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études-coloniales
4 octobre 2007

L'instrumentalisation des historiens (Paul Schor)

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L'instrumentalisation des historiens

est inacceptable

Paul SCHOR

 

Le Monde - 4 octobre 2007 - Point de vue

photo_schorHistorien, spécialiste de l'histoire de l'immigration et des minorités aux États-Unis, je figure sur la liste des chercheurs ayant accepté de participer à l'Institut d'études sur l'immigration et l'intégration et à son "groupe de travail". Cet institut doit être installé au sein du Haut Commissariat à l'intégration (HCI) par le ministre de l'immigration et de l'identité nationale, Brice Hortefeux, le 8 octobre.

Une note technique du HCI donne la liste des membres du "groupe de travail" et fixe les missions de cet institut, présidé par Hélène Carrère d'Encausse, dont on se souvient des propos violemment racistes sur la polygamie. Il s'agit, je cite, de "constituer un guichet unifié des études sur l'immigration et l'intégration donnant des moyens élargis à la recherche et finançant des recherches d'université (...) et de laboratoire ; de déterminer des champs et des sujets pertinents". Plus spécifiquement, le groupe de travail est censé "dégager les grands axes de recherche en cours ou souhaitables et de les soumettre au Conseil scientifique", lequel sera chargé de "valider ou d'orienter les grands axes de recherche et de veiller à la neutralité et à la qualité des recherches qui seront rendues publiques".

Bien qu'une lettre du 19 septembre du HCI accompagnant la note technique indique que cet institut sera indépendant, cet objectif louable semble contredit par cette autre mention : "Cet institut a pour vocation de constituer un guichet unifié rassemblant des chercheurs, des universitaires, des administrations et des entreprises privées qui commanditent des recherches sur ces questions." On ne sait ce que signifie un "guichet unifié" pour la recherche, mais il y a lieu d'être inquiet pour l'indépendance de la recherche sur ces questions.

Au vu des orientations actuelles du ministre de tutelle - qui a provoqué au printemps la démission en bloc des historiens de la Cité de l'immigration -, on ne peut que s'interroger sur la manière dont ce futur institut choisira les recherches à subventionner et sur le sens qui sera donné à la "neutralité et la qualité" de ses recherches. Pour ma part, il est inconcevable, vu certains des noms qui figurent sur cette liste et la façon dont les missions sont définies, de voir le mien y être associé. J'y vois une contradiction directe avec l'indépendance du travail universitaire mais aussi avec les orientations scientifiques et théoriques partagées par la majorité des chercheurs travaillant sur ces questions. Leur travail ne consiste pas à valider le programme sur lequel le gouvernement actuel a été élu ni à ériger de manière officielle avec leur caution scientifique l'immigration en problème pour la société française.

La circulation de ces documents par voie électronique parmi les chercheurs est d'autant plus susceptible de porter atteinte à la réputation scientifique et professionnelle de ceux qui y figurent soit à leur insu soit contre leur gré.

J'ai ainsi eu la désagréable surprise d'apprendre par des collègues choqués ou perplexes que je ferais partie du groupe de travail de cet institut, sans avoir jamais été officiellement sollicité. Il va de soi que si je l'avais été, j'aurais refusé de participer à cette aventure et d'assister à son installation par un ministre pour qui les immigrés sont par définition un problème et une menace pour l'identité nationale de mon pays. La désinvolture du procédé alliée aux inquiétudes soulevées par les missions et la personnalité des dirigeants de cet institut ne peuvent qu'accroître le divorce entre les chercheurs spécialistes de ces questions et un ministre en quête de relais d'opinion à sa botte.

Que mon nom et ma fonction soient utilisés pour légitimer la persécution dont sont aujourd'hui victimes les immigrés dans ce pays me révolte autant en tant que chercheur qu'en tant que citoyen.

Paul Schor
université Paris-X et CENA-EHESS

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2 juin 2007

Du bon usage politique du passé colonial (Gilbert Meynier)

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Du bon usage politique du passé colonial

Gilbert MEYNIER

 

La mémoire commune de l’histoire de l’immigration en France ne sait plus guère aujourd’hui que l’implantation des Italiens en France fut douloureuse, et parfois sanglante, à Marseille en 1881, à Aigues Mortes en 1893, à Lyon en 1894… Mais les vexations et le racisme dont les Italiens avaient été victimes en France se prolongèrent plus tardivement pour les Algériens : le différend franco-algérien s’exacerba, devant les blocages coloniaux, jusqu’à l’insurrection de novembre 1954. La mémoire des Algériens et des originaires d’Algérie en France est plus à vif du fait de la discrimination coloniale érigée en système, de la cruauté et des traumatismes de la guerre de 1954-1962 – et la conquête, au XIXe siècle, avait été plus sanglante encore ; sans compter les répressions sanglantes de multiples insurrections ; sans compter, pour les Algériens immigrés, les massacres d’octobre 1961 à Paris. Les blessures du passé sont à vif, et sans commune mesure avec celles de la mémoire souffrante des Français d’origine italienne.

Mais aussi, l’intégration des Italiens en France s’était produite au temps du capitalisme moderne – de 1870 à 1960. Alors que, pour les Maghrébins, le processus décisif en fut engagé au  dernier tiers du XXe siècle : à un moment où commença à triompher, le capitalisme post-moderne . On gagne maintenant de plus en plus d’argent, non pas selon les rigoureuses procédures du capitalisme industriel telles qu’Adam Smith, puis Max Weber, les avaient énoncées et analysées, mais par la spéculation financière, par les transferts de capitaux, par la constitution de rentes et de statuts : un «artiste», français, suisse ou belge, gagne aujourd’hui bien plus qu’il y a seulement vingt ans ; il est admis que tels intellectuels médiatiques fassent payer leurs conférences, jusqu’à des associatifs bénévoles qui les invitent.

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Ainsi va l’orchestration des divers «communautarismes» : Tarik Ramadan est à l’islam ce que Bernard-Henri Lévy est à la philosophie : deux vedettes, produits et acteurs d’un système rentier. Et que dire de la ritournelle du «choc des civilisations», qui oppose «l’Islam» et «l’Occident» comme des essences opposées, et qui est le bien commun des frères ennemis Bush et Ben Laden. Les stock-options et les parachutes dorés se sont banalisés.
À l’autre bout de la chaîne sociale, à leur niveau, en France, les bénéficiaires des régimes spéciaux de retraite tentent de leur côté de préserver leurs petits – et transitoires – privilèges. Emmanuel Todd a comparé les actuels États-Unis avec l’Empire romain finissant : produisant de moins en moins en son centre, prospérant en vivant sur l’empire , conçu comme machine rentière. La dégénérescence du vieux capitalisme productif a entraîné depuis quelques lustres la précarisation du travail, le délitement des solidarités nationales – école, sécurité sociale…–  qui, il y a peu, structuraient l’intégration.

Les répliques à cette évolution furent souvent des réactions catégorielles et de repli statutaire, des protestations enserrées par des réactions partielles et locales – je dirais localistes : nationalistes, soviet_anthem_postercommunautaires, crispées sur des acquis, mais sans conception globale de ce qui les détruit –, ne prenant pas la mesure des formidables mutations mondiales. Aujourd’hui seuls les capitalistes néo-modernes gardent une vision universaliste. On ne chante plus L’Internationale au parti socialiste, mais La Marseillaise.

La classe ouvrière est en voie de disparition. Avec elle s’étiolent les banlieues rouges du PC : Marie-George Buffet a fait 1,93 % des voix aux présidentielles. Dans sa campagne, elle n’a pas une seule fois prononcé le mot, obscène, de «capitalisme», médiatiquement affadi en «libéralisme» politiquement correct, cela au prix d’un contresens manifeste : le capitalisme n’a jamais été aussi peu libéral qu’il l’est aujourd’hui, écrasé qu’il est sous le poids de quelques sociétés à objectifs principalement financiers, et non proprement économiques au sens productif du terme. Nous vivons de ce point de vue la fin de la modernité. Presque aucun(e) candidat(e) n’a mentionné les questions qui poignent le monde, à son échelle, précisément, mondiale. On en est resté au localisme-refuge à accents nationaux, au ministère de l’identité nationale…, cela au moment où le national se délite et requiert une refondation en phase avec l’actualité – chez nous elle s’appelle l’Europe.

Mais le fait que, le 20 janvier 2000, le principe d’une taxation des flux financiers inspirée par la taxe Tobin (un prélèvement de 0,5% sur les transferts de capitaux) ait été refusé à six voix près (229/223 voix) par le Parlement européen est passé inaperçu : Les députés de la liste Lutte Ouvrière – Ligue Communiste Révolutionnaire avaient voté contre – Alain Krivine s’était abstenu. Si à eux cinq ils avaient voté pour, le résultat du vote aurait été inversé. Arlette Laguiller, il est vrai, avait raconté que le capitalisme, cela ne se réforme pas, cela se détruit.

 

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Saïgon, 1946. Pousse-pousse rue Catinat (source)

 

Pour en revenir au passé colonial, il a bel et bien laissé des traces sur les discriminations actuelles. Mais ces dernières sont aujourd’hui prorogées par des duretés qui appartiennent bien au présent, quand bien même des rebonds de mémoire peuvent les relier au passé. Aujourd’hui, la fixation sur le passé ne constitue-t-elle pas un dérivatif ? Le système prévalent n’est plus colonial, il n’est plus national. Il creuse dramatiquement les écarts entre sociétés développées et sociétés sous-développées, et entre les humains de ces sociétés respectives. Ce système post-moderne nourrit les idéologies de statut (par exemple «communautaristes») et leur donne forme politique. Lui est-il indifférent que la source de tous les maux ait tendance à rester ancrée dans le passé – colonial en l’occurrence ? Les hérauts des victimes tendent à faire d’un réel passé traumatique l’antécédent obligé et l’explication unique des angoisses et des traumatismes du présent. Il n’y a pas que les islamistes qui soient, ainsi que le pense le philosophe égyptien Fouad Zakariya, «aliénés par le passé».

Dans l’histoire des sociétés, comme dans celle des individus, existent des mémoires-écrans derrière lesquelles tendent à être refoulés les strates du substrat antérieur de leur passé, occultées qu’elles sont par des mémoires plus récentes , et aussi parce qu’elles sont construites par des pouvoirs ou/et des groupes de mémoire (Pieds-Noirs, descendants d’esclaves, Indigènes de la République). Ce processus d’occultation existe aussi pour la perception du présent : on est trop démuni d’outils de compréhension pour en percevoir les duretés spécifiques. On les explique donc par des effets de vitesse acquise. Le mal-être du présent est ainsi idéologisé en fixation sur un temps révolu. Dans l’Algérie d’aujourd’hui, il y a aussi un mal-être qui est expliqué en référence au passé : par les islamistes, par la masse du peuple lui-même, par le pouvoir…

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© Christophe Herrmann, L'Africain (source)

En France de nos jours, se jouent des ping-pong mémoriels où les hérauts intéressés du capitalisme post-moderne mondial comptent les points, voire attisent le feu : est-il même certain que Sarkozy soit un colonialiste impénitent ? Il l’est peut-être, mais est-ce si important ? Ou ne brode-t-il pas sur un thème sensible qui bloque la réflexion ? Et les «racailles» et les «kärcher» n’auraient-ils pas été une construction politique délibérée ? De ce point de vue, les Indigènes de la République et leurs compagnons de route de l’anticolonialisme post bellum, quelque fondés qu’ils soient dans leurs dénonciations, saisissent-ils que leur fixation sur le colonial n’est pas forcément pour déplaire à des responsables politiques qui n’ont pas vraiment envie que l’on parle d’autre chose ? En tout cas pas qu’on analyse le système du capitalisme post-moderne dont une personnalité comme Sarkozy est le génial représentant : il a su entourer sa campagne électorale de formules nationalistes à même de s’attacher des électeurs désorientés et rassurés par le retour à un tel localisme. Ce faisant, il s’est appuyé sur ce que Gramsci appelait un «senso comune», un dérivatif idéologique dans lequel s’engouffrent les dénonciateurs exclusifs d’un présent/passé colonisé, intemporel et, comme la mer de Valéry, toujours recommencé.

Gilbert Meynier
Professeur émérite à l’Université de Nancy II,
CIMADE Lyon
texte à paraître prochainement dans l'hebdomadaire Réforme

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6 mai 2007

Histoire de la colonisation après les élections présidentielles (Claude Liauzu)

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L'histoire de la colonisation

otage des présidentielles : et après ?

Claude LIAUZU
Historien, professeur émérite Université Paris VII René Descartes,
directeur du Dictionnaire de la colonisation française (Larousse)

 

 

t_jacquesMartial 10 mai : la commémoration de l'esclavage et de son abolition devrait être relativement consensuelle, si l'on oublie les difficultés opposées à Christiane Taubira lors de la préparation de sa loi de 2001 et les retards dans son application.

Cette loi a eu le mérite d'attirer l'attention sur les insuffisances des programmes scolaires, sans imposer une vérité officielle. Malheureusement une instrumentalisation de son contenu a suscité une campagne honteuse contre un historien.

8 mai : c'est le 62e anniversaire des manifestations de Sétif et Guelma. Le jour où on fête la Libération, elles tournent à l'émeute et entraînent le massacre de dizaines de milliers d'Algériens. La dernière chance d'une évolution pacifique est perdue, et l'on s'achemine vers les sept ans de sale guerre, qui furent aussi une guerre civile où sombra la IVe et dont naquit la Ve, d'un coup de force, on l'oublie. L'ambassadeur de France a reconnu la gravité des faits en 2005, les travaux des historiens ont établi avec assez de précision les faits. Mais le silence officiel de Paris sur les crimes demeure.

Dans un discours à Lyon le 5 avril 2007, Nicolas Sarkozy déclarait : «...Je déteste la repentance qui veut nous interdire d'être fiers de notre pays...» Or, il faut rappeler aussi que sous le terme de « repentance »medium_Sarkozy_Reuters c'est toute critique du passé colonial, vichyste, antisémite qui est exclue par le nouveau président. Pire, dans sa lettre du 16 avril au Comité de liaison des associations de rapatriés, monsieur Sarkozy, qui lui promettait tout, prêchait pour un retour au «rôle positif» de la colonisation. «Vos ancêtres ont traversé la Méditerranée pour servir la France et pour bâtir un monde nouveau. Chacun peut porter sur leur oeuvre le jugement qu'il souhaite. Mais la France doit leur en être et vous en être à jamais reconnaissante.» Dans une phrase ambiguë, il affirme même qu'il est hors de question de «réécrire notre histoire avec l'Algérie», comme si cela relevait d'un pouvoir régalien. Une fois de plus, après la loi du 23 février 2005, les mêmes prétendent dicter leur copie aux historiens. Les mêmes restreignent l'accès des chercheurs aux archives, au point que des documents qui étaient consultables avant 2002 ne le sont plus.

Les historiens doivent crier casse-cou. Casse-cou contre l'article 3 de la loi du 23 février 2005 «portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés», qui crée une «Fondation pour la mémoire de l'Algérie et des combats d'Afrique du Nord», dont les fonctions prévoient des interventions dans l'enseignement. Singulier si l'on pense aux guerres de mémoires qui continuent à opposer rapatriés, harkis, anciens du contingent, activistes de l'OAS, immigrés et anticolonialistes ! Singulière fondation sur laquelle un rapport déposé en juin 2005 n'est toujours pas publié. Le risque est grand de voir les maigres crédits attribués aux universitaires détournés vers cette Fondation, où des associations représentant des nostalgiques extrémistes de l'Algérie française chercheraient, comme pour le Mémorial de la France d'Outre-mer à Marseille, à imposer leur point de vue et leur pouvoir. Fondation portée par un ministre des Anciens Combattants qui traite les historiens ayant protesté contre la loi de 2005 de «spécialistes auto-proclamés» et de «pseudo historiens».

anatole_france_1_sizedCasse-cou encore contre ceux qui oublient la belle formule d'Anatole France selon qui nous devons notre compassion aux victimes et la vérité aux vivants. Ce n'est pas mépriser la douleur des familles des victimes du 26 mars 1962 rue d'Isly à Alger que d'expliquer les conditions de ce drame. C'est à la demande des commandos de l'OAS, encerclés dans Bab el Oued, que la population d'Alger a cherché à imposer la levée du blocus du quartier par l'armée. Les tirs ont éclaté dans des conditions obscures faisant 46 morts et 200 blessés dont 20 mourront. La demande par des associations de rapatriés d'accorder le statut de «morts pour la France» à ces victimes est d'autant plus inacceptable qu'on a refusé ce statut à des enseignants chargés des centres d'éducation sociale, assassinés par l'OAS le 15 mars 1962, tels Feraoun, Ould Aoudia et Max Marchand. Il n'y a pas de bonnes et de mauvaises victimes. Il est temps d'en finir avec les manichéismes ! Les participants de la rue d'Isly ont été victimes aussi bien de provocations de l'OAS que du cynisme de la politique gaulliste.

Casse-cou aussi contre ceux qui s'obstinent, sous prétexte d'anticolonialisme, à assimiler coloniser et exterminer, à réduire la colonisation à un crime contre l'humanité, le colonisé au statut de «victime absolue» c'est-à-dire à considérer le FLN et le pouvoir algérien comme au-dessus de toute critique.

L'élection du candidat de la droite risque d'être saluée par des feux d'artifice de la banlieue de la «racaille», que les stéréotypes exploités dans la campagne présentent comme les quartiers où «on» voile ses femmes, «on» égorge le mouton dans son appartement, où «on» excise les fillettes. Douce France !

Autre chose est possible. Les citoyens doivent rappeler (et se rappeler d'abord) le modèle de rigueur moraleCARTE_NOUVELLE_CALEDONIE et l'effort de vérité et de justice qu'est le Préambule des accords de Nouméa en 1998. Il soulignait que la colonisation a été une domination étrangère imposée aux populations autochtones, qu'elle a été destructrice des sociétés et des cultures. Mais, sans céder à la démagogie de la «colonisation positive», il refusait de faire des Français de Nouvelle-Calédonie des boucs émissaires en montrant la diversité des raisons de leur émigration, de leur condition et de leurs comportements. Peut-être notre classe politique, si elle en a le temps, devrait-elle lire le manuel d'école primaire issu de ces accords et qui s'efforce d'aider les enfants des diverses communautés à élaborer un devenir commun.
Le gouffre entre les études historiques et la crise des mémoires de notre société (comme de la société algérienne) appelle un effort de notre métier, et d'abord l'exigence de la liberté totale de la recherche et de l'enseignement, d'un travail en commun des spécialistes des deux rives.

 

Claude Liauzu

- débat sur ce texte sur le site Marianne.fr

 

 

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18 septembre 2006

Quelle critique historique de la colonisation ? (Claude Liauzu)

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Togo, carte postale de l'époque coloniale

 

Entre

histoire nostalgique de la colonisation

et posture anticolonialiste :

quelle

critique historique de la colonisation ?

Claude LIAUZU

colloque de Lyon, juin 2006

 

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Jamais depuis un demi-siècle la guerre d’Algérie, jamais depuis 150 ans l’esclavage n’ont occupé une telle place dans le débat public. Cette situation, qui n’a rien de momentané ni de conjoncturel, ne peut laisser - le voudraient-ils - les historiens indifférents. Ils ne peuvent s’enfermer dans une tour d’ivoire en raison de la fonction sociale qu’ils doivent assumer et qui est une des raisons d’être de la discipline.

Cette contribution me fournit donc l’occasion d’une réflexion critique sur mes interventions d’enseignant, de chercheur et de citoyen concernant certains aspects du passé-présent colonial, en particulier la manifestation algérienne du 17 octobre 1961, le procès en diffamation intenté par le général Schmitt à Louisette Ighilahriz et Fernand Pouillot, qui l’ont accusé d’avoir torturé, et le mouvement contre la loi du 23 février 2005 imposant une histoire officielle de la colonisation : l’appel que j’ai proposé à quatre collègues a été à l’origine d’un mouvement qui nous a surpris par son ampleur et par sa durée. Il a eu un rôle certain dans l’abrogation d’une partie de la loi, celle qui supprimait l’indépendance de l’histoire enseignée.

Mais restent les autres aspects : l’éloge des colons et de l’œuvre civilisatrice de «la France», la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, qui menace l’indépendance de la recherche. Le mouvement n’a pu non plus atteindre un autre objectif, plus important encore, ébranler les conservatismes du Mammouth historique. Ni mettre en place un travail collectif durable. Cette contribution est en effet animée par des inquiétudes, que je partage avec d’autres collègues, devant le décalage croissant entre notre discipline et les problèmes qui animent la société, la jeunesse en particulier.

Pour décomposer la difficulté, il est nécessaire de prendre d’abord la mesure des caractères nouveaux et souvent déroutants de la mémoire nationale officielle, des mémoires sociales et surtout celles des minorités. Car ces éléments expliquent la réapparition récente d’une histoire adoptant une posture anticolonialiste. À l’encontre de son anachronisme, de ses faiblesses scientifiques et de son instrumentalisation, quel projet pour une histoire véritablement critique du fait colonial, lui redonnant sa place dans notre culture peut-on proposer ?

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Les guerres de mémoires et leurs enjeux

Une précaution préalable impose de souligner que la mémoire est une construction, que dans le cas qui nous occupe, elle est transmise mais aussi reconstruite en fonction du présent, et qu’il faudrait - plutôt que d’utiliser une métaphore - parler de groupes de mémoires. On a pu faire état d’un «nouveau régime de mémoire», réalité qui n’est pas seulement française et qui ne concerne pas que le passé esclavagiste et colonial. Elle s’est affirmée à partir du «devoir de mémoire» de la Shoah. Cela tient à un ensemble de facteurs, dont le moindre n’est pas l’affaiblissement de la référence nationale, ou plus précisément ici nationalo-universaliste française, sous l’effet de la mondialisation et des phénomènes de diaspora. Ils jouent fortement dans un ensemble européen, afro-américain et afro-caribéen. Ils réactivent ainsi la tradition panafricaine, comme le montre la création du CRAN, le collectif des associations noires. Ils jouent aussi dans la bipolarisation entre Maghreb et France, comme l’ont traduit le terme hybride «beur» né dans les années 1980 et les incidents du match de foot France-Algérie par exemple. Ils traversent la société.

Nous ne sommes plus dans le même monde que celui de 1789 où «le principe de souveraineté réside essentiellement dans la nation» (article 3 Déclaration des droits de l’homme). Que cela affecte une histoire liée à la nation par un cordon ombilical est une évidence.
Cependant, ceux qui s’effraient d’une dislocation de l’identité française sous le poids des communautarismes vont trop vite. En effet l’agressivité des mémoires est liée moins à une cohésion ethnique qu’à l’absence de perspectives politiques concrètes pour les groupes dominés. La politique du passé tient lieu de politique, les revendications mémorielles sont d’autant plus importantes que le présent n’est pas maîtrisé par le descendant héritier. Dans certains cas, elle n’est pas exempte de cynisme : «Si l’on parvient à établir defanon_peau_noire façon convaincante que tel groupe a été victime d’injustice dans le passé, cela lui ouvre dans le présent une ligne de crédit inépuisable…»

On est loin du Fanon des années 1950. «Seront désaliénés Nègres et Blancs qui auront refusé de se laisser enfermer dans la Tour substantialisée du Passé… Je suis un homme et c’est tout le passé du monde que j’ai à reprendre… En aucune façon je ne dois m’attacher à faire revivre une civilisation nègre injustement méconnue… Je ne veux pas chanter le passé aux dépens de mon présent et de mon avenir».

L’affirmation d’une mémoire juive a fait fonction de modèle et de rivale pour d’autres minorités avec les commémorations spécifiques de 1993, la déclaration de 1995, les mesures prises à partir de 1997… Mais les mémoires coloniales sont moins étudiées. Si on les situe dans un ensemble, il faut en souligner une caractéristique majeure qui contredit la tradition commémorative si forte en France : l’amnésie étatique. Elle ne commence à être corrigée que depuis un lustre, depuis la reconnaissance, en 1999, de la guerre d’Algérie dans le vocabulaire officiel. Cette absence a rendu d’autant plus violents les conflits de mémoires. Les rapatriés et le contingent ont été les premiers à revendiquer. Dans l’immigration algérienne, les associations ont pris en charge, à partir des années 1980 surtout, la reconnaissance du massacre d’octobre 1961. Avec des succès non négligeables, telle la plaque du pont Saint-Michel. La «loi Taubira» de 2001 est un autre exemple. Cette transmission à travers les générations, bien connue aux Etats-Unis grâce à l’école de Chicago, a surpris ici, où l’on s’attendait à une assimilation-dissolution discrète. La reconnaissance officielle, sous la contrainte, de manière désordonnée, des revendications mémorielles minoritaires ne fait qu’accentuer ces revendications et les tensions. Sur ce point, la loi du 23 février est un épisode revanchard de la part des rapatriés et de la droite.

Ces enjeux mobilisent un nombre important de militants associatifs antiracistes, de citoyens, plus exigeants en raison des progrès de la scolarisation, d’un accès à l’université dix fois plus important que dans les années 1960. D’où un immense besoin d’informations et de repères. C’est - comme pendant la guerre d’Algérie - hors des institutions du métier que les choses importantes se sont faites. Dans le mouvement qui a contribué à l’abrogation de l’article 4, l’alliance des historiens contre la loi avec les associations antiracistes et syndicats a été déterminante. On sait que depuis le XIXe siècle le mouvement ouvrier, et le parti communiste au premier rang, ont réussi à construire une contre-mémoire, une contre-histoire. Que serait devenue la Commune de Paris sans cela ? On connaît aussi le revers de la médaille, la soumission de la liberté de la recherche aux objectifs politiques, les procès de Moscou. Tirant les leçons des limites du modèle de l’intellectuel révolutionnaire, des erreurs de Sartre, Michel Foucault et Bourdieu ont mis en œuvre des interventions politiques attachées à l’indépendance du chercheur, fondées sur leur domaine de compétence : c’est exactement ce que quelques spécialistes de la colonisation ont essayé de faire.

Déjà, le soutien apporté à l’entreprise d’exhumation du 17 octobre 1961 par Jean-Luc Einaudi, la campagne pour imposer son accès aux archives de la Préfecture de police – domaine réservé d’un historien patenté, Jean-Paul Brunet, moins critique envers les forces de l’ordre - avaient permis de poser des questions de fond : les documents officiels sont-ils accessibles à tout citoyen désireux de rechercher la vérité ? Comment faire avancer une réforme de la loi de 1973 sur les archives qui, sur les dossiers des individus et les «questions sensibles» multiplie les obstacles et impose la pratique des autorisations attribuées à titre individuel à tel ou tel chercheur ? Comment organiser une solidarité avec des archivistes sanctionnés pour avoir rendu publiques des listes de victimes d’octobre 61 ? La bataille a été tranchée par le tribunal déboutant Maurice Papon de sa plainte en diffamation contre Jean Luc Einaudi. Dans leur majorité, les historiens ont été indifférents au sort des archivistes et à la réforme de la loi de 1973. Aussi, contre la loi de 2005, un «front» mieux organisé a-t-il été constitué, pour toucher le milieu enseignant ainsi qu’un large public associatif, pour sensibiliser les médias.
L’abrogation d’une partie de la loi est un acquis. Cela ne doit pas faire l’économie d’un bilan critique.

 

Dérapages de l’histoire, procès anticolonialiste

Gilbert Meynier et Pierre Vidal-Naquet, dans une critique rigoureuse de Coloniser. Exterminer, ont rappelé la tyrannie des logiques partisanes. Parmi les risques de dérapages : la propension de «l’histoire procès» à condamner et non à expliquer, la soumission des recherches à des réponses en termes politiques, le mélange de demi-savoir et de partis pris (comme le reprochait Raymond Aron à Sartre). Préoccupés par les priorités du mouvement, nous n’avons pas assez réfléchi aux conditions d’une collaboration entre historiens et associations. Or, les responsables associatifs sont, comme les universitaires, dotés de fonctions institutionnelles, attachés à leur pouvoir et à des gratifications symboliques. Comme les universitaires mettent en avant leur statut et leur mission pour rejeter toute critique, ils peuvent être tentés de mettre en avant les idéaux de leur association pour se placer hors de question.

Dans ces débats et combats, la vulgarisation des travaux scientifiques devrait occuper une place importante. Elle est malheureusement souvent méprisée par les spécialistes ; ou bien ils sont trop peu nombreux et n’ont pas les moyens de s’en occuper. Par ailleurs, les témoins, les acteurs, les militants et les politiques revendiquent un droit à faire de l’histoire. Ils en arrivent même parfois à rejeter (c’est ce qui a fait réagir violemment les «19») les travaux des historiens quand ils ne correspondent pas à leurs intérêts ou leur idéologie. Le ministre des Anciens Combattants parle «de spécialistes auto-proclamés» et de «pseudo-historiens», le maire de Montpellier de «trous du cul d’universitaires». Les associations extrémistes de rapatriés affirment que l’histoire n’étant pas une science exacte, elles peuvent opposer aux historiens leur vérité sur l’Algérie française. C’est oublier que si les historiens n’ont aucun privilège de science infuse, ils ont appris les règles d’un métier dans une formation sanctionnée par examens, concours, thèses et 9782221092545recherches soumises à la critique collective du milieu. Celui-ci n’est certes pas infaillible, n’est pas à l’abri des pouvoirs mandarinaux, mais hors de ces règles, il n’y a qu’une subjectivité opposée à une autre.

Ces risques de dérapage, malheureusement, n’épargnent pas la gauche. Les mots (comme le rappelle la polémique sur le Robert), pèsent lourd, de même que les mythes du nombre. Quand Catherine Coquery–Vidrovitch afffirme, dans le Livre noir du colonialisme (p.560), qu’il faut rappeler que la guerre d’Algérie a fait un million de morts, elle commet une erreur scientifique et déontologique, car elle reprend le chiffre officiel algérien, qui appartient au discours de légitimité des pouvoirs qui se sont succédés depuis 1962. Et elle donne des arguments à ceux qui défendent le «rôle positif» de la colonisation.

Ce qui suit a pour objectif d’inciter à une réflexion sur les dangers de ce type de tentations. Sur ce point, on ne peut cacher certains dérapages de la section de Toulon de la LDH, qui hypothèquent les relations entre les historiens et la Ligue. Sa surenchère aboutit à un procès manichéen de la colonisation. Ainsi, un article du site de la LDH sur le «code de l’indigénat» (6/3/2005), confond travail forcé et travaux forcés. Il condamne le refus obstiné des colons d’accorder la citoyenneté aux «sujets» ou nationaux musulmans, mais omet le fait que les nationalistes (Bourguiba comme Messali et l’AEMNA) se sont appuyés sur la religion populaire contre les naturalisés, ont présenté leur choix comme une apostasie, allant jusqu’à organiser des émeutes contre leur inhumation dans les cimetières musulmans. Il reprend l’accusation d’une discrimination favorable aux juifs d’Algérie, en ignorant aussi que leur statut personnel a été dissocié de la loi religieuse.

Comment ce site a-t-il pu, du 21/8/2005 afficher un texte parlant de «l’humanisme pro-sémite», sans le critiquer jusqu’au 4/4/ 2006, malgré plusieurs démarches insistantes? (Communication de Robert Charvin au colloque organisé à Alger pour la commémoration de Sétif, mai 2006) Ce texte – représentatif de la concurrence victimaire et des dangers qu’elle porte - retiré du site en raison de protestations répétées, est de nouveau publié, depuis le 25/7/2006, comme pièce d’un débat accompagnant une réflexion sur les comparaisons entre nazisme et colonialisme. Certes, la formule «humanisme pro-sémite» est désormais critiquée, mais on ne peut qu’être choqué par le contraste entre la publicité faite à ce texte et le silence du site de la LDH sur le texte de P. Vidal Naquet et G. Meynier concernant Coloniser.Exterminer, cité ci-dessus. Comment l’expliquer, quand on sait que Vidal-Naquet a été un combattant de la vérité tant contre les négationnistes que contre ceux qui ont occulté les crimes de l’armée française pendant la guerre d’Algérie ? D’autres refus de publier montrent qu’il s’agit d’une attitude de plus en plus répandue.

On peut craindre qu’une histoire partisane et imprécatoire, qui ne contribue en rien à aider les citoyens à comprendre les problèmes qui les affectent, ne perdure et ne devienne une vulgate bien établie. Un exemple en est fourni par un projet d’ouvrage coordonné par Alain Ruscio et Sébastien Jahan, qui a suscité de vifs désaccords entre les auteurs pressentis. Plusieurs ont refusé la philosophie du projet ainsi défini : «Les tentatives, avouées (activité multiforme du lobby pro ou para OAS) ou honteuses (loi du 23 février 2005), de révisionnisme / négationnisme en matière coloniale, se multiplient. La publicité faite à ces théories déculpabilisantes dans des revues parfois réputées et de large diffusion, dans certaines chroniques de la grande presse, dans des ouvrages de vulgarisation prétendument historique mais aussi dans une partie de la littérature universitaire la plus autorisée, aboutit à accréditer la thèse de «la mission civilisatrice de la France».

Ce retour de l’histoire-propagande voudrait rendre possible la perpétuation des iniquités et des dépendances héritées de siècles d'esclavage et de colonisation, voire légitimer une «recolonisation» de la planète par l'Occident blanc et chrétien». Ceux qui ont décidé de refuser de participer au projet l’ont décidé pour certaines raisons fondamentales.

Intituler un ouvrage «négationnisme colonial» ou «falsifications» , c’est interdire tout débat historique, c’est s’engager dans une concurrence victimaire, alors que la shoah et la colonisation ne sont pas de même nature. C’est renoncer à la critique historique d’un phénomène ambigu, en choisissant ses victimes, bonnes et absolues et ses coupables, c’est faire une histoire procès, c’est attiser les guerres de mémoires. C’est aussi, de manière plus pernicieuse, conforter le discours de légitimité des pouvoirs des pays décolonisés, en renonçant à étudier les ressorts de l’arbitraire, les prémices du «désenchantement national» qui ont suivi rapidement la fête des indépendances.

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Boumédienne

 

Pour une critique historique du fait colonial

Ces problèmes n’ont rien de nouveau, et Maxime Rodinson, engagé dans la lutte contre la guerre d’Algérie, mérite d’être relu (ou lu) pour ses mises en garde contre le danger de toute légende dorée ! Invité en 1960 par l’Union rationaliste, il s’attache à lever les préjugés anti arabes qui n’épargnent pas les rangs de la gauche, et il cite en particulier Albert Bayet, cacique de la République des professeurs, membre de la LDH et président de la Ligue de l’Enseignement, demeuré partisan de l’Algérie française, par méfiance envers l’islam.

Maxime_Rodinson
Maxime Rodinson (1915-2004)

 

Rodinson démonte la genèse théologique puis laïque de ces préjugés. Il montre que le nationalisme arabe est devenu la cible de «toute une littérature». Il met en lumière les procédés des faux savants et des médias. Cette démarche lui vaut le témoignage de sympathie d’Amar Ouzegane, ancien dirigeant du PCA, qui a rallié le FLN et s’en explique dans «Le meilleur combat». «La question religieuse est pour nous un fait social et politique qui n'a rien de mystérieux», alors que l'athéisme manifeste une «ignorance crasse de la psychologie sociale ! Comme si l'apparition de l'astronautique suffit par elle-même à effacer dans la conscience des peuples le souvenir fascinant du Bouraq ou de l'hippogriffe, le cheval ailé avec une tête de femme ou de griffon»… «Mais la jument Borâq existe-t-elle ?» lui demande Rodinson, rappelant l’exigence de vérité qui est celle de la science. Ce devrait être aussi celle du militant. Chanter en chœur la vieille chanson qui a bercé la misère humaine, c'est jouer avec le feu. «Plus sa condition est difficile, plus sa misère existentielle se double d'une misère matérielle et plus l'homme est porté à affirmer sa fidélité aux valeurs qui donnent un sens à sa vie par la sauvagerie à l'égard des hérétiques et des infidèles. Plus ces valeurs se présentent comme un absolu et plus cette sauvagerie sera absolue… Au service de la Bonne Cause humaine, celle du socialisme, croit-on ? Qu'on prenne garde aux conflits possibles. On verra alors si ce n'est pas le fanatisme du service de Dieu qui l'emportera. Et si quelque clerc, quelque marabout, quelque faux prophète n'entraînera pas plus aisément les masses que le dirigeant politique malgré l'affectation de piété de celui-ci» (p.196-197).

Bel exemple d’engagement scientifique et déontologique à méditer pour chercher une sortie de crise. Car la multiplication des pétitions est un signe de ce que certains commencent à percevoir comme une crise de la discipline, de sa fonction sociale. Le statut de l’histoire dans l’enseignement, dans la culture nationale, les usages publics sont un héritage dont on ne peut plus se contenter de cultiver les coupons. La nation n’est plus ce qu’elle était, celle des rois qui ont fait la France, celle de l’universalisme de 89, celle de la «plus grande France». Le roman national ne parle pas à des populations venues des quatre coins du monde comme autrefois. La société est plurielle, elle est traversée par la mondialisation. Une des conditions de l’élaboration d’un devenir commun est le partage d’un passé fait de conflits et d’échanges, qui a transformé les protagonistes. Les manichéismes apologétiques ou dénonciateurs ne sont pas des réponses aux enjeux actuels du passé colonial.

Autre chose est possible et nécessaire pour une véritable histoire critique qui ait toute sa place dans la recherche, l’enseignement et la vulgarisation. Un Dictionnaire de la colonisation, qui a été conçu dans cet esprit est sous presse.
Dans cette perspective aussi, certains des historiens qui ont lancé la campagne contre la loi du 23 février ouvrent un débat sur le site de la SFHOM fournissant toutes les garanties de rigueur scientifique.
Ils préparent aussi un Forum en mars 2007 pour une mise à jour de l’histoire associant spécialistes, enseignants, mouvements associatifs.

Claude Liauzu
Université Denis Diderot-Paris 7

 

Tunis
Tunis, immeuble d'époque coloniale (source)


 

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16 septembre 2006

Tribune sur les enjeux du passé colonial et les usages publics de l'histoire (Claude Liauzu)

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Sous le casque, Roland Dorgelès, 1941

 

tribune sur les enjeux du passé colonial

et les usages publics  de l’histoire

Claude LIAUZU

 

La Société française d’histoire d’outre-mer (SFHOM) et l'association Études Coloniales ont accepté l’ouverture d’un débat sur leur site sur le thème des enjeux du passé colonial et des usages publics de l'histoire

Vous trouverez ci-dessous le texte engageant ce débat, qui a bénéficié de lectures de Myriam Cottias, Gilles de Gantès, Gilbert Meynier, Jean Marc Regnault, Colette Zytnicki en particulier. Merci de le faire connaître et de participer aux échanges qu’il souhaite favoriser 

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Les mines du roi Salomon,
Rider Haggard, 1951

 

Tentative de procès en négationnisme contre Olivier Pétré Grenouilleau sous le prétexte de la loi Taubira dénonçant l’esclavage comme crime contre l’humanité, loi du  23 février 2005 imposant d’enseigner le «rôle positif» de la colonisation, insultes du maire de Montpellier contre les «trous du cul d’universitaires», du ministre des Anciens Combattants contre les «prétendus historiens», stèles à la gloire de l’OAS de Nice à Perpignan, procès de la France «Etat colonial» par les Indigènes de la République («la gangrène coloniale s’empare des esprits») : ces quelques péripéties récentes en disent long sur les enjeux actuels du passé colonial.

Il est important de ne pas s’enfermer dans les confins exotiques et marginaux de «l’histoire de France», donc de rappeler qu’il ne s’agit pas là d’une exception, mais d’un problème général de la discipline. Il y aurait tout intérêt à comparer avec d’autres réalités (Vichy…), avec d’autres situations internationales. Cela permettrait de faire ressortir des aspects spécifiques dans le «nouveau régime de mémoire». Après une longue  amnésie officielle, qui a favorisé les guerres de mémoires de minorités, les interventions  de l’Etat (reconnaissance de la réalité de la guerre d’Algérie en 1999, commémorations, mémoriaux…), parfois désordonnées, se multiplient. Ces usages et mésusages publics de l’histoire ont soulevé les inquiétudes et la colère des historiens, que plusieurs pétitions de défense et illustration de la discipline ont exprimées. Mais les difficultés, le désarroi des profs du secondaire dans certaines situations demeurent le plus souvent non dits ou font l’objet d’amplifications partisanes.

Alors que les spécialistes s’accordent sur les faits majeurs - sinon sur leur interprétation du moins sur les règles du débat -, la tyrannie des mémoires (et des amnésies) implique les historiens, qu’ils le veuillent ou non. Or ils n’ont pas assez réfléchi à ces réalités. Comment fonctionnent les mémoires ? Pourquoi leurs variations ? Quels rapports entre mémoires et histoire ? La multiplication des «initiatives mémorielles» de l’Etat, des collectivités locales, des associations, des médias, – auxquelles les chercheurs sont invités à participer comme experts - pose aussi le problème des relations avec les politiques. Problème consubstantiel de la discipline, mais qui se pose en termes nouveaux : nous ne sommes plus dans le monde de Michelet et Lavisse, des nations conquérantes.

Ces questions ne concernent pas que l’Hexagone, mais aussi les sociétés autrefois colonisées et leurs pouvoirs, et donc les rapports des historiens français avec leurs partenaires. Le président algérien a fait de l’exigence de repentance par Paris un cheval de bataille. La surenchère victimaire, comme le refus de toute histoire critique du fait national ou colonial, nient des enjeux tels que la pluralité, les métissages, le passé à partager. Il n’y a pas de rue Hô Chi Minh, ni Abd el-Kader, ni même Senghor  à Paris, et Saint-Augustin ou Camus ne sont pas membres à part entière dans l’histoire de l’Algérie. Ce passé pluriel du Maghreb fait l’objet aussi de guerres de mémoires. Les drames du Rwanda, du Cambodge, du Proche Orient, les crises du tiersmonde impliquent les spécialistes.

Mais il y a un décalage entre des besoins d’histoire criants et leurs moyens. Le contraste entre les sollicitations dont est l’objet le passé colonial et sa marginalité institutionnelle et professionnelle est évident.


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Ébènes et ivoires,
Louis-Gérard Adinau, 1955

Ce décalage entre histoire «savante», histoire enseignée et besoins sociaux est l’une des causes du développement des initiatives extérieures à la profession, dont certaines sont de grande qualité, comblent des lacunes dues à l’académisme, et qu’on ne saurait traiter par le mépris ou des réactions corporatistes. Bonnes ou mauvaises, elle mettent fin au monopole de l’historien de métier : interventions des acteurs refusant le statut de simples «témoins» et revendiquant leur vérité, de journalistes d’investigation, interventions d’associations se réclamant des groupes sans passé, qui se comptent par millions (immigrants d’origine coloniale ou postcoloniale et leurs descendants, rapatriés, originaires des DOM TOM, réfugiés, harkis, anciens soldats…), interventions - militantes ou non - d’entrepreneurs de mémoires instrumentalisant souvent le passé. Les médias imposent leurs codes et leur rythme, la «docu-fiction» applique les recettes de l’histoire spectacle, du récit romancé jouant de l’émotion. L’air du temps, les goûts d’une partie du public favorisent des vulgates affirmant des certitudes – éloge ou procès de l’oeuvre coloniale - qui ont un impact important aux dépens de «l’histoire problème» de Marc Bloch et d’une vulgarisation de qualité.

Ces faits de mémoire nouveaux – et durables- appellent des interventions des historiens. Ils rappellent qu’ils ont une fonction sociale. L’ambivalence qui prédomine dans la société,  mêlant nostalgie du bon vieux temps, chauvinisme, mauvaise conscience, rancœur et souffrances empêche le partage d’un devenir commun postcolonial entre ceux qui constituent la société française, comme entre les sociétés liées par ce passé. Connaître ce passé, réconcilier ceux qui en sont les héritiers  est une des conditions de l’élaboration d’une identité cohérente pour le XXIe siècle.
Une telle constatation conduit à réfléchir aux conditions d’élaboration des savoirs et de leur nécessaire diffusion. Ce qui prédomine actuellement est un extrême émiettement – preuve d’élargissement et de renouvellement -, mais dont la rançon est la difficulté de fournir des vues synthétiques et des réponses assurées.

Cet ensemble de problèmes justifie l’organisation d’un lieu de débat.
Ce débat ne doit pas s’enfermer dans un cadre français dont les limites sont évidentes. Des comparaisons avec d’anciennes puissances coloniales (Grande-Bretagne, Italie, Japon), avec les études américaines s’imposent.
Les questions  ne peuvent pas non plus  être posées et moins encore résolues dans un dialogue des historiens occidentaux avec eux-mêmes, le colonisé d’hier demeurant objet du débat. C’est une histoire croisée de la situation coloniale, de ses héritages et prolongements qui s’impose, avec les écoles nationales qui ont accumulé des connaissances souvent ignorées au Nord. Avec aussi des passeurs de rives de plus en plus nombreux, des diasporas que les histoires nationales laissent sans passé, comme on dit sans papiers.

Claude Liauzu

 

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D'héroïsme et de gloire, Jean d'Esme, 1959

 

 

* iconographie : Amigos de Mocambique (Édouard Vincke)

 

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