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études-coloniales
27 avril 2007

Je récuse absolument le terme de repentance (Catherine Coquery-Vidrovitch)

Diapositive1

 

 

Je récuse absolument le terme

de repentance

Catherine COQUERY-VIDROVITCH *

 

- compte rendu du livre de Daniel Lefeuvre, Pour en finir avec la repentance, Flammarion, 2006.


11393510En qualité d'historienne, je récuse absolument ce terme de repentance, qui n'a été utilisé par aucun historien sinon pour en attaquer d'autres et qui est injurieux à l'égard de collègues dont la conscience professionnelle est indéniable mais dont, pour des raisons diverses, à mon avis essentiellement politiques (mais qu'il est de bon ton d'appeler «idéologiques») on ne partage pas certaines des interprétations 1.

De la part d'un polémiste, on peut tout attendre, et les colères peuvent avoir leurs raisons et leurs effets, voire leurs enseignements. Mais de la part d'un historien, l'ouvrage de Daniel Lefeuvre est surprenant.

D'abord les règles élémentaires d'un historien ne sont pas respectées. À qui s'adressent les critiques de l'auteur, et qu'est-ce qu'un «Repentant» ? Apparemment, celui qui n'est pas d'accord avec lui sur son interprétation de l'histoire coloniale. L'ouvrage de Lefeuvre ne viserait donc pas les historiens, car l'histoire est affaire de savoir et non de morale : je parle d'historiens de métier et de conscience, qui appliquent avec le plus de rigueur possible les méthodes des sciences sociales. Celles-ci, par définition, ne peuvent pas non plus éviter une certaine subjectivité, celle du point de vue auquel on se place ou plutôt où l'on est placé par les hasards du temps et de l'espace.

Comme tous les historiens, l'historien de la colonisation examine les faits, les restitue dans leur réalité la plus probable, et surtout les interprète, cherche à en comprendre les raisons, le fonctionnement toujours complexe et les effets. Il peut exister de bons ou de mauvais historiens ; j'aurais tendance à penser qu'un mauvais historien n'est pas un historien du tout, s'il se laisse guider par sa subjectivité au lieu de la connaître et donc de la contrôler. En tous les cas, la repentance n'a pas place dans cet effort. Or, à regarder de plus près à qui s'adressent les attaques de l'auteur, c'est à quelques collègues. L'adversaire d'abord privilégié n'est d'ailleurs pas historien mais politiste, Olivier Le Cour Grandmaison 2 ; les adversaires secondaires sont des historiens non universitaires (ce qui n'est pas de ma part un reproche mais un constat) ; l'un, Gilles Manceron, est auteur de plusieurs livres originaux et utiles et par ailleurs vice-président de la Ligue des Droits de l'Homme ; l'autre, Pascal Blanchard, est un historien entrepreneur, plein d'idées neuves mais parfois, effectivement, un peu rapide ou provocateur.

Sont écornés par ailleurs, de façon plus légère, plusieurs autres collègues, parmi lesquels Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire ou (incidemment) Claude Liauzu ou moi-même. Alors, historiens ou pas historiens ? Car on y retrouve aussi, bizarrement ... Tariq Ramadan (p. 163). Ce sont les seuls nommément désignés à la vindicte de l'auteur. La confusion demeure donc totale, le reste concernant de façon indistincte31 probablement les médias (?), ou bien tout bonnement «on» («on disait alors», «on refait l'histoire», on ne les compte plus, ces «on» constamment appelés à la rescousse !) ; il y a même des expressions aussi précises que «contrairement à une légende tenace» (p. 146). Le tout est constitué en un adversaire imaginaire collectif désormais intitulé : «les Repentants» voire, pire encore, «la propagande repentante» (p. 157) - sans plus de précision ni référence, sinon que «la mythologie de la repentance» (p. 199) entend vouloir «à tout prix prouver que seuls les coloniaux sont stigmatisés» (p. 210). Cela est gênant, particulièrement de la part d'un historien dont la règle devrait être de citer chaque fois précisément ses sources, quelque peu obscures lorsqu'il vise «le prêche des sectateurs de la repentance coloniale [qui] repose sur une suite d'ignorances, d'occultations et d'erreurs, voire de contre vérités» (p. 12) : ou l'invective à défaut de raisonnement...

 

erreurs et occultations

À propos d'ignorances, d'occultations et d'erreurs, Daniel Lefeuvre aurait pu éviter quelques bourdes, en affirmant par exemple que l'«islamophobie ... n'est en rien la survivance d'une culture coloniale plutôt islamophile... à la manière d'un Augustin Berque qui faisait preuve de curiosité humaniste. Sa construction, au contraire, est récente» (p. 228). Augustin Berque comme porte parole de l'opinion publique française en matière d'islam ? Je renvoie, entre autres, à la thèse d'État de Jean-Louis Triaud, au titre pourtant évocateur, démonstration majeure de la construction de l'islamophobie coloniale française pendant plus d'un siècle 3. D'ailleurs c'est contre l'islamophobie qu'avait déjà voulu réagir Napoléon III et son «royaume arabe». Et je rappelle aussi les multiples développements coloniaux du XIXe et du XXe siècle, étudiés entre autres par Charles-Robert Ageron, opposant le «mythe» des Berbères ou Kabyles civilisables aux Arabes («plus musulmans») qui ne le seraient guère 4.

amina3Bien sûr, nous assistons aujourd'hui à de nouvelles constructions de l'islamophobie (qui le nie ?) mais il ne s'agit pas de génération spontanée... Autre erreur choquante : «un pays, le Nigeria, applique la charia» (p. 228). Eh non, «le Nigeria» n'applique pas la charia 5. Le Nigeria, composé de 36 États, est un État fédéral laïc, ce qui, entre autres, lui interdit la lapidation des femmes adultères : certes, deux ou trois provinces du Nord très majoritairement musulmanes font mine de l'appliquer et prononce même des sentences, ce qui est très grave ; mais c'est une manoeuvre éminemment politique qui vise à embarrasser le gouvernement central et, jusqu'à plus ample informé, fort heureusement, aucune condamnation n'a pu être exécutée.

Lefeuvre n'hésite pas non plus à se contredire à deux pages d'intervalle : p. 158, il récuse l'argument de Pascal Blanchard selon lequel, «si l'État favorise cette venue de Nord-Africains en métropole [il veut dire Algériens], ce serait sous la pression du patronat». Or p. 159 il précise lui-même «ainsi, la direction des Charbonnages de France envoie-t-elle des recruteurs sillonner l'Anti-Atlas où elle embauche 30 000 mineurs [marocains] entre 1945 et 1979 » : alors ? Il faudrait savoir ? ou bien les Marocains ne seraient-ils pas «nord-africains» ?

Enfin l'ouvrage déforme outrageusement la pensée de ses «adversaires» lorsque, par exemple, il accuse Le Livre noir du colonialisme de présenter le nazisme comme un héritage colonial : Marc Ferro a simplement rappelé, dans son introduction, qu'Hannah Arendt répertoriait non pas deux totalitarismes (nazisme et communisme), mais trois au XXe siècle. Or c'est au nom de cette invention de filiation, cette fois-ci sans 507citation et pour cause, que Lefeuvre dénigre l'ouvrage sans autre forme de procès : «C'est tout le but [sic !] du Livre noir du colonialisme, publié en 2003, de nous convaincre de cette filiation» [avec Hitler] (p.10). Par ailleurs, il pense faire de l'esprit (par une allusion à une utile édition de sources récemment publiée par Manceron 6) en faisant mine de croire que celui-ci (dont la citation donnée est malicieusemment interprétée) présente Hitler comme le «fils spirituel de Gambetta ou de Ferry» (p. 10 encore) ; mais Hitler utilisateur des constructions racistes «scientifiques» de la fin du XIXe siècle, au demeurant opportunes pour les «expansionnistes coloniaux» de l'époque, cela, il se garde de le rappeler : ou de l'usage du sarcasme pour déformer la pensée d'autrui...

 

statistiques

Un premier étonnement de la part d'un historien économiste distingué : faut-il consacrer le tiers de son ouvrage (pp. 95-140) à expliquer, à partir de la seule Algérie, que la colonisation française fut globalement une mauvaise affaire pour la métropole, ce qui est connu et explicité depuis près d'un demi siècle par tous les historiens de la colonisation, dont le premier fut Henri Brunschwig en 1960, avec son Mythes et réalités de l'impérialisme français, qui demeure un chef d'oeuvre en la matière ?

Faut-il rappeler à notre historien économiste 1. que l'on peut faire dire aux statistiques ce que l'on veut, en particulier lorsqu'il s'agit de moyennes générales, en fonction de la façon dont on les utilise ? Et 2. qu'il vaut mieux éviter, en historien, de valser entre les périodes sans crier gare ? C'est du moins ce que nous sommes chargés d'enseigner à nos étudiants. Absurde donc de se réfugier derrière la pureté des chiffres («voyons donc, pour la conquête d'Alger, ce que nous disent les chiffres», p. 24) : les chiffres sont certes utiles, mais à l'historien de les faire parler, et eux nous diraient plutôt ce que nous voulons entendre.

Ainsi, affirmer tout de go, et sans autre précision, que «de 1900 à 1962 le solde commercial des colonies avec la métropole n'a été excédentaire qu'une année sur trois» (p. 123) ne signifie pas grand chose sur la rentabilité très diffférenciée de territoires variés et étendus dont, selon les lieux et les époques, les uns furent des gouffres et les autres des pactoles (au moins pour quelques investisseurs privés chanceux ). Notre auteur assène des vérités implacables sans aucune référence : «les deux tiers du temps [quel temps ?], les colonies [lesquelles ?] vivent à découvert parce qu'un tuteur généreux, l'État français, assure leurs fins de mois» (p. 123) : a-t-il seulement lu l'article de l'historien économiste F. Bobrie, qui a démontré que l'Indochine entre 1890 et 1914 a été si rentable (à l'opposé de l'AEF) qu'elle a, entre autres profits, remboursé à l'État français la totalité des dépenses de conquête qui en ce cas ne furent pas minces, et dont il en trouvera le détail quantifié ? 7.

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vers 1930 (source)

Certes, ce qu'il expose vaut (en partie) pour l'après seconde guerre mondiale, mais seulement pour l'Afrique noire puisque l'Indochine est perdue et l'Algérie en guerre : c'est précisément la raison pour laquelle les indépendances africaines ont été si faciles à obtenir puisque, à partir du moment où le Code du travail français était promulgué en AOF (1952), l'Afrique s'était mise à coûter trop cher notamment en charges sociales. En répétant ces données bien connues pendant un demi chapitre (pp. 130-134), Lefeuvre ne nous apprend vraiment rien de neuf : qui le nie, chez les historiens s'entend ? En revanche, pourquoi a-t-il omis de rappeler que, de 1900 à 1946, la loi d'autonomie financière des colonies avait stipulé que les colonies ne devaient dépenser qu'en fonction de leurs recettes propres (impôts et droits de douane), ce qui a considérablement et fort longtemps freiné la «générosité» de l'État français ? Le durable non investissement français outre-mer (à la différence de la Grande Bretagne en Afrique du sud, par exemple) ou, quand ils ont eu lieu, les graves errements de ces investissements pourtant largement étudiés (dans le cas de l'office du Niger), de cet héritage l'auteur n'en dit pas un mot.

Enfin, l'exploitation des colonies s'est révélée être un «tonneau des Danaïdes» (titre du chapitre 7, p. 117). Ce fut donc un drame pour l'État colonial comme pour les colonisés. Personne n'y a trouvé avantage. Lefeuvre fournit ainsi des arguments de poids à ceux qu'il veut exécuter : si l'on suit son raisonnement, en effet, les gouvernants et les homme d'affaires français n'étant pas tous des imbéciles, on peut quand même se poser quelques questions sur le bien-fondé d'une aventure coloniale si continuement et si profondément catastrophique, et se demander innocemment dans ces conditions s'il n'y aurait pas quelque repentance à avoir d'avoir si gravement fauté pendant si longtemps ? À quoi bon défendre une entreprise à ce point condamnée ? Je me moque, évidemment, mais c'est pour mieux montrer la faiblesse du raisonnement strictement quantitatif présenté comme infaillible...

Omission plus grave : à trois reprises, il qualifie improprement les Algériens de «Français» (p. 150, 152 et 197). Or sous la colonisation ils étaient indifféremment «Arabes» ou «Musulmans» (la dénomination d'Algériens étant alors réservée aux Français d'Algérie). Certes, il utilise à deux reprises des expressions plus conformes à la réalité en les qualifiant de «partie intégrante de la main d'oeuvre nationale» (p. 150) et en précisant que notables_2sur «le marché français du travail» ils jouissaient de l'«égalité des droits» : du travail, s'entend, et ce exclusivement en France.

L'honnêteté historique exigeait qu'il rappelât en revanche que les «Musulmans», certes, vivaient dans trois départements français, mais qu'ils n'y étaient pas français : c'est précisément en Algérie que fut d'abord adopté en 1894 (avant d'être généralisé ailleurs) le régime dit de l'«Indigénat». Les droits du citoyen français ne furent même pas accordés à une poignée d'évolués, malgré les efforts du député Viollette, pourtant cité, dont la proposition de loi en ce sens (dite loi Blum-Viollette) contribua à faire tomber le gouvernement du Front populaire. Enfin, la constitution de 1946 ne parlait que de citoyenneté impériale, et la citoyenneté française stipulée par la loi Lamine Gueye (1946) ne fut pas appliquée en droit politique. D'où l'inexactitude (le mot est faible) d'affirmer sans nuance et sans date que les Algériens étaient français ? Tout au plus furent-ils étiquetés sur le tard «Français Musulmans» -, au lieu de reconnaître une lapalissade : il n'y aurait pas eu d' «Indigènes de la République»... s'il n'y avait pas eu l'Indigénat ; que celui-ci fût en principe supprimé après la Seconde Guerre mondiale ne l'a pas rayé des mémoires.

 

exemples et citations

Daniel Lefeuvre a beau jeu de reprocher à ses «adversaires» de tronquer les citations, je le cite : «deux citations isolées de leur contexte et tout est dit» (p. 221). Or il fait exactement pareil, ce qui est, je luia_agricole accorde volontiers, de la malhonnêteté intellectuelle. Ainsi m'épingle-t-il parce que j'ai écrit :

«C'est entre les deux guerres que le Maghreb allait à son tour remplir les caisses de l'État, et surtout des colons et des industriels intéressés, grâce aux vins et au blé d'Algérie, et aux phosphates du Maroc». Il a pris soin de taire la phrase suivante : «Mais, comme l'a montré Jacques Marseille, ce soutien fut de bout en bout un leurre. Car, comme on l'a suggéré plus haut, l'économie coloniale, toujours prônée par les gouvernements successifs, eut pour effet majeur de protéger l'économie française de façon malthusienne


Si l'effet majeur fut d'entraver l'économie française, c'est bien que ce n'était pas «rentable». Lefeuvre fait mine de prendre l'expression au pied de la lettre, et me fait donc passer pour une idiote, comme si toutes les recettes françaises venaient d'Afrique du nord ; j'espère pour sa culture historienne qu'il sait que c'est avec Jacques Marseille et sous ma houlette (prenant la suite de Jean Bouvier) que nous avons mené, de 1973 à 1979, une enquête quantitative aussi exhaustive que possible sur la rentabilité détaillée des différents territoires de l'empire, colonie par colonie 8. Cette enquête a servi à Jacques Marseille de premier support pour élaborer son grand livre ; je répète donc ici ce que j'ai toujours expliqué (y compris dans le paragraphe précédant la citation épinglée) : les seules affaires rentables le furent au profit d'entreprises coloniales qui représentaient une part minime du capital français, en Indochine avant la guerre de 1914, au Maghreb entre les deux guerres et en Afrique noire au début des trente glorieuses... Lefeuvre a dû se donner du mal pour trouver à exploiter quelque part une expression trop rapide qui contredirait la totalité des résultats de ma thèse d'État ! 9. Cela n'est guère digne d'un collègue sérieux.

Si j'ai décrit en détail cette anecdote, c'est que le livre de Daniel Lefeuvre procède exactement comme il le reproche aux autres : l'un de ses tics récurrents est de procéder à coup d'exemples pris pour le tout ; le procédé est particulièrement frappant p. 160-162, où il fait bon marché des «très nombreuses déclarations d'Algériens assurant s'être rendus en France après avoir été contactés... par des agents patronaux», mais les réfutent (sans les avoir analysés) par l'énumération de ... six cas censés prouver le contraire : une note du préfet de la Nièvre en octobre 1923, du directeur de la Co des Mines de houille de Marles en 1937, un entrefilet de la Dépêche de Constantine en 1949, un compte-rendu d'un inspecteur des Renseignements généraux à Bougie en 1949, un article du Bulletin du CNPF en 1952, et à nouveau une étude patronale de 1953 : belle démonstration, vraiment ! N'enseigne-t-on pas aux étudiants qu'exemples ne font pas preuve ? (je ne discute pas ici le fond, mais la méthode).

Le deuxième procédé, systématique, est d'extraire les citations de leur contexte pour mieux les ridiculiser. N'accuse-t-il pas Claude Liauzu d'appuyer son assertions de profits parfois immenses de sociétés coloniales «tout en n'en donnant que deux exemples... et à une seule date, 1913» (p. 128) ? Et l'enquête dont je viens de parler, il ne la connaît pas ? Algérie, Tunisie et Maroc ont eu leurs données dépouillées annuellement de la fin du XIXe siècle (et si je me souviens bien, pour l'Algérie, depuis 1830) ; les plusieurs centaines de sociétés commerciales d'outre mer cotées en bourse étudiées sur un demi siècle par Jacques Marseille, alors qu'il les cite à la page suivante, tout à coup il les a oubliées ? C'est du mensonge par omission ou je ne m'y connais pas...

 

positivisme simplificateur

Ce qui est surtout désarmant dans ce livre, c'est son positivisme simplificateur. Manifestement, la complexité des facteurs historiques est une dimension qui lui échappe. Il s'escrime à discuter à l'unité près le nombre de morts provoqués par la conquête de l'Algérie stricto sensu : c'est à peu près aussi intéressant que de calculer le nombre de tués par balle lors des expéditions des conquistadores en Amérique latine ! Tout le monde sait que ce ne sont pas les guerres de conquête qui ont fait disparaître les 9/10e de la population amérindienne, mais les épidémies, les crises de subsistance, et la désorganisation profonde des structures politiques et sociales préexistantes (même si les expropriations de terres, compte tenu du petit nombre relatif de colons espagnols et portugais concernés, ont été proportionnellement (du moins au XVIe siècle, le seul concerné ici) bien inférieures à celles provoquées par les vagues successives de colons en Algérie (expropriations dont Lefeuvre ne dit mot).

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Alger, cimetière arabe (carte postale ancienne)

Au lieu de cela, nous avons droit à un raisonnement désarmant : ou bien, ou bien ; si le nombre de tués par la guerre a été faible, la colonisation n'y est pour rien : le seul responsable de la baisse effroyable de la population algérienne dans la seconde moitié du XIXe siècle est intégralement due à la crise climatique (chapitre 3. «Les années de misère»). Et la conjonction des facteurs, cela n'existe pas ? Je renvoie pour cette analyse notre auteur à la formidable étude historico-géographique, d'une grande érudition, publiée au début des années 60 par Yves Lacoste, André Nouschi et André Prenant sur l'Algérie, passé et présent 10.

Au-delà du seul cas algérien, on remarque que nombre d'entreprises coloniales dans l'histoire se sont accompagnées d'une chute très nette des populations colonisées : en Amérique latine déjà citée, en Algérie et en Afrique du Sud exactement à la même époque et pour les mêmes raisons, et un demi-siècle plus tard (1885-1920) en Afrique noire où les historiens les plus sérieux s'accordent pour estimer entre un tiers et la moitié, selon les régions, la chute de la population. Cette coïncidence renouvelée ne peut qu'interpeller l'historien. Certes, s'il n'y avait eu, chaque fois, des crises parallèles de pluviométrie et de subsistance accentuées par les retombées des crises économiques des métropoles, on peut espérer que les pertes démographiques auraient été inférieures. Mais ce n'est en aucun cas «ou bien», «ou bien» : lorsqu'il y a une telle redondance des effets démographiques, on ne peut que s'interroger sur les modalités entrecroisées des facteurs explicatifs dont la combinaison a pu s'avérer dramatique, même s'il n'y avait pas préméditation !

 

migrations et racismes

Même étroitesse d'esprit à propos de l'historique, pourtant précisément rappelé, des migrations du travail en : France (chap. 10) : en 1951, il y a 160 000 Maghrébins (et non pas «coloniaux»), en France, soit «moins de 1% de la population active». (p. 155). C'est très faible, mais cela ne signifie pas grand chose, tout dépend des catégories socio-professionnelles concernées. Lefeuvre ne le nie pas, mais comme il est facile de biaiser un commentaire ! Il remarque p. 225 que, en 1996, «42% des Français estiment que tous les êtres humains font partie de la même race» et il en paraît content. Mais plus de la moitié des Français croient donc encore que le concept de race est acceptable, et au total près de 20% affirment que ces races sont inégales entre elles, et il trouve cela plutôt rassurant ?

Moi je trouve cela inquiétant, 3/4 de siècle après que la génétique ait démontré le contraire, et trente ans après que Jacquard ait commencé à se donner tant de mal pour en populariser les résultats 11 : ce qui prouve à tout le moins que nos subjectivités sont différentes... De même, chez Renault, les 4/5 des ouvriers non qualifiés, écrit-il, ne sont pas maghrébins et, par conséquent, le rôle des travailleurs colonisés dans la reconstruction française est «marginal» et largement surfait ; l'interprétation ne serait-elle pas modifiée s'il disait exactement la même chose en sens inverse : 20 % de travailleurs maghrébins, tous dans les emplois non qualifiés chez Renault, ce n'est pas rien. Une fois de plus, les chiffres disent surtout ... ce que l'on veut leur faire dire. Alors cela justifie-t-il cet excès attribué à tous les «Repentants»: «Affirmer que [la main d'oeuvre algérienne] a joué un rôle décisif [dans la reconstruction] n'est pas seulement excessif. À ce niveau d'exagération, c'est de fable ? ou de mensonge ? qu'il faut parler» (p. 157). Or, pour justifier sa colère, mystérieusement, les «Repentants» cités se réduisent en fin de compte... à une déclaration de Tariq Ramadan sur France 3 selon laquelle les travailleurs d'Afrique du Nord «ont reconstruit la France» (p. 163).

Bien entendu, Lefeuvre a raison de rappeler qu'il ne faut pas non plus s'obnubiler sur un pan de l'histoire au détriment des autres, et que le «racisme» anti-maghrébin n'a rien à envier à ce qu'il est advenu avant eux aux immmigrés pauvres arrivant en masse : Polonais des houillères, Italiens du bâtiment, etc. Les guerres saintBarthelemycoloniales ont été atroces, mais il a raison de rappeler que beaucoup d'autres guerres aussi ; son long développement sur les massacres vendéens ou sur les camisards (on aurait pu y ajouter les Cathares) renforce bien cette idée-force : les guerres les plus meurtrières et les plus aveugles sont les guerres civiles, car ce sont celles qui, quasi par définition, confondent les civils et les militaires (de même qu'il n'y a jamais eu de guerre sans viols souvent massifs des femmes). D'où la justesse du rapprochement. Le petit Lavisse d'autrefois ne faisait pas autrement, qui enseignait aussi bien les dragonnades de Louis XIV que les enfumades de Bugeaud (est-ce la peine de vouloir minimiser celles-ci (pp. 50-53) ? Bien sûr, comme Lefeuvre l'argumente, si les insurgés s'étaient rendus au lieu de se réfugier dans des grottes, ils n'auraient pas été enfumés : c'est donc «leur faute» ?) Une enfumade est une enfumade et ce ne fut pas la seule, j'en connais au moins une autre assez terrible en Centrafrique - Oubangui-Chari d'alors - en 1931.

Il n'empêche : les hommes d'aujourd'hui ne sont pas tous des historiens, beaucoup ont aussi oublié ou tout simplement ignorent que, depuis toujours, les guerres de religions, quelles qu'elles soient, ont compté parmi les pires. Ce qui demeure dans la mémoire des gens, ce qui a formé à la guerre de guerrilla, et ce qui a justifié la torture (voir Aussaresses), ce sont les guerres françaises les plus récentes, et celles-ci ont été les guerres coloniales... On ne peut nier l'influence de cet héritage dans l'«idée de guerre» en France aujourd'hui. Ce qui apparaît aussi, c'est que les moins intégrés à la France jacobine sont les immigrés les plus récents, et que parmi ces immigrés récents, un nombre très élevé est issu des anciennes colonies (pas tous, il y a aussi les gens d'Europe de l'Est, et les Roumains ne sont guère aimés non plus que le «plombier polonais»). Ceci dit, en moyenne, les immigrés les moins intégrés ne sont plus les Maghrébins : ce sont les gens qui se déversent d'Afrique noire, et comme Lefeuvre ne nous parle que de l'Algérie, cela entâche son raisonnement devenu de ce fait en partie obsolète.

postcolonialité

Enfin, ce que prouve ce pamphlet, c'est l'inculture de son auteur concernant la postcolonialité. Il feint de croire qu'il s'agit de démontrer la continuité chronologique entre périodes coloniale et postcoloniale (entre autres exemples : «la mythologie de la repentance... sert à justifier le continuum entre la période coloniale et aujourd'hui», p. 199). Pour comprendre la pensée postcoloniale, renvoyons à quelques lectures de culture, par exemple le numéro spécial récent de la revue Esprit paru sous ce titre 12. Le postcolonial, ce n'est pas une période : c'est un mode de penser pluriel qui consiste à relire le passé et à le réutiliser, ou à en réutiliser l'imaginaire dans un présent imprégné d'héritages multiples, parmi lesquels l'épisode colonial joue son rôle et a laissé des traces, et qui plus est des traces qui ne sont pas les mêmes pour tous, a fortiori du côté des ex-colonisés et du côté des ex-colonisateurs, bien que les deux soient à la fois contradictoires et inséparables, comme l'a déjà montré Albert Memmi à la fin des années 1940 13. Il est intéressant de noter que Lefeuvre ignore ces termes de «colonisés» et de «colonisateurs» ; les concepts correspondants ne l'intéressent visiblement pas ; il n'utilise, probablement à dessein, que le terme «coloniaux» qui, selon les pages, désigne indifféremment les uns ou les autres. C'est un lissage peu convaincant.

Le dualisme simpliste de Daniel Lefeuvre lui fait penser que «les Repentants» expliquent tout à partir de la colonisation. Bien sûr que non, même si personne n'est parfait, et que des contresens peuvent apparaître parfois. L'histoire - et donc la culture nationale - est cumulative, les différents strates de notre passé se sont entremêlés, produisant chaque fois de nouveaux syncrétismes faits de l'accumulation de toute notre histoire. S'y ajoute, ce qu'il rappelle fort bien (p. 153 à 190), que depuis la seconde guerre mondiale le nombre des immigrés originaires des anciennes colonies s'est démultiplié, pour des raisons diverses. Or, malgré ce contexte culturel métissé, l'héritage colonial a été ignoré, nié ou oublié, alors qu'il est si prégnant que cette attitude de déni et d'oubli nous revient aujourd'hui en boomerang de façon violente et parfois irraisonnable : raison de plus pour ne pas l'escamoter à nouveau au nom de la morale de l'autruche !

Je renvoie pour une analyse autrement plus lucide et fine du processus au chapitre consacré par Jean-Pierre Rioux, dans un ouvrage récent, à la mémoire algérienne contrastée 14. Certes, il s'agit aussi d'un pamphlet, mais qui a le mérite (outre de n'être pas injurieux à longueur de page) d'être un vrai ouvrage de réflexion qui souligne la complexité de ce présent «postcolonial » qu'il a parfaitement le droit de déplorer, même si je ne partage guère les mêmes conclusions. Notre historien économiste devrait se mettre un peu à l'écoute de l'histoire culturelle, autrement plus compliquée que des tableaux chiffrés. L'«histoire sociale est reine», avait coutume d'enseigner Henri Moniot, c'est-à-dire toute l'histoire, dans toutes ses dimensions, économique, sociale, politique, intellectuelle... y compris en histoire coloniale !

Catherine Coquery-Vidrovitch
Professeure émérite à l'Université Paris-7 Denis Diderot
février 2007 - source



Notes

1. En revanche le thème de la «repentance» est utilisé par les hommes politiques (par exemple par le président Bouteflika). Mais les politiques ont souvent des raisonnements qui ne tiennent pas la route, en tous les cas qui n'ont rien de scientifique, et par conséquent ne relèvent pas de l'histoire. Donc il faut savoir à qui s'adresse ce livre : aux politiciens, ou aux historiens ? La confusion est totale.

2. Le fait que Olivier Le Cour Grandmaison ne soit pas historien est important : c'est un spécialiste du présent, qui découvre (et fait donc découvrir) avec un effroi non dénué de naïveté les horreurs d'un passé colonial qu'il ignorait ou négligeait. Il réagit en moraliste et, ma foi, s'il propose quelques bêtises, il rappelle aussi beaucoup de faits fort justes... Les historiens, eux, savent d'une part que le fait colonial a existé depuis les débuts de l'histoire et, côté horreurs de la guerre, ils en ont hélas vues d'autres. Mais ceci n'est pas une raison pour minimiser ce qu'on connaît le mieux au nom de la «concurrence des victimes».

3. Jean-Louis Triaud, La Légende noire de la Sanûsiyya : une confrérie musulmane saharienne sous le regard français, 1840-1930, Paris : Maison des sciences de l'homme, 1995, 2 vol.

4. Voir, entre autres, Charles-Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la France 1871-1919, Paris, PUF, 1968, t.1, pp. 267-277, et Politiques coloniales au Maghreb, Paris, PUF, 1972, pp. 110-120. Patricia M.E. Lorcin, Imperial Identities : Stereotyping, Prejudice and Race in Colonial Algeria, Londres, I.B. Tauris, 1995.

5. La constitution du Nigéria (1999) stipule «The Government of the Federation or of a State shall not adopt any religion as State religion» (chapitre 1, section 2, article 10).

6. Gilles Manceron, (introduit par), 1885 : le tournant colonial de la république. Jules Ferry contre Georges Clémenceau, et autres affrontements parlementaires sur la conquête coloniale, Paris, La Découverte, 2006.

7. François Bobrie, «Finances publiques et conquête coloniale : le coût budgétaire de l'expansion coloniale entre 1850 et 1913», Annales ESC, no 6, 1976, pp. 1225-1244.

8. Les bordereaux informatiques de l'enquête n'ont pas été intégralement publiés, mais ils ont abondamment servi à plusieurs thésards, dont Jacques Marseille (qui avait dépouillé tout ce qui concerne l'Indochine), Hélène d'Almeida-Topor (qui a inventorié tout ce qui concerne l'AOF) et plusieurs autres. Une exploitation comparative globale mais limitée dans le temps (1924-1938) a donné lieu à une publication qui fait toujours autorité : «L'Afrique et la crise de 1930», Revue Française d'Histoire d'Outre-Mer, n° 232-233 (parution 1978), Actes du colloque de l'Université Paris-7, 380 p. L'enquête a aussi donné lieu à plusieurs mises au point dont, entre autres, de ma part : «À propos des investissements français outre-Mer : firmes d'Afrique occidentale», in Actes du 2ème Congrès des Historiens économistes français (M. Lévy-Leboyer éd.), La Position internationale de la France, Paris, EHESS éd., 1977, pp. 413-426 ; «Le financement de la "mise en valeur" coloniale. Méthode et premiers résultats», Etudes africaines offertes à Henri Brunschwig, EHESS, 1983, pp. 237-252 ; «Enquête statistique sur le commerce extérieur des territoires francophones d'Afrique de la fin du XIXème siècle à l'Indépendance», in G. Liesëgang, H. Pasch et A. Jones (eds), Figuring African Trade: Proceedings of the Symposium on the Quantification and Structure of the Import and Export and Long Distance Trade in Africa c.1800-1913, Berlin, D. Reimer, 1986, pp.34-45.

9. Mon «amour immodéré de l'Afrique», en sus «troublé par des considérations idéologiques» [lesquelles ?] comme il l'écrit p. 122, m'a en effet incitée à démontrer en quelque 600 pages que l'Afrique équatoriale française fut pour la France un fardeau dont les résultats économiques furent, jusqu'à la seconde guerre mondiale, quasi nuls, si l'on excepte quelques rares compagnies forestières de triste mémoire (dont l'une évoquée par Louis Ferdinand Céline dans Voyage au bout de la nuit sous le nom évocateur de «Compagnie Pordurière» par laquelle il fut employé au Cameroun) : Le «Congo français» au temps des grandes compagnies concessionnaires, 1898-1930, Paris, Mouton, 1972 (rééd. Éditions de l'EHESS, 2001, 2 vol.).

10. Yves Lacoste, André Nouschi et André Prenant, L'Algérie : passé et présent. Le cadre et les étapes de la constitution de l'Algérie actuelle, Paris, Éditions sociales, 1960.

11. Albert Jacquard, Éloge de la différence, la génétique et les hommes, Paris, Seuil, 1978.

12. «Pour comprendre la pensée postcoloniale», Esprit, n° 330, décembre 2006, pp. 76-158.

13. Portrait du colonisé, suivi de Portrait du colonisateur, d'abord publié dans la revue Esprit

15. Jean-Pierre Rioux, La France perd la mémoire. Comment un pays démissionne de son histoire, pp. 126-148, Paris, Perrin, 2006. 

 

* Daniel Lefeuvre répondra prochainement au compte rendu de Catherine Coquery-Vidrovitch

- voir aussi : "Réplique à un argument de Catherine Coquery-Vidrovitch : un historien peut-il faire dire ce qu'il veut aux statistiques ?" (Michel Renard) 

 

__________________

 

la charia dans le nord du Nigéria

- au sujet de l'application de la charia dans le nord du Nigeria, Catherine Coquery-Vidrovitch écrit ci-dessus : "jusqu'à plus ample informé, fort heureusement, aucune condamnation n'a pu être exécutée". Le rapport 2006 d'Amesty International sur le Nigéria précise que, malgré plusieurs condamnations à mort, notamment par les tribunaux "islamiques" du nord du pays, aucune mise à mort n'a eu lieu.

Cependant, d'autres peines sont exécutées. Ainsi,charianiger le 7 février 2002, un reportage de Maryse Burgot et Dominique Bonnet sur France 2 montrait l'amputation de la main droite, effectuée à l'hôpital et sous anesthésie générale, à l'encontre d'un paysan qui avait volé un boeuf ; elle filmait le tribunal dans lequel un juge avait lui aussi condamné un paysan pauvre à l'amputation... (ci-contre, la main coupée du voleur de boeuf...!!).

 

 

- quant à l'avocate nigériane, Hauwa Ibrahim, lauréate du Prix Sakharov en arton91892005, elle expliquait alors "avoir travaillé sur 47 affaires liées à la Charia, les peines prononcées, a-t-elle dit, sont inhumaines, lapidation, fouet, amputation." source

 

 

M.R.

 

 

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16 avril 2007

"la faute de l'ancienne puissance occupante" (Eric Hobsbawm)

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à droite, école à Brazzaville (Congo) en 1945 (source : base Ulysee, Caom)

 

chez les décolonisés dont la situation

se dégrade, il y a une tendance à dire que

c'est la faute de l'ancienne puissance

occupante

Eric HOBSBAWM (extraits)

 

La «manie de l'histoire» atteint-elle d'autres pays que les vieux pays industrialisés ?
- La décolonisation a vu la création de nouveaux États dépourvus d'histoire, ou bien avec une histoire qu'ils ne veulent pas accepter. Plus récemment, la fin de la guerre froide a provoqué une espèce de dégel de l'histoire telle qu'elle avait été établie à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il y a des révisions historiques un peu partout qui s'imposent – ou que l'on tente d'imposer. Tout cela a ouvert un espace extraordinaire pour une réinvention de l'histoire, largement mythologique, parce que ces histoires-là ne sont pas écrites par les historiens, mais par les gouvernements, les mouvements, les organisations, les groupes de pression.

Il arrive aussi que cet emballement historique soit le fait de groupes ethniques.
- En Grande-Bretagne, il n'existait pratiquement pas de mouvements nationalistes écossais et gallois avant la fin des années 60. De la même façon, en France, sous la IIIe République, des groupes littéraires voulaient sauver le provençal, mais sans aller jusqu'à former un mouvement politique. À l'intérieur des anciennes nations homogènes, des groupes d'identité partielle se sont progressivement détachés. Aux États-Unis, ce fut la redécouverte de l'ethnicité : l'idée qu'être américain ce n'est pas simplement devenir américain, mais c'est aussi souligner sa judéité, son italianité, son irlandisme, etc. Une tendance qu'on retrouve elle aussi partout, à des degrés divers. Aux États-Unis et en France, la centralité de l'État n'est pas mise en question ; histoire_franceen Espagne, en Belgique et même en Grande-Bretagne, si.
Une nation n'existe que par sa relation au passé. Même des nations nouvelles comme l'Australie tentent de se construire des racines. Bien sûr, pour les États-Unis et l'Australie, le passé disponible est beaucoup plus court que le nôtre. Il est d'autant plus court que ces pays ne sont pas en état d'utiliser l'histoire indigène. En revanche, en Amérique latine, les colons ont réussi à accaparer la tradition aztèque et inca contre les Espagnols. Dès lors, il n'est pas étonnant qu'un groupe ethnique ou prétendument ethnique qui tente d'établir son identité se mette à inventer son histoire. Jusqu'au cas ridicule de la soi-disant Padanie qui voudrait se séparer de l'Italie, au nom d'une histoire entièrement inventée.

Jusqu'à quel point de telles entreprises peuvent réussir ?
- Cela dépend de la gravité de la crise des grands États. On peut noter en tout cas que l'Union européenne, en encourageant l'autonomie des régions, a contribué au développement des identités locales. Les nationalistes écossais, qui voulaient l'indépendance, ont constaté que cela ne marchait pas et demandent désormais l'autonomie de la région à l'intérieur de l'Europe. À Bruxelles, de telles revendications ne sont pas vues d'un mauvais oeil, car l'Europe des régions est plus maniable qu'une Europe des nations.
(...)

Comment jugez-vous la tentative d'inscrire dans la loi française les «bienfaits» de la colonisation ?
- Si on regarde l'affaire du point de vue des anciens pays colonisés, on voit que ceux qui se sentent bien dans le monde d'aujourd'hui, par exemple l'Inde ou le Vietnam, examinent leur colonisation avec une certaine sérénité. En Inde, il n'y a pas de mouvement antianglais, pas plus qu'il n'y a de mouvement antiaméricain au Vietnam – après tout, les Vietnamiens ont battu les Américains. En revanche, chez les décolonisés dont la situation se dégrade, il y a une tendance à dire que c'est la faute de l'ancienne puissance occupante. Néanmoins, à mon sens, c'est pour les anciens empires que la difficulté d'écrire une histoire équilibrée est la plus grande, et je pense qu'ils devraient s'abstenir. À cet égard, la France est l'un des rares pays qui ait cherché à passer une loi sur sa colonisation pour indiquer l'orthodoxie.

Un débat comparable au débat français a-t-il lieu en Grande-Bretagne ?
- Non, ce n'est pas une affaire brûlante. Notre empire a toujours été en dehors de l'unité nationale et a joué un rôle moindre dans l'opinion publique ouvrière, alors qu'en France une partie de l'empire, l'Algérie par498861_609859 exemple, a été partie intégrante du territoire national, ce qui pose le problème postimpérial. Mais il reste chez nous le problème de certaines minorités, chez lesquelles on trouve la tentation de juger l'empire. C'est le cas des Pakistanais islamistes, pour qui c'est une façon de signifier leur refus de s'assimiler aux Anglais. Pour une partie de l'islam, l'impéralisme n'est pas mort. Au reste, la décolonisation a été, et de loin, plus problématique au Pakistan et au Bangladesh qu'aux Indes, et l'immigration indienne est plus à l'aise avec sa présence en Angleterre.
(...)

Les jeunes Français issus de l'immigration ont-ils raison de juger que l'enseignement de l'histoire ne donne pas assez de place à leur histoire ?
- Il est légitime de critiquer les programmes scolaires et universitaires, parce que l'histoire y est en grande partie nationale et ne tient pas assez compte du fait que la population de la France ou de l'Angleterre est multiculturelle. Mais cela ne veut pas dire que n'importe quel épisode qui intéresse tel ou tel groupe doit être enseigné avec la même importance. Ces groupes sont libres de développer leur propre littérature, leurs propres institutions, etc. L'important est de réfléchir aux épisodes historiques qui, en dehors de la nation, doivent malgré tout faire partie de l'acquis d'un citoyen. En ce sens, évidemment il faudra réviser certains globalizationaspects de l'histoire nationale et rééquilibrer le rôle du pays dans le monde. Les programmes nationaux doivent s'insérer dans le contexte de l'histoire mondiale. Je ne dis pas qu'il faille substituer l'une à l'autre : après tout, les États nationaux continuent d'exister, et il est normal et légitime que les citoyens de ces pays reçoivent une éducation historique axée sur cette réalité. Mais, même si c'est difficile, il faut parvenir à trouver cet équilibre, surtout dans le contexte d'une globalisation. Là est à mon avis l'une des grandes tâches qui attend les responsables des systèmes éducatifs. Dans cette tâche, les historiens peuvent aider.

propos recueillis par Éric Aeschimann,
Libération, 14 avril 2007

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Eric Hobsbawm est né en 1917

 

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L'âge des extrêmes :
le court vingtième siècle, 1914-1991

(éd. Complexe, 2003)

 

Eric_Hobsbawm
Franc-Tireur. Autobiographie
(2005)

 

 

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12 avril 2007

toute histoire coloniale peut être relue et commentée... (Pierre Joxe)

Diapositive1

 

toute histoire coloniale

peut être relue et commentée...

Pierre JOXE

 

interview de Pierre Joxe, président de l'association France-Algérie

(...)

- Pour construire l’avenir, pour mieux asseoir une coopération dense, la jeunesse a besoin de connaître l’histoire, de savoir ce qui s’est passé entre les deux pays. Qu’est-ce qui empêche l’Etat français de reconnaître les méfaits de son passé colonial en Algérie, comme cela a été le cas par exemple pour Madagascar ?
Pierre Joxe - Vous nommez Madagascar, vous avez raison. La guerre était à peine pierre_joxefinie, j’avais 12 ans, quand on a appris les massacres de Madagascar. On était horrifiés. Madagascar a été une crise horrible qui a duré quelques mois, mais qui, malheureusement, a été étouffée. La décolonisation à Madagascar et en Afrique noire a été ensuite accélérée par les lois-cadres Deferre de 1956. Au même moment, en Algérie, en 1944, 45, 46, 47 il y a eu ce qu’on a appelé des troubles, un début de guerre d’indépendance, mais la fiction que l’Algérie était composée de trois départements français a fait que pendant longtemps ce «droit-là» dominait. La décolonisation de l’Afrique noire a été beaucoup plus rapide, pacifique, que celle du Maghreb. Je ne parle pas de l’Indochine, c’est Dien Bien Phu qui a amené au pouvoir Mendès France, lequel a signé les accords de Carthage pour l’indépendance de la Tunisie, a engagé les discussions au Maroc et, lorsqu’en 1956 les élections ont amené la victoire du Front républicain, nous pensions tous que l’indépendance de l’Algérie allait suivre. Malheureusement, on s’est trompés.

Pourquoi est-ce qu’on a tellement dissimulé la réalité coloniale de la France en Algérie ? Je pense, en partie, parce que les forces politiques et économiques colonialistes, car il ne faut pas oublier qu’il y avait des intérêts économiques très puissants derrière la colonisation, ont tellement engagé la France et le peuple français, – puisqu’il y a eu pendant plusieurs années de guerre jusqu’à 500 000 garçons du contingent en Algérie – que cela a rendu difficile l’élucidation. Ceux qui avaient été les anticolonialistes des années 50, comme moi, étaient considérés comme «l’anti-France». Quand j’étais étudiant, je me souviens qu’on était injuriés, les rares professeurs à la Sorbonne ou à la faculté de droit qui prenaient position contre la guerre d’Algérie, et encore plus contre la torture, contre les camps de regroupement, étaient raillés et traités de mauvais Français. Il a fallu attendre 30 ans pour que commencent à apparaître de plus en plus de films, de livres et même récemment un dictionnaire de la colonisation française qui a été publié par un certain nombre d’universitaires.


- Lors d’une récente conférence de presse sur France Algérie, vous avez dit que les accords de Nouméa sont transposables. Le sont-ils pour le cas algérien comme le préconisent des historiens spécialistes de la colonisation ?
Ce ne sont pas les accords de Nouméa qui sont transposables, c’est le texte de préambule qui les accompagne qui peut l’être, c’est ce que j’ai dit. Quand on lit dans ce préambule que «les Kanaks ont été repoussés aux marges géographiques, économiques et politiques de leur propre pays, ce qui ne pouvait chez un peuple que provoquer une révolte», c’était une façon de dire que la révolte était légitime. Dire que la colonisation a porté atteinte à la dignité du peuple kanak, peut être dit pour le peuple algérien. Je pense que toute histoire coloniale peut être relue et commentée à la lumière de ce genre d’approche, et à ce moment-là personne ne perd son honneur. Les commémorations qui se préparent autour du personnage de Abdelkader – un personnage assez peu connu en France – seront une occasion de revisiter l’histoire de la colonisation de l’Algérie.

- Revient-il au législateur et au politique de dire comment l’histoire doit être enseignée ?
Aussitôt la loi du 23 février 2005 adoptée, l’association France Algérie a pris une position, signée de son président de l’époque Bernard Stasi, dont je rappelle qu’il a été lui-même ministre des DOM-TOM, et en Algérie en 1959, en même temps que moi, condamnant absolument son article 4, sur les «bienfaits de la colonisation». Depuis, les idées ont évolué, puisque le gouvernement, qui aurait pu s’opposer à ce texte à l’Assemblée, ne l’a pas fait, le président de la République, qui aurait pu demander une deuxième délibération, ne l’a pas fait, il a demandé quand même au Conseil constitutionnel de déclasser le texte, plus précisément un alinéa de l’article 4, celui qui, à certains égards, est offensant pour la vérité, ce que nous avons fait. Nous n’étions interrogés que sur cet alinéa. À partir du moment où ce n’était plus du domaine législatif, le gouvernement l’a abrogé. Il a été effacé juridiquement. Politiquement, nous savons bien qu’il y a des gens qui pensent toujours la même chose. L’association France Algérie est pour une histoire libre. La filière de Lyon de France Algérie, présidée par Mme Zohra Perret, a été un des organisateurs du colloque sur ce sujet, qui a eu lieu à l’École normale de Lyon l’année dernière. La recherche historique repose sur des documents, des analyses, sur la liberté des chercheurs, pas sur des injonctions législatives.


- Les lois d’amnistie n’ont-elles pas constitué un frein à la reconnaissance de crimes commis pendant la guerre de libération de l’Algérie ?
Vous touchez un point sensible, j’étais contre les lois d’amnistie, j’ai eu aussi un différend avec François Mitterrand lorsqu’il y a eu un projet de loi de réhabilitation des généraux fascistes, factieux, de l’OAS. Cela a été une crise assez forte à tel point que la loi n’a jamais été mise au vote, Mitterrand l’a fait passer par un système dit du 49-3. L’article 49, paragraphe 3 de la Constitution, permet de considérer une loi comme votée s’il n’y a pas une motion de censure contre le gouvernement. Je considérais que dire qu’on réhabilitait des généraux qui avaient tourné les armes et qui avaient cherché à tourner les hommes contre la République parce qu’ils n’étaient pas d’accord avec la politique du général de Gaulle, c’était inacceptable.
(...)

Pierre Joxe (extraits),
propos recueillis par Nadjia Bouzeghane
El Watan (Alger), 10 avril 2007



DAFANCAOM01_30FI036N048_P
Atar (Mauritanie), une maison de ville - source : base Ulysse Caom

 

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16 mars 2007

réplique à un argument de Catherine Coquery-Vidrovitch

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réplique à un argument de Catherine Coquery-Vidrovitch

un historien peut-il faire dire ce qu'il veut

aux statistiques ?


Michel RENARD

 

Dans un texte particulièrement virulent - mais c'est la règle du jeu puisque l'ouvrage de Daniel Lefeuvre7171747 l'était lui aussi...- l'historienne Catherine Coquery-Vidrovitch, grande spécialiste de l'Afrique coloniale, réplique au livre Pour en finir avec la repentance coloniale. Daniel Lefeuvre lui répondra certainement. En attendant, je souhaite réagir à l'un de ses arguments qui me semble le moins rigoureux. Il s'agit de cette assertion :
- "Faut-il rappeler à notre historien économiste que l'on peut faire dire aux statistiques ce que l'on veut, en particulier lorsqu'il s'agit de moyennes générales..."
Oui, on peut
faire dire aux statistiques ce que l'on veut, si l'on n'est pas un historien honnête. Mais Catherine Coquery-Vidrovitch ne se situe pas à ce niveau de polémique puis qu'elle gratifie son interlocuteur du titre "d'historien économiste distingué".

Elle aurait dû alors renoncer à ce genre d'affirmation qui relève d'un anti-positivisme (en vogue aujourd'hui) fleurtant avec un relativisme récusant toute vérité historique au profit de "points de vue", de "vécus", de "subjectivités fragmentaires"...

L'historien britannique Christopher Bayly vient de s'en prendre à certaines prétentions "soupçonnantes" du 6873142_pcourant post-moderniste ou post-colonial : "Il n'y a aucune raison justifiant que toutes les sciences humaines adoptent la même méthodologie. Ce genre de controverse peut se révéler tout à fait constructif. L'histoire a toujours quelque chose à gagner dès lors que l'on trouve sur un seul et même rayonnage des manières différentes d'écrire la même histoire, et dès lors que des questions du type : «que s'est-il passé ?» se voient opposer des questions comme : «qui l'a dit ?» ou «qu'est-ce que cela signifiait ?». (...) Pourtant une chose est claire. Même quand ils décrivent l'expérience spécifique des pauvres, des femmes asservies ou des «autochtones», les historiens post-modernes ou post-coloniaux font constamment référence à l'État, à la religion, au colonialisme, c'est-à-dire à des phénomènes très généraux et tenus pour tels dans leurs propres écrits. Par conséquent, les travaux post-modernes passent généralement sous silence le «métarécit» spécifique qui leur est sous-jacent, lequel est politique et moralisateur tant par ses origines que par ses implications" (La naissance du monde moderne (1780-1914), éd. de l'Atelier, janv. 2007, p. 28-29).

La question «que s'est-il passé ?» sera toujours posée à l'historien. Et il devra y répondre, comme ont tenté de le faire "l'école positiviste" et "l'école méthodique", par l'établissement d'une probabilité de vérité historique - "probabilité", parce que la "science historique" n'est pas une science exacte, même si elle se veut rigoureuse par ses méthodes. Ce qu'a fait Catherine Coquery-Vidrovitch tout au long de son oeuvre.

Alors pourquoi cet accent anti-positiviste contre les statistiques et leur traitement historien ? Jean Bouvier se retournerait dans sa tombe en entendant Catherine Coquery-Vidrovitch. Lui qui, sans faire des chiffres sa religion, les considérait comme la caractéristique de l'histoire économique, même si ils sont utilisables par d'autres branches de l'investigation historienne :
- "L'histoire économique a, en effet, ses méthodes propres. Elle est très souvent une histoire chiffrée. Elle vise à être quantitative, à mesurer les phénomènes qu'elle décrit, à dénombrer, à calculer des proportions, à établir des taux (...)". Ce que fait notamment Daniel Lefeuvre dans
Pour en finir avec la repentance coloniale.

t_bouvier_initiation1Dans son plaidoyer raisonné pour l'histoire chiffrée, Jean Bouvier ne l'idéalisait pas non plus : "En vérité, ces procédés ne sont à considérer que comme des moyens de travail et de recherche, procédés nécessaires d'enquête, de présentation, d'exposition. Les chiffres en eux-mêmes ne signifieraient rien si, derrière eux, on ne voyait les hommes (...)". Ce à quoi s'astreint Daniel Lefeuvre qui, en toute banalité historienne, s'attache à "établir les faits, (à) les replacer dans l'environnement qui les a produits, (à) en hiérarchiser l'importance, (à) en comprendre la portée", et "tant pis, dit-il, si cette affirmation me vaut d'être accusé de défendre une conception positiviste, pire, ringarde, de l'Histoire" (Pour en finir avec la repentance coloniale, p. 14).

Les statistiques ne sont donc qu'un élément de l'appareil de preuves chez Daniel Lefeuvre. Fidèle en cela à son maître Jean Bouvier pour qui : "La méthode quantitative, l'appareil statistique ne sont donc pas le privilège de l'histoire ni de l'analyse économique. Ils tendent à être les instruments d'investigation de l'histoire totale, et des sciences humaines en général" (Jean Bouvier, Initiation au vocabulaire et aux mécanismes économiques contemporains (XIXe-XXe siècle), Sedes, 1972, p. 23-24).

Les historiens rigoureux qui recourent aux statistiques ont dû définir leurs méthodes et circonscrire leurs fonds d'archives pour que, précisément, on ne fasse pas dire n'importe quoi aux séries chiffrées. Jacques10322687_p Marseille le notait en appendice méthodologique de sa thèse : "Source essentielle de cette étude, les sources statistiques constituent un ensemble particulièrement hétérogène qui exige du chercheur persévérance et prudence dans l'interprétation". Plus encore, J. Marseille explique comment il a dû constituer son propre fonds d'archives : "il nous a donc fallu «inventer» nos sources, reconstituer empiriquement un fonds «impérial» en cherchant dans les papiers des différents ministères de tutelle les fils directeurs permettant d'éclairer les stratégies des milieux d'affaires d'une part et la nature de leurs relations avec les pouvoirs publics de l'autre" (Empire colonial et capitalisme française. Histoire d'un divorce, (1984) éd. Points-Seuil, 1989, p. 427). Catherine Coquery-Vidrovitch disait elle-même quelque chose de semblable dans l'introduction de sa thèse.

 

 

Ce que disait Catherine Coquery-Vidrovitch en 1972

Comme tous les historiens qui ont abordé le matériau économique, Catherine Coquery_Vidrovitch_couvCoquery-Vidrovitch relevait, dans l'introduction de sa thèse le "gros écueil" que constitua "l'imprécision des sources" : cartographie et statistiques. À propos de ces dernières, elle écrivait :

- "Toutes les sources de la période sont sujettes à caution. Les séries fondamentales sont constituées par les statistiques annuelles d'importations et d'exportations, en valeur et en tonnage, regroupées dans deux publications : les Statistiques coloniales pour l'année..., 1890 à 1914 et 1931, et les Renseignements généraux sur le commerce des colonies françaises, 1914-1918 (2 vol. succincts) et 1920-1928. Aucune publication spécialisée ne semble avoir couvert les années suivantes, et il faut se reporter, pour le détail, au Supplément statistique du J.O.A.E.F. (1924-1926), au Bulletin économique de l'A.E.F. ou, pour une vue d'ensemble, à la Statistique générale de la France et à l'Annuaire statistique de l'A.E.F. Nous avons relevé, par année et par produit, les principaux chiffres. Mais les problèmes furent innombrables.

Les valeurs en francs se sont avérées inutilisables : calculées à partir des cours approximatifs de l'année précédente, elles étaient le plus souvent falsifiées - généralement sous-estimées - puisqu'elles servaient à établir le montant des droits de douane. En fonction de ces chiffres, les fluctuations de prix à l'unité apparaissent, d'une année sur l'autre, aussi importantes qu'inexplicables. Quant aux estimations en tonnage, elles restent approximatives. Outre d'évidentes «coquilles», on rencontre parfois des incohérences. Tantôt le chiffre correspond au volume des produits fournis par la seule colonie, tantôt à celui des exportations ayant transité par le territoire (cette remarque est surtout valable pour le Gabon et, dans une moindre mesure, pour le Moyen-Congo). D'une année sur l'autre, les colonnes changent, les regroupements par colonies ou par produit également (l'Oubangui-Chari est parfois joint au Moyen-Congo, parfois confondu avec le Tchad ; l'okoumé fait partie tantôt des «bois communs», tantôt des «essences précieuses»...).

Comme les limites administratives ont varié, il faudrait opérer, chaque fois, une pondération (par exemple lorsque, après 1922, la côte méridionale du Gabon fut cédée au Moyen-Congo). Seuls les chiffres concernant l'ensemble de l'A.E.F. présentent une certaine continuité. Mais, là encore, le moindre regroupement fait problème. L'entreprise paraissait parfois désespérée, tant les résultats étaient contradictoires, tant les documents d'époque eux-mêmes s'accordaient pour souligner le caractère approximatif des évaluations disponibles. Un rapport de 1928 constatait déjà ces difficultés : la confrontation aux statistiques générales, des renseignements fournis par les états mensuels des produits du cru exportés par la colonie, quand ils étaient disponibles, se soldait presque toujours par des différences. Le défaut d'archives à la Direction du Service des Douanes interdisait déjà toute vérification. Quant à la confrontation entre l'activité concessionnaire et celle du commerce privé, elle est impossible de façon régulière, aucun service central n'étant alors chargé de collecter ces données.

Il n'empêche qu'à force de mettre en regard toutes nos sources (recueils imprimés, rapports locaux, renseignements fournis par les entreprises intéressées, etc.), nous pensons avoir pu donner des activités de l'Afrique équatoriale une image aussi proche que possible de la réalité et redresser, autant que faire se peut, les erreurs résultant de la méconnaissance profonde que les Européens de l'époque avaient du pays." (Le Congo au temps des grandes compagnies concessionnaires, 1898-1930, (1972) rééd. EHESS, 2001, p. 19-20).

Magnifique critique méthodologique pour un usage rigoureux des statistiques. C'est à ce prix - acquitté par Catherine Coquery-Vidrovitch, comme par Jacques Marseille et Daniel Lefeuvre - qu'on ne fait pas dire "ce qu'on veut" aux statistiques.

Michel Renard

 

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la thèse de Catherine Coquery-Vidrovitch (1972,
rééditée en 2001 par l'EHESS

 

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5 février 2007

"une histoire idyllique du colonialisme"... selon Jack Lang

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"une histoire idyllique du colonialisme" : le n'importe-quoi jacklanguien

 

"une histoire idyllique du colonialisme"

la repentance comme monnaie d'échange

diplomatique avec Alger

Michel RENARD



Longtemps, l'historien a passé pour une manière de juge des Enfers,
chargé de distribuer aux héros morts l'éloge ou le blâme.
Il faut croire que cette attitude répond à un instinct puissamment enraciné.

Marc Bloch, Apologie pour l'histoire (1941)

 

"Il faut réformer les manuels scolaires français (...) qui présentent une histoire idyllique du colonialisme", Jack Lang, conseiller spécial de Ségolène Royal, en voyage en Algérie le 4 février 2007. (lemonde.fr, 4 février 2007).

Disons tranquillement que le discours historique, classiquement lié à la recherche de la vérité et à la construction d'une conscience critique, républicaine et démocratique, vient d'en prendre un coup. Face à la surenchère victimaire des prises de position répétées du président Bouteflika, des dirigeants politiques français instrumentalisent l'histoire en escomptant le bénéfice d'une mansuétude officielle du pouvoir algérien. Pour faire plaisir à leurs interlocuteurs, ils inventent une "histoire idyllique du colonialisme" que colporteraient les manuels scolaires français. Ridicule. Et irresponsable.

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Si cela était, quand Jack Lang était ministre, que n'a-t-il "réformé" ces manuels prétendument mensongers...? En réalité, Jack Lang ne connaît rien à ces questions. Son ignorance et ses préjugés ont été mis en évidence lors d'une émisison télévisée il y a peu (2 octobre 2006) :

http://www.wideo.fr/video/iLyROoaftsTH.html

François Bayrou, a qualifié le 5 février sur LCI de "grave imprudence" les déclarations du conseiller spécial de Ségolène Royal en faveur d'une reconnaissance par la France "des crimes commis par la colonisation" en Algérie : "Chaque fois qu'on essaie d'instruire le procès, en injuriant ou en insultant ceux qui ont donné leur vie", qui ont participé à "un effort dont je rappelle qu'il était l'effort de la République et spécialement de la gauche, on creuse à nouveau les blessures du pays", a estimé François Bayrou.

 

il faut résister à toutes les histoires instrumentalisées


On ne peut à la fois récuser la loi de février 2005 au nom du refus d'une histoire officielle (française) et acquiescer aux formulations surpolitisées d'une autre histoire officielle (algérienne). On attend avec curiosité le dossier de preuves de Jack Lang pour illustrer cette "histoire idyllique du colonialisme" diffusée par nos manuels scolaires... Il y a fort à parier que le "conseiller spécial" de Ségolène Royal n'a jamais ouvert un manuel scolaire d'Histoire.

Pour l'aider à constituer son dossier, voici quelques développements tirés des ouvrages de la classe de 4e. Il n'a pas été tenu compte des documents qui sont, plus encore que les résumés, une contre-preuve. On verra qu'on est loin d'une histoire idyllique.

ce que disent les manuels scolaires,

du colonialisme

270114276- "L'exploitation économique
les colons s'approprient de meilleures terres agricoles sur lesquelles ils développent des cultures d'exportation tandis que des entreprises européennes exploitent les richesses minières. Les colonies reçoivent les produits manufacturés de la métropole, ce qui ruine l'artisanat local. Les colons construisent des routes, des ports et des voies de chemin de fer, nécessaires au commerce. Ils ont recours au travail forcé des autochtones.
La domination culturelle
Les pays européens imposent souvent leurs langues, leurs religions [ce qui est faux...] et leurs modes de vie. Cette domination, qui s'ajoute à l'exploitation, suscite des révoltes qui sont impitoyablement réprimées. En Europe, quelques voix s'élèvent pour dénoncer la colonisation."

éd. Belin, 2006, dir. Éric Chaudron, Rémy Knafou, p. 163

 

 

167000g- "L'exploitation économique
Les colonies sont considérées comme des terres vierges où tout est à faire. La plupart des hommes politiques et la majorité des milieux d'affaires pensent qu'elles doivent offrir des débouchés à l'industrie et aux capitaux de la métropole. Les richesses minières sont rapidement exploitées. Les plantations fournissent du caoutchouc ou de l'huile de palme pour la fabrication du savon. Ces matières premières alimentent les industries de la métropole.
En échange, les colonies reçoivent des produits manufacturés et, par conséquent, restent largement sous-industrialisés. L'aménagement de ports et la construction de lignes ferroviaires entre les côtes et l'intérieur des continents favorisent des échanges inégaux.
La domination coloniale
Dans les colonies de peuplement, la population européenne pratique une agriculture commerciale basée sur des productions exportées vers la métropole (culture de la vigne en Algérie). Dans ce but, de vastes domaines se sont constitués par la confiscation des meilleures terres aux indigènes qui deviennent alors de simples ouvriers agricoles.
Pour l'exploitation de ces grands domaines, celle des mines ou la réalisation des grandes lignes de chemins de fer, les grandes entreprises ont largement recours à la main d'oeuvre indigène. Elles n'hésitent pas à procéder à des déplacements massifs de population. Les conditions de travail sont épouvantables et le nombre de victimes se chiffre parfois par milliers."

éd. Magnard 2002, dir. Michel Casta et Philippe Guizard, p. 149

 

9782011253927_G- "Les raisons de la colonisation
Pour les États européens, les colonies représentent un débouché à leurs produits industriels et à leurs capitaux, ainsi qu'une zone d'exploitation des matières premières. Politiquement, la possession de colonies est l'expression de la puissance d'un État. Les pays européens justifient aussi leurs conquêtes par la nécessité de "civiliser" des peuples présentés comme inférieurs.
L'idée de la supériorité de "l'homme blanc" s'appuie sur la théorie de la "hiérarchie des races" largement diffusée par la presse, les manuels scolaires, les expositions avec leurs spectacles "indigènes" et les zoos humains. Le colonisé est représenté comme un sauvage à peine humain qu'il faut éduquer. Les voix qui s'élèvent contre la colonisation et le racisme qui la justifie sont très peu nombreuses en Europe."

Une domination par la force
(...) La conquête a été très violente. Les résistances des populations locales ont été réelles mais la supériorité de l'armement des Européens leur a permis d'en venir à bout au prix de nombreux massacres, comme celui des Hereros du Sud-Ouest africain par les Allemands.
La gestion des colonies
(...) Les colonies de peuplement sont moins nombreuses que les colonies d'exploitation mais, quel que soit le statut, la population locale est toujours encadrée par l'administration coloniale. Leurs productions (thé, cacao, huile de palme, bois, richesses minières), souvent aux mains des colons, sont destinées à l'exportation vers l'Europe.
Les colonies reçoivent les produits manufacturés des métropoles, ce qui ruine l'artisanat local et empêche la naissance d'une industrie. Les Européens réalisent les infrastructures nécessaires à ce commerce (chemins de fer, routes, ports). Ces chantiers, financés par les impôts des populations colonisées, utilisent la main d'oeuvre locale dans le cadre du travail forcé."

éd. Hachette, 2006, dir. Vincent Adoumié, p. 174

Où donc Jack Lang a-t-il trouvé une "histoire idyllique du colonialisme" ?

Michel Renard

Hereros_manuel_4e_Hachette
sans doute une image idyllique...?
manuel Hachette, 2006, p. 176



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23 janvier 2007

La controverse autour du «fait colonial» (note de lecture, par Claude Liauzu)

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Mémoires d'empire, un livre de Romain Bertrand

 

La controverse autour du «fait colonial»

Claude LIAUZU, note sur le livre de Romain Bertrand



BERTRAND Romain, Mémoires d’Empire. La controverse autour du «fait colonial», aux Éditions du Croquant, Broissieux, Bellecombe-en-Bauges, 2006, 221 p.

9851786Ce livre de Romain Bertrand est à lire par tous ceux qui se préoccupent des enjeux publics du passé colonial. Il traite des guerres de mémoires, liées notamment à la loi du 23 février 2005 sur le «rôle positif» de la colonisation...

Il présente une analyse intéressante des conditions dans lesquelles cette loi a pu passer : lobbying des associations de rapatriés, certes, mais aussi rôle d’élus de la majorité cherchant à s’affirmer sans appartenir aux cercles du pouvoir. La fronde de l’UMP contre le président de la République, quand elle a refusé de voter l’abrogation de l’article 4 imposant un enseignement officiel, le montre ; cela malgré la campagne des historiens contre la loi, les pépins dans les relations franco-algériennes, les pressions de l’Elysée. Il faudrait aussi souligner les problèmes du gaullisme lors de la guerre d’Algérie : ses divisions et hésitations (Massu, Debré, Papon, Soustelle, …), les variations de de Gaulle lui même…. Il faudrait ajouter aussi les contradictions de la culture républicaine : l’assimilation entre colonisation et civilisation et les affres des décolonisations (mort de la IVe, de la SFIO, amnisties-amnésies répétées, marchandages sur les suffrages des nostalgiques de l’Algérie française en 1981 et autres exemples que Romain Bertrand relève avec humour dans les textes récents du parti socialiste…).

Au delà, c’est  toute la société française qui n’a pas pu ni voulu se décoloniser, qui a traité par un silence honteux ce qui avait appartenu à la mémoire nationale, qui n’a pas su dépasser les visions manichéennes d’une colonisation ambiguë. En réaction contre ce trop de vide, on multiplie à l’initiative de l’Etat, de municipalités, d’associations, depuis une décennie surtout, les commémorations particularistes, les lieux de mémoires, en sollicitant les historiens comme experts - ou plutôt comme cautions ès-vérité -, sans qu’ils aient les moyens le plus souvent de contrôler ce type d’opérations.

Dans un pays où les rapports des historiens avec les fastes de la chronique officielle, comme disait Althusser, ont toujours été extrêmement complexes, cette situation fait problème. La quasi disparition du passé colonial dans les programmes scolaires, dans la formation des enseignants, la marginalité de ce domaine dans les recherches dans le dernier demi-siècle ont pesé lourd. Si les études scientifiques n'ont jamais cessé, si une relève de génération s’est manifestée récemment, si une accumulation de connaissances importante a été réalisée, bien peu de tout cela est passé dans le «grand public». Il faudrait s’interroger de plus sur l’oubli des débats et combats de la période des décolonisations (où Charles-André Julien, Vidal-Naquet, Mandouze, Nouschi, Chesneaux, etc. ont impulsé un mouvement d’histoire critique). Cet oubli et le refoulement d’un tiersmondisme intellectuel, qui n’a pas fait l’objet d’une autocritique au bon sens du terme par les intéressés, ont laissé s’installer l’illusion du caractère nouveau et novateur de la critique anticolonialiste post-coloniale.

arton46Cela permet d’instrumentaliser le passé dans des manipulations telles que celles des Indigènes de la République, réduisant la colonisation à un crime, réduisant les problèmes actuels à la reproduction du racisme colonial, réduisant l’étude de ce passé à une repentance.  Romain Bertrand démonte avec clarté cette opération, et l’attitude complaisante d’intellectuels ayant signé l’appel des Indigènes.

Il montre la place laissée ainsi libre aux entrepreneurs de mémoires, et il signale au passage les liens très étroits de l’Achac (inventrice des «zoos humains» et de la «fracture coloniale», attachée à fustiger le péché originel colonialiste de la République, son «anneau dans le nez»), avec l’agence les Bâtisseurs de mémoire.

Cette dernière est «une agence de communication historique qui propose aux marques différents supports de communication utilisant l’histoire, le patrimoine et la mémoire au service d’une entreprise, d’un produit ou d’une marque»… «il s’agit rarement d’un acte gratuit… de fait, le client est roi…. reste de décideur final de ce qui doit être fait pas, de ce qui doit être dit ou pas». L’agence a travaillé pour l’Oréal.

C’est dans cette situation que les réactions des historiens, l’appel contre la loi du 23 février, paru dans le Monde du 25 mars 2005, la création du CVUH, l’appel des 19 pour la liberté de l’histoire contre toutes les lois mémorielles s’expliquent. Les juristes s’inquiètent également : la Semaine juridique de novembre 2006 publie un appel de 60 universitaires demandant l’abrogation de toutes les lois mémorielles. Quant aux historiens, une de leurs responsabilités est de fournir, contre l’instrumentalisation du passé, l’histoire spectacle, la marchandisation, des œuvres rigoureuses,  des synthèses, une vulgarisation de qualité. Affaire à suivre !

Claude Liauzu

14457_tn

 

 

 

 

 

_____________________

 

de Romain Bertrand

 

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- État colonial, noblesse et nationalisme à Java. La Tradition parfaite, Paris, Karthala, 2005.

présentation de l'éditeur

La   formation de l'Etat à Java, du XVIIe au XXe siècle, est inséparable de celle de la noblesse de robe des priyayi. L'exercice de l'autorité en est venu à se dire et à se vivre dans les termes propres à la façon priyayi de se penser et de penser le monde social. La relation de domination s'est énoncée selon un langage mystique. Celui-ci pose l'existence d'un envers invisible du réel, et donc d'une manière spécifique d'acquérir et de mettre en œuvre, par la pratique de l'ascèse, un pouvoir sur soi et sur autrui. Les scribes des palais ont élaboré une "vision" de Java comme ordre social idéal, comme domaine moral inaltérable. Ils ont ilustrasi95affirmé l'existence d'une "façon javanaise" de (bien) faire les choses : une "tradition parfaite" enserrant la vie sociale dans une litanie de règles de conduite, porteuses d'un rapport particulier de soi à soi.

C'est sur cette "vision" de Java que les premiers hérauts du nationalisme anticolonial, en majorité issus du milieu priyayi, ont pris appui pour doter la nation à naître d'une théorie antidémocratique de l'État. Mais pour que le Java éternel des poètes de cour devienne la condition du discours nationaliste, il fallait que le langage de la "tradition parfaite" cesse d'être une illusion collective et soit passible d'usages proprement instrumentaux. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l'Etat colonial néerlandais en Insulinde était devenu producteur et certificateur d'un "savoir sur Java". Concurrençant l'imaginaire de la "tradition parfaite", ce dernier avait permis aux priyayi de développer un rapport réflexif et stratégique à leur propre trajectoire identitaire. Cherchant à lutter contre cette représentation coloniale de Java, mais aussi à se la réapproprier, les priyayi se sont alors assujettis à leur règle morale sur un mode inédit. Auparavant, il n'était possible que d'être priyayi. Il était maintenant possible de le paraître, de jouer à l'être. À travers l'histoire de la constitution morale de la noblesse de robe des priyayi, et bien au-delà du seul cas javanais, cette somme magistrale renouvelle la recherche sur la situation coloniale, l'historicité de l'Etat, la contingence du nationalisme et la subjectivité politique.

Romain Bertrand est chargé de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques (CERI). Après avoir consacré ses premières recherches à l'historicité de l'Etat colonial à Java et à la société politique indonésienne, il a étendu ses travaux à la Malaisie. Il a publié Indonésie : la démocratie invisible (Karthala, 2002) et co-dirigé (avec Emmanuelle Saada) un numéro spécial de la revue Politix sur "L'Etat colonial" (2004). Il prépare actuellement un ouvrage sur Islam et politique en Indonésie (à paraître chez Perrin) et co-dirige, en collaboration avec Christian Lechervy, une Histoire politique de l'Asie du Sud-Est (à paraître chez Fayard). Membre du comité de rédaction de Politix, il est co-responsable du Groupe d'analyse des trajectoires du politique au CERI.

 

Romain_Bertrand_couv

 

présentation de l'éditeur

Cet essai retrace l'histoire des débats et des mobilisations autour de la loi du 23 février 2005 sur le "rôle positif" de la colonisation française, qui a pavé la voie à la montée en puissance du thème des "guerres de mémoire". Il s'interroge à cette fin aussi bien   sur les stratégies des députés de la majorité, qui ont voté et défendu ce texte, que sur le discours et les tactiques des organisations militantes qui ont réclamé son abrogation. Revenant en détail sur les relations clientélaires entre les élus et les associations de "rapatriés" d'Algérie, il s'efforce de mettre au jour les processus politiques - non pas exceptionnels mais terriblement ordinaires qui ont concouru à la "mise en controverse" du "fait colonial".

Chemin faisant, il montre de quelle façon l'argument de la "République coloniale" brandi par les Indigènes de la République et les associations du mouvement autonome de l'immigration a été dévoyé pour imposer une grille de lecture spécifique des "émeutes urbaines" d'octobre-novembre 2005 référées non plus à des problèmes concrets d'exclusion et de discrimination appelant une action (et une auto-critique) des pouvoirs publics, mais à d'élusifs ressentiments mémoriels. Il dresse de la sorte l'inventaire des mécanismes, et surtout des conséquences, de l'émergence d'un nouvel espace de débat où la "question (post) coloniale" en vient à éluder la "question sociale".

 

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"gestion coloniale des quartiers"...!
le ressentiment mémoriel éludant la question sociale

 

 

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22 janvier 2007

Commentaires sur la "repentance" et le discours de P. Blanchard

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Lamentations, Charles Sprague Pearce, 1877


Commentaire sur la "repentance" et sur

le discours de Pascal Blanchard



- Pour que le débat soit plus visible, nous éditons sous forme d'article ce commentaire à l'interview de Pascal Blanchard dans Africa international.

la repentance de P. Blanchard

Je suis un peu étonné par le contenu du débat actuel sur la repentance, la mémoire, l'histoire, et aussi le révisonnisme. Je suis sans doute un innocent intellectuel, bien que je crois avoir reçu une assez bonne formation universitaire. Ne serions pas retournés vers l'univers des "filles repenties" de notre histoire religieuse ? Je me demande ce que la repentance peut avoir à faire avec l'histoire ? La déontologie des historiens sans doute beaucoup plus, et c'est la véritable question. Et à cet égard, il semble que beaucoup de lectures de l'histoire coloniale soient obsédées par celle de l'Algérie, et M. Blanchard, à ma connaissance, et à la lecture de ses ouvrages, écrits, coécrits ou dirigés, et à ce sujet, ne me parait pas indemne de la critique qu'il fait.

Le même historien répond "C'est une manière de décrédibiliser les travaux. C'est ce qu'on fait quand on n'arrive pas à les contester sur le plan scientifique." Et c'est là toute la question : est-ce que les fameux travaux scientifiques dont il est fait référence, le sont vraiment ?

Est-ce qu'un historien sérieux, déontologiquement parlant, peut énoncer aujourd'hui, dans l'état des recherches historiques, la conclusion d'après laquelle la crise des banlieues trouve sa "généalogie" - terme utilisé par ces historien(ne)s - dans notre histoire coloniale, hors Algérie précisément ? Cette thèse n'est pas démontrée.

Et pour agrémenter notre lecture, et en conclusion, pourquoi ne pas citer le propos éclairant d'un historien, membre de l'équipe Blanchard, M. Bancel, quand il écrit, à propos du scoutisme de l'époque coloniale : "Ici, c'est par la mise en mouvement du corps que se trame l'incorporation des valeurs coloniales." (Culture coloniale, page 189)
Alors effectivement, il faut passer au crible ces discours scientifiques !

posté par jp renaud, lundi 22 janvier 2007 à 10:48

 

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20 janvier 2007

Réponse d'un «repentant» à un «non-repentant» (Pascal Blanchard)

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Réponse d'un «repentant» à un

«non-repentant»

interview de Pascal Blanchard par Olivier Menouna

 

Dans Pour en finir avec la repentance coloniale (éd. Flammarion), Daniel Lefeuvre entend rétablir la vérité sur la colonisation. De «mensonges» en «lamentos compassionnels», les «Repentants» auraient falsifié la mémoire coloniale. L'historien Pascal Blanchard, spécialiste de la question, lui répond.

 

Africa International. - M. Lefeuvre vous fait «l’honneur» de vous classer en compagnies d’autres historiens dans le camps des «Repentants». Que cela vous inspire-t-il ?
pascal_blanchardPascal Blanchard. Quand on veut se fabriquer des ennemis, on leur attribue des qualificatifs qui renvoient à des choses qui n’existent pas. Cette méthode et [sic] bien connue des penseurs d’extrême-gauche et d’extrême-droite. C’est trop facile de citer quelques auteurs, pour englober ensuite sous le même qualificatif les centaines de chercheurs sur la mémoire collective. En fait, la notion de «repentance» est plutôt anglosaxonne. Il n’y a pas d’héritage de dette entre les colons et un blanc d’aujourd’hui. Je réprouve cela autant que le raisonnement d’un Africain qui exigerait des papiers français au nom d’un lien entre lui, l’histoire de son grand père colonisé et celle de la France. Je ne réponds donc pas aux critères de M. Lefeuvre qui construit, a posteriori, la vision d’une école de pensée pour arriver ainsi à construire une opposition de discours. C’est une manière de décrédibiliser les travaux. C’est ce qu’on fait quant on n’arrive pas à les contester sur le plan scientifique.

A. I. - Mais M. Lefeuvre prétend justement se baser sur des faits et des chiffres historiques précis et non sur des extrapolations ou des partis pris comme le feraient les «Repentants»…
P.B. 99 % de ses chiffres ne concernent que l’Algérie. C’est une manière assez curieuse de lire l’histoire que de prendre le cas extrêmement particulier qu’est l’Algérie qui était un département français, pour l’étendre à tout l’empire et prétendre ainsi qu’il y a eu des bienfaits. Car M. Leufeuvre [sic !] est bien plus explicite dans son ouvrage précédent, où il explique qu’il est un auteur «révisionniste», et que si la France n’était pas allée en Algérie, les «pauvres Algériens» seraient morts de faim. Par ailleurs, les chiffres, vous pouvez en faire ce que vous voulez à partir du moment où vous n’en prenez qu’une partie. C’est ce que fait Lefeuvre, avec peu de qualité d’ailleurs. Ses chiffres ont une valeur intrinsèque mais pas une valeur analytique. Dire qu’au moment des Trente Glorieuses l’immigration algérienne représentait moins de 1 % de la main-d’œuvre française, pour en conclure que la jeunesse française d’origine algérienne n’aurait pas de mémoire coloniale légitime, c’est aberrant ! Ce n’est pas parce que le pourcentage des Français morts dans les camps de la Shoah est faible que la célébration de la mémoire de la Shoah n’est pas légitime en France.

A.I. - Un tel livre ou du moins, avec un tel titre, aurait-il pu être publié par Flammarion il y a dix ans ?
P.B. Lefeuvre s’inscrit dans la mouvance du marketing du moment. C’est un mauvais livre avant tout, mais il tombait à un moment où les médias en avaient besoin, un an après les événements des banlieues, six mois après la loi du 23 février 2005. Il n’y a qu’à voir Le Figaro, qui a titré «On peut enfin être fier de la colonisation», sans même s’attarder sur le fond du livre.

A.I. - M. Lefeuvre critique le concept de «fracture coloniale» qui lie la situation actuelle des Français issus de l’immigration à celle de leurs ancêtres. Faut-il, comme il le préconise, tourner la page, afin qu’ils trouvent leur place dans la société au lieu de s’enfermer dans le sentiment d’être un «indigénat [sic !] de la République» ?
P.B. A-t-on tourné la page sur Napoléon ? Sur Jeanne d’Arc ? Les quatre siècles et demi de présence française en Afrique ont été rejetés à la périphérie de notre histoire. Le débat sur la colonisation émerge à peine en France ! Tourner la page, bien sûr, mais avant il faut faire acte de connaissance. La jeunesse française originaire des anciennes colonies doit avoir une identité commune avec la Nation et pour cela on doit laisser l’histoire s’écrire. Sinon ces jeunes vont s’inventer une identité mythologique et dans dix ans ce sera bien plus violent qu’aujourd’hui. C’est la connaissance de l’histoire qui fonde les valeurs de la République.

Africa international, n° 346, novembre-décembre 2006

 

Pascal_Blanchard
© La Découverte

 

- sur les "entrepreneurs d'idéologie fonctionnant à la médiatisation..." : voir, sur ce site, la lettre de Gilbert Meynier (5 février 2006) à Arte après la diffusion du documentaire Les trois couleurs de l'empire.

 

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10 décembre 2006

Soldats indigènes : prenons garde à la mythification (Pierre Brocheux)

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soldats coloniaux sur les champs de bataille d'Indochine

 

Soldats indigènes :

prenons garde à la mythification

Pierre Brocheux

Les questions et commentaires adressés à Daniel Lefeuvre au sujet du film INDIGÈNES me font réagir. Ce film est bon et il mérite le succès qu'il a remporté auprès du public. Il est un rappel de la réalité (mais n'oublions pas la guerre 1914-1918 et les maquis de la résistance de la seconde guerre mondiale, n'oublions pas les tirailleurs sénégalais ni ...les tirailleurs et travailleurs indochinois. L'Indochine est d'ailleurs la grande absente du tumulte mémoriel français) jusqu'ici ignoré ou oublié et c'est justice que ce film glorifie les soldats coloniaux qui se sont sacrifiés pour la puissance qui avait conquis et dominé leur pays. Mais, il ne faut pas l'oublier non plus, un certain nombre d'entre eux ont été sacrifiés sur les champs de bataille d'Indochine pour "restaurer la souveraineté de la France" sur ces terres lointaines. Donc, en même temps que ce film nous restitue un pan de réalité, il construit un mythe comme en témoigne le commentaire caricatural, injurieux et faux signé Juba. J'approuve entièrement la réponse de DL.

posté par Pierre Brocheux,
dimanche 10 décembre 2006 à 11:08

brocheux_gros_plan

 





- Répertoire des historien(ne)s du temps colonial

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29 novembre 2006

la France face à ses ex-colonies (forum avec Daniel Lefeuvre)

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Après la sortie du film "Indigènes",

la France face à ses ex-colonies

un forum avec Daniel LEFEUVRE

 

NouvelObs.com - mercredi 25 octobre 2006
de 09h50 à 11h45
avec Daniel Lefeuvre, professeur d'histoire contemporaine à l'université Paris VIII - Saint-Denis, auteur de Pour en finir avec la repentance coloniale (Flammarion, sept. 2006)

Question de : qsfdqs
La guerre en Côte d'Ivoire est-elle plus ou moins pilotée par la France ? Quels sont les enjeux de cette guerre pour la France ?
Réponse : Je ne suis spécialiste ni des relations internationales, ni de la politique étrangère de la France, ni de la politique ivoirienne. Mais, ce qui m'apparaît dans cette crise, c'est qu'elle conduit à la liquidation des intérêts français - et même de la présence française - dans ce pays. Je ne vois donc pas ce que la France gagnerait à entretenir une crise qui dessert ses intérêts et nuit à ses ressortissants installés sur place.

Question de : juba
bonjour un simple merci de la nation pour les indigènes qui ont fait la guerre pendant que l'armée des Francaise était dans les camps de prisonniers (mon grand-père a fait la guerre de 39-40 et ensuite celle de 1942 à 1945). À propos avez-vous entendu parler de la bataille des ponts de la Loire de juin 1940 ? Mon aieul qui était spahi a combattu avec l'énergie du désespoir pendant que les bons soldats metropolitains fuyaient comme des lapins ; certains n'ont même pas tiré une cartouche ! Mon grand-père, de cavalier est devenu artilleur parce que les Francais qui devaient couvrir les indigènes en première ligne qui résistaient face aux Allemands avaient fuit. Résultat : de très grosses pertes pour les Algériens : vraiment l'armée francaise en 40, elle était belle !
Réponse : Vous avez raison de rappeler ce que la France doit à ses combattants venus des colonies, non seulement au cours des années 1943-1945, mais également lors de la première bataille de France, en 1940. Il n'est pas juste, cependant, d´opposer le courage des uns - les "indigènes" - à la lâcheté des autres - les "métropolitains". Contrairement à un état-major gagné par le défaitisme dès les premiers jours des combats, la plupart des soldats et des officiers subalternes ont fait face avec courage et détermination. Ils n'ont pas fuit comme des lapins, mais se sont battus, l'ampleur des pertes qu´ils ont subies comme les pertes qu´ils ont infligées aux troupes allemandes témoignent de ce comportement exemplaire.

Question de : paul
Bonjour, Pourquoi accuser les occidentaux d'être les principaux responsables de l'esclavage ? Les Arabes sont les principaux responsables de l'esclavage. 40% de l'esclavage concerne les pays arabes (17 millions d´esclaves) 30% les pays africains (traite interafricaine 14 millions) 26% pour les pays occidentaux (11 millions). (Olivier Pétré-Grenouilleau : "Quelques vérités gênantes sur la traite des Noirs"). Il faut ajouter la traite des blancs. Par exemple Cervantes est resté esclave 8 ans en Algérie et la Grande Mosquée de Cordoue (lorsque cette ville d'Espagne était occupée par les Arabes au Xe siècle) a été construite par des esclaves blancs. L'esclavage se poursuit aujourd'hui avec 800 000 esclaves au Niger (lexpress.fr)
Réponse : Je partage totalement l'analyse d'Olivier Pétré-Grenouilleau qui a rappelé que la traite négrière européenne s'était greffée sur des courants antérieurs (internes à l'Afrique noire et traite arabe) et qui se sont prolongés bien longtemps après l'interdiction de la traite puis de l'esclavage décidée par les puissances européennes. Et vous avez pleinement raison de rappeler qu'aujourd'hui encore cette pratique scandaleuse n'a pas disparu. On pourrait d'ailleurs ajouter que, dès le début des années 1840, dans les parties du territoire algérien qu'elle contrôle, la France s´est attachée à interdire l'acheminement et la vente publique d'esclaves ainsi que la possession et le commerce d'esclaves - du moins aux Européens et aux Juifs. Après 1848, la France s'est efforcée, avec plus ou moins de rigueur et de succès, compte tenu du poids des traditions locales, d'interdire l'esclavage dans ses colonies.

Autrement dit, à partir des années 1840, la colonisation a été l'une des voies qui a contribué à lutter contre l'esclavagisme. Pourquoi ne s'intéresser qu´à la traite européenne ? La réponse n'est pas d'ordre historique : depuis des décennies les historiens ont fait leur travail comme la somme publiée par O. Pétré-Grenouilleau l´atteste. La réponse est d'ordre politique. Il s´agit pour certains d'assigner les Noirs de France dans une identité de "descendants d'esclaves". On construit donc, de manière artificielle une "mémoire victimaire" : - se dire "descendants d'esclave, c'est-à-dire choisir dans son ascendance est un choix ; - tandis qu'il est par ailleurs évident que parmi les Africains de France, certains descendent de peuples qui ont pratiqué l'esclavagisme ou participé aux traites -négrières.

Au total, l'objectif de cette campagne est, en premier lieu, de justifier l'existence d'une créance - morale et matérielle - que la République aurait à l'égard de ces "descendants" d'esclaves. En second lieu, elle vise à expliquer que le racisme dont des Noirs - comme les Arabes - sont aujourd'hui souvent victimes - discrimination à l'embauche, au logement... - trouverait ses origines et son explication dans une pseudo "fracture coloniale" que la France serait incapable de réduire. Ainsi, on évacue la dimension sociale de ces manifestations : importance du chômage qui frappe toutes les couches populaires ; absence d'une politique ambitieuse du logement social ; relégation des couches populaires, etc.

Question de : paul
Bonjour, La Corée a été colonisée par le Japon : la colonisation la plus brutale de l'histoire. 2 millions de Coréens ont connu l'esclavage. Puis ce fut la guerre de Corée avec 2 millions de morts. En 1960 la Corée du Sud avait le même PNB par habitant que les pays d'Afrique. Pourquoi la Corée du Sud est-elle une grande puissance malgré l'état de guerre avec la Corée du Nord alors que les pays d'Afrique sont toujours aussi pauvres?
Réponse : De nombreux facteurs expliquent le destin divergent de la Corée et des pays africains. Au début des années 1960, les conjoncturistes pariaient plus volontiers sur l'Afrique que sur l'Asie. Le continent noir disposait d'importantes ressources naturelles, d'une faible densité de population, alors que la Corée, privée des premières était perçue comme surpeuplée. C'est cette dernière, pourtant, qui a réussi son décollage et son développement, alors que l'Afrique, dont il ne faut pas nier les dynamismes, est à la peine. Pourquoi ? Quelques pistes : - on pourra certes évoquer l'importance des investissements étrangers (japonais et américains) - mais il faut souligner aussi que la Corée du Sud est l'un des pays au monde qui a fourni le plus gros effort d'investissement dans le secteur de l'éducation et de la formation - le niveau très élevé de productivité de la main-d'oeuvre locale, reposant sur un haut niveau de formation et de compétence. - le choix de l'ouverture internationale et du développement à partir des industries légères (textiles) relayées, ensuite, par le développement des industries lourdes ou mécaniques.

Question de : sdfqs
Finir avec la repentance coloniale ? OUI mais d´abord faudrait qu'elle ait commencé ! La colonisation a été totalement passée sous silence et justice sera rendue qd elle prendra toute la place qu´elle doit occuper au même titre que les autres thèmes de l'histoire de France ! Qu'en pensez-vous ?
Réponse : Contrairement à ce que vous avancez, la colonisation n´a pas été "totalement passée sous silence". Cette histoire est étudiée depuis le XIXe siècle, y compris de manière critique (je vous renvoie au très beau livre d´un des plus grands historiens de l´Algérie coloniale, Charles-Robert AGERON : L'Anticolonisalisme en France de 1871 à 1914, PUF, dossier Clio, 1971). Même de manière insuffisante, elle a pris place dans les programmes scolaires au collège et au lycée. Elle est fortement présente à l'Université. Des revues "grand public" comme L'Histoire ou Historia lui ont consacré de très nombreux articles, voire des numéros spéciaux. De nombreuses oeuvres de fiction (romans, films,... en ont traité. Il n´y a donc eu ni silence ni, encore moins, complot du silence autour du passé colonial de la France. Quant à se "repentir", de ce passé, cela n'a aucun sens. L'histoire est faite pour connaître et comprendre, pas pour juger ni engager une démarche pénitentielle.

Question de : aezer
Finir la repentance ne veut pas dire ne pas reconnaitre ses torts et travers, mais surtout accorder à la colonisation toute la place qu'elle a dans notre histoire et laisser place à la justice. Et que proposez-vous à ce sujet
Réponse : Sur le premier volet de votre question, je redis à nouveau, que "reconnaître ses torts" n'a, historiquement, aucun sens. À quoi se réfère "ses" torts ? Les torts de qui ? On ne juge pas le passé, on s'attache à le connaître et à le comprendre. "Laisser place à la justice" ? Pour juger qui ? Selon quelle procédure ? Juger les esclavagistes du XVIIe ou du XVIIIe siècle ? Juger Pélissier ou Saint-Arnaud pour les enfumades qu'ils ont perpétrés lors de la conquête de l'Algérie ? Je pense que cela les indiffère.

Ce qui me semble grave, dans cette demande de justice c'est d'abord qu'elle tend à se substituer à la demande de connaissance, de savoir. C'est d'autre part qu'elle tend à substituer à la complexité des faits, à leur évolution, une vision manichéenne où s'opposeraient les bons et et les méchants, le bien et le mal, les victimes et les bourreaux. Dès lors, c'est qu'on puisse exiger des historiens qu'ils se conforment à cette façon d'appréhender le passé et que leurs travaux ne disent plus le "vrai", mais le bien, ou plus exactement ce que la société ou la justice considèrent, à un moment donné, comme ce qu'il convient de dire. Pour prolonger cette discussion, je vous renvoie aux articles que deux grands historiens - par ailleurs anticolonialistes de la première heure - Madeleine Rébérioux et Pierre Vidal-Naquet, ont publié à propos de la loi Gayssot et plus généralement des qualifications juridiques du passé.

Question de : Internaute
Le film fait l'impasse sur la présence de soldats noirs dans les troupes coloniales. On les plaçait sur l'avant du front moins pour leur valeur militaire que pour leur effet destabilisateur sur le moral d'en face, où leur réputation de pratiquer des mutilations cruelles sur les prisonniers répandait la terreur
Réponse : Je pense que vous faites allusion au film Indigènes. Une première remarque, les soldats noirs ne sont pas absents du film, on les voit participer à la campagne d'Italie puis à celle de France, jusqu'à l'arrivée dans les Vosges. S'ils disparaissent du film à ce moment, c'est que la campagne des Vosges commence à l'hiver 1944 et que, expérience de la Première Guerre mondiale aidant, l'état-major retire du front ces soldats mal préparés à affronter les hivers rigoureux (c´est ce qu'on appelait, lors de la Première Guerre, l'hivernage).

Il n'est pas exact d´affirmer que ces soldats ont été systématiquement placés aux premiers rangs lors des assauts. Là encore, l'expérience des premiers mois de la Grande Guerre a convaincu l'état-major que l'efficacité de ces combattants imposait d'intégrer leurs régiments dans des unités où ils côtoyaient des combattants métropolitains ou d'Afrique du Nord. On ne trouve pas, d'ailleurs, ni lors de la Première Guerre mondiale ni lors de la Seconde, de sur-mortalité parmi ses soldats. S'ils avaient été engagés les premiers, leurs pertes auraient été supérieures à celles des autres combattants, et, je le répète, ce n´est pas le cas. Enfin, concernant la réputation de cruauté ou de sauvagerie des soldats noirs, c'est une légende forgée lors de la Première Guerre par la propagande allemande (la Honte noire) et qui a justifié, lors de la Sesconde Guerre mondiale les crimes de guerre perpétrés par les armées allemandes contre nombre d'entre eux, après qu'ils se soient rendus, et le traitement souvent inhumain qui leur a été réservé dans les camps de prisonniers. Pour plus de détail sur les soldats africains pendant la Première Guerre mondiale : Marc Michel, L'Appel à l'Afrique (rééd. Karthala, 2005).

Question de : dfsdfsdf
Apres le vote sur le génocide arménien à quand le vote de la loi sur la pénalisation liée à la colonisation qui concerne énormément notre pays !
Réponse : J'espère que l'Assemblée nationale reviendra sur le vote de cette nouvelle loi mémorielle et, il est permis de rêver, qu'elle aura même le courage d´abroger TOUTES les lois de ce type : la loi Gayssot et la loi Taubira.

Question de : kiki
J'ai lu une excellente chronique sur les émeutes de l'année dernière, signée par le grand écrivain Gabriel Matzneff. Lui-même fils d'immigrés, Matzneff rappelle que le fait d'être d'origine étrangère ne l'a pas empêché d'aimer La Fontaine et Alexandre Dumas, Marcel Carné et de Jean Renoir, le Louvre et le Palais de la Découverte. Il se pose une question :

  • "pourquoi, contrairement aux adolescents d'origine italienne, ou russe, ou arménienne, ou grecque (pour ne rien dire des émigrations plus récentes, l'espagnole, la portugaise, l'asiatique), ces garçons d'origine africaine traînent-ils toute la journée, ne s'intéressent-ils à rien, s'ennuient-ils, semblent-ils n'avoir aucune curiosité intellectuelle, aucune soif d'apprendre, de s'instruire, de lire de beaux livres ?

    " (source : matzneff.com) Qu'avez-vous à lui répondre ?

Réponse : Les raccourcis sont toujours dangereux. L'intégration dans la société - et la culture - françaises des immigrés venus d'Europe s'est réalisée beaucoup plus difficilement et beaucoup plus lentement qu'on ne l'imagine aujourd´hui. Inversement, et enseignant à l'Université Paris VIII, à Saint-Denis (dans le 93), je constate que parmi les étudiants de cette université, beaucoup sont d'origine africaine et que, malgré des conditions sociales souvent défavorables - un très grand nombre travaille parallèlement à leurs études - ils manifestent une volonté de réussir tout à fait remarquable.

Ce qui m'inquiète beaucoup plus c'est qu'on a privé l'école d'une bonne partie des outils qui en faisait un formidable instrument d'intégration et de promotion culturelles et sociales. Ainsi, le nombre d'heures d'enseignement du français a-t-il été considérablement réduit au cours de ces trente dernières années. L'enseignement de l'histoire et de la géographie, des langues vivantes a été également réduit, tandis qu'on a pratiquement fait disparaître des établissement des quartiers populaires l'enseignement du latin et du grec. Bref, par mépris ou bêtise, on a estimé que les jeunes de ces quartiers, quelle que soit leur origine, étaient incapables d'accéder à la culture dite - non sans mépris - "classique". Bref, l'école a été transformée en bonne part, et malgré les enseignants, en lieu de vie ou en lieu d'occupation, mais, de moins en moins en lieu d'apprentissage. Tous les gouvernements qui se sont succédés au pouvoir depuis le début des années 1970 sont responsables de cette politique qu'il conviendrait d'inverser radicalement.

Je voudrais remercier toutes celles et tous ceux qui m'ont fait l'amitié de poser des questions. Le temps qui m'était imparti ne m'a permis de répondre à tous. Mais je propose de prolonger ce débat sur mon blog et sur celui de l'association Études Coloniales.

source
(orthographe des questionneurs corrigée)

 

 

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