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études-coloniales

19 août 2014

nécrologie d'Émile Masqueray, 1894

Émile Masqueray

 

 

Émile Masqueray, 1843-1894

 

Il y a cent vingt ans, le 19 août 1894, mourait Émile Masqueray. Le Bulletin du Comité de l'Afrique française de septembre 1894 (n° 9) lui consacrait cette nécrologie.

 

Comité Afr fra sept 1894

 

Nécrologie

M. E. Masqueray - M. E. Masqueray, membre du Comité de l’Afrique française, directeur de l’École des Lettres d’Alger, est mort le 19 août près de Rouen, des suites d’une maladie de cœur qu’il était allé soigner sur la terre natale. Sa mort est une grande perte pour le Comité de l’Afrique française ; ses fonctions qui le retenaient à Alger, l’empêchaient souvent d’assister aux séances du Comité, mais chaque fois qu’il était à Paris, il ne manquait pas de prendre part à ses travaux, et la sûreté de son jugement et la solidité dans toutes les questions algériennes, l’avaient fait sérieusement apprécier de ses collègues.

M. Masqueray n’avait pourtant pas, semble-t-il, dans l’estime du grand public, la très haute place à laquelle il avait droit. Assurément, les spécialistes le connaissaient bien et tous les tenaient pour l’un des hommes connaissant le mieux l’Algérie et avaient la plus pleine intelligence des intérêts et des besoins de notre colonie ; à Alger, on savait que son cours à l’École des Lettres sur l’histoire de l’Algérie musulmane était excellent, nourri de faits précis et éclairé d’idées générales ingénieuses et justes ; sous ce rapport, d’ailleurs, il avait donné sa mesure dans certains périodiques spéciaux et dans ce Dictionnaire de la langue touareg, dont la moitié seule a paru et qui était appelé à rendre tant de services à nos agents, aujourd’hui que le rapprochement s’impose avec ces nomades dont on s’était si longtemps tenu à l’écart. Mais ce qui n’était pas assez apprécié, c’étaient les qualités d’écrivain de M. Masqueray.

Depuis 1882, il envoyait régulièrement au Journal des Débats des lettres d’Algérie, dont beaucoup – nos lecteurs le savent, car depuis quatre ans nous en avons reproduit ici même un grand nombre – sont de véritables chefs-d’œuvre. Nul de ceux qui les a lues n’a pu oublier ces admirables descriptions de Biskra si colorées, et qui faisaient penser aux plus belles pages de Fromentin ; ces lettres sur les incendies de forêts dans la Grande Kabylie où, à l’émotion du peintre émerveillé du spectacle grandiose qu’il avait sous les yeux, se joignait l’émotion de l’amant passionné de cette terre d’Algérie dont il voyait les richesses disparaître en fumée.

Et cet amour de l’Algérie qui inspirait son éloquence, on le retrouve tout entier, puissant et irrité, dans les études vigoureuses qu’il a consacrées aux indigènes méprisés et ruinés par des colons orgueilleux et une administration trop souvent tracassière et ignorante.

Le système de «rattachement» n’avait pas eu d’adversaire plus décidé que M. Masqueray ; il l’avait combattu sans trêve et avait eu la joie d’amener à ses vues M. Jules Ferry sur lequel il comptait, comme sur M. Cambon, pour faire triompher la cause qui lui tenait tant à cœur. M. Jules Ferry est mort, M. Masqueray meurt à son tour, et ni l’un ni l’autre ne verront la cognée portée dans l’œuvre néfaste des prédécesseurs du gouvernement général actuel.

M. Masqueray n’a publié qu’un seul volume, Souvenirs d’Afrique, recueil d’articles donnés jadis au Figaro ; il y a dans ce livre des pages charmantes ; mais pour donner la mesure du talent de l’auteur, il faut attendre qu’une main pieuse ait réuni les lettres qu’il a adressées pendant douze ans au Journal des Débats.

Bulletin du Comité de l'Afrique française,
n° 9, septembre 1894, p. 142-143

 

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Émile Masqueray, Souvenirs et visions d'Afrique, 1894

 

Masqueray Souvenirs et visions couv
Émile Masqueray, Souvenirs et visions d'Afrique, 1894

 

____________________

 

compte rendu critique de la publication de

Formation des cités d'Émile Masqueray,

par Fanny Colonna

Gabriel CAMPS (1983)

 

Il faut saluer cette excellente initiative d’Edisud de republier, avec l’aide des chercheurs du C.R.E.S.M., ces «Archives maghrébines» qui ressuscitent ou remettent à la disposition des spécialistes de l’histoire ou de la sociologie de l’Afrique du Nord des textes oubliés ou épuisés. Fanny Colonna présente en vingt-cinq pages l’œuvre et la vie d’Émile Masqueray. Personnellement, je demeure allergique au langage qu’emploient certaines sociologues, je ne sais pas ce que sont les «rapports tus» et les «discours absents», mais mis à part ces questions de style, on prend grand intérêt à lire ce qu’écrit F. Colonna sur Émile Masqueray.

Depuis que ce touche-à-tout des Sciences humaines, historien, sociologue, archéologue, linguiste, a été cité par Charles-Robert Ageron parmi les écrivains «indigénophiles» (Les Algériens musulmans et la France, t. 1, p. 421-422), il sort quelque peu de l’oubli dans lequel il aurait sombré complètement si l’administration française n’avait donné son nom à un village de colonisation établi sur le site romain de Rapidum qu’il avait reconnu et identifié.

Ce détail que ni Charles-Robert Ageron, ni Ph. Lecas et J. Cl. Vatin dans leur peu vraisemblable (L’Algérie des anthropologues), ni Fanny Colonna dans la présente édition ne signalent (curieux exemple, je pense, de «discours tu»), va quelque peu à l’encontre de l’image que veut nous donner la nouvelle hagiographie post-coloniale.

Masqueray, fort heureusement pour lui, était de son temps ; il en avait les préjugés et les formes de raisonnement, mais il connaissait mieux que d’autres les sociétés sédentaires d’Algérie, il était plus ouvert au «problème indigène». En aucun moment, il ne fut persécuté par l’idéologie dominante, pour la bonne raison qu’il en faisait partie. Si Augustin Bernard, Stéphane Gsell et bien d’autres, parmi les historiens, ou même les sociologues et ethnologues, ne portent pas sur son œuvre les jugements dithyrambiques que souhaiteraient ses thuriféraires modernes, c’est que cette œuvre n’est pas d’une si haute qualité que l’on voudrait nous faire croire.

Les historiens ne citent plus guère le De Aurasio monte et le Djebel Chechar que pour rejeter sa thèse sur les «deux Aurès». La lecture des premières pages de la Formation des cités fait frémir l’historien ou le simple lecteur ayant quelques connaissances sur l’histoire ancienne du Maghreb : dire, par exemple (p. 2), en citant En-Nowaïri que les Arabes ne se heurtèrent aux troupes berbères que lorsque Oqba marcha sur le Souss, c’est ignorer la bataille de Tahert, mentionnée quelques lignes plus haut par En-Nowaïri lui-même, et les nombreux combats antérieurs en Ifriqiya, Numidie et Zab, sans parler de la région de Tlemcen ou Koceïla fut capturé.

Quelques pages plus loin (p. 17), on apprend que les Quinquegentiens (Masqueray dit Quinquegetans) du Mons Ferratus Tinrent tête au comte Théodose lors de la révolte de Firmus. On se rend compte que Masqueray n’a pas lu Ammien Marcellin avec plus d’attention qu’en En-Nowaïri, car durant la campagne de Théodose les Quinquegentiens ne sont jamais cités. Ne retenons pas l’invraisemblable rapprochement entre Zenata et Chananéens (p. 7) ou l’affirmation que «les Sanhadja sont, en Kabylie, des immigrants venus de l’Est» (p. 17).

Masqueray paraît léger

Nous arrêterons là cet échenillage, mais on ne s’étonnera pas si nous partageons, en tant qu’historien, «l’insolence» (F. Colonna, p. XIII) de Stéphane Gsell disant de Masqueray qu’il était «un bel écrivain qui s’enthousiasme pour la science», et quoi qu’en pense l’auteur de la présentation, René Basset et même Edmond Doutté me paraissent avoir contribué davantage à la connaissance des sociétés nord-africaines. En un mot Émile Masqueray paraît léger et sa thèse n’eut, comme le reconnaît F. Colonna, aucun rayonnement, il semble d’ailleurs qu’il «ne fit rien pour s’assurer une reconnaissance dans le champ scientifique métropolitain» (p. X).

Comment s’expliquent ces tentatives de faire sortir du Purgatoire cet écrivain mort peut-être trop jeune ? Ce n’est pas parce que Masqueray était assimilateur ou parce qu’il fut l’initiateur de l’effort scolaire particulier en Kabylie (cela lui vaudrait plutôt auprès de nos sociologues post-coloniaux une «mauvaise note»), il paraît même qu’il ne fut pas «un partisan – un artisan – de la politique berbère de la IIIe République» et «qu’il préférait sans doute les nomades aux sédentaires» !

Certains jugements portés par Émile Masqueray sont bien singuliers sous la plume d’un écrivain qualifié d’indigénophile, ami d’Ismaïl Urbain. Ainsi, on peut lire, p. 88 de la présente édition : «De là une étroitesse de vues singulière, une inaptitude surprenante à comprendre certaines idées générales, une aversion irréfléchie de tout ce qui n’est pas renfermé dans l’horizon qu’on embrasse du haut d’un piton du Djurdjura, qu’il s’agisse de théories sociales, de conceptions politiques, ou de systèmes religieux». Voici donc ce qu’écrivait un auteur qui, si on suit Ph. Lucas et J.-Cl. Vatin, était «un ethnologue civil (qui) fait œuvre politique et en même temps œuvre scientifique (p. 126)» ; il paraît même, suivant ces auteurs, «qu’après lui, l’Algérie des "indigènes" entre dans l’ombre».

En fait, le grand mérite d’Émile Masqueray semble bien, aux yeux de la nouvelle école sociologique, d’avoir préféré «le nom général d’Africains à celui de Berbères qu’on applique d’ordinaire à toutes les populations de l’Afrique septentrionale regardés comme autochtones».

En ces années de renouveau «berbère» et de prise de conscience de leur identité, il serait intéressant de savoir ce qu’en pensent les intéressés eux-mêmes. Heureusement, ils n’ont plus besoin pour cela de maîtres à penser venus d’autres continents.

Gabriel Camps
Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée,
volume 36, 1983, p. 206-208

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- Émile Masqueray, Formation des cités chez les populations sédentaires de l'Algérie. Kabyles du Djurdjura, Chaouïas de l'Aourâs, Beni Mezab, présentation par Fanny Colonna. Archives maghrébines, C.R.E.S.M., Edisud, Aix-en-Provence, 1983, XXV plus 374 pages.

 

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Émile Masqueray,  Formation des cités chez
les populations sédentaires de l'Algérie
, présentation de Fanny Colonna

 

- lien : compte-rendu, par Gabriel Camps, de l'édition de Formation des cités chez les populations sédentaires de l'Algérie, d'Émile Masqueray (1983).

 

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2 août 2014

Mémoires du général-major Benmaalem

P140615-10

 

 

le général Benmaalem : un point de vue

assez objectif, sur plusieurs affaires du FLN

général Maurice FAIVRE

 

Benmaalem Hocine, Mémoires du général-major Benmaalem, tome I, La guerre de libération nationale, éditions Casbah 2014, 268 pages.

Originaire d'El Kalaa, la forteresse naturelle des Beni Abbès, Hocine Benmaalem s'est engagé en 1956 dans l'ALN, à 17 ans et demi ; il a été Commandant de Région et ministre, et a terminé sa carrière aux cotés du président Chadli en 1992. Il rapporte avec un grand souci d'objectivité les évènements qu'il a vécus pendant la guerre de libération. Les tomes suivants ne devraient pas manquer d'intérêt.

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l'auteur dédicace ses mémoires

Il revient sur l'histoire de son douar, attaché à son autonomie et à l'idéologie des oulemas, classé en zone interdite en 1959 ; l'auteur a été formé par un instituteur engagé, dans une école publique incendiée par le FLN, avant d'intégrer le lycée de Sétif où il souffre de l'inégalité sociale. À la suite de la grève étudiante de mai 1956, il rejoint le maquis et se trouve à Ifri au moment du Congrès de la Soummam.

Repéré par Amirouche, il devient son secrétaire et l'accompagne dans son enquête de septembre-octobre 1956 en Wilaya des Aurès, puis dans sa mission à Tunis en 1957 (date non précisée). De juin 1957 à avril 1959, il suit les cours des académies militaires de Syrie et du Caire. Sous-lieutenant dans l'ALN de Tunisie, il est brimé par le capitaine Chabou et le colonel Mohammedi ; exfiltré par Ahmed Bencherif, il sert dans un bataillon frontalier avant d'être affecté en 1960 à la Direction générale de l'instruction. En avril 1961, il suit un stage d'artillerie en Tchécoslovaquie. Après l'indépendance, il se rend à Sétif et est intégré dans la wilaya 1 par le colonel Zbiri.

La relation par l'auteur du Congrès de la Soummam confirme les décisions importantes prises pour l'organisation politique et militaire de la Révolution ; mais la primauté du politique et de l'intérieur sur l'extérieur sera rejetée par le CNRA d'août 1957. Le rapport de mission d'Amirouche dans l'Aurès est très intéressant, il décrit ses relations conflictuelles avec Omar Benboulaid et Adjoul. Le déplacement à Tunis, parfois menacé par les opérations françaises, permit à Amirouche de dialoguer avec Ouamrane, Bouglez, Mahsas, le Cdt Kaci, F. Fanon, de recueillir Noël Favrelière, et de s'opposer au CCE qui voulait l'envoyer au Maroc.

Benmaalem exprime son admiration de la personnalité du colonel Amirouche, qui n'était ni sanguinaire, ni anti-intellectuel, mais actif et infatigable (contrairement à Mohammedi Said) ; il est attentif au moral des combattants et de la population. Il est cependant responsable des arrestations lors de la bleuïte, dont les erreurs sont estimées à 10 % ; les manoeuvres du capitaine Léger sont relatées avec précision. L'ALN extérieure, l'organisation de l'instruction (DGI) et la formation des officiers au Moyen-Orient sont bien présentées, avec de légères différences avec l'évaluation du 2ème Bureau (25.000 hommes en Tunisie, manque deux bataillons).

L'auteur donne le point de vue du FLN, assez objectif, sur plusieurs affaires : Oiseau bleu, Melouza, complot de Boudaoui, dissidence de la base de l'Est, népotisme en petite Kabylie, assassinat d'Abane Ramdane, élimination de Lotfi par le colonel Jacquin, les 100 jours du conseil des wilayas.

Il est enfin un observateur impartial de la crise du FLN-ALN, depuis la réorganisation du commandement en janvier 1960, la création conjointe de l'EMG et du CIG, la démission refusée et la dégradation de Boumediene, le contrat de carence au CNRA de Tripoli, la constitution du Bureau politique, et les combats fratricides du 30-31 août 1962 (1.000 morts). Les responsabilités de la crise, qui a porté un coup sévère au prestige de la Révolution, sont partagées entre l'EMG, le GPRA et les Wilayas 3 et 4.

Il estime en conclusion que Krim Belkacem a été brillant à Evian, et que Boumediene a créé une armée efficace, reconvertie en Armée nationale populaire ; mais il a maintenu leurs grades à des officiers supérieurs incompétents. En définitive, il a manqué un chef incontesté à la tête de la Révolution. L'observateur extérieur peut se demander si les ambitions personnelles de plusieurs chefs n'ont pas compromis l'instauration d'un régime démocratique en Algérie, et entraîné l'échec de la Révolution.

Maurice Faivre, le 31 juillet 201

 

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Hocine Benmaalem

 

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18 juillet 2014

le livre de Guy Pervillé sur le 5 juillet 1962 à Oran

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le massacre des Européens à Oran,

le 5 juillet 1962 :

"l'événement le plus sanglant de

toute la guerre d'Algérie"


Roger VÉTILLARD, compte rendu

 

Guy Pervillé, Oran, 5 juillet 1962. Leçon d’histoire sur un massacre, éditions Vendémiaire, Paris 2014, 317 p, 20 €. ISBN 978-2-36358-131-0.

 

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Européens d'Oran arrêtés le 5 juillet 1962

 

Guy Pervillé est prolifique : ses publications toujours très documentées se succèdent. Et quand l’Historien rejoint l’Enseignant, il nous propose une leçon d’histoire sur la première journée de l’Algérie indépendante.

 

au moins 679 personnes mortes ou disparues

Le 5 juillet 1962 à Oran la population européenne a été pourchassée, massacrée le jour où l’Algérie fêtait son indépendance. Ce drame a longtemps été occulté par la presse et même par les historiens. Ce sont en effet au moins 679 personnes qui sont mortes ou sont disparues ce jour-là. Quand on constate que la journée du 17 octobre 1961 à Paris qui a fait 32 morts ou celle du 8 février 1962 avec les 9 morts du métro Charonne ont eu et conservent un retentissement médiatique important, on mesure combien le silence sur cette tragédie est scandaleux.

Les écrits sur cette journée ne sont pas rares même s’il a fallu attendre de nombreuses années pour qu’ils soient l’objet d’une certaine attention et qu’ils finissent par ne plus être contestés.

Pourtant dès 1964, le père Michel de Laparre qui a publié le Journal d’un prêtre en Algérie a raconté en détails la vie à Oran en 1962 et notamment pendant les événements du 5 juillet. Dans ses propos, il convenait que les Français de métropole auraient du mal à croire ce qu’il relatait.

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Il y avait bien d’autres témoins, mais personne ne les écoutait. C’étaient des civils, des militaires, tel Jean-Pierre Chevènement qui le premier a parlé de 800 disparus. Puis il y eut les publications de Bruno Étienne, de Fehrat Abbas, Claude Paillat, Gérard Israël, et bien d’autres jusqu’aux derniers ouvrages de Geneviève de Ternant, Jean-François Paya, Jean-Jacques Jordi, Jean Monneret, Guillaume Zeller.

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Guy Pervillé fait une analyse exhaustive et critique de tout ce qui est paru sur le sujet. En enseignant soucieux d’examiner tous les détails, il étudie, confronte les versions, et tente de faire une synthèse aussi objective que possible.

Pourquoi donc le silence s’est-il abattu sur cet épisode ? Parce qu’il est survenu à un moment où la guerre d’Algérie était censée être terminée et la paix être revenue sur un pays que 8 ans de guerre avait meurtri ? Parce que pour certains les pieds-noirs n’avaient que ce qu’ils avaient cherché ? Parce que l’OAS était responsable de tout cela ?

 

pourquoi le général Katz s’est-il tenu à distance des massacres ?

Pourquoi donc l’armée française qui était présente avec 18000 hommes a-t-elle attendu 5 heures avant d’intervenir ? Pourquoi le général Katz s’est-il tenu à distance de ces massacres ? Et quand il dira des décennies plus tard qu’il a suivi les ordres du général de Gaulle, nous avons du mal à le croire car, comme le montre Guy Pervillé, son témoignage n’est pas exempt d’erreurs, d’omissions, et même de contre-vérités.

Comment rendre compte de cette journée en gardant le recul nécessaire à l’historien ? L’auteur, qui connaît mieux que beaucoup de ses confrères cette période de l’histoire de l’Algérie, nous offre avec cette étude historiographique une leçon d’histoire qui ne peut qu’interpeller le lecteur.

Il reste toutefois une question importance sans réponse : quelles sont les raisons de ce massacre ?

Une analyse simpliste a pu désigner l’OAS – les derniers commandos de cette organisation, véritables despérados, pour reprendre le mot du général Katz - comme la responsable unique des débordements que tout le monde reconnaît désormais. Mais il est établi que tous les commandos ont quitté Oran le 28 juin 1962, que les Européens n’avaient plus d’armes, que tous ceux qui avaient quelque chose à se reprocher étaient partis.

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Européens d'Oran arrêtés le 5 juillet 1962

Bien sûr, la stratégie d’affrontement qu’elle avait mise en œuvre à partir du mois de février 1962 pour tenter de provoquer une réaction violente du FLN afin d’amener l’armée française à intervenir, a instauré un climat qui aurait pu favoriser les représailles au moment de l’indépendance. Mais cette présentation n’est guère convaincante. Les Algériens eux-mêmes ne l’authentifient pas.

 

complot lié à la prise du pouvoir par l’État-Major Général de l’ALN ?

S’agit-il comme l’évoque Gilbert Meynier et le soutient Jean-François Paya du résultat d’un complot lié à la prise du pouvoir par l’État-Major Général de l’ALN qui œuvrait pour Ben Bella et Boumediene ? Les archives sont muettes sur cette question. Cette hypothèse est séduisante et aucun élément ne permet de l’éliminer, mais elle se doit d’être étayée par des documents irréfutables pour pouvoir être entérinée. C’est l’avis de l’auteur.

D’autres questions moins essentielles nous interrogent - l’attitude du gouvernement français pendant et après ce drame, le nombre exact de victimes, la passivité de l’armée française - sont posées, les commentaires de l’auteur à leur propos méritent d’être analysés.

Voici donc un ouvrage qui est à ce jour le plus complet sur un sujet qui a enfin franchi le mur du mutisme. Il mérite de la part des historiens et de tous ceux que l’histoire de la guerre d’Algérie interpelle une attention toute particulière.

Roger VÉTILLARD

 

 

Oran, le 5 juillet 1962 - Guy Pervillé - Ed. Vendémiaire

 

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16 juillet 2014

les tirailleurs sénégalais furent-ils de la "chair à canon" ?

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La Force Noire et la «chair à canon»,

Diagne contre Mangin, 1917-1925

Marc MICHEL, historien, universitaire

 

«Les régiments défilèrent ensuite devant Mangin. Au fur et à mesure les commandants de compagnies ordonnaient «Tête ! gauche !» devant le Général, mais pendant tout le défilé, presque imperceptiblement, mais cependant audible, un sourd murmure accompagnait le bruit des pas : «Assassin, assassin, assassin !»… la dernière compagnie s’éloigna sur la route. Le défilé prit fin. Mangin se tourna vers ses voisins. “Eh bien ! Ils sont très gentils, ces petits. Cela se passera très bien”. Il savait qu’ils marcheraient».

Cette anecdote, peut-être apocryphe mais cependant significative, et lourde de terribles souvenirs, a été racontée par le général de Gaulle à la fin de sa vie, à propos de la reprise du fort de Douaumont en 1916 par les troupes de Mangin (1).

Elle indique que celui-ci fut qualifié de «boucher des Blancs» bien avant qu’il le fut «broyeur des Noirs». Mais il est certain, par ailleurs, que l’interpellation du député du Sénégal, Blaise Diagne, dans le fameux Comité secret de la Chambre des députés, le 29 juin 1917, contribua fortement à sa légende.

Cependant, au-delà de la dénonciation de l’impéritie des chefs, c’est la question encore plus délicate du crime de discrimination raciale qui aurait fait des soldats noirs de la simple chair à canon. Sans l’accuser ouvertement de «crime», Diagne désigna Mangin, coupable.

La tache ainsi attachée au nom de ce dernier fut associée intimement à l’idée de la violence coloniale. Ce que nous voudrions montrer c’est comment, en réalité, le procès contre Mangin a été aussi un sous-produit de controverses à replacer dans le contexte des luttes politiques nouvelles de l’après-guerre.

Dans un premier temps, on examinera donc le sens et la portée des accusations formuléées par Diagne en 1917. Puis, dans un second temps, on tentera d’établir, autant que faire se peut, le bilan des pertes des troupes noires au cours de la Grande Guerre. Enfin, on verra comment le thème de la chair à canon de la guerre a été repris et instrumentalisé.

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Mangin (1)Blaise Diagne (1)
le général Charles Mangin (1866-1925) et le député du Sénégal Blaise Diagne (1872-1934)


 

l'intervention de Blaise Diagne à l'Assemblée, 29 juin 1917

Le 29 juin, lorsque Diagne prend la parole, la polémique sur l’échec de l’offensive d’avril fait encore rage. Nivelle vient juste d’être «mis en congé» après les échecs militaires d’avril et de mai ; il est censé partager le commandement avec Pétain (2). Par contre, Mangin, relevé de son commandement depuis deux mois, attend dans l’indécision. Les députés, qui se réunissent pour la nouvelle session de la Chambre, le 22 juin, réclament des sanctions.

 

Paul Painlevé 1917
Paul Painlevé, ministre de la Guerre en 1917 (source Gallica Bnf et ici)

Au gouvernement, le ministre de la Guerre, Paul Painlevé, est très monté contre le «couple Nivelle-Mangin» et le président de la République, Poincaré, n’est guère mieux disposé. Les mutineries qui ont éclaté dans une série de régiments sont presque éteintes ; mais il est impossible de les ignorer. Au total, fin juin, la France en guerre peut sembler privée de commandement militaire, et, en outre, elle paraît dirigée par un gouvernement en faillite. C’est donc dans un climat extrêmement tendu que se réunit le Comité secret de juin.

Précisons aussi que Diagne est alors une étoile montante. Son élection à la députation du Sénégal en mai 1914, peut-être considérée comme la première victoire politique noire en Afrique de l’Ouest française (3). À la Chambre, il s’était placé sur les bancs de Gauche de l’assemblée, mais distinct des socialistes. Il s’était très vite imposé comme un orateur talentueux et un débatteur fougueux, capable aussi d’une maitrise remarquable de l’argumentation et démontrant une connaissance aiguë de la vie parlementaire métropolitaine.

Ses premiers mois avaient été discrets. Il sort vraiment de l’ombre à l’occasion des débats sur la citoyenneté des «Originaires» des «Vieilles colonies» (Antilles, Guyane, Réunion, Cochinchine, Inde, Quatre Communes du Sénégal) en juillet et septembre 1915 pour faire reconnaitre la citoyenneté pleine et entière de leurs habitants en contrepartie de l’impôt du sang. Il obtient à ces occasions de beaux succès et un brevet de patriotisme.

Dans ses premiers succès, il est incontestable que Diagne fut servi par son appartenance ancienne à la Franc-Maçonnerie, ce qui lui permit de parler d’égal à égal avec les administrateurs (dont beaucoup étaient également francs-maçons) et les députés. Cette appartenance n’indiquait d’ailleurs pas forcément communauté de vue ; Victor Augagneur, par exemple, appartenait à la même loge que lui. Mais elle avait fourni à Diagne un tremplin.

Il existait, en outre, une sorte de coalition des députés des «Vieilles colonies» ; on l’avait bien vu dans les débats à propos des lois de juillet et de septembre. Une sorte de «camaraderie parlementaire» liait les élus de ces terres d’Outre-mer derrière deux figures, le député de la Guadeloupe Gratien Candace et Blaise Diagne, député des Quatre Communes du Sénégal.

Très vite, on lui a reconnu une sorte de compétence «naturelle» pour toutes les questions concernant les soldats noirs. Jusqu’en 1917, il s’abstint de tout commentaire sur l’emploi des tirailleurs au combat. Mais il suivait de près leurs conditions de vie dans les «camps d’hivernage» créés dans le Midi de la France et au Courneau, près d’Arcachon en 1916, un camp où les conditions de vie étaient si mauvaises qu’il fut rapidement surnommé «camp de la misère».

 

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camp "d'hivernage" des Sénégalais à Courneau, en Gironde

 

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passage de tirailleurs sénégalais à La Teste, en Gironde

 Après avoir en vain protesté auprès des autorités militaires, Diagne en en avait demandé officiellement la fermeture dans sa troisième grande intervention à la Chambre des députés, le 9 décembre 1916 (4). Il avait acquis ainsi certainement un degré de plus dans la «respectabilité parlementaire».

De sa longue intervention d’une heure au moins, savamment graduée et documentée, ressortent  de très graves accusations. La première visait l’expérimentation sur des soldats  noirs, comparés à des animaux, d’un vaccin contre le tétanos, révélée la veille par le journal Le Pays (5). Sans les démentir  formellement, Victor Augagneur, souligne alors de son banc qu’il ne s’agirait pas d’un fait de discrimination, mais de la simple constatation que les Noirs seraient plus sujets au tétanos que les Blancs… Personne ne relève la remarque parmi les parlementaires.

Quoiqu’il en soit, ce qui paraîtrait aujourd’hui un scandale n’est pour Diagne que la manifestation d’une «certaine déformation de la mentalité». Il n’évoque pas non plus l’affaire du Courneau où est expérimenté un «vaccin» contre le pneumocoque sous l’égide des médecins de Santé militaire et de l’Institut Pasteur. Ménage-t-il ainsi le sous-secrétaire d’État à la Santé militaire, Justin Godart, qui tente de s’opposer à cette expérimentation qui, estime-t-il, est contraire à la dignité des hommes ? On ne saurait trancher.

Seconde accusation sur le terrain des discriminations, dans le travail. Les Noirs, affirme-t-il, n’auraient été utilisés qu’à des travaux subalternes et à des corvées. En avril 1917, «comme dans les régiments coloniaux sont amatelotés à des régiments européens (6), il est entendu que les camarades européens ne doivent rien faire et que ce sont eux qui doivent faire les corvées».

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tirailleurs sénégalais en corvée de bois dans la Somme, 1914-1917

La question peut paraitre mineure ; pour Diagne, elle ne l’est pas car elle touche à la question sensible de la discrimination raciale. Interrompu à ce sujet par le député de l’Aisne, Pascal Ceccaldi, rapporteur de la commission des Troupes coloniales, celui-ci se fait «remettre en place» très vivement par le député du Sénégal qui s’érige en porte-parole des Noirs colonisés en Afrique «française» :

«L’interruption de M. Ceccaldi ne me gêne pas, elle me permet de dire une fois pour toutes,  que lorsque nous discutons des questions coloniales, celles que nous avons vécues, celles que nous vivons, vous, Monsieur Ceccaldi, qui ne connaissez les colonies que par les rapports de la commission du budget et n’êtes pas qualifié pour nous donner des démentis»

Évidemment, là aussi Diagne marque des points car il est vrai que les soldats noirs servirent souvent de main d’oeuvre pour les corvées, surtout dans la «zone des étapes». Le député noir remporte un nouveau succès salué par des exclamations «Très bien ! Très bien» et des «Mouvements divers». En ajoutant que le député de l’Aisne était bien allé sur le front, mais en «hôte des généraux», Diagne écrase son contradicteur et l’accuse d’avoir eu «une large part de responsabilité» dans les «erreurs» du commandement.

 

tirailleurs (10) une colonne
tirailleurs sénégalais en colonne de marche

 

C’est bien en effet cette troisième accusation qui, pour lui, est la plus grave : le commandement a failli, promettant à «un véritable massacre» les soldats de couleur, «sans utilité» ajoute-t-il. Ce qui importe, aux yeux de Diagne, est de dénoncer «l’inimaginable légèreté de certains généraux» et, répondant à une assemblée impatiente de connaître le grand coupable, il lâche : «le Général Mangin, puisqu’il faut le nommer».

 

le général Mangin, un "chef de guerre"

Mangin est alors au sommet de son impopularité. Mais pour le comprendre, il est nécessaire de remonter en arrière.

On sait comment le nom de Mangin avait été associé à celui de Nivelle depuis la bataille de Verdun, au point qu’on put parler à leur propos dans les milieux militaires d’une «l’école de Verdun», visant par là une conception d’une bataille de rupture combinant  des assauts offensifs avec un puissant appui d’artillerie. Cette conception correspondait bien au tempérament de Mangin. Il l’avait déjà démontré et avait toujours suscité à la fois admiration et méfiance.

 

tirailleurs (7)
tirailleurs sénégalais et leurs femmes partant pour le Maroc

 

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tirailleurs sénégalais contournant les remparts de Salé au Maroc

Après Fachoda, ses actions audacieuses au Maroc, la prise de Marrakech en 1912 et la soumission du Moyen-Atlas en 1913 l’avaient consacré comme chef de guerre. Elles l’avaient également consacré comme une forte tête, mal vu par l’État-major en métropole et par Lyautey au Maroc qui juge utile d’avertir Paris dès 1912 «de ne surtout pas lui donner la sensation qu’il est indispensable, sinon il devient intenable» (7).

Force Noire (1)
La Force Noire, lieutenant-colonel Mangin, 1911

Le fait est que le général exaspère et que sa campagne pour la création d’une Force noire qu’il poursuit depuis 1910 n’a rien retranché à sa réputation d’ambitieux et de gêneur. Ce projet avait été fraîchement accueilli en France. Il avait eu tout de même deux résultats tangibles ; il avait enraciné le mythe de l’Afrique «terre à soldats» et consolidé le réseau d’influence de Mangin dans les milieux qu’on peut qualifier de «nationaux-expansionnistes» (8).

Quand éclate la guerre, il est rappelé et obtient le commandement d’une brigade d’active puis il reçoit celui de la 5e division d’infanterie, qu’il garde jusqu’en mai 1916. Il continue aussi de manifester ce goût prononcé du panache qui avait déjà exaspéré certains de ses pairs avant la guerre. Il démontre encore plus ses capacités de meneur d’hommes (9).

Mangin et Baba en 1916
le général Mangin et son ordonnance Baba Coulibaly, Le Miroir, 28 septembre 1916

En fait, son grand moment arrive en 1916 lorsque sa division rejoint Verdun et qu’il passe sous les ordres de Nivelle. Leur relation est immédiatement bonne et c’est ensemble qu’ils conçoivent les deux offensives pour la reprise du fort de Douaumont, la première qui échoue en mai, la seconde qui réussit, le 24 octobre. Or, lors de cette seconde attaque, les deux bataillons de Tirailleurs sénégalais utilisés, ont démontré une valeur combative exceptionnelle et une ardeur que se plut à souligner Mangin :

«Hier les Sénégalais ont traversé Verdun ; ils brandissaient leur coupe-coupe en criant “Douaumont ! Douaumont !”. Je ne suis pas très certain qu’ils comprenaient, mais pour eux, Douaumont, ce sera la dernière tranchée qu’on leur permettra de prendre (avant d’aller à Fréjus) et, après tout ils ont raison» (10).

 

tirailleurs (9) Fréjus
tirailleurs sénégalais au repos à Fréjus

Lorsque l’offensive de 1917 est mise au point par Nivelle, la valeur des soldats noirs n’est plus discutée, d’autant plus qu’ils l’ont aussi démontrée sur la Somme. En 1917, Mangin est cette fois au cœur du dispositif de Nivelle, à la tête de la VIe Armée. Il réclame «ses» Sénégalais dont il escomptait la puissance de choc et il est écouté au GQG où certains cherchent à tout prix à récupérer des hommes et, des Noirs pourquoi pas afin «d’économiser du sang blanc» comme on l’évoqua alors (11).

Quelles que soient les intentions, qui présidèrent à l’envoi des Noirs au Chemin des Dames, pour la première fois, un nombre considérable de «Sénégalais» y furent envoyés en mars 1918 ; ils furent regroupés en régiments de marche et placés au coeur du dispositif d’attaque de la VIe Armée.

Après les tergiversations qui présidèrent au rassemblement de ces hommes entre janvier et mars, vingt-et-un bataillons noirs furent affectés au 1er et au 2e Corps d'Armée Colonial (CAC) (12). Ils ne furent pas employés par la suite de la même manière, certains regroupés en régiments homogènes (le 57e et le 59e  cités par Diagne dans son réquisitoire), d’autres «panachés» dans des régiments mixtes (le 57e également cité par Diagne) ou encore dans des brigades mixtes.

Le député du Sénégal était très bien renseigné. Il est vrai que rarement au cours de la guerre, les opérations furent plus suivies par nombre d’observateurs de tout genre, comme le démontrèrent les controverses postérieures entre Mangin et Painlevé (13).

tirailleurs (11) revue
tirailleurs sénégalais passés en revue

Effectivement, parlementaires, journalistes, curieux voulurent «voir sur place»… des deux côtés d’ailleurs, français et allemand. Ainsi, est-il consigné dans un JMO de BTS, «deux dames furent même aperçues en compagnie de quelques soldats allemands et des observateurs dans les arbres» (14). Diagne fit même état d’informations directes d’officiers et de la communication de rapports militaires qu’il cite abondamment au cours de son interpellation afin de montrer les pertes  exceptionnellement élevées des unités noires.

Au total, pour Diagne, les choses sont claires : tout ce qui est arrivé est de la «faute à Mangin». Il en surestime d’ailleurs l’influence car, affirme-il, «il faisait du général Nivelle, ce qu’il voulait». Sans doute mélange-t-il ici tactique et stratégie, mais il est exact que Mangin obtint d’employer le maximum de soldats noirs contre les réticences de la Direction des Troupes coloniales et de Lyautey, alors ministre de la Guerre. Arrivés au front dans des conditions déplorables de transport et d’installation, ces hommes déjà décimés par le froid, abordèrent l’offensive dans un état physique déplorable avec des instructions de combat déraisonnables.

Pourtant, ce que dénonce Diagne, ce ne sont pas tellement les pertes des troupes noires que les conditions d’emploi qui rendirent inévitable leur énormité, entre autres, l’envoi prématuré au front et l’absence de «précautions» du haut-commandement, contraire à la dignité même de ces combattants :

«Nous avons des raisons de combattre, mais nous demandons à combattre dans des conditions humaines rationnelles ; nous demandons que celui qui a un fusil à la main n’ait pas l’impression qu’il est un peu du bétail».

 

caricature Mangin 1917
Le Rire, samedi 17 février 1917, avec deux formules :
"le général Mangin et ses exécutants" et "Musique de guerre : un Noir vaut deux Boches"

Et, ajoute-t-il plus loin, pour être complètement explicite : «J’ai le droit de dire au Gouvernement, pour celui qui l’a précédé, c’est chaque fois un crime contre la défense nationale de traiter ainsi les hommes qui viennent ici, n’ayant rien d’autre à défendre que la liberté que vous devez demain leur donner d’une façon complète…»

Après une telle déclaration de patriotisme, il est évidemment applaudi par ses pairs, surtout à gauche, et termine son intervention par un grand effet d’éloquence en renouvelant ses accusations contre Mangin :

«La seule personne que je voie, je suis obligé de la voir, c’est le général Mangin ; c’est lui qui a semé l’idée de ces légions de millions d’hommes noirs. Cette idée-là procède de celle même que M. Dalbiez formulait, à savoir qu’on a encore la prétention que du matériel humain peut résister au canon  et à la mitraille. Eh bien ! non, même pas des nègres.»

 Ce qu’on retiendra est un réquisitoire véhément contre le général Mangin.

 

les chiffres de victimes parmi la Force Noire

Reste que les pertes des troupes noires en 1917 ont bien fourni la matière essentielle de l’argumentaire de Diagne. Mais avant de tenter d’en évaluer la validité, quelques réflexions méthodologiques sont nécessaires en préalable.

Dans un article fondamental, Antoine Prost a déjà montré toute la difficulté d’une appréciation indiscutable des pertes françaises de la Grande Guerre et a souligné que la France de l’entre-deux-guerrres «n’a pas cherché à savoir le coût humain de la guerre» (15). A fortiori, sans doute, en ce qui concerne les troupes «coloniales».

tirailleurs (19) Furnès Belgique
tirailleurs sénégalais à Furnes en Belgique

Les réserves concernant l’évaluation des pertes françaises dans leur ensemble sont encore plus  fortes en ce qui concerne l’évaluation des pertes «indigènes», des troupes noires en particulier (16).

La première et de loin la plus importante est que les états d’effectifs établis régulièrement par le commandement ne classaient pas les hommes selon leurs origines géographiques ou leur couleur de peau, mais par grades : officiers, sous-officiers, hommes de troupe. L’établissement de statistiques fut aléatoire, parcellaire et très tardif.

Ce n’est qu’au lendemain de l’Armistice que le Ministère de la Guerre demanda aux commandants d’Armées d’établir des états permettant de les identifier car, estima-t-on alors, «il serait utile de pouvoir séparer les indigènes coloniaux et ceux de l’Afrique du Nord du reste du contingent».

Jusqu’alors les états d’effectifs ne les comptaient pas à part et les états qui furent dressés à l’issue des grandes actions ne permettent que des appréciations ponctuelles. Or, même au niveau des bataillons, ces derniers comprenaient au moins 10% des Blancs dans leurs rangs, officiers, sous-officiers, mais aussi soldats. Si l’on ajoute que les hospitalisations, les décès à l’Arrière ou dans les formations sanitaires ne furent pas enregistrés de façon systématique, on constatera qu’il est très difficile de donner des chiffres sûrs.

Il n’existe pourtant pas d’autres sources que les évaluations de l’Armée. La première estimation que nous avons trouvée date du 20 novembre 1917 (17). Elle n’est ni suffisante, ni bien sûr satisfaisante ; la moitié des morts recensés à cette date le furent sous la rubrique «morts divers» à l’arrière. Un an plus tard, les travaux du 1er Bureau qui servirent à l’élaboration du rapport Marin ne sont guère plus satisfaisants et se contentèrent d’évaluations globales et approximatives des pertes des «troupes indigènes».

résolution Louis Marin pertes
proppsiition de résolution à la Chambre des députés
sur le bilan des pertes des nations belligérantes,
par Louis Marin, 20 mars 1920

Il faut attendre 1919 pour qu’une étude plus précise de la Direction des Troupes coloniales permette des appréciations plus détaillées. Ce sont ces dernières et celles du rapport Marin qui ont fourni la base d’un rapport complémentaire présenté à la Chambre par le député Henri des Lyons de Feuchin, en mars 1924 (18).

Rapproché des rapports précédents et des documents de diverses sources, il permet d’établir un bilan relativement fiable et de comparer avec les autres contingents métropolitains et coloniaux. La plus grande incertitude dans les bilans porte sur les «disparus». Certains d’entre eux ont été récupérés par les ambulances, d’autres sont décédés par la suite et comptabilisés tantôt parmi les «vrais» disparus, tantôt parmi les morts… dans le désordre qui a parfois suivi les offensives.

Si l’on descend jusqu’au niveau des JMO en 1917, on ne peut que corroborer les affirmations de Diagne. Elles s’expliquent par un faisceau de raisons. Les soldats noirs de 1917 furent souvent de jeunes soldats recrutés en 1916, «instruits» superficiellement dans les camps de Saint-Raphaël et de Fréjus avant d’arriver sur le front dans la seconde quinzaine de mars où, comme le souligna justement Diagne, ils endurèrent de conditions météorologiques épouvantables.

Complètement désemparés dès que leurs cadres furent mis hors de combat aux premiers moments de l’offensive, ils perdirent leur capacité de réactions, créant parfois des paniques au cours de leur reflux vers les lignes arrière comme le souligna d’ailleurs Painlevé en 1919 dans son fameux mémoire intitulé la Vérité sur l’offensive du 16 avril 1917. En effet, il y évoqua les «désordres» qui avaient suivi l’échec de l’offensive du 16 avril et affirma que «l’emploi des Sénégalais avait donné lieu à de gros mécomptes (19)».

Comment finit la guerre
Comment finit la guerre, général Mangin, 1920

Euphémisme, car, ainsi que le constate en 1917 un rédacteur de JMO, non seulement «le froid les engourdit et les rend inaptes au combat», mais les évacuations (gelures des pieds, affections pulmonaires aiguës) se comptèrent par milliers. Dans ces conditions, il est incontestable que les pertes des troupes noires (morts, blessés, disparus, prisonniers) furent particulièrement élevées. Pour autant, qu’on puisse les évaluer à partir des données des JMO, elles représentèrent la plupart entre un quart et un tiers des effectifs engagés dans chaque bataillon, dans les deux seules journées du 16 et du 17 avril.

Si l’on tente, maintenant une comparaison avec les autres moments de la Grande Guerre, on constatera, que les pertes des Noirs furent toujours très lourdes, ce qui incita d’ailleurs le commandement à une certaine prudence dans leur emploi. Plus que sur leur emploi massif, on paraît avoir compté surtout sur la peur qu’elles pouvaient inspirer à l’ennemi (20).

Kladderadatsch
Kladderadatsch, journal satirique allemand, 23 juillet 1916 ;
"la civilisation de l'Europe" (source)

Sur la Somme déjà en 1916, déjà, les BTS engagés dans les secteurs de Barleux et de Biaches au sein du 2e Corps d'Armée Colonial (CAC), devant Péronne, subissent des pertes de 20 à 30% des effectifs, 50% pour le 71e BTS par exemple, dans les terribles journées du 1er et au 5 juillet ; ils continuèrent à en enregistrer jusqu’en septembre et leur envoi dans les camps d’hivernage. L’exemple le plus effroyable est peut-être celui, du 61e BTS, le bataillon qui fut justement l’acteur de la seule «mutinerie» de tirailleurs sénégalais pendant la Grande Guerre, en août 1917.

Un an plus tôt, au soir de l’attaque, du 9 juillet, il a perdu les deux-tiers de ses hommes au cours de la tentative pour prendre la position dite de la Maisonnette, au sud de Biaches : 28 morts, 243 blessés, 332 disparus…. «Ces chiffres parlent d’eux-mêmes», commenta le rédacteur du JMO (21). Aussi, l’interminable bataille de la Somme laissa-t-elle un souvenir terrible dans la mémoire des survivants tant les combats furent acharnés.

tirailleurs (20) au départ
tirailleurs sénégalais au départ

L’année 1918 est associée à la défense de Reims (22). Une vingtaine de bataillons y participèrent ; les pertes repérées de quatorze d’entre eux en mai et juin 1918 sont si inégales qu’on ne saurait en tirer de conclusion générale. Si elles furent moins importantes qu’en 1917, l’effectif de soldats noirs fut aussi inférieur (environ 12.000 en 1918, 15.000 en 1917) ; par conséquent la proportion par rapport aux effectifs engagés ne fut pas nécessairement différente. Elles semblent aussi avoir été légèrement supérieures à celles des Blancs, surtout parmi les blessés, intoxiqués et disparus, une fois de plus, mais la différence est peu significative.

Bien entendu, il faut tenir compte également des pertes au cours des offensives françaises ultérieures, en particulier celle de la 10e Armée sous les ordres de Mangin, revenu en grâce, en juillet puis de  la «Marche à la Victoire» et, surtout, des opérations dans les Balkans. Au total, néanmoins, rien ne permet de contredire vraiment les évaluations données par Lyons de Feuchin après la guerre, seulement d’établir une fourchette variant de 29.000 à 31.000 morts, sans pouvoir réellement établir le nombre des hommes mis «hors de combat»...

Enfin, si une comparaison doit être s’effectuée, elle doit l’être avec les fantassins de l’Armée métropolitaine et non avec l’ensemble des pertes l’Armée française qui furent très variables (23). La paysannerie française, principale pourvoyeuse de l’infanterie, paya du même prix le désastre de la guerre : un homme sur cinq. Ajoutons, que l’effroyable décompte des pertes devrait tenir compte enfin du fait qu’une partie considérable (1/3 ?) d’entre elles, se produisirent à l’Arrière où les tirailleurs furent décimés par les maladies pulmonaires (24).

Au total, la question ne peut être véritablement tranchée. Il est possible cependant de soutenir quelques propositions.

1. Elles n’ont pas été globalement plus élevées que celles des fantassins métropolitains.

2. L’année 1917, et tout spécialement les journées du 16-17 avril, a été effectivement très meurtrière.

3. Diagne eut raison de souligner la responsabilité de Mangin. Mais il n’a pas du tout contesté la légitimité de l’Appel à l’Afrique.

4. Enfin, Mangin, déjà en position d’accusé en 1916, en a gardé une image particulièrement négative. Après la guerre, cette image s’ancra définitivement, comme un des piliers d’un argumentaire antimilitariste, plus encore qu’anticolonialiste.

 

tirailleurs (14) groupe
groupe de sénégalais en 1914-1918

 

l'après-Mangin

Le 12 mai 1925, le général Mangin s’éteignait après trois jours de souffrance, diagnostiqués en une «crise d’urémie foudroyante et une appendicite aiguë» (25). Immédiatement, les spéculations les plus extravagantes coururent sur cette mort suspecte. Certains parlaient à mots couverts d’assassinat… d’autres, évoquaient les «revanchards allemands».

En Allemagne, on pouvait lui reprocher beaucoup de choses. En France, également. L’homme est classé à droite, et même à l’extrême-droite ; il était très encombrant (26). Clemenceau l’avait abandonné en 1919 en le promouvant au Conseil supérieur de la Guerre. Il y siégea jusqu’en 1922, en même temps qu’il présida une Commission interministérielle sur l’Armée indigène. Il en avait profité pour développer de nouvelles théories sur la prochaine guerre ; mais il supposait aussi une supériorité numérique d’une France où il y aurait «sous les armes à peu près autant de Français de couleur que de Français blancs» (27).

À l’époque, le différend avec Diagne semble dépassé. Celui-ci est passé complètement du côté gouvernemental. Choisi par Clemenceau, en 1917, pour devenir commissaire de la République en AOF, il est devenu un personnage considérable. Après sa réélection triomphale en 1919 au Sénégal, il occupe les fonctions de commissaire général aux effectifs coloniaux. À la Chambre, il soutient l’instauration du service militaire obligatoire en Afrique noire car il considère l’Armée comme l’école de la République et un gage d’obtention de la citoyenneté.

Beaucoup y verront l’amorce d’une trahison scellée lors des élections de 1924 où Diagne fut accusé d’avoir fait alliance avec les maisons de commerce et l’Administration. Quant à ses relations avec Mangin, il est peu probable que les deux hommes s’apprécièrent, encore moins se fréquentèrent…

Cependant, moins de choses qu’auparavant les séparent, d’autant plus que le général accompagnait maintenant son discours colonial d’un programme teinté de progressisme ; il soutenait la promotion des «indigènes» aux grades supérieurs. Désormais, «on ne peut pas traiter les races indigènes comme des races irrémédiablement inférieures» affirmait-il dans un programme de réformes qu’il n’aurait sûrement pas envisagé avant la guerre (28).

En fait, Mangin avait contre lui deux catégories d’adversaires. D’abord, le personnel politique du Cartel mis en place par les élections de 1924, Painlevé, en tête. La gauche radicale, victorieuse en 1924, le soupçonne de vouloir «jouer les Boulanger». En fait, Mangin s’est fait des ennemis dans toute la classe politique. Comme il avait paru véritablement incontrôlable, on l’avait même envoyé représenter la France dans une grande mission de prestige… en Amérique du Sud ! Il y avait été d’ailleurs accueilli en héros. [référence]

Mangin en Argentine
le général Mangin en Argentine, au printemps 1921

En fait, la «question Mangin» n’est qu’un épiphénomène de la controverse sur l’offensive ratée de Nivelle d’avril 1917. Les controverses s’éloignaient ; mais elles demeuraient cependant. Au lendemain de la guerre, Painlevé se défend encore d’avoir voulu démissionner le chef de la VIe Armée, affirmant que Nivelle lui avait même demandé l’éloignement de son subordonné en le nommant gouverneur général de l’AOF (29).

Le fait est invérifiable ; en tout cas, le «clan Mangin» n’a pas oublié et sa rancœur se traduit encore aux obsèques quand la veuve du général, conformément à la volonté de ce dernier, refuse la médaille militaire décernée par le gouvernement présidé alors par le même Painlevé. Cette rancœur est d’ailleurs tellement forte qu’elle fait savoir au gouvernement qu’elle s’abstiendra d’assister aux obsèques de son mari, si le président du Conseil y préside (30) ! La presse de droite interprète alors l’abstention gouvernementale comme un camouflet infligé à un héros, une preuve de «la séparation de la République et de l’Armée» (31).

Les adversaires les plus déterminés de Mangin se trouvent cependant à l’extrême-gauche, au Parti Communiste français. En effet, L’Humanité se déchaîne à l’occasion des obsèques de Mangin. Il n’est pas de mots pour le qualifier de «grand tueur d’hommes», de «boucher décoré», de «soudard africain», «d’âme féroce» et, bien sûr, de «broyeur des Noirs»…

Des caricatures outrées le désignent à la vindicte ouvrière en tablier de boucher ou en baudruche galonné au masque impitoyable ; il est vrai que physique et le visage de Mangin s’y prêtaient bien… (32). On rappelle à cette occasion, ses «exploits» au Maroc avant la guerre. En juillet, lorsque la municipalité de Paris vote une subvention à la veuve du général pour l’éducation de ses enfants, le représentant du PCF au conseil s’indigne contre «les hommes dont se servirent Mangin et les autres généraux en Rhénanie ; il cite patrons de maisons closes, repris de justice, condamnés pour vols, brigandage, coups et blessures»…

Le contexte  de la guerre du Rif favorise évidemment cette campagne de dénonciation. Quand, en avril, isolé et désavoué, Lyautey a quitté le Maroc, le PCF a pris parti violemment contre lui. Un «comité d’action contre la guerre» créée en 1924, sous la direction de Jacques Doriot et de Pierre Sémard, prépare une grande journée d’action, une grève générale prévue en octobre 1925. En attendant ce grand jour, la mort de Mangin est l’occasion de dénoncer les militaristes et les impérialistes dont il est devenu un symbole.

En fait, la campagne correspond à la ligne du parti suivie depuis sa création. En 1920, une des fameuses vingt-et-une conditions, la huitième, avait spécifié aux futurs partis communistes dans le monde, et en particulier en France, la nécessité de «dévoiler impitoyablement les “prouesses” de ses impérialistes aux colonies».

Emboitant le pas, le PCF avait désigné Mangin à la vindicte révolutionnaire, dès son congrès de 1921, à Marseille. Mais, remarquons-le, ce n’est pas vraiment l’exploitation de la «chair à canon» qui fut dénoncée ; c’est le danger que ferait peser sur la classe ouvrière la constitution d’une telle force entre les mains des militaristes et au service du Capital.

«Le militarisme français se vante par la bouche de Mangin de disposer de 400.000 soldats indigènes ; à la vérité, et par des procédés susvisés, il peut lever 1 ou 2 millions d’Africains et d’Asiatiques. Il espère ainsi des victimes plus dociles que les ouvriers et les paysans français, et aussi se servir des contingents coloniaux comme instrument aveugles pour opprimer et écraser le prolétariat d’Europe». [source seconde]

 

Bull comm fév 1922 Colonies (4)       Bull comm fév 1922 Colonies (1)
le Bulletin Communiste, 14 février 1922, Thèses adoptées par le 1er Congrès du PCF ;
dans celle sur les Colonies, le général Mangin est mis en cause

 

Bull comm fév 1922 Colonies (2)

Bull comm fév 1922 Colonies (3)
la mise en cause de Mangin qui pourrait "écraser le prolétariat d'Europe"

 

L’argumentation était fort ancienne, déjà développée avant la guerre. Simplement, la crise marocaine fournissait au PCF l’occasion d’une récupération qui laissait de côté les socialistes embarrassés. L’argument était simple : les troupes coloniales en général, la Force noire, en particulier, n’étaient que des instruments utilisés contre les peuples au Maroc comme en Europe. Replacés dans la fièvre politique du moment et dans la rhétorique révolutionnaire, ces outrances ne surprennent pas. Elles illustrent les ambigüités fondamentales de la question de l’Armée noire.

 

une "légende Mangin" relayée par Blaise Diagne

En 1920, Mangin écrivit : «il faut avoir une grande habitude de la bataille pour ne pas se laisser impressionner par la nuée de blessés qui refluent sur les arrières de toute grande attaque à la fin de la première journée»… Nul doute qu’il avait en tête que, le 16 avril 1917, l’emploi des tirailleurs sénégalais lui valut sa légende «mensongère» à ses yeux. Il est probable, cependant, que cette «légende» n’aurait pas eue l’écho qu’elle a reçu si elle n’avait pas été relayée par Blaise Diagne, et surtout si elle n’avait pas été amplifiée plus tard par l’extrême-gauche pour dénoncer le militarisme au service du capitalisme.

Les soldats noirs n’ont peut-être pas constitué la chair à canon sacrifiée à l’avance dont parlait Diagne, et qu’en définitive leurs pertes globales ne furent pas plus élevées que celles des autres troupes.

Si l’on se place du point de vue africain, toutefois, il est évident que la conviction d’avoir servi de chair à canon devait être partagée par beaucoup d’Africains, et peut-être encore plus aujourd’hui qu’hier (33), et bien que le témoignage de Bakary Diallo puisse inviter à nuancer (34).

Force-Bonté couv  Bakary Diallo cr
Force-Bonté, de Bakary Diallo, 1926 et France et Monde, octobre-novembre 1926

 

Mais là n’était pas le problème à l’issue de la Grande Guerre. Lorsque celle-ci s’achève, Diagne et ses partisans ne dénoncent pas du tout l’Appel à l’Afrique ni l’emploi des soldats noirs en Europe ; au contraire, ce qu’ils veulent, à leur manière, c’est ouvrir une brèche dans «la forteresse coloniale» pour employer l’expression de Daniel Rivet, s’en servir comme d’un levier en vue d’obtenir les droits d’une véritable citoyenneté.

Il n’en reste pas moins que la Grande Guerre ancra profondément la légende en y ajoutant des dimensions morale et théorique qui ne paraissent pas avoir existé au début.

En effet, une trentaine d’années plus tard une des plus grandes autorités intellectuelles de l’après-Seconde Guerre mondiale, Hannah Arendt, la reprit à son compte en dénonçant dans la Force Noire «une forme économique de chair à canon produite selon les méthodes de fabrication en série» (35).

Hannah Arendt empruntait son raisonnement à un article de presse d’un journaliste britannique du Manchester Guardian, nommé W.P. Crozier, article paru le 21 janvier 1924 dans le périodique New Republic. Elle ajoutait que lors de la Conférence de la Paix, en 1918 (sic !), Clemenceau aurait obtenu «le droit illimité à lever des troupes noires». Elle attestait ainsi la précocité et la diffusion de la légende de la chair à canon au-delà de l’hexagone. Elle montrait aussi involontairement comment une légende peut s’enraciner. Mais, ceci est  un autre débat.

Marc MICHEL
communication au colloque international
"Les troupes coloniales et la Grande Guerre"
Reims, 7 et 8 novembre 2013 - programme

 

Baba Coulibaly octobre 1914
Baba Coulibaly, ordonnance du général Mangin, octobre 1914

(source : Archives départementales du Cantal)

 

Baba_Coulibaly_1915
Baba Coulibaly, ordonnance, ou "escorte", du général Mangin, 1915
(source : Archives départementales du Cantal)

1 - Christian FOUCHET, Les Lauriers sont fleuris, Paris, Plon, 1973, p. 185. Peut-être apocryphe car le capitaine de Gaulle fut fait prisonnier à Verdun le 2 mars 1916, donc avant l’arrivée de Mangin dans le secteur.
2 - Sur Nivelle, cf. le «livre-réhabilitation» de Denis ROLLAND, Nivelle, l’inconnu du Chemin des Dames, Imago, 2012.
3 - G. Wesley JOHNSON, Naissance du Sénégal contemporain, Aux origines de la vie politique moderne (1900-1920), Karthala, 1991.
4 - Cf. Le documentaire de Serge SIMON, Une pensée du Courneau, Le mystère du camp des nègres, Grand Angle Productions, (2011).
5 - Ce journal presque inconnu avant la guerre, tirait à 64.000 exemplaires en 1917 (cf. Benjamin GILLES, Lectures de Poilus, 2013, p. 308).
6 - Les Tirailleurs conservèrent leur cohérence de base en bataillons, mais furent associés (amatelotés) à des unités blanches pour constituer des régiments de marche en avril 1917.
7 - LYAUTEY Albert-Louis, Lyautey l’Africain, Textes et Lettres…, cité par Louis-Eugène MANGIN, Le général Mangin, 1866-1925,  préface de Jean-Baptiste Duroselle, Ed. Lanore-Sorlot, 1986, p. 130. Cette biographie de Mangin, par un de ses fils, reste la meilleure biographie disponible sur Mangin. Il ne cache pas l’hostilité de Lyautey à l’égard de ce subordonné trop remuant et «dangereux»…
8 - Réseau plus que milieu d’officiers coloniaux (les «Soudanais» d’Archinard), des politiques (Gabriel Hanotaux), des journalistes, constitué à la fin du XIXe siècle.
9 - Son fils rapporte, à cet égard, un épisode, qu’a raconté également, Roland Dorgelès dans Les Croix de Bois, à l’occasion de la bataille de Vimy, après la prise du village de Neuville-Saint-Waast, en juin 1915 : «Le général s’est levé sur ses étriers et, d’un grand geste de théâtre, d’un beau geste de son épée nue, il NOUS (souligné par l’auteur) salua… Le régiment, soudain, ne fut plus qu’un être unique. Une seule fierté : être ceux qu’on salue ! Fiers de notre boue, fiers de notre peine, fiers de nos morts.»
10 - MANGIN Charles, Lettres de Guerre, Fayard, 1950, p. 149.
11 - Dans son travail sur Nivelle, Denis Rolland nous reproche d’avoir attribué à Nivelle la rédaction de la note en question, alors qu’elle aurait été signée par le colonel Renouard, homme fort du GQG. Dont acte… La note était tout de même suffisamment provocatrice pour qu’elle fût rayée.
12 - L’appel à l’Afrique,…1982, p. 311 sq. Trois autres bataillons combattants rejoignirent aussi le front, mais ne furent pas sous les ordres de Mangin.
13 - Cf. Paul PAINLEVE, La vérité sur l’Offensive du 16 avril 1917, Presses de la Renaissance, décembre 1919 et Charles MANGIN, Comment finit la guerre, Revue des Deux Mondes et Plon, 1920.
14 - JMO du 69e BTS  au 17 avril 1917.
15 - Antoine PROST, «Compter les vivants et les morts, l’évaluation des pertes françaises de 1914-1918», Le Mouvement social, 2008/1 (n° 222).
16 - Nous nous permettons sur ce sujet de renvoyer à notre thèse L‘appel à l’Afrique…, 1982, op. cit., p. 405 sq. dont nous reprendrons ici l’essentiel des conclusions. La question a été reprise par l’historien américain Joe Lun, Memoirs of the Maelstrom, A Senegalese Oral History of the First World War, Heinemann, James Currey, David Phîlip ed., 1999, dont nous ne partageons pas toutes les conclusions.
17 - «Dépôt commun des régiments mixtes et de Sénégalais. État numérique des pertes des sénégalaises parvenues au dépôt pendant le mois de novembre 1917» (SHAT, 7 N 2121).
18 - Rapport fait au nom de la Commission de l’Armée chargée d’examiner la proposition de résolution de M. Louis Marin sur le bilan des pertes en morts et en blessés faites au cours de la guerre  par les nations belligérantes», Chambre des députés, annexes à la séance du 18 mars 1924, rapport du baron Lyons de Feuchin.
19 - Paul PAINLEVE, La Vérité sur l’offensive du 16 avril 1917, N° spécial de la Renaissance, 1919 ; on sait comment  Mangin, qui attribuait son limogeage à Painlevé, y répondit par Comment finit la guerre.
20 - Peur que pouvaient partager d’ailleurs les fantassins français… Barbusse en fait état dans un passage fameux du Feu mélangeant d’ailleurs les Bicots et les tirailleurs
21 - 29 N 871, JMI du 61e BTS.
22 - L‘appel…, op. cit., p. 327-328.
23 - Les tableaux des pertes des troupes «françaises» et les pertes «sénégalaises» par année de guerre, établis par l’historien américain Joe Lunn (pp. 143-144) à partir du rapport Marin nous paraît d’autant plus discutable que celui-ci ne fait pas de distinction entre les différentes formations, infanterie, artillerie, génie, train, aviation, etc…
24 - En particulier dans le camp du Courneau où reposent encore 942 tirailleurs, sous un tertre dédié à leur mémoire. (Cf. Le documentaire de Serge Simon, Une pensée du Courneau…).
25 - Louis-Eugène MANGIN, op. cit., p.291.
26 - Le fait d’avoir été le gendre du gendre de Godefroy Cavaignac, antidreyfusard notoire, par son mariage en 1905, ne fut certainement pas étranger à la méfiance des Républicains à son égard.
27 -Charles MANGIN, Comment finit la guerre…, op. cit.
28 - Ibid, p. 798 sq (Mangin souhaite développer la collaboration des indigènes par la consultation de leurs représentants «naturels», le développement d’assemblées locales, l’institution ultérieure de Parlements par colonies, la création d’Écoles normales d’instituteurs, de médecins, de sages-femmes etc…). Au sein de la Commission interministérielle des Troupes indigènes, il s’opposa ouvertement aux représentants de l’Afrique du Nord très hostiles à la formation de cadres indigènes.
29 - Paul PAINLEVE,  La vérité sur l’offensive du 16 avril 1917… op. cit. , p. 74.
30 - Louis-Eugène MANGIN, op. cit., p. 293.
31 - Le Temps, 17 mai 1925, Revue de presse.
32 - L’Humanité, 13 mai, 16 mai, 26 mai, 16 juillet 1925.
33 - En témoignent les réactions du public aux deux Rencontres Images et Histoire, organisées à Brazzaville en novembre 2012 et novembre 2013 par Louis Estienne, conseiller pédagogique et professeur au Lycée Saint-Exupéry de Brazzaville, sous l’égide de l’Agence pour l’Enseignement français à l’Étranger.
34 - Bakary DIALLO, Force-Bonté, 1e éd. Préfacée par Jean-Richard Bloch, Paris, Rieder, 1926, 2e éd., NEA-ACCT, Dakar, 1985, préface du doyen Mahamadou Kane.
35 - Hannah ARENDT, Les origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, 2002, p. 376.

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tirailleurs (1)
arrivée de tirailleurs sénégalais à Marseille, 14 juillet 1913
"adjudants : Martineau, Mamaditararoie, Barkeldiallo"

 

tirailleurs sénégalais ou marocains ?

 

Tirailleurs sénégalais Amiens 1914 (2)
passage de "tirailleurs sénégalais" à Amiens, 1914 (?)

 

Tirailleurs sénégalais Amiens 1914 (1)
passage de" tirailleurs marocains" à Amiens, 1914 (?)

 

traversée Amiens Armée d'Afrique
"le passage de l'armée d'Afrique" à Amiens, 1914 (?)

 

Amiens avenue Jules Ferry 2013
configuration actuelle du lieu de passage des tirailleurs à Amiens
(identification : Archives municipales d'Amiens)

 

- commentaire : il est fort probable que la première carte postale légendée "tirailleurs sénégalais" le soit par négligence ou par erreur et que les soldats en question soient plutôt - comme légendé sur la seconde carte - des tirailleurs marocains ; leurs tenues, leurs coiffures, leurs visages plaident en faveur de cette identification.
Quant à la troisième légende, elle reste vague en intitulant l'image : "Le passage de l'armée d'Afrique" (l'endroit n'est pas exactement le même... mais les personnages sont identiques).

Michel Renard

 

 

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10 juillet 2014

les Attachés de Défense français n'ont pas le droit d'écouter Bernard Lugan...!

Diapositive1

 

 

l'africaniste Bernard Lugan invité par l'Armée...

et censuré par l'Élysée !

 

Le 24 juin 2014, à la demande des Armées, je devais présenter "L'interaction religieuse, culturelle, historique et géopolitique entre les cinq pays de l'Afrique du Nord et ceux de la bande sahélo-tchadienne" aux Attachés de Défense français en poste dans la quinzaine de pays concernés, plus le Nigeria. Le but de cette intervention très spécialisée était de donner à nos Attachés de Défense une nécessaire vision globale ainsi que des clés de lecture dépassant les frontières de leurs affectations respectives.

Quelques jours avant la date prévue, un ordre comminatoire téléphoné depuis l'Elysée contraignit les organisateurs à décommander la prestation bénévole qui m'avait été demandée dans l'urgence et pour laquelle, compte tenu de l'actualité et des enjeux, j'avais annulé des engagements prévus de longue date.

Alors que la complexité des situations locales et régionales nécessite une connaissance de plus en plus "pointue", non idéologique et basée sur le  réel, la présidence de la République, avec un sectarisme d'un autre temps, a donc privé les Attachés de Défense français d’une expertise à la fois internationalement reconnue et nécessaire à la bonne compréhension des zones dans lesquelles ils servent...

J'ai attendu des explications. Comme elles ne sont pas venues, j'ai donc décidé de publier ce communiqué afin que le public sache que des héritiers de la "section des piques" gravitent dans l'entourage immédiat du chef de l'État d'où ils lancent les "colonnes infernales" de la pensée sur les esprits libres.

Le prochain numéro de l’Afrique Réelle que les abonnés recevront au début du mois d'août contiendra le texte de mon intervention censurée qui sera naturellement amputé des éléments confidentiels que je réservais à l'auditoire spécifique auquel elle était destinée. Les "tchékistes" de l'Elysée le découvriront en primeur puisque la présidence de la République est abonnée à l'Afrique Réelle et qu'elle reçoit mes communiqués...

Ce communiqué est destiné à être repris et largement diffusé.

Bernard Lugan

 

Pour vous abonner à l’Afrique Réelle :

http://bernardlugan.blogspot.fr/p/abonnement-reabonnement.html

 

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carte Sahel et conflits
source, janvier 2014

 

 

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9 juillet 2014

70e anniversaire de la tragédie de Thiaroye

Tirailleurs sénégalais août 1944
tirailleurs sénégalais du 8e RTS partis de Tunis le 11 août 1944 (source ECPAD)

 

lettre ouverte au Président de la République

sur la tragédie de Thiaroye (1944)

 Julien FARGETTAS, historien

 

Julien Fargettas                                                                                                                     
Lucenay, le 4 juillet 2014

 

Monsieur le Président de la République
Palais de l'Élysée


Objet : 70ème anniversaire de la tragédie de Thiaroye

 

Monsieur le Président,

Lors de votre dernier discours prononcé à Dakar, vous avez évoqué la question de Thiaroye, ce mouvement de revendications de tirailleurs dits «sénégalais» sortant des camps de prisonniers de guerre allemands et tragiquement réprimé dans le sang au matin du 1er décembre 1944.

L'année 2014 marque le centenaire du déclenchement de la Grande Guerre mais également le soixante-dixième anniversaire de cette tragédie. Alors qu'une série d'initiatives à caractère historique et mémoriel est prochainement organisée par le Sénégal et la France, la question de Thiaroye sera immanquablement au cœur des discussions et ne manquera pas de susciter de nouvelles controverses.

Devenue un symbole en Afrique, la tragédie de Thiaroye est aujourd'hui encore sujette à polémiques et discussions. L'Histoire scientifique n'a pu que très sommairement s'emparer du sujet.

Ne serait-il pas temps qu'un véritable travail historique et scientifique sur le sujet puisse voir le jour ?

Vous avez été ainsi saisi en octobre 2012 du sujet des archives de l'événement par Madame Armelle Mabon. Depuis, de nouvelles pièces ont été retrouvées et mises à sa disposition, lui permettant de rédiger une «synthèse» de l'événement récemment remise à vos services. Si effectivement de nouveaux faits apparaissent, l'omission d'autres archives et témoignages, des conclusions hâtives et autres raccourcis incohérents, témoignent de la partialité de ce travail.

Docteur en Histoire et chercheur associé à l'unité de recherche CHERPA de l'Institut d’Études Politiques d'Aix-en-Provence, spécialiste reconnu internationalement de l'Histoire des soldats africains de l'armée française, je vous propose la constitution d'un comité d'historiens franco-africains chargé de travailler sur le sujet.

Ce comité devra faire le point sur les sources aujourd’hui existantes en France, en Afrique, aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, les traiter, les analyser, les vulgariser, les rendre publiques. Ce comité devra rendre publics ses travaux, mais également ses questionnements, ses désaccords et les limites de ses conclusions. Car l’Histoire est ainsi faite, indispensable mais imparfaite, pleine de trous et source illimitée de réflexion.

L'annonce de la création d'un tel comité prouvera l'ouverture d'une France qui accepte de regarder et d'étudier son Histoire, y compris la plus douloureuse. Elle démontrera également sa volonté de s'affranchir des vaines controverses qui jusque-là n'ont pas permis à la connaissance de l'événement de s'établir.

Les bases scientifiques qui seront ainsi établies par ce comité pourront permettre la création d'instruments de vulgarisation et de connaissance accessibles au plus grand nombre, Français comme Africains.

Je suis aujourd'hui à votre entière disposition afin que cette initiative puisse voir le jour à brève échéance.

Je vous prie d'agréer, Monsieur le Président, l'expression de mes sentiments les plus respectueux.

Julien Fargettas
julienfargettas@gmail.com

 

Copies :

  • Monsieur le Premier Ministre
  • Monsieur le Ministre de la Défense
  • Monsieur le Ministre des Affaires Étrangères
  • Monsieur le Président de l'Assemblée nationale
  • Monsieur le Président du Sénat
  • Madame la Présidente de la Commission de la Défense nationale et des forces armées
  • Monsieur le Président de la Commission des Affaires Étrangères et de la Défense et des Forces Armées du Sénat
  • Monsieur le Secrétaire Général de L'Organisation internationale de la francophonie
  • Monsieur le général commandant le Service Historique de la Défense

 

Pièces jointes :

  • «Synthèse» de Madame Mabon
  • Commentaires de la «Synthèse»
  • Article de la revue 20ème Siècle
  • C.V. Julien Fargettas

 

camp Thiaroye auj
camp de Thiaroye aujourd'hui (Google Maps)

 

- droit de réponse de Madame Armelle Mabon.

 

_________________

 

Fargettas couv

 

 

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20 avril 2014

Jean Fremigacci, Madagascar à l'époque coloniale

inspecteur indigène en tournée

 

Jean FREMIGACCI

État, économie

et société coloniale à Madagascar

(fin XIXe siècle - 1940)

 

Fremigacci couv - Version 2

 

Madagascar est secoué par des crises politiques récurrentes depuis plus de 40 ans. Cette instabilité traduit un problème de gouvernance qui n’a rien de conjoncturel, mais qui résulte du fossé qui s’est constamment creusé depuis deux siècles entre les populations et les oligarchies successives qui ont monopolisé le pouvoir et les richesses du pays. De ce point de vue, l’État royal du XIXe siècle, l’État colonial du XXe puis l’État post-colonial ont été en continuité. L’ère coloniale (1895-1960) a été un moment essentiel dans cette évolution.

Elle a mis en place en effet un État autoritaire et bureaucratique dont le modèle s’inspirait beaucoup plus de celui de la France d’Ancien Régime que de l’État moderne capable de mettre en oeuvre un processus de développement.

L’administrateur est bien l’héritier de l’Intendant royal de police, justice, finances, et ses moyens au service de la «mise en valeur» se résument au recours à différentes formes de travail forcé (Prestations, réquisition, travail pénal) qui pèsent d’autant plus lourdement que, assez contradictoirement, le pouvoir se lance dans des entreprises de modernisation avec des moyens archaïques, et que la croissance économique est fortement freinée par les contraintes du pacte colonial.

Facteur aggravant, le Fanjakana frantsay, le gouvernement des Français, a dû assumer le fardeau d’une société coloniale déjà largement constituée à la veille de la conquête française, et dont celle-ci a consolidé les cloisonnements, les mentalités et des comportements hérités de l’âge de l’esclavage et du mercantilisme.

Une oligarchie coloniale et un petit colonat surtout créole ont pu ainsi, malgré leur faible dynamisme économique, peser d’un poids très lourd dans le sens d’une accentuation de la contrainte sur les populations. L’insurrection de 1947 devait montrer que le fossé entre le Fanjakana, les gens du pouvoir, et la masse de la population était plus profond que jamais.

Jean Fremigacci est historien de la colonisation. Il a enseigné à l’université de Tananarive puis à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne. Ses recherches actuelles portent sur l’insurrection de 1947 et la décolonisation de Madagascar. Il a récemment co-dirigé Démontage d’Empires (Ed. Riveneuve, 2013).

 

la guerre à Madagascar

 

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Madagascar à l'époque coloniale : le reflet des cartes postales

anciennes

 

Sakaramy eau
Sakaramy, rivière aux approvisionnements d'eau

 

Tamatave la douane
Tamatave, la Douane

 

transports à Finanarantsoa
Madagascar, transports à Fianarantsoa

 

chercheurs d'or
chercheurs d'or dans la région de l'Imame

 

construction voie ferrée
construction de la voie ferrée du lac Alaotra

 

extraction mica
extraction du mica

 

femmes pilant du riz
dans un vala, femmes pilant du riz

 

groupe d'officiers
groupe d'officiers du Commandement supérieur du Sud

 

Majunga anc quai Cie Havraise
Majunga, ancien quai de la Compagnie Havraise

 

Majunga rue de Roves
Majunga, la rue de Roves

 

personnel imprimerie Mission
les directeurs (PP. Genievs et Daniel) et les employés de l'imprimerie de la Mission à Tananarive

 

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Fremigacci couv

 

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cartes de Madagascar, 1888 et 1895

 

carte 1888
La France coloniale illustrée, 1888 (source)

 

carte 1895
Madagascar, carte de 1895

 

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liens

- Jean Fremigacci insurrection à Madagascar du 29 mars 1947 (sur France Inter du 2 avril 2007)

- "Madagascar, colonie française et l'Afrique du Sud" (extraits)

- Histoire et organisation de l'espace à Madagascar de Jean Fremigacci (1989) ; compte-rendu par Jacques Faublée

- Jean Fremigacci : "1947 : l'insurrection à Madagascar" sur Études Coloniales

- Jean Fremigacci : "Madagascar, insurrection de 1947 : ce que révèlent les reconstitutions historiques"

 

Fremigacci couv - Version 2

 

- le livre chez l'éditeur Karthala

 

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25 février 2014

un livre de Mohamed Sifaoui sur l'histoire récente de l'Algérie

9782847366426FS

 

la Sécurité Militaire algérienne (D.R.S.)

"premier parti politique du pays"

un livre de Mohamed SIFAOUI : présentation

 

résumé de l'éditeur

En cette période de «révolutions» arabes et au moment du cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie, ce pays continue d’être contrôlé par des services secrets omniprésents qui suscitent fantasmes et interrogations.

Cette enquête raconte pour la première fois l’histoire tumultueuse de la Sécurité militaire algérienne, (devenue en 1990 le Département du renseignement et de la sécurité – DRS), en mettant à nu certaines de ses pratiques : liens entretenus un temps par les services algériens avec des organisations terroristes (l’ETA) et avec des milieux du grand banditisme (le gang des Lyonnais), assassinats d’opposants (Khider, Krim, etc.), implication dans l’élimination du président Mohamed Boudiaf, tué le 29 juin 1992, dans la mort des moines de Tibhirine, etc.

Tout en rappelant les crimes des islamistes, l’auteur apporte, sans manichéisme, un regard nouveau sur la guerre civile ayant ensanglanté l’Algérie durant les années 1990. Ce livre permet également de découvrir les dessous de la guerre que se livrent l’Algérie et le Maroc à propos du Sahara occidental, les détails sur l’assassinat, en 1987 à Paris, d’André Ali Mecili, un avocat franco-algérien.

Il revient sur la personnalité et le rôle des différents patrons de ces services : de Abdelhafid Boussouf, leur fondateur, à Mohamed Mediène alias Toufik, qui les dirige depuis 1990. Riche en révélations et témoignages inédits, cet ouvrage relate l’histoire des cinquante années d’une Algérie indépendante sous l’emprise d’une police politique aussi opaque qu’omniprésente, qualifiée par beaucoup d’Algériens de «premier parti politique du pays».

Résultat de plusieurs entretiens avec des responsables civils ou militaires, de rencontres avec d’anciens officiers des «services», cette enquête décrit le rôle joué par le renseignement militaire dans l’histoire du Mouvement national algérien, et sur son utilisation par les hauts gradés comme instrument de pouvoir d’un régime autocratique qui a beaucoup de mal à s’ouvrir à la démocratie.

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grandes figures de la Sécurité Militaire algérienne (D.R.S.)

 

eldjazaircom_n35_03_5-2-2011-02-08-10
Abdelhafid Boussouf

 

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Kasdi Merbah

 

medienemohamed
Mohamed Mediène alias Toufik

 

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premier chapitre

Toujours est-il que le 18 octobre 1970, Krim Belkacem, membre fondateur du FLN et ancien ministre au sein du GPRA, est étranglé avec sa ceinture et sa cravate dans sa chambre d’hôtel à Francfort après avoir été chloroformé très probablement par plusieurs hommes. Cette pratique, héritée du temps des maquis et de la clandestinité, continue de permettre au régime d’estimer que les contentieux se règlent en interne, en silence et avec cette manière qu’ont les pouvoirs autoritaires et dictatoriaux, sinon mafieux, d’assainir leurs propres rangs en éliminant ceux qui furent leurs amis, camarades, complices, chefs ou subordonnés. Certains parleront de la «raison d’État», mais il est question en vérité de la «raison d’un pouvoir» dont les membres sont souvent prêts à perdre la raison lorsqu’il s’agit de garder ce même pouvoir.

Alger et Paris s’espionnent

Cette série d’assassinats politiques ne doit pas occulter le fait que la SM est employée non seulement dans le musellement de l’opposition, mais aussi dans le renseignement à même d’éclairer la politique de Houari Boumediène. Cela est d’autant plus vrai qu’à peine au pouvoir, son premier but est de nationaliser les richesses du sous-sol dont l’exploitation était assurée jusque-là par des entreprises détenues majoritairement par des firmes étrangères. De ce point de vue, la question relative à la nationalisation des hydrocarbures était devenue, dans l’esprit du chef de l’État algérien, une «véritable obsession».

En plein conflit israélo-arabe en 1967, Boumediène décide de gérer l’après-rupture des relations diplomatiques avec les États-Unis. Par solidarité avec les «pays frères» et pour se doter d’une stature populaire dans le monde arabe et auprès de la rue algérienne, il a officiellement coupé les ponts avec Washington, mais il sait par ailleurs que son pouvoir, s’il a beaucoup à gagner d’une telle position, perd énormément sur le plan économique, puisque les États-Unis subventionnaient certains produits agricoles de première nécessité importés par l’Algérie et accordaient à ce pays fraîchement indépendant un certain nombre d’aides et autres crédits notamment dans le cadre de ce qui fut appelé à l’époque le programme «Food for peace». Ces facilitations avaient permis aux Algériens de recevoir entre 1962 et 1963, en aides alimentaires, de quoi nourrir 4 millions de personnes.

Le président algérien choisit alors de faire preuve d’un extraordinaire cynisme qui l’incite à adopter un double discours et à jouer ainsi sur deux tableaux. Dans la forme, la prose présidentielle est «anti-impérialiste», sévère à l’égard de l’hégémonie américaine qui de surcroît soutient «l’ennemi sioniste». Boumediène décide, en même temps, de prendre le contrôle de plusieurs entreprises pétrolières présentes dans le sud du pays, en les mettant sous tutelle algérienne : El Paso, Mobil, Shell, Esso, etc. (...)

6028271-8990665
Mohamed Siafoui

 

9782847366426FS

 

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20 février 2014

des Européens avec le FLN dans la guerre d'Algérie

P131113-01

 

"soutien européen à la résistance algérienne,

1954-1963"

compte-rendu de lecture

Roger VÉTILLARD

 

Kader Benamara et Fritz Keller, Solidarité en action, soutien européen à la résistance algérienne, 1954-1963, éditions Barkat, Alger 2013.

Fritz Keller et Kader Benamar
Fritz Keller et Kader Benamar

Kader Benamar, algérien, fonctionnaire international, déjà auteur d'un ouvrage remarqué publié en 2012, Éclats de Soleil et d'amertume relatant l'histoire de l'Algérie de 1942 à 1962, s'est associé à Fritz Keller, autrichien, philosophe, militant syndicaliste, auteur de nombreuses publications sur le mouvement ouvrier et estudiantin pour évoquer les groupes qui, en Europe, ont aidé le FLN pendant la guerre d'Algérie de 1954 à 1963.

Les écrits sont nombreux en France et ailleurs en Europe qui évoquent cette question. Mais la plupart d'entre eux limitent leurs recherches à un pays, à une région ou à une mouvance (notamment les trotskistes ou les chrétiens). D'autres publient le témoignage d'un des acteurs de ces événements.

Dans cet ouvrage, les auteurs dépassent ces champs et tentent une revue plus générale qui va de la France aux Allemagnes, de la Suisse à l'Autriche, aux Pays-Bas et au Danemark, à l'Italie, à la Belgique ou encore à la Hongrie et à la Grande-Bretagne.

Des témoignages, quelques documents originaux, des révélations inédites parsèment les 150 pages de ce court opuscule qui sera un guide précieux pour tous ceux qui voudront approfondir ce travail sur ceux que l'on a appelés les "porteurs de valises".

...vite déchantés...

Il faut ainsi parler de ce qui est moins connu : le réseau de rapatriement des légionnaires étrangers établi à Tétouan au Maroc, les aides en argent, en fausse-monnaie, en armes, en assistance diplomatique... Beaucoup de noms, souvent peu connus, sont révélés. Ce réseau d'assistance a tenté de poursuivre ses missions après l'indépendance, surtout sous l'influence des mouvements marxistes-léninistes tant qu'Ahmed Ben Bella fut au pouvoir.

Mais ces mouvements d'extrême-gauche ont vite déchanté. Le FLN se révèle en fin de compte n'être pas la formation progressiste que certains ont imaginée. Les espoirs placés dans l'indépendance algérienne disparaissent rapidement, les perspectives d'une révolution sociale s'estompent peu à peu et en 1965 tous les trotskistes sont expulsés d'Algérie vers la France.

Roger Vétillard
janvier 2014

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18 janvier 2014

critique du livre de Raphaëlle Branche ("Palestro") par Roger Vétillard

9782200353858FS

 

L'embuscade de Palestro selon

Raphaëlle Branche (Armand Colin, 2010)

Roger VÉTILLARD

 

Ce livre est à ce jour le seul publié qui veut étudier la problématique de cette embuscade, mais finalement n'étudie qu'une seule hypothèse. Sa lecture m'a mis mal à l'aise. C'est pourquoi j'ai repris son étude.

Rappel des faits

En Algérie depuis 18 mois des attentats, des guets-apens, des affrontements ensanglantent le pays. Ce 18 mai 1956, une tragédie éclate dans le ciel métropolitain. Jusqu'ici les drames, les morts, les mutilations ne touchaient que les populations d'Algérie.

Cette fois des familles métropolitaines sont confrontées à l'horreur. La presse s'empare de l'événement et en fait l'archétype du sort des jeunes Français dans une guerre qui ne dit pas son nom. Les opposants idéologiques au conflit s'en emparent pour condamner la mobilisation des jeunes Français.

À 60 km au sud-est d'Alger dans les gorges de Beni Amrane, 21 soldats rappelés du 9e RIC sont en patrouille sous les ordres du lieutenant Hervé Artur. Ils n'ont pas 25 ans, ils appartiennent au contingent de 50000 hommes que le gouvernement de Guy Mollet vient d'envoyer en Algérie pour faire la guerre et non la pacification ou le maintien de l'ordre. Ils sont originaires de l'Île-de-France, ils ont déjà fait leur service militaire, mais ne sont nullement préparés à affronter un ennemi dont ils ne savent rien.

La région est sauvage, le danger y est quotidien. Dans les mois qui précèdent 35 Européens y ont été tués.

Le 25 février 1956 une embuscade au col de Sakamody, non loin de là, sous la conduite d'Ali Khodja a fait 8 morts dont une femme et une enfant de 8 ans. Ali Khodja est le responsable de l'ALN de cette région. Cet ancien sous-officier de l'armée française dispose d'une centaine d'hommes répartis en quatre groupes. Il a reçu un mois plus tôt une livraison d'armes et de munitions amenées par Henri Maillot aspirant déserteur et militant communiste.

La section a ses quartiers dans une maison forestière. Artur est un intellectuel né à Casablanca, rappelé à sa demande alors qu'il préparait l'agrégation de philosophie. Il est toujours de bonne humeur et a conquis ses hommes par sa gentillesse. Il a pour mission de sécuriser la RN5 qui relie Alger à Constantine et qui est régulièrement coupée dans les gorges éponymes.

Au petit jour, les 21 hommes dont 5 pères de famille quittent la maison cantonnière. Ils escaladent une piste raide, l'arme à la bretelle, laissant entre eux un espace d'une dizaine de mètres. Serge Dumas porte le FM, il sera le seul rescapé de cette expédition, celui grâce auquel nous en connaissons les détails.

Palestro gorges photo
gorges de Palestro

À l'approche d'une ligne de crête la fusillade éclate. Les échanges de coups de feu durent une vingtaine de minutes. Il y a 15 tués : 6 rescapés sont faits prisonniers, 4 sont blessés, seuls Dumas et Nillet sont indemnes. Avec Caron, le moins touché, ils suivent les rebelles. Les 3 autres sont abandonnés dans une mechta. Les rebelles ont eu 4 morts et des blessés qui seront soignés par les villageois voisins.

L'alerte est donnée par le sergent Raymond Callu resté à la maison cantonnière. Une section du 9e RIC arrive vers 18 heures. Le lendemain 2 cadavres sont retrouvés sur les lieux du combat en compagnie d'un djounoud blessé qui donne des informations : le piège a été monté avec la complicité de la population du douar Amal. 16 corps sont retrouvés affreusement mutilés à 1 km du douar, déplacés vraisemblablement pour tenter de protéger leurs auteurs. Pour le médecin légiste la mort de plusieurs des victimes est survenue plusieurs heures après les combats. Le 23 mai, les légionnaires du 1er REP localisent la bande de Khodja, tuent 27 hors la loi, font 3 prisonniers et délivrent Dumas. Dans le feu du combat, Jean David-Nillet est tué. Les médias s'emparent de cet épisode.

 

L'exégèse de Raphaëlle Branche

L'analyse de Raphaëlle Branche en replaçant l'épisode dans un contexte historique du siècle précédent a un côté séduisant mais aussi un aspect vulnérable criticable.

L'embuscade a fait date. Elle reste un des rares moments distingués dans les récits de cette guerre. Mais elle n'est pas unique. Elle n'est ni la première, ni la dernière, ni la plus meurtrière. Pourquoi occupe-t-elle cette place? Plusieurs arguments sont avancés :

- Souvent évoquée de façon subliminale, les erreurs ou les fautes ducommandement sont soulignées : "Les hommes envoyés garder les gorges de Palestro comme leurs camarades installés en d'autres points du territoire algérien, sont peu au fait des réalités locales… Le Français rappelé "type 1956" a une formation morale de petit syndiqué en campagne. Quant à la formation militaire, elle laisse bien à désirer".

C'est le bilan de la troupe qu'il a eu à commander depuis le printemps [1] dressé par le commandant Chabot fin 1956. Une étude menée à propos de plusieurs embuscades similaires durant la guerre d'Algérie mais non exhaustive montre que l'erreur de commandement n'est pas exceptionnelle. Ces bévues de la hiérarchie sont autant d'arguments utilisés par les opposants à ce conflit colonial et d'une façon symétrique par les partisans d'une armée de métier. On touche ici l'une des tensions résultant de la mise en place accélérée des renforts en Algérie [2]. Toutefois, l'historienne modère cette critique en rappelant que le bilan de l'embuscade s'inscrit dans la moyenne de la mortalité militaire pour la deuxième partie de l'année 1956 [3].

- la conjoncture politique : le gouvernement de Guy Mollet vient de procéder à un recours massif au contingent, et il utilise cet événement pour justifier sa décision.

- la violence et la cruauté des Algériens sont montrées du doigt et une analogie est suggérée avec l'ensemble de la situation en Algérie, mais les dimensions politiques et militaires de l'engagement sont passées sous silence [4],

- pour en comprendre les ressorts, il faudrait revenir à son nom "Palestro". L'embuscade a lieu sur les hauteurs de ce petit bourg, c'est son nom que les Français utilisent pour désigner abusivement l'événement, dit-elle, car pour les Algériens c'est la bataille de Djerrah.

- plus loin elle affirme que si l'embuscade marque, c'est parce qu'elle fait rejouer des failles anciennes, qu'elle révèle d'anciennes tensions. Sous cet événement une autre histoire est présente : c'est un "palimpseste mémoriel".

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la criticable hypothèse du palimpseste/mémoriel

On revient 85 ans en arrière au moment du massacre de Palestro du 20 avril 1871 pour décrypter celui du 18 mai 1956. Pour elle [5] "Parler de l'embuscade de Palestro [de 1956-nda], c'est inscrire l'action militaire de la guerre dans la continuité de ce massacre [de 1871]".

- Tendre une embuscade puis mutiler les soldats n'est ni original, ni propre aux maquisards des hauteurs de Palestro, ni aux Kabyles, ni aux Algériens ou aux combattants musulmans.

- Enfin, Ali Khodja est un chef exemplaire aimé de ses hommes qui apprécient sa gentillesse et ses qualités humaines, qui épargne les vaincus et impose que des prisonniers soient faits. D'autres épisodes où cet officier est impliqué infirment cette appréciation : les détails de l'embuscade du col de Sakamody le 25 février 1956 ou surtout ceux de la rencontre du 21 septembre suivant avec la section A. G. [6] ne doivent pas avoir été portés à sa connaissance.

 

Des explications singulières ?

Écrire un ouvrage pour dire que le nom de Palestro renverrait plus au souvenir d'un événement antérieur qu'à la localisation de l'embuscade est singulier. En Algérie, dit-elle, on parle de l'embuscade de Djerrah [7], mais sait-elle qu'un tract de l'ALN en juin 1956 la nomme embuscade des Beni-Amrane ? De plus l'embuscade s'est déroulée à 5 km à vol d'oiseau de Palestro bourg de plus de 4000 habitants, alors que Djerrah était une mechta de quelques centaines d'âmes sur les hauteurs des gorges des Beni Amrane appelées aussi gorges de Palestro.

Cette pratique de dénomination des faits de la guerre d'Algérie est courante. Sans remonter aux massacres dits de Sétif où les affrontements dans cette ville ont fait 33 morts dans la population musulmane et se sont terminés à 11h le 8 mai 1945 alors que l'essentiel de l'événement a eu lieu à des dizaines de km les 15 jours qui ont suivi, on peut citer le massacre de Melouza du 3 juin 1957 qui s'est en fait déroulé à Mechta Kasbah près du douar de Beni Ilemane à 11 km à l'ouest de Melouza ou encore la bataille de Souk Ahras en avril 1958 qui s'est déployée à près de 20 km de cette petite ville.

Parler ici de Palestro n'est pas indu, d'autant plus que le nom est familier au vocabulaire français au contraire de ceux des Beni Amrane ou d'Ouled Djerrah. Enfin, il a été donné par la presse française alors que le souvenir de 1871 évoqué par madame Branche est celui des Algériens, cela parait antinomique.

On peut être dubitatif devant la démarche psycho-analytique de Raphaëlle Branche. Où veut-elle en venir ? Attaque-t-elle les théories de l'école de psychiatrie d'Alger pour combattre l'analyse [8] qui explique que la mutilation des corps renvoie à la nuit des temps ? Les psychiatres d'Alger auxquels Franz Fanon s'opposa violemment ont en effet parlé au cours de la première moitié du XXe siècle du primitivisme de la population indigène qui la prédestinerait à une conduite végétative et instinctive. Conception évidemment en accord avec l'air du temps.

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pour Frantz Fanon, ce serait la "dépersonnalisation" le facteur, explicatif
et légitimant, des mutilations des Français par le FLN

Pour Fanon, il faut prendre en compte le fait colonial et la dépersonnalisation qu'il entraine. Pour lui la dépersonnalisation engendrée par la déculturation que subit le colonisé explique son agressivité et dans le cas de Palestro, permet d'interpréter les mutilations des corps.

En quelque sorte, les dégradations imposées aux victimes de l'embuscade de Palestro de 1956 répondraient plus ou moins consciemment à la répression sévère qui a suivi le massacre de 1871. Or aujourd'hui la connaissance de l'inconscient est moins naïve : la dépersonnalisation est surtout névrotique et signe d'une angoisse intense. Elle peut mener à un syndrome dépressif ou en tout cas à la passivité, mais pas à un passage à l'action violente.

À Palestro et ailleurs en Algérie ce sont des révoltés qui agissent. Et la révolte est une action réfléchie mise en œuvre par un groupe conscient qu'il lui est interdit de vivre sa culture et pour lequel éliminer l'ensemble culturel dominant est la seule solution. La révolte n'entre pas dans le champ de la déviance.

Pour le 5e bureau qui conduisait l'action psychologique lors de la guerre, cette pratique de la mutilation des corps relevait d'une pratique culturelle. Il l'a utilisée à des fins de propagande, comme en témoignent les photos de cadavres profanés qui ont été largement diffusées dans la presse ou dans des opuscules de propagande. Il a même utilisé cette méthode brutale en exposant sur la place des villages les cadavres des hors la loi tués au combat, probablement parce que ces spécialistes de l'action psychologique (psychologues, psychiatres, sociologues, ethnologues) étaient convaincus que cette communication était remplie de sens pour ceux qui la subissaient.

Ce n'était pas l'avis de tous les intervenants dans cette guerre psychologique : David Galula était très réservé sur une pratique difficilement admise dans nos sociétés, car elle heurte notre sensibilité où le respect des morts est une valeur très forte. C'est ainsi que France Observateur des 24 et 31 mai 1956 est allé jusqu'à accuser les récits des mutilations d'être de pures créations des services d'action psychologique.

"Mes frères, ne tuez pas seulement…"

Enfin si la mutilation des corps pouvait recevoir une explication liée au palimpseste mémoriel et/ou aux traumatismes causés par la déculturation coloniale, comment analyser les mutilations des corps des moghaznis tués au Abdellys en novembre 1956, ou encore des indépendantistes du MNA massacrés à Melouza en mai 1957, celles de l'officier français blessé, fait prisonnier en janvier 1958 à Aïn Belkacem près de la frontière tunisienne, décédé de ses blessures et dont le corps rendu à l'armée française quelques jours plus tard était également mutilé ou encore des 72 corps retrouvés le long de l'autoroute en juin 1994 dans la même région de Palestro-Lakhdaria, sauf à suggérer que certaines théories résistent mal à la confrontation avec le réel ?

Et puis, faut-il rappeler cette exhortation parue fin 1955 dans "Le Journal des Etudiants" de la Grande Mosquée Ez Zitouna de Tunis à l'attention des algériens en révolte : "Mes frères, ne tuez pas seulement… Mais mutilez vos adversaires sur la voie publique… crevez-leur les yeux… coupez leurs bras et pendez-les" [9] .

Roger Vétillard

vetillard

 


[1] Rapport sur le moral du II/9e RIC, 13 décembre 1956, SHD 1H 2423/1 cité p 42.
[2] P. 52.
[3] P. 53.
[4] P. 8 et 9.
[5] P. 93.
[6] Cet épisode fera l'objet d'une publication prochaine.
[7] P. 10 et 85.
[8] P. 88.
[9] Cité par Jean-Jacques Jordi, Un silence d'État, Soteca éd., p 16.

 

 

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