulmans à la guerre d’Algérie.

Le 9 décembre 1989, j’assiste au premier hommage rendu aux harkis par le Secrétaire d’État socialiste Gérard Renon et à l’inauguration du timbre «Harkis soldats de France»par Claude Évin.

- sept.1990. Je publie "Les harkis, une histoire douloureuse et contreversée" dans Hommes et Migrations.

- 1992. À l’ouverture des archives, je fréquente le SHAT et obtient des dérogations.

- oct. 1992. Je publie "Les violations des accords d’Evian" dans le Casoar.

- 1994. Fiche sur les combattants musulmans au service de la France.

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combattants harkis

- déc.1994. Un village des harkis, L’Harmattan, 259 pages.

- oct. 1995. "Les combattants musulmans de la guerre d’Algérie", in Guerres mondiales et conflits contemporains n° 177 et 180.

- 11 novembre 1996. Assistance à l’inauguration par M. Chirac du monument de Chapeau Rouge.

- 1995 à 1997. Conférences aux éducateurs du contingent sur Armée d’Afrique et harkis.

Contacts avec André Wormser, B.Tricot, AG Slama, A.Heinis, F.Dessaigne, R.Mayer, M.Hamoumou, K.Bouneb, W.Albes, A.de Sédouy, E.Deroo, Cdt François, P.Messmer

- oct. 1995. Les combattants musulmans de la guerre d’Algérie, des soldats sacrifiés,L’Harmattan, 269 pages. Critique de Buis et d’Ageron, p. 132 et 144.

- janv. 1998. "Le sort des combattants musulmans", l’Algérianiste.

- juill.1998. "L’armée française et les musulmans, de Bonaparte à Challe", IHCC.

- 14 déc.1998. Lettre à Messmer pour consultation des archives 1R336 et 1K744

Chronologie des archives Messmer sur les harkis.

- 14 janv 1999. Les responsables du sort des harkis, la Croix

- 30 mars 1999. "Harkis, un devoir de mémoire", avec F.Meyer, in Le Figaro.

- août 2000. "La fin des harkis", in Archives inédites de la politique algérienne, l’Harmattan.

-31 janv.2001. Lettre à Vingtième siècle, critique de CR Ageron

- sept.2001. L’histoire des harkis, in Guerres mondiales et conflits contemporains, n°202.

"Les unités nord-africaines avant la guerre d’Algérie", Valeurs actuelles.

"Des Français musulmans loyaux", in La Croix

- 25 septembre 2001. Hommage aux harkis décidé par M.Chirac. 

Assistance régulière aux cérémonies à Dreux et aux Invalides.

- oct.2001. Mémoire et Vérité des combattants d’AFN, L’Harmattan, chap.Harki p.59 et 71

- mars 2002. "Crimes contre l’humanité du FLN", in Livre blanc de l’armée française, Contrepoint.

- juill. 2002. "Les supplétifs dans la guerre d’Algérie", in la Cohorte et Voix du combattant.

- sept. 2003. "Le massacre des harkis", in Nouvelle revue d’Histoire.

- 5 déc 2003. "Comment nous avons sauvé les harkis", in France-Soir.

- janv. 2004. "Polémiques historiques, réponse à GM Benhamou", in Le Casoar.

- mars 2004. "Les supplétifs de la guerre d’Algérie", conférence Écoles de Coetquidan

- oct. 2004. "Le combat des harkis" in Debout les paras.

Schoen, Buis, Parlange, Servier, Weygand, Leguay, Villard in Conflits d’autorités en guerre d’Algérie, L’Harmattan

- mai 2005. "À la mémoire des combattants musulmans morts pour la France", in Voix du combattant.

- 15 mars 2005. "Lettre ouverte à G. Meynier", critique du terme mercenaire.

- oct. 2006. Le renseignement dans la guerre d’Algérie, Lavauzelle, Harkis spécialisés,

- 26 août 2006 ; Lettre à FX Hautreux , recension de son livre.

- 4 oct. 2006. L’histoire des harkis, exposé au Conseil économique et social.

- 24 janv. 2007. Lettre à Hafida Chabi au sujet de son étude au CES.

- 2008. Le drame des harkis, bonus du DVD de A.de Sédouy.

- 2007 à 2010. Recensions critiques de quatre ouvrages de Manceron, Fatima Besnaci et la LDH.

- janv. 2008. L’action sociale de l’armée en faveur des musulmans, L’Harmattan, 260 pages

- 8 octobre 2008. Demande de débat proposé à G. Manceron. Pas de réponse.

- 11 sept. 2009. Critique de La blessure, film de Is.Clarke et D. Costelle

- 2011. Harkis, histoire d’un abandon, interview dans DVD de Marcela Feraru

- oct. 2011. Les harkis, soldats abandonnés, ouvrage des éd. XO, Introduction et témoignage, à paraître en mars 2012.

- 14 janv. 2012. Critique de "Les harkis, les mythes et les faits", revue des Temps modernes.

- 10 février 2012. Critique sommaire du colloque de la LICRA- AHDH du 4 février.

 

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11 février 2012

Algérie coloniale : jugé et/ou exclu en fonction de sa naissance

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scènes de la violence ordinaire en Algérie

un témoignage de Mohamed LAHCENE

 

En attendant une recension après lecture, nous tenons à mentionner le livre de Mohamed Lahcene, né à Alger en 1928. Il a servi un temps l'armée française comme technicien puis a rejoint le maquis où il a subi des tortures qui l'ont mené au bord de la folie. Partagé entre deux mondes.

présentation par l'éditeur

L'auteur revient sur les années qui ont vu l'Algérie sombrer dans la violence et l'absurdité de la guerre. Dans ce pays où les repères n'ont cessé d'être bousculés depuis la colonisation française, il apporte le témoignage d'un homme tiraillé entre deux communautés, confronté au déchirement de son identité et qui choisira le parti du maquis. Prisonnier, il subira des séances de torture qui le mèneront au seuil de la folie et au coeur du sentiment d'absurde et d'étrangeté dont parlait Camus.

quatrième de couverture

Dans un pays, l'Algérie, où les repères n'ont pas cessé d'être bousculés depuis la colonisation française, il fallait le témoignage d'un homme qui a éprouvé, dans sa chair, la peine d'appartenir à deux communautés qui se faisaient face et refusaient de se comprendre. Ce livre témoigne ainsi du drame que peuvent vivre les hommes lorsqu'ils sont confrontés au déchirement de leur identité, à la crise de leurs valeurs.

Il exprime une indignation, voire une révolte, contre l'emprise d'un système de castes, la société coloniale de l'Algérie française, dans lequel chacun était jugé, jaugé et exclu en fonction de sa naissance.

Avec L'Indigène étranger, Mohamed Lahcene revient sur les années de sa jeunesse politiquement consciente, années qui ont vu l'Algérie sombrer dans la violence et l'absurdité de la guerre. Déchiré entre les deux communautés auxquelles il appartenait, il était à la fois étranger et partie intégrante, tiraillé entre son statut de technicien au sercice de l'armée française et son souhait de rejoindre ses "frères", il choisit alors le parti du maquis.

Prisonnier, il subira des séances de tortures qui le mèneront au bord de la folie, et au cieur du sentiment d'absurde et d'étrangeté dont parlais Camus, sentiment qu'une guerre qui ne portait pas de nom ne pouvait que renforcer.

Mohamed Lahcene Mohamed Lahcene est né à Alger en 1928. Il a grandi dans la société coloniale de l'Algérie française dans un quartier "européen" d'Alger, a servi un temps l'armée coloniale françaie, puis a pris le maquis durant la guerre d'indépendance. Il dut quitter l'Algérie pour rejoindre la France où il s'établit définitivement en 1967. C'est là qu'il put mener une existence plus sereine poursuivant sa carrière dans l'aviation civile.

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- acheter le livre de Mohamed Lahcene sur le site des éditions L'Harmattan

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10 février 2012

"civilisations supérieures"

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civilisations supérieures ou non ?

positions contradictoires :

civilisation ou régime politique ?

Bernard LUGAN

 

Avec ce qu'il faut désormais appeler l'«affaire Guéant», nous nageons en plein confusionnisme. D'abord parce que Monsieur Guéant a confondu «Civilisation» et régime politique, ce qui, convenons-en, n’est pas tout à fait la même chose…

Ensuite, parce que la gauche dénonce des propos inscrits dans l'exacte ligne de ceux jadis tenus par Victor Hugo, Jules Ferry, Léon Blum ou encore Albert Bayet. Pour ces derniers, il existait en effet une hiérarchie entre, d'une part les «peuples civilisés», c'est-à-dire ceux qui se rattachaient aux Lumières et à l'«esprit de 1789», et d'autre part ceux qui vivaient encore dans les ténèbres de l'bscurantisme. Jules Ferry déclara ainsi devant les députés le 28 juillet 1885 :

«Il faut dire ouvertement qu'en effet, les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures ; mais parce qu’il y a aussi un devoir. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures».

Quant à Léon Blum, le 9 juillet 1925, toujours devant les députés, il ne craignit pas de prononcer une phrase qui, aujourd'hui, le conduirait immédiatement devant les tribunaux :

«Nous admettons le droit et même le devoir des races supérieures d'attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture et de les appeler aux progrès réalisés grâce aux efforts de la science et de l'industrie.»

Reconnaissons que Monsieur Guéant est bien loin d’avoir tenu de tels propos clairement racistes. La gauche ferait donc bien de balayer devant sa porte et si les représentants de la «droite» avaient eu un minimum de culture, ils auraient pu, en utilisant ces citations et bien d’autres encore, renvoyer le député Letchimy au passé de son propre parti.

Le problème est que Monsieur Guéant est un universaliste pour lequel l'étalon maître de la «Civilisation» est, selon ses propres termes, le respect des «valeurs humanistes qui sont les nôtres».

À ce compte là, effectivement le plus qu'un milliard de Chinois, le milliard d'Indiens, les centaines de millions de Japonais, d'Indonésiens etc., soit au total 90% des habitants de la planète, vivent en effet comme des «Barbares» ou des «Sauvages». Barbares et sauvages donc les héritiers de Confucius, des bâtisseurs des palais almohades et de ceux du Grand Moghol puisqu'ils n'ont pas encore adhéré à nos «valeurs humanistes», ces immenses marques du progrès humain qui prônent l'ndividu contre la communauté afin que soient brisées les solidarités, la prosternation devant le «Veau d'Or» afin d'acheter les âmes, la féminisation des esprits contre la virilité afin de désarmer les peuples, les déviances contre l'ordre naturel afin de leur faire perdre leurs repères.

Face à cette arrogance et à cet aveuglement qui constituent le socle de la pensée unique partagée par la «droite» et par la gauche, se dresse l'immense ombre du maréchal Lyautey qui, parlant des peuples colonisés, disait : «Ils ne sont pas inférieurs, ils sont autres». Tout est dans cette notion de différence, dans cet ethno différentialisme qui implique à la fois respect et acceptation de l'évidence.

Or, c'est cette notion de différence que refusent tous les universalistes. Ceux de «droite», tel Monsieur Guéant, au nom des droits de l'Homme, ceux de gauche au nom du cosmopolitisme et du «village-terre».

Bernard Lugan
8 février 2012
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Civilisations, esclavage, nazisme :

les réponses de Roucaute, la plume de Guéant

 

L'information a été révélée par Europe 1, et confirmée au Monde par l'intéressé : c'est le philosophe Yves Roucaute qui a fourni à Claude Guéant la formule qui enflamme, depuis le week-end dernier, le débat politique.

Samedi, lors d'un colloque organisé par le syndicat étudiant de droite Uni, le ministre de l'Intérieur avait appelé à «protéger notre civilisation» :

«Contrairement à ce que dit l'idéologie relativiste de gauche, pour nous, toutes les civilisations ne se valent pas. Celles qui défendent l'humanité nous paraissent plus avancées que celles qui la nient. Celles qui défendent la liberté, l'égalité et la fraternité, nous paraissent supérieures à celles qui acceptent la tyrannie, la minorité des femmes, la haine sociale ou ethnique

Un communiste devenu néoconservateur

Yves Roucaute
Yves Roucaute

Yves Roucaute, professeur à l'université de Nanterre, est lui-même un rescapé du «relativisme de gauche» : dans les années 70, il avait été un des dirigeants de l'Unef et de l'Union des étudiants communiste. Un égarement de jeunesse. Le philosophe a finalement évolué vers un néoconservatisme à l'américaine, en apportant au passage ses lumières à plusieurs figures de droite, comme Alain Madelin, Alain Carignon et, donc, Claude Guéant.

Si son discours écrit pour le ministre de l'Intérieur restera dans les mémoires, c'est aussi parce qu'il a été à l'origine d'un incident de séance historique à l'Assemblée nationale. Mardi, lors des questions au gouvernement, le député de Martinique Serge Letchimy, apparenté socialiste, a évoqué le nazisme pour dénoncer les propos de Claude Guéant :

«Vous nous ramenez, jour après jour, à ces idéologies européennes qui ont donné naissance aux camps de concentration, au bout du long chapelet esclavagiste et colonial

Le gouvernement et l'UMP ont immédiatement quitté l'Hémicycle. Pourtant, Claude Guéant aurait pu trouver des réponses prêtes à l'usage dans les œuvres de sa plume (on n'ose pas écrire «son nègre», sans doute par relativisme de gauche).

Le nazisme «inventé par la gauche»

Par exemple, dans cette tribune publiée dans Le Figaro le 3 septembre, expliquant «ce qui ne peut plus durer au PS». Yves Roucaute veut en finir avec «les accusations de collusion de la majorité avec le FN» et les «attaques ad hominem contre un ministre de l'Intérieur» :

«Le Tartuffe Harlem Désir le sait bien : ce sont ses amis d'extrême gauche qui inventèrent le fascisme avec le socialiste Mussolini, numéro deux du Parti socialiste italien, le national-socialisme avec Hitler, leader du Parti ouvrier allemand, tout autant que le goulag et le laogai. Il faut avoir le verbe plus fin que le nez pour oublier qu'en France même le parti nazi a été construit par Jacques Doriot, numéro deux du Parti communiste, et le parti fasciste par Jacques Déat, député socialiste [il s'agit en fait de Marcel Déat, ndlr]. Et pour oublier que celui qui lança le Front national s'appelle François Mitterrand

Des esclavagistes noirs ou arabes

Et si, mardi à l'Assemblée, Serge Letchimy s'était contenté d'évoquer l'esclavage ? On ignore si Claude Guéant aurait aussi quitté l'Hémicycle, mais là encore, il aurait pu se plonger dans l'œuvre d'Yves Roucaute.

Le ministre de l'Intérieur aurait ainsi pu piocher dans La Puissance de la liberté, publié en 2004. Le Figaro en avait offert un extrait à ses lecteurs, justement consacré à l'esclavage :

«Comment peut-on continuer à prétendre attribuer aux Blancs, Américains en tête, l'origine et le goût de l'esclavage ? [...]

Comment ignorer que depuis la plus haute antiquité, tous les peuples ignorant l'inaliénabilité des droits fondamentaux pratiquèrent l'esclavage ? En Afrique, avant même la traite des Noirs par les Blancs, il y eut celle des Noirs par les Noirs et celle des Blancs par les Arabo-Berbères et les Turcs [...]. L'esclavagisme, reconnu par la Charia, était une pratique courante des Arabes, avant d'influencer le monde musulman d'Afrique et d'Orient [...].

Leur traitement ? L'ignominie atteint des sommets inconnus chez les Européens. La mutilation génitale infligée aux garçons de 8 ans pour fabriquer des eunuques était courante. Les femmes noires (et blanches) étaient systématiquement violées. Si elles devenaient enceintes, elles étaient avortées ou leurs enfants se trouvaient réduits en esclavage s'ils n'avaient pas été tués à la naissance par les concubines arabes [...]

Yves Roucaute avait déjà beaucoup réfléchi à l'histoire de l'esclavage : il y avait consacré une tribune dans Le Figaro (non disponible en ligne) en 2001, avec Jean-Jacques Roche, professeur à l'université Paris-Assas. Les auteurs dénonçaient «la repentance à sens unique», alors que se déroulait la conférence de Durban contre le racisme.

Défendre les minorités «sans idéologie»

Le racisme, justement : voilà une autre de ces accusations que Claude Guéant, avec l'aide d'Yves Roucaute, devrait pouvoir écarter facilement. Le ministre n'aurait qu'à relire ce que le philosophe écrivait en 2008, à propos de Barack Obama.

Dans La Tribune, Yves Roucaute renvoyait les admirateurs du nouveau président américain à leurs contradictions :

«Faut-il au moins saluer le recul de l'anti-américanisme via l'élection d'un “Président noir”  ? Recul momentané. Aurais-je d'ailleurs la cruauté de noter la myopie  ? Le rêve de Martin Luther King, celui de tout humaniste, de ne plus voir la couleur de la peau en regardant un enfant, où est-il  ?»

«L'intérêt de la France et de l'Europe», c'était l'élection du républicain John McCain, avait averti Yves Roucaute dans Le Figaro quelques mois plus tôt. Au passage, il refusait l'idée «que Barack Obama réconcilierait l'Amérique avec elle-même, Blancs et Noirs».

Selon lui, la «réconciliation raciale» était déjà terminée. Grâce aux Républicains, d'Abraham Lincoln à George W. Bush, de celui qui avait aboli l'esclavage à celui qui avait recruté Condoleezza Rice, à la fois «une femme et une Afro-Américaine» :

«Il ne suffit donc pas de dire que la gauche démocrate n'a pas le monopole de la défense des femmes et des minorités, il faut ajouter que la droite républicaine, fidèle à ses valeurs judéo-chrétiennes de liberté, les défend mieux et sans idéologie

Remplacez George W. Bush par Nicolas Sarkozy, Condoleezza Rice par Rachida Dati ou Rama Yade : grâce à Yves Roucaute, voilà Claude Guéant prêt à répliquer «sans idéologie» aux prochaines attaques des relativistes de gauche.

 

François Krug, journaliste
10 février 2012

 

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"Toutes les civilisations ne se valent pas"

André COMTE-SPONVILLE cité par Luc FERRY

 

Le philosophe et ancien ministre de l'Éducation, Luc Ferry, se moquait hier de "l'effervescence proprement stupide" autour des propos de Claude Guéant. À ses yeux, les civilisations ne se valent "évidemment pas" et il n'est nullement scandaleux de le dire. "Toutes les civilisations se valent-elles? Evidemment non. Est-il scandaleux de le dire? Pas davantage", écrit-il dans une tribune au Figaro .

"Les cris d'orfraie poussés par les bien-pensants touchant les propos de Guéant sont d'autant plus ridicules que ces derniers relèvent plus de l'évidence que de la provocation".
L'écrivain se dit "prêt à parier qu'en leur for intérieur, nos éléphants du PS pensent exactement la même chose". "Au nom de quoi pourrait-on refuser à quiconque le droit de préférer les traditions qui ont engendré une grande littérature à celles qui commandent les sociétés sans écriture?"

Quant à vouloir distinguer civilisation et régime politique, "l'argument est spécieux : de toute évidence les deux sont inséparables". L'ex-ministre fournit à Claude Guéant un argumentaire qu'il tire d'un autre philosophe, André Comte-Sponville, défini comme "l'un des plus éminents penseurs se réclamant aujourd'hui de la gauche" et qui écrit, cite Luc Ferry : "Toutes les civilisations ne se valent pas, ni tout dans chacune d'elles". Il salue "une Europe qui eut le génie de développer une civilisation laïque de liberté et de bien-être à nulle autre pareille". "Pour combien de temps encore si nous n'y croyons plus nous-mêmes?", s'interroge-t-il en conclusion.

Le Figaro, 9 février 2012
source

 

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Claude Lévi-Strauss (1908-2009)

 

les cultures attachées chacune à un style de vie,

à un système de valeurs,

doivent veiller sur leurs particularismes

Claude LÉVI-SRAUSS

 

"À la fin de Race et histoire, je soulignais un paradoxe. C'est la différence des cultures qui rend leur rencontre féconde. Or ce jeu en commun entraîne leur uniformisation progressive : les bénéfices que les cultures retirent de ces contacts proviennent largement de leurs écarts qualitatifs ; mais, au cours de ces échanges, ces écarts diminuent jusqu'à s'abolir. N'est-ce pas ce à quoi nous assistons aujourd'hui ?

(…) Que conclure de tout cela, sinon  qu'il est souhaitable que les cultures se maintiennent diverses, ou qu'elles se renouvellent dans la diversité ?  Seulement il faut consentir à en payer le prix : à savoir, que des cultures attachées chacune à un style de vie, à un système de valeurs, veillent sur leurs particularismes ; et que cette disposition est saine, nullement - comme on voudrait nous le faire croire - pathologique.

Chaque culture se développe grâce à ses échanges avec d'autres cultures. Mais il faut que chacune y mette une certaine résistance, sinon, très vite, elle n'aurait plus rien qui lui appartienne en propre à échanger. L'absence et l'excès de communication ont l'un et l'autre leur danger."

Claude Lévi-Strauss, De près et de loin,
Paris, Points, Seuil, 1990, p. 206-207.

 

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9 février 2012

La France coloniale, selon Jean-Pierre Rioux

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il n'y a jamais eu vraiment de France coloniale

à propos d'un livre de Jean-Pierre Rioux

Michel RENARD

 

L'été dernier (août 2011), Jean-Pierre Rioux a publié La France coloniale, sans fard ni déni (éd. André Versaille, 188 p.). Historien, ancien inspecteur général de l'Éducation nationale, J.-P. Rioux est familier du sujet pour avoir présidé à de multiples initiatives institutionnelles ou éditoriales s'y rapportant. Il est notamment le coordonnateur du Dictionnaire de la France coloniale (Flammarion, 2007).

Livrant le fruit de ses parcours intellectuels et de ces entreprises collectives, il rassemble plusieurs articles remaniés pour répondre aux "assauts des lois mémorielles et des interrogations sur l'identité nationale". On n'y apprend rien de nouveau puisque tout ce qui y figure est déjà écrit et professé ailleurs et avant. Mais on le comprend mieux.

Car J.-P. Rioux a le don de la synthèse et le sens de la formule ramassée et évocatrice. Et fait vite feu du bois plus ou moins sec des petits idéologues de "l'anti-colonialisme" de la vingt-cinquième heure ou des fanatiques du "post-colonialisme" : "il n'y eut pas alors de mise en œuvre d'un «système» colonial dont les méfaits auraient gangrené la République elle-même, mais plutôt cascade d'improvisations et de dissimulations politiques, d'inutiles démonstrations de force, de violences indignes, de lâches abandons et de pressions intéressées, sur fond d'expectative de l'opinion" (p. 11). Chacun reconnaîtra les phases politiques successives évoquées ici.

 

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"le tirailleur sénégélais"

Une France coloniale, vraiment ?

Jean-Pierre Rioux a intitulé son ouvrage La France coloniale… C'est bien le problème. Qu'appelle-t-on France ? Si l'on évoque la France métropolitaine, il n'y eut pas vraiment de France coloniale. Il a existé une France colonisatrice, une France colonisante, une France colonialiste, des lobbys coloniaux, une France présente aux colonies, une France en guerre dans des territoires pour les conquérir et pour les préserver une fois devenus colonies… Mais, dans l'ensemble "L'égoïsme national a primé" (p. 21). Ce qui invalide, au passage, la pertinence d'un ouvrage qu'il cite : La France conquise par son Empire de Pascal Blanchard et consorts (p. 68).

L'auteur ne cesse de le dire. La France "n'a pas eu de politique coloniale, de pensée colonisatrice ou impériale, coloniste ou impérialiste continues et cohérentes" (p. 20). Quand il examine la prégnance scolaire de l'univers colonial sur la mentalité des jeunes élèves – les fameuses tâches roses de l'Empire sur un planisphère et leur mention dans les manuels -, Jean-Pierre Rioux tire un bilan finalement succinct : "l'école semble n'avoir enseigné la «colo» qu'épisodiquement et comme du bout des lèvres. Et jamais elle n'a mis la colonisation au meilleur de ses analyses téléologiques sur la destinée manifeste de l'Hexagone qui est restée en classe presque exclusivement continentale" (p. 43).

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Il en va de même de la célèbre Exposition coloniale de Vincennes en 1931. Les visiteurs n'y ont pas vu l'œuvre économique et civilisatrice réalisée par la France dans son Empire colonial. Huit millions de billets vendus, trente-trois millions de visiteurs. Mais on préféra la fréquentation des cafés maures, les souks, la reconstitution du temple d'Angkor, celle de la mosquée de Djenné… Rioux relève "avec quelle indifférence la «leçon d'action réalisatrice» non seulement endoctrina peu mais fut vécue sans vergogne comme une fête foraine" (p. 59).

Il avoue que "la didactique qui tendait à prouver l'amélioration de la condition indigène, à vanter les grands travaux publics, l'équipement portuaire et ferroviaire des espaces colonisés, fit l'objet d'un intérêt poli. En revanche, les foules se précipitèrent sur les monuments reconstitués, les dépaysements en tous genres, les spectacles inouïs et les arts inédits, sur les masques et les gris-gris. La leçon de choses fut d'abord un énorme pique-nique culturel, une récréation dans les lointains, du rêve de toutes couleurs picoré sur tous les continents" (p. 61). Il rejoignait par là la conclusion de Charles-Robert Ageron dans les Lieux de mémoire : "l'exposition de 1931 a échoué à constituer une mentalité coloniale : elle n'a point imprégné durablement la mémoire collective ou l'imaginaire social des Français" (1984).

Il n'y a donc pas eu de France coloniale, de Français colonialistes… ou si peu. Comme il n'y eu guère de France anti-coloniale. Comme, enfin, il n'y eut quasiment pas de France pro-coloniale au moment de la guerre d'Indochine (1946-1954) : "le désintérêt de l'opinion publique pour les opérations militaires et pour le sort même de l'Indochine fut patent" (p. 80). De Gaulle n'a jamais été un colonial. Et a même été un assez mauvais décolonisateur.

 

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La "question" (torture)

Jean-Pierre Rioux évoque la terre d'Algérie (p. 111) et "l'usage généralisé qui y fut fait de la torture au nom de la République". Et deux pages plus loin, il note que "la tâche de «pacification» fut dès lors entièrement confiée à l'armée qui mena «sa» guerre comme elle l'entendait, torture comprise, sans que le pouvoir civil puisse infléchir le cours militaire des choses. C'est dire que l'armée fut et reste la première fautive de l'expansion de la torture, même si jamais elle n'en autorisa ni n'en généralisa ou n'en rendit systématique l'usage" (p. 113).

Il faut savoir. Usage généralisé ou non …? L'auteur se contredit à deux pages d'intervalle. Et il poursuit dans l'accablement des militaires : "(ils) usent et abusent des pouvoirs civils de police qui leur ont été délégués [alors ? qui est responsable à l'origine ? sinon les politiques ?] : ils se sont octroyés tout pouvoir de police et, pour obtenir du renseignement, piétinent les principes en broyant les corps" (p. 119).

Dans sa thèse sur la torture et l'armée (2000), Raphaëlle Branche se contredisait elle-même en affirmant à la fois : La torture n’était pas pratiquée systématiquement sur tous les suspects et tous les OR n’y avaient pas recours. De même bien sûr, tous les prisonniers ne la subissaient pas" (p. 750), alors qu'elle écrivait avant : "la torture a été pratiquée sur tout le territoire algérien pendant toute la guerre et dans tout type d’unité" (voir le compte rendu  très pertinent du général Maurice Faivre).

Ce ne sont pas quelques colonels qui ont importé la torture d'Indochine en Algérie. L'armée de ne s'est pas octroyée les pleins pouvoirs. Ceux-ci lui ont été confiés par l'Assemblée nationale ("pouvoirs spéciaux") le mars 1956, et le 20 juin 1956, Robert Lacoste donne à l'armée la responsabilité du maintien de l'ordre. L'armée est en aval du pouvoir politique. Pourquoi J.-P. Rioux omet-il cette chronologie ? On ne saurait donc souscrire à sa formule : "(l'armée) fut et reste la première fautive dans cette généralisation de la torture" (p. 156).

 

Une opinion lassée et pressée de passer à autre chose

Par contre, on acquiescera aux analyses de Jean-Pierre Rioux sur la base de masse dont disposait De Gaulle pour réduire la question algérienne et conduire à l'indépendance, quelles qu'en soient les conditions. Dès 1956, 45% des sondés sont favorables à une négociation avec les "chefs de la rébellion", 53% en 1957, 71% en mai 1959 avant même le discours sur "l'autodétermination". L'envoi du contingent a fait la différence avec l'Indochine. Et les Français redouteraient les effets d'une guerre civile en métropole. Ils aspirent à profiter de la paix et de la croissance qui montre ses premiers bienfaits.

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Pas de République coloniale

D'accord également avec J.-P. Rioux, qui s'inscrit dans l'historiographie d'Ageron et affirme, à l'encontre de Blanchard, Bancel et Vergès, que la "République coloniale" "n'a jamais eu de consistance" (p. 159). Déjà, en 1894, Doumergue avait remarqué que "toute sympathie prononcée" des Français pour l'outre-mer ne serait jamais que "bienveillante indifférence" (p. 161). L'opinion n'a guère été que "lassée".

 

Des mémoires qui ne se raccrochent pas à la mémoire collective

Les réflexions de J.-P. Rioux sont assez pessimistes – et nous les partageons – au sujet des expressions de mémoire. La guerre d'Algérie "est restée trop longtemps sans message, perdue et innommable, le rappel de son souvenir a été tenu pour impossible et inutile parce qu'il a paru incompatible avec ce qui avait constitué la mémoire nationale" (p. 174).

L'auteur a des formules heureuses pour mesurer cette impasse : "il faut convenir que la guerre d'Algérie a été un seuil historique, un point d'inflexion dans l'histoire de notre mémoire collective. Elle a en effet dénudé trop de contradictions politiques et morales, trop d'échecs de l'art de faire vivre ensemble en République l'Un avec l'Autre. Sans mémoire collective, sans héros ni hauts faits, sans début ni fin, sans foi ni loi pour tout dire, sans justification plausible en métropole, elle ne pouvait que vivoter à la périphérie ou l'entresol de la mémoire nationale" (p. 176).

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En refusant d'instrumentaliser le passé, Jean-Pierre Rioux s'en prend à la loi Taubira "exigeant que non seulement la mémoire des esclaves mais «l'honneur de leurs descendants» soient défendus, ce qui légitime et légalise pour la première fois l'étrange principe du malheur héréditaire. Car, pas plus qu'en histoire il n'y a de culpabilité collective, rien ne justifie que les descendants d'aujourd'hui, et demain leurs enfants, des abominations esclavagistes et colonialistes aient à endosser collectivement la marque des humiliations, des sévices et des crimes qui ont meurtri, défait, nié et tué leurs ancêtres. Car le mal n'est pas une catégorie historique ou une maladie collectivement transmissible" (p. 179).

Et pour finir, d'accord avec Rioux qui écrit : "le passé colonial - le terme «mémoire», prudemment, est assez peu employé par ces minorités [pour ma part, je songe aux prétendus "Indigènes de la République"] – est un argument et un habillage pour mettre en cause le pays d'accueil ou sa nationalité" (p. 183). J'avais écrit des choses semblables (source).

 

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Clemenceau, pas vraiment opposant à Jules Ferry

Un chapitre du livre de Jean-Pierre Rioux me chagrine, celui relatif à Jules Ferry (p. 25-32). Il a raison de remarquer que dans son Rapport sur l'Algérie, de 1892, Ferry "fut donc souvent soucieux, in extremis, de réformes et de politique indigène" (p. 29).

Mais il accorde une plus-value morale à Clemenceau à propos de la formule "races inférieures". En réalité, les deux hommes partagent la même vision de l'humanité selon les paradigmes anthropologiques de l'époque. La rivalité n'est que tactique et politique. D'ailleurs, si on prend le soin de lire l'intégralité du discours de Clemenceau, on verra que sa protestation véhémente à l'évocation des "races supérieures" s'accommode chez lui-même d'un usage du mot "race". La "race jaune" est dite compétente en matière de diplomatie ; la "race française" est dite avoir du génie...

En réalité, le discours de Clemenceau du 30 juillet 1885 révèle des appréciations qui relativisent son "anticolonialisme" et la profondeur de son désaccord avec Ferry :

- certes, sa condamnation du distinguo "civilisations supérieures/civilisations inférieures" est nette ; mais s'adresse-t-elle vraiment à Jules Ferry ? Celui-ci utilise la distinction sans hétérophobie, sans penser qu'il y a, par essence, des peuples supérieures et d'autres, par essence, inaptes au progrès, voire même à éliminer pour cette raison ;

- le député républicain radical partage, avec Ferry et beaucoup d'autres, une vision du développement de la civilisation inévitablement inégalitaire, processus dont il faut tempérer les effets par l'action morale et politique : "il y a la lutte pour la vie qui est une nécessité fatale, qu'à mesure que nous nous élevons dans la civilisation, nous devons contenir dans les limites de la justice et du droit" ;

- dans sa critique de l'abus de la force, il établit lui-même une démarcation hiérarchique entre la "civilisation scientifique" et les "civilisations rudimentaires" ;

- enfin, on connaît sa réplique : "mon patriotisme est en France" ; ce qui autorise à penser son désaccord avec les républicains opportunistes (Ferry, Paul Bert...) en termes de conflit d'opportunité justement : "avant de me lancer dans des expéditions militaires, qui sont la caractéristique de votre politique, M. Jules Ferry, j'ai besoin de regarder autour de moi. (...) N'est-ce pas triste de penser que c'est en 1885, quinze ans après 1870, que nous sommes obligés de venir rappeler ces choses à la tribune française." Mais Ferry et Clemenceau ne sont ni racistes ni anti-racistes au sens du pathos qui domine la pensée française depuis plus de vingt ans.

Au final, Jean-Pierre Rioux reste accroché à la corde historienne même si l'on aurait pu souhaiter qu'il eut été un peu plus virulent avec ceux qui tentent de rabattre l'histoire sur une morale, sur une virulence mémorielle concurentielle et communautariste.

Michel Renard

 

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Jean-Pierre Rioux

 

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8 février 2012

8 février, répression de la manifestation au métro Charonne

Alain Dewerpe, Charonne, 8 février 1962 :

anthropologie historique d’un massacre d’État


Régis MEYRAN
 
Paris, Gallimard, 2006, 897 p., notes bibliogr., index, ill., plans (« Folio histoire » 141).
Régis Meyran
 
Nul n'ignore la définition de l’État selon Max Weber, presque devenue un lieu commun des sciences sociales. Le sociologue l’a résumée dans une conférence de 1919 (1); partant d’un aphorisme de Léon Trotski («Tout État est fondé sur la force»), il énonçait : «il faut concevoir l’État comme une communauté humaine qui […] revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime» (2). Or, quand on considère la notion de «crime d’État», on en vient à penser qu’une telle définition doit être complétée, car ce type de crime, si on en admet l’existence, suppose une opposition entre violence légitime et violence illégitime.
Pour dire les choses autrement, que se passe-t-il si des pratiques violentes commises par des agents de l’État ne sont pas acceptées par les citoyens ? Lorsque, pour reprendre une expression de Didier Fassin, un «seuil de l’intolérable  vient d’être dépassé (3) rendant cette violence illégitime ? De ce point de vue, le crime de Charonne, qui entre dans la catégorie des violences «extrêmes», constitue un cas d’école. L’historien Alain Dewerpe s’est livré à une étude érudite d’anthropologie historique sur ce sujet, qu’il a consignée dans un copieux ouvrage (presque 900 pages), résultat de longues années de recherche.

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Rappelons brièvement les faits. Le 8 février 1962, des syndicats ouvriers (CGT, CFTC), étudiants (UNEF) et enseignants (SGEN-CFTC, FEN) – auxquels s’étaient adjoints deux partis de gauche, le PSU et le PCF – appelèrent à manifester à Paris, entre 18 h 45 et 19 h 30. Il s’agissait de répondre aux attentats commis à l’explosif par l’OAS la veille, en même temps que de réclamer la paix en Algérie. Or, le préfet de police, Maurice Papon, avait proscrit tout rassemblement sur la voie publique. Pour faire respecter cette interdiction, la police donna la charge, ce qui coûta la vie à neuf manifestants à la station de métro Charonne.
 
Comment expliquer que des policiers aient eu droit de vie ou de mort sur des citoyens qui défilaient pacifiquement ? On a là quelque chose qui ressemble à un «fait social total», dans la mesure où cet événement – qui n’a pas duré plus de vingt minutes – renferme un ensemble de significations qui éclairent, sous un certain angle, les structures politiques de la société française du XXe siècle. Car, affirme Alain Dewerpe en introduction, un tel massacre ne relève en rien de «l’anecdote» ou du «dérapage» : il a sa logique propre, qui est le résultat de «pratiques sociales» comme de «logiques politiques» (p. 24). [mais tout est le résultat de "pratiques sociales" et de "logiques politiques"... note de Michel Renard]
 
L’auteur a construit son livre en trois parties : tout d’abord, il s’est focalisé sur les mécanismes de la violence policière ; puis, il a analysé le mensonge consistant à nier la responsabilité du gouvernement ; enfin, il a disséqué la façon dont l’appareil judiciaire a tout simplement évacué la responsabilité de l’État. Alain Dewerpe commence par brosser un tableau historique et sociologique de la manifestation de rue.
 
Le modèle qu’il étudie trouve ses origines dans les années 1920 ; il prend la forme de cortèges multiples se déplaçant au hasard, mais convergeant vers un rendez-vous fixé à l’avance. Cette pratique sociale comporte un «enjeu physique et symbolique», puisqu’il s’agit pour les manifestants de «posséder la rue», dans un face-à-face avec les policiers. Une «dramaturgie» se met en place : chaque individu se fond dans la foule en franchissant la barrière symbolique qui sépare le trottoir de la chaussée, et en passant du silence au slogan scandé. L’auteur rappelle qu’un tel exercice est le résultat d’un apprentissage : il existe des «postures [corporelles]» et des «mémoires manifestantes», ainsi qu’une théâtralité collective – même si celle de Charonne fut «modeste» et «retenue» (p. 46).

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Après la foule manifestante, c’est le dispositif policier mis en place ce 8 février qu’Alain Dewerpe a étudié très en détail. Celui-ci visait à reconquérir le territoire : à la façon des stratèges militaires, l’état-major policier, ne lésinant pas sur les moyens, a découpé l’espace urbain en secteurs, qu’il a fait quadriller par des compagnies d’intervention (4). Le nombre impressionnant de policiers mobilisés (3 000) créait une «saturation» numérique de l’espace, tout en formant des barrages fixes pour contenir la foule. Les policiers, équipés de casques, de gants de toile, d’une matraque (le «bidule», bâton long de 83 cm inventé dans les années 1950) et de grenades lacrymogènes, usaient d’une technique simple, mais terriblement efficace : ils refoulaient tout d’abord les manifestants, puis effectuaient la charge.
 
Cette technique comportait un gros risque de dérive vers le massacre, note Alain Dewerpe (p. 188), car les policiers arrivaient en courant, plus ou moins alignés et à «vitesse maximum», sur la foule afin de la «traverser». Le but de la manœuvre n’était certes pas la destruction, mais la «dispersion» ; or, pour que l’efficacité soit maximum, il était conseillé aux compagnies d’intervention d’agir « sans demi-mesure »…
 
Le résultat de la charge à Charonne fut accablant. S’appuyant sur l’accumulation et le croisement des témoignages de manifestants, Alain Dewerpe montre que, après la dispersion de la foule, les policiers ne s’arrêtèrent pas (p. 111) : ils pourchassèrent les manifestants même isolés, les attendirent cachés sous une porte cochère pour les matraquer, et continuèrent à les frapper, même à terre, même blessés. Leur violence fut aussi verbale, faite d’injonctions de tuer. Plus encore, ils violentèrent le moindre passant, fût-il une personne âgée ou une femme, et saccagèrent les immeubles et locaux traversés durant leur course-poursuite. Les policiers utilisèrent, outre leur bidule et des lacrymogènes, les projectiles les plus divers (tout ce qui passait à portée de main, semble-t-il) et notamment des grilles métalliques pour arbres qu’ils laissèrent tomber dans la bouche du métro Charonne, sur une foule entassée en bas des escaliers (p. 130).
 
Que s’est-il passé dans l’esprit de ces policiers pour qu’ils se laissent aller à de tels débordements de violence ? On ne peut s’empêcher de penser à ce phénomène de «basculement dans l’irrationnel», décrit par le politologue Jacques Sémelin (5), c’est-à-dire à un processus d’escalade dans la violence, partant de décisions rationnelles mais qui s’emballent et deviennent finalement incontrôlables. Et si le moment de violence extrême échappe en partie à l’analyse, on peut en tout cas reconstituer la succession des étapes qui y mènent. C’est ce qu’a fait Alain Dewerpe, en remontant à la genèse de cette violence policière.

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Dans un premier temps, il prouve, par une étude approfondie des archives de la police (6), que la charge meurtrière n’était nullement due à l’initiative personnelle d’un commissaire de police, comme l’affirma par la suite Maurice Papon (pp. 137-138), mais bien à un «ordre direct de l’état-major». Il ajoute que les policiers disposaient malgré tout d’une marge de manœuvre certes «limitée mais réelle» : pour un même ordre de charger, il semble y avoir eu, chez les chefs de section, des degrés divers d’administration de la violence, à l’image de ce commissaire qui alla jusqu’à refuser – «avec énergie» – de charger (mais fut muté à cause de ce choix).
 
Dans un deuxième temps, Alain Dewerpe entreprend d’établir l’existence de «cadres cognitifs» propres à certains secteurs de la police, et notamment aux compagnies d’intervention, parmi lesquelles s’est propagée une véritable «culture de la violence». Celle-ci était le résultat d’un processus historique, amorcé à la fin du XXe siècle avec la peur du «Rouge» (syndicalistes, anarchistes, socialistes, etc.). Cette peur se mua dans les années 1920 en un «anticommunisme» policier, qui perdura jusque sous l’Occupation.
 
Un tel imaginaire permit l’avènement, au moment de la guerre froide et de la ­décolonisation, d’un «habitus» et d’une «morale» de la violence (p. 181) articulés autour de nouvelles figures de l’ennemi (l’Algérien, l’étudiant, l’intellectuel, le communiste). Dans les représentations des policiers, les manifestants enfreignaient la loi puisque les rassemblements étaient interdits : ils devenaient alors les responsables de la violence qu’ils subissaient. Pire encore, les policiers croyaient user à leur égard d’une «légitime défense», car ils percevaient la foule comme dangereuse. Un tel renversement de perspective les aidait à justifier leurs actes : le manifestant devenait un Autre diabolisé, un étranger menaçant dont il fallait à tout prix se défendre. Il s’agit là d’une construction fantasmatique bien connue, notamment depuis les travaux d’Omer Bartov sur la violence des soldats allemands sur le front de l’Est, pendantla Seconde Guerre mondiale (7). Selon cette logique consistant à déshumaniser l’Autre, le policier avait le droit de se faire justice lui-même : il était à la fois juge et bourreau.
 
À un stade plus conjoncturel, il faut, pour comprendre cette violence, également tenir compte d’une culture d’extrême droite (p. 186), exacerbée par des sympathies avec l’OAS, notamment chez les chefs de compagnies. En outre, en cette période très tendue de la fin de la guerre d’Algérie, Charonne vient s’inscrire dans la droite ligne d’épisodes sanglants antérieurs, comme ceux du 17 octobre et du 19 décembre 1961. Selon cet enchaînement, un massacre en entraîne un autre, comme par habitude, pourrait-on dire…
 
Dans un troisième et dernier temps, Alain Dewerpe ajoute que cette logique de la violence résulte d’un choix politique : elle est la conséquence directe de la décision prise par le gouvernement, à partir de 1958, de réprimer les mouvements nationalistes algériens, surtout à Paris. C’est donc le cadre institutionnel qui a permis l’asymptote meurtrière… La violence extrême était à la fois enseignée, encadrée et légitimée, sans pour autant être parfaitement contrôlée. Passons à l’étape de la légitimation. Une fois le massacre perpétré, le gouvernement ne pouvait que dissimuler ou mentir (p. 287).
 
Ces seuls choix possibles sont la conséquence, écrit Alain Dewerpe, d’un processus de débrutalisation, grâce auquel a pu émerger la possibilité d’une indignation collective. Face au «scandale civique», le gouvernement a choisi le mensonge. Il y eut d’abord le mensonge tout de suite fabriqué par la police. On lit, dans les rapports de synthèse de la police, à la fois les faits bruts, mais aussi le «travail politique d’interprétation» qui fabrique le «récit légitime de la réalité» (p. 136).
 
L’idée développée dans ce récit était que les communistes avaient utilisé la bonne foi des manifestants honnêtes en fomentant une «émeute». Les policiers avaient alors été obligés de répliquer, et les morts étaient donc le résultat malheureux d’une contre-attaque. Par la suite, le gouvernement produisit une seconde interprétation, contradictoire avec la première, selon laquelle des activistes de l’OAS auraient déclenché la violence, soit en se mêlant aux manifestants, soit en infiltrant les rangs de la police pour accomplir la tuerie. Puis vint la seconde dimension du mensonge, liée cette fois au fonctionnement du droit et des institutions judiciaires. L’historien a accédé ici à un dossier complet, incluant l’enquête préliminaire, le jugement au pénal (qui prononça un non-lieu), une enquête de droit administratif (l’institution se déclarant finalement «incompétente» en la matière), puis un jugement d’ordre civil, qui débouche sur une «responsabilité sans faute»…
 
L’auteur en conclut que tous les ordres judiciaires ont été convoqués pour souffler au citoyen ce qu’il fallait penser du crime de Charonne et donner une décision justifiée par le droit. On ne pouvait se contenter d’une sorte de couverture illégale, dont le modèle serait l’affaire Dreyfus – où le Conseil de guerre s’était prononcé au vu de pièces «secrètes» –, il fallait plutôt une succession de procès légaux, par lesquels se mit en œuvre une façon de contourner le problème. Par exemple, dans le procès en pénal, le juge d’instruction a clos l’affaire et utilisé une amnistie pour signifier que les coupables n’avaient pas à être jugés ; dans le cas du civil, la responsabilité fut attribuée à la fois à la ville de Paris et aux victimes… Finalement, au bout de dix ans de procédure, personne ne fut ni jugé ni condamné, et l’État se déclara incompétent pour juger de cette affaire. De plus, on attribua aux victimes une responsabilité dans la tuerie dont ils avaient été la cible.
 
Alain Dewerpe termine par l’étude de la mémoire de ce 8 février 1962. Il note qu’à partir des années 1980, le massacre du 17 octobre n’est plus occulté, mais que sa réapparition sur la scène publique a pour effet de déprécier l’événement du 8 février (pp. 663 sq.). Aujourd’hui, en revanche, les deux massacres apparaîtraient de plus en plus liés dans la mémoire collective nationale.
 
Au total, l’historien nous livre une recherche magistrale à bien des égards : à la fois étude sur la bureaucratisation de l’État – déjà bien effectuée par Max Weber, mais réalisée ici dans le détail, à la façon de la micro-histoire – et analyse des effets de cette bureaucratie quand elle rend possibles la violence et les mensonges en contexte de crise. Par ailleurs, on y lit comment l’exigence de la mémoire peut servir à rétablir des vérités.
 
Tout cela fournit également des pistes sérieuses pour comprendre les conditions d’existence de la démocratie, dont une partie se joue sur la scène publique, dans les confrontations et négociations entre l’État, les médias et les citoyens. C’est dire l’actualité d’un tel sujet, car si les violences policières sont peut-être moins extrêmes qu’hier, les questions de «mémoire» réinvestissent en force l’espace public. Or, pour comprendre les enjeux des débats sur les mémoires par exemple «noires» ou sur la fracture dite «coloniale», on ne saurait que trop recommander d’en faire l’étude à la fois historique et anthropologique.

Régis Meyran

notes
 
1 - «Le métier et la vocation d’homme politique (Politik als Beruf)», in Max Weber, Le Savant et le Politique, Paris, Plon, 1963 [1959] (« 10/18 ») : 123-222.
2 -  Ibid. : 125.
3 - Cf. Didier Fassin & Patrice Bourdelais, Les Constructions de l’intolérable : études d’anthropologie et d’histoire sur les frontières de l’espace moral, Paris, La Découverte, 2005 («Recherches»).
4 -Les compagnies d’intervention, faites de policiers non permanents, étaient à distinguer des compagnies républicaines de sécurité et des gendarmes mobiles. Bien que non clandestines, l’État rechignait à reconnaître leur existence (p. 178).
5 - Jacques Sémelin, Purifier et détruire : usages politiques des massacres et génocides, Paris, Le Seuil, 2005 («La couleur des idées»).
6 - Ces archives ont, note Dewerpe, un caractère extrêmement bureaucratisé. Tous les dossiers sont faits de la même manière : 1) brouillons, mémos ; 2) feuilles de minutage tenues en temps réel par chaque unité de police, et feuilles de trafic radio ; 3) après coup, comptes rendus des commissaires ; 4) enfin, rapport de main courante établi par l’état-major qui produit la «synthèse autorisée» de l’événement.
7 - Omer Bartov, L’Armée d’Hitler : la Wehrmacht, les nazis et la guerre, Paris, Hachette, 1999 [1990] (« Littératures »).Régis Meyran, «Alain Dewerpe, Charonne, 8 février 1962 : anthropologie historique d’un massacre d’État», L’Homme, 182 | avril-juin 2007, mis en ligne le 16 mai 2007. URL : http://lhomme.revues.org/index4286.html. Consulté le 07 février 2012 - EHESS, Paris.

 

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7 février 2012

Marie-Étienne Péroz, un officier des troupes coloniales

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d'Afrique au Tonkin, en passant par

la Guadeloupe et la Guyane, un officier

des troupes coloniales

un livre publié par Jean-Pierre RENAUD

 

Enfant de Franche Comté, le soldat Péroz a manifesté très tôt son patriotisme. Il n’avait que 13 ans, lorsqu’il prit les armes contre les Prussiens, à Vesoul, pendant la guerre de 1870. Avant de s’engager dans l’infanterie de marine, le jeune Péroz participa à la guerre carliste, en Espagne, à la tête d’un peloton de cavalerie.(1875)

Une fois engagé, Péroz prit part aux grandes aventures coloniales de son époque, alors que les gouvernements de la Troisième République avaient engagé leur politique de conquêtes coloniales sur tous les continents.
Le soldat s’illustra notamment sur le Niger, avec ou contre Samory (1885-1892), et au Tonkin (1906-1908), contre le grand rebelle que fut le Dé-Tham.

Mais il fit également un séjour en Guadeloupe et en Guyane, où il croisa la route du capitaine Dreyfus, et, en sa qualité d’officier d’ordonnance des ministres de la Marine et des Colonies, dans les années 1888-1891, il fut aux premières loges des manifestations qui accompagnèrent l’élection du général Boulanger.
Il termina sa carrière dans des conditions énigmatiques alors qu’il mettait sur pied la nouveau territoire Niger-Tchad.

ils ne furent pas tous "traineurs de sabre"

Tout au long de sa longue carrière, Péroz a donné son témoignage de soldat et de citoyen, sur l’ensemble de ses expériences métropolitaines ou coloniales, car il a écrit des milliers de pages, et publié plusieurs livres, tout au long de sa vie. Son témoignage est précieux, notamment sur l’armée, les troupes coloniales, les opérations coloniales contre Samory, au Soudan, ou le Dé-Tham, au Tonkin, car dans beaucoup de cas et de circonstances, ce témoignage constitue une quasi-confession, d’homme et de soldat.

Ce livre est donc mis au service de ces confessions, avec des commentaires appropriés. Le lecteur pourra constater qu’il y avait un regard Péroz qui n’était, ni celui d’un colonialiste, ni celui d’un «traîneur de sabre», mais un regard d’honnête homme.

 

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notice Péroz dans le répertoire des photographes, Archives d'Outre-Mer

Bibliographie :

- "Le Soudan français et son avenir commercial", par E. Peroz, dans Bulletin de la Société normande de géographie, 1890.

- "La tactique dans le Soudan français. Quelques combats et épisodes de guerre remarquables", par E. Peroz, dans Revue maritime et coloniale, 1890

- Au Niger. Récits de campagne, 1891-1892, par E. Peroz, Paris, Calmann-Lévy, 1894.

- Au Soudan français, souvenirs de guerre et de mission, par E. Peroz, Paris, Calmann-Lévy, 1899.

- Hors des chemins battus, 1896-1899, par E. Peroz, Paris, Calmann-Lévy, 1900

- Le Niger, voie ouverte à notre empire africain, par E. Peroz, en collaboration avec le capitaine Lenfant, Paris, Hachette 1903.

- Projet d'organisation définitive du Territoire de Zinder, par E. Peroz, Congrès colonial français de 1904.

- Vie et aventures d’un soldat de fortune, par E. Peroz, Paris, Calmann-Lévy, 1906.

- France et Japon en Indochine, par E. Peroz, Paris, Chapelot, 1906.

 

Né à Montbozon (Haute-Saône), le 12 août 1857, Peroz fait la guerre de 1870 dans les Francs-tireurs, puis en 1875 part en Espagne combattre auprès du prétendant au trône Carlos. Engagé dans l’infanterie de Marine (1880), il est envoyé au Soudan, et participe à la première campagne contre Samory (1885).

Remarqué par Gallieni, il est chargé d’une première mission auprès de Samory (1886), qui lui vaut sa promotion comme capitaine. À nouveau en mission à partir de Kayes en 1887, il gagne à la France toute la rive gauche du Niger, c’est à dire le Royaume Ouassoulou, expédition que raconte Gallieni dans Deux campagnes au Soudan français. Il participe à une nouvelle campagne, cette fois sous les ordres d’Archinard.

Capitaine d'Infanterie de Marine, il est ensuite en poste au ministère de la Marine (1890-1891), comme officier d'ordonnance du chef d'état-major de la Marine, et est déjà décoré de la Légion d'honneur et des Palmes académiques. En 1894 il est commandant supérieur des troupes en Guyane. Envoyé en Indochine en 1896, il est commandant du cercle de Yen-Thé où il lutte contre les pirates du De Tham qu’il soumet par la persuasion.

Devenu résident à Nha-Nam, il fait arrêter Ky-Dong à la veille d’une insurrection. Promu lieutenant-colonel, il rentre en France en 1899. Puis il revient en Afrique, d’abord à Djibouti. Le colonel Peroz commande en 1901 le 3e territoire militaire, à Zinder, territoires du Haut-sénégal et du Moyen-Niger (futur Soudan français). Il parcourt le Soudan jusqu’au Lac Tchad.

Usé par les maladies, il demande sa retraite. Il meurt à Paris en 1910. Il a publié ses mémoires sous le pseudonyme d'Esteban de Guzman. Il a également été un collaborateur de La Dépêche coloniale, et de la Revue de Paris, et a écrit de nombreux ouvrages de 1890 à 1908. Il a participé en 1904 au Congrès colonial français.

Marie-Hélène Degroise

Péroz couv anc 

 

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6 février 2012

Vietnam de 1938 à 1955, par François Guillemot

9782846542807FS

 

Dai Viêt, indépendance et révolution

au Viêt-Nam

L’échec de la troisième voie (1938–1955)

un livre de François GUILLEMOT

Présentation de l’éditeur

En étudiant l’évolution du Parti National du Grand Viêt-Nam (Dai Viêt Quôc Dân Dàng) au sein du mouvement nationaliste vietnamien, ce livre permet de poser un regard neuf sur le processus de la révolution nationale et de la lutte pour l’indépendance dans le Viêt-Nam de la première moitié du XXe siècle.

Par le biais d’événements méconnus, d’acteurs négligés par l’historiographie d’État, le rôle politique, la logique et la dynamique du mouvement Dai Viêt sont restitués dans le contexte de la période 1945-1954 (guerre néo-coloniale, lutte contre le communisme et front chaud de la guerre froide). Concurrent du Viêt Minh pendant la période révolutionnaire, le Dai Viêt manqua sa révolution et fut l’une des cibles principales de la répression organisée par le Viet Minh de Hô Chi Minh contre l’opposition nationaliste révolutionnaire en 1946.

De son exil en Chine, il parvint à se reconstituer pour porter l’Empereur Bào Dai à la tête d’un État national en 1949. Cependant, sa conquête du pouvoir pour asseoir une «solution Dai Viêt» contre une «solution Bào Dai», jugée pro-française, fut brisée à la fois par le Chef de l’État vietnamien, par les autorités françaises et par le terrorisme communiste. À travers l’histoire de ce mouvement, la logique de la guerre civile dans laquelle se débattit le Viêt-Nam pendant plus de trente ans apparaît plus clairement.

Cette contribution majeure à l’histoire du nationalisme vietnamien au XXe siècle offre ainsi une nouvelle grille de lecture de la fameuse «Révolution d’août» de 1945 et du conflit franco-vietnamien.

 

 - lien vers le site des Indes Savantes

- lien vers la page de François Guillemot

- François Guillemot, co-organisateur du colloque "les identités corporelles au Vietnam" (2007)

François Guillemot
François Guillemot

 

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5 février 2012

Algérie coloniale : génocide culturel, économique et civique ?

 mosquée Relizane 

 

Génocide culturel en Algérie coloniale ?

Ce que nous apprend l'historiographie

Michel RENARD

 

Dans plusieurs commentaires sur le blog Études Coloniales, Michel Mathiot a réfuté, comme d'autres, la réalité d'un génocide en Algérie durant la période française. Mais il avance une notion qui mérite un examen, celle de "génocide des âmes" ou de "génocide culturel".

Il écrit, par exemple, à la date du 30 décembre 2011, sur ce même blog: "Le «génocide» fut culturel, économique et citoyen, il suffit de lire Jean Amrouche et d’autres pour le comprendre (cf André Mandouze à l’honneur aujourd’hui). Un «génocide» consenti par des «petits Pieds-Noirs», inconscients et menés à la baguette depuis des générations par des possédants et potentats élus, à qui ils faisaient confiance. Là est le «génocide moral», car il y eut volonté politique des élus européens d’Algérie de refuser tout cadre pour le bien commun de tous les enfants de ce pays, de prendre en main le destin de l’Algérie".

Cette présentation reste confuse, englobant trop de paramètres. Examinons-les les uns après les autres.

 

 marchands d'alfa
l'alfa, graminée à la tige creuse qui sert à la fabrication du papier

 

1) Génocide économique ?

Un génocide économique ? Non. Il y eut dépossession foncière, c'est connu. Elle débuta vraiment après 1871 quand les républicains décidèrent de passer de la colonisation d'encadrement à la colonisation de peuplement – malgré les  essais infructueux de Bugeaud. Les modalités furent diverses : colonisation officielle à destination des familles aidées matériellement et financièrement, grande colonisation capitaliste, colonisation privée par francisation de la terre due à la loi Warnier de 1873.

Cette disposition permit de "casser" l'indivision des terres algériennes. La colonisation rurale fut le fruit d'une domination politique et de l'imposition d'une législation à la population indigène. C'est évident. Le résultat n'est pas toujours aisé à formuler. Mais on estime qu'à la veille de 1914, les Algériens indigènes ont été dépossédés de 2millions d'ha (Gilbert Meynier, p. 162). La conséquence en fut une "détérioration de la situation économique des populations musulmanes au cours des années 1870 à 1914" (Ch.-R. Ageron, p. 201).

Les investigations de ce dernier ont fourni des ordres de grandeur du phénomène foncier sous la colonisation :

- "Au total, de 1877 à 1917, les Musulmans avaient dû abandonner dans leurs transactions avec les colons 843 922 ha (…). Par ailleurs ils avaient perdu les quelques 897 000 ha livrés à la colonisation officielle de 1871 à 1920. Enfin et surtout le service des Domaines, qui détenait en 1895 2 700 000 ha de forêts et 800 000 ha de terrains, put grâce au petit senatus-consulte mettre la main de 1887 à 1921 sur 1 179 664 ha de forêts et 1 935 128 ha de terrains.

Algérie la forêt
Hammam R'Hira, la forêt (à l'est de Miliana)

Des chiffres contradictoires entre les différentes enquêtes ne permettent pas de conclusions chiffrées sûres, mais on pense qu'entre 1880 et 1920, les Musulmans ont perdu la propriété de quelque 4 150 000 ha, auxquels il faut ajouter les pertes importantes de la décennie 1870-1880 et naturellement celles des années antérieures. En 1895, l'enquête de Peyerimhoff estimait que les Musulmans avaient perdu la jouissance depuis la conquête de 5 056 000 ha. Ils perdirent encore la propriété et partiellement la jouissance d'environ 2,5 millions d'ha jusqu'en 1920.

femme arabe trainant la charrue
labourage avec une femme traînant la charrue

En 1914 – dit Charles-Robert Ageron, la propriété musulmane francisée ou recensée comme melk ou ‘arch atteignait 9 226 470 ha, soit 44,33% de la superficie des Territoires du Nord et la propriété privée des colons 2 317 447 ha, soit 11,13%. Sans doute les communautés musulmanes disposaient-elles encore en principe de quelque millions d'hectares de communaux, mais tous les douars n'en possédaient pas et une partie d'entre eux était louée à des exploitants européens ou musulmans.
Les terres communales ne pouvaient donc fournir des réserves bien importantes pour l'avenir. Jusqu'en 1914 elles ont en partie permis à la paysannerie algérienne de subsister malgré l'énorme dépossession de terres dont elle avait été victime" (Ageron, p. 203-204).

 

violence économique mais pas génocide

On perçoit bien la violence d'une domination coloniale de peuplement et la victimisation des indigènes qui n'ont pas les moyens de résister. Mais l'imposition de ce rapport de forces ne saurait être qualifié de génocide (la "population algérienne a subsisté"). La population rurale indigène n'a pas été l'objet d'une tentative d'extermination en tant que telle, ni en tant qu'élément ethnique ni en tant que groupe social. Deux systèmes de propriété et de fiscalité se sont affrontés et l'un a vaincu, des spoliations ont été habilement menées mais l'objectif ne fut jamais l'extirpation ni l'anéantissement du ruralisme algérien.

 

cave vinification Arena Oran
cave de vinification, Arena à Oran

D'autant que des redistributions de puissance économique ont œuvré au sein même du paysannat algérien. Un ensemble de petits propriétaires se maintenait tout en subissant une paupérisation (due en partie à la croissance démographique). Et de grands propriétaires algériens détenaient des domaines.
Ils provenaient des "grandes seigneuries de jadis" mais surtout de "familles d'enrichis qui avaient réussi par de multiples achats de terre musulmanes ou coloniales, à agrandir leur propriété familiale (…) Le processus de cette concentration tenait au fait que la propriété ‘arch inaliénable pouvait désormais être constituée et cédée. Les propriétaires aisés, les cadis accapareurs ou de simples usuriers arrivaient par des prêts accompagnés de rahnyia – hypothèques particulièrement favorables au créancier – à se créer de vastes propriétés peuplés de khammès. Dans les arrondissements où les colons étaient relativement peu nombreux, la grande propriété musulmane se développait même rapidement" (Ageron, p. 220-221).

Le cours de l'évolution économique et sociale a conduit dans les années 1930 à la constitution d'une bourgeoisie rurale "musulmane", fierté de l'Administration française : "si l'on adopte le critère administratif du début des années 30 selon lequel un propriétaire «aisé» pouvait se définir par la mise en culture annuelle de 10 à 20 ha, soit par la mise en jachère annuelle de 20 à 40 ha de terres, on a vu que, vers 1914, 17 à 18% des fellahs pouvaient être rangés dans cette catégorie en moyenne nationale dans l'Algérie du Nord" (Ageron, p. 508).

un paysannat musulman aisé

La statistique désignait comme propriétaire "aisé" celui qui détenait de 10 à 20 ha en culture annuelle (ou de 20 à 40 en jachère biennale). On en comptait 17 à 18% en 1914. Dans les années 1930, on recensait 22,6% de propriétaires de 11 à 50 ha (mais tous n'étaient pas toujours "aisés") sur les 617 500 propriétaires musulmans. En 1950, on trouvait 26,5 des fellahs détenant de 11 à 50 ha possédant 40% de la propriété musulmane (Ageron, p. 508). Ce groupe subvenait à ses besoins et commerçait. Il était en essor.

 

la "clochardisation" selon Germaine Tillion

Il ne faut pas imaginer le paysannat algérien "clochardisé". L'expression utilisée par Germaine Tillion, dans L'Algérie en 1957 (éd. de Minuit, 1957) porte sur une région des Aurès qu'elle avait connue dans les années 1930 et quittée en mai 1940 :
- "Quand je les ai retrouvés, entre décembre 1954 et mars 1955, j'ai été atterrée par le changement survenu chez eux en moins de quinze ans et que je ne puis exprimer que par ce mot : «clochardisation» . Ces hommes qui, il y a quinze ans, vivaient sobrement mais décemment et dans des conditions à peu près identiques pour tous, étaient maintenant scindés en deux groupes inégaux : dans le moins nombreux, l'aisance, il est vrai, était plus grande qu'autrefois, mais dans l'autre plus personne ne savait comment il mangerait entre décembre et juin. Jadis, après une bonne récolte, le plus pauvre homme en répartissait l'excédent sur les trois années suivantes - car une expérience millénaire avait appris à tous la prévoyance - et maintenant neuf familles sur dix vivaient au jours le jour.
Comment expliquer cela ? Les explications abondent mais beaucoup ne valent pas cher. En voici une première série classique : «Ils sont imprévoyants... ce sont de grands enfants... le fatalisme musulman», etc.
Malheureusement pour les explications en question, j'étais là, précisément là, il y a quinze ans, et j'ai connu ces mêmes hommes, les mêmes enfants, ni imprévoyants, ni fatalistes, ni «grands enfants», mais au contraire, pleins de sagesse, de gaieté, d'expérience et d'ingéniosité.
Seconde série d'explications, également classique : le Colonialisme, vieux Croquemitaine.
Malheureusement encore, il n'y a jamais eu de colon ni hier ni aujourd'hui, à moins de cent kilomètres à la ronde et seuls le vent de sable et les chèvres peuvent à la rigueur être accusés d'une diminution de la surface des terres cultivables (mais ce n'est pas le «colonialisme» qui a inventé les chèvres et le vent)" (p. 27-28).

 

transport par ânes
transport par ânes

une bourgeoisie rurale musulmane

Dans la catégorie des paysans possédant plus de 50 ha, l'Algérie a connu une progression entre 1914 et 1930, puis une régression. Mais des distinctions devaient être opérées dans ce reprérage statistique. En effet, la tranche la plus élevée de ce groupe prospérait ; on était "très aisés" à plus de 6000 francs de revenus.
"Ce serait donc nécessairement la grande bourgeoisie rurale et l'aristocratie foncière, c'est-à-dire le petit nombre des grands propriétaires musulmans possédant plus de 100 ha, qui aurait le plus accru statistiquement leurs domaines" (Ageron, p. 509).

La notion de génocide économique n'a donc aucune réalité historique. Ce "concept" n'est d'aucune utilité pour comprendre les dynamiques de sortie du système ruralo-tribal traditionnel vers un système capitaliste et moderne – même si cette dynamique n'a pas été conduite à son terme.
Que ce processus ait été violent dans ses dimensions sociales, cela est certain. Comme de nombreuses métamorphoses économiques ailleurs dans le monde non colonial, tel que le mouvement des enclosures dans l'Angleterre des XVIe et XVIIe siècles jusqu'à la disparition de la paysannerie française dans la France gaulliste. Mais le qualifier de "génocide" est une imposture intellectuelle totale.

 

2) Génocide citoyen ?

La domination coloniale n'a pas pratiqué un "génocide" de citoyens pour la bonne raison qu'il n'y en avait que très peu. Très peu de citoyens "indigènes". On peut entendre l'argument comme si la République coloniale avait été incapable de faire de ses sujets dominés des citoyens à égalité de droits avec les autres dans le cadre d'une politique d'assimilation affichée. Donc un génocide par défaut...

C'est vrai et, en même temps, lié à la conception de la citoyenneté que la République se faisait de ses tributaires. Un citoyen devait approuver l'ensemble des principes et des lois qui présidaient au pacte civique français. L'acceptation du Code civil n'était pas négociable. La conciliation du respect des normes musulmanes émanant du droit "coranique" (en fait le droit musulman est une élaboration humaine largement postérieure à la révélation coranique, mais massivement intériorisée par les sociétés musulmanes) avec celles du droit français était impossible sauf hypocrisie.

mehakma du cadi Constantine
la mahakma du cadi à Constantine

La colonisation française, dans sa version la plus plus candide, s'est voulue assimilatrice. Mais elle s'est heurtée au socle géologique, culturel et religieux, d'une vision du monde (Weltantschaung) et d'une combinaison sociétale entre individus, entre hommes et femmes, profondément hétérogènes à la sienne. L'islam n'est pas une seule relation métaphysique à une transcendance confuse, c'est un code social plus ou moins lâche selon les écoles juridiques (hanbalite, hanafite, chafiite ou malékite), le malékisme étant dominant en Algérie, qui est censé régenté la vie quotidienne et la destinée terrestre de l'individu.

Le poids du passé colonial en Algérie doit s'évaluer dans ses modalités contradictoires. Comme le dit Mohammed Harbi : "La colonisation a été ambivalente dans ses effets. D'un côté, elle a détruit le vieux monde, au détriment de l'équilibre social et culturel et de la dignité des populations. D'un autre coté, elle a été à l'origine des acquis qui ont créé la modernité algérienne. (...) On peut même dire, sans risque de se tromper, que la colonisation a été le cadre d'une initiation à ce qui est une société civile, même si cet apprentissage s'est fait malgré elle et s'est heurté à une culture coloniale, d'essence raciste" dans L'Algérie et son destin. Croyants ou citoyens en 1992 (p. 26 et 27). On peut difficilement conclure qu'il s'agirait là d'un "génocide" citoyen...

l'assimilation : source d'une volonté de réforme chez les Algériens

En Algérie, le courant assimilationniste (fin XIXe - début du XXe siècle) qui s'incarna dans les "Jeunes056__ferhat_abbas_2_ Algériens", ou dans les personnalités du Dr Bendjelloul et de Ferhat Abbas, s'incrivait dans le cadre d'une intégration de l'Algérie à la France tout en réclamant la citoyenneté et en soutenant le combat pour la modernité. Ils ont été politiquement dépassés par le mouvement nationaliste mais leur apport est à examiner pour qui s'intéresse à l'émancipation sociale. Mohammed Harbi est très clair à ce sujet :

"Du courant assimilationniste, l'historiographie nationaliste élude les évolutions et ne retient que la démission devant la question nationale. Que d'arguments pourtant il a fourni au nationalisme ! Son intérêt ne s'arrête pas là. Les assimilationnistes ont diffusé depuis le début du siècle une littérature d'une valeur considérable. On trouve chez eux une volonté profonde de réforme morale et intellectuelle, une conscience plus nette que chez les nationalistes des effets négatifs des archaïsmes sur la situation de la femme [par leur alliance avec les islamistes, les "Indigènes de la République" de 2005  et tant d'autres bonnes âmes naïves sont en-deçà des assimilationnistes algériens des années 1920 ou 1930 au sujet de l'émancipation féminine...] comme sur la personnalité de l'Algérien et une lucidité aiguë sur les rapports intérieurs de dépendance (khamessat ou métayage au 1/5e et clientélisme). Leurs attaques contre l'absolutisme des notables et le charlatanisme des marabouts sonnent juste" (Mohammed Harbi, 1954, la guerre commence en Algérie, p. 109-110).

Quand on examine l'attitude des "Jeunes Algériens" revendiquant "la naturalisation, la constitution de la propriété privée, la justice, l'établissement de l'état-civil, la scolarisation des enfants"...,  on s'aperçoit qu'ils "jouent" la modernité générée par la colonisation pour contrer le traditionalisme des notables et que cela implique un sens politique : "Le groupe des Jeunes Algériens, conscient de la difficulté de faire admettre aux masses musulmanes des institutions proposées par la colonisation, demande qu'on ne les brusque pas. Il faut suivre à leur égard une politique adaptée à leur niveau en attendant que l'école les prépare à embrasser la civilisation moderne. Seule cette institution les disposera à se débarasser de leurs préjugés et à revendiquer la citoyenneté française" (Mahfoud Smati, Les élites algériennes sous la colonisation, p. 209).

Mahfoud Smati cite Louis Khodja, "qu'on peut considérer comme le leader des jeunes Algériens" :
"Je veux bien admettre pour un instant que le Coran sera toujours un obstacle infranchissable à l'assimilation de l'indigène. Est-ce à dire que la France doive abandonner l'oeuvre, aussi noble que charitable, d'élever l'Arabe à son niveau social ? Certes, je n'hésite pas à répondre non. La France pourrait encore tenter, en effet, l'assimilation progressive par l'instruction et par l'éducation de la jeunesse actuelle ; la dépouiller aussi peu à peu de ses préjugés, et se l'attacher insensiblement d'une manière sûre et définitive. Dans cet acheminement lent vers un but aussi généreux, le Gouvernement devra montrer la plus grande bienveillance envers les Arabes qui, trop vieux pour apprendre, ne sauraient se dépouiller immédiatement des usages et des moeurs séculaires ; mais qui, en laissant aller leurs enfants aux écoles françaises, sacrifient par là même une part de leurs croyances et de leur fanatisme" (Les élites..., p. 209-210). Louis Khodja écrivait ceci en 1891 dans : À la Commission du Sénat, la question indigène par un Français d'adoption.

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même inégale, la colonisation français a introduit
la pratique élective en Algérie

Le "génocide" civique, cela ne veut rien dire. D'ailleurs, il n'y a toujours pas de citoyens au sens rigoureux de ce terme en Algérie, cinquante ans après l'indépendance. Il n'y a que des sujets d'une nomenklatura mafieuse et prédatrice des ressources nationales, gouvernant comme les Turcs de la Régence à base de patronage et de clientélisme, appuyée par un appareil répressif et les manipulations politico-religieuses les plus malhonnêtes.

 5afgenerauxalgeriemafiaun peuple qui se gouverne lui-même ?

 

3) Génocide moral ou culturel ?

Dans un autre commentaire sur ce blog (5 février 2012), Michel Mathiot écrit à propos de ce "génocide moral" (qu'il a aussi appelé "génocide des âmes") dont on ne voit pas très bien ce qu'il désigne sinon la domination coloniale d'une manière générale :

- "Ce «génocide moral» ne fut pas celui d’une armée contre des insurgés ni des opprimés, mais il fut permis par des gouvernements, à l’initiative d’une infime partie du peuple français (les puissants parmi les Européens d’Algérie) à l’encontre de l'immense majorité (9/10è) des habitants autochtones maintenus en situation de faiblesse économique et sociale – nationaux de seconde zone, interdits de citoyenneté et de loi française sauf quelques privilégiés et à l’exception du code de l’Indigénat, exclus des couches élevées de la fonction Publique et de l’armée autres que subalternes, oubliés de l’instruction Publique sauf en quelques milieux urbanisés (...)
Pour couronner le tout, ces autochtones furent victimes quotidiennes d’un racisme ordinaire, soit ouvertement, soit sous-couvert d’un paternalisme bon-enfant distillé par le petit peuple pied-noir (...) Devant les réformes improbables, longtemps réclamées, une poignée de révoltés a réussi, dans un premier temps, à tenir tête à l’armée française par une guerre de maquis. Puis dans un deuxième temps, en se ralliant le peuple indigène par la persuasion et par la terreur selon les règles de la guerre subversive, elle est parvenue à transformer cette guérilla en une force politique finalement victorieuse.
En ce sens, on peut dire qu’en Algérie un «génocide moral» s’est fait jour tout au long d’une large période, mais qu’il a finalement débouché sur le droit acquis par un peuple à se gouverner lui-même. (...) la formule de «génocide moral» s’adapte comme un gant à la situation politique de ce pays entre 1830 et 1962. La force d’un tel concept n’a d’égal que la cruauté de cette guerre, et l’exode massif et inédit qui en a marqué la fin" (Michel Mathiot).

 

Tlemcen marché arabe
Tlemcen, marché arabe

 

choc, oui... mais pas génocide

J'avoue ma perplexité devant cet argumentaire confus et contradictoire (d'un côté on révoque l'aspect militaire puis on finit par le retenir...?!). Je ne comprends pas l'usage du terme de "génocide" pour décrire des formes de domination coloniale qui n'ont jamais visé à l'extermination du peuple dominé.

La démographique interdit déjà de parler de "génocide". En 1936, la population musulmane en Algérie comptait 6,2 millions de personnes ; en 1948 : 7,5 millions ; en 1954 : 8,4 millions ; en 1962 : 9,5 millions. Où est le génocide ? (voir Kamel Kateb, Européens, indigènes et juifs en Algérie (1830-1962).

Chacun s'accorde à reconnaître la puissance du choc colonial, la destructuration partielle d'une sociabilité traditionnelle, de son identité et les véhémences - mais aussi les accommodements - que cela a suscité - Mohammed Harbi le disait plus haut. Ce témoin et analyste a retracé les étapes intellectuelles de sa perception du nationalisme et des caractères de la société algérienne dans plusieurs ouvrages dont L'Algérie et son destin en 1992. À la croisée d'une culture religieuse traditionnelle, d'une sensibilité révoltée à l'injustice coloniale et d'une acquisition de références théoriques notamment marxistes, il a évolué dans l'appréhension de tous ces facteurs.

En 1953, quand il arrive à Paris, s'inscrit à la Sorbonne et à Langues'O, sa vision du nationalisme change : "Celui-ci me paraissait de plus en plus devoir être compris comme une réaction de défense identitaire contre une société coloniale qui menaçait de décomposition et d'anomie, voire de clochardisation culturelle, les couches les plus nombreuses et les plus défavorisées de la société. Mais il me paraissait également devoir être compris comme un instrument de déligitimation de toute lecture sociale du conflit politique" (p. 15).

école arabe en plein air
école arabe en plein air

Puis son investigation historienne l'a conduit à minorer les effets du choc culturel : "Le surnaturel, le merveilleux et le fantastique concourent à la formation de la conscience collective et des représentations mentales, inspirent les choix et les attitudes politiques. Confinée dans des cercles restreints, l'influences des Lumières n'avait pas entamé la foi populaire qui était d'un poids décisif dans la reproduction des mentalités et dans la sacralisation des habitudes familiales et patriarcales. Les effets critiques du matérialisme industriel, la dépersonnalisation des rapports concernaient d'infimes minorités. Si l'on ne veut pas limiter l'histoire de l'Algérie à leur histoire, force est de constater que la rupture culturelle est plus limitée qu'on ne l'a dit et écrit. C'est sur un terrain largement irrigué par les archaïsmes qu'a pu reverdir l'arbre de feu nationaliste" (p. 21).

Je ne vois pas comment conclure au "génocide des âmes" après une telle démonstration. Il ne correspond à rien de ce que fut la rencontre d'une civilisation moderne et d'une civilisation traditionnelle en contexte colonial. Rencontre qui n'a affecté qu'une fraction de la population formellement dominée. D'ailleurs son diagnostic avait déjà été formulé par l'historienne Yvonne Turin qui avait tenté d'évaluer ce type de contact dans Affrontements culturels dans l'Algérie coloniale. École, médecins, religion, 1830-1880 en 1971. On ferait mieux de la lire plutôt que de parler de "génocide des âmes"…! Elle distinguait "le concept d'influence et celui de colonisation intellectuelle" (p. 17).

Évoquant la fin de la période étudiée, elle disait : "Les notions de progrès, d'évolution, de mouvement qui dominent la société européenne du XIXe s., (…) cet esprit de transformation dont les Européens sont si fiers et dont ils se considèrent tous comme les «missionnaires», toutes ces attitudes dynamiques par nature, n'ont pas entamé, à cette époque, la société colonisée. Méthodes autoritaires ou persuasion, tout est resté vain. C'est là la grande surprise de la première période coloniale" (p. 414).

marchands arabes
marchands arabes

Finalement, le bilan reste à faire des efforts ou des entraves dont l'administration coloniale fut responsable à l'égard du maintien et de l'entretien des lieux d'enseignement "indigènes" (écoles arabes) et des lieux de culte. Pour l'instant, l'évaluation reste soumise aux revendications des Oulémas qui firent entendre des exigences dont l'intérêt politique ne pouvait qu'inquiéter l'autorité coloniale.

Augustin Berque l'avait parfaitement pointé : "Dans le système uléma, l'Islam n'est plus cette intimité infiniment respectueuse qu'est le sentiment religieux ; il devient offensif, xénophobe et, pour tout dire, anti-français. La syntaxe arabe ne ressortit pas à une transformation linguistique ; elle s'instaure arme d'assaut. L'Histoire se transforme en une apologétique de l'Orient, et tourne ses pointes agressives contre l'Occident. Civilisation matérialiste, pourriture morale de la Chrétienté, sont affrontées à la grandeur, à la pureté islamique" (p. 99).

Les réticences et les obstacles que la France coloniale a posés à l'arabisation et à l'islamisation en Algérie ne relevèrent donc que du politique, que de la conscience que ces deux vecteurs culturels portaient la contestation de sa domination et de sa prééminence. Jamais il n'y eut de volonté d'extirpation religieuse ni de dissolution linguistique. Et les Arabes algériens sont restés arabophones. Leur religion est demeurée l'islam. Le génocide culturel, le "génocide des âmes" est une pure et simple vue de l'esprit. Jamais un programme de la France colonisatrice de l'Algérie de 1830 à 1962.

Michel Renard

mosquée Rélizane
mosquée de Rélizane, années 1920

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Références bibliographiques

- Charles-Robert Ageron, Histoire de l'Algérie contemporaine, 2 / 1871-1954, éd. Puf, 1979.
- Gilbert Meynier, L'Algérie révélée. La guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe siècle, Droz, Genève-Paris, 1981.
- Mohammed Harbi, L'Algérie et son destin. Croyants ou citoyens, éd. Arcantère, 1992.
- Mohammed Harbi, 1954, la guerre commence en Algérie, éd. Complexe, 1989.
- Mahfoud Smati, Les élites algériennes sous la colonisation, tome 1, éd. Dahlab/Maisonneuve & Larose, 1998.
- Kamel Kateb, Européens, indigènes et juifs en Algérie (1830-1962, Ined, 2001)
- Yvonne Turin, Affrontements culturels dans l'Algérie coloniale. École, médecins, religion, 1830-1880, Maspéro et Enal, 1971.
- Augustin Berque, Écrits sur l'Algérie, réunis et présentés par Jacques Berque, Édisud, 1986.

 

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