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études-coloniales
30 octobre 2008

lettre au journal "La Tribune" (Alger)

Diapositive1

 

pas question

de "pensée philocoloniale"

Daniel LEFEUVRE


demande de droit de réponse au journal algérien La Tribune

_________________


Daniel Lefeuvre
Professeur des Universités en histoire contemporaine
Université Paris 8

à M. A Ghezali
Directeur de La Tribune (Alger)

Paris, le 30 octobre 2008

Monsieur le Directeur,

Dans un article publié par votre journal, le 29 octobre 2008, "Une repentance collective plutôt qu'une repentance individuelle, Lettre d'Ahmed Zabana à Guy Moquet", votre collaborateur, Nourreddine Khelassi, me met nommément en cause comme membre d'un "influent courant de la non-repentance" portant à bout de bras une "forte pensée philocoloniale".

Cette affirmation est dénuée de tout fondement et elle est propre à jeter le doute sur la qualité scientifique de mes travaux.

Mes ouvrages, en particulier Chère Algérie (réédition Flammarion, 2008), et Pour en finir avec la repentance coloniale (rééd. Flammarion, 2008) comme mes articles ou contributions à des colloques ne sont en rien porteur d'une pensée "philocoloniale", ni d'aucune nostalgie coloniale, bien au contraire.

Persuadé que le souci de la vérité et le respect dû à vos lecteurs constituent le fondement éthique de votre démarche de journaliste, je vous serais reconnaissant de m'accorder le droit de réponse qui me permettra de rectifier les erreurs, approximations, amalgames qui constituent le fond de l'article incriminé.

En vous en remerciant par avance, je vous prie de croire, Monsieur le Directeur, en l'expression de mes salutations distinguées.

Daniel Lefeuvre
lefeuvre.daniel@orange.fr

 

9782859700195FS

 

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26 janvier 2008

l'aphasie des idéologues de la fracture

Diapositive3

 

l'aphasie de

Nicolas Bancel et Pascal Blanchard

face aux critiques historiennes

 

 

BancelLa revue Mouvements, qu'on a connue en d'autres temps plus rigoureuse dans ses parrainages intellectuels, a demandé à Nicolas Bancel [ci-contre en haut] et Pascal Blanchard [ci-contre en bas] de répondre aux critiques qu'avait suscitées la publication du recueil de textes la Fracture coloniale aux éditions La Découverte en 2005. Et notamment aux arguments avancés par le spécialiste de l'Afrique des Grands Lacs, Jean-Pierre Chrétien, par l'anthropologue Jean Copans, par le politiste Romain Bertrand (Mémoires d'empire).
BlanchardLeur texte répond à certaines mises en cause mais évite soigneusement celles du livre Pour en finir avec la repentance coloniale de Daniel Lefeuvre, paru à l'automne 2006. Le procédé relève de l'agit-prop : au lieu de lire et de répondre aux arguments, on charge son adversaire de péchés imaginaires en escomptant que le lecteur sera dissuadé d'aller voir lui-même de quoi il s'agit. Privé de l'information nécessaire, il s'en remet au discours qu'on lui sert. C'est du "bourrage de crâne" comme celui auquel oeuvraient les commissions de contrôle de presse des régions militaires française entre 1914 et 1918. Rien de plus. Voici donc l'extrait de leur texte consacré à Daniel Lefeuvre ("l'anti-repentant..."), puis le même texte avec les critiques qu'appelle ce genre de rhétorique.

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L'anti-repentant ou le croisé de l'identité française

Nicolas Bancel, Pascal Blanchard

Le dernier des quatre ouvrages retenus ici s'inscrit dans le registre de l'attaque directe. Daniel Lefeuvre fait le procès d'un certain nombre de spécialistes de la colonisation qui ne "pensent" pas comme lui et cherchent à démontrer les mécanismes de leurs thèses par d'innombrables exemples, n'hésitant pas à jouer avec les faits, les statistiques et les démonstrations les plus abusives.
En fait, cet ouvrage est la version papier de l'activisme qu'il mène sur son site internet (études coloniales) – avec Marc Michel et Michel Renard -, pour une "véritable histoire coloniale" loin de toute "repentance". Daniel Lefeuvre publie ce livre (Pour en finir avec le repentance coloniale) après avoir été fortement critiqué pour sa participation au conseil scientifique du Musée de la France en Algérie initié par Georges Frêche à Montpellier. La Fracture coloniale n'est pas la cible privilégiée de l'auteur, dont les deux "têtes de turcs" sont Gilles Manceron et Olivier Le Cour Grandmaison. Mais l'ouvrage est cité comme étant représentatif d'un hypothétique "groupe de repentants". Nous renvoyons au compte-rendu, très argumenté, de l'ouvrage par Catherine Coquery-Vidrovitch. Précisons néanmoins un point essentiel. Catherine Coquery-Vidrovitch rappelle que la notion de "repentance" n'a "été utilisée par aucun historien" et qu'il est avant tout "injurieux à l'égard de collègues dont la conscience professionnelle est indéniable", ayant avant tout des objectifs "essentiellement politiques". Et de conclure, "ce que prouve ce pamphlet, c'est l'inculture de son auteur concernant la colonialité".
On atteint, en effet, avec l'ouvrage de Daniel Lefeuvre le summum du mélange des genres, entre prétentions savantes et veine polémique, ce qui autorise son auteur à toutes les outrances.
Pour résumer, parler d'une "fracture coloniale", serait la faire exister. D'où les anachronismes nombreux relevés dans la littérature polémique sur l'ouvrage, entre un projet débuté en 2001, une étude menée sur le terrain à Toulouse en 2003, une synthèse remise au Fasild et à la DIV en 2004, un ouvrage publié en septembre 2005 et les émeutes de novembre 2005. Nous serions non les analystes de la "fracture coloniale", mais les promoteurs de celle-ci. Pour quelques-uns de nos contempteurs, pour résoudre toutes les questions en jeu dans l'ouvrage, le plus simple serait de n'en point parler.

Nicolas Bancel, Pascal Blanchard
in Mouvements, n° 51, septembre-octobre 2007, p. 46-47.

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L'anti-repentant ou le croisé de l'identité française

[l'anti-repentant, d'accord ; mais pourquoi la référence à l'identé française est-elle accolée au terme de "croisé" : n'existe-il pas d'autre positionnement à l'égard de l'identité française que celle du croisé ?
Michelet, Marc Bloch, la Résistance, Braudel, Nora..., des croisés ?]

 

Pour_en_finir_repentance_couvdaniel_repentance_couvLe dernier des quatre ouvrages retenus ici s'inscrit dans le registre de l'attaque directe. Daniel Lefeuvre fait le procès [pourquoi procès ? pourquoi pas critique ? parce que celle-ci relève de la controverse intellectuelle que N. Bancel et P. Blanchard ne veulent pas assumer, et que celui-là est imputable à un procureur ou à un juge qui condamne ? – classique procédé discursif de victimisation…] d'un certain nombre de spécialistes de la colonisation [ce sont surtout des non spécialistes qui sont critiqués et contre lesquels sont invoqués les historiens sérieux] qui ne "pensent" pas comme lui et cherchent [ou : cherche ?] à démontrer [ou : démonter ? - dans sa syntaxe d'origine, cette phrase n'a aucun sens : qui est le sujet du reste de la phrase ? DL ou les "spécialistes de la colonisation"...?] les mécanismes de leurs thèses par d'innombrables exemples [le nombre d'exemples serait-il un défaut ? – par ailleurs, il n'y a pas que des exemples, mais des analyses], n'hésitant pas à jouer avec les faits [lesquels…?], les statistiques [établissez-le] et les démonstrations les plus abusives [en quoi seraient-elles abusives ? – tout un vocabulaire de l'exagération pour esquiver la confrontation sur le fond].

En fait, cet ouvrage est la version papier de l'activisme [pourquoi ce terme péjoratif pour décrire la publication de contributions et de documents relatifs à l'histoire coloniale sur internet ?] qu'il mène sur son site internet (études coloniales) – avec Marc Michel et Michel Renard -, pour une "véritable histoire coloniale" loin de toute "repentance". Daniel Lefeuvre publie ce livre (Pour en finir avec la repentance coloniale) après avoir été fortement critiqué pour sa participation au conseil scientifique du Musée de la France en Algérie initié par Georges Frêche à Montpellier [réduire une argumentation analytique à une imaginaire réaction épidermique de dépit..., encore un procédé rhétorique pour fuir le débat de fond]. La Fracture coloniale n'est pas la cible privilégiée de l'auteur, dont les deux "têtes de turcs" sont Gilles Manceron et Olivier Le Cour Grandmaison. Mais l'ouvrage est cité comme étant représentatif d'un hypothétique "groupe de repentants".

Nous renvoyons au compte-rendu, très argumenté, de l'ouvrage par Catherine Coquery-Vidrovitch. [le compte rendu de Catherine Coquery-Vidrovitch a été republié sur ce blog ainsi que la réponse de Daniel Lefeuvre que N. Bancel et P. Blanchard semblent ignorer parce que le site du prétentieux Comité de Vigilance face aux usages publics de l'histoire (CVUH) n'a pas eu le courage de la publier]. Précisons néanmoins un point essentiel. Catherine Coquery-Vidrovitch rappelle que la notion de "repentance" n'a "été utilisée par aucun historien" et qu'il est avant tout "injurieux à l'égard de collègues dont la conscience professionnelle est indéniable", ayant avant tout des objectifs "essentiellement politiques". Et de conclure, "ce que prouve ce pamphlet, c'est l'inculture de son auteur concernant la colonialité". [une injure n'a jamais fait un argument - si l'on veut respecter la déontologie des échanges intellectuels, le site du CVUH doit publier la réponse de Daniel Lefeuvre qu'il a mis en cause, on verra ce qu'il en est de la culture et de la rigueur historiennes des uns et des autres...]

On atteint, en effet, avec l'ouvrage de Daniel Lefeuvre le summum du mélange des genres, entre prétentions savantes et veine polémique, ce qui autorise son auteur à toutes les outrances [lesquelles... ?].
Pour résumer, parler d'une "fracture coloniale", serait la faire exister. D'où les anachronismes nombreux relevés dans la littérature polémique sur l'ouvrage
[il n'y a aucun anachronisme dans le livre de Daniel Lefeuvre...], entre un projet débuté en 2001, une étude menée sur le terrain à Toulouse en 2003, une synthèse remise au Fasild et à la DIV en 2004, un ouvrage publié en septembre 2005 et les émeutes de novembre 2005. Nous serions non les analystes de la "fracture coloniale", mais les promoteurs de celle-ci. Pour quelques-uns de nos contempteurs, pour résoudre toutes les questions en jeu dans l'ouvrage, le plus simple serait de n'en point parler. [c'est exactement le défaut de N. Bancel et P. Blanchard à l'égard du livre Pour en finir avec la repentance coloniale : censure des arguments et emphase du vocabulaire de la disqualification d'autorité. Au total un mutisme révélateur]

Michel Renard

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aucun argument historique

Michel RENARD

 

daniel_repentance_couvAucun argument pour réfuter les analyses historiques de Pour en finir avec le repentance coloniale n'est fourni par N. Bancel et P. Blanchard. Ils n'aiment pas l'histoire positiviste. Il en allait déjà ainsi dans la Fracture coloniale. Les thèses de la "fracture coloniale" et de la "postcolonialité" qui expliqueraient le vécu et le langage de secteurs de la population française stigmatisés, ethnicisés, déréalisés, etc., ne s'appuient sur aucun travail historique. À la place, on trouve des assertions nébuleuses de sociologue affirmant dans le même temps que les "banlieues" ne sont pas un territoire colonial mais qu'elles sont un "théâtre" qui "ressemble à la colonie (parce que) les rapports humains y sont faux" (Didier Lapeyronnie, in La fracture coloniale, 2005, p. 209-218). On utilise le raccourci rhétorique bien connu : "tout se passe comme si..." qui permet l'économie de la démonstration tout en donnant l'impression qu'on l'a fournie : "La fracture sociale est ainsi alimentée par une fracture coloniale qui lui donne sens comme un ordre normatif, comme si l'immigration s'était inscrite dans la continuité du rapport colonial au-delà des indépendances" (ibid., p. 210). Où est la rigueur dans tout cela ?

L'allégation selon laquelle les "violences du fait colonial" et le "poids de ses héritages au sein de la société française contemporaine" (Fracture coloniale..., p. 20) sont à l'origine d'une "fracture coloniale" devenue une vraie crise française utilise une image militante du passé colonial qui altère gravement la réalité historique de la colonialité. En la schématisant à l'extrême.

 

les thèses historiennes de Daniel Lefeuvre

Daniel Lefeuvre a rétabli la vérité des rapports complexes et des processus historiques non univoques du temps colonial. Il a montré que les aléas de l'évolution démographique de l'Algérie au XIXe siècle ne sont pas à mettre au compte de la seule conquête et que le concept de "génocide" est totalement inadéquat. Il a montré que les violences militaires de la conquête ne portaient aucune spécificité liée à un racisme anti-arabe.

Daniel Lefeuvre a pointé le manque de méthode de ceux qui reprennent les propos de propagande des coryphées de l'Empire alors que la réalité invalide l'idée d'un apport décisif des colonies à l'économie de métropole. Il a rappelé, après d'autres tels Paul Bairoch et Jacques Marseille, que loin de remplir les caisses de l'État les colonies se sont révélées un tonneau des Danaïdes. Il a restitué la mesure statistique de l'immigration maghrébine après 1945 en métropole (moins de 1% de la population active) et conclu en conséquence à l'outrance des formules militantes selon lesquelles "les immigrés ont reconstruit la France après guerre".

Et sur ce blog, nous essayons de dire que la vérité historique du temps colonial, ce ne furent pas les "massacres" et les "violences". Ceux-ci ont existé mais ils ne sauraient résumer la totalité de cette histoire. Retenir comme grille de lecture deDiapositive1 cette époque la seule ligne de clivage entre dominateurs français et dominés résistants algériens, c'est revenir à une conception de l'histoire à la Jdanov. Au lieu d'alimenter une logomachie creuse sur la post-colonialité, il vaudrait mieux se pencher sur l'étude renouvelée de la colonialité tout court. On éviterait d'entretenir dans leurs clichés et préjugés les groupes militants des "Indigènes de la République".

Mais à quoi bon les appels à la rigueur historienne...? Un politiste comme Olivier Le Cour Grandmaison peut écrire Coloniser, exterminer et se faire étriller par deux historiens irréprochables (Pierre Vidal-Naquet et Gilbert Meynier)... il ne prend pas la peine de répondre. Il continue. Daniel Lefeuvre écrit un livre d'historien pour critiquer les stéréotypes des militants de la mémoire. On le snobe. Seule Catherine Coquery-Vidrovitch a pris la peine de répliquer. On se réfugie alors derrière son texte en oubliant qu'une réponse lui a été apportée...

Il est possible que le savoir historique, à la fois positiviste et problématisant, soit relégué par la puissance des schématisations idéologiques et des revendications mémorielles, toujours plus séduisantes que l'intelligibilité historienne... Il est malgré tout surprenant que ceux qui préfèrent ignorer celle-ci se revendiquent des sciences sociales, de la générosité humaniste, de la démocratie et de la citoyenneté. Toutes références qui, jusqu'à il y a peu, avaient partie liée avec le respect d'un savoir non-jdanovisé.

Michel Renard

 

Diapositive3
"le traitement des populations issues de la colonisation prolonge, sans s'y réduire,
la politique coloniale" - appel des "Indigènes de la République", janvier 2005


* cf. aussi "Réplique à un argument de Catherine Coquery-Vidrovitch : un historien peut-il faire dire ce qu'il veut aux statistiques ?" (Michel Renard)

 

 

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11 décembre 2007

vérités et mensonges des crimes de la colonisation (Claude Liauzu et Gilbert Meynier, 2005)

Diapositive1

 

il est faux d’affirmer que

la colonisation française a été

un génocide ou une extermination

Claude LIAUZU et Gilbert MEYNIER (juin 2005)

 

Sétif : la guerre des mémoires
Les massacres de mai 1945 en Algérie provoquent une controverse passionnelle sur les crimes de la colonisation. Deux historiens examinent vérités et mensonges (NouvelObs).

bouteflicka

 

 

 

 


Les déclarations du président Bouteflika lues par le ministre des Moudjahidin, Mohamed Cherif Abbas, le 6 mai [2005] à un colloque tenu à Sétif sur les massacres du Constantinois de mai 1945, ne peuvent que relancer une polémique où les groupes de mémoires s’affrontent – les colonialophiles manichéens primaires d’un côté, les anticolonialistes primaires manichéens de l’autre. Les premiers ne pourront qu’être furieux, les seconds, comblés par les propos sans nuance du chef de l’État algérien : «L’occupation a foulé la dignité humaine et commis l’innommable à l’encontre des droits humains fondamentaux […] et adopté la voie de l’extermination et du génocide qui s’est inlassablement répétée pendant son règne funeste.»

Étant à l’origine d’une protestation contre la loi du 23 février portant «reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés» et demandant l’abrogation de l’article 4, qui prétend enjoindre à la recherche universitaire d’accorder à l’histoire de la présence française, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite et aux enseignants d’appliquer des programmes scolaires reconnaissant en particulier le «rôle positif» de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, nous ne pouvons pas ne pas réagir contre un autre mensonge officiel, celui du président de la République algérienne.

 

Si les mots ont un sens, il est faux d’affirmer

que la colonisation française a été un génocide conduit

sur cent trente-deux ans


Le terme «génocide» a un sens précis : «crime contre l’humanité tendant à la destruction de tout ou partie d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux» (Larousse, 2005). Le mot «exterminer» aussi, selon le Littré (1872): «chasser entièrement, faire périr entièrement». Les faits sont connus et établis pour l’essentiel depuis longtemps par Charles-André Julien et les historiens qui l’ont suivi depuis plus de soixante-dix ans, André Nouschi et Charles-Robert Ageron notamment, qui ne sont pas, eux, des historiens de la vingt-cinquième heure.9782717845662FS

Le nombre des morts de la conquête de l’Algérie a été évalué par Jacques Frémeaux, historien fiable (La France et l’Algérie en guerre. 1830-1870, 1954-1962, Economica, 2002), à environ 400000. Si l’on ajoute les milliers de victimes des grandes famines, notamment celle de 1868, sur fond de destruction du vieux mode de production communautaire, de 1830 à 1870, on ne sera pas loin du million. La population de l’Algérie a, de fait, baissé d’environ un tiers en quarante ans.

Elle a payé un tribut épouvantable en termes de massacres, de guerre de «ravageurs» (Bugeaud), de politique de la terre brûlée, de dépossession, qui ont favorisé et aggravé famines et épidémies. Les enfumades ont été une triste réalité, une des pages les plus honteuses des crimes colonialistes. Ce sont là des réalités indéniables. Mais il est faux d’affirmer que le nombre de victimes algériennes du 8 mai 1945 aurait atteint 45000, comme l’a fait récemment à la télévision Olivier Le Cour Grandmaison lors de l’émission «Culture et dépendances», «Y a-t-il un racisme anti-Blancs ?», en reprenant sans nuance un chiffre officiel algérien qu’aucun historien n’accepte. Il est regrettable aussi que le terme «exterminer» soit utilisé dans le titre univoque de son livre Coloniser. Exterminer (Fayard, 2005).

Sur mai 1945, il est urgent de redonner la parole aux historiens. La seule thèse digne de setif1945ce nom, malheureusement demeurée inédite jusqu’à nos jours et publiée seulement de manière amputée en 1995 (Chroniques d’un massacre, 8 mai 1945. Sétif, Guelma, Kherrata, Syros), celle de l’historien algérien Boucif Mekhaled, ne parle ni de génocide ni d’extermination ; et il ne donne aucun chiffre définitif dans son bilan de victimes. Et on ne peut, comme cela a pu être fait sur d’autres sujets, travailler sur de grandes masses comptables significatives, notamment par l’utilisation des recensements, qui portent sur une population globale.

Ainsi les historiens sérieux qui ont pu comptabiliser les victimes juives du nazisme (les équipes d’historiens dirigées par Wolfgang Benz aboutissent au chiffre de 5,5 à 6 millions, avec une probabilité de 5,7 millions, soit 63% de la population juive d’Europe). Ils ont pu comptabiliser les victimes de la guerre d’indépendance de l’Algérie. Charles-Robert Ageron, historien qui fut pourtant honni des tenants de l’Algérie française et qui a aussi réduit considérablement l’inflation des victimes harkies, aboutit à environ 250000, soit de 2,5% à 3% de la population algérienne, soit tout de même proportionnellement autant de morts que le bilan de l’horrible guerre d’Espagne. C’est beaucoup, même si on est loin du chiffre officiel intangible du million et demi de martyrs.

 

assimiler les fours à chaux aux fours crématoires nazis

relève de la désinformation victimisante

Les historiens n’ont pas pu faire le même type de calcul pour 1945. Les archives du Parti du Peuple algérien (PPA), étudiées notamment par Mahfoud Kaddache, donnent 447 fusillés pour la région de Guelma. Le dépouillement des archives militaires françaises fait par un autre historien incontestable, Jean-Charles Jauffret, donne pour le Constantinois le chiffre de 2628 tués ; mais il s’agit des cadavres retrouvés et décomptés. Or il y eut des disparus, des familles qui cachèrent leurs morts, et l’état civil n’enregistra pas beaucoup de décès.

La seule conclusion que peut faire l’historien : il y eut en effet des milliers de morts mais, s’il est honnête, il n’en dira pas plus. Par ailleurs, s’il est vrai que des cadavres de fusillés furent brûlés, près de Guelma, à Heliopolis et à Belkheir, ce fut dans des fours à chaux et non dans des fours qui auraient été construits en vue de cette sinistre besogne. Et un siècle plus tôt, les enfumades de Pélissier, pendant la conquête de l’Algérie, furent bien une réalité. Pour autant les assimiler aux fours crématoires nazis relève de la désinformation victimisante. Il reste que la répression de mai 1945 a été horrible et qu’elle a traumatisé une génération, préparant ainsi le recours aux armes du 1er novembre 1954.

 

Il n’est pas admissible non plus que les historiens, même se posant en anticolonialistes intransigeants, restent muets sur les violences dont a été responsable le FLN militarisé, sur les massacres dont ont été victimes des populations rétives devant la loi des seigneurs de la guerre (massacre de la «nuit rouge» à Ifraten le 13 avril 1956, massacre de Melouza le 27 mai 1957…), sur les purges sanglantes qui ont décimégeno1 les wilayas, sans compter les cruels affrontements au sommet de l’appareil. Et les massacres dont furent victimes les harkis [photo ci-contre] et la fuite en panique des Européens d’Algérie sont des faits historiques qui ne doivent pas être laissés en pâture aux seuls groupes mémoriels et aux «historiens» idéologues. Le silence de ces «historiens» laisse le champ libre à l’exploitation du rôle de victime par ceux qui se prétendent leur porte-parole. Il n’y a ni bonne ni mauvaise victime. Cela dit, environ les quatre cinquièmes des victimes algériennes de la guerre furent bien tuées par les forces françaises, le reste par le FLN-ALN.

C’est aussi une réalité connue que la population algérienne, dont certains militaires rêvaient la disparition comme celle des Indiens d’Amérique, a été multipliée par plus de 4 de 1870 à 1962. Contrairement au discours justifiant la colonisation par un droit ou un devoir de civilisation, par «nos» hôpitaux et «nos» médecins, cette augmentation de la population est due à un ensemble de facteurs où la résistance populaire a pris aussi un aspect démographique – ce que les Québécois ont appelé la «revanche des berceaux». Il est non moins vrai que les Instituts Pasteur installés en Afrique du Nord, comme en Indochine et en Afrique noire, ont permis des progrès de la médecine importants. On sait qu’il suffirait aujourd’hui de pas grand-chose pour faire disparaître certaines maladies qui sévissent encore dans le tiers-monde : le paludisme, le choléra…, mais on sait aussi que c’est une affaire de gros sous, comme l’a en partie été la colonisation.

Cela permet de rappeler que la colonisation ne se réduit pas à un «choc des races», qu’il s’agit aussi d’une composante de l’histoire du capitalisme. Il y eut des confiscations massives, et plus largement un processus de dépossession foncière de 40% des terres algériennes – les meilleures en valeur – qui aboutit à la misère d’un peuple. Rappelons que l’armée d’Afrique, qui avait sauvagement brisé la résistance du peuple algérien, a non moins sauvagement – Bugeaud en tête – écrasé les mouvements populaires, les insurrections ouvrières et les grèves en France. Cela dit, l’histoire ne se réduit pas à des comptabilités macabres et approximatives.

 

La colonisation a été une réalité ambivalente, et les historiens n’ont pas pour tâche d’en soupeser le négatif et le positif. Et les rapports entre la France et l’Algérie se sont toujours construits dans la schizophrénie, tant le fait français en Algérie a suscité autant de désir et de fascination que de ressentiment colonisation_agricoleet de répulsion. Nous avons à analyser la colonisation comme un processus qui a transformé irréversiblement les sociétés, toutes les sociétés. Comment expliquer autrement les migrations, les interdépendances de plus en plus étroites aussi bien économiques que culturelles ? La part d’origine algérienne et maghrébine de la société française est une réalité, comme le fut et l’est même peut-être encore la part française de l’Algérie.

Cela exige une analyse sans complaisance des facteurs de domination et d’oppression véhiculés par le colonialisme, du racisme hérité, comme des facteurs de pouvoirs autoritaires qui furent, aussi, au cœur des mouvements de libération. L’histoire sainte des nationalismes, le mythe héroïque des guerres de libération ont trop souvent et trop longtemps servi de légitimité aux bureaucraties du tiers-monde. Il est indispensable d’aider les jeunes d’aujourd’hui à se situer dans le monde qui est le leur et qui n’est plus celui de leurs pères. Contre les tentatives d’utilisation instrumentale du passé à des fins très actuelles, les historiens doivent marquer clairement leur refus de la tyrannie des chroniques officielles. Leur rôle est de comprendre et d’enseigner, non de jouer aux procureurs ou aux avocats.

Anticolonialistes, les auteurs de ces lignes l’ont été résolument, et sans ambiguïté, et continuent à l’être. Mais ils sont aussi sans illusions et sans complaisance au sujet des machineries de pouvoir brutales qui ont pris en main les destinées des peuples libérés de la tutelle coloniale. Pour ces deux raisons, ils ont dû essuyer des horions symétriques provenant des uns comme des autres. Nous sommes quelques-uns à vouloir finir la guerre de 1954-1962. Nous pensons, comme le souhaite le président algérien, qu’il est juste que, côté officiel français, il y ait un «geste», la reconnaissance des responsabilités de la France à l’égard du peuple algérien. Mais cela ne peut se faire que si l’on rompt avec la culture du ressentiment, que si l’on aborde sereinement le passé, d’un côté comme de l’autre. Cela signifie que les Français, mais aussi les Algériens, balaient chacun devant sa porte. Les propos d’Abdelaziz Bouteflika ne vont guère dans ce sens : ils continuent d’alimenter la guerre des mémoires et à bafouer l’histoire.

À ce sujet, une urgence : revoir les manuels scolaires d’histoire des deux pays. Si les manuels français ne sont pas parfaits, en comparaison les manuels algériens sont une caricature. Et un souhait pour assainir les relations franco-algériennes : créer une commission mixte d’historiens algériens et français pour les récrire.

Claude Liauzu (décédé le 23 mai 2007), professeur à l’université Paris-VII, est notamment l’auteur d’Histoire des migrations méditerranéennes (Complexe) et récemment de Colonisation : droit d’inventaire (Armand Colin, 2004).
Gilbert Meynier, professeur à l’université Nancy-III, est l’auteur de l’Histoire intérieure du FLN, 1954-1962 (Fayard, 2002).

Le Nouvel Observateur, n° 2117, 2 juin 2005

 

Diapositive1

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10 décembre 2007

Pourquoi les Vietnamiens n'ont-ils pas revendiqué des "excuses" ? (Pierre Brocheux)

Diapositive1

 

 

Pourquoi les Vietnamiens

n'ont-ils pas revendiqué des "excuses" ?

Pierre BROCHEUX

 

Plutôt qu'un commentaire hasardeux et confus posté par Pickwicks (qui semble bien être un colonialiste pur jus, en tous cas il en manie la rhétorique) qui fait appel à l'explication génético-psychologico-culturelle, je propose la suivante : les Vietnamiens (et non les Indochinois) ont battu l'armée française comme plus tard ils ont tenu en échec la superpuissance américaine : être vainqueur donne de l'assurance et évite de mariner dans la rancoeur pour finalement revendiquer des excuses et des réparations. Après le victoire de Dien Bien Phu sur le corps expéditionnaire français en 1954 (mais rappelons nous la victoire sur la RC4 en 1950), Ho chi Minh recommandait à Hoang Tung, responsable de la propagande et rédacteur en chef du Nhan Zan/ Le Peuple : "exaltez l'esprit de sacrifice et l'héroïsme de notre peuple et de nos combattants mais évitez d'humilier les Français, nous les avons battus, c'est bien et c'est tout". Dix ou douze ans plus tard, apprenant que pendant son absence les autorités de Hanoi avaient fait défiler les aviateurs américains prisonniers pour les livrer à la vindicte populaire, il demanda au même Hoang Tung "qui a pris cette décision imbécile?"...

Pierre Brocheux
maître de conférence honoraire, université Denis-Diderot, Paris VII

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9782228897952FS9782724607956FS









- Hô Chi Minh, Presses de Sciences Po, 2000.

- Hô Chi Minh, du révolutionnaire à l'icône, Payot, 2003.

 

 

 

 

reponse aux fellaghas;pourquoi les indochinois victime du colonialisme sont depouiulle de tte vindicte

pourquoi la communaute vietnamienne n'intentent pas un procès contre la France à l'image des fellagas dans ce pays, la question vaut d'etre posee, car on fait comme si cela participait d'une evidence cette posture des arabes dans ce pays?

Parce que les mouvement nationaliste vietnamien n'aviat rien de democratique et que les sud vietnamiens installes dans le confort de l'armee americiane savainet exactment ce qui leur arriverait,ils ont ete capble d'une vision realiste des choses,les boat people sont venus chercher en france et en occident les libertes fondamentales,jamais l'immigration arabe n'a vu ds son derpart vers la france,un moment d'emancipation profondement contradictoire d'avec son histoire nationaliste Prquoi; parce que l'indigen a une mentalite d'indigene..infantile irresponsable, tjrs en contradiction, tjrs inarticulee et surtout iraationnelle et profondement nevrotique,cette incapcite de formaliser l'histoire sou une forme rationnelle c'est la marque de fabrique des mususlamns...

Posté par pickwicks, jeudi 6 décembre 2007 à 12:18

 

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"être vainqueur donne de l'assurance et évite de mariner
dans la rancoeur pour finalement revendiquer des excuses
et des réparations", Pierre Brocheux

 

Réaction édifiante

pickwicks, votre réponse est édifiante.

Je vous suis à peu près sur vos remarques sur le gouvernement du Viêtnam-Sud (encore que l'on pourrait se poser les mêmes questions sur la Corée du Sud, qui pourtant, bien que dans les mêmes conditions que vous décrivez, critique l'ancien colonisateur japonais), mais la suite sur "l'indigène", là ce n'est même plus du néo-colonialisme mais carrément du colonialisme tout court...

Posté par Arnaud Nanta, mardi 11 décembre 2007 à 14:39

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Arnaud Nanta - bio-biblio

- "Le Japon, victime ou agresseur" (2005)

 

 

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4 décembre 2007

le système colonial a été profondément injuste (Nicolas Sarkozy)

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le  système colonial

a  été  profondément injuste

Nicolas SARKOZY

 

(...) Je suis venu en Algérie pour bâtir entre nos deux peuples un avenir de solidarité partagée. Parler d‘avenir, ce n'est pas ignorer le passé. Je suis convaincu depuis toujours que pour bâtir un avenir meilleur on doit au contraire regarder le passé en face. C'est d‘ailleurs ce que nous avons fait en Europe.

à l'intérieur d'un système injuste, beaucoup

ont aimé l'Algérie

C‘est le travail de mémoire que je suis venu proposer au peuple algérien. Oui, le système colonial a été profondément injuste, contraire aux trois mots fondateurs de notre République : liberté, égalité, fraternité.

Mais il est aussi juste de dire qu'à l'intérieur de ce système profondément injuste, il y avait beaucoup d‘hommes et de femmes qui ont aimé l'Algérie, avant de devoir la quitter. Oui, des crimes terribles ont été commis tout au long d‘une guerre d‘indépendance qui a fait d‘innombrables victimes des deux côtés. Et aujourd'hui, moi qui avais sept ans en 1962, c'est toutes les victimes que je veux honorer.

Notre histoire est faite d'ombre et de lumière, de sang et de passion. Le moment est venu de confier à des historiens algériens et français la tâche d'écrire ensemble cette page d'histoire tourmentée pour que les générations à venir puissent, de chaque côté de la Méditerranée, jeter le même regard sur notre passé, et bâtir sur cette base un avenir d‘entente et de coopération.

Notre relation n'a pas d'équivalent. Ce n‘est pas qu'une question d‘histoire. C‘est d'abord une affaire de géographie : nous sommes voisins de part et d‘autre d‘une mer qui a toujours été un trait d'union et non une barrière. C‘est enfin et surtout l'intensité unique de la relation entre nos deux peuples. La communauté algérienne est la première communauté étrangère en France. Mais plus important encore, c'est aujourd'hui un français sur dix qui éprouve pour l'Algérie des sentiments très forts parce qu'il y est né, parce qu'il y a vécu, parce que ses parents ou ses grands-parents en sont venus et ont fait le choix de s'établir en France.


L'antisémitisme : le visage de la bêtise et de la haine

Faire le choix d'une pleine intégration dans notre République ne signifie pas renoncer à ses racines. Au contraire : les deux doivent aller ensemble, et c'est ainsi que nous pourrons bâtir dans l'ouverture, la tolérance, le respect de l‘autre, un avenir partagé. En France comme en Algérie, nous devons combattre avec une détermination sans faille toute expression de racisme, toute forme d'islamophobie, toute forme d'antisémitisme. Quand on menace un Arabe, un Musulman ou un Juif en France, on menace la République. Le racisme, l'islamophobie, l'antisémitisme ne s'expliquent pas, ils se combattent. Ce qui vaut pour la France vaut partout ailleurs dans le monde. Il n'y a rien de plus semblable à un antisémite qu'un islamophobe. Tous deux ont le même visage, celui de la bêtise et celui de la haine.

Le peuple algérien, au cours des années 90, a eu à livrer un terrible combat contre la barbarie terroriste. Les terroristes sont des barbares. Le peuple algérien a combattu, seul, au nom de valeurs qui nous sont communes : la tolérance, la liberté, le refus de la violence. Sa victoire sur le terrorisme est un succès majeur qui nous concerne tous, car l'installation à Alger d'un régime de type taliban n'aurait pas été seulement une tragédie pour l'Algérie : elle aurait été une catastrophe pour tous les pays riverains de la Méditerranée.

Je n'ai jamais été de ceux qui ont donné des leçons aux Algériens pendant ces années sombres. D'abord parce que l'Algérie n'a pas de leçons à recevoir. Et ensuite parce que ceux qui lui faisaient la leçon se plaçaient de facto du côté des ennemis de la démocratie. Je dirai demain au Président Bouteflika mon respect pour le courage et la détermination du peuple algérien tout au long de cette épreuve. Je lui dirai aussi la confiance de la France dans l‘avenir de l'Algérie.

Oui, j'ai confiance. Oui, je crois en l'avenir de l‘Algérie. Une Algérie stable et pluraliste, prospère et dynamique, capable de transformer sa richesse d'aujourd'hui en investissements pour demain. Une Algérie où tous les Algériens doivent pouvoir espérer un avenir meilleur. Participer à cette grande ambition est dans notre intérêt. Parce qu'un échec de l'Algérie serait aussi un échec pour la France et serait un échec pour toute l'Europe. Nous devons tous contribuer à l‘avenir de l'Algérie, dans le respect de ses choix et de ses souhaits, avec amitié. Mieux : dans un esprit de fraternité. C‘est pourquoi nous devrons aussi aller plus loin pour faciliter la circulation des personnes entre les deux rives de la Méditerranée.

Nicolas Zarkozy
3 décembre 2007, Alger

________________

 

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Koléa, rue du Marché à l'époque coloniale

 

la perception politique

n'épuise pas la réalité historique

Michel RENARD

 

L'homme politique affronte le passé à travers les éléments historiques constitutifs des identités (nation ou autre...) mais aussi à travers les rapports de force créés à partir des mémoires.

Réclamer, comme les dirigeants algériens, la qualification du passé colonial par les titres de "crime contre l'humanité" ou de "génocide" n'a rien à voir avec l'intelligence historique. C'est un expédient permettant d'éviter le bilan de 45 ans d'indépendance et cultivant un sentiment anti-français comme un dérivatif utile face aux déboires quotidiens dans lesquels se débat la population algérienne.

De son côté, le président français refuse une repentance non seulement parce qu'il n'en accepte pas les présupposés (un bilan univoquement négatif de la période coloniale) mais parce que cela placerait la France en position de faiblesse dans les rapports diplomatiques avec l'Algérie. Il tient compte, en sus, des mémoires catégorielles s'exprimant dans la société française en cherchant à maintenir un équilibre entre elles.

Il en sort donc des formules comme celles du 3 décembre à Alger : reconnaître "l'injustice profonde" du "système colonial" et persister à dire qu'une partie de ses protagonistes "dominants" ont vécu une autre expérience, une relation d'amour avec leur pays de naissance. C'est "mieux" que les diatribes algériennes officielles, mais cela reste de la politique. Et ne saurait rendre compte - ce n'est d'ailleurs pas son objet - de la complexité des interrelations durant la période coloniale.

Affirmer que le "système" colonial (la colonisation ne fut jamais un "système"...) a été "profondément injuste" n'est ni vrai ni faux. À ce niveau de généralité, il s'agit d'une abstraction dont on peut se demander qui la vivait ainsi de 1830 à 1962. Certains ont indéniablement conçu leur destinée dans les termes de l'injustice et de l'oppression : les résistants à la domination coloniale, les militants nationalistes... mais cela n'a jamais fait "un" peuple. La plupart ont probablement vécu dans un autre horizon mental. Car la perception politique d'une situation n'épuise pas, loin s'en faut, la psychologie de la vie quotidienne. Ni les espérances de s'en arracher.

Michel Renard

 

en Algérie coloniale :

 

il y eut ceci...

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convoi de prisonniers algériens à la suite de
l'insurrection de Margueritte (1901)

 

mais aussi cela...

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intérieur d'un café maure : un "Européen" et des "musulmans"
(carte datée 1902)

 

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hôpital de Tlemcen : l'infirmière et les malades convalescents

 

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la "domination" coloniale ne se réduit pas à la conflictualité
ouverte et permanente

 

Blida_march__europ_en
"indigènes" et "Européens" dans ce "marché européen" à Blida

 

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"Européens" et "indigènes" dans ce "marché arabe" à Bône (Annaba)

 

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modestie sociale ce ces "Européens dominateurs"

 

 

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6 septembre 2007

Les dérives de l'anticolonialisme (Yves Montenay)

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Les dérives de l'anticolonialisme

Yves MONTENAY


résumé
L’objet de cette communication d’histoire des idées politiques (et non de recherche historique) n’est pas l’anticolonialisme, mais ses dérives. Nous pensons qu’elles ont été facilitées par la primauté du couple «mentor métropolitain–étudiant indigène» par rapport à d’autres acteurs locaux (économiques, populaires, religieux), qui conceptualisaient moins et avaient moins de relais en métropole.
Ce «couple» a ensuite subi les pressions de la politique soviétique qui ont partiellement «instrumentalisé» l’anticolonialisme. Une première dérive a été alors l’apologie de certains régimes post-coloniaux et a contribué à leur échec économique. D’où une deuxième instrumentalisation, notamment par les nouveaux dirigeants, pour expliquer ces échecs par le passé colonial. Ces deux dérives ont amené certains anticolonialistes à cautionner des «inexactitudes» historiques et des comportements à l’opposé de leur éthique d’origine. Ils ont ainsi contribué à fonder une «sensibilité» qui complique l’analyse historique et économique, et est très présente dans «l’altermondialisation».

 

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Charles-André Julien :
"Il n'y a pas d'histoire colonialiste,
il n'y a pas d'histoire anticolonialiste"

Charles-André Julien, socialiste de longue date et ami de Léon Blum disait : «On considère comme une faute inexpiable ce qu'a été le phénomène colonial et l’on craint qu'une critique de l'ancien colonisé ne soit considérée comme une persistance de l'esprit colonial". Et il ajoute : "C'est pour cela que, jamais, je ne me suis prêté à ce que l'on appelle l'histoire anticoloniale. Il n'y a pas d'histoire colonialiste, il n'y a pas d'histoire anticolonialiste, il y a l'Histoire. Croire qu'il faut absoudre les abus actuels de pays qui l'ont subie, je ne peux pas le souffrir. Le plus grand service que l'on puisse rendre aux pays anciennement colonisés, c'est la vérité.» (Le Monde, 16 août 1981).
C’est dans cet esprit qu’est voulue cette communication, qui se situe dans le mouvement actuel de réexamen des dérives de l’anti-colonialisme.

 

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Une « culpabilité » qui pèse sur l’analyse
Le sentiment de culpabilité a été développé par Gide dans Le voyage au Congo et dans La route mandarine de Roland Dorgelès. Il a été tellement répété depuis, avec une pertinence inégale, qu’il finit par insupporter d’aussi peu «réactionnaires» que Pascal Bruckner (Le Sanglot de l’Homme Blanc), qui pointe la perversion du tropisme occidental vers le Sud : «Ils se sont persuadés que la solidarité avec les pays sous-développés exige qu’ils admirent et non qu’ils corrigent l’infortune de ces pays» (p. 41) : «On se cloître avec délice dans la certitude de notre ignominie» (p. 118). Ce que nous examinerons ici n’est pas de savoir si ce sentiment est justifié, mais son poids sur l’analyse historique. Un premier exemple est celui de «l’humiliation».

L’humiliation «coloniale»
Un enseignant d’histoire et géographie du secondaire français, cité ici en tant que l’un des leaders d’opinion dans une sorte de forum regroupant environ 2000 de ses collègues, résumait l’opinion d’une grande partie d’entre eux en écrivant : «Ce décalage entre le discours (intégration, égalité, école républicaine, mission civilisatrice) et la réalité (rapport hiérarchique, humiliation, dévalorisation de soi) est, me semble-t-il, consubstantiel à la colonisation».

De même, les musulmans insistent sur cette humiliation, qui est un des moteurs de leurs réactions actuelles. Ils considèrent comme un drame la colonisation et se demandent comment ils ont pu devenir «les esclaves de ceux qui avaient été leurs esclaves». Cette impression permanente a des causes bien plus anciennes et profondes que la colonisation, mais elle est «captée» par la vulgate actuelle et nourrit le sentiment de culpabilité occidentale.

Or l'humiliation (ainsi que la morgue et le mépris qui en sont la cause) n’est pas un phénomène créé par la colonisation. Elle est consubstantielle aux rapports entre le fort et le faible, dont la colonisation n'est qu'un cas particulier, et pas le pire. Dans un pays pauvre, ce rapport est plus écrasant, car le faible n’y est pas menacé dans son confort, mais dans sa liberté, sa santé ou sa vie. La période coloniale a mis en place des rapports intermédiaires, qui sont indignes vus de métropole, mais qui sont un progrès localement : les périodes pré et post coloniales (ou néo-coloniales) sont pires dans de nombreux pays que la période coloniale, comme l’illustrent la hogra en Algérie, ou les brutalités dans certains pays situés plus au sud.

Mais l’opinion publique du Nord a sa vue influencée par les «occidentalisés», pour qui le décalage entre valeurs métropolitaines et comportement local de certains colonisateurs était le plus sensible. Traités en égaux par leurs enseignants métropolitains, ils étaient à juste titre extrêmement humiliés de redevenir «indigènes» dans certains milieux coloniaux, au point de souvent militer dans les «mouvements de libération», d‘autant que ces derniers étaient dans la mouvance des idées de leurs enseignants. Mais la colonisation terminée, ils se sont souvent réfugiés dans cette métropole proclamée détestable, illustrant ainsi que leur situation "au pays" à l'époque coloniale était meilleure (ou moins mauvaise) qu'ensuite.

 

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École de Kaya (Haute-Volta), travaux pratiques, mise en place d'un jeune citronnier
source : Caom, base Ulysse

 

Or ce sont ces occidentalisés qui ont transmis l’image dominante de la colonisation, du simple fait qu’ils «savaient écrire», puis diffuser leur opinion grâce à leurs contacts avec les métropolitains, en particulier avec les enseignants avec qui ils avaient gardé un rapport privilégié. On entend très souvent (y compris par Hassan II ou un anticolonialiste virulent comme Ahmadou Bâ) : "les colons me méprisaient, par contre mes profs ..." . C'est plus que sympathique, mais privilégie cette source très minoritaire qui conduit à oublier que l'humiliation et l'oppression étaient (et sont souvent redevenues) des données de base des sociétés du Sud, considérées comme "naturelles" avant l'ouverture coloniale. Par ailleurs, il s'agit des réactions des "occidentalisés" du milieu intellectuel, celles des milieux économiques, occidentalisés ou non, étant différentes. Mais leur témoignage a moins d'occasion de passer. En particulier, l’on caricature encore aujourd’hui les relations colons/employés, notamment en négligeant le témoignage des ouvriers agricoles du Zimbabwe.

J’ai ainsi noté les réactions d’un haut fonctionnaire colonial et celles d’industriels qui, lisant la littérature anti-coloniale, se sont sentis profondément humiliés et déclarent : «nous n’avons pas été de tels monstres».Michel_Jobert_rivi_re_grenades Mais qui a entendu cela ? Ce ne sont pas des gens qui écrivent des livres. Remarquons à cette occasion le témoignage de Michel Jobert, dans La rivière aux grenades [photo ci-contre], qui raconte comment a été modernisée l’agriculture marocaine par des colons ayant la conviction d’être utile au développement du pays. Il ne s’agissait pas d’une conviction abstraite puisqu’un exploitant agricole, même vivant dans une belle maison, est en symbiose et souvent en sympathie avec ses ouvriers (qui se savent privilégiés, comme on l’a constaté au Zimbabwe) et les villageois du cru. Cet exploitant apportait un certain bien-être à des communautés villageoises jusqu’alors misérables et victime de la famine et des maladies. La baisse rapide de la mortalité en témoigne d’ailleurs. Les patrons «blancs» de PME et leurs ouvriers ont partagé des expériences analogues. Mais «l'air du temps» faisait que les enseignants ne voyaient qu’«exploitation» dans ces rapports sociaux.

L’influence du marxisme et de la guerre froide
L'idée que la colonisation faisait vivre l'Occident a été exposée par Lénine dans L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1917) : «Tant que le capitalisme reste le capitalisme, l'excédent de capitaux est consacré non pas à élever le niveau de vie des masses dans un pays donné - car il en résulterait une diminution des profits pour les capitalistes - mais à augmenter ces profits par l'exportation de capitaux à l'étranger, dans les pays arriérés». Ce petit texte, qui par ailleurs illustre deux erreurs de l’analyse marxiste, a lancé l’attaque de l’Europe par le Sud, via le contrôle de «mouvements de libération» et par l’instrumentalisation des mouvements anti-colonialistes du Nord, qui se rendent peu à peu ingénument complices de la mise en place de régimes contraires à leurs propres valeurs.

Mais le capitalisme survivant à la décolonisation, il fallut trouver de nouveaux arguments et cette 29702_0instrumentalisation prit une allure plus économique via la théorie du pillage, lancée par Pierre Jalée (Le Pillage du Tiers-monde, Maspero, 1965) et Samir Amin (L’accumulation à l'échelle mondiale, 1970), théorie encore très présente de nos jours. Le non-sens conceptuel et pratique de ce genre de thèses et leurs conséquences catastrophiques sur le développement du Sud ont été amplement constatés et démontrés. Elles ont fait néanmoins oublier la constatation, de Clemenceau à Jacques Marseille, que  la colonisation a été globalement une charge pour la France et qu’avoir un empire plus vaste n'a pas donné à la France un avantage important par rapport à l'Allemagne. De même, la Grande-Bretagne est entrée en décadence bien avant la perte de son empire. Et que dire de l'Espagne, durablement ruinée par ses conquêtes, après la brève euphorie de l'or inca ? Que dire aussi du Portugal, métropole si pauvre du dernier grand empire ? Enfin, la décolonisation n’a en rien «ruiné» la France, la Belgique ou la Hollande.

Pascal Bruckner (op. cit.) a rassemblé des citations et réflexions qui portent cette empreinte du marxisme et de la guerre froide. Ainsi, pour Edgar Morin, il importe de combattre «le système qui régit les démocraties occidentales, à savoir le capitalisme, et son stade suprême, l’impérialisme» (p. 26). De même : «En ces temps lointains tout ce qui n’entrait pas dans le schéma impérialisme/révolution, comme par exemple les deux guerres du Cachemire, le conflit indo-pakistanais, la guerre civile des seigneurs Shan contre le pouvoir birman, l’affrontement de l’Erythrée contre l’Ethiopie ou encore le génocide du Biafra, était déjà discrètement relégué aux basses-fosses du silence» (p. 42).

Ou encore cette interview donnée par Jean Genet au Monde Diplomatique en juillet 1974 : «Pourquoi les Palestiniens ? Il était tout à fait naturel que j’aille non seulement vers les plus défavorisés, mais vers ceux qui cristallisaient au plus haut point la haine de l’Occident » (p. 28). Autre exemple, cette déclaration de Claude Bourdet 19 février 1979 dans Témoignage Chrétien lors du renversement du Shah d’Iran par les mouvements islamistes : «Maintenant, tout est changé dans le Golfe Arabo-Persique. Peu importe le nouveau régime : de toutes les façons, l’Iran ne sera plus le gendarme des États-Unis et le complice d’Israël» (p. 61). Enfin : «Le glissement de l’anticolonialisme de l’après-guerre au tiers-mondisme des années 60 -voir plus bas- fut le passage de l’allergie à soi-même à l’effusion envers les tropiques régénérateurs» (p. 26).

bidonvilCe contexte est également illustré par la démarche (dont j’ai été témoin) d’Edgar Pisani, alors ministre, auprès d’un dirigeant du Crédit Lyonnais pour lui demander de financer la sidérurgie algérienne. « Pourquoi diable ? avait demandé le banquier, C’est probablement un mauvais risque » (ce qui s’est vérifié). «Eh bien, répondit Pisani, il faut aider ce pays à créer la base ouvrière dont il a besoin». Bref, l’air du temps voulait que les pays en voie de développement se constituent «une base» d’industrie lourde. Ce qui s’est révélé une catastrophe dans les pays mal gérés et une difficulté dans les pays mieux gouvernés comme la Corée du Sud.
Les militants anti-colonialistes ont ainsi peu à peu amenés à des attitudes contraires à leurs valeurs, sauf, pour les plus rigoureux, à «décrocher» et avoir l’amertume de douter de la validité de leurs combats concrets.

Le Zimbabwe
Le cas du Zimbabwe est intéressant quant à la confusion des valeurs entraînée par une lecture purement anti-colonialiste de l'histoire. Au moment de l'indépendance des autres pays africains, la minorité blanche de la Rhodésie du Sud prend le pouvoir. C’est le cas extrême du régime «néo-colonial». Le pays garde sa prospérité antérieure. Les blancs contrôlent les mines, une grande partie des terres et de l'industrie. Ils fournissent directement et indirectement une part très importante des emplois de la population noire. Les fermes blanches ont une bonne productivité et assurent la nourriture et les exportations du pays. La majorité noire a des petites exploitations sans cesse réduites par la croissance démographique, et malwelcome_to_zimbabwe exploitées. Il y a donc, comme en Afrique du Sud, une pression pour acquérir les terres des blancs : «la faim de terre».

Rappelons que ce régime est raciste de façon avouée et délibérée, d’où sa condamnation tant par Mugabe que par Londres. Contrairement à Mandela, qui aura à gérer une situation analogue (une minorité raciste ayant le pouvoir économique, mais assurant la prospérité du pays, et des rivalités tribales dans la majorité noire), Mugabe se révèle doublement raciste en écrasant la minorité noire du Matabeleland et en expulsant par la violence les fermiers blancs. Il s'agit en fait de donner les terres blanches à de soi-disant «héros de la guerre d'indépendance», en fait des barons du régime, absentéistes, ce qui laisse sans emploi les centaines de milliers d'employés et donc les millions de personnes qu’ils faisaient vivre.

Le «complexe colonial» se traduit par le fait que l’on s’est longtemps borné à critiquer la répression politique 20050608_zimbabwe_riotsexercée par Mugabe, et non le racisme, au nom duquel avait pourtant été combattu le régime de Ian Smith, qui assurait au moins l’ordre public et la prospérité. Par ailleurs, remplacer les blancs par des amis ne résout en rien «la faim de terre». Or le «mugabisme» a été longtemps présenté avec indulgence : on ne parle pas de «racisme» mais de nationalisme. La répression accrue depuis l’année 2000 et surtout la famine ont fini par attirer l’attention. Mais il reste encore une trace de l’indulgence de naguère : «Les fermes industrielles, installés sur de vastes espaces fertiles, appartiennent à 70% d'entre elles aux blancs, qui représentent 1% de la population (les agriculteurs français avec 100 % des terres représentent 4 % de la population) … C'est sur cette injustice foncière que le président a fondé sa réforme agraire». Bref, un affameur raciste et violent ne peut être tout à fait mauvais, puisque anticolonialiste ! A-t-on demandé leur avis aux Zimbabwéens

L’attribution du sous développement à la colonisation
Pour beaucoup, il reste en effet impensable de ne pas excuser les nombreux échecs de dirigeants du Sud par la colonisation : «À la fin du XIXe siècle, le monde arabe a failli basculer dans une modernité inspirée par l’Occident, mais riche également des sources scientifiques et culturelles de sa propre civilisation (coup583_a de chapeau diplomatique sans signification précise). Cette renaissance -la Nahda- a échoué parce que l’Europe et la France, devenues coloniales, ont trahi «les élites» : la domination européenne a remplacé la domination ottomane.» («Renaissance arabe et avenir de l’Europe» Jean-Louis Guigou, Le Monde, 10 février 2004).

Et cette domination européenne est enseignée et médiatisée de manière lacunaire. Ainsi, le citoyen français en saura plus sur les tortures de son armée pendant la «bataille d’Alger» que sur cette bataille elle-même, encore moins sur cette guerre dans son ensemble, pratiquement rien sur la présence française des 130 années précédentes et moins encore sur l’économie de l’Algérie coloniale !

Cette économie n’est plus guère évoquée que très idéologiquement, comme le faisait, par exemple, le quotidien algérien El Moudjahid des années 1980 avec ses phrases du genre : "Aux yeux de l'Histoire, il est bien établi que le sous-développement de tous les pays du tiers-monde est une somme de privations, de spoliations et d'usurpations découlant de plusieurs siècles d'occupation et d'exploitation coloniales". La désinformation est d’autant plus profonde que dans les médias français s’étalent les opinions officielles de ceux qui ont intérêt à charger la colonisation de tous les péchés, et à la faire servir d'alibi à leurs échecs.Irrigation Leur prose rencontre peu de démenti pour des raisons diplomatiques, mais aussi parce que les esprits ont été longuement imprégnés par toute une littérature, allant de la critique justifiée à un délire chargeant la colonisation de tous les traumatismes venant de la modernisation ou de conflits qui n’y étaient pas liés.

Ainsi, pour excuser leurs échecs et obtenir des «compensations financières», beaucoup de dirigeants et d'intellectuels du tiers-monde ressassent les méfaits de la colonisation et entretiennent délibérément le sentiment de culpabilité occidentale. Tout cela porte préjudice en premier lieu au Sud, en faussant l’analyse du sous-développement et donc le choix des remèdes.

Jean-Claude Guillebaud, après beaucoup d'autres, raconte dans Les Années orphelines (Fayard, 1979) cet aveuglement qui pourrait se résumer dans le syllogisme : "l'URSS est anticolonialiste, l'anticolonialisme est une bonne chose, donc tout ce que fait l'URSS dans ce domaine est bon". La façon dont furent si placidement acceptés la normalisation vietnamienne et le massacre cambodgien ne s'explique pas autrement. Il s'agissait d'une politique "progressiste", donc "bonne".

Cela occulte le fait que la ruine actuelle est due au «socialisme» de beaucoup de gouvernements du Sud, parfois simple alibi pour mettre la main sur les biens des «capitalistes» nationaux et étrangers, se débarrasser de concurrents politiques, voire pour se lancer dans l’épuration ethnique. Dans la seule Afrique, l'industrie égyptienne a été ruinée, ainsi que les agricultures algériennes, guinéennes, éthiopiennes, angolaises et mozambicaines ; les étudiants éthiopiens, ainsi que les cadres guinéens et béninois ont été massacrés ou se sont exilés. L’URSS, via les troupes cubaines, a activement contribué à la disparition du tiers de la population de la Guinée-Équatoriale et à d’interminables conflits en Éthiopie et en Angola, laissant ces pays dans l’état que l’on sait !

En Asie, une catastrophe «socialiste» a également eu lieu au Nord–Vietnam APRÈS la fin de la colonisation française et au Sud-Vietnam après le départ des Américains. Comme en Chine, il a suffi que l’on quitte le image005«socialisme» agricole pour que chacun mange à sa faim, et, toujours comme en Chine, que l’on quitte quelques années plus tard le socialisme dans l’entreprise pour que fleurissent boutiques et ateliers, ce qui illustre bien que la colonisation n’était pour rien dans ces décennies de dégringolade. La famine n’a été évitée en Algérie, exportatrice agricole à l’époque coloniale, que par l’argent du pétrole. Quant à la Corée du Nord, son écroulement toujours actuel ne vient pas de sa colonisation par le Japon, mais de son virage socialiste postérieur.

À partir des années 1960, une sorte de credo, dit «tiers-mondiste», s’est répandu. Le colonialisme étant censé avoir été la source des problèmes, il fallait à la fois obtenir des compensations et faire le contraire : «Imposons l’aide au développement, cette aide sera investie par l’État qui pilotera le développement. L’acteur est l’État car il est indépendant et anti-capitaliste et peut s’opposer aux capitalistes locaux et étrangers». L’échec a poussé les États tiers-mondistes à l’autarcie pour se mettrev_2707300179 à l’abri du «centre» capitaliste (cf. Samir Amin «Que la périphérie se coupe du centre»). Cela aboutit à la taxation de l’agriculteur, à la ruine et au déclin général tant de l’agriculture que de l’industrie faute de marché local. Aujourd’hui, la situation est très différente, les populations connaissent le mode de vie occidental et ont mesuré l’ampleur de l’échec de l’État. Par ailleurs, est apparue la privatisation de l’aide par les migrants. Enfin, la guerre froide étant terminée, les rentes stratégiques qui soutenaient certains États tiers-mondistes ont disparu.Mais la situation reste bloquée, car toute réforme revient à demander au prédateur de lutter contre leur propre intérêt.

Le sous-développement par l’élimination des cadres
Cette polarisation sur de (supposés) mécanismes économiques a occulté un fait historique bien plus simple et massif : l’élimination des cadres pendant comme après la décolonisation. Cadres coloniaux, mais aussi et surtout nationaux, tués, emprisonnés ou poussés à l’exil par la crainte ou la concrétisation de l’épuration ethnique (Pieds-noirs, Portugais et mulâtres de l’Angola et du Mozambique, Indiens d’Afrique orientale, chrétiens du Nord Vietnam ou d’Indonésie et autres «minorités»), par l’épuration politique ou sociale envers les intellectuels, bourgeois et professions libérales de ces mêmes pays. Et ce fut suivi d’une «deuxième vague»  au Laos, Cambodge, Sud-Vietnam, Bénin, Syrie, Egypte (en 1956), Irak, Tunisie, et même, dans une moindre mesure, au Maroc...

Etait-ce inévitable ? Bien sûr que non. Dans les pays entraînés dans la guerre froide, comme ceux de l’Indochine, les colonies portugaises ou l’Éthiopie, il s’agissait de mettre au pouvoir un parti totalitaire et dévoué à l’URSS, et d’éliminer tous les opposants, y compris éventuels. Avec des variantes, c’est également ce qui est arrivé en Algérie, et il est intéressant de constater que le remarquable succès de Mandela (notamment l’émigration limitée des cadres «blancs») ne s’est opéré qu’après la perte du soutien de l’ANC par l’URSS puis la disparition de cette dernière.

Le résultat de tout cela est le contraste éclatant avec les pays à comportement pragmatique pendant et après leur décolonisation, dont la plus belle réussite est celle de Singapour, au niveau de vie aujourd’hui européen. Cet État naguère misérable et sans ressources naturelles a non seulement rassuré les cadres étrangers dès l’indépendance, mais a continué à encourager leur arrivée ensuite. Bref il a protégé et fait fructifier l’héritage colonial.

Haiti_Port_au_Prince_23aout2006_1S'abriter derrière la colonisation pour expliquer le sous-développement et masquer ses propres exactions et échecs devrait donc maintenant faire sourire. Il est de plus en plus délicat d'expliquer les catastrophes actuelles par ce qui s'est passé il y a maintenant très longtemps. La colonisation s’est terminée dès 1804 pour Haïti, aujourd’hui moins développée que jamais, au début du XIXe siècle pour l'essentiel de l’Amérique Latine, en 1947 pour l'Inde et le Pakistan, en 1949 pour la Chine (départ des étrangers d'un pays qui n'avait jamais été vraiment colonisé), en 1956 pour le Maroc et Tunisie, voire l’Égypte, en 1962 pour l'Algérie, de 1960 à 1964 pour la plupart des pays d'Afrique. Or, avec un gouvernement «normal», même les plus grandes blessures cicatrisent vite.

L’on répète néanmoins que, de l’époque précoloniale à la mondialisation, tous les problèmes viennent du Nord, à commencer par la saignée humaine de la traite et de la conquête coloniale avant la 1ère guerre mondiale. Ces faits sont quelque peu sortis du contexte, la traite ayant été à son maximum en Afrique Occidentale avant la colonisation, les notables africains apportant aux comptoirs européens «leurs compatriotes», tandis qu’en Afrique Orientale, la traite arabe qui existait de toute éternité, devenait extrêmement violente et dévastatrice, et c’est au contraire la colonisation qui l’a arrêtée.

De même, la très réelle violence coloniale est souvent censée être à l’origine des violences actuelles. C’est une vision angélique de la période précoloniale. Daniel Rivet, dans Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation (Hachette Littérature, Paris 2002), rappelle que la férocité de Savary pendant la conquête de l’Algérie a été précédée par une situation éloignée du paradis précolonial apparaissant en creux dans l’enseignement français (et parfois explicitement ailleurs) : «Épidémies, famines, vendettas familiales, guerres entre villages enchaînent les populations dans des misères sans fin. Le pouvoir ne procure nulle part aucun secours. Quatorze dey d’Alger sur vingt-huit prennent le pouvoir sur le cadavre de leur prédécesseur après un complot. Etranges préfigurations du renversement de Ben Bella, du meurtre de Boudiaf, de la subordination de Bouteflika aux janissaires d’aujourd’hui devant la Kabylie en feu. Parmi tant d’erreurs, de fautes, le nouveau maître imposait un impôt plus lourd mais moins injuste. Il arrêtait aussi l’arbitraire et la corruption parmi les agents du pouvoir» (présentation de Gilbert Comte).

De même, le découpage artificiel des territoires et les problèmes de frontières, les capitales excentréesSoutenir_demunis01_01 situées dans les ports plutôt qu’à l’intérieur, les réseaux de transfert orientés vers l’extérieur, la confusion des pouvoirs, la violence et le mépris des dirigeants à l’égard des indigènes, la répression sanglante des rebellions, sont certes une part de la vérité historique. Mais les uns, purement techniques, auraient sans doute existé sans la colonisation, et les autres étaient présents avant comme après, ce qui n’est d’ailleurs pas une excuse pour le colonisateur. L’exode des cerveaux est dû au moins autant aux mauvaises politiques intérieures, voire aux brimades exercées envers certaines minorités (ethniques, religieuses, bourgeoises…) qu’à la mondialisation.

Dire qu’une cause de la crise est que les économies ont été exposées de plein fouet à la concurrence internationale reflète une opinion politique. L’opinion politique inverse, à savoir que le sous-développement vient d’avoir coupé du monde et trop protégé les monopoles locaux pourrait être également défendue. De même, la montée des mafias et des trafics illicites serait reliée aux privatisations, dérégulations et libéralisation : on pourrait soutenir exactement le contraire. De même pour les convoitises suscitées pour les richesses minérales et les ingérences politiques et économiques : voir tel ou tel régime soutenu pour cause de guerre froide n’est pas vraiment lié à la mondialisation ; d’ailleurs les États voisins ont fort bien remplacé, en pire, les puissances coloniales, notamment en RD Congo. Quant au traitement de la crise de la dette et des plans d’ajustement structurel, il s’agit d’un sujet très controversé et pour lequel les responsabilités locales sont au moins aussi importantes que celles du FMI.

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Bref, cela fait 40 ans que l’on assiste à un non-développement de l’Afrique alors que l’Asie accumule les records. Or, à la fin de la période coloniale, le revenu par habitant des pays d’Afrique était supérieur à celui de l’Asie. L’ouverture de cette dernière n’y est pas pour rien, notamment celle aux entreprises internationales, ainsi que le respect corrélatif du droit nécessaire pour les conserver (et qui bénéficie aux acteurs nationaux). Bref la recette asiatique est le contraire du tiers-mondisme. Joan Robinson, connue pour ses opinions altermondialistes a eu l’honnêteté de rapporter ce propos d’un dirigeant du Sud : «Le malheur d'être exploité par les capitalistes n'est rien comparé au malheur de ne pas être exploité du tout».

Un discours plus nuancé
Ce petit exemple d’écoute d’un «non théoricien» symbolise un début d’évolution des idées mise à la disposition du grand public et en particulier des enseignants. Dans un projet de manuel scolaire, l’on remarque un glissement de "la culpabilité coloniale" à "l'origine coloniale des problèmes", ce qui est un changement discret mais profond. Discret parce qu'il reste dans la rubrique "responsabilité coloniale" de ce projet.
L'exemple le plus net est celui de «l'explosion démographique» : la colonisation est certes souvent à son origine. On peut même dire qu'elle en est "responsable", puisqu'il y a eu une politique délibérée de baisse de la mortalité (Certains tiersmondistes emportés par leur élan disent que les populations locales n'ont fait que bénéficier indirectement de mesures destinées aux colons, ce qui ne résiste pas à l'examen : approvisionnement des zones de disette, formation de sages-femmes - très important pour diminuer la mortalité des mères-, vaccination –parfois musclée- et bien d'autres). Mais cette responsabilité est bien sur "positive" (et, par ailleurs, la théorie et l’expérience montrent que cette « explosion » n’est pas un obstacle pour un gouvernement «normal»).

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Un autre exemple du glissement de l’usage du terme "responsabilité coloniale" est celui des "pieds rouges" et assimilés. C'est certes parce que la France avait été la métropole que ses chercheurs et universitaires "révolutionnaires" ont été écoutés par leurs anciens élèves et ont si catastrophiquement conseillé certains régimes du Maghreb à Madagascar. Mais les idées en question étaient bien sur à l'opposé de celles des acteurs économiques coloniaux, qui ne sont en rien responsables des catastrophes inspirées par le climat tiersmondiste de l'époque.

Dans une veine voisine, on peut citer Frères et sujets, la France et l’Afrique en perspective, de Jean-PierreA17464 Dozon (Flammarion, 2003). Pour cet anthropologue africaniste le «monde franco-africain qui, aussi problématique fût-il ou soit-il encore, ne se réduit pas aux turpitudes de la Françafrique», terme de «l’anticolonialisme de la 25e heure». Il rejoint Hannah Arendt, qui releva dans son essai sur l’impérialisme que les Français traitaient leurs colonisés « à la fois en frères et sujets ». Il évoque les «cités créoles» que furent les comptoirs sur la côte sénégalaise, comme Saint-Louis, les administrateurs-ethnographes, tel Faidherbe ou Delafosse, et les carrières métropolitaines de Blaise Diagne, Félix Eboué, Léopold Sédar Senghor ou Félix Houphouët-Boigny. Il fait répondre au «besoin d’Afrique» de la métropole un «désir de Franc », à la fois sincère et intéressé.

L’on peut également citer Pourquoi l’Afrique meurt, de Stephen Smith, correspondant du Monde en Afrique (Calmann-Lévy, octobre 2003), exemple d’«afropessimisme sérieux». Son récit exonère largement le Nord, mais l’analyse est prudemment balancée entre condamnation de principe et exonération pratique du colonialisme. Autre témoignage de l’évolution des idées, l’article de Sylvie Brunel sur l’esclavage dans L’histoire d’octobre 2003.

Tout cela commence à se refléter dans les milieux universitaires français. En témoigne «Histoire coloniale et construction des savoirs sur l’Afrique», conférence de Marie–Albane de Suremain à la «Journée de Marly» du 4 février 2004 (voir www.ac-versailles.fr/ pedagogi/gephg/default.htm pour les nombreuses sources citées) : «Tandis que le grand public est alimenté par des essais ou récits où alternent afropessimisme et nostalgies, l’«histoire coloniale» progresse. Il ne s’agit certes pas d’un "révisionnisme" plus ou moins déguisé qui s’attacherait à redorer le blason de la colonisation». (Des historiens ont établi que) «l’impérialisme était porté par des minorités étroites, ou imposé par en haut de façon plus ou moins efficace, sans susciter d’adhésion massive». (D’autres) «ont pratiqué une histoire centrée sur les «résistances» africaines à la domination (et) ont eu tendance à substituer à la geste coloniale, une geste anti-coloniale». (D’autres encore ont eu) «une approche marxiste insistant sur les structures, construite autour de l’opposition centre-périphérie et la mise en dépendance des colonies par les métropoles (…) modèles qui ont montré leurs limites.». Or «qu’on s’attache aux colonisateurs ou aux colonisés, on escamote systématiquement la moitié des acteurs et on est amené à décrire de façon caricaturale l’autre moitié du problème, qu’il s’agisse des indigènes ou du système colonial (…) c’est s’interdire a priori de comprendre des interactions qui ne se limitent ni à l’affrontement pur, ni à de "coupables" collaborations». Suit un passage sur «la mission civilisatrice», ramenée au début de scolarisation et à la politique sanitaire coloniale, pour remarquer, «qu’il est facile de l’opposer à la réalité de la domination coloniale dans ses aspects les plus brutaux».

La notion de «supériorité occidentale» est rejetée avec horreur, induisant implicitement comme souvent de l’indiscutable égalité juridique et morale, qui devrait être universelle, un déni de la supériorité occidentale, qui n’est pas seulement technique et qui est le fondement séculaire des questions coloniales. Occulter diplomatiquement ce constat fausse toute approche des problèmes du Sud, alors qu’il est abordé sans complexe par nombre d’Asiatiques, qui, du coup, érodent rapidement cette supériorité. Pour résoudre un problème, il ne faut pas commencer par le nier.

On voit la prudence avec laquelle est abordé dans les milieux universitaires ce nécessaire tournant historique. On retrouve là l’insuffisance des informations pouvant venir des acteurs économiques, mais aussi la pression des habitués des proclamations anticoloniales.
On peut remarquer en effet la présentation d’un livre récent par Le Monde Diplomatique et La Quinzaine Littéraire : 1944 -1950 : la IVe République et la mise au pas des colonies françaises (Yves Bénot, préface de François Maspéro, La Découverte avril 2001), qui insiste sur (en substance) «les pages sanglantes de l'histoire de France et la répression sauvage pour préserver la cohésion de l’empire».

Ou encore un extrait de cet article tout récent : «le Président de la République a oublié que plusieurs millions d’ indigènes (en Algérie) se sont vu refuser l’égalité avec les autres Français au motif qu’ils étaient musulmans. Cette question aurait exigé des paroles solennelles (comme celles) à propos de la responsabilité de Vichy sous la déportation des juifs. (Il y a là) une blessure indicible que la loi sur les signes religieux n’est pas près d’apaiser» («Chirac et la laïcité», Philippe Bernard, Le Monde, 21-22 décembre 2003).

 

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"Gonaïves, Haïti, 2004 : plus de 2000 morts. La seule tempête tropicale Jeanne
n'explique pas tout. La pauvreté, un urbanisme délirant, une déforestation définitive
sont aussi quelques-uns des ingrédients qui expliquent à quel niveau
de vulnérabilité ce pays est arrivé." (université de Bretagne-Sud,
source)
 
 

Les récentes péripéties haïtiennes ont été l’occasion du message aux enseignants français du secondaire : «Un historien, Philippe Pierre-Charles, mit en évidence le fait que le jeune État haïtien fut contraint de payer à la France, une somme colossale, équivalente au budget de l'ancienne puissance coloniale, ce qui enleva dès le départ, toute possibilité d'un éventuel développement à ce nouveau pays,  qui dans les 2 siècles précédents, avait pourtant fait la richesse de la métropole : 75% du commerce extérieur de la France, se faisait avec les colonies de Saint Domingue et des Antilles françaises !» (H-Francais, déjà cité,14/01/04 ). Rappelons que le président Aristide faisait alors miroiter à son peuple le remboursement de cette somme augmentée de 2 siècles d'intérêts.

Ce courant de pensée fait ainsi preuve à la fois de sa permanence et de son incompréhension de la nature et des causes de la situation haïtienne et plus généralement de celles du développement, lequel n'est pas une question d'argent. Le sous-développement haïtien vient plutôt de l'élimination par le meurtre ou l'exil de ses cadres blancs, puis mulâtres puis noirs, ainsi que le retour permanent de dirigeants prédateurs et incompétents, ce qui est intimement lié. Pour la même raison, l'arrivée dans le pays d'une très forte somme ne changerait rien, comme l’illustrent le gâchis des pluies d’or reçues par l'Angola et bien d'autres pays pétroliers. Enfin, dire que "le pays avait pourtant fait la richesse de la métropole" est une formulation qui confond une entité implicitement permanente («le pays») et le rôle individuel des producteurs haïtiens qualifiés (les colons et certains de leurs collaborateurs, esclaves ou non), et surtout celui du respect des institutions leur permettant de «fonctionner» : une organisation humaine détestable, sauf par rapport à ce qui a suivi. De plus, cette formulation ramène "la richesse de la métropole" à sa consommation de sucre, qui était certes un facteur important, mais tout de même secondaire par rapport à "la richesse" générée par le travail d'une vingtaine de millions de métropolitains en ce début de révolution industrielle !

En conclusion, «il faut fonctionner sur le mode de la responsabilité plutôt que sur celui de la culpabilité. Il faut régler notre rapport à ce passé sans l’occulter, ni l’exagérer» (Daniel Rivet aux rencontres Averroès). Autant les études spécialisées sur «les horreurs coloniales» sont légitimes (on en aimerait toutefois de moins traditionnelles, par exemples axées sur des acteurs économiques), autant en tirer (ou même en sous-entendre) des présentations globales de l’histoire coloniale fausse l’Histoire tout court, et donc l’analyse des problèmes d’aujourd’hui.

Yves Montenay
site d'Yves Montenay
mai 2004

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28 juillet 2007

Discours de Nicolas Sarkozy à l'université de Dakar ; et critique par Achille Mbembe

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Allocution de M. Nicolas Sarkozy

Président de la République, prononcée à l'université de Dakar

 

 

Dakar, Sénégal, le 26 juillet 2007

Mesdames et Messieurs,             

sarkozy_dakar200Permettez-moi de remercier d'abord le gouvernement et le peuple sénégalais de leur accueil si chaleureux. Permettez-moi de remercier l'université de Dakar qui me permet pour la première fois de m'adresser à l'élite de la jeunesse africaine en tant que Président de la République française.

Je suis venu vous parler avec la franchise et la sincérité que l'on doit à des amis que l'on aime et que l'on respecte. J'aime l'Afrique, je respecte et j'aime les Africains.

Entre le Sénégal et la France, l'histoire a tissé les liens d'une amitié que nul ne peut défaire. Cette amitié est forte et sincère. C'est pour cela que j'ai souhaité adresser, de Dakar, le salut fraternel de la France à l'Afrique toute entière.

Je veux, ce soir, m'adresser à tous les Africains qui sont si différents les uns des autres, qui n'ont pas la même langue, qui n'ont pas la même religion, qui n'ont pas les mêmes coutumes, qui n'ont pas la même culture, qui n'ont pas la même histoire et qui pourtant se reconnaissent les uns les autres comme des Africains. Là réside le premier mystère de l'Afrique.

             
Oui, je veux m'adresser à tous les habitants de ce continent meurtri, et, en particulier, aux jeunes, à vous qui vous êtes tant battus les uns contre les autres et souvent tant haïs, qui parfois vous combattez et vous haïssez encore mais qui pourtant vous reconnaissez comme frères, frères dans la souffrance, frères dans l'humiliation, frères dans la révolte, frères dans l'espérance, frères dans le sentiment

que vous éprouvez d'une destinée commune, frères à travers cette foi mystérieuse qui vous rattache à la terre africaine, foi qui se transmet de génération en génération et que l'exil lui-même ne peut effacer.

Je ne suis pas venu, jeunes d'Afrique, pour pleurer avec vous sur les malheurs de l'Afrique. Car l'Afrique n'a pas besoin de mes pleurs.

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Je ne suis pas venu, jeunes d'Afrique, pour m'apitoyer sur votre sort parce que votre sort est d'abord entre vos mains. Que feriez-vous, fière jeunesse africaine de ma pitié ?

Je ne suis pas venu effacer le passé car le passé ne s'efface pas.

Je ne suis pas venu nier les fautes ni les crimes car il y a eu des fautes et il y a eu des crimes.             

Il y a eu la traite négrière, il y a eu l'esclavage, les hommes, les femmes, les enfants achetés et vendus comme des marchandises. Et ce crime ne fut pas seulement un crime contre les Africains, ce fut un crime contre l'homme, ce fut un crime contre l'humanité toute entière.

Et l'homme noir qui éternellement «entend de la cale monter les malédictions enchaînées, les hoquettements des mourants, le bruit de l'un d'entre eux qu'on jette à la mer». Cet homme noir qui ne peut s'empêcher de se répéter sans fin «Et ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des bêtes brutes». Cet homme noir, je veux le dire ici à Dakar, a le visage de tous les hommes du monde.

Cette souffrance de l'homme noir, je ne parle pas de l'homme au sens du sexe, je parle de l'homme au sens de l'être humain et bien sûr de la femme et de l'homme dans son acceptation générale. Cette souffrance de l'homme noir, c'est la souffrance de tous les hommes. Cette blessure ouverte dans l'âme de l'homme noir est une blessure ouverte dans l'âme de tous les hommes.

Mais nul ne peut demander aux générations d'aujourd'hui d'expier ce crime perpétré par les générations passées. Nul ne peut demander aux fils de se repentir des fautes de leurs pères.             

Jeunes d'Afrique, je ne suis pas venu vous parler de repentance. Je suis venu vous dire que je ressens la traite et l'esclavage comme des crimes envers l'humanité. Je suis venu vous dire que votre déchirure et votre souffrance sont les nôtres et sont donc les miennes.

Je suis venu vous proposer de regarder ensemble, Africains et Français, au-delà de cette déchirure et au-delà de cette souffrance.

Je suis venu vous proposer, jeunes d'Afrique, non d'oublier cette déchirure et cette souffrance qui ne peuvent pas être oubliées, mais de les dépasser.

Je suis venu vous proposer, jeunes d'Afrique, non de ressasser ensemble le passé mais d'en tirer ensemble les leçons afin de regarder ensemble l'avenir.

Je suis venu, jeunes d'Afrique, regarder en face avec vous notre histoire commune.             


N_Congo_3L'Afrique a sa part de responsabilité dans son propre malheur. On s'est entretué en Afrique au moins autant qu'en Europe. Mais il est vrai que jadis, les Européens sont venus en Afrique en conquérants.

Ils ont pris la terre de vos ancêtres. Ils ont banni les dieux, les langues, les croyances, les coutumes de vos pères. Ils ont dit à vos pères ce qu'ils devaient penser, ce qu'ils devaient croire, ce qu'ils devaient faire. Ils ont coupé vos pères de leur passé, ils leur ont arraché leur âme et leurs racines. Ils ont désenchanté l'Afrique.

Ils ont eu tort.

Ils n'ont pas vu la profondeur et la richesse de l'âme africaine. Ils ont cru qu'ils étaient supérieurs, qu'ils étaient plus avancés, qu'ils étaient le progrès, qu'ils étaient la civilisation.

Ils ont eu tort.             

Ils ont voulu convertir l'homme africain, ils ont voulu le façonner à leur image, ils ont cru qu'ils avaient tous les droits, ils ont cru qu'ils étaient tout puissants, plus puissants que les dieux de l'Afrique, plus puissants que l'âme africaine, plus puissants que les liens sacrés que les hommes avaient tissés patiemment pendant des millénaires avec le ciel et la terre d'Afrique, plus puissants que les mystères qui venaient du fond des âges.

Ils ont eu tort.             

Ils ont abîmé un art de vivre. Ils ont abîmé un imaginaire merveilleux. Ils ont abîmé une sagesse ancestrale.

Ils ont eu tort.             

Ils ont créé une angoisse, un mal de vivre. Ils ont nourri la haine. Ils ont rendu plus difficile l'ouverture aux autres, l'échange, le partage parce que pour s'ouvrir, pour échanger, pour partager, il faut être assuré de son identité, de ses valeurs, de ses convictions. Face au colonisateur, le colonisé avait fini par ne plus avoir confiance en lui, par ne plus savoir qui il était, par se laisser gagner par la peur de l'autre, par la crainte de l'avenir.

Le colonisateur est venu, il a pris, il s'est servi, il a exploité, il a pillé des ressources, des richesses qui ne lui appartenaient pas. Il a dépouillé le colonisé de sa personnalité, de sa liberté, de sa terre, du fruit de son travail.

Il a pris mais je veux dire avec respect qu'il a aussi donné. Il a construit des ponts, des routes, des hôpitaux, des dispensaires, des écoles. Il a rendu féconde des terres vierges, il a donné sa peine, son travail, son savoir. Je veux le dire ici, tous les colons n'étaient pas des voleurs, tous les colons n'étaient pas des exploiteurs.

Il y avait parmi eux des hommes mauvais mais il y avait aussi des hommes de bonne volonté, des hommes qui croyaient remplir une mission civilisatrice, des hommes qui croyaient faire le bien. Ils se trompaient mais certains étaient sincères. Ils croyaient donner la liberté, ils créaient l'aliénation. Ils croyaient briser les chaînes de l'obscurantisme, de la superstition, de la servitude. Ils forgeaient des chaînes bien plus lourdes, ils imposaient une servitude plus pesante, car c'étaient les esprits, c'étaient les âmes qui étaient asservis. Ils croyaient donner l'amour sans voir qu'ils semaient la révolte et la haine.

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La colonisation n'est pas responsable de toutes les difficultés actuelles de l'Afrique. Elle n'est pas responsable des guerres sanglantes que se font les Africains entre eux. Elle n'est pas responsable des génocides. Elle n'est pas responsable des dictateurs. Elle n'est pas responsable du fanatisme. Elle n'est pas responsable de la corruption, de la prévarication. Elle n'est pas responsable des gaspillages et de la pollution.

Mais la colonisation fut une grande faute qui fut payée par l'amertume et la souffrance de ceux qui avaient cru tout donner et qui ne comprenaient pas pourquoi on leur en voulait autant.

La colonisation fut une grande faute qui détruisit chez le colonisé l'estime de soi et fit naître dans son cœur cette haine de soi qui débouche toujours sur la haine des autres.

La colonisation fut une grande faute mais de cette grande faute est né l'embryon d'une destinée commune. Et cette idée me tient particulièrement à cœur.

La colonisation fut une faute qui a changé le destin de l'Europe et le destin de l'Afrique et qui les a mêlés. Et ce destin commun a été scellé par le sang des Africains qui sont venus mourir dans les guerres européennes.

Et la France n'oublie pas ce sang africain versé pour sa liberté.             

Nul ne peut faire comme si rien n'était arrivé.             

Nul ne peut faire comme si cette faute n'avait pas été commise.             

Nul ne peut faire comme si cette histoire n'avait pas eu lieu.             

Pour le meilleur comme pour le pire, la colonisation a transformé l'homme africain et l'homme européen.             

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Jeunes d'Afrique, vous êtes les héritiers des plus vieilles traditions africaines et vous êtes les héritiers de tout ce que l'Occident a déposé dans le cœur et dans l'âme de l'Afrique.

Jeunes d'Afrique, la civilisation européenne a eu tort de se croire supérieure à celle de vos ancêtres, mais désormais la civilisation européenne vous appartient aussi.

Jeunes d'Afrique, ne cédez pas à la tentation de la pureté parce qu'elle est une maladie, une maladie de l'intelligence, et qui est ce qu'il y a de plus dangereux au monde.

Jeunes d'Afrique, ne vous coupez pas de ce qui vous enrichit, ne vous amputez pas d'une part de vous-même. La pureté est un enfermement, la pureté est une intolérance. La pureté est un fantasme qui conduit au fanatisme.

Je veux vous dire, jeunes d'Afrique, que le drame de l'Afrique n'est pas dans une prétendue infériorité de son art, sa pensée, de sa culture. Car, pour ce qui est de l'art, de la pensée et de la culture, c'est l'Occident qui s'est mis à l'école de l'Afrique.

L'art moderne doit presque tout à l'Afrique. L'influence de l'Afrique a contribué à changer non seulement l'idée de la beauté, non seulement le sens du rythme, de la musique, de la danse, mais même dit Senghor, la manière de marcher ou de rire du monde du XXème siècle.

Je veux donc dire, à la jeunesse d'Afrique, que le drame de l'Afrique ne vient pas de ce que l'âme africaine serait imperméable à la logique et à la raison. Car l'homme africain est aussi logique et raisonnable que l'homme européen.

C'est en puisant dans l'imaginaire africain que vous ont légué vos ancêtres, c'est en puisant dans les contes, dans les proverbes, dans les mythologies, dans les rites, dans ces formes qui, depuis l'aube des temps, se transmettent et s'enrichissent de génération en génération que vous trouverez l'imagination et la force de vous inventer un avenir qui vous soit propre, un avenir singulier qui ne ressemblera à aucun autre, où vous vous sentirez enfin libres, libres, jeunes d'Afrique d'être vous-mêmes, libres de décider par vous-mêmes.

Je suis venu vous dire que vous n'avez pas à avoir honte des valeurs de la civilisation africaine, qu'elles ne vous tirent pas vers le bas mais vers le haut, qu'elles sont un antidote au matérialisme et à l'individualisme qui asservissent l'homme moderne, qu'elles sont le plus précieux des héritages face à la déshumanisation et à l'aplatissement du monde.

Je suis venu vous dire que l'homme moderne qui éprouve le besoin de se réconcilier avec la nature a beaucoup à apprendre de l'homme africain qui vit en symbiose avec la nature depuis des millénaires.

Je suis venu vous dire que cette déchirure entre ces deux parts de vous-mêmes est votre plus grande force, et votre plus grande faiblesse selon que vous vous efforcerez ou non d'en faire la synthèse.

Mais je suis aussi venu vous dire qu'il y a en vous, jeunes d'Afrique, deux héritages, deux sagesses, deux traditions qui se sont longtemps combattues : celle de l'Afrique et celle de l'Europe.

Je suis venu vous dire que cette part africaine et cette part européenne de vous-mêmes forment votre identité déchirée.

 

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Je ne suis pas venu, jeunes d'Afrique, vous donner des leçons.             

Je ne suis pas venu vous faire la morale.             

Mais je suis venu vous dire que la part d'Europe qui est en vous est le fruit d'un grand péché d'orgueil de l'Occident mais que cette part d'Europe en vous n'est pas indigne.

Car elle est l'appel de la liberté, de l'émancipation et de la justice et de l'égalité entre les femmes et les hommes.

Car elle est l'appel à la raison et à la conscience universelles.             

Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l'idéal de vie est d'être en harmonie avec la nature, ne connaît que l'éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles.

Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n'y a de place ni pour l'aventure humaine, ni pour l'idée de progrès.

Dans cet univers où la nature commande tout, l'homme échappe à l'angoisse de l'histoire qui tenaille l'homme moderne mais l'homme reste immobile au milieu d'un ordre immuable ou tout semble être écrit d'avance.

Jamais l'homme ne s'élance vers l'avenir. Jamais il ne lui vient à l'idée de sortir de la répétition pour s'inventer un destin.

Le problème de l'Afrique et permettez à un ami de l'Afrique de le dire, il est là. Le défi de l'Afrique, c'est d'entrer davantage dans l'histoire. C'est de puiser en elle l'énergie, la force, l'envie, la volonté d'écouter et d'épouser sa propre histoire.

Le problème de l'Afrique, c'est de cesser de toujours répéter, de toujours ressasser, de se libérer du mythe de l'éternel retour, c'est de prendre conscience que l'âge d'or qu'elle ne cesse de regretter, ne reviendra pas pour la raison qu'il n'a jamais existé.

Le problème de l'Afrique, c'est qu'elle vit trop le présent dans la nostalgie du paradis perdu de l'enfance.     

Le problème de l'Afrique, c'est que trop souvent elle juge le présent par rapport à une pureté des origines totalement imaginaire et que personne ne peut espérer ressusciter.

Le problème de l'Afrique, ce n'est pas de s'inventer un passé plus ou moins mythique pour s'aider à supporter le présent mais de s'inventer un avenir avec des moyens qui lui soient propres.

Le problème de l'Afrique, ce n'est pas de se préparer au retour du malheur, comme si celui-ci devait indéfiniment se répéter, mais de vouloir se donner les moyens de conjurer le malheur, car l'Afrique a le droit au bonheur comme tous les autres continents du monde.

Le problème de l'Afrique, c'est de rester fidèle à elle-même sans rester immobile.             

Le défi de l'Afrique, c'est d'apprendre à regarder son accession à l'universel non comme un reniement de ce qu'elle est mais comme un accomplissement.

Le défi de l'Afrique, c'est d'apprendre à se sentir l'héritière de tout ce qu'il y a d'universel dans toutes les civilisations humaines.

C'est de s'approprier les droits de l'homme, la démocratie, la liberté, l'égalité, la justice comme l'héritage commun de toutes les civilisations et de tous les hommes.

C'est de s'approprier la science et la technique modernes comme le produit de toute l'intelligence humaine. 

Le défi de l'Afrique est celui de toutes les civilisations, de toutes les cultures, de tous les peuples qui veulent garder leur identité sans s'enfermer parce qu'ils savent que l'enfermement est mortel.

Les civilisations sont grandes à la mesure de leur participation au grand métissage de l'esprit humain.

La faiblesse de l'Afrique qui a connu sur son sol tant de civilisations brillantes, ce fut longtemps de ne pas participer assez à ce grand métissage. Elle a payé cher, l'Afrique, ce désengagement du monde qui l'a rendue si vulnérable. Mais, de ses malheurs, l'Afrique a tiré une force nouvelle en se métissant à son tour. Ce métissage, quelles que fussent les conditions douloureuses de son avènement, est la vraie force et la vraie chance de l'Afrique au moment où émerge la première civilisation mondiale.

 

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La civilisation musulmane, la chrétienté, la colonisation, au-delà des crimes et des fautes qui furent commises en leur nom et qui ne sont pas excusables, ont ouvert les cœurs et les mentalités africaines à l'universel et à l'histoire.

Ne vous laissez pas, jeunes d'Afrique, voler votre avenir par ceux qui ne savent opposer à l'intolérance que l'intolérance, au racisme que le racisme.

Ne vous laissez pas, jeunes d'Afrique, voler votre avenir par ceux qui veulent vous exproprier d'une histoire qui vous appartient aussi parce qu'elle fut l'histoire douloureuse de vos parents, de vos grands-parents et de vos aïeux.

 

N'écoutez pas, jeunes d'Afrique, ceux qui veulent faire sortir l'Afrique de l'histoire au nom de la tradition parce qu'une Afrique ou plus rien ne changerait serait de nouveau condamnée à la servitude.

N'écoutez pas, jeunes d'Afrique, ceux qui veulent vous empêcher de prendre votre part dans l'aventure humaine, parce que sans vous, jeunes d'Afrique qui êtes la jeunesse du monde, l'aventure humaine sera moins belle.

N'écoutez pas jeunes d'Afrique, ceux qui veulent vous déraciner, vous priver de votre identité, faire table rase de tout ce qui est africain, de toute la mystique, la religiosité, la sensibilité, la mentalité africaine, parce que pour échanger il faut avoir quelque chose à donner, parce que pour parler aux autres, il faut avoir quelque chose à leur dire.

             
Ecoutez plutôt, jeunes d'Afrique, la grande voix du Président Senghor qui chercha toute sa vie à réconcilier Senghorles héritages et les cultures au croisement desquels les hasards et les tragédies de l'histoire avaient placé l'Afrique.

Il disait, lui l'enfant de Joal, qui avait été bercé par les rhapsodies des griots, il disait : «nous sommes des métis culturels, et si nous sentons en nègres, nous nous exprimons en français, parce que le français est une langue à vocation universelle, que notre message s'adresse aussi aux Français et aux autres hommes».
             
Il disait aussi : «le français nous a fait don de ses mots abstraits - si rares dans nos langues maternelles. Chez nous les mots sont naturellement nimbés d'un halo de sève et de sang ; les mots du français eux rayonnent de mille feux, comme des diamants. Des fusées qui éclairent notre nuit».

Ainsi parlait Léopold Senghor qui fait honneur à tout ce que l'humanité comprend d'intelligence. Ce grand poète et ce grand Africain voulait que l'Afrique se mit à parler à toute l'humanité et lui écrivait en français des poèmes pour tous les hommes.

Ces poèmes étaient des chants qui parlaient, à tous les hommes, d'êtres fabuleux qui gardent des fontaines, chantent dans les rivières et qui se cachent dans les arbres.

Des poèmes qui leur faisaient entendre les voix des morts du village et des ancêtres.             

Des poèmes qui faisaient traverser des forêts de symboles et remonter jusqu'aux sources de la mémoire ancestrale que chaque peuple garde au fond de sa conscience comme l'adulte garde au fond de la sienne le souvenir du bonheur de l'enfance.

Car chaque peuple a connu ce temps de l'éternel présent, où il cherchait non à dominer l'univers mais à vivre en harmonie avec l'univers. Temps de la sensation, de l'instinct, de l'intuition. Temps du mystère et de l'initiation. Temps mystique ou le sacré était partout, où tout était signes et correspondances. C'est le temps des magiciens, des sorciers et des chamanes. Le temps de la parole qui était grande, parce qu'elle se respecte et se répète de génération en génération, et transmet, de siècle en siècle, des légendes aussi anciennes que les dieux.

L'Afrique a fait se ressouvenir à tous les peuples de la terre qu'ils avaient partagé la même enfance. L'Afrique en a réveillé les joies simples, les bonheurs éphémères et ce besoin, ce besoin auquel je crois moi-même tant, ce besoin de croire plutôt que de comprendre, ce besoin de ressentir plutôt que de raisonner, ce besoin d'être en harmonie plutôt que d'être en conquête.
             
Ceux qui jugent la culture africaine arriérée, ceux qui tiennent les Africains pour de grands enfants, tous ceux-là ont oublié que la Grèce antique qui nous a tant appris sur l'usage de la raison avait aussi ses sorciers, ses devins, ses cultes à mystères, ses sociétés secrètes, ses bois sacrés et sa mythologie qui venait du fond des âges et dans laquelle nous puisons encore, aujourd'hui, un inestimable trésor de sagesse humaine.

L'Afrique qui a aussi ses grands poèmes dramatiques et ses légendes tragiques, en écoutant Sophocle, a entendu une voix plus familière qu'elle ne l'aurait crû et l'Occident a reconnu dans l'art africain des formes de beauté qui avaient jadis été les siennes et qu'il éprouvait le besoin de ressusciter.
             
Alors entendez, jeunes d'Afrique, combien Rimbaud est africain quand il met des couleurs sur les voyelles comme tes ancêtres en mettaient sur leurs masques, «masque noir, masque rouge, masque blanc–et-noir».

Ouvrez les yeux, jeunes d'Afrique, et ne regardez plus, comme l'ont fait trop souvent vos aînés, la civilisation mondiale comme une menace pour votre identité mais la civilisation mondiale comme quelque chose qui vous appartient aussi.

Dès lors que vous reconnaîtrez dans la sagesse universelle une part de la sagesse que vous tenez de vos pères et que vous aurez la volonté de la faire fructifier, alors commencera ce que j'appelle de mes vœux, la Renaissance africaine.

Dès lors que vous proclamerez que l'homme africain n'est pas voué à un destin qui serait fatalement tragique et que, partout en Afrique, il ne saurait y avoir d'autre but que le bonheur, alors commencera la Renaissance africaine.

Dès lors que vous, jeunes d'Afrique, vous déclarerez qu'il ne saurait y avoir d'autres finalités pour une politique africaine que l'unité de l'Afrique et l'unité du genre humain, alors commencera la Renaissance africaine.

 

Dès lors que vous regarderez bien en face la réalité de l'Afrique et que vous la prendrez à bras le corps, alors commencera la Renaissance africaine. Car le problème de l'Afrique, c'est qu'elle est devenue un mythe que chacun reconstruit pour les besoins de sa cause.

Et ce mythe empêche de regarder en face la réalité de l'Afrique.             

La réalité de l'Afrique, c'est une démographie trop forte pour une croissance économique trop faible.             
La réalité de l'Afrique, c'est encore trop de famine, trop de misère.             

La réalité de l'Afrique, c'est la rareté qui suscite la violence.             

La réalité de l'Afrique, c'est le développement qui ne va pas assez vite, c'est l'agriculture qui ne produit pas assez, c'est le manque de routes, c'est le manque d'écoles, c'est le manque d'hôpitaux. La réalité de l'Afrique, c'est un grand gaspillage d'énergie, de courage, de talents, d'intelligence.    

La réalité de l'Afrique, c'est celle d'un grand continent qui a tout pour réussir et qui ne réussit pas parce qu'il n'arrive pas à se libérer de ses mythes.

La Renaissance dont l'Afrique a besoin, vous seuls, Jeunes d'Afrique, vous pouvez l'accomplir parce que vous seuls en aurez la force.

Cette Renaissance, je suis venu vous la proposer. Je suis venu vous la proposer pour que nous l'accomplissions ensemble parce que de la Renaissance de l'Afrique dépend pour une large part la Renaissance de l'Europe et la Renaissance du monde.

Je sais l'envie de partir qu'éprouvent un si grand nombre d'entre vous confrontés aux difficultés de l'Afrique.

2133202_5Je sais la tentation de l'exil qui pousse tant de jeunes Africains à aller chercher ailleurs ce qu'ils ne trouvent pas ici pour faire vivre leur famille.

Je sais ce qu'il faut de volonté, ce qu'il faut de courage pour tenter cette aventure, pour quitter sa patrie, la terre où l'on est né, où l'on a grandi, pour laisser derrière soi les lieux familiers où l'on a été heureux, l'amour d'une mère, d'un père ou d'un frère et cette solidarité, cette chaleur, cet esprit communautaire qui sont si forts en Afrique.

Je sais ce qu'il faut de force d'âme pour affronter le dépaysement, l'éloignement, la solitude.          

Je sais ce que la plupart d'entre eux doivent affronter comme épreuves, comme difficultés, comme risques.             
Je sais qu'ils iront parfois jusqu'à risquer leur vie pour aller jusqu'au bout de ce qu'ils croient être leur rêve.

Mais je sais que rien ne les retiendra.             

Car rien ne retient jamais la jeunesse quand elle se croit portée par ses rêves.

Je ne crois pas que la jeunesse africaine ne soit poussée à partir que pour fuir la misère.             

Je crois que la jeunesse africaine s'en va parce que, comme toutes les jeunesses, elle veut conquérir le monde.             

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Comme toutes les jeunesses, elle a le goût de l'aventure et du grand large.             

Elle veut aller voir comment on vit, comment on pense, comment on travaille, comment on étudie ailleurs.    
L'Afrique n'accomplira pas sa Renaissance en coupant les ailes de sa jeunesse. Mais l'Afrique a besoin de sa jeunesse.

La Renaissance de l'Afrique commencera en apprenant à la jeunesse africaine à vivre avec le monde, non à le refuser.

La jeunesse africaine doit avoir le sentiment que le monde lui appartient comme à toutes les jeunesses de la terre.

La jeunesse africaine doit avoir le sentiment que tout deviendra possible comme tout semblait possible aux hommes de la Renaissance.

Alors, je sais bien que la jeunesse africaine, ne doit pas être la seule jeunesse du monde assignée à résidence. Elle ne peut pas être la seule jeunesse du monde qui n'a le choix qu'entre la clandestinité et le repliement sur soi.

Elle doit pouvoir acquérir, hors, d'Afrique la compétence et le savoir qu'elle ne trouverait pas chez elle.       

Mais elle doit aussi à la terre africaine de mettre à son service les talents qu'elle aura développés. Il faut revenir bâtir l'Afrique ; il faut lui apporter le savoir, la compétence le dynamisme de ses cadres. Il faut mettre un terme au pillage des élites africaines dont l'Afrique a besoin pour se développer.

Ce que veut la jeunesse africaine c'est de ne pas être à la merci des passeurs sans scrupules qui jouent avec votre vie.

Ce que veut la jeunesse d'Afrique, c'est que sa dignité soit préservée.

C'est pouvoir faire des études, c'est pouvoir travailler, c'est pouvoir vivre décemment. C'est au fond, ce que veut toute l'Afrique. L'Afrique ne veut pas de la charité. L'Afrique ne veut pas d'aide. L'Afrique ne veut pas de passe-droit.

Ce que veut l'Afrique et ce qu'il faut lui donner, c'est la solidarité, la compréhension et le respect.             

Ce que veut l'Afrique, ce n'est pas que l'on prenne son avenir en main, ce n'est pas que l'on pense à sa place, ce n'est pas que l'on décide à sa place.

Ce que veut l'Afrique est ce que veut la France, c'est la coopération, c'est l'association, c'est le partenariat entre des nations égales en droits et en devoirs.

Jeunesse africaine, vous voulez la démocratie, vous voulez la liberté, vous voulez la justice, vous voulez le Droit ? C'est à vous d'en décider. La France ne décidera pas à votre place. Mais si vous choisissez la démocratie, la liberté, la justice et le Droit, alors la France s'associera à vous pour les construire.

Jeunes d'Afrique, la mondialisation telle qu'elle se fait ne vous plaît pas. L'Afrique a payé trop cher le mirage du collectivisme et du progressisme pour céder à celui du laisser-faire.

Jeunes d'Afrique vous croyez que le libre échange est bénéfique mais que ce n'est pas une religion. Vous croyez que la concurrence est un moyen mais que ce n'est pas une fin en soi. Vous ne croyez pas au laisser-faire. Vous savez qu'à être trop naïve, l'Afrique serait condamnée à devenir la proie des prédateurs du monde entier. Et cela vous ne le voulez pas. Vous voulez une autre mondialisation, avec plus d'humanité, avec plus de justice, avec plus de règles.

Je suis venu vous dire que la France la veut aussi. Elle veut se battre avec l'Europe, elle veut se battre avec l'Afrique, elle veut se battre avec tous ceux, qui dans le monde, veulent changer la mondialisation. Si l'Afrique, la France et l'Europe le veulent ensemble, alors nous réussirons. Mais nous ne pouvons pas exprimer une volonté votre place.

Jeunes d'Afrique, vous voulez le développement, vous voulez la croissance, vous voulez la hausse du niveau de vie.             

Mais le voulez-vous vraiment ? Voulez-vous que cesse l'arbitraire, la corruption, la violence ? Voulez-vous que la propriété soit respectée, que l'argent soit investi au lieu d'être détourné ? Voulez-vous que l'État se remette à faire son métier, qu'il soit allégé des bureaucraties qui l'étouffent, qu'il soit libéré du parasitisme, du clientélisme, que son autorité soit restaurée, qu'il domine les féodalités, qu'il domine les corporatismes ? Voulez-vous que partout règne l'État de droit qui permet à chacun de savoir raisonnablement ce qu'il peut attendre des autres ?

Si vous le voulez, alors la France sera à vos côtés pour l'exiger, mais personne ne le voudra à votre place.  

Voulez-vous qu'il n'y ait plus de famine sur la terre africaine ? Voulez-vous que, sur la terre africaine, il n'y ait plus jamais un seul enfant qui meure de faim ? Alors cherchez l'autosuffisance alimentaire. Alors développez les cultures vivrières. L'Afrique a d'abord besoin de produire pour se nourrir. Si c'est ce que vous voulez, jeunes d'Afrique, vous tenez entre vos mains l'avenir de l'Afrique, et la France travaillera avec vous pour bâtir cet avenir.

Vous voulez lutter contre la pollution ? Vous voulez que le développement soit durable ? Vous voulez que les générations actuelles ne vivent plus au détriment des générations futures ? Vous voulez que chacun paye le véritable coût de ce qu'il consomme ? Vous voulez développer les technologies propres ? C'est à vous de le décider. Mais si vous le décidez, la France sera à vos côtés.             

Vous voulez la paix sur le continent africain ? Vous voulez la sécurité collective ? Vous voulez le règlement pacifique des conflits ? Vous voulez mettre fin au cycle infernal de la vengeance et de la haine ? C'est à vous, mes amis africains, de le décider. Et si vous le décidez, la France sera à vos côtés, comme une amie indéfectible, mais la France ne peut pas vouloir à la place de la jeunesse d'Afrique.

Vous voulez l'unité africaine ? La France le souhaite aussi.             

Parce que la France souhaite l'unité de l'Afrique, car l'unité de l'Afrique rendra l'Afrique aux Africains.        

Ce que veut faire la France avec l'Afrique, c'est regarder en face les réalités. C'est faire la politique des réalités et non plus la politique des mythes.

Ce que la France veut faire avec l'Afrique, c'est le co-développement, c'est-à-dire le développement partagé.             
      
La France veut avec l'Afrique des projets communs, des pôles de compétitivité communs, des universités communes, des laboratoires communs.

Ce que la France veut faire avec l'Afrique, c'est élaborer une stratégie commune dans la mondialisation.                   
Ce que la France veut faire avec l'Afrique, c'est une politique d'immigration négociée ensemble, décidée ensemble pour que la jeunesse africaine puisse être accueillie en France et dans toute l'Europe avec dignité et avec respect.
             
Ce que la France veut faire avec l'Afrique, c'est une alliance de la jeunesse française et de la jeunesse africaine pour que le monde de demain soit un monde meilleur.

Ce que veut faire la France avec l'Afrique, c'est préparer l'avènement de l'Eurafrique, ce grand destin commun qui attend l'Europe et l'Afrique.

À ceux qui, en Afrique, regardent avec méfiance ce grand projet de l'Union Méditerranéenne que la France a proposé à tous les pays riverains de la Méditerranée, je veux dire que, dans l'esprit de la France, il ne s'agit nullement de mettre à l'écart l'Afrique, qui s'étend au sud du Sahara mais, qu'au contraire, il s'agit de faire de cette Union le pivot de l'Eurafrique, la première étape du plus grand rêve de paix et de prospérité qu'Européens et Africains sont capables de concevoir ensemble.
         
Alors, mes chers Amis, alors seulement, l'enfant noir de Camara Laye, à genoux dans le silence de la nuit africaine, saura et comprendra qu'il peut lever la tête et regarder avec confiance l'avenir. Et cet enfant noir de Camara Laye, il sentira réconciliées en lui les deux parts de lui-même. Et il se sentira enfin un homme comme tous les autres hommes de l'humanité.

Je vous remercie.            

source

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critique de ce discours par Achille Mbembe dans le journal : Le Messager (1er août 2007)

 

Achille MBEMBE démonte le mensonge de Sarkozy sur l'Afrique

Lors de sa récente visite de travail en Afrique sub-saharienne, le président de la République française, Nicolas Sarkozy, a prononcé à Dakar un discours adressé à "l’élite de la jeunesse africaine". Ce discours a profondément choqué une grande partie de ceux à qui il était destiné, ainsi que les milieux professionnels et l’intelligentsia africaine francophone. Viendrait-il à être traduit en anglais qu’il ne manquerait pas de causer des controverses bien plus soutenues compte tenu des traditions de nationalisme, de panafricanisme et d’afrocentrisme plus ancrées chez les Africains anglophones que chez les francophones. Achille Mbembe en fait, ici, une critique argumentée. (Le Messager)

En auraient-ils eu l’opportunité, la majorité des Africains francophones aurait sans doute voté contre Nicolas Sarkozy lors des dernières élections présidentielles françaises.
Ce n’est pas que son concurrent d’alors, et encore moins le Parti Socialiste, aient quoi que ce soit de convaincant à dire au sujet de l’Afrique, ou que leurs pratiques passées témoignent de quelque volonté que ce soit de refonte radicale des relations entre la France et ses ex-colonies. Le nouveau président français aurait tout simplement payé cher son traitement de l’immigration lorsqu’il était le ministre de l’Intérieur de Jacques Chirac, ses collusions avec l’extrême droite raciste et son rôle dans le déclenchement des émeutes de 2005 dans les banlieues de France.
Pour sa première tournée en Afrique au sud du Sahara, il a donc atterri à Dakar précédé d’une trèsSarkozy_Wade_11_06_07 mauvaise réputation - celle d’un homme politique agité et dangereux, cynique et brutal, assoiffé de pouvoir, qui n’écoute point, dit tout et le double de tout, ne lésine pas sur les moyens et n’a, à l’égard de l’Afrique et des Africains, que condescendance et mépris.

Mais ce n’était pas tout. Beaucoup étaient également prêts à l’écouter, intrigués sinon par l’intelligence politicienne, du moins la redoutable efficacité avec laquelle il gère sa victoire depuis son élection. Surpris par la nomination d’une Rachida Dati ou d’une Rama Yade au gouvernement (même si à l’époque coloniale il y avait plus de ministres d’origine africaine dans les cabinets de la république et les assemblées qu’aujourd’hui), ils voulaient savoir si, derrière la manœuvre, se profilait un grand dessein – une véritable reconnaissance, par la France, du caractère multiracial et cosmopolite de sa société.

Il était donc attendu. Dire qu’il a déçu est une litote. Certes, le cartel des satrapes (d’Omar Bongo, Paul Biya et Sassou Nguesso à Idris Déby, Eyadéma Fils et les autres) se félicite de ce qui apparaît clairement comme le choix de la continuité dans la gestion de la “Françafrique” - ce système de corruption réciproque qui lie la France à ses affidés africains.
Mais si l’on en juge par les réactions enregistrées ici et là, les éditoriaux, les courriers dans la presse, les interventions sur les chaînes de radios privées et les débats électroniques, une très grande partie de l’Afrique francophone – à commencer par la jeunesse à laquelle il s’est adressé – a trouvé ses propos franchement choquants. Et pour cause. Dans tous les rapports où l’une des parties n’est pas assez libre ni égale, le viol souvent commence par le langage – un langage qui, sous prétexte d’amitié, s’exempte de tout et s’auto-immunise tout en faisant porter tout le poids de la cruauté au plus faible.

Régression
Mais pour qui n’attend rien de la France, les propos tenus à l’université de Dakar sont fort révélateurs. En effet, le discours rédigé par Henri Guaino (conseiller spécial) et prononcé par Nicolas Sarkozy dans la capitale sénégalaise offre un excellent éclairage sur le pouvoir de nuisance – conscient ou inconscient, passif ou actif – qui, dans les dix prochaines années, pourrait découler du regard paternaliste et éculé que continuent de porter certaines des “nouvelles élites françaises” (de gauche comme de droite) sur un continent qui n’a cessé de faire l’expérience de radicales mutations au cours de la dernière moitié du XXe siècle notamment.

Dans sa “franchise” et sa “sincérité”, Nicolas Sarkozy révèle au grand jour ce qui, Sarkozy_Senegal4_3jusqu’à présent, relevait du non-dit, à savoir qu’aussi bien dans la forme que dans le fond, l’armature intellectuelle qui sous-tend la politique africaine de la France date littéralement de la fin du XIXe siècle. Voici donc une politique qui, pour sa mise en cohérence, dépend d’un héritage intellectuel obsolète, vieux de près d’un siècle, malgré les rafistolages.

Le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar montre comment, enfermé dans une vision frivole et exotique du continent, les “ nouvelles élites françaises ” prétendent jeter un éclairage sur des réalités dont elles ont fait leur hantise et leur fantasme (la race), mais dont, à la vérité, elles ignorent tout. Ainsi, pour s’adresser à “l’élite de la jeunesse africaine”, Henri Guaino se contente de reprendre, presque mot à mot, des passages du chapitre consacré par Hegel à l’Afrique dans son ouvrage La raison dans l’histoire – et dont j’ai fait, récemment encore et après bien d’autres, une longue critique dans mon livre De la postcolonie (pp. 221-230).
Selon Hegel en effet, l’Afrique est le pays de la substance immobile et du désordre éblouissant, joyeux et tragique de la création. Les nègres, tels nous les voyons aujourd’hui, tels ils ont toujours été. Dans l’immense énergie de l’arbitraire naturel qui les domine, ni le moment moral, ni les idées de liberté, de justice et de progrès n’ont aucune place ni statut particulier. Celui qui veut connaître les manifestations les plus épouvantables de la nature humaine peut les trouver en Afrique. Cette partie du monde n’a, à proprement parler, pas d’histoire. Ce que nous comprenons en somme sous le nom d’Afrique, c’est un monde anhistorique non développé, entièrement prisonnier de l’esprit naturel et dont la place se trouve encore au seuil de l’histoire universelle.

Les “nouvelles élites françaises” ne sont pas convaincues d’autre chose. Elles partagent ce préjugé hégélien. Contrairement à la génération des “Papa-Commandant” (de Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing, Mitterrand ou Chirac) qui épousait tacitement le même préjugé tout en évitant de heurter de front leurs interlocuteurs, les “nouvelles élites” de France estiment désormais que l’on ne peut rendre compte de sociétés aussi plongées dans la nuit de l’enfance qu’en s’exprimant sans frein, dans une sorte de vierge énergie. Et c’est bien ce qu’elles ont à l’idée lorsque, désormais, elles défendent tout haut l’idée d’une nation “décomplexée” par rapport à son histoire coloniale.
À leurs yeux, on ne peut parler de l’Afrique qu’en suivant, en sens inverse, le chemin du sens et de la raison, peu importe que cela se fasse dans un cadre où chaque mot prononcé l’est dans un contexte d’ignorance. D’où la tendance à saturer les mots, à recourir à une sorte de pléthore verbale, à procéder par la suffocation des images – toutes choses qui octroient au discours de Nicolas Sarkozy à Dakar son caractère heurté, bégayant et abrupt.
J’ai en effet beau faire la part des choses. Dans le long monologue de Dakar, je ne trouve d’invitation à l’échange et au dialogue que rhétorique. Derrière les mots se cachent surtout des injonctions, des prescriptions, des appels au silence, voire à la censure, une insupportable suffisance dont, je l’imagine, on ne peut faire preuve qu’à Dakar et à Libreville, et certainement pas à Pretoria ou à Luanda.

Aux sources de l’ethnologie coloniale
À côté de Hegel existe un deuxième fonds que recyclent sans complexe les “nouvelles élites françaises”. Il s’agit d’une somme de lieux communs formalisés
fonctions_mentales_L20par l’ethnologie coloniale vers la fin du XIXe siècle. C’est au prisme de cette ethnologie que se nourrit une grande partie du discours sur l’Afrique, voire une partie de l’exotisme qui constitue l’un des visages privilégiés du racisme à la française.
Cet amas de préjugés, Lévy Brühl tenta d’en faire un système dans ses considérations sur “la mentalité primitive” ou encore “prélogique”. Dans un ensemble d’essais concernant les “sociétés inférieures” (Les fonctions mentales en 1910 ; puis La mentalité primitive en 1921), il s’acharnera à donner une caution pseudo-scientifique à la distinction entre “l’homme occidental” doué de raison et les peuples et races non-occidentaux enfermés dans le cycle de la répétition et du mythe.

Se présentant – coutume bien rodée – comme “l’ami” des Africains, Leo Frobenius (que dénonce avec virulence le romancier Yambo Ouologuem dans Le devoir de violence) contribua largement à diffuser une partie des ruminations de Lévy Brühl derrière le masque du “vitalisme” africain. Certes, considérait-il que la “culture africaine” n’est pas le simple prélude à la logique et à la rationalité. Toujours est-il qu’il considérait qu’après tout, l’homme noir est un enfant. Comme son contemporain Ludwig Klages (auteur, entre autres, de L’éros cosmogonique, L’homme et la terre, L’esprit comme ennemi de l’âme), il estimait que l’homme occidental avait payé d’une dévitalisation génératrice de comportements impersonnels la démesure dans l’usage de la volonté – le formalisme auquel il doit sa puissance sur la nature.

De son côté, le missionnaire belge Placide Tempels dissertait sur “la philosophie bantoue” dont l’un des principes était, selon lui, la symbiose entre “l’homme africain” et la nature. Aux yeux du bon père, la force vitale constitue l’être de l’homme bantu. Celle-ci se déploie du degré proche de zéro (la mort) jusqu’au niveau ultime de celui qui s’avère un “chef”.
Telles sont d’ailleurs, en plus de Pierre Teilhard de Chardin, les sources principales de la pensée de Senghor qu’Henri Guaino se fait fort de mobiliser dans l’espoir de donner aux propos présidentiels une caution autochtone. Ignore-t-il donc l’inestimable dette que, dans sa formulation du concept de la négritude ou dans la formation de ses notions de culture, de civilisation, voire de métissage, le poète sénégalais doit aux théories les plus racistes, les plus essentialistes et les plus biologisantes de son époque ?

Mais il n’y a pas que l’ethnologie coloniale. Au demeurant, celle-ci se nourrit de nombreux récits de voyage et nourrit à son tour toute une culture populaire dont les films, la publicité, les bandes dessinées, la peinture et la sculpture, la photographie ou les expositions ne sont qu’un aspect. Ici, on s’efforce de créer un objet qui, loin de permettre d’effectuer le travail de reconnaissance de l’Autre, fait plutôt de ce dernier un objet substitutif, de donner libre cours à des fantasmes.

 

Enfants
une "âme africaine"...?


Le conseiller spécial du président français reprend à son compte cette technique aussi bien que l’essentiel des thèses (qu’il prétend par ailleurs réfuter) des idéologues de la différence et des pontifes de l’ontologie africaine. Puis il procède comme si l’idée selon laquelle il existerait une essence nègre, une “âme africaine” dont “l’homme africain” (Muntu) serait la manifestation la plus vivante – comme si cette idée somme toute farfelue n’avait pas fait l’objet d’une critique radicale par les meilleurs des philosophes africains, à commencer par Fabien Éboussi Boulaga dont l’ouvrage, La crise du Muntu, est à cet égard un classique.

Dès lors, comment s’étonner qu’au bout du compte, sa définition du continent et de ses gens soit une définition purement négative ? En effet, “l’homme africain” du président Sarkozy est surtout reconnaissable soit par ce qu’il n’a pas, ce qu’il n’est pas ou ce qu’il n’est jamais parvenu à accomplir (la dialectique du manque et de l’inachèvement), soit par son opposition à “l’homme moderne” (sous-entendu “l’homme blanc”) – opposition qui résulterait de son attachement irrationnel au royaume de l’enfance, au monde de la nuit, aux bonheurs simples et à un âge d’or qui n’a jamais existé.

Pour le reste, l’Afrique des “nouvelles élites françaises” est essentiellement une Afrique rurale, féérique et fantôme, mi-bucolique et mi-cauchemardesque, peuplée de paysans, faite d’une communauté de souffrants qui n’ont rien commun sauf leur commune position à la lisière de l’histoire, prostrés qu’ils sont dans un hors-monde - celui des sorciers et des griots, des êtres fabuleux qui gardent les fontaines, chantent dans les rivières et se cachent dans les arbres, des morts du village et des ancêtres dont on entend les voix, des masques et des forêts pleines de symboles, des poncifs que sont la prétendue “solidarité africaine”, “l’esprit communautaire” , “la chaleur” et le respect des aînés.

La politique de l’ignorance
Le discours se déroule donc dans une béatifique volonté d’ignorance de son objet, comme si, au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, l’on n’avait pas assisté à un développement spectaculaire des connaissances sur les mutations, sur la longue durée, du monde africain.
Je ne parle pas de la contribution des chercheurs africains eux-mêmes à la connaissance de leurs sociétés, ni de la critique interne de leurs cultures – critique à laquelle certains d’entre nous ont contribué. Je parle des milliards de son propre trésor que le gouvernement français a commis dans cette grande œuvre et ne m’explique guère comment, au terme d’un tel investissement, on peut encore, aujourd’hui, parler de l’Afrique en des termes aussi peu intelligents.

Que cache cette politique de l’ignorance volontaire et assumée ?
Comment peut-on se présenter à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar au début du XXIe siècle et parler àlaye l’élite intellectuelle africaine comme si l’Afrique n’avait pas de tradition intellectuelle et critique propre et comme si Senghor et Camara Laye [ci-contre] étaient les derniers mots de l’intelligence africaine au cours du XXe siècle ?
Par ailleurs, où sont donc passées les connaissances accumulées au cours des cinquante dernières années par l’Institut de Recherche sur le Développement, les laboratoires du Centre National de la Recherche Scientifique, les nombreux appels d’offres thématiques réunissant chercheurs africains et français qui ont tant servi à renouveler notre connaissance du continent – initiatives souvent généreuses auxquelles il m’est d’ailleurs arrivé, plus d’une fois, d’être associé ?

 

 

Balandier Comment peut-on faire comme si, en France même, Georges Balandier n’avait pas montré, dès les années cinquante, la profonde modernité des sociétés africaines ; comme si Claude Meillassoux, Jean Copans, Emmanuel Terray, Pierre Bonafé et beaucoup d’autres n’en avaient pas démonté les dynamiques internes de production des inégalités ; comme si Catherine Coquery-Vidrovitch, Jean-Suret Canale, Almeida Topor et plusieurs autres n’avaient pas mis en évidence et la cruauté des compagnies concessionnaires, et les ambigüités des politiques économiques coloniales ; comme si Jean-François Bayart et la revue Politique africaine n’avaient pas tordu le cou à l’illusion selon laquelle le sous-développement de l’Afrique s’explique par son “désengagement du monde” ; comme si Jean-Pierre Chrétien et de nombreux géographes n’avaient pas administré la preuve de l’inventivité des techniques agraires sur la longue durée ; comme si Alain Dubresson, Annick Osmont et d’autres n’avaient pas décrit, patiemment, l’incroyable métissage des villes africaines ; comme si Alain Marie et les autres n’avaient pas montré les ressorts de l’individualisme ; comme si Jean-Pierre Warnier n’avait pas décrit la vitalité des mécanismes d’accumulation dans l’Ouest-Cameroun et ainsi de suite.

Déni de responsabilité
Quant à l’antienne sur la colonisation et le refus de la “repentance”, voilà qui sort tout droit des spéculations de Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut et autres Daniel Lefeuvre. Mais à qui fera-t-on croire qu’il n’existe pas de responsabilité morale pour des actes perpétrés par un État au long de son histoire ? À qui fera-t-on croire que pour créer un monde humain, il faut évacuer la morale et l’éthique par la fenêtre puisque dans ce monde, il n’existe ni justice des plaintes, ni justice des causes ?

Afin de dédouaner un système inique, la tentation est aujourd’hui de réécrire l’histoire de la France et de son empire en en faisant une histoire de la “pacification”, de “la mise en valeur de territoires vacants et sans maîtres”, de la “diffusion de l’enseignement”, de la “fondation d’une médecine moderne”, de la mise en place d’infrastructures routières et ferroviaires. Cet argument repose sur le vieux mensonge selon lequel la colonisation fut une entreprise humanitaire et qu’elle contribua à la modernisation de vieilles sociétés primitives et agonisantes qui, abandonnées à elles-mêmes, auraient peut-être fini par se suicider.

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Saint-Louis du Sénégal, pont Faidherbe (511 m de longueur)

En traitant ainsi de la colonisation, on prétend s’autoriser, comme dans le discours de Dakar, d’une sincérité intime, d’une authenticité de départ afin de mieux trouver des alibis - auxquels on est les seuls à croire – à une entreprise passablement cruelle, abjecte et infâme. L’on prétend que les guerres de conquête, les massacres, les déportations, les razzias, les travaux forcés, la discrimination raciale institutionnelle – tout cela ne fut que “la corruption d’une grande idée” ou, comme l’explique Alexis de Tocqueville, “des nécessités fâcheuses”.

Demander que la France reconnaisse, à la manière du même Tocqueville, que le gouvernement colonial fut un “gouvernement dur, violent, arbitraire et grossier”, ou encore lui demander de cesser de soutenir des dictatures corrompues en Afrique, ce n’est ni la dénigrer, ni la haïr. C’est lui demander d’assumer ses responsabilités et de pratiquer ce qu’elle dit être sa vocation universelle.
D’autre part, il faut être cohérent et cesser de tenir à propos de la colonisation des propos à géométrie variable – certains pour la consommation interne et d’autres pour l’exportation. Qui convaincra-t-on en effet de sa bonne foi si, en sous-main des proclamations de sincérité telles que celles de Dakar, l’on cherche à dédouaner le système colonial en cherchant à nommer, à titre posthume comme maréchal, des figures aussi sinistres que Raoul Salan ou en cherchant à construire un mémorial à des tueurs comme Bastien Thiry, Roger Degueldre, Albert Dovecar et autres Claude Piegts ?

Conclusion
La majorité des Africains ne vit ni en France, ni dans les anciennes colonies françaises. Elle ne cherche pas à émigrer dans l’Hexagone. Dans l’exercice quotidien de leur métier, des millions d’Africains ne dépendent d’aucun réseau français d’assistance. Pour leur survie, ils ne doivent strictement rien à la France et la France ne leur doit strictement rien. Et c’est bien ainsi.

Ceci dit, un profond rapport intellectuel et culturel lie certains d’entre nous à ce vieux pays où, d’ailleurs, nous avons été formés en partie. Une forte minorité de citoyens français d’origine africaine, descendants d’esclaves et d’ex-colonisés y vivent, dont le sort est loin de nous être indifférent, tout comme celui des immigrés illégaux qui, malgré le fait d’avoir enfreint la loi, ont néanmoins droit à un traitement humain.

Depuis Fanon [Frantz Fanon, ci-contre] , nous savons que c’est tout le passé du monde que nous avons à reprendre ; que nous ne pouvons pas chanter le passé aux dépens de notre présent et de notre avenir ; qu’il n’y a pas de missionfrantz_fanon nègre comme il n’y a pas de fardeau blanc ; que nous n’avons ni le droit ni le devoir d’exiger réparation de qui que ce soit ; que le nègre n’est pas, pas plus que le blanc ; et que nous sommes notre propre fondement.
Aujourd’hui, y compris parmi les Africains francophones dont la servilité à l’égard de la France est particulièrement accusée et qui sont séduits par les sirènes du nativisme et de la condition victimaire, beaucoup d’esprits savent pertinemment que le sort du continent, ou encore son avenir, ne dépend pas de la France. Après un demi-siècle de décolonisation formelle, les jeunes générations ont appris que de la France, tout comme des autres puissances mondiales, il ne faut pas attendre grand-chose. Personne ne sauvera les Africains malgré eux.

Elles savent aussi que jugées à l’aune de l’émancipation africaine, certaines de ces puissances sont plus nuisibles que d’autres. Et que compte tenu de notre vulnérabilité passée et actuelle, le moins que nous puissions faire est de limiter ce pouvoir de nuisance. Une telle attitude n’a rien à voir avec la haine de qui que ce soit. Au contraire, elle est le préalable à une politique de l’égalité sans laquelle il ne saurait y avoir un monde commun.

Si donc la France veut jouer un rôle positif dans l’avènement de ce monde commun, il faut qu’elle renonce à ses préjugés. Il faut que ses nouvelles élites opèrent le travail intellectuel nécessaire à cet effet. On ne peut pas parler à l’ami sans s’adresser à lui. Etre capable d’amitié, c’est, comme le soulignait Jacques Derrida, savoir honorer en son ami l’ennemi qu’il peut être. Cela est un signe de liberté.
Pour l’heure, le prisme à partir duquel elles regardent l’Afrique, la jugent ou lui administrent des leçons n’est pas seulement obsolète. Il ne fait aucune place à des rapports d’amitié qui seraient coextensifs à des rapports de justice et de respect. Tant que cet aggiornamento n’est pas réalisé, ses clients et affidés locaux continueront de l’utiliser pour de tristes fins. Mais personne, ici, ne la prendra vraiment au sérieux et, encore moins, l’écoutera.

source : Le Messager, 1er août 2007

 

1510- compte-rendu du livre de Achile Mbembe, De La postcolonie (2000), par Catherine Coquery-Vidrovitch

 

 

 

 

 

 

 

NB - Les propos de Achille Mbembe sur la colonisation et la "repentance" tombent sous le coup de la critique qu'il dresse lui-même du discours de Nicolas Sarkozy : anhistoricité, essentialisme... Non la colonisation, par exemple, ne fut pas un "système". Plutôt que de parler de "spéculations" à propos du livre de Daniel Lefeuvre, peut-être faudrait-il prendre simplement connaissance de ses démonstrations.

Michel Renard

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Thomas_Heams


«L’homme africain...»

Retour sur le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar le 26 juillet dernier.

Par Thomas Heams, maître de conférences en génétique à Paris.

Libération, jeudi 2 août 2007
   

 

 

Ainsi donc, le déterminisme de la pédophilie était un signe avant-coureur, une mise en jambe de campagne avant les choses sérieuses. Dans une allocution sidérante prononcée à Dakar, Nicolas Sarkozy qui ose tout, et c’est à cela qu’on le reconnaît, a dévoilé le fond d’une pensée qui, si les mots ont un sens, est la parole officielle française la plus raciste depuis longtemps. Chimiquement pure.

Ainsi donc, « le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain [.] dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine ni pour l’idée de progrès. Dans cet univers où la nature commande tout, [ il ] reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout semble être écrit d’avance. Jamais l’homme ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin.» Nous y voilà. La chaleur, le rythme des saisons.

Nicolas Sarkozy a oublié de concéder que dans cet océan de médiocrité, l’Africain, au moins, avait le rythme dans la peau et courait vite. Le tableau aurait été parfait. Une typologie lamentable, qui n’est même pas du néocolonialisme mais du bon vieux colonialisme à l’ancienne, à la Jules Ferry. Car à quoi servent ces considérations d’arrière-zinc ? A parler de la colonisation bien évidemment. Oh, certes, cruelle ! Mais que l’on se rassure, si terrible qu’elle soit, la colonisation a «ouvert les cœurs et les mentalités africaines à l’universel et à l’Histoire». On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs. Ces mots ont été prononcés par notre plus haut représentant. En notre nom. Mais depuis combien de temps ne parle-t-on plus comme cela ?

Doit-on rappeler au président de la République ces propres mots, prononcés quelques jours plus tôt au Mémorial de la Shoah, ces mots justes et pertinents, s’inscrivant dans la lignée de ceux de Jacques Chirac : ne jamais oublier, assumer sa part de responsabilité. Pourquoi à Paris ces mots forts qui insistent sur la permanence de la mémoire, et en Afrique ces mots veules qui font de la mémoire des crimes de la colonisation une réalité que l’on concède du bout des lèvres, pour aussitôt appeler à ne pas s’y complaire. Est-ce trop demander, au XXIe siècle, que d’attendre d’un président un minimum de cohérence ?

Ces mots dessinent-ils le portrait d’un raciste fanatique ? Non bien sûr. Notre Président ne se lève pas le matin en maudissant les Africains. Mais cela ne suffit pas à l’absoudre, tout comme il ne suffit pas d’emmener Basile Boli pour faire passer la pilule. Et être capable de prononcer un discours sur l’homme Africain, et de toutes ses supposées tares de même que l’on incline à penser que l’on naît pédophile, c’est incontestablement s’inscrire dans une anthropologie raciste, une vision rancie et fermée du monde, où l’Europe civilisatrice et l’Afrique éternelle se regardent en chiens de faïence. Cruelle déception pour tous ceux qui, indépendamment du reste, pouvaient espérer de la France qu’elle passe un cap. Solidement ancrée sur sa vigilance face aux aventures impériales états-uniennes, elle avait en revanche donné trop souvent l’impression d’être frileuse sur les droits de l’homme, officiellement au nom du très chiraquien «respect de la différence» pour les régimes en place.

Nicolas Sarkozy, dans son discours au soir de son élection, s’étant présenté comme le président des droits de l’homme (du moins à l’étranger) on pouvait espérer de sa part une audace, puisée aux sources du libéralisme politique, qui aurait permis de rompre avec le paternalisme gaulliste, sans renouer pour autant avec l’impérialisme. On assiste avec stupeur à une régression inattendue qui ne manquera pas de nous isoler encore plus aux yeux de nos partenaires africains. Cette parodie de discours prétendument direct, qui s’autorise toutes les outrances sur la base de sa sincérité autoproclamée, est une marque d’infamie. Reste une question. Dans un pays normal, ces propos devraient mettre le feu au débat. Mais en ces temps où il est de bon ton d’être décomplexé, tout devient possible, comme dirait l’autre. Mais, citoyens, commentateurs, représentants, qu’auriez-vous dit si ces mots, ces catégorisations pitoyables et scandaleuses, étaient sortis de la bouche d’un Le Pen ? À quels feux croisés aurions-nous assisté ! Mais non, l’indignation de la presse sénégalaise semble n’avoir eu d’égal que le silence incroyable de tout ce que nous pouvons compter d’intellectuels, de ligues de droits de l’homme.

Thomas Heams



On peut critiquer la vision globalisante de l'Afrique énoncée par Nicolas Sarkozy, sa reprise de la vision du philosophe Hegel (1822) pour qui l'Afrique est un "monde anhistorique non développé, entièrement prisonnier de l'esprit naturel et dont la place se trouve encore au seuil de l'histoire universelle" (La raison dans l'histoire, éd. 10/18, 2001, p.269).

Mais selon Thomas Heams, Nicolas Sarkozy serait coupable de "typologie colonialiste", "d'anthropologie raciste"... à seule fin de justifier que la colonisation ait "ouvert les coeurs et les mentalités africaines à l'universel et à l'histoire".

Alors, que dire de l'anthropologue Georges Balandier (1957) qui écrit : "les sociétés noires ont un passif quiafrique_ambigue les met seules en causes. Les cultures qu'elle ont créées présentent d'incontestables faiblesses. Elles sont surtout efficaces au niveau des groupements humains de modeste extension et vivant dans un relatif isolement ; à cette échelle, elles excellent. Elles ont manqué des techniques d'aménagement de l'espace propices aux tendances unificatrices. Elles n'ont pas disposé de l'équipement "littéraire" indispensable à l'administration des grandes concentrations humaines. Les tentatives étatiques d'importance, révélées par l'histoire africaine, ont généralement échoué en raison de cette double incapacité" (Afrique ambiguë, p. 348) ?

Que dire de l'historien Fernand Braudel (1963) qui écrit : "Ce n'est pas prendre la défense de la colonisation, de ses laideurs, voire de ses atrocités ou de ses indéniables bouffonneries img_2(...), que d'admettre que le choc en a été souvent décisif et même finalement bénéfique pour les structures sociales, économiques et culturelles des peuples noirs colonisés" (Grammaire des civilisations, p. 171) ?

Il faudrait cesser de débattre en délégitimant le contradicteur par l'emploi des termes "colonialiste", "raciste", "lepénisme"... Une certaine vulgate "antiraciste" ne saurait rendre compte de la complexité du monde et de l'histoire.

Michel Renard
professeur d'histoire (2 août)

 

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Thioub

                       

À Monsieur Nicolas Sarkozy, Président

de la République française

Ibrahima THIOUB - Département d'Histoire de l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar

 


place_protet_dakarLe 26 août 1958, à la place Protêt [ci-contre] devenue depuis Place de l'Indépendance, un de vos prédécesseurs aux fonctions qui sont les vôtres aujourd'hui, le général Charles de Gaulle, apostrophait la jeunesse africaine de l'Empire français en des termes resté mémorables. Le 26 juillet 2007, dans l'enceinte de l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar, vous avez interpellé la jeunesse africaine sur les questions majeures de l'avenir de leur continent et de ses rapports à la France. Nous aurions pu sourire de cette répétition de l'histoire, en pensant à la remarque de Karl Marx à Hegel dont vous reprenez presque mot pour mot le poncif sur l'immobilisme de l'Afrique. Nous avons au contraire pris le parti de vous adresser la présente, conscient que ce qui se joue réellement dans vos propos concerne la vie de millions d'hommes et de femmes, d'Afrique et d'Europe.

Vous venez d'être élu Président de la République française. Vous avez placé votre campagne électorale et votre mandat sous le signe de la rupture. Nous autres universitaires africains voudrions aussi voir la France rompre avec certaines visions et pratiques ancrées dans ses relations avec l'Afrique. Monsieur le Président, la France a beaucoup fait en Afrique. Lors de votre visite, certainement que nombre de vos interlocuteurs vous ont rappelé au bon souvenir de cette longue et active présence française. Ils vous ont certainement rappelé que l'histoire de votre pays démontre à souhait sa revendication d'être la patrie des droits de l'homme. Nous savons que cette revendication ne relève pas de la rhétorique mais d'une pratique pluriséculaire qui l'a vu accueillir des millions d'hommes et de femmes opprimés ou persécutés à qui il a offert l'opportunité de rebâtir une vie de dignité.

Ce que vos interlocuteurs africains ne vous ont certainement pas dit c'est qu'en vous recevant en hôte, on ne vous dit que ce qui a été fait de et en bien. Sachant ce qu'est une tradition, je me permets Monsieur le Président, puisque vous le voulez aussi pour la France, d'opérer une rupture circonstancielle de temps d'avec cette tradition.

 

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Saint-Louis du Sénégal, village indigène

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Saint-Louis du Sénégal, avenue de la Gare

Voici trois siècles, Lille ne l'avait pas encore fait, Saint-Louis du Sénégal entamait sa carrière de ville française. Au cours de ces longues années, les assertions civilisatrices se sont rapidement écroulées, bousculées par un régime d'exception imposant ses règles à des peuples qui ne lui trouvaient aucune légitimité. Aussi, les indépendances octroyées, au lendemain de la deuxième guerre mondiale et suite aux leçons apprises des guerres d'Indochine et d'Algérie, furent-elles, pour la métropole d'alors, un double soulagement, financier d'une part et moral de l'autre.

Malheureusement, les accords de coopération signés avec les nations issues de la décolonisation ne favorisèrent pas le décollage économique rêvé par l'Afrique des années 1960. Personne ne peut de bonne foi contester que nombre de ces régimes issus des indépendances ont été faits et défaits secrètement par les services français ou ouvertement par des interventions militaires portant à bout de bras des régimes autoritaires ou écrasant des États dont le grand tort était de vouloir un peu plus de dignité pour l'Afrique et les Africains.

nous laissons aux historiens la responsabilité

de dire si la colonisation...

Monsieur le Président, nous n'avons pas la naïveté de croire que votre découverte d'une mentalité africaine pigmentaire, mystique, religieuse, sensible, relève simplement d'un déficit de culture historique. Vous avez en partie raison mais en partie seulement : «le problème de l'Afrique, c'est qu'elle est devenue un mytheafrique_002_t que chacun reconstruit pour les besoins de sa cause». Le discours qui drape l'Afrique dans les mythes de l'enfance du monde [ci-contre, aquarelle de Marion Lesage, source] est au service d'intérêts qui eux n'ont rien de mythiques. Depuis des décennies, nombreux sont les régimes politiques africains et leurs élites gouvernantes, du politique à l'académique, qui ont manipulé cette lecture nativiste de l'Afrique pour légitimer la brutalité de leur pouvoir soutenu par des réseaux qui ne s'embarrassent pas de la couleur de peau ou de la nationalité.

Monsieur le Président, nous laissons aux historiens la responsabilité de dire si la colonisation a été rentable ou non pour la France et pour l'Afrique, d'évaluer le poids des mutations sociales, politiques et culturelles qu'elle a induites dans les destins respectifs de nos pays. Les universitaires, ceux de France, d'Afrique et d'ailleurs souvent dans une coopération à magnifier, savent combien furent complexes ces processus que ne sauraient épuiser les clichés et les formules à l'emporte pièce. Ils savent qu'il faut non seulement les étudier en toute liberté, mais aussi avec une méthodologie éprouvée parce que discutée, ouverte et partagée entre experts de la discipline. Ils savent qu'il faut exhumer et restituer aux citoyens, même si cela les heurte très souvent, ce que ne disent pas les mémoires construites sur ce passé.

Les universitaires conduiront cette tâche à bien, à condition que les politiques veuillent aussi mettre en œuvre des politiques de rupture véritable en bien des domaines :

- Renoncer à s'ériger en législateur de la recherche historique.
- Faire que la liberté sacralisée de la circulation des capitaux s'étende, en conformité avec l'histoire de la France, à la liberté de circulation des universitaires de tous les pays.
- Cofinancer les budgets des équipes mixtes de recherche dans tous les domaines du savoir.

Cette politique de rupture ne peut consister à «former les élites» des «pays les plus pauvres» par l'attraction exercée sur leurs «meilleurs étudiants». Ce siphonage des cerveaux et des talents (dont celui des footballeurs) n'est pas mutuellement avantageux. En revanche, la création de pôles de savoirs scientifiques dans nos pays respectifs entre lesquels circulent étudiants, enseignants et chercheurs et non leur concentration en un pôle (le Nord) reste notre préoccupation majeure. L'Afrique ne peut se contenter d'être un espace de consommation de l'aide sous-développante. Elle veut participer à la conception, à la création et à la production du monde, pour sortir des positions subalternes où l'ordre du monde la confine depuis bientôt cinq siècles.

 

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culture de l'arachide au Sénégal, 1900-1960, source

Hier la politique qui spécialisa le Sénégal dans la production de l'arachide pour alimenter les huileries et savonneries de Marseille avait expulsé de ses campagnes des milliers de paysans appauvris qui ont affronté les bidonvilles en salariés des entreprises françaises du Sénégal. Leurs descendants, après les rugueuses politiques d'ajustement structurel, qui ont rendu exsangues nos économies et déstructuré nos sociétés, affrontent maintenant, sur de frêles embarcations de la mort, les mers et les politiques d'immigration de l'Europe. Nous n'en imputons nullement et exclusivement la responsabilité à l'Europe. Mais historiquement, elle y a sa part. Mieux, l'immigration n'est pas à sens unique. D'Europe arrivent sur l'Afrique des migrants qui entrent au et sortent du Sénégal au moins sans visa ni charter. La rupture, c'est aussi l'instauration de la réciprocité en tous les domaines.

"est-ce que la France n'est plus la France ?"

À entendre la violence des propos sur l'immigration, il est urgent de répondre à la question senghorienne : publication_i_1_1366«Est-ce donc que la France n'est plus la France ?» Dans le poème Thiaroye, le poète de la Négritude oppose la France de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, la France généreuse, humaine et combative de 1789 à la France de l'indigénat qui fait tirer la troupe sur les vaillants combattants de la liberté qui, au son du «C'est nous les Africains», ont répondu à l'appel de la patrie d'alors pour combattre le régime nazi.

Rien de plus normal que les conflits de mémoire quand on a partagé le même empire, les uns ayant anciennement colonisé les autres. Est-il étonnant que la question coloniale et la traite atlantique des esclaves soient au cœur des débats publics dans la France contemporaine ? Assurément, nul ne sort indemne de 300 ans de «grandeur coloniale !»

Pour notre part, nous sommes solidaires des combats de nos collègues français qui ont réussi à faire entendre raison à l'État pour le retrait de l'article 4 de la loi du 23 février 2005. Point question de demander à la France repentances ni réparations. L'affaire ne relève ni de la religion ni du droit pénal ! On peut du reste s'étonner qu'à l'exception de l'Algérie, l'Afrique francophone soit aphone dans ces débats passionnés. Ce n'est point par manque d'intérêt. La rupture, Monsieur le Président, c'est aussi être en mesure d'entendre ce silence de l'Afrique. N'exprime-t-il pas la douleur d'une mémoire non encore élucidée par les historiens ? Imaginons l'inimaginable pour tout Français : le Bundestag vote une loi demandant aux historiens allemands de faire des recherches sur les aspects positifs de l'occupation de la France par le régime nazi. Loin de nous l'idée que la colonisation soit historiquement comparable au nazisme !

 

les mémoires des peuples ne fonctionnent pas selon

les logiques du savoir historien

Gardons-nous surtout de croire que les mémoires des peuples fonctionnent selon les logiques du savoir historien. Comprenons que la mémoire africaine de la traite atlantique des esclaves et de la colonisation est à l'Afrique, d'une autre manière certes, mais du même ordre, que ce que la mémoire de l'occupation est pour la France ? Des moments tragiques à dompter par le devoir de mémoire mais surtout par la recherche historique ! La recherche historique et celles des autres disciplines portant sur l'Afrique et sur les relations du continent au reste du monde ont fait au cours des cinquante dernières années tant de progrès considérables. Les résultats acquis en ce domaine du savoir interdisent absolument de parler de l'Afrique dans les termes qui sont les vôtres dans le discours adressé à Dakar à la jeunesse africaine.

Monsieur le Président, nous avons du mal à comprendre pourquoi la France, oublieuse de celui de Provence sinon de façon locale, n'a célébré pendant des années que le débarquement des alliés en Normandie. Nous avons du mal à comprendre que l'identité de la France construite sous une dynamique en perpétuel métissage - Saint-Louis du Sénégal vieille ville française en est la meilleure référence - fasse de l'immigré francophone son négatif. Nous avons du mal à comprendre comment construire ensemble la Francophonie, institution qui somme toute participe au rayonnement de la France dans le monde, tout en associant négativement l'immigration, majoritairement francophone, à l'identité nationale.

De quoi vous mêlez-vous, me répondrez-vous en bon droit, en cette affaire qui concerne la France et les Français ? C'est simplement parce que cela fait 348 années que la France a débarqué au lieu-dit Ndar sans demander autorisation aux indigènes des lieux que d'autorité elle a baptisé Saint-Louis. Elle n'est toujours pas prête à les quitter. Ce n'est pas notre vœu, non plus, qu'elle les quitte. Au contraire, nous voulons qu'elle y reste mais autrement qu'elle y fût venue et y a vécu jusqu'ici. Pour nous c'est aussi cela rupture !

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Ibrahima Thioub
département d'Histoire de l'université Cheikh Anta Diop de Dakar
9 août 2007
source : africultures.com
 

 

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18 mai 2007

réponse à Catherine Coquery-Vidrovitch (Daniel Lefeuvre)

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réponse à Catherine Coquery-Vidrovitch

Daniel LEFEUVRE

 

Catherine Coquery-Vidrovitch me fait l’honneur de publier, sur le site du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire, un long compte rendu consacré à mon livre Pour en finir avec la repentance coloniale.

 

les Repentants existent-ils ?

Dans ce texte quelque peu confus, C. Coquery-Vidrovitch me reproche, d’abord, de n’avoir pas respecté «les règles élémentaires d’un historien» en ne définissant pas rigoureusement le milieu des repentants auquel je m’attaque, en confondant dans le même mouvement des politistes, des historiens «non universitaires» et quelques collègues, dont elle-même, Tariq Ramadan, et certains médias. Bref, je construirais, pour les besoins de ma (mauvaise) cause, un «adversaire collectif» sorti tout droit de mon imagination.

Ainsi, pour C. Coquery-Vidrovitch rien ne permettrait de repérer un courant d’opinion prônant la condamnation – et non pas la connaissance et la compréhension - du passé colonial de notre pays et exigeant de l’État, par la voix de ses plus hauts représentants, des manifestations de regrets et des demandes d’excuse auprès des victimes – ou plutôt de leurs descendants – de ce passé, sous le prétexte que ce courant serait hétérogène, constitué de personnalités diverses par leurs statuts comme par leurs motivations, s’appuyant sur des positions institutionnelles (Ligue des Droits de l’Homme ou MRAP) ou des organisations (Indigènes de la République)  et bénéficiant d’un accès privilégié à certains médias (Le Monde diplomatique par exemple).
Depuis quand, l’homogénéité d’un groupe de pression serait-il nécessaire à son existence ?

 

islamophobie / islamophilie

C. Coquery-Vidrovitch relève ensuite les «bourdes» qui émailleraient mon texte, notamment lorsque j’avance l’idée que loin d’avoir été uniment islamophobe, la culture coloniale a été 02957empreinte d’islamophilie, comme l’atteste la personnalité d’Augustin Berque. «Augustin Berque comme porte-parole de l’opinion publique en matière d’islam ?», la référence fait sourire mon critique.
Inutile de rappeler à Coquery-Vidrovitch ce que Bourdieu disait de cette notion d’opinion publique. Si j’ai fait référence à A. Berque c’est qu’il était chef du service des Affaires indigènes au sein du Gouvernement général de l’Algérie et qu’à ce titre son opinion est révélatrice d’une culture et d’une pratique de l’administration coloniale et, plus généralement, de l’État français. Bien d’autres exemples de la politique d’égard de la France vis-à-vis de l’islam peuvent être produits (respect par l’armée des prescriptions musulmanes, construction de la Grande Mosquée de Paris… ainsi que la politique du Royaume arabe esquissée par Napoléon III et que cite d’ailleurs C. Coquery-Vidrovitch). Certes, cette politique d’égard s’est accompagnée, tout au long de la période coloniale, d’une surveillance du culte musulman, mais celle-ci était d’ordre politique et non pas d’ordre religieux.

Je confesse une erreur, et C. Coquery-Vidrovitch a raison de me reprendre sur ce point : ce n’est pas tout le Nigéria qui applique la charia mais certaines provinces du Nord de ce pays. En revanche, comment admettre la complaisance avec une législation qui bafoue la dignité et le droit des femmes, que manifeste C. Coquery-Vidrovitch qui ne craint pas d’affirmer que les dirigeants islamistes des provinces en cause «font mine de l’appliquer» uniquement pour embarrasser le gouvernement central, aucune condamnation n’ayant été à ce jour exécutée. Mais que des femmes aient été condamnées pour «adultère», qu’elles aient vécu et vivent encore sous la contrainte et la menace d’un islamisme réactionnaire ne semble pas émouvoir plus que cela notre historienne qui paraît faire bon marché à cette occasion des valeurs du combat féministe. Décidément, je crois que certains rapprochements avec Tariq Ramadan ne sont pas infondés et je constate, hélas, que l’actualité récente me donne raison : on ne fait pas «mine» d’appliquer la charia dans les provinces du Nord du Nigeria.

 

les Algériens étaient français

Aussi sourcilleuse avec la réalité historique qu’elle affirme l’être, C. Coquery-Vidrovitch commet elle-même, dans son compte rendu quelques «bourdes» qui méritent d’être rectifiées. D’abord lorsqu’elle s’indigne queFRCAOM08_9FI_00164R_P je qualifie - «improprement» selon elle - les Algériens de Français, alors que «l’honnêteté historique» aurait dû me rappeler que «les Musulmans vivaient dans trois département français, mais qu’ils n’y étaient pas Français». Cette assertion témoigne d’une vision quelque peu étroite, en tout cas confuse, des réalités algériennes.

L’ordonnance royale du 22 juillet 1834, qui fait de l’ancienne Régence une possession française, conduit la cour d’Alger à juger, le 24 février 1862, que de ce fait, les indigènes d’Algérie étaient devenus des sujets français. Confirmant cette interprétation, le sénatus consulte du 14 juillet 1865 «sur l’état des personnes et la naturalisation en Algérie»  précise, dans son article premier, que «L’indigène musulman  est Français ; néanmoins il continuera à être régi par la loi musulmane.» Autrement dit, et cela est également vrai pour les Juifs résidant sur le territoire de l’ancienne régence d’Alger, le sénatus consulte opère une distinction entre la nationalité et la citoyenneté – au demeurant moins étanche qu’on ne le prétend généralement, la nationalité conférant, de fait, certains éléments de citoyenneté - celle-ci pouvant être acquise à la suite d’une démarche volontaire entraînant l’abandon des statuts personnels.

C’est d’ailleurs cet abandon que le décret Crémieux du 24 octobre 1870  impose aux Juifs du Nord de l’Algérie lorsqu’il leur accorde collectivement la citoyenneté (et non pas la nationalité dont ils jouissaient déjà) française. En Algérie, comme en métropole, les Algériens sont donc bien des Français et la critique de C. Coquery-Vidrovitch est sans fondement. Il n’est pas inintéressant de souligner que le décret du 25 mai 1881, «relatif à la naturalisation des Annamites», étend à la Cochinchine des dispositions similaires.

 

code de l'indigénat

FRCAOM08_9FI_00219R_PC. Coquery-Vidrovitch, toujours en délicatesse avec cette chronologie, chère aux positivistes qu’elle semble dédaigner, commet une deuxième «bourde» lorsqu’elle date de 1894, la promulgation du régime de l’Indigénat en Algérie («avant d’être généralisé ailleurs», ajoute-t-elle). En réalité, expérimenté en Kabylie en 1874 (décret du 29 août), à la suite de l’insurrection de 1871, l’indigénat a été étendu à l’ensemble des Algériens musulmans (non citoyens) résidant dans les communes-mixtes du territoire civil par la loi du 28 juin 1881. L’extension, sous des formes et avec des contenus variés, aux autres colonies, n’a pas attendu 1894 : elle intervient au Sénégal et en Nouvelle-Calédonie dès 1887 et en Indochine en 1890. Mais il est supprimé dès 1903 en Cochinchine tandis qu’en Algérie, il est très largement vidé de son contenu, au fur et à mesure que le Parlement en vote la prorogation et, en particulier, après la Première Guerre mondiale.

 

"pression du patronat" ?

Je me contredirais d’une page à l’autre à propos de la politique migratoire de la France à l’égard des Nord-Africains. Je crains, sur ce plan, que Coquery-Vidrovitch m’ait lu trop rapidement. Indiscutablement, au cours de la Première Guerre mondiale, pour son effort de guerre, la France a recruté massivement, en même temps que des soldats, de la main-d’œuvre coloniale, au Vietnam, en Algérie et au Maroc principalement, procédant même, à partir de 1916, à une «véritable chasse à l’homme».

Mais, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et contrairement aux affirmations hasardeuses de Pascal Blanchard, dont C. Coquery-Vidrovitch se fait l’avocate, l’État ne s’est pas attaché à faire venir des Algériens «sous la pression du patronat». Ils venaient, spontanément et de plus en plus nombreux, chercher en France le travail et les revenus qu’ils ne trouvaient pas en Algérie. Le rôle de l’État n’a donc pas été de répondre aux demandes d’un patronat avide de main-d’œuvre à bon marché. Bien au contraire, il s’est efforcé d’imposer au patronat, qui n’en voulait pas, l’embauche de travailleurs algériens, par la mise en œuvre d’une politique de préférence nationale.

Toute autre est la situation des Marocains recrutés pour une trentaine de milliers d’entre eux par les Charbonnages de France, ce qui confirme que les causes du rejet de la main-d’œuvre algérienne par le patronat français ne se réduisent pas à un «racisme anti-maghrébin». Quant au terme «nord-africain», s’il apparaît dans mon livre comme synonyme d’Algériens, ce n’est pas, comme le croit C. Coquery-Vidrovitch, que j’ignore qu’il s’appliquerait aussi aux Marocains, mais parce qu’au-delà de son acception géographique, il a revêtu une définition historique et parce que la littérature administrative, notamment, l’utilise, des années 1920 jusqu’à la fin des années 1950, comme synonyme d’Algériens.

Concernant les Algériens qui assurent avoir été démarchés par des «agents patronaux», loin de faire «bon marché» de leurs témoignages, je les cite et si j’en réfute, non pas la sincérité, mais le bien-fondé, c’est justement après les avoir analysés et m’être attaché à débusquer l’origine du quiproquo, notamment grâce aux archives du Gouvernement général et à un article publié par Alger Républicain. Il ne me semble pas que l’historien sorte de son rôle en passant les témoignages au crible de la critique historique, fussent-ils les témoignages des «victimes» de l’histoire.

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travailleurs immigrés

Au-delà du cas d’espèce, c’est la méthode que C. Coquery-Vidrovitch met en cause puisqu’à ses yeux «exemples ne font pas preuve». Un exemple, je veux bien, mais une suite d’exemples, d’origines diverses (de préfets, de milieux patronaux, d’un journal proche du Parti communiste algérien et d’un grand quotidien algérien) crée, me semble-t-il, un ensemble suffisamment cohérent pour conforter une hypothèse et justifier une affirmation. C. Coquery-Vidrovitch est parfaitement en droit de contester celle-ci. Mais alors qu’elle avance ses propres arguments.

 

"Profits immenses"

Menteur par omission, ensuite, parce que je reproche à Claude Liauzu d’appuyer son affirmation que la colonisation a été l’occasion de «profits immenses», sur deux exemples. Tiens ! six exemples d’un livre deDAFANCAOM01_30FI088N043_P Lefeuvre témoignent de l’incompétence de l’auteur, mais deux exemples d’un livre de Liauzu auraient valeur démonstrative !
Le procès de Catherine Coquery-Vidrovitch est d’autant plus mal venu, sur ce point, que, page 129 de mon essai je souligne que «toute une série de sociétés coloniales sont, avant la Première Guerre mondiale, de bonnes  affaires pour leurs actionnaires».
Mais je rappelle aussi, m’appuyant sur les travaux de Jacques Marseille, que la mortalité des entreprises coloniales, en particulier du secteur minier, a été beaucoup plus élevée que la mortalité des entreprises métropolitaines et qu’il est donc inexact de présenter l’investissement dans les colonies comme une poule aux œufs d’or. C’était, bien souvent, un pari hasardeux, dont de nombreux rentiers ont fait les frais.

 

 

domination coloniale : totalitarisme ?

Je déformerais «outrageusement» la pensée de mes «adversaires». D’abord en accusant «Le livre noir du colonialisme de présenter le nazisme comme un héritage colonial». Une première remarque : s’appuyant sur une lecture me semble-t-il superficielle d’Hannah Arendt, Marc Ferro reproche aux historiens qui travaillent sur les régimes totalitaires d’avoir «omis de s’apercevoir qu’au nazisme et au communisme, elle avait associé l’impérialisme fichiercolonial» [M. Ferro, Le livre noir du colonialisme, p. 9]. Derrière le paravent d’H. Arendt, M. Ferro analyse donc bien la domination coloniale comme une des trois formes du totalitarisme. Compte tenu de son antériorité chronologique sur l’Union soviétique stalinienne et sur l’Allemagne nazie, ce serait même la première forme historique du totalitarisme. Pointer cela n’est en rien trahir la pensée du maître d’œuvre du Livre noir. Dans les pages qui suivent, celui-ci s’efforce d’entretenir une certaine filiation entre conquête et domination coloniales d’une part et nazisme d’autre part. Comment lire autrement cette affirmation  [p. 28] : «Autre forme de racisme, pas spécialement occidentale : celle qui consiste à estimer qu’il existe des différences de nature ou de généalogie entre certains groupes humains. La hantise principale porte alors sur le mélange ; mais cette hantise peut avoir des relents biologiques et criminels, le croisement étant jugé, par les nazis notamment, comme une transgression des lois de la nature

Ensuite, pensant «faire de l’esprit» je m’attaquerais à «une utile édition de sources récemment publiée» par Gilles Manceron. C. Coquery-Vidrovitch est une nouvelle fois en délicatesse avec la chronologie. L’ouvrageimg_pres_long_3317 auquel elle fait référence (voir sa note 6) n’a été publié qu’en février 2007, soit plus de cinq mois après le mien et je puis assurer que ni G. Manceron ni son éditeur ne m’en ont communiqué le contenu avant sa publication. Je ne m’essaie donc pas «à faire de l’esprit» à l’égard d’un ouvrage que je ne pouvais pas avoir lu et lorsque je dénonce le rapprochement fait entre la colonisation et les pratiques d’extermination mises en œuvre par les armées nazies dans l’Europe occupée, c’est au précédent livre de G. Manceron que je fais explicitement référence [Marianne et les colonies, p. 295], citation sourcée en note de bas de page à l’appui.

 

 

colonies et "caisses de l'État"

Je témoignerais d’une singulière «malhonnêteté intellectuelle» en mettant en cause une affirmation de C. Coquery-Vidrovitch, selon laquelle, dans l’entre-deux-guerres «le Maghreb allait à son tour remplir les caisses de l’État, et surtout des colons et des industriels intéressés, grâce aux vins et au blé FRCAOM08_9FI_00572R_Pd’Algérie, et aux phosphates du Maroc»  puisque j’aurais pris soin de «taire la phrase suivante» : «mais comme l’a montré Jacques Marseille, ce soutien fut de bout en bout un leurre.»

Je renvoie évidemment le lecteur au texte original de C. Coquery-Vidrovitch ("Vendre : le mythe économique colonial",  dans P. Blanchard et alii, Culture coloniale, 1871-1931, éditions Autrement, 2003, p. 167) : il constatera de lui-même que la phrase suivante est, en réalité, le début d’un nouveau paragraphe qui ne prolonge pas la même démonstration, puisque le «leurre» renvoie au fait que «l’économie coloniale, toujours prônée par les gouvernements successifs, eut pour effet majeur de protéger l’économie française de façon malthusienne».
Ajouter cela, n’invalide donc pas, ni même ne nuance, la «bourde» de l’historienne qui feint d’ignorer – peut-être pour être dans le ton de l’ouvrage auquel elle participe - qu’à partir des années 1930, non seulement le Maghreb ne remplit pas les caisses de l’État, bien au contraire, mais encore que les colons subissent une crise de trésorerie dramatique qui aurait conduit la plupart à la faillite si la Métropole n’avait volé à leur secours (voir l’article de René Gallissot sur la révolte des colons tondus du Maroc qui vaut aussi pour les colons algériens étranglés par un niveau d’endettement auquel la plupart ne peuvent plus faire face, dans L’Afrique et la crise de 1930, RFHOM, 1976, sous la direction de C. Coquery-Vidrovitch elle-même).

Mais - et je l’ai bien compris - il ne faut pas prendre au pied de la lettre les affirmations de notre historienne, car on risquerait alors de la faire passer pour une «idiote». Ce qu’elle écrit doit donc être interprété et j’attends donc qu’elle livre, avec ses textes, un mode de lecture pour m’éviter toute interprétation malveillante. Curieusement dans son compte rendu, C. Coquery-Vidrovitch préfère garder le silence sur une autre de ses affirmations que je critique pourtant : «C’est seulement à partir des années 1950 […] que l’Afrique noire à son tour, allait soutenir l’économie française» ["Vendre : le mythe économique colonial", p. 169]. Sans doute, là encore, ne faut-il pas prendre au pied de la lettre cette affirmation.

 

quel soutien l’Afrique noire apporta-t-elle à l’économie française entre 1950 et 1959 ?

FRCAOM08_9FI_00208R_P- Un soutien financier ? Jamais, au cours de cette période, ni l’AOF, ni l’AEF ne dégagèrent une balance commerciale positive avec la France, leur déficit commercial cumulé s’élevant à 3 988,6 millions de NF, pour l’essentiel couvert par des transferts de fonds publics en provenance de la métropole.
- Un soutien économique ? Entre 1950 et 1959, l’AOF et l’AEF réunies absorbent autour de 10 % du total des exportations françaises, avec, d’ailleurs au fil des ans, une tendance à l’effritement, et livrent environ 7,2 % des importations. 10 %, 7 %, ce n’est pas négligeable, et bien entendu, pour certains produits la part de l’Afrique noire française était beaucoup plus élevée, mais tout de même, cela ne justifie aucunement qu’on parle de «soutien» à l’économie française. D’autant que C. Coquery-Vidrovitch omet de s’interroger sur le financement du commerce extérieur de l’Afrique française, largement pris en charge par le contribuable français.

Je n’ignore évidemment pas l’enquête quantitative sur la réalité détaillée des différents territoires de l’empire, colonie par colonie, entreprise sous sa houlette, à laquelle Jacques Marseille a participé et dont il a utilisé les résultats dans sa thèse. Lectrice un peu plus attentive, C. Coquery-Vidrovitch n’aurait pas manqué de voir, dans mon livre, des références à ce travail, notamment un tableau sur la démographie des sociétés coloniales qui contredit l’idée d’un eldorado colonial.

Mais, depuis cette enquête, au demeurant inachevée et incomplètement publiée, d’autres travaux ont été menés et, s’agissant du poids des colonies sur le Trésor public métropolitain, C. Coquery-Vidrovitch n’ignore pas la contribution du même Jacques Marseille, présentée lors du colloque Finances [J. Marseille, "La balance des paiements de l’outre-mer sur un siècle, problèmes méthodologiques", dans La France et l’outre-mer, Un siècle de relations monétaires et financières, CHEFF, 1998] qui fait, non pas de la conquête, mais de la domination coloniale un «tonneau des Danaïdes» pour les contribuables français. À ma connaissance, cette démonstration n’a pas été invalidée, y compris par l’africaniste C. Coquery-Vidrovitch. Pourquoi ?

L’affirmation selon laquelle «l’économie coloniale, toujours prônée par les gouvernements successifs, eut pour effet majeur de protéger l’économie française de façon malthusienne» repose elle-même sur une série d’erreurs factuelles : le pacte colonial ne s’est pas toujours ni partout déployé dans l’espace colonial français, ne serait-ce que parce que des conventions internationales ne le permettaient pas (la Conférence de Berlin définit des zones de libre-échange pour les pays du bassin du Congo, tandis que l’acte final de la conférence d’Algésiras – 7 avril 1906 – réaffirme le principe de la «porte ouverte» au Maroc). Le pacte colonial est ensuite largement abandonné, au moins pour l’Afrique du Nord, à partir de Vichy.

Cette affirmation témoigne aussi, et c’est sans doute plus grave, d’une conception systémique de l’histoire coloniale qui gomme la diversité des situations dans les espaces coloniaux et dans les durées de la domination coloniale, mais aussi les stratégies diverses prônées ou suivies par les différentes administrations coloniales ou les milieux patronaux. Je renvoie à mon tour, C. Coquery-Vidrovitch à une lecture plus attentive de la thèse de Jacques Marseille.

 

positivisme

Victime d’«un positivisme simplificateur», je m’attacherais à compter un par un le nombre des victimes des conquêtes coloniales en ignorant – volontairement ou par bêtise – «la complexité des facteurs historiques». Sur ce plan, le débat est effectivement d’ordre méthodologique. Ce mépris pour le «positivisme» dont C. Coquery-Vidrovitch témoigne, justifie qu’on puisse dire tout et n’importe quoi. Elle ne s’en prive d’ailleurs pas, dans Le livre noir du colonialisme (p. 560), lorsqu’elle affirme que la guerre d’Algérie aurait fait un million de victimes parmi la population algérienne musulmane.

C. Coquery-Vidrovitch, qui me reproche d’ignorer les travaux d’André Prenant, sait pertinemment qu’elle 383470_471498énonce, là, un mensonge grossier, forgé par la propagande du FLN et qui sert, aujourd’hui encore, à conforter le pouvoir des dictateurs algériens : tous les travaux des démographes et des historiens français (d’André Prenant à Charles-Robert Ageron, de Benjamin Stora à Guy Pervillé et Gilbert Meynier) ont infirmé ce chiffre et proposé des estimations beaucoup plus basses : 250 000 morts environs, parmi lesquels, selon Gilbert Meynier, environ 200 000 auraient été victimes de l’armée française et 50 000 du FLN. Tout comme est mensonger le chiffre d’un million de morts liés à la conquête de l’Algérie, qui ignore l’ampleur de la catastrophe démographique des années 1865-1868, tout à la fois alourdie ET amortie par le fait de la colonisation, comme je me suis attaché à le montrer dans mon livre.

 

 

 

 

immigration coloniale et Trente Glorieuses

Mon «étroitesse d’esprit» m’interdirait également de penser le rôle de l’immigration coloniale en France au-delà du pourcentage global – moins de 1 % de la population active – qu’elle représenterait, ce qui conduit C. Coquery-Vidrovitch à m’inviter à regarder du côté des catégories professionnelles.

Qu’elle me permette à mon tour de l’inviter à lire un peu plus sérieusement les livres qu’elle entend critiquer : que ce soit pour les années 1920 comme pour celles d’après la Seconde Guerre mondiale, c’est très précisément ce que je fais, en m’attachant, notamment pages 145, 146 (note 1) et 156, à mesurer le poids de cette immigration selon les principaux secteurs d’activité ou en fonction des catégories professionnelles dont elle relevait. Et, loin d’invalider la conclusion que le pourcentage global autorise, cette ventilation sectorielle ne fait que la renforcer : l’immigration d’origine coloniale a bien joué un rôle économique marginal dans les reconstructions d’après-guerre et au cours des Trente Glorieuses.

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grève à Renault-Billancourt

Quant au «commentaire» qui biaiserait les statistiques que je présente, j’attends que C. Coquery-Vidrovitch veuille bien le citer. Que les quatre-cinquièmes des OS employés par Renault dans ses usines de Billancourt ne soient pas des travailleurs coloniaux ne signifie évidemment pas que ceux-ci n’ont pas contribué à la production automobile française, ou, pour d’autres secteurs, à la production nationale. Cela veut simplement souligner que, même dans la plus grosse des entreprises françaises employeuses de main-d’œuvre coloniale, cette dernière n’a pas joué le rôle central que certains lui prêtent.

Contrairement à C. Coquery-Vidrovitch, sur tous ces points – bilan des victimes des guerres coloniales ; bilan de l’exploitation économique des colonies et des populations colonisées ; rôles des soldats coloniaux constantine_camiondurant les guerres mondiales, etc. ; rôle de la main-d’œuvre coloniale dans la croissance française – je crois en effet que le premier devoir de l’historien est d’établir les données les plus précises possibles (au passage, on pouvait espérer de C. Coquery-Vidrovitch plus de précision à propos de l’enfumade qui aurait été perpétrée, en 1931, en Oubangui-Chari qu’elle se contente d’évoquer). C’est seulement à partir de ce socle de connaissances «positives» que des interprétations peuvent être proposées.

Et, toujours contrairement à mon censeur, je ne pense pas qu’on puisse faire dire ce que l’on veut aux statistiques, dès lors qu’elles sont honnêtement construites. Jean Bouvier, qui dirigea mon mémoire de maîtrise sur L’Industrialisation de l’Algérie dans le cadre du plan de Constantine et Jacques Marseille qui dirigea ma thèse n’ont, à ma connaissance, jamais dit autre chose ni pratiqué autrement.

Le relativisme dans lequel C. Coquery-Vidrovitch se complet actuellement,  adossé à - ou rendu nécessaire par - un tiers-mondisme qui l’amène à minimiser le poids que la charia fait peser sur les femmes de «deux ou trois provinces» du Nord du Nigéria et à justifier la propagande des dictateurs algériens – conduit à tourner le dos aux principes fondamentaux de la discipline historique.

 

racisme

C. Coquery-Vidrovitch se scandalise du fait que, dans un chapitre consacré à la mesure et aux origines du Gastaut_immigration_couvracisme dans la société française actuelle, je cite un sondage de novembre 1996 – tiré de la thèse de Yves Gastaut, L’immigration et l’opinion en France sous la Ve République, Le Seuil, 2000 – qui indique que 42 % des Français estiment que tous les hommes appartiennent à la même race tandis que 38 % admettent l’existence de races mais sans établir entre elles une hiérarchie. Au total, l’inégalité des races serait admise par un cinquième de la population. C. Coquery-Vidrovitch, croit pouvoir dire que je trouverais rassurant ce résultat et que j’en serais content, alors qu’elle-même s’en inquiète. Nos «subjectivités» seraient donc différentes et me voilà, au détour d’une phrase, rendu suspect d’une coupable indulgence pour les sentiments racistes d’une fraction de nos compatriotes, à moins que je ne partage ce sentiment ! Tout cela n’est pas raisonnable.

Ce que montre la thèse d’Y. Gastaut c’est, premièrement que le racisme est un sentiment largement rejeté par la société française, comme la mobilisation des habitants de Montfort-sur-Meu (Ille-et-Vilaine) en ont apporté une nouvelle démonstration au mois de mars dernier en se mobilisant contre l’expulsion des travailleurs maliens employés par l’abattoir de la commune. Ce qu’elle montre ensuite c’est que le racisme actuel, réel par ailleurs, même s’il n’est pas aussi répandu qu’on [en particulier le MRAP et toutes les organisations dont le fond de commerce repose sur la supercherie d’une France malade du racisme] tente de nous le faire croire, ne relève pas d’abord de la subsistance d’une «culture coloniale» dans la France contemporaine mais de mécanismes actuels qui doivent plus à la crise sociale et identitaire que notre pays traverse et aux violences – application de la charia, appels aux meurtres, attentats, massacres … - perpétrés à travers le monde par les fascistes islamistes de tout poil.

 

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"post-colonialité"

Enfin, C. Coquery-Vidrovitch brocarde mon inculture à propos de la post-colonialité. Je me sens, sur ce plan en bonne compagnie, puisqu’Éric Hobsbawn lui-même ne craint pas de railler les «errements de l’histoire post-coloniale» dans sa préface au livre de C. A. Bayly, La Naissance du monde moderne (traduction française, Les Editions de l’Ateliers, 2007, p. 14). Mais évidemment, raillerie pour raillerie, cette réponse n’est pas suffisante et comme le sujet est important, non pas, à mon sens, du fait de la valeur heuristique de ce faux concept mais parce qu’il devient un phénomène de mode, je serais ravi d’engager, sur le fond, le débat avec Catherine Coquery-Vidrovitch et j’espère qu’elle voudra bien accepter mon invitation à participer aux journées d’études que je co-organise à Paris 8 Saint-Denis, au début de la prochaine année universitaire, sur le thème : La France est-elle une société post-coloniale ?

Je rejoins C. Coquery-Vidrovitch sur la nécessité d’être vigilant face aux usages publics et politiques de l’histoire. Mais cette vigilance suppose, d’abord, des historiens qu’ils ne se trompent pas de métier. Ni juges, ni même juges d’instruction, ils ne sont pas là pour instruire le procès du passé et des acteurs de ce passé, fût-il le passé colonial. Ils sont là pour l’étudier, principalement à partir des archives de toute nature que ce passé nous a léguées, pour le connaître et le comprendre. En s’attachant à défendre l’indéfendable et à contester l’incontestable, outre les remarques qu’elle appelle de ma part, la critique que C. Coquery-Vidrovitch fait de mon livre, sous prétexte de me donner une leçon d’histoire, conforte le mésusage de l’histoire dont elle s’inquiète par ailleurs.

Daniel Lefeuvre
Professeur d’histoire contemporaine
Université Paris VIII-Saint-Denis

 

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usine de Sisal, Mali (source)

 

* cf. "Réplique à un argument de Catherine Coquery-Vidrovitch : un historien peut-il faire dire ce qu'il veut aux statistiques ?" (Michel Renard)Diapositive1

 

 

 

 

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10 mai 2007

Nicolas Sarkozy se dément (Claude Liauzu)

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"En commémorant l'abolition de l'esclavage,

Nicolas Sarkozy se dément"

Claude LIAUZU

historien et directeur du Dictionnaire de la colonisation française

(éditions Larousse)

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Nicolas Sarkozy a assisté avec Jacques Chirac à la journée de commémoration de l'abolition de l'esclavage. N'est-ce pas un signe de continuité du travail de mémoire dans la politique française ?

12059193Claude Liauzu - Cela peut être vu comme cela. Je pense que Nicolas Sarkozy avait intérêt à s'afficher aujourd'hui aux côtés de Jacques Chirac, parce que ce dernier a eu un certain nombre de gestes qui ont fait avancer dans ces questions de mémoire. C'est vrai pour Vichy, en particulier. C'est vrai aussi de Madagascar, mais aussi de certains aspects de la guerre d'Algérie.

Sur la mémoire, Jacques Chirac a réalisé des avancées importantes, alors que dans son discours de campagne présidentielle, Nicolas Sarkozy s'est opposé à toute repentance. Il a même affirmé que la France n'avait commis aucun crime contre l'humanité. Or, si l'on en croit la loi Taubira, et les Nations unies, l'esclavage est un crime contre l'humanité.
Nicolas Sarkozy joue sur l'équivoque du mot "repentance". C'est un mot désormais à la mode, qui a du succès, notamment à cause de certains livres, dont celui de Pascal Bruckner [La Tyrannie de la pénitence]. Si la repentance signifie la "haine de soi", pour reprendre une expression de Nicolas Sarkozy, bien sûr qu'il faut la rejeter. Mais ceux qui se jettent des seaux d'ordure ou de sang sur la tête, les masochistes, sont une petite minorité.

Pouvez-vous donner des exemples ?

Claude Liauzu - Il y a des excès, y compris chez certains historiens, qui veulent faire porter à la République le crime de la colonisation. Par exemple Olivier Le Cour Grandmaison, auteur de Coloniser, exterminer. Assimiler la colonisation à l'extermination, c'est absurde. La colonisation, c'est d'abord exploiter des territoires et non pas les détruire pour le plaisir.
Nicolas Sarkozy joue sur les mots : s'il veut dire que la France est au-dessus de toute critique, on ne peut pas le suivre. La preuve, c'est qu'il est allé se recueillir ce matin devant un monument en mémoire de l'esclavage.

 

Vous estimez que Nicolas Sarkozy se dédit en commémorant l'abolition de l'esclavage ?

Claude Liauzu - Il se dément lui-même, car il a dit que la France n'avait jamais commis de crime contre l'humanité... Mais le plus important, plus que l'esclavage, c'est l'Algérie. La guerre d'Algérie fait problème.
Sur ce point, Nicolas Sarkozy a fait beaucoup trop de promesses aux associations qui se réclament deisly_03 l'Algérie française. Par exemple dans le cas des morts de la rue d'Isly : il y a eu en mars 1962 une fusillade qui a fait une quarantaine de morts dans la population française d'Algérie, due à l'armée française. L'Organisation de l'armée secrète (OAS), opposée aux tout récents accords d'Evian et enfermée dans un quartier pied-noir d'Alger, Bab-el-Oued, avait appelé la population d'Alger à venir briser l'encerclement de l'armée française. La population s'est déplacée, s'est heurtée à un barrage de l'armée et a été victime de tirs, dans des conditions que l'on connaît mal. On pense qu'il y a dû avoir une provocation qui a déclenché les tirs de l'armée.

Ces morts sont regrettables, évidemment, mais Nicolas Sarkozy a promis de faire de ces victimes des "morts pour la France". Or la même demande de reconnaissance de "morts pour la France" a été formulée par les familles de six instituteurs assassinés la semaine précédente par l'OAS. Le gouvernement auquel participait Nicolas Sarkozy a refusé de les reconnaître.
Si l'on suit cette logique, on continue la guerre d'Algérie pendant encore cent ans. On ira vers plus de surenchère, de mécontentement, de demandes... C'est à cela qu'il faut mettre fin.

 

Le refus de la repentance n'était-il pas pour Nicolas Sarkozy un simple discours de campagne, qui sera suivi de peu d'effets ?

Claude Liauzu - On peut le penser, ne serait-ce que parce que les relations France-Algérie sontimg_energie nécessaires. C'est un pays riche en gaz et en pétrole, et nous en avons besoin. On peut penser que le discours de M. Sarkozy sur la repentance était destiné à s'attirer des voix du Front national.

Mais ce type de discours est dangereux car il peut favoriser des phénomènes de xénophobie, même s'il n'est pas suivi d'une politique. C'est exactement la même chose quand on parle des "quartiers" où l'on égorge des moutons, l'on excise des filles, etc. Tout cela est très dangereux.

 

Si vous étiez président de la République, que feriez-vous pour améliorer la politique de la France en matière de mémoire ?

Claude Liauzu - ll faudrait faire ce qu'on a fait pour la Shoah. Il ne s'agit pas de dire que la France est une puissance criminelle mais de reconnaître la réalité de crimes commis pendant la guerre d'Algérie en particulier. C'est nécessaire. Et pour le reste, qu'on laisse les historiens travailler pour établir la vérité et que les politiques fassent moins d'histoire.

 

Concrètement, une telle reconnaissance doit-elle passer par une loi ?

Claude Liauzu - Pas forcément. Je ne suis pas spécialement pour. Une déclaration publique forte, de la part d'un président, comme le geste de François Mitterrand tenant la main du chancelier allemand Helmut Kohl, peut avoir une très très grande portée.

 

Propos recueillis par Alexandre Picard
lemonde.fr, 10 mai 2007

 

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massacre de la rue d'Isly à Alger, 26 mars 1962



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9 mai 2007

Opposé à la repentance, M. Sarkozy participe à la commémoration de l'abolition de l'esclavage (Le Monde)

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Opposé à la repentance,

M. Sarkozy participe à la commémoration

de l'abolition de l'esclavage

Le Monde, 9 mai 2007

 

Nicolas Sarkozy, le président élu, participera, jeudi 10 mai, au côté de Jacques Chirac, à la cérémonie de commémoration de l'abolition de l'esclavage et de la traite négrière. Le même Nicolas Sarkozy n'a pourtant eu de cesse de dénoncer le "mode exécrable" de la "repentance", qui "exige des fils qu'ils expient les fautes supposées de leurs pères et de leurs aïeux". Une pierre dans le jardin de M. Chirac, qui a fait du "devoir de mémoire" une constante de ses deux mandats.

"La présence, importante, de M. Sarkozy à la commémoration de l'abolition de l'esclavage, est tout à fait symbolique de l'esprit qu'il veut donner à sa présidence. Pour lui, il n'y a qu'une histoire de France qu'il faut savoir regarder sans sombrer dans la repentance : on peut commémorer sans se flageller", soutient Yves Jego, instigateur, au sein de l'UMP, du Cercle de la diversité républicaine. Pour lui, "la rupture (avec M. Chirac) se joue davantage sur le modèle économique et social, sur les rapports de la France aux autres, que sur la mémoire historique".

Secrétaire nationale de l'UMP chargée de la francophonie, Rama Yade, émanation des "minorités visibles" proche du futur président, explique l'insistance de M. Sarkozy à dénoncer la repentance "par son amour de la France. Pour lui, insiste-t-elle, si l'on hait la France, on se renie en tant que Français. Il veut rassembler le pays autour de cette idée". Dans les discours de M. Sarkozy, le thème de la repentance est, de fait, toujours associé à "la détestation de soi", au "communautarisme", à la "concurrence des mémoires".

 

"Disqualifier l'histoire"

Aux yeux de nombreux historiens, cela conduit cependant à une vision réductrice de l'histoire de France. "L'anti-repentance est une grille de lecture pour repenser l'histoire de France. M. Sarkozy veut construire une vision globale de l'Histoire de France, en gommant toutes ses aspérités, en laissant dans l'ombre la complexité des événements, les rapports de pouvoirs, les luttes sociales qui les ont forgés. Cela permet de ramener l'identité nationale à une essence, alors même qu'elle est en construction permanente", juge Nicolas Offenstadt, vice-président du Comité de vigilance face aux usages publics de l'Histoire (CVUH), collectif d'historiens créé au moment de la polémique sur la loi du 23 février 2005. Pour lui, "l'anti-repentance s'inscrit dans le prolongement du discours sur le rôle positif de la colonisation" inscrit dans cette loi.

Pour Emmanuelle Saada, historienne travaillant sur les thèmes de la colonisation, de l'immigration et de l'identité, "cette présentation des mémoires comme étant toujours dans l'affrontement, la confrontation au profit d'une histoire consensuelle, est un déni de l'histoire. C'est une façon de disqualifier, de nier l'histoire de nombre de personnes, qui a pourtant été fondamentale dans l'histoire de France".

"Les discours de M. Sarkozy pousse les Français dans une attitude de dénégation de pans entiers de l'histoire", appuie le sociologue du métissage créole, Michel Giraud, qui souligne l'attente pourtant forte de toute une partie de la population à aborder sereinement toutes les facettes de l'histoire. "La demande qui s'exprime n'est pas un appel à la repentance, ne consiste pas à ce que la France batte sa coulpe. S'exprime, en revanche, un besoin culturel et social de comprendre et de savoir, qui ne relève pas d'un mouvement idéologique", confirme Françoise Vergès, politologue, auteur de "La mémoire enchaînée, question sur l'esclavage". Et d'insister : "Répondre à cette demande d'une histoire partagée où chacun puisse se reconnaître contribue à l'apaisement et non à l'affrontement."

 

Laetitia Van Eeckhout, 9 mai 2007 
article paru dans l'édition du Monde datée 10.05.07

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commentaire

- "L'anti-repentance est une grille de lecture pour repenser l'histoire de France. M. Sarkozy veut construire une vision globale de l'Histoire de France, en gommant toutes ses aspérités, en laissant dans l'ombre la complexité des événements, les rapports de pouvoirs, les luttes sociales qui les ont forgés. Cela permet de ramener l'identité nationale à une essence, alors même qu'elle est en construction permanente", juge Nicolas Offenstadt.

- L'anti-repentance peut être aussi une grille de lecture de l'histoire, non parasitée par les injonctions mémorielles et le politiquement correct. Et qui, précisément, est en mesure de restituer la complexité des événements, sans ramener la période coloniale à une essence exposée au seul jugement moral a posteriori. Ce qu'a montré Daniel Lefeuvre dans son ouvrage, Pour en finir avec la repentance coloniale.

Michel Renard

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