jeudi 22 avril 2021

Des usages des mots colonialisme...

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Des usages des mots colonialisme,

colonisation, crimes de guerre, génocide, crimes contre l’humanité

Marc MICHEL

 

L’expression crime contre l’humanité, on le sait, a été employée à propos de la colonisation en Algérie par la plus haute autorité morale et politique française, le président Macron « Je ne parlais pas seulement de l’Algérie » ajoutait-il et il invitait à prolonger la réflexion : «Le débat engagé est utile[1]. Ainsi en est-il des expressions crimes contre l’humanité et génocide ; si cette dernière relève bien entendu du crime contre l’humanité, toutes deux ont un poids d’une gravité telle que leur emploi dans le vocabulaire courant concernant l’histoire coloniale mérite réflexion.

Des qualifications juridiques en constante évolution

À Nuremberg en 1945, le crime contre l’humanité fut défini ainsi : « une violation délibérée et ignominieuse des droits fondamentaux d'un individu ou d'un groupe d'individus, inspirée par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux. »1 Déjà le juridique et le moral interféraient avec la qualification de violation « délibérée et ignominieuse » et recouvrait alors « l'assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain inspirés par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux et organisés en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile ».

Par la suite, et surtout depuis la création de la Cour pénale internationale (1998), la jurisprudence a énuméré toute une panoplie d’actes constituant des chefs d’inculpation au titre de crimes contre l’humanité : l’apartheid, la déportation des populations civiles, le meurtre, la torture, le viol et l’esclavage sexuel, la disparition des personnes, la persécution, les actes «inhumains» contre les gens.

A-t-on établi alors une distinction avec les crimes de guerre ? Celui-ci, en fait, avait déjà un long passé de débats fondés sur la notion d’atteinte aux « lois de la guerre » telles qu’elles furent peu à peu définies par des conventions internationales conclues à Genève[2]. Mais, à Nuremberg, la définition du crime de guerre par rapport au crime contre l’humanité ne fut pas vraiment éclaircie, l’un et l’autre étant en quelque sorte confondus. Il s’agissait de juger des criminels nazis et leurs complices et le crime de guerre fut considéré comme un crime contre l’humanité , si l’on en juge par sa définition :  «Assassinat, mauvais traitements ou déportation pour des travaux forcés, ou pour tout autre but, des populations civiles dans les territoires occupés, assassinat ou mauvais traitements des prisonniers de guerre ou des personnes en mer, exécution des otages, pillages de biens publics ou privés, destruction sans motif des villes et des villages, ou dévastation qui ne justifient pas les exigences militaires.»

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Par la suite, il a été progressivement établi des distinctions fondamentales entre des crimes relevant de la morale internationale. Les crimes contre l’humanité avaient été déclarés imprescriptibles en tant que violations délibérées des droits des personnes dans le cadre d’un plan concerté ; les crimes de guerre ne répondaient pas nécessairement à une intention délibérée , ni  à un plan concerté, et furent déclarés prescriptibles, selon les droits internes des Nations.

Reste que l’étendue de la qualification de crime contre l’humanité resta longtemps assez imprécise. Nombre de juristes, organisations ou partis se sont interrogés sur le concept, les uns pour le préciser, les autres pour s’en servir…Les controverses remontent à l’élaboration même du concept «humanité» au XIXe siècle.

Les précisions de Pierre Truche

La nécessité d’une plus grande précision juridique a été lentement renforcée. L’on s’accorde à souligner que les événements qui ont marqués dramatiquement l’éclatement de l’ex-Yougoslavie ont joué un rôle considérable avec la création du Tribunal spécial pénal pour l’ex-Yougoslavie en 1991, puis le Rwanda en 1994. En France, le législateur tint compte de cette évolution dans l’élaboration d’un Nouveau Code pénal [3]. Répondant à une interview du magazine l’Histoire, quelques mois auparavant, le magistrat Pierre Truche précisait ce qu’il fallait entendre par crime contre l’humanité[4].

Selon cet éminent juriste, quatre séries de crimes répondaient à la définition : le génocide, la déportation, l’esclavage, les enlèvements, les tortures, l’entente pour commettre ces crimes et aussi les crimes contre l’humanité commis en temps de guerre sur des combattants lorsque ces crimes «sont exécutés massivement et systématiquement». À la question sur la différence entre ces derniers et les crimes de guerre, il précisait «c’est l’existence ou non d’un plan concerté préalable qui fait cette différence. Et, précisait-il, la conséquence de cette distinction est importante : le premier crime (de guerre) sera prescrit après un délai de dix ans, le second est imprescriptible».

Un élément fondamental de la charge pour crime contre l’humanité est son imprescriptibilité prononcée dès le procès Nuremberg cela impliquait donc au départ la reconnaissance d’une subordination du droit interne au droit externe (dit «principe de compétence universelle»). En France, dès 1964, la loi a inscrit le crime contre l’humanité dans le code pénal en 1964 puis en 1994 (Nouveau code pénal) et a déclaré ce crime imprescriptible par sa nature et on a souvent souligné qu’il s’agit du seul crime également imprescriptible en droit français.

 

Le statut de Rome

Au niveau international, ce principe a été énoncé solennellement dans le Statut de Rome fondant la Cour Permanente internationale en 1998 et lui accordant une compétence universelle en matière d’inculpation et de jugement pour crime contre l’humanité « lorsqu'il est commis dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque » (article 7).

Telle quelle, la définition était encore assez vague et discutable, permettant des interprétations et comportant un risque de prolifération d’accusations ; aussi la liste des crimes contre l’humanité était-elle établie de façon détaillée et la distinction avec les crimes de guerre était-elle soulignée (article 8). Le Statut ajoutait un nouveau chef d’inculpation possible, le crime d’agression (article 8 bis) commis en violation de la Charte des Nations Unies ; cela visait, évidemment les attaques d’un État par un autre, mais aussi l’envoi de mercenaires ou l’usage de bases arrière, par exemple. Surtout, il était précisé que la Cour internationale n’avait de compétence qu'à l'égard des crimes « commis après l'entrée en vigueur du présent Statut » (article 11) , ce qui écartait en principe le risque de rétroactivité. Trente-huit États sur 193 siégeant à l’ONU en 1998, n’ont pas signé le Statut de Rome ; parmi les États non-signataires, se trouvent les États-Unis et la Chine. La France a signé ; mais dans la pratique des restrictions y ont été apportées par la jurisprudence.

La question des personnes visées par les incriminations été sujette à controverses. En 1945, il s’agissait de juger «Les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complices qui ont pris part à l’élaboration ou à l’exécution d’un plan concerté ou d’un complot pour commettre l’un quelconque des crimes ci-dessus définis sont responsables de tous les actes accomplis par toutes personnes en exécution de ce plan.»

À la suite de la création de la CPI, les inculpations ont concerné des personnes ayant commis des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité contre lesquels ont été émis des mandats d’arrêt internationaux pour des actes commis depuis la création de la Cour mais les pays se sont réservé le droit de juger des personnes pour des actes ne relevant pas de la CPI. En effet, le principe d’imprescriptibilité a souffert des exceptions rendues possibles par les lois, en particulier par la loi du 23 juillet 1968 posant en principe l’amnistie de «toutes les infractions sans exception qui ont pu être commises en relation avec les évènements d'Algérie[5]

La jurisprudence s’est précisée à l’occasion de grands procès ; Barbie, Touvier, Papon. Les lois mémorielles[6] n’ont pas simplifié la question, suscitant des débats passionnés dans l’opinion mais aussi parmi les juristes et les historiens. Certains juristes estimèrent qu’en instituant de nouveaux délits pour apologie du crime contre l’humanité, du moins la loi dite «loi Gayssot», et la loi dite «loi Taubira» elles instituaient des délits mal définis larges et participaient d’une logique communautaire porteuse de concurrence victimaire[7]. Quant aux les historiens ils se partagèrent entre ceux qui soutinrent que l’historien a des «comptes à rendre» et ceux qui y voyaient des atteintes à la liberté de la recherche. En 2008, dans souci d’apaisement, il a été proposé qu’on ne vote pas d’autres lois de ce genre, mais que les lois déjà adoptées, restassent toujours en vigueur.

Il n’empêche que les juristes ne cessèrent de s’interroger ; en 2003, Nicole Dreyfus, avocate réputée pour sa défense des militants algériens, s’élevait contre une jurisprudence française qui depuis Nuremberg n’avait retenu «sous la qualification de crime contre l’humanité que les actes commis par les puissances de l’Axe ou par leurs complices » et relevait une contradiction dans la loi d'amnistie de 1968 : « Le problème qui se pose ici de façon très claire, que confirme la jurisprudence à ce jour est le suivant : tous les crimes, quelque soient leur nature et leur gravité, sont couverts, par les lois d’amnistie qui s’appliquent donc à toute espèce d’infraction avant leur promulgation et qui signifie que cela vaut aussi pour les crimes contre l’humanité[8]

Au total, on pourrait soutenir qu’en France, si l’identification pour crime de guerre a été finalement définie, l’inculpation pour crime contre l’humanité et ses corollaires, en particulier le génocide, n’est pas clairement limitée ni recevable et que l’accusation renvoie à un registre politique et moral, plutôt que juridique.

 

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De l’applicabilité des concepts à la colonisation européenne de l’Afrique

Si l’on se base sur les chefs d’inculpation pour crime contre l’humanité, l’accusation de génocide ne tient guère bien qu’elle été ait été souvent portée par des militants ou des intellectuels anticolonialistes à propos de l’Algérie, du Kenya ou du Cameroun. Plus généralement, ouvertement ou par extension, elle l’a été à propos du processus de la colonisation européenne en Afrique.

À ce sujet, les débats n’ont pas cessé. Parmi les accusations, celle de génocide, fut reprise officiellement par des États décolonisés, en particulier l’Algérie[9] et par de nombreux intellectuels des «pays du Sud» ; plus récemment, elle l’a été par le président de la Turquie[10].

Au détriment d’une définition juridique précise d’un tel crime qui, on l’a vu, suppose un programme d’extermination et son application systématique par un État dominant.  Quoi qu’il en soit, pour les accusateurs, qu’un tel projet ait existé ou pas, le résultat est le même et surtout, l’intention prêtée au dominant, les procédés employés l’entreprise coloniale relève quand même de l’accusation de génocide.  Et même si elle répondait en fait à des phénomènes contradictoires :  l’extermination de l’adversaire infériorisé et/ou système d’exploitation sans limite des colonisés, transformés en simple force de travail qu’il faudrait renouveler en la protégeant.

Mais ce qui est en cause est moins l’accusation de génocide, visiblement émise à des fins de propagande, que le lien entre colonisation, colonialisme et totalitarisme qui permettrait de qualifier de crimes contre l’humanité l’histoire coloniale de la France. Pourtant, sans aller jusqu’à l’accusation de génocide, des autorités intellectuelles ou idéologiques et des conférences internationales ont souvent souligné une sorte de continuum entre la colonisation et les systèmes totalitaires mis en place par des idéologies, nazisme et du stalinisme au XXème siècle.

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Le procès contre la colonisation européenne fut au centre de nombreuses publications ; deux d’entre elles prétendirent apporter des preuves Le Livre noir du colonialisme sous la direction de Marc Ferro en 2003[11] et le livre au titre limpide Coloniser, Exterminer d’Olivier Le Cour Grandmaison, en 2005[12]. Bien qu’une distinction soit faite entre colonisation et colonialisme, le premier terme ouvrant un volet sur la variété des expériences pratiques du colonialisme, le second mettant à jour dans la colonisation, l’idéologie d’un système de domination. Un amalgame fut effectué entre colonialisme, colonisation, crimes contre l’humanité et système totalitaire dont la Conférence de Durban en 1996 a été l’expression a plus spectaculaire[13]

Sans aucun doute, les organisateurs de cette conférence, et par la suite, les auteurs du Livre noir ignoraient qu’on s’était déjà interrogé sur la pertinence des mots employés pour qualifier ce que les socialistes français de l’Entre-deux-Guerres en France avaient appelé «le fait colonial» et qu’ils avaient déjà fait l’objet d’une analyse fouillée par l’historien Henri Brunschwig au moment même de la décolonisation [14]. Mais Le livre noir entendait aller plus loin et démontrer par des analyses de cas, le caractère unique et intrinsèquement raciste et totalitaire de la colonisation européenne[15].

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Une critique radicale de l’amalgame qu’a constitué le Livre noir a été immédiatement portée par d’autres historiens[16]. Plus systématiquement, la démolition de la thèse d’un crime relevant de l’accusation de crime contre l’humanité délibéré et d’un génocide organisé a été formulée à l’époque par Daniel Lefeuvre dans un livre très fortement articulé à propos de l’Algérie[17].

Plus généralement, les critiques firent valoir, outre l’inégale valeur des communications présentées dans le Livre noir, un certain nombre d’arguments a contrario : la diversité des situations concrètes, la variabilité dans le temps, l'imputation exclusive de crimes contre l’humanité à l’Europe, l’irréductibilité même d’un concept idéologique emprunté à Hannah Arendt à propos du nazisme et élargi au phénomène colonial européen en Afrique dans son ensemble. Non sans relever un paradoxe souligné par la célèbre philosophe elle-même :

« À la différence des Britanniques et de toutes les autres nations européennes, les Français ont réellement essayé, dans un passé récent, de combiner le jus et l’imperium, et de bâtir un empire dans la tradition de la Rome antique. … ils ont eu le désir d’assimiler leurs colonies dans le corps national en traitant les peuples conquis à la fois … en frères et en sujets. »

Il est vrai que la célèbre philosophe ajouta « qu’au mépris de toutes les théories, l’Empire français était en réalité construit en fonction de la défense nationale, et que les colonies étaient considérées comme des terres à soldats susceptibles de fournir une force noire capable de protéger les habitants de la France contre leur ennemi de leur nation. »[18]

Dans la mesure où la colonisation est en soi un rapport de domination, ce lien peut être examiné à travers quelques traits majeurs : les méthodes employées pour établir la domination, la mise en place d’un mécanisme menant inéluctablement au totalitarisme, l’infériorisation systématique de l’Autre réduit à une catégorie humaine rabaissée et racialisée.  Appliqué à la domination coloniale en Afrique, les choses ne sont évidemment pas aussi simples et nous avons nous-mêmes, tenté de démontrer cette complexité au cours du processus de mise en place de la domination[19].

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On distinguera par commodité les occasions paradigmatiques de confrontation où la problématique peut se poser dans les guerres de conquête et d’établissement de la domination coloniale. La question a déjà été traitée par Jacques Frémeaux dans sa grande synthèse sur les guerres coloniales au XIXème siècle ; beaucoup de commentaires se sont focalisés par les guerres de la première moitié du siècle en Asie, les guerres indiennes, en Russie (Caucase) et en Amérique (conquête de l’Ouest)[20] . On y apportant quelques observations concernant plus spécifiquement l’Afrique subsaharienne.

les caractéristiques communes des guerres coloniales

Ces guerres présentèrent des caractéristiques communes.

- En Afrique sub-saharienne, les guerres de conquête se déroulèrent presque toutes durant les deux dernières décennies du XIXe siècle. Elles furent relativement courtes, sauf exceptions, parce qu’elles opposèrent des adversaires aux moyens inégaux d’armement, de réserves et de continuité, qu’elles furent fondées sur la dyssimétrie des moyens, comme l’a fait observer Jacques Frémeaux. À ce sujet, on peut remarquer que les grandes «hégémonies» africaines s’écroulèrent en quelques années : Ahmadou, Samory, Rabah, confédération achanti, royaume d’Abomey etc., en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale, Mahdistes sur le Nil, Tippo Tib dans les régions du Haut-Congo et même bien auparavant l’empire zoulou de Chaka en Afrique du Sud, malgré des succès parfois spectaculaires mais ponctuels.
Toutefois, on a pu souvent observer que les résistances des sociétés «sans État» furent beaucoup plus homogènes que celles des grands États et souvent plus acharnées ; en Côte d’Ivoire toute une partie du pays n’a été réduit à l’obéissance qu’en 1915, après plus de vingt ans d’opérations successives pudiquement qualifiées de «pacification». Ces opérations, ressemblant plus au pire à des opérations de police, au mieux, si l’on peut dire, à la «petite guerre» qu’à de véritables expéditions coloniales rapportaient moins de gloire aux conquérants que la «colonne» et la «bataille», et supposaient la répétition et une installation progressive selon la théorie définie par Gallieni, de la «tâche d’huile», toute opération supposant l’installation d’un marché et d’un centre de décision politique, militaire ou civil[21].
Elles n’en étaient pas moins meurtrières et parfois vaines faute de persévérance e de moyens suffisants du côté des conquérants pour consolider « définitivement » leur conquête. L’exemple de l’Angola est souvent cité ; les Portugais se heurtèrent à des résistances tellement persistantes et jamais complétement réduites, qu’ils furent obligés de mener des opérations de police pendant presque toute leur période de domination, traduisant ainsi la faiblesse de celle-ci...[22]

-  Elles furent, évidemment, l’occasion de «crimes de guerre» et, à ce titre, de «crimes contre l’humanité»: prises d’otages ; fusillades ; répressions brutales ; exécutions sommaires de combattants et de civils; déportation de groupes humains… Ces crimes ne furent d’ailleurs pas l’apanage des conquérants ; des crimes aussi odieux furent commis aussi par les conquis.

On les en excuse souvent en se réfugiant derrière l’argument anthropologique ; non seulement ils faisaient partie leurs modes de guerre ancestraux, des rites, mais, ceux qui les pratiquaient ignoraient bien évidemment les conventions internationales (en réalité européennes) sur les «lois de la guerre», existantes depuis la fin du XIXème siècle ; enfin, la guerre était pour eux une affaire qui engageait l’ensemble du groupe humain ; la distinction entre «civils » et « miliaires», guerriers et non-guerriers, hommes et femmes dans le combat n’avait guère de sens[23].
Avec cependant une différence fondamentale qu’on mettra à la charge des conquérants : les responsables occidentaux savaient qu’ils commettaient des crimes de guerre car ils en avaient déjà la notion. Un épisode de la fameuse Mission Marchand, « mission » qui faillit conduire à une guerre entre Français et Britanniques, est illustratif à cet égard ; en octobre 1896, aux prises avec une révolte des locaux sur la « route des caravanes » entre la côte et Brazzaville, le capitaine Baratier, adjoint de Marchand recourut à un mode de répression particulièrement brutal pratiqué par Bugeaud en Algérie pendant la guerre contre Abd el-Kader, mais réprouvée depuis, consistant à enfumer l‘adversaire dans une grotte. Pour se justifier, il avança un argument inadmissible aujourd’hui : « Nous serons peut-être accusés par les philanthropes du Parlement, d’être des sauvages, des barbares, mais pouvions-nous faire autrement ? Reculer devant ce moyen, terrible j’en conviens, c’était reconnaître notre impuissance devant le grand féticheur, c’était lui donner une telle force que tout le pays pouvait se soulever.»[24] Remarquons tout de même qu’il y avait là la reconnaissance implicite d’un procédé d’exception parce qu’il imposait l’obéissance par la terreur, et, au moins, le signe d’une mauvaise conscience que les régimes totalitaires ont, eux, toujours ignorée.

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Tribunal de La Haye

L’accusation de génocide colonial ne pourrait tenir devant un tribunal

Pour autant, si l’accusation de génocide colonial ne pourrait tenir devant un tribunal comme celui de La Haye, à supposer qu’il eût existé, il y eut bien une exception dans la conquête de l’Afrique par les Européens à la fin du XIXème siècle : celle dans le cas des Hereros et des Namas du Sud-ouest africain. Dans ce cas, un ordre d’extermination fut bien donné et exécuté (on estime que 80% de la population Hereros et Namas disparut entre 1904 et 1908). L’opinion internationale s’en émut d’ailleurs, comme elle s’émut des atrocités du Congo léopoldien, et la porta assez injustement au procès contre l’Allemagne à l’issue de la Première Guerre mondiale afin de la priver de ses colonies.

- Les guerres mirent en présence des impérialismes d’inégale puissance, africains et européens, «blancs» ou «noirs». En réalité, ils furent conduits en fonction d’alliances locales où chacun trouvait ou croyait trouver son compte... En ce sens, celles-ci  alimentèrent les rivalités entre les populations ; dans la conquête française de l’Afrique de l’ouest par exemple, Bambaras alliés aux Français contre les Toucouleurs d’El Hadj Omar et de son fils Ahmadou, à la fin du XIXe siècle.

Mais elles ne créèrent pas et furent caractérisées par l’ambiguïtés des comportements personnels, dix des quatorze enfants de Samory s’engagèrent dans l’armée française, Aguibou, le propre frère d’Ahmadou fit alliance avec Français de Borgnis-Desbordes ; beaucoup d’ex-sofas (guerriers professionnels) démobilisés passèrent dans le camp des Français... On pourrait multiplier les exemples souligner aussi la propension des élites adversaires à choisir le camp le plus fort – et réciproquement – comme le montre aussi les accommodements entre les élites musulmanes du Nord de l’ancienne Nigéria, au Sokoto, prônés par le fameux Lugard [25].

- Elles furent meurtrières, certes, et des auteurs avancent des données laissant supposer un dépeuplement massif causées par ces conquêtes. Catherine Coquery-Vidrovitch dans le Livre noir fait état d’une baisse de la population de l’Afrique noire au temps de la conquête entre 1880 et 1920 du tiers à la moitié, surtout en Afrique centrale et en Afrique orientale[26].

En réalité, si aucune évaluation qui reposerait sur des bases statistiques sérieuses ne peut être établie, il est certain qu’un recul considérable a existé consécutif aux conquête, engendré sans doute moins par les affrontements directs que par leurs effets indirects. On doit en effet tenir compte de la tendance des officiers européens à exagérer les pertes de «l’ennemi» pour mieux se faire valoir, et que les pertes des Africains, du moins celles qui pouvaient être évaluées, furent disproportionnées par rapport aux pertes occidentales.

Bien sûr, il ne faut pas limiter ces pertes aux pertes dans les combats et tenir compte de la désorganisation des productions et des échanges, de la diffusion de maladies (encore que beaucoup d’entre elles aient été endémiques), des réquisitions de produits et surtout d’hommes pour le portage qui fut une vraie malédiction pour l’Afrique.

Un exemple, encore emprunté à la légendaire Mission Marchand au cours de son passage dans les «sultanats» de l’Ouellé, elle eut besoin de milliers de porteurs ; ils lui furent fourni par les potentats locaux qui armaient des milliers de soldats et d’auxiliaires pour razzier des esclaves jusqu’au Bahr el Ghazal où d’ailleurs ils rencontraient la concurrence des marchands arabes du Soudan ; si l’on cumule les demandes européennes pour la conquête et les guerres endémiques, il n’est pas difficile de comprendre la quasi-disparition de certains groupes humains et le dépeuplement parfois le dépeuplement parfois la quasi-disparition de certains groupes humains. Les razzias opérées par les potentats africains eux-mêmes, l’ex-marchand d’esclaves Rabah, fondateur d’un empire esclavagiste en Afrique centrale, Samory lui-même en Afrique occidentale ne furent pas pour rien dans le recul démographique observable jusqu’à l’établissement d’une certaine sécurité par le colonisateur lui-même, en quelque sorte pris à son propre piège d’une vaine conquête.

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En définitive, parler des «génocides» opérés par l’Europe conquérante est-il pertinent ? Non.

Pas seulement, parce que ces guerres de conquête ne caractérisèrent pas spécifiquement la conquête européenne et furent aussi un apanage d’une conquête arabe non moins brutale, en Afrique de l’Est et en Afrique centrale. Surtout, la conquête européenne ne répondait pas à une intention ou à un projet exterminateur un «plan» génocidaire, au-contraire, à un projet civilisateur dont très rares ont été les contemporains à dénoncer les paradoxes[27].

- On a attribué à la conquête coloniale la responsabilité de génocides «indirects», épidémies et famines et par conséquent à une destruction massive et consciente des populations. Outre le fait que les mesures sont pratiquement impossibles dans le cas[28], il faudrait donc étendre le concept de génocide au-delà de sa définition juridique, admise universellement. Il est certain que l’exploitation sans merci du Congo léopoldien, également le Congo français par les sociétés concessionnaires dans les deux dernières décennies du XIXe siècle, il y eut un recul difficile à chiffrer, mais sans doute massif, des populations fuyant l’exploitation du caoutchouc, les réquisitions, les répressions impitoyables et les famines ; dans le Livre noir, Elikia M’Bokolo peut parler ainsi d’un véritable «régime concentrationnaire» [29].

Mais s’il y eut dans ce cas, exploitation éhontée des populations, crimes contre l’humanité indéniables, les mêmes crimes ont été aussi commis dans des pays qui n’étaient plus des colonies, en Amérique du Sud [30] et cette exploitation ne répondait pas à un projet d’extermination mais de la dérive «à la limite de la folie» pour reprendre l’expression d’un autre historien congolais, Isidore Ndaywel, du domaine personnel du Roi des Belges, sans aucun contrôle ni national, ni international[31]. Après 1907, la Belgique héritière d’une tutelle qu’elle n’avait pas véritablement souhaitée, mena au Congo, une politique coloniale paternaliste qui eut du mal à permettre un rattrapage démographique avant plusieurs décennies[32]. Le choc brutal de la colonisation a donc été dans ce cas indéniable et si l’on tient compte du fait que l’Afrique centrale était déjà en proie à une crise démographique, il détermina une quasi-disparition d’une partie de la population sans programme génocidaire.

- Surtout, il faudrait soumettre l’accusation de génocide à un examen des faits, cas par cas ; il paraitrait probablement qu’elle n’est recevable sans réserve. On a recensé les grandes famines dans l’Histoire, une famine étant définie par une sous-alimentation, programmée ou non, des individus telle qu’elle mène inéluctablement à la mort, en principe moins de 1.200 calories par individu. En Afrique, la plus connue est celle qui frappa le Kenya à la fin du XIXe siècle. Elle s’étendit à la fin du, XIXe siècle à tout le Kenya central à partir de la région du Mont Kenya à la suite d’une série de mauvaises récoltes, de sècheresses d’invasions dévastatrices de criquets et d’une épidémie de variole foudroyante ; les fléaux écologiques et sanitaires se combinant, engendrèrent une diminution de la moitié à aux neuf-dixième de la population locale. Elle se propagea d’ouest en est, facilita certainement la pénétration et la prise de contrôle du pays par les Britanniques, mais celle-ci n’en fut pas à l’origine ; au-contraire même, à certains égards, elle fournit des recours car les victimes cherchèrent à échapper aux malheurs en fuyant pour trouver refuge et nourriture dans les chantiers du chemin de fer de Mombasa en construction[33].

 

Au total ? Crimes de guerre ? Oui, les faits sont là et nous nous rallions au point de vue exprimé déjà il y a plus de dix ans par Jacques Frémeaux :

« s’il ne faut pas hésiter à désigner comme des ‘crimes de guerre’ nombre d’actes imputables aux troupes européennes, on ne saurait, à l‘exception de l’extermination des Hereros, trouver de ces intentions de destruction totale qui servent à caractériser le génocide. Il faudrait plutôt, si l’on voulait être plus précis sans chercher à édulcorer les choses, parler de ’terrorisme d’État’, l’intention avouée et sans doute sincère, étant d’effrayer pour imposer une crainte ‘salutaire’[34].

«Terrorisme d’État», l’expression peut paraître malheureuse aujourd’hui, chargée d’une autre signification différente depuis les attentats de 2015 où «terrorisme»  désigne les actions de petits groupes idéologiques. Le terrorisme de l’État colonial visait lui, imposer un ordre nouveau jugé meilleur, inspiré à la fois la «peur du gendarme  et par la «mission civilisatrice» dans le but de mettre en place de «bons gouvernements». Là, peut-être résida le principal malentendu que le colonisé reprocha au colonisateur par la suite et avec quelque justesse, d’avoir fondé cet ordre à son profit avec la prétention d’être supérieur à son adversaire vaincu et infériorisé par un "racisme d'État".  En ce sens le postulat de la supériorité blanche mis en avant par Catherine Coquery dans le Livre noir[35], parait un crime contre l’humanité encore plus accusateur que la violence dont le colonisateur n’eut pas l’exclusivité. Ni non plus, celui du préjugé raciste. Ce sentiment partait d’une comparaison dénoncée depuis Montesquieu et reprise par un des meilleurs observateurs d’une colonisation dans laquelle il avait lui-même été engagé :

«Mais pourquoi perdre son temps à toujours comparer les Noirs aux Blancs et les Africains aux Européens ? C’est là une besogne aussi vaine et sans résultat possible… N’est-il pas plus utile et plus intéressant de considérer l’objet en soi l’objet de notre étude et de nous borner à rechercher, si nous le pouvons, ce qu’ont été les nègres dans le passé d’après ce qu’ils ont fait et ce qu’ils font dans le présent d’après ce qu’ils font ? À vouloir procéder autrement, nous continuerons à parler d’eux sans les connaître.»[36]

On peut voir dans cette attitude un faux-fuyant et une manière de ne pas appeler «un chat un chat». Elle n’est peut-être plus satisfaisante aujourd’hui. Il ne paraitra possible pour l’historien de qualifier de crime contre l’humanité, la colonisation européenne de l’Afrique dans son ensemble sans la rétroactivité des accusations et commettre le crime d’anachronisme, et d’ouvrir une «boite de Pandore» de mémoires irréconciliables porteuse de vengeances[37]. Mais les crimes d’aujourd’hui existent et ils ont un passé ; ils peuvent plonger des racines vénéneuses dans le passé colonial et ils doivent être dénoncés comme tels aujourd’hui. Le drame du Rwanda, montre aujourd’hui à quel point les niveaux d’analyse et d’ignorance tiennent au minimum de la complicité du plus grave des crimes contre l’humanité : le génocide.

 

Marc MICHEL

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[1] Déclaration d’Emmanuel Macron à Alger le 15 février 2017 (Le Monde, 18 février). La presse n’a pas manqué de noter l ‘évolution du discours officiel depuis le voyage de Nicolas Sarkozy en Algérie en décembre 2007 au cours duquel celui-ci il avait bien reconnu des « crimes de guerre » en Algérie mais non des « crimes contre l’humanité ».

[2] 1884, 1606,1929,1949.

[3] Promulgué e 1er mars 1994.

[4] L’Histoire, mensuel,168, juillet-août 1993.

[5] Journal officiel de la République française, Débats parlementaires, Assemblée nationale, Année 1968, n°43, mercredi 24 juillet 1968. Le vote fut acquis par 269 voix contre 156 à l’issue de débats houleux en pleine crise politique de 68.

[6] En France, quatre lois :  la loi « Gayssot » de1990 contre le « révisionnisme », la loi de 2001sur le génocide arménien, la loi « Taubira » de 2001 inscrivant la traite atlantique et l’esclavage désormais inscrits au registre des crimes contre l‘humanité et en 2005, la loi sur la présence française outre-mer. Rappelons que la première critique s’est manifestée par la pétition Liberté pour l’Histoire, lancée par 19 historiens don décembre 2005 dont Pierre Vidal-Naquet, en décembre 2005.

[7] Pierre Vidal-Naquet, ibid.

[8] Nicole DREYFUS, Jean-Louis CHALANSET, « Amnistie et imprescriptibilité » Entretiens avec Alain Brossat et Olivier Le Cour Gandmaison, Lignes ,2003/1, n° 10, p. 65-74

[9] Pour mémoire, la déclaration provocatrice de Bouteflika, alors président de la République algérienne, en 2005, évoquant les « fours » et parlant de « génocide » à propos du « règne colonial français » en Algérie (cf. Le Monde, 12 mai 2005).

[10] Voir à ce sujet, la vigoureuse mise au point de Pierre VERMUREN dans sa «Tribune» publiée dans Le Figaro, du 1er mars 2021, à propos de l’accusation de «génocide» en Algérie, portée contre la France par le président turc Erdogan en février 2021.

[11] Marc FERRO, Le livre noir du colonialisme..., Robert Laffont, 2003, Hachette Littératures, 2004.

[12] Olivier LE COUR GRANDMAISON, Coloniser, exterminer, Sur la guerre et l’État colonial, Fayard, 2005.

[13] La  Conférence de Durban fit partie des grandes conférences internationales organisées par l’UNESCO depuis la Seconde Guerre mondiale ; elle réunit 170 délégations  en 2001 à Durban en Afrique du Sud,  contre le racisme, la discrimination et l'intolérance » mais déboucha sur des dénonciations enflammées du  sionisme et de la politique israélienne, le soutien des Palestiniens, , la reconnaissance de l’esclavage par les Européens comme crime contre l’humanité des traite européenne, des demandes de réparations, l’association de la domination étrangère (coloniale) et de la dégradation de la condition des femmes  etc...

[14] En particulier Henri BRUNSCHWIG, « Colonisation, décolonisation : essai sur le vocabulaire usuel de la politique coloniale » in Cahiers d’Eudes africaines, n°1, 1960, p. 44-54.

[15] Marc FERRO, Le livre noir du colonialisme..., op. cit. p. 9-10, note 1 : « Entre ces régimes (nazisme et communisme) il existe une parenté qu’avait bien repérée le poète antillais Aimé Césaire, au moins en ce qui concerne nazisme et colonialisme : ‘Ce que le très chrétien bourgeois du XXe siècle ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, c’est le crime contre l’homme blanc (...) d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique. ‘ A la conférence de Durban en 2001, ne les -t-on pas examinés comme de crimes contre l’humanité ? »

[16] Jean FREMIGACCI, Joseph GAHAMA, Sylvie THENAULT, Jean-Pierre CHRETIEN, L’anticolonialisme, cinquante ans après, Autour du livre noir, Afrique et Histoire, 2003/1, vol. 1.

[17] Daniel LEFEUVRE, Pour en finir avec la repentance coloniale, Flammarion, 2006 ; comptes rendus par Hubert Bonin et Jacques Frémeaux dans Outremers, 2007, 354-355, p. 354-357.

[18] Hannah ARENDT, Les origines du totalitarisme, L’Impérialisme, Points Essais, Fayard, éd.1982, p.20-21.

[19] Marc MICHEL, Essai sur la colonisation positive, Affrontements et accommodements en Afrique noire, 1830-1930, Perrin, 2009, Cr par Philippe Laburthe-Tolra dans le Journal des Africanistes, 79-2, 2009 ; Stéphane Audoin-Rouzeau, La Vie des Idées, septembre 2009.

[20] Jacques FREMEAUX, De quoi fut fait l’empire, les Guerres coloniales au XIXème siècle, CNRS éd. 2010, p. 325 sq.

[21] Marc MICHEL, Gallieni, Fayard, 1990. « L’action vive est l’exception ; l’action politique est de beaucoup la plus importante… » ( Principes de pacification et d’organisation… in Trois colonnes au Tonkin,1899.)

[22] Cf. René PELISSIER, Les Guerres grises. Résistances et révoltes en Angola (1844-1941), Orgeval, Pélissier, 1989.

[23] Jacques FREMEAUX, De quoi fut fait l’empire...op.cit., p. 461 sq. La violence des conquis...

[24] Marc MICHEL, La Mission Marchand,1895-1899, Mouton, 1973, p. 116 : Papiers Baratier AN 89 AP3, Souvenirs inédits.

[25] Frederick D. LUGARD, The Dual mandate in British Tropical Africa, Londres, 1922.

[26] Catherine COQUERY-VIDROVITCH, Évolution démographique de l’Afrique coloniale, pp. 743-7755. In Le livre noir…, op. cit.

[27] On cite souvent la célèbre interpellation de Clemenceau à Jules Ferry à l’Assemblée nationale le 31 juillet 1885, parce qu’elle allait contre l’opinion dominante, justement : « Races supérieures ? races inférieures, c'est bientôt dit ! Pour ma part, j'en rabats singulièrement depuis que j'ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande parce que le Français est d'une race inférieure à l'Allemand…»

27 Cf. BOUDA ETEMAD, La Possession du monde, poids et mesures de la colonisation, Complexe,200, p. 132.

[29] Elikia M’BOKOLO, Le temps des massacres, in Le Livre noir, op. cit..p. 596 ; Isidore NDAYWE è NZIEM, Histoire générale du Congo, De l’héritage ancien à la République Démocratique, Paris, Bruxelles, ed. Duculot, 1998, p.333.

[30]  Cette extension de la violence en Amérique du Sud est d’ailleurs au cœur du roman de Mario Vargas LLOSA, Le Rêve du Celte, Paris, Gallimard, 2011.

[31] Isidore NDAYWE è NZIEM, Histoire générale du Congo, De l’héritage ancien à la République Démocratique, Paris, Bruxelles, ed Duculot, 1998, p.333.

32 Ibid., p. 406 ; stagnant autour de 10,3 millions de 10,3 millions d’habitants durant les années 20, elle commence à remonter dans les années trente, et ne décolle seulement que dans l’après seconde guerre mondiale et avec l’indépendance.

[33] Cf. article « Famine de 1899 au Kenya central » dans l’encyclopédie en ligne Wikipedia.

[34] Jacques FREMEAUX, op. cit. p. 477.

[35] Catherine COQUERY, Le postulat de la supériorité blanche de l’infériorité noire, in Le livre noir, op. cit. , PP. 863-917.

[36]  Maurice DELAFOSSE, Les Noirs de l’Afrique, Paris, Payot, 1921, p. 12 Citation complète dans notre ouvrage, Essai sur la colonisation positive, Affrontements et accommodements en Afrique noire, 1830-1930, Paris, Perrin, 2009.

[37] Expression employée par Françoise Chandernagor dans sa critique des lois mémorielles.

 

 

 

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jeudi 18 février 2021

les historiens réagissent au rapport de Benjamin Stora

mémoire France Algérie
crédits : Hocine Zourar, AFP

 

les historiens réagissent

au rapport de Benjamin Stora

analyse et pétition

 

Comme d’autres historiens, nous avons reçu soit directement par Benjamin Stora, soit indirectement le rapport demandé par le Président de la République, Emmanuel Macron, sur l’état des lieux concernant l’histoire et les mémoires de la guerre d’Algérie. Après l’avoir lu, nous l’avons longuement étudié et nous en avons débattu, sans doute parce que nous en attendions beaucoup. Mais au final, nous sommes restés sur notre faim.

À une première partie générale sur l’état d’esprit de ce rapport, puis aux grandes lignes d’explicitation de ce que peut être un travail de mémoire et de réconciliation entre la France et l’Algérie, succède une série de préconisations relativement décevantes. Comme si la réconciliation n’était pas à chercher avec l’Algérie mais avec les mémoires qui s’affrontent sur le seul sol français. Pourtant, la science historique n’est pas une opinion. Les historiens ne peuvent pas se satisfaire d’un rapport qui relève davantage d’un texte politique que d’une réflexion historique. Nous en voulons pour preuve le choix des interlocuteurs choisis par Benjamin Stora, et les préconisations qui ne s’adressent qu’à la France.

Effectivement l’Algérie d’aujourd’hui ou à tout le moins le gouvernement algérien semble absent du rapport sauf à deux reprises où Benjamin Stora souligne l’accord préalable des autorités algériennes ou un «reste encore à discuter». On connaît la position constante de ce gouvernement concernant les Archives, les faits d’histoire subordonnés à une version officielle, la surévaluation massive des nombres de morts, et en conséquence on comprend que les mots excuses, repentance, crime contre l’humanité et réparations financières ponctuent les discours algériens.

 

Pour se réconcilier, il faut être au moins deux

Il s’agit là de postures sans doute, mais qui excluent toute réconciliation.

Pour se réconcilier, il faut être au moins deux et chacun doit être capable d’avancer vers l’autre. Or, l’Algérie s’est muée depuis longtemps en statue du Commandeur avec soit les bras croisés (fermés à toute initiative), soit avec un doigt accusateur et vengeur. Jusqu’à aujourd’hui, les autorités algériennes soufflent le chaud et le froid en espérant remplacer les Accords d’Evian par un aveu de défaite morale de la France.

De son côté, la France avec le président Chirac avait tenté une réconciliation qui n’a reçu aucun véritable écho en Algérie. Et les présidents suivants ont eux aussi tenté cette réconciliation, en vain. Il était donc normal que le Président Macron essaie lui aussi. Mais à chaque fois, la repentance, l’accusation de génocide, les excuses officielles de la France, voire une réparation financière évaluée aujourd’hui par certains auteurs à 100 milliards, sont pour les gouvernements algériens un préalable avant toute discussion. Or les Autorités algériennes ne sont nullement intéressées par la conclusion, soixante ans après les Accords d’Evian, d’un traité de paix ou d’amitié. On comprend alors que la marge de manoeuvre de Benjamin Stora ait été des plus étroites.

Si l’Algérie n’est pas la destinataire officielle de ce rapport, il s’efforce de prendre en compte les points de vue divergents des groupes porteurs de mémoires coexistant sur le territoire français.

D’un côté, des Franco-Algériens influencés consciemment ou non par la politique mémorielle algérienne, et des Français de gauche qui tendent à partager leur point de vue. De l’autre, des victimes françaises de la décolonisation (Pieds-noirs, harkis, militaires de carrière et de vocation) qui se sentent très minoritaires et incompris. Entre les deux, une majorité favorable à l’indépendance de l’Algérie pour mettre fin à la guerre, qui n’a pas cessé de se renforcer depuis 1962. Benjamin Stora leur accorde-t-il la même attention ? L’impression domine à lire son rapport qu’il penche davantage vers les premiers. Mais en Algérie, le reproche contraire lui est très souvent adressé.

En réalité, Benjamin Stora propose des satisfactions mémorielles à tous les groupes porteurs de mémoires, en espérant les satisfaire sans céder à la revendication de repentance que l’Algérie présente à la France depuis un quart de siècle. Mais il le fait sans donner les raisons les plus solides à l’appui de ce refus.

Le regretté Gilbert Meynier avait rédigé en 2007 (avec Eric Savarese et Sylvie Thénault) une pétition franco-algérienne, dans laquelle il déclarait nettement : «dépasser le contentieux franco-algérien implique une décision politique, qui ne peut relever du terme religieux de ‘repentance’. Et des ‘excuses officielles’ seraient dérisoires». Il aurait fallu aller encore plus loin en récusant formellement cette revendication, récurrente depuis mai 1995, et en expliquant qu’elle est incompatible avec les clauses d’amnistie réciproque sur lesquelles étaient fondés les accords d’Evian du 18 mars 1962.

Les préconisations

La longue liste des préconisations contenues dans la conclusion du rapport, même si elle peut contenir quelques idées utiles, nous inspire une réaction d’incompréhension : elles sont pour le moins décousues et ne sont pas à même de favoriser une quelconque réconciliation, moins encore un apaisement.

Par exemple, pourquoi panthéoniser Gisèle Halimi ? Excellente avocate et pionnière de la cause féministe, s’il faut la reconnaître, ce n’est pas au titre de la défense de membres du FLN, mais de son combat pour le droit des femmes. Ne faut-il pas lui préférer William Lévy, secrétaire de la fédération SFIO d’Alger assassiné par l’OAS et dont le fils avait été assassiné peu de temps avant par le FLN ?

Pourquoi vouloir faire reconnaître Emilie Busquant (épouse de Messali Hadj) par la France ? Elle n’a pas connu la guerre d’Algérie puisqu’elle est morte en 1953. Le fait qu’elle ait «confectionné» le drapeau algérien entre 1934 et 1937 suffit-il à ce que la France lui rende hommage alors que l’Algérie ne l’a pas reconnue comme militante de la cause nationale pour l’indépendance de l’Algérie ? Il y a tant de femmes que la France devrait reconnaître : celles qui composaient les EMSI (les équipes médicales), Mademoiselle Nafissa Sid Cara, professeur de lettres, députée d’Alger et membre du gouvernement Debré jusqu’en 1962, par exemple.

Pourquoi honorer les époux Chaulet, alors qu’ils ont pris la nationalité algérienne, sont reconnus comme moudjahids et honorés par l’Algérie ? Pourquoi ne pas leur préférer les époux Vallat, elle institutrice, lui maire de Thiersville, assassinés par le FLN ? Pourquoi la France devrait-elle reconnaître l’assassinat de Maître Ali Boumendjel (reconnu lui-aussi en Algérie comme martyr) plus que d’autres commis à la même époque ? Ne revient-il pas à la France de reconnaître en premier lieu les siens avant de reconnaître ses adversaires ?

Peut-on être héros et martyr algérien et en même temps héros français ?

Peut-on être héros et martyr algérien et en même temps héros français ? Non bien évidemment. Face au Manifeste des 121 de septembre 1960 intitulé Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie, à l’initiative de Dionys Mascolo et de Maurice Blanchot, signé par Sartre et par tous ceux qui soutiennent le réseau Jeanson, un autre manifeste, le Manifeste des intellectuels français pour la résistance à l’abandon, paru en octobre 1960, dénonçait l’appui que certains Français apportent au FLN, les traitant de «professeurs de trahison». Ceux qui signèrent ce manifeste étaient plus nombreux et portaient des noms prestigieux.

Nombre d’entre eux étaient de grands résistants. Que disaient-ils ? : «Considérant que l’action de la France consiste, en fait comme en principe, à sauvegarder en Algérie les libertés - et à y protéger la totalité de la population, qu’elle soit de souche française, européenne, arabe, kabyle ou juive, contre l’installation par la terreur d’un régime de dictature, prodigue en persécutions, spoliations et vengeances de tous ordres dont le monde actuel ne nous offre ailleurs que trop d’exemples, contre l’installation par la terreur d’un régime de dictature», ils taxaient le FLN de «minorité de rebelles fanatiques, terroristes et racistes» et déniaient «aux apologistes de la désertion le droit de se poser en représentants de l’intelligence française». Soixante ans après, la proposition de Benjamin Stora d’un colloque international dédié au refus de la guerre d’Algérie est donc un choix idéologique.

Pourquoi considérer le 17 octobre 1961 comme date à commémorer officiellement ? Que les historiens étudient cette manifestation, cela va de soi. Mais nous pouvons nous étonner qu’on l’on préfère les approximations du livre du journaliste Jean-Luc Einaudi aux éléments sérieux de celui de l’historien Jean-Paul Brunet. Qu’on en fasse une commémoration «nationale», cela dépasse l’entendement à moins de donner des gages au FLN. Ou alors, dans ces conditions, comment ne pas accepter une commémoration nationale pour la fusillade du 26 mars 1962 à Alger, une autre pour le massacre du 5 juillet 1962 à Oran, et demander que nul ne porte atteinte aux plaques et stèles érigées à la mémoire de l’OAS ? Cette préconisation est donc de nature à souffler davantage sur les braises qu’à apporter un apaisement. Les mémoires engagées ne sont pas l’histoire.

Sur les Disparus, même si «la mise en place d’une commission mixte d’historiens français et algériens pour faire la lumière sur les enlèvements et assassinats d’Européens à Oran en juillet 1962, pour entendre la parole des témoins de cette tragédie» ( p. 127) est une bonne proposition, il y a néanmoins un manque de discernement historique : le rapport parle de dizaines de milliers de disparus algériens, mais omet le nombre pourtant bien connu maintenant des 1700 disparus européens, des 5 à 600 militaires français disparus, inscrits d’ailleurs sur le Mémorial du quai Branly.

Dans le même état d’esprit, si les disparus d’Oran sont évoqués, rien n’est dit sur ceux d’Alger pourtant en nombre plus important. En revanche, un travail sur la localisation des sépultures des «disparus» est à faire. Sera-t-il rendu possible par l’Algérie ? Nous en doutons. Enfin, il y a sous la direction des Archives de France (dont le Service des Archives du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et le SHD) et l’ONACVG une commission qui a travaillé sur l’élaboration d’un guide sur les Disparus en Algérie qu’ils soient le fait de l’armée française, du FLN et de l’ALN. Préconiser une recherche qui existe déjà est problématique.

Concernant les ex-supplétifs et Harkis, le rapport les réduit à la portion congrue : il aurait fallu dire que même si la France les a abandonnés, c’est bien l’Algérie indépendante qui en a massacré ou laissé massacrer un trop grand nombre, en violation de clauses fondamentales des accords d’Evian.

Il faudrait donc faciliter les déplacements des harkis et de leurs enfants en Algérie, mais cela reste à «voir avec les autorités algériennes» ! On comprend le mécontentement exprimé par des représentants de harkis sur ces propositions. « Faire des quatre camps d’internement situés sur le territoire un lieu de mémoire » (p. 127) (Larzac, Saint-Maurice-l’Ardoise, Thol et Vadenay) rend hommage aux internés algériens tout en faisant de l’hébergement des réfugiés harkis, plus tard, dans les deux premiers un simple épiphénomène. Rappelons toutefois qu’existe déjà le Mémorial de Rivesaltes qui fait un excellent travail. Et d’autre part, à l’initiative d’associations de harkis ou de l’ONACVG, des plaques ont été posées sur les lieux des camps, des hameaux forestiers. Pourquoi ne pas proposer un guide de recherches sur les harkis piloté par la Direction des Archives de France ?

Une catastrophe pour la recherche

Sur les archives (p. 128), il faut dire ce qui est : leur rétrocession serait une catastrophe pour la recherche, car, d’une part, l’Algérie n’a pas les moyens humains et financiers de les accueillir (reconnu par l’archiviste algérien Fouad Soufi lors de la journée consacrée au Guide sur les Disparus du 4 décembre 2020), et d’autre part, si les gouvernements algériens ont réclamé ces archives, c’est pour que les historiens français ne puissent pas y trouver des éléments compromettant la doxa algérienne. Le maintien de la conservation et de l’accessibilité des archives doit être pour la France un impératif prioritaire par rapport aux revendications politiques de souveraineté exprimées par Abdelmadjid Chikhi.

Bien sûr, des pas ont été accomplis en France depuis 1999 par les Présidents de la République française. Quels sont les pas accomplis par les gouvernants algériens ? Une réconciliation suppose que l’on soit au moins deux et qu’on soit disposé à avancer l’un vers l’autre. Nous craignons que cela ne soit pas le cas et qu’une nouvelle fois, nous soyons aveuglés par notre désir de réconciliation. On ne peut plus considérer que la France reste encore coupable et surtout comptable de la situation de l’Algérie d’aujourd’hui.

Dans ces conditions, l’idée d’un «nouveau traité d’Alliance et de Vérités» à signer en 2022 nous paraît utopique. Au contraire, la proposition d’une commission «Vérité et réconciliation» à la française nous semble pouvoir être une très bonne idée, à condition que sa composition soit clairement définie en fonction de son programme et celui-ci clairement exposé.

Il ne peut s’agir en effet de réconcilier l’Algérie et la France (au risque de soumettre la seconde à la première), ni de réconcilier toutes les mémoires qui s’expriment sur notre sol entre elles, car leur seul point commun est leur mécontentement de ne pas être assez entendues. L’objectif d’une telle commission ne pourrait être que de faire évoluer les mémoires conflictuelles vers un dialogue constructif, et vers la reconnaissance de l’autorité de l’histoire au-dessus des mémoires.

En revanche, il convient de réaliser un travail de recherche sur les conséquences des essais nucléaires français au Sahara (p. 127), dont les premières victimes ont été des soldats français exposés en première ligne, ainsi que sur l’achèvement du déminage des frontières.

Donner à des rues, places et autres boulevards des noms de personnes issues de l’immigration et de l’outre-mer, de médecins, enseignants artistes d’origine européenne, pourquoi pas, mais lesquels ? Ceux qui sont déjà inscrits sur le monument aux Martyrs d’Alger ne peuvent pas légitimement trouver leur place en France. Pour les autres, qui ont prouvé leurs talents en Algérie ou après leur retour en métropole, il n’y a que l’embarras du choix.

Quant à «l’OFAJ» (Office franco-algérien de la jeunesse) calqué sur le modèle de l’OFAJ (Office franco-allemand de la jeunesse), cette proposition nous semble contrefactuelle et passéiste. L’OFAJ «allemand» a été créé en 1963 et il se trouvait des jeunes gens de moins de vingt ans qui avaient connu la Seconde guerre mondiale. Créé en 1970, l’OFAJ «Algérien» aurait pu marcher mais aujourd’hui, il faut être naïf pour le croire.

La «création d’une ‘collection franco-algérienne’ dans une grande maison d’édition» (p. 129) ne relève pas du rôle de l’État.

En revanche, et plus que symboliquement, pourquoi ne pas proposer aux grandes villes de France comme aux grandes villes d’Algérie une action commune qui reviendrait en Algérie à nommer une rue Albert Camus débouchant sur une place Mouloud Feraoun, et en France une rue Mouloud Feraoun qui arriverait à une place Albert Camus ?

La commémoration ne garantit pas l’apaisement

Même sur des périodes plus reculées, la commémoration ne garantit pas l’apaisement. Par exemple, Benjamin Stora propose : «La création d’une commission franco-algérienne d’historiens chargée d’établir l’historique du canon Baba Merzoug - ou «La Consulaire» - et de formuler des propositions partagées quant à son avenir, respectueuses de la charge mémorielle qu’il porte des deux côtés de la Méditerranée» (p. 130). Mais ce prudent euphémismes camoufle un enjeu de discorde majeur, puisque ce canon qui a servi à riposter aux bombardements d’Alger par les flottes françaises dans les années 1680 a également servi à pulvériser de nombreux otages attachés à sa gueule (dont le père Levacher, religieux lazariste et consul de France en 1683).

Autre exemple encore plus frappant : «La construction d’une stèle, à Amboise, montrant le portrait de l’émir Abd el-Kader, au moment du soixantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie en 2022» (p. 126). Cette proposition qui semblait pouvoir recueillir une très large approbation a été repoussée avec indignation en Algérie par une pétition soutenue par son arrière-petit-neveu et président de la Fondation Emir Abdelkader : «Nous nous opposons à cette tentative de nouveau détournement de notre symbole et notre patrimoine par un État français dont les actions envers l’Algérie ont toujours des relents coloniaux. Nous, signataires de cette pétition, nous nous élevons de la façon la plus ferme et la plus déterminée pour dénier à cet Etat de jouer encore avec la haute figure de notre Émir. Nous demandons de la façon la plus énergique à notre propre Etat de se positionner clairement contre cette manœuvre néocoloniale et de peser de tout son poids pour refuser ce crime supplémentaire contre notre mémoire nationale».

Ce rapport n’est donc pas à même d’apporter une réconciliation des mémoires ni avec l’Algérie, ni entre les «communautés» coexistant en France. Laissons donc travailler les historiens et non les «mémoriens». Mais agissons pour que le public puisse enfin comprendre la différence entre les mémoires et l’histoire, et préférer celle-ci à celles-là. Telle nous paraît être la seule orientation réaliste, puisque les acteurs et les témoins de la guerre d’Algérie auront tous disparu d’ici vingt ou trente ans.

Conclusion

Près de quatre semaines après la remise du rapport Stora, ses conséquences commencent à apparaître. Si son accueil a été plutôt favorable en France, il l’a été beaucoup moins en Algérie. L’association des Anciens moudjahidin puis celle des enfants de Chouhada l’ont fermement condamné, et une pétition a été lancée par des députés algériens pour réclamer une nouvelle fois la criminalisation de la colonisation française.

Après que le directeur des archives nationales algériennes, Abdelmadjid Chikhi, ait réclamé à la fin décembre 2020 la restitution de presque toutes les archives emportées par la France, le porte-parole du gouvernement algérien, Ammar Belhimer, a déclaré le 8 février 2021 regretter le refus de la France de reconnaître ses «crimes coloniaux».

Selon lui, l’épais dossier de 150 pages vient camoufler la vérité historique de la colonisation et de la guerre d’Algérie, rapporte le journal algérien TSA : «le criminel fait tout pour éviter de reconnaître ses crimes. Mais cette fuite en avant ne pourra pas durer» (cité par l’AFP le 9 février et dans Courrier international du 10-2-2021).

Les dirigeants algériens qui n’ont pas cessé depuis 1995 de relancer cette revendication de repentance oublient simplement que les accords d’Evian du 18 mars 1962, qui ont - trop lentement - mis fin à la guerre, étaient fondés sur l’amnistie générale et réciproque des deux belligérants. Refuser cette amnistie pour une seule des parties en cause, c’est relancer la guerre sous la forme d’une guerre des mémoires.

Ainsi, des conclusions se dégagent nettement :

  • Le rêve d’un traité d’amitié franco-algérien analogue au traité franco-allemand de 1963 a été une nouvelle fois démenti.
  • Les diverses mémoires qui s’expriment concurremment en territoire français ne sont pas spontanément portées à la réconciliation, comme l’a prouvé la condamnation de la proposition de panthéonisation de Gisèle Halimi par 51 femmes et filles de harkis.
  • La seule proposition réaliste, bien que difficile à réaliser, est la création d’une commission «Vérité et réconciliation» à la française, visant à accélérer le passage des mémoires à l’histoire. À condition qu’elle soit entreprise avec une volonté d’impartialité [1] inébranlable, le rapport Stora aura été utile.

Jean-Jacques Jordi et Guy Pervillé

1] «S’agissant de drames récents dont la mémoire risque d’être transmise déformée aux jeunes générations qui n’ont connu ni ‘l’Algérie de Papa’, ni ‘l’Algérie des colonialistes’, les historiens ont le devoir d’être plus prudents encore que leur métier ne l’exige habituellement. Si l’objectivité est philosophiquement impossible, l’impartialité est une vertu que tout historien peut et doit s’imposer». Charles-Robert Ageron, 1993.

 

* Rédacteurs :

  • Jean-Jacques Jordi, historien
  • Guy Pervillé, professeur des universités

* Signataires (en cours) :

    • Elizabeth Cazenave, docteur ès-ettres, présidente de l'association Les Abd-el-Tif
    • Éveline Caduc, professeur honoraire de littérature, université de Nice
    • André-Paul Comor, maître de conférence honoraire IEP Aix-en-Provence
    • Gabriel Conesa, professeur honoraire de littérature à l'université de Reims-Champagne
    • Gérard Crespo, historien
    • Françoise Durand-Evrard, conservateur général du patrimoine, ancienne directrice des ANOM, Archives nationales d'outre-mer (Aix-en-Provence)
    • Christian Giraud, journaliste et historien
    • Alain Herbeth, historien
    • Joëlle Hureau, agrégée et docteur en histoire, a enseigné en classes supérieures à Paris
    • Alain Lardillier, historien
    • Marc Michel, africaniste, spécaliste d'histoire coloniale, professeur émérite, université de Provence
    • Jean-Pierre Pister, professeur honoraire de chaire supérieure en histoire
    • Jean Monneret, historien
    • Michel Renard, historien, directeur éditorial du blog Études Coloniales
    • Hubert Ripoll, professeur des universités d'Aix-Marseille I, psychologie
    • Yves Santamaria, agrégé et docteur en histoire contemporaine et en sociologie, maître de conférence à l'IEP de Grenoble et à Sciences-Po Paris.
    • Pierre Spitéri, professeur honoraire en Professeur émérite des Universités - Institut National Polytechnique de Toulouse - ENSEEIHT (mathématiques, numérique)
    • Roger Vétillard, historien

*Soutiens

  • Pierre-André Taguieff, historien et polititologue  (directeur de recherche au CNRS)
  • Jacques Frémeaux, historien, professeur honoraire des universités, Paris-Sorbonne, spécialiste de l'Algérie
  • Olivier Dard, historien, université Paris IV-Sorbonne
  • Denis Fadda, professeur de droit, haut fonctionnaire international, président de l'Académie des sciences d'outre-mer
  • Gabriel Martinez-Gros, universitaire, Paris-Nanterre, historien médiéviste, spécialiste de l'islam médiéval
  • Maurice Vaisse, professeur émérite à Sciences-Po, historien spécialiste des relations internationales
  • Pierre Vermeren, professeur d'histoire contemporaine, université Paris I, spécialiste du Maghreb

 

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samedi 10 septembre 2016

Accusé chercheur, levez-vous ! par Sonya Faure (Libération, 5 septembre 2016)

Fargettas portrait
Julien Fargettas, historien, chercheur, accusé de "diffamation"

 

un précédent déplorable

Le 18 septembre 2014, Armelle Mabon, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Bretagne-Sud, se constituait partie civile auprès du Tribunal de Grande Instance de Paris, pour «diffamation» envers un fonctionnaire public.

Par qui avait-elle été «diffamée» ? Selon elle, par un autre historien : Julien Fargettas.

Rappel des faits.

Le site Études Coloniales publie le 9 juillet 2014, une Lettre ouverte au Président de la République sur la tragédie de Thiaroye (1944) dans laquelle Julien Fargettas évoque, notamment, la «partialité» du travail d’Armelle Mabon sur le sujet.

Celle-ci envoie un droit de réponse, publié le 21 août 2014. Elle «souhaite, par la présente, apporter quelques commentaires pour défendre tout à la fois mon travail et mon métier».

Dans un courriel adressé à Études Coloniales, elle précise : «En vous remerciant pour cette diffusion sur votre site qui a le mérite de porter à la connaissance du plus grand nombre des réflexions importantes sur l’histoire coloniale».

Classique controverse entre historiens, entre spécialistes d’une question ou d’une période.

Mais Armelle Mabon ne semble pas satisfaite. N’écoutant pas les conseils de ses pairs ni ceux de son université, elle soumet cet échange à la Justice. Depuis deux ans, les aléas de sa plainte finissent par aboutir à une date de procès devant se tenir en mars 2017.

Les mis en cause sont les deux responsables de publication (Michel Renard pour Études Coloniales, et Marwane Ben Yahmed pour Jeune Afrique) et leur «complice», Julien Fargettas.

C’est, évidemment, déplorable.

Études Coloniales

 

 

 

 

Accusé chercheur, levez-vous !

 Sonya FAURE (Libération)

 

Attaqués par des entreprises, des politiques, voire leurs propres collègues, de plus en plus d’universitaires se retrouvent au tribunal pour diffamation. Quand la controverse dérape, la justice prend le relais.

 

De l’amphithéâtre au tribunal. Des manuels scolaires aux procès-verbaux. Le cas est rare, mais pas anecdotique : deux historiens, Julien Fargettas et Armelle Mabon, vont régler leurs différends devant des juges en mars 2017.

Nouveau signe d’une tendance plus large : l’intervention, de plus en plus fréquente, de la justice dans les enjeux de recherche et les débats scientifiques. Or, «si la loi doit servir de cadre de référence à la recherche, alors c’est le juge qui décide de ce que le chercheur a le droit de dire et de publier», écrit l’historienne Catherine Lutard-Tavard, qui a fait les frais de poursuites devant les tribunaux il y a quelques années (1).

L’affaire remonte à l’été 2014. Julien Fargettas publie une lettre ouverte à François Hollande sur le sujet, hautement polémique, du massacre de Thiaroye. Le 1er décembre 1944, des gendarmes français fusillent, dans un camp militaire proche de Dakar, des dizaines de «tirailleurs sénégalais» qui viennent d’être libérés des camps de guerre allemands et revendiquent le paiement de leurs indemnités.

François Hollande avait été le premier président français à reconnaître «la répression sanglante» de Thiaroye et à promettre de donner au Sénégal les archives françaises.

 

Passes d’armes

Dans sa lettre ouverte, publiée notamment dans le journal Jeune Afrique [1], l’historien réclame la «constitution d’un comité d’historiens franco-africains» sur le sujet. Mais il critique aussi vertement les travaux d’une de ses consœurs, Armelle Mabon : «L’omission d’archives et témoignages, des conclusions hâtives et autres raccourcis incohérents, témoignent de la partialité de son travail.»

Lettre ouverte Fargettas dans Études Coloniales 9 juillet 2014
la Lettre ouverte de Julien Fargettas
sur Études Coloniales, 9 juillet 2014 (source)

Celle-ci réplique en portant plainte contre Fargettas pour diffamation. La procédure est en cours, et les récentes tentatives de conciliation entre les deux historiens ayant échoué, un procès est prévu pour mars 2017.

Tous deux se connaissaient pourtant depuis longtemps. «On a échangé pendant des années sur le sujet, chacun enrichissant la connaissance de l’autre», rapporte Julien Fargettas, chercheur à l’institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, qui travaille sur les tirailleurs sénégalais depuis près de vingt ans (2).

Mais les thèses des deux historiens ont fini par diverger fortement - il lui reproche de voir des archives cachées partout, elle l’estime trop proche de l’armée et de ses représentants. Fargettas, plus habitué aux passes d’armes de colloques ou de notes de bas de pages, a découvert les coups de fil d’officiers de police judiciaire, les convocations chez le juge et la mise en examen. «Un événement n’appartient pas un historien, plaide-t-il. En refusant la confrontation des arguments, en portant l’affaire sur le terrain judiciaire, ma collègue neutralise tout échange.»

Où finit la critique d’un travail académique et où commence l’attaque personnelle d’une collègue et de sa probité ? Armelle Mabon est elle aussi une historienne reconnue qui voue ses recherches à dénoncer un «mensonge d’État», comme elle qualifie le massacre de Thiaroye (3). Et elle aussi accuse son confrère d’avoir voulu la faire taire. «"Raccourcis incohérents", "conclusions hâtives", "partialité", cite-t-elle, ce n’est pas de la polémique ou de la controverse, c’est de la diffamation publique : il y a là une volonté d’intimidation qui vise à me faire arrêter de chercher sur le sujet de Thiaroye.»

Mabaon et Fargettas
Armelle Mabon attaque Julien Fargettas pour "diffamation"

L’année prochaine, lors du procès, les juges n’auront pas à trancher sur ce qu’il s’est réellement passé à Thiaroye. Ils n’aborderont pas le fond des recherches des deux historiens, mais la forme de leurs passes d’armes, au prisme de la très riche jurisprudence autour de la diffamation et de la liberté de controverse.

«Nous ne demandons pas aux juges de devenir les arbitres de la recherche historique, prévient Elodie Tuaillon-Hibon, l’avocate d’Armelle Mabon. Mais même les chercheurs doivent respecter certaines règles. Sinon, la controverse scientifique dont ils se réclament ne sera justement plus possible ! M. Fargettas n’a pas dit qu’il contestait les conclusions de sa collègue. Il l’a accusée d’avoir mal fait ses recherches. Il est sorti du cadre, l’intention de nuire est claire.»

 

Honneur bafoué

Qu’une historienne en appelle à la justice pour se défendre des attaques d’un collègue est une extrémité rarissime en France. Dans le monde universitaire, ça ne se fait pas.

La preuve : l’université où travaille Armelle Mabon a décidé de ne pas l’épauler financièrement dans sa démarche. Le conseil d’administration de l’université de Bretagne-Sud a refusé de lui accorder une «protection fonctionnelle» (qui prévoit que l’administration protège tout agent public victime d’attaques dans le cadre de ses fonctions).

Selon un procès-verbal d’octobre 2014 que Libération a pu obtenir, le président de l’université et la directrice du labo d’Armelle Mabon considèrent certes «les propos de Julien Fargettas comme peu courtois». Mais ils enchaînent : «Il appartient aux historiens de débattre entre eux pour dire qui est tenant de la meilleure vérité historique par d’autres biais que par l’assignation en justice de leurs pairs.»

Un autre universitaire présent au conseil d’administration ajoute que «les débats parfois un peu vifs» sont «assez habituels entre chercheurs et en particulier sur ce sujet sensible qu’est le colonialisme. Cette affaire ne relève pas de la diffamation, et n’a pas sa place devant un tribunal.»

Ce qui est de moins en moins rare en revanche, c’est qu’un chercheur se retrouve à la barre, que ce soit en tant qu’accusé ou de témoin. On assiste aujourd’hui à une «montée en puissance de la judiciarisation de la recherche et de la controverse scientifique», comme le notait la revue Socio dans un excellent dossier intitulé «Chercheurs à la barre».

Olivier-Pétré-Grenouilleau

Il y a dix ans déjà, l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau [ci-contre] avait dû faire face à une plainte pour négation de crime contre l’humanité venue du Collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais et Mahorais. Dans un entretien au Journal du dimanche, il avait marqué son désaccord avec la loi Taubira, qui reconnaît la traite des Noirs comme un «crime contre l’humanité» : «Les traites négrières ne sont pas des génocides, disait-il. La traite n’avait pas pour but d’exterminer un peuple. L’esclave était un bien qui avait une valeur marchande qu’on voulait faire travailler le plus possible. Le génocide juif et la traite négrière sont des processus différents.»

Emmenés par l’historien Jean-Pierre Azéma, plusieurs centaines d’enseignants et de chercheurs soutiennent alors la liberté d’expression de l’historien menacée par les lois mémorielles, dans une pétition lancée dans Libération. Le Collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais et Mahorais abandonne finalement ses poursuites.

Depuis, ce sont notamment les poursuites en diffamation qui se sont développées. Au nom de l’honneur bafoué d’un politique ou de l’image écornée d’une entreprise, des chercheurs doivent se défendre contre des accusations d’incompétence ou de partialité, comme le soulignent Laëtitia Atlani-Duault et Stéphane Dufoix, qui ont dirigé le dossier de Socio.

Bruno Deffains

L’économiste Bruno Deffains [ci-contre] a ainsi été poursuivi par le patron de Free, Xavier Niel, pour «dénigrement». Dans l’étude très médiatisée qu’il avait menée, cet enseignant à Assas estimait que l’arrivée de l’opérateur Free dans la téléphonie mobile supprimerait plusieurs dizaines de milliers d’emplois. Le tribunal de grande instance de Paris a finalement débouté Xavier Niel… mais entre-temps, l’économiste a vu des policiers débarquer à son domicile pour saisir ses fichiers informatiques.

Autre affaire - cette fois en lien avec le monde politique : les interminables poursuites du politiste Alain Garrigou par Patrick Buisson, alors conseiller du président Sarkozy. Dans une interview donnée à Libération, le professeur de sciences politiques à l’université Paris Ouest-Nanterre analyse les sondages commandés par l’Elysée à l’institut Opinion Way.

Alain Garrigou

Il tonne : «Soit [Buisson] est un escroc, soit c’est un petit soldat qui constitue un trésor de guerre pour payer des sondages durant la prochaine campagne électorale sans que ce soit visible dans les comptes de campagne du futur candidat Sarkozy.» Là encore, les collègues d’Alain Garrigou le soutiennent et l’Association française de science politique (AFSP) écrit dans un communiqué : «Face à la multiplication des actions judiciaires ou disciplinaires visant des enseignants et chercheurs spécialistes de la vie politique contemporaine, l’association rappelle que, comme celle de la presse, "la liberté scientifique ne s’use que si l’on ne s’en sert pas".» Les juges reconnaîtront finalement le caractère diffamatoire des propos d’Alain Garrigou [ci-contre], mais débouteront Patrick Buisson, au nom de la bonne foi du politiste.

Les poursuites judiciaires conduisent à dénigrer les chercheurs qui veulent verser leur savoir, parfois dérangeant, dans le débat public, mais aussi à décourager les plus jeunes de se lancer dans des domaines de recherche polémiques. Aux États-Unis, ces procès ont pris d’énormes proportions et les firmes composent leurs propres collèges de chercheurs pour porter la contradiction, devant les juges, à ceux qu’ils attaquent.

C’est ce que l’historien Robert Proctor appelle l’agnotology, ou comment les avocats de grandes entreprises ont créé, avec des chercheurs, une nouvelle «science», dans le but de produire de l’«incertain». Enjeux pour la recherche comme pour le débat public, donc. Mais aussi, souvent, bouleversement bien plus intime pour les chercheurs concernés.

 

Catherine Lutard-Tavard
Catherine Lutard-Tavard

L’historienne et sociologue Catherine Lutard-Tavard, spécialiste de l’ex-Yougoslavie, a été poursuivie en diffamation alors qu’elle était jeune doctorante par trois de ses collègues français d’origine croate dont elle critiquait le livre dans ses travaux. Ceux-ci réclamaient 30 000 euros de dommages et intérêts et la publication de sa condamnation dans les journaux.

La chercheuse témoigne de son «choc émotionnel et intellectuel» dans la revue Socio. Elle parle de l’«imbrication du droit et de la force», de la «violence verbale du procès». «Par ce déplacement vers la justice, les plaignants m’attribuaient un statut particulier, me salissant et souhaitant m’exclure de la communauté scientifique.»

 

«Autocensure»

Catherine Lutard-Tavard l’emporte en première instance : «Dans le contexte de guerre contre la Yougoslavie, le sujet traité revêt nécessairement un caractère polémique.» Selon les juges, ce contexte «ne saurait exiger de l’auteur de l’article ni modération ni prudence», et autorise «les appréciations les plus sévères voire les plus désobligeantes». Mais la cour d’appel contredit finalement ce jugement : «Madame Lutard-Tavard n’est pas journaliste mais historienne et n’avait donc pas à faire œuvre de polémiste.» Faute d’argent pour continuer à payer les frais de justice et d’avocats, la jeune historienne ne se pourvoit pas en cassation. Elle est donc définitivement condamnée.

Julien Fargettas, lui aussi, supporte difficilement les poursuites. Outre les «milliers d’euros» déjà dépensés en frais d’avocat, «la perspective du procès fait peser un poids très particulier sur vos épaules, confie-t-il. Dans votre travail, vous n’avez plus la même liberté de pensée. Immanquablement, naît une forme d’autocensure car vous pensez autrement aux conséquences de ce que vous écrivez».

C’est que, comme le dit Catherine Lutard-Tavard, «en portant ce conflit non pas sur les bancs de l’université mais en le nommant "diffamation", ils ont choisi le conflit absolu, le combat dans le prétoire». Un combat pour lequel le chercheur est rarement préparé.

Libération
tribune de Sonya Faure
5 septembre 2016 à 17:21

 

(1) Propos recueillis dans le numéro 3 la revue Socio, «Chercheurs à la barre», 2014.

(2) Il a écrit Les Tirailleurs sénégalais, éditions Taillandier, 2012.

(3) Prisonniers de guerre «indigènes». Visages oubliés de la France occupée, éditions la Découverte, 2010.

 [1] ...et sur ce blog en date du 9 juillet 2014 (note de la rédaction d'Études coloniales).

 

Source
http://www.liberation.fr/debats/2016/09/05/accuse-chercheur-levez-vous_1484657

 

______________

 

quelques pièces du dossier

 

1) la Lettre ouverte de Julien Fargettas, 9 juillet 2014 * source

 

Lettre ouverte Fargettas dans Études Coloniales 9 juillet 2014
la Lettre ouverte de Julien Fargettas
sur Études Coloniales, 9 juillet 2014 (source)

 

 

2) le courriel d'Armelle Mabon accompagnant le texte de son droit de réponse

 

mail Armelle Mabon juillet 2014

En nous confiant un "droit de réponse", Armelle Mabon ne parlait pas de diffamation et reconnaissait "le mérite" de notre site "de porter à la connaissance du plus grand nombre des réflexions importantes pour l'histoire coloniale"

 

 

3) le droit de réponse d'Armelle Mabon, 21 août 2014 * source

 

Droit de réponse de Mabon sur Études Coloniales 31 août 2014
le Droit de réponse d'Armelle Mabon
sur Études Coloniales, 31 août 2014
(source)

 

 

4) convocation à prévenu (avril 2015)

 

Procédure Mabon (7)

Procédure Mabon (8)

 

 

5) le PV d'interrogatoire de première comparution (23 avril 2015)

 

Procédure Mabon (9)

Procédure Mabon (10)

Procédure Mabon (11)

 

 

6) le réquisitoire du Parquet pour renvoi devant le Tribunal correctionnel

(28 mai 2015)

 

Procédure Mabon (1)

Procédure Mabon (2)

Procédure Mabon (3)

Procédure Mabon (4)

Procédure Mabon (5)

 

 

7) Cour d'Appel : arrêt sur requêtes en annulation de pièces

(23 octobre 2015)

 

Appel oct 2015 (1)

Appel oct 2015 (2)

Appel oct 2015 (3)

Appel oct 2015 (4)

 

 

8) notification d'arrêt de la Cour d'Appel (11 décembre 2015)

 

Procédure Mabon (18)

Procédure Mabon (19)

Procédure Mabon (20)

Procédure Mabon (21)

Procédure Mabon (22)

Procédure Mabon (23)

 

 

9) avis d'ordonnance de renvoi devant le Tribunal correctionnel

(29 décembre 2015)

 

Procédure Mabon (12)

Procédure Mabon (13)

Procédure Mabon (14)

Procédure Mabon (15)

Procédure Mabon (16

Procédure Mabon (17)

 

 

10) mandement de citation à prévenu (12 janvier 2016)

 

Procédure Mabon (6)

 

 

 

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Julien Fargettas et Jacques Frémeaux
Julien Fargettas et le professeur Jacques Frémeaux (Sorbonne)

 

 

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mardi 14 août 2012

la caricature anti-coloniale, nouveau discours d'État (Jean Monneret)

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la caricature anti-coloniale, nouveau discours d'État

 

Face à l’anticolonialisme d’État

Jean MONNERET, historien

 

L’anticolonialisme est désormais la doctrine officielle de la République. Lors de sa visite en Algérie, au début de son quinquennat, Nicolas Sarkozy y avait déjà affirmé à l’Université de Mentouri, que le système colonial était basé sur l’injustice. [sur François Hollande, cf. ici - note de la rédaction]

L’exposition qui a eu lieu récemment, au musée de l’Armée, aux Invalides à Paris, sur la conquête et sur la guerre d’Algérie est allée plus loin. Conçue sous Sarkozy et faisant appel à un célèbre trio d’historiens anticolonialistes, elle avalisait la version FLN du conflit.

Mettant gravement en accusation l’Armée française, elle minimisait les crimes de la rébellion comme les souffrances des Pieds-Noirs et des Harkis. Nous sommes donc en présence désormais d’un anticolonialisme d’État. On peut compter sur les socialistes au pouvoir pour le porter à de nouveaux sommets.

L’anniversaire du 5 juillet 1962 a été présenté dans les médias audiovisuels (sauf un) sous l’angle de l’accession de l’Algérie à l’Indépendance. Les massacres d’Oran ont été totalement occultés sauf dans l’émission de Robert Ménard  (lequel a vu depuis son émission supprimée sur I Télé ).

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Que signifie tout cela ?

La France tourne le dos à son passé, alors même que l’Empire colonial, la colonisation et la départementalisation de l’Algérie furent pour l’essentiel une œuvre républicaine. Elle fut longuement exaltée comme telle par les plus hauts dirigeants de la IIIe République en particulier. Or, depuis deux décennies, la Ve du même nom a décidé de stigmatiser cette période de notre histoire.

Ainsi, concernant la guerre d’Algérie qui eut lieu de1954 à 1962, les médias ont pu, avec l’appui des gouvernants de droite comme de gauche, cautionner une version de ce conflit fort analogue à celle du FLN, à peine distincte de ce qui se diffuse an Algérie depuis un demi-siècle. Il n’y a pas eu de repentance de la France comme le réclamaient les hiérarques d’Alger. Il y a eu acceptation par la France officielle de leur version falsifiée de l’histoire coloniale et du conflit algérien.

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Il y a quelques années M. de Villepin avait répondu aux demandes de repentir venues d’Alger qu’il convenait de laisser les historiens débattre de ces problèmes.

Depuis c’est tout l’inverse qui s’est produit. Nous avons vu s’installer un système de propagande soviétoïde qui a martelé à satiété la version anticoloniale officielle. Ce système n’a pas hésité à censurer des universitaires de renom et même à retirer à d’autres des responsabilités déjà attribuées. Il a favorisé jusqu’à la caricature la pensée unique, voire l’omniprésence d’un historien unique et la ghéttoïsation complète des opinions dissidentes.

Ce système totalitaire domine largement les médias. Il est la honte d’un pays qui, urbi et orbi, s’affirme démocratique. En plaçant la France en position d’accusée permanente, il crée dans les banlieues «sensibles» une atmosphère négative hostile au pays d’accueil.

En choisissant de faire de certaines victimes du conflit algérien de «bonnes» victimes, tandis que celles causées par le FLN sont oubliées, ce système bafoue la morale et l’Histoire. Des centaines de milliers de victimes de la rébellion il fait une sous-catégorie de la population française. Ceux qui dirigent la France seraient bien inspirés d’y réfléchir.

L’objectif idéologique

Il s’agit de discréditer les nations européennes. Pour cela, on les charge de responsabilités historiques toujours plus pesantes : l’esclavage depuis longtemps tenu pour crime contre l’humanité, et la colonisation que certains s’efforcent de mettre sur le même plan. Cet objectif fut révélé par M. Stora dans un entretien du 14 novembre 2006 publié par le Figaro : «Il faut reconstruire nos mémoires nationales, comme nous l’avons fait, en d’autres registres avec l’esclavage et la période vichyste.»

Tout est dit. Reconstruire nos mémoires nationales, si l’on traduit ce charabia, signifie réécrire l’Histoire. Stora est spécialiste de la période coloniale et de l’Algérie. Il veut mettre le signe égale entre la colonisation, l’esclavage et Vichy. (Que nous laisserons de côté dans le cadre de cet article).

Ce vers quoi nous nous dirigeons est de plus en plus clair : une vaste culpabilisation des nations européennes, France en tête. En effet, notre pays fut par excellence un pays colonisateur. L’objectif ultime est non moins clair : il s’agit ainsi de discréditer puis d’abolir ces nations européennes. Elles devront à l’avenir s’effacer au profit du conglomérat multiculturel concocté à Bruxelles. Ce magma informe, sans âme et sans épine dorsale sera un protectorat américain où l’Islam politique (on nous l’annonce de toute part), jouera un rôle croissant.

Bon vingt-et-unième siècle !

Jean Monneret

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jeudi 9 février 2012

La France coloniale, selon Jean-Pierre Rioux

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il n'y a jamais eu vraiment de France coloniale

à propos d'un livre de Jean-Pierre Rioux

Michel RENARD

 

L'été dernier (août 2011), Jean-Pierre Rioux a publié La France coloniale, sans fard ni déni (éd. André Versaille, 188 p.). Historien, ancien inspecteur général de l'Éducation nationale, J.-P. Rioux est familier du sujet pour avoir présidé à de multiples initiatives institutionnelles ou éditoriales s'y rapportant. Il est notamment le coordonnateur du Dictionnaire de la France coloniale (Flammarion, 2007).

Livrant le fruit de ses parcours intellectuels et de ces entreprises collectives, il rassemble plusieurs articles remaniés pour répondre aux "assauts des lois mémorielles et des interrogations sur l'identité nationale". On n'y apprend rien de nouveau puisque tout ce qui y figure est déjà écrit et professé ailleurs et avant. Mais on le comprend mieux.

Car J.-P. Rioux a le don de la synthèse et le sens de la formule ramassée et évocatrice. Et fait vite feu du bois plus ou moins sec des petits idéologues de "l'anti-colonialisme" de la vingt-cinquième heure ou des fanatiques du "post-colonialisme" : "il n'y eut pas alors de mise en œuvre d'un «système» colonial dont les méfaits auraient gangrené la République elle-même, mais plutôt cascade d'improvisations et de dissimulations politiques, d'inutiles démonstrations de force, de violences indignes, de lâches abandons et de pressions intéressées, sur fond d'expectative de l'opinion" (p. 11). Chacun reconnaîtra les phases politiques successives évoquées ici.

 

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"le tirailleur sénégélais"

Une France coloniale, vraiment ?

Jean-Pierre Rioux a intitulé son ouvrage La France coloniale… C'est bien le problème. Qu'appelle-t-on France ? Si l'on évoque la France métropolitaine, il n'y eut pas vraiment de France coloniale. Il a existé une France colonisatrice, une France colonisante, une France colonialiste, des lobbys coloniaux, une France présente aux colonies, une France en guerre dans des territoires pour les conquérir et pour les préserver une fois devenus colonies… Mais, dans l'ensemble "L'égoïsme national a primé" (p. 21). Ce qui invalide, au passage, la pertinence d'un ouvrage qu'il cite : La France conquise par son Empire de Pascal Blanchard et consorts (p. 68).

L'auteur ne cesse de le dire. La France "n'a pas eu de politique coloniale, de pensée colonisatrice ou impériale, coloniste ou impérialiste continues et cohérentes" (p. 20). Quand il examine la prégnance scolaire de l'univers colonial sur la mentalité des jeunes élèves – les fameuses tâches roses de l'Empire sur un planisphère et leur mention dans les manuels -, Jean-Pierre Rioux tire un bilan finalement succinct : "l'école semble n'avoir enseigné la «colo» qu'épisodiquement et comme du bout des lèvres. Et jamais elle n'a mis la colonisation au meilleur de ses analyses téléologiques sur la destinée manifeste de l'Hexagone qui est restée en classe presque exclusivement continentale" (p. 43).

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Il en va de même de la célèbre Exposition coloniale de Vincennes en 1931. Les visiteurs n'y ont pas vu l'œuvre économique et civilisatrice réalisée par la France dans son Empire colonial. Huit millions de billets vendus, trente-trois millions de visiteurs. Mais on préféra la fréquentation des cafés maures, les souks, la reconstitution du temple d'Angkor, celle de la mosquée de Djenné… Rioux relève "avec quelle indifférence la «leçon d'action réalisatrice» non seulement endoctrina peu mais fut vécue sans vergogne comme une fête foraine" (p. 59).

Il avoue que "la didactique qui tendait à prouver l'amélioration de la condition indigène, à vanter les grands travaux publics, l'équipement portuaire et ferroviaire des espaces colonisés, fit l'objet d'un intérêt poli. En revanche, les foules se précipitèrent sur les monuments reconstitués, les dépaysements en tous genres, les spectacles inouïs et les arts inédits, sur les masques et les gris-gris. La leçon de choses fut d'abord un énorme pique-nique culturel, une récréation dans les lointains, du rêve de toutes couleurs picoré sur tous les continents" (p. 61). Il rejoignait par là la conclusion de Charles-Robert Ageron dans les Lieux de mémoire : "l'exposition de 1931 a échoué à constituer une mentalité coloniale : elle n'a point imprégné durablement la mémoire collective ou l'imaginaire social des Français" (1984).

Il n'y a donc pas eu de France coloniale, de Français colonialistes… ou si peu. Comme il n'y eu guère de France anti-coloniale. Comme, enfin, il n'y eut quasiment pas de France pro-coloniale au moment de la guerre d'Indochine (1946-1954) : "le désintérêt de l'opinion publique pour les opérations militaires et pour le sort même de l'Indochine fut patent" (p. 80). De Gaulle n'a jamais été un colonial. Et a même été un assez mauvais décolonisateur.

 

la question

 

La "question" (torture)

Jean-Pierre Rioux évoque la terre d'Algérie (p. 111) et "l'usage généralisé qui y fut fait de la torture au nom de la République". Et deux pages plus loin, il note que "la tâche de «pacification» fut dès lors entièrement confiée à l'armée qui mena «sa» guerre comme elle l'entendait, torture comprise, sans que le pouvoir civil puisse infléchir le cours militaire des choses. C'est dire que l'armée fut et reste la première fautive de l'expansion de la torture, même si jamais elle n'en autorisa ni n'en généralisa ou n'en rendit systématique l'usage" (p. 113).

Il faut savoir. Usage généralisé ou non …? L'auteur se contredit à deux pages d'intervalle. Et il poursuit dans l'accablement des militaires : "(ils) usent et abusent des pouvoirs civils de police qui leur ont été délégués [alors ? qui est responsable à l'origine ? sinon les politiques ?] : ils se sont octroyés tout pouvoir de police et, pour obtenir du renseignement, piétinent les principes en broyant les corps" (p. 119).

Dans sa thèse sur la torture et l'armée (2000), Raphaëlle Branche se contredisait elle-même en affirmant à la fois : La torture n’était pas pratiquée systématiquement sur tous les suspects et tous les OR n’y avaient pas recours. De même bien sûr, tous les prisonniers ne la subissaient pas" (p. 750), alors qu'elle écrivait avant : "la torture a été pratiquée sur tout le territoire algérien pendant toute la guerre et dans tout type d’unité" (voir le compte rendu  très pertinent du général Maurice Faivre).

Ce ne sont pas quelques colonels qui ont importé la torture d'Indochine en Algérie. L'armée de ne s'est pas octroyée les pleins pouvoirs. Ceux-ci lui ont été confiés par l'Assemblée nationale ("pouvoirs spéciaux") le mars 1956, et le 20 juin 1956, Robert Lacoste donne à l'armée la responsabilité du maintien de l'ordre. L'armée est en aval du pouvoir politique. Pourquoi J.-P. Rioux omet-il cette chronologie ? On ne saurait donc souscrire à sa formule : "(l'armée) fut et reste la première fautive dans cette généralisation de la torture" (p. 156).

 

Une opinion lassée et pressée de passer à autre chose

Par contre, on acquiescera aux analyses de Jean-Pierre Rioux sur la base de masse dont disposait De Gaulle pour réduire la question algérienne et conduire à l'indépendance, quelles qu'en soient les conditions. Dès 1956, 45% des sondés sont favorables à une négociation avec les "chefs de la rébellion", 53% en 1957, 71% en mai 1959 avant même le discours sur "l'autodétermination". L'envoi du contingent a fait la différence avec l'Indochine. Et les Français redouteraient les effets d'une guerre civile en métropole. Ils aspirent à profiter de la paix et de la croissance qui montre ses premiers bienfaits.

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Pas de République coloniale

D'accord également avec J.-P. Rioux, qui s'inscrit dans l'historiographie d'Ageron et affirme, à l'encontre de Blanchard, Bancel et Vergès, que la "République coloniale" "n'a jamais eu de consistance" (p. 159). Déjà, en 1894, Doumergue avait remarqué que "toute sympathie prononcée" des Français pour l'outre-mer ne serait jamais que "bienveillante indifférence" (p. 161). L'opinion n'a guère été que "lassée".

 

Des mémoires qui ne se raccrochent pas à la mémoire collective

Les réflexions de J.-P. Rioux sont assez pessimistes – et nous les partageons – au sujet des expressions de mémoire. La guerre d'Algérie "est restée trop longtemps sans message, perdue et innommable, le rappel de son souvenir a été tenu pour impossible et inutile parce qu'il a paru incompatible avec ce qui avait constitué la mémoire nationale" (p. 174).

L'auteur a des formules heureuses pour mesurer cette impasse : "il faut convenir que la guerre d'Algérie a été un seuil historique, un point d'inflexion dans l'histoire de notre mémoire collective. Elle a en effet dénudé trop de contradictions politiques et morales, trop d'échecs de l'art de faire vivre ensemble en République l'Un avec l'Autre. Sans mémoire collective, sans héros ni hauts faits, sans début ni fin, sans foi ni loi pour tout dire, sans justification plausible en métropole, elle ne pouvait que vivoter à la périphérie ou l'entresol de la mémoire nationale" (p. 176).

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l'Assemblée en énonciatrice partielle et subjective de la vérité historique


En refusant d'instrumentaliser le passé, Jean-Pierre Rioux s'en prend à la loi Taubira "exigeant que non seulement la mémoire des esclaves mais «l'honneur de leurs descendants» soient défendus, ce qui légitime et légalise pour la première fois l'étrange principe du malheur héréditaire. Car, pas plus qu'en histoire il n'y a de culpabilité collective, rien ne justifie que les descendants d'aujourd'hui, et demain leurs enfants, des abominations esclavagistes et colonialistes aient à endosser collectivement la marque des humiliations, des sévices et des crimes qui ont meurtri, défait, nié et tué leurs ancêtres. Car le mal n'est pas une catégorie historique ou une maladie collectivement transmissible" (p. 179).

Et pour finir, d'accord avec Rioux qui écrit : "le passé colonial - le terme «mémoire», prudemment, est assez peu employé par ces minorités [pour ma part, je songe aux prétendus "Indigènes de la République"] – est un argument et un habillage pour mettre en cause le pays d'accueil ou sa nationalité" (p. 183). J'avais écrit des choses semblables (source).

 

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Clemenceau, pas vraiment opposant à Jules Ferry

Un chapitre du livre de Jean-Pierre Rioux me chagrine, celui relatif à Jules Ferry (p. 25-32). Il a raison de remarquer que dans son Rapport sur l'Algérie, de 1892, Ferry "fut donc souvent soucieux, in extremis, de réformes et de politique indigène" (p. 29).

Mais il accorde une plus-value morale à Clemenceau à propos de la formule "races inférieures". En réalité, les deux hommes partagent la même vision de l'humanité selon les paradigmes anthropologiques de l'époque. La rivalité n'est que tactique et politique. D'ailleurs, si on prend le soin de lire l'intégralité du discours de Clemenceau, on verra que sa protestation véhémente à l'évocation des "races supérieures" s'accommode chez lui-même d'un usage du mot "race". La "race jaune" est dite compétente en matière de diplomatie ; la "race française" est dite avoir du génie...

En réalité, le discours de Clemenceau du 30 juillet 1885 révèle des appréciations qui relativisent son "anticolonialisme" et la profondeur de son désaccord avec Ferry :

- certes, sa condamnation du distinguo "civilisations supérieures/civilisations inférieures" est nette ; mais s'adresse-t-elle vraiment à Jules Ferry ? Celui-ci utilise la distinction sans hétérophobie, sans penser qu'il y a, par essence, des peuples supérieures et d'autres, par essence, inaptes au progrès, voire même à éliminer pour cette raison ;

- le député républicain radical partage, avec Ferry et beaucoup d'autres, une vision du développement de la civilisation inévitablement inégalitaire, processus dont il faut tempérer les effets par l'action morale et politique : "il y a la lutte pour la vie qui est une nécessité fatale, qu'à mesure que nous nous élevons dans la civilisation, nous devons contenir dans les limites de la justice et du droit" ;

- dans sa critique de l'abus de la force, il établit lui-même une démarcation hiérarchique entre la "civilisation scientifique" et les "civilisations rudimentaires" ;

- enfin, on connaît sa réplique : "mon patriotisme est en France" ; ce qui autorise à penser son désaccord avec les républicains opportunistes (Ferry, Paul Bert...) en termes de conflit d'opportunité justement : "avant de me lancer dans des expéditions militaires, qui sont la caractéristique de votre politique, M. Jules Ferry, j'ai besoin de regarder autour de moi. (...) N'est-ce pas triste de penser que c'est en 1885, quinze ans après 1870, que nous sommes obligés de venir rappeler ces choses à la tribune française." Mais Ferry et Clemenceau ne sont ni racistes ni anti-racistes au sens du pathos qui domine la pensée française depuis plus de vingt ans.

Au final, Jean-Pierre Rioux reste accroché à la corde historienne même si l'on aurait pu souhaiter qu'il eut été un peu plus virulent avec ceux qui tentent de rabattre l'histoire sur une morale, sur une virulence mémorielle concurentielle et communautariste.

Michel Renard

 

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Jean-Pierre Rioux

 

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jeudi 7 mai 2009

lecture de : L'Europe face à son passé colonial

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à propos du livre

L’Europe face à son passé colonial

Jean-Pierre RENAUD

 

Livre intéressant et utile, mais livre déroutant. Le plan annoncé dans l’introduction n’est pas facile à suivre dans le corps de l’ouvrage. Est-ce dû à la difficulté que rencontrent certains universitaires à respecter une discipline intellectuelle commune ? Toujours la liberté universitaire ?

Il est en effet difficile de s’y retrouver dans l’articulation chronologique et conceptuelle des contributions.

L’introduction annonce trois lignes d’éléments utiles à la compréhension de la relation histoire et mémoire, au cours de la période post-coloniale :

- les processus repérables ;

- les phénomènes mémoriels repérables ;

- le domaine propre de l’historiographie.

Le lecteur attendait de pouvoir suivre l’examen de ces thèmes à partir d’une grille historique partagée, c’est-à-dire chronologique, ce qui n’est pas le cas.

Autre remarque, et compte tenu du titre, pourquoi avoir inclus dans l’ouvrage des pays non européens, le Japon, Haïti, et le Québec ? En ce qui concerne ce dernier pays, l’argument de transversalité opère effectivement, mais sur un autre plan.


l'histoire perdrait-elle son combat avec la mémoire ?


Il n’empêche que la juxtaposition des contributions décrit bien la problématique de la relation mémoire/histoire, problématique dynamisée par l’immigration, et manipulée par des politiques, des intellectuels, et quelquefois par des historiens.

À lire ces contributions, on en retire l’impression que l’histoire perd actuellement son combat avec la mémoire, mais une mémoire rarement définie, identifiée, et mesurée.

On voit bien, au cours de la lecture de ce livre, que l’histoire coloniale est oubliée dans la plupart des pays, alors que des groupes de pression surfent sur une mémoire coloniale sélective manipulée à l’avantage des thèses qu’ils défendent.

Et le livre apporte beaucoup d’informations sur le passé colonial des autres pays européens, souvent mal connu, même de la part d’esprits curieux.

La contribution relative aux soldats africains est intéressante pour un Français, car elle illustre parfaitement la problématique mémoire/histoire, ravivée par le film Indigènes. Elle replace leur concours sur un terrain historique et tord le coup à un certain nombre d’affabulations mémorielles. À chacun ses indigènes, comme l’écrit un des auteurs.

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(source Caom)

Je suis beaucoup plus hésitant sur tout ce qui touche à l’Algérie, tant il parait difficile encore de dissocier histoire et mémoire, compte tenu de l’importance des remontées permanentes de mémoire, manipulées ou non. La population d’origine algérienne, française d’origine ou non, a beaucoup de poids en France.

Un auteur évoque «une explosion mondiale des mémoires» (p. 144). Un autre auteur écrit : «La mémoire coloniale constitue depuis plusieurs années un sujet primordial dans le débat public français» (p. 219) Est-ce si sûr. Quelle mesure statistique  peut-il donner à cette affirmation ?

Un troisième auteur parle de «la mentalité collective» (p. 91). Il serait intéressant qu’il nous en donne, également, définition précise et bonne mesure statistique.

Mentalité collective, mémoire collective, stéréotypes, inconscient collectif, quelques uns des mots souvent utilisés par les mémorialistes coloniaux, et que l’on trouve aussi dans certaines contributions. Les historiens seraient bien inspirés de tenter de donner un contenu scientifique à ces mots, pour autant que cela soit possible.

Gaz en Éthiopie, extermination de populations en Afrique du Sud et dans le Sud Ouest Africain, colonisation française et belge comparée, guerre d’Algérie, Haïti, Japon, Québec, etc … sujets tellement variés en thématique et en chronologie, qu’il était difficile de mener complètement une analyse transversale et chronologique  de la problématique décrite.

Mais le compte des informations et des réflexions y est, d’autant plus qu’en conclusion du débat entre histoire et mémoire, qui nourrit tout le livre, Daniel Lefeuvre propose une mise en garde méthodologique salutaire, en préconisant un «retour sur quelques règles de la science historique», en bonne filiation de grands historiens reconnus pour leur rigueur scientifique, un Marc Bloch par exemple, ou dans le domaine de l’histoire coloniale, un Henri Brunschwig.

Jean-Pierre Renaud

 

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présentation du livre

La colonisation a-t-elle eu un "caractère positif" ou a-t-elle été facteur d'une exploitation et d'une domination féroces des peuples et des territoires colonisés ? Faut-il la traiter comme une page d'histoire parmi d'autres ou bien l'expier comme un péché, qui entache la France depuis plus d'un siècle ?

Loin d'être un objet froid de la recherche historique, le passé colonial nourrit aujourd'hui dans l'hexagone une véritable guerre des mémoires.

Depuis la loi du 23 février 2005 et son article 4, le débat fait rage autour de ces questions. Ces débats sont-ils uniquement franco-français ? Il suffit de porter le regard au-delà de nos frontières pour se convaincre du contraire. Au nom du gouvernement italien, Silvio Berlusconi ne vient-il pas de faire officiellement acte de repentance pour la colonisation de la Libye ? Ce livre le montre, toutes les anciennes puissances coloniales, sont confrontées à ce passé, le Japon ne faisant pas exception.

Comme d'ailleurs les sociétés anciennement colonisées. Cette approche comparative permet donc de mieux saisir ce qui, dans les débats sur ce passé, est spécifique à notre pays et ce qui relève d'un passé partagé des puissances impériales.

- L'Europe face à son passé colonial, dir. Daniel Lefeuvre, Olivier Dard, Guy Pervillé, Marc Michel, éd. Riveneuve, 2009.

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Hanoï, agent de police indigène (source Caom)

 

 

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samedi 12 janvier 2008

le passé colonial et ses séquelles

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La section de la Ligue des droits de l'Homme de l'EHESS organise

le mardi 15 janvier 2008

un

débat sur le passé colonial et ses séquelles

 

Dans l'amphithéâtre de l'École des Hautes Études
en Sciences Sociales (EHESS)
105, boulevard Raspail 75006 Paris
(Métro : Notre-Dame-des-Champs)

Plusieurs publications récentes permettent de mieux nous interroger sur la contradiction entre le fait colonial et les principes des droits de l'homme. Pourtant, le passé colonial semble faire retour, qu'il s'agisse du domaine de la politique africaine de la France ou de différentes tentatives de falsification ou d'instrumentalisation récentes de celui-ci. Ces questions, loin de concerner uniquement quelques spécialistes, ont des effets sur différents aspects de notre société d'aujourd'hui et concernent tous les citoyens.

de 17h à 18h15 : Le passé colonial. Nouveaux regards et résurgences actuelles.

Table ronde animée par Erwan Dianteill (anthropologue, EHESS), avec

René Gallissot, auteur de La République française et les indigènes. Algérie colonisée, Algérie algérienne (1870-1962), éditions de l'Atelier, 2006.

Jean-Pierre Dozon, auteur de Frères et sujets. La France et l'Afrique en perspective, Flammarion, 2003.

Catherine Coquio, auteur de L'histoire trouée. Négation et témoignage, L'Atalante, 2003.

 

 

de 18h30 à 20h : Le nécolonialisme  et la situation postcoloniale en débat

Table ronde animée par Gilles Manceron (historien), avec

Gabriel Périès, coauteur de Une guerre noire. Enquête sur les origines du génocide rwandais (1959-1994),  La Découverte, 2007.

Catherine Coquery-Vidrovitch, auteur de Des victimes oubliées du nazisme. Les Noirs et l'Allemagne dans la première moitié du XXe siècle, Le cherche midi, 2007.

Alain Ruscio, codirecteur de Histoire de la colonisation. Réhabilitations, Falsifications et Instrumentalisations, Indes savantes, 2007.

Marie-Claude Smouts, directeur de l'ouvrage La situation postcoloniale, préface de Georges Balandier, Presses de Sciences po, 2007.

 

 

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dimanche 14 octobre 2007

en finir avec les guerres de mémoires algériennes en France ? (Éric Savarèse)

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en finir avec les guerres

de mémoires algériennes en France ?

Éric SAVARÈSE et collectif

 

Rapport de recherche sur le projet de réalisation, à Perpignan, d’un site public de documentation et d’exposition sur l’Algérie : en finir avec les guerres de mémoires algériennes en France ?


Synthèse des travaux présentés et discutés autours de la Journée d’Études Montrer l’Algérie au public. Pour en finir avec les guerres de mémoires algériennes, organisée par Eric Savarèse, à Narbonne, le 19 avril 2007, sous l’égide du CERTAP, UPVD.


Rédigé par Éric Savarèse, le présent rapport intègre les contributions, réflexions et propositions de Raphaëlle Branche, maîtresse de conférence, Université de Paris-I, Jean-Robert Henry, directeur de recherche, CNRS, Jean-Charles Jauffret, professeur, IEP d’Aix-en-Provence, Claude Liauzu, professeur émérite (†), Université de Paris-VII, Gilbert Meynier, professeur émérite, Université de Nancy-II, Valérie Morin, docteure en histoire, Université de Paris VII, Guy Pervillé, professeur, Université de Toulouse-Mirail, Éric Savarèse, maître de conférence, Université de Perpignan Via Domitia, Yann Scioldo-Zurcher, docteur en histoire, EHESS, Benjamin Stora, professeur, I.N.A.L.C.O., Sylvie Thénault, chargée de recherche, CNRS.

Il est disponible sur le site de l’Université de Perpignan en format .pdf

 

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la Loge de Mer (Bourse des marchands) à Perpignan

 

Introduction

Le 23 mai 2006, le conseil municipal de la ville de Perpignan a voté la réalisation d’un Centre de documentation sur la présence française en Algérie. Selon les informations disponibles, il s’agit de procéder à la réalisation, sur le site de l’ancien couvent de Sainte Claire, d’une galerie d’exposition permanente de 300 m2, d’une salle d’exposition temporaire de 130 m2, d’un centre de documentation multimédia, d’une salle polyvalente destinée à accueillir débats et conférences ; des bureaux sont également destinés aux personnels administratifs, et une salle doit être affectée à une association dédiée à la défense, depuis 1973, d’une «culture pied-noir», et partenaire de la réalisation du Centre de documentation sur la présence française en Algérie, le Cercle Algérianiste.

Il s’agit donc à la fois d’un centre de documentation et d’exposition, ce qui implique une réflexion sur un projet global dont la fonction est double : documentaire et muséographique. Adossé au Centre de documentation précité, l’érection d’un «Mur des disparus», sur lequel serait inscrit les noms des Français d’Algérie morts pendant la guerre, et une citation d’Albert Camus en hommage aux harkis, est également prévu. Ces décisions se trouvent à l’origine d’un conflit où sont impliqués, d’une part, la municipalité de Perpignan, qui finance le projet (à hauteur, selon les informations, de près d’un million d’euros pour la réalisation du centre, et de 150 000 euros de budget de fonctionnement annuel), d’autre part le Cercle Algérianiste, association qui devrait fournir des fonds documentaires et qui participe au pilotage du projet au nom de la légitimité d’une revendication mémorielle, enfin le Collectif des opposants à l’édification d’un «musée à la gloire de la colonisation», qui dénonce une nouvelle entreprise de réhabilitation de l’histoire coloniale.

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Pour bon nombre d’universitaires, enseignants et chercheurs spécialistes, à divers titres, de l’Algérie, il apparaît que cette situation, qui appartient à ce que l’on peut nommer la guerre des mémoires algériennes, mérite une réflexion et, si possible, une médiation de la communauté scientifique ; que le temps des guerres de mémoires algériennes, marqué par l’existence de plusieurs groupes d’individus (tels que les pieds-noirs, les harkis, les anciens combattants...) au sein desquels certains militent pour la transformation de leur mémoire en histoire officielle, doit céder la place à la réflexion sur l’histoire des interactions franco-algériennes, saisies dans toute leur complexité. Sans nier la légitimité des processus mémoriels, il s’agit donc, d’une part, de valoriser une réflexion collective sur une histoire commune susceptible de nourrir l’apaisement, en favorisant la connaissance d’un passé à partir duquel Français et Algériens pourront rediscuter d’une histoire et d’un destin commun ; et, d’autre part, de travailler à la réconciliation, en France, des groupes porteurs de mémoires algériennes concurrentes.

Ces questions ont été évoquées et débattues à l’occasion d’une Journée d’Etudes sur le thème Montrer l’Algérie au public. Pour en finir avec les guerres de mémoires algériennes, réunie à Narbonne, le 19 avrilphotofaclsh 2007, à l’initiative d’Eric Savarèse, maître de conférences HDR à l’Université de Perpignan Via Domitia [ci-contre]. Le CERTAP - Centre de Recherches sur les Transformations de l’Action Publique, doit être remercié pour avoir financé cette manifestation et ainsi d’avoir permis la réunion de plusieurs historiens et autres chercheurs en sciences sociales, tous spécialistes, de par leurs travaux de recherches, de la question algérienne. Après avoir exposé des propositions pratiques, débattu, confronté des idées et des hypothèses, il est possible de proposer ici la synthèse d’une réflexion collective portant à la fois sur les enjeux impliqués par la réalisation d’un centre de documentation sur l’Algérie, et sur les précautions méthodologiques indispensables à la réalisation d’un espace destiné à montrer l’Algérie au public - la présence de salles d’exposition indiquant clairement, on l’a dit, qu’il existe un enjeu muséographique.

Les réflexions présentées à la suite ne sauraient être considérées comme un programme d’exposition ou d’archivage clef en main, mais comme une série de questionnements et de propositions destinées à la réalisation d’un centre de documentation et d’un espace d’exposition. En dépit de quelques divergences d’interprétation qui peuvent nourrir les débats, et parfois les controverses, entre chercheurs, des divergences qui peuvent et doivent être signalées et assumées, pour mieux souligner que nul n’a la prétention à s’ériger en censeur au nom d’une position d’universitaire. Au-delà, l’ensemble des participants à cette réflexion collective soutiennent sans réserve :

1) que le rôle des chercheurs spécialistes de l’Algérie n’est ni de nier la réalité ou la légitimité des processus mémoriels, ni de valoriser une mémoire contre une autre, mais de promouvoir l’élaboration d’un récit historique «vrai» dont la vocation est de réunir, et non d’exclure ;

2) qu’en tant que projet financé par des fonds publics, la réalisation, à Perpignan ou ailleurs, d’un centre de documentation sur l’Algérie concerne l’ensemble des citoyens et ne saurait s’adresser à une seule catégorie d’individus. C’est la raison pour laquelle ledit centre de documentation et d’exposition doit proposer une vision à la fois neutre et dépassionnée de l’histoire franco-algérienne, de façon à renseigner et non à influencer le public de visiteurs potentiels. À cet effet, seule la constitution d’un conseil scientifique doté d’autonomie et de pouvoirs de décision est susceptible de satisfaire à cette exigence. C’est la raison pour laquelle la question d’une possible architecture institutionnelle fait ici l’objet, à la suite des réflexions méthodologiques, de développements spécifiques.

La synthèse de la réflexion collective évoquée plus haut est présentée, à la suite, à partir d’une liste de propositions argumentées. Le présent rapport a bien été élaboré sur la base de recherches individuelles et d’échanges entre chercheurs [1] ; il a pu être relu et amendé par chacun des signataires après élaboration, par Éric Savarèse, de la version initiale. Il a également été réalisé en toute indépendance par rapport aux différents acteurs de la controverse qui s’est développée, à Perpignan, depuis plusieurs mois, autours de la réalisation du Centre de documentation sur la présence française en Algérie. Enfin, il a pour but explicite de favoriser l’histoire et le dialogue au détriment des conflits mémoriels. Il appartiendra donc aux différents acteurs impliqués de s’en saisir pour que ce travail, une fois rendu public, puisse à la fois nourrir et apaiser le débat.

 

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1 - Pour passer des conflits mémoriels à l’histoire,

saisir les enjeux de nomination

Les spécialistes de l’histoire de l’Algérie ont depuis longtemps pris acte de la difficulté à produire des travaux de recherche dans un contexte marqué par la multiplication des injonctions mémorielles, sinon par la concurrence des victimes. Ainsi, l’on peut être taxé «d’antifrançais» en établissant que l’OAS s’est rendu coupable de crimes, et de «colonialiste» en démontrant que des crimes (perpétrés notamment sur des «Algériens») furent commis sous la houlette du FLN. Les conflits mémoriels actuels invitent donc à interroger les conditions d’élaboration du récit historique : les mémoires constituent bien, parmi d’autres sources, des matériaux historiques à part entière, et la coupure entre histoire et mémoire ne saurait être trop rigidifiée. Toutefois, l’histoire et la mémoire n’ont ni les même fonctions, ni les mêmes modes d élaboration, puisque seule l’histoire est soumise aux exigences de la recherche scientifique – c’est à dire, notamment, à des exigences particulières en terme de questionnement, de sources, et de validation des résultats.

À titre d’exemple la question du rôle positif ou négatif de la colonisation, qui a occupé plusieurs médias lors de l’année 2005, n’appartient pas aux questions posées dans le cadre d’une démarche d’histoire ou de science sociale, qui ne saurait viser qu’à la compréhension et/ou à l’explication, et non au jugement rétrospectif sur le passé. D’où l’intérêt, et cela sans remettre en cause la légitimité des investissements dans les conflits mémoriels, d’interroger la construction des mémoires à travers des processus de sélection de souvenirs et d’oublis qui en sont constitutifs : les juifs de Constantine se souviennent massivement des évènements de 1934, où ils furent molestés, mais très peu nombreux sont ceux qui peuvent se remémorer des événements de 1956, où ce sont des juifs qui ont molesté des musulmans en guise de représailles à l’explosion de cafés fréquentés par des gens de confession juive. Plus généralement, la situation léguée par la guerre d’Algérie permet de rendre compte de conflits mémoriels entre des groupes d’individus qui n’ont ni les même souvenirs, ni, également, les mêmes oublis : les conflits, très actuels, autours des dates du 19 mars 1962, ou du 26 mars 1962, en attestent.

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La concurrence des mémoires se traduit, aussi et surtout, par des enjeux en terme de dénomination des groupes : la question du vocabulaire permettant de les nommer et de les présenter est donc fondamentale. Plusieurs solutions peuvent être envisagées, parmi lesquelles figurent, a minima, 1) celle de nommer les groupes d’individus en fonction de leur statut au moment évoqué, et donc d’utiliser les coupures entre «Européens» et «indigènes», «Français citoyens» et «Français non citoyens», «Français de souche Nord Africaine» et «Français de Souche Européenne»), et 2) celle de s’affranchir de l’histoire des classifications officielles, en utilisant des catégories élaborées pour les besoins de la recherche, comme celles «d’Algériens» et «d’indigènes». La première solution est destinée à coller à la réalité historique, la seconde permet de montrer que l’histoire est un récit construit à travers des questionnements et des concepts que des chercheurs élaborent ultérieurement.

Quel que soit le choix qui peut être effectué, il doit impérativement être explicité, notamment dans le cadre d’une exposition : le public doit être informé à la fois des questions de méthodes qui se posent pour décrire des populations («Algériens», «pieds-noirs», «rapatriés», «français citoyens», «français non citoyens»), et sur les origines et les usages de ces mots. Dans la situation coloniale comme dans bon nombre d’autres cas, les enjeux de nomination sont aussi des enjeux de pouvoir, et les mots font l’objet de luttes : tandis que les Français d’Algérie se proclamaient «Algériens», en tant que résidents d’une «province française», les anciens «indigènes» se proclament «Algériens» lorsque, investis dans la guerre d’indépendance, ils visent à se définir comme les occupants légitimes du territoire ; enfin, à partir de 1962 et de la définition d’un État Algérien, «l’Algérien» désigne tout individu ayant un lien de droit avec le nouvel État, c’est-à-dire tout individu de nationalité algérienne.

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Quels que soient les groupes et les enjeux de nomination, la question des appartenances confessionnelles, qui a également servi à désigner des «communautés» dans l’Algérie coloniale, ne saurait être esquivée. En particulier, désigner les «indigènes» comme «musulmans» est très simplificateur – jusqu’en 1870, les juifs appartiennent aux indigènes ; surtout, une telle adéquation consiste à ethniciser les individus, et conduit à naturaliser une coupure crée par le droit colonial.

C’est la raison pour laquelle certains «groupes d’individus», tels que les «juifs», sont particulièrement révélateurs des contradictions de l’histoire de l’Algérie et des interactions franco algériennes, et peuvent faire l’objet d’analyses spécifiques dont pourraient notamment rendre compte des expositions temporaires. Figurant d’abord parmi les «indigènes», sur un territoire où les premières classifications séparent des «européens» et des «indigènes», ils appartiennent ensuite massivement aux Français citoyens, et cela même si la population de confession juive comporte plusieurs petites communautés et que certains (comme ceux du M’ZAB) ne sont pas inclus dans le décret Crémieux (24 octobre 1870) relatif à la «naturalisation» des juifs. Les juifs font l’objet, en Algérie comme en métropole, de plusieurs manifestations virulentes d’antisémitisme : c’est le cas à Constantine, en 1934, ou encore lorsqu’ Édouard Drumont est triomphalement accueilli à Alger, en 1898, dans le contexte de tension crée par l’affaire Dreyfus, alors qu’il se présente aux élections législatives comme le «candidat antijuif».

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L’abrogation, sous Vichy, du décret Crémieux concerne 110 000 juifs, qui seront par la suite réintégrés puis massivement «rapatriés» en 1961 et 1962 : ils sont alors parfois désignés comme des «juifs pieds-noirs», expression impropre si l’on admet que sont «pieds-noirs», indépendamment de toute appartenance confessionnelle, les anciens Français citoyens rapatriés (certains harkis furent rapatriés, mais ils n’appartiennent pas aux anciens Français citoyens, et ne sont donc pas «pieds-noirs»). Le mauvais accueil des juifs d’Algérie par les juifs métropolitains appartient également à une histoire complexe qui doit être évoquée et exposée, car, à travers elle, il est possible de dévoiler comment interfèrent, dans le cadre de l’histoire coloniale et post-coloniale, de l’Algérie, les questions du culturel, du religieux, et du politique.

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Enfin, la question du vocabulaire est également problématique lorsqu’il s’agit de définir des structures sociales ou des processus historiques. Ainsi, la nomination de la guerre d’Algérie, longtemps désignée en France dans le registre de la guerre sans nom, fait l’objet de conflits qui n’ont rien de strictement sémantique : tandis que nier l’existence d’une guerre correspond à la position d’un État colonisateur qui entend rétablir l’ordre sur des départements français, la définition d’une « guerre de libération » appartient au vocabulaire et au point de vue du FLN, et l’expression de «guerre d’Algérie», officiellement reconnue par le législateur en 1999, a longtemps correspondu à un prisme français, et plus particulièrement à l’analyse du conflit à travers le rôle de la seule institution militaire. C’est pourquoi le terme de guerre d’indépendance, c’est-à-dire de guerre pour obtenir l’indépendance, peut être choisi pour dépassionner le récit, en s’efforçant d’attribuer aux mots une connotation autre qu’idéologique ou militante.

La diversité des contextes et la multiplicité des enjeux mémoriels et politiques implique donc de choisir un vocabulaire destiné à couper la production d’un récit sur l’Algérie de significations partielles et partiales, qui ne rendent compte que des points de vue d’acteurs «spécifiques» au détriment d’une histoire complexe.

 

2 - Pour un «récit vrai», penser l’articulation

entre l’histoire et la géographie de l’Algérie

Toute présentation de l’histoire de l’Algérie peut s’appuyer sur des cartes permettant de définir la réalité spatiale de la colonie. Les récits collectés auprès des Français d’Algérie soulignent en effet que lorsque ces derniers évoquent le pays, ils parlent essentiellement d’une portion réduite du territoire, et soulignent les différences entre les villes et le «bled». Les cartes de l’Algérie montrent sans ambiguïté une extrême concentration des Français citoyens sur le littoral et dans les grandes agglomérations urbaines - Alger, Oran, Constantine, Mostaganem -, tandis que de nombreux territoires sont sous administrés, et que l’Algérie Française a représenté une réalité fort lointaine pour de nombreux «Algériens». Cette répartition des populations doit être interrogée à plusieurs titres lorsqu’il s’agit de présenter l’histoire de l’Algérie.

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source : Caom

1) Tout d’abord parce puisqu’il conviendra de distinguer une Algérie des Français qui se concentre sur les villes côtières, d’une Algérie rurale qui, pour partie, ne voit pas les Français. Ce sont par exemple les témoignages collectés dans cette Algérie rurale qui permettent d’affirmer que dès 1945, le modèle colonial est contesté, et que si la guerre est déclanchée le 1er novembre 1954, la marche à la guerre recoupe la période 1945-1954.

De plus, cette répartition géographique des populations permet de souligner qu’au delà des coupures politiques et juridiques (notamment les discriminations en terme de civilité et de citoyenneté), des disparités économiques et sociales (les Français d’Algérie ont un niveau de vie inférieur à celui des métropolitains, mais très supérieurs à celui des Français non citoyens), il existe, au temps de l’Algérie Française, un clivage entre populations rurales et urbaines, clivage dont rendent compte un grand nombre de travaux et de témoignages.

2/ Ensuite parce que cette répartition des populations a des conséquences sur les perceptions des «Français non citoyens», puisque la plupart sont localisés dans des espaces où les Français citoyens sont absents. Elle permet également d’interroger les récits produits, après les «rapatriements», au sein d’associations, par d’anciens Français citoyens qui, devenus des «pieds-noirs», inventent une tradition, la tradition pionnière. Il s’agit d’une histoire de la colonie qui repose sur deux éléments, le pionnier et le colon, le colon appartenant aux héros qui domestiquent une terre aride et progressivement transformée en pays prospère.

Référence morale à un paradis perdu, un tel récit peut susciter des choix identitaires, puisqu’il autorise d’inscrire l’existence des «pieds-noirs» dans une histoire longue, entamée avec la conquête de l’Algérie, et par référence à une «culture» ancienne, alors que les pieds-noirs constituent un groupe récent. Un tel récit peut toutefois être confronté à la réalité sociale et spatiale de l’Algérie, où plus de 80 % des Français citoyens appartenaient aux populations urbaines, où les riches «colons» propriétaires terriens constituent une infime minorité (fût-elle influente et fort active, par l’intermédiaire des délégations financières) ; bref : où l’essentiel des Français d’Algérie n’appartiennent pas à la population rurale et ne travaillent pas dans l’agriculture. Cet élément est d’ailleurs fondamental, puisqu’il contribue à casser le stéréotype du «pied-noir» colon, enrichi en faisant «suer le burnous», un stéréotype que bon nombre de pieds-noirs peuvent légitimement contester.

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un stéréotype contestable

Ces éléments suggèrent que tout espace de documentation et d’exposition doit permettre au visiteurs comme aux chercheurs de disposer de l’ensemble des sources, documents, cartes, témoignages, et autres..., qui autorisent à la fois une réflexion critique sur l’histoire de l’Algérie, et une présentation de la diversité des récits à travers lesquels elle peut être décrite : montrer l’Algérie au public implique que celui-ci ait accès aux questions méthodologiques qui se posent lorsqu’il s’agit construire un centre de documentation et d’exposition.

Ainsi, au-delà de la tradition pionnière, associée à l’absence de définition de la réalité sociale et spatiale de la colonie, l’histoire de l’Algérie a aussi été inséré à un récit produit sous la troisième République, sur le modèle de l’histoire de France d’Ernest Lavisse ; un récit massivement diffusé aux écoliers sur les bancs de la communale, conté par les instituteurs comme par les rédacteurs de manuels scolaires, à travers lequel la colonisation est présentée à la fois en terme de mission civilisatrice et d’opération économiquement indispensable à une métropole appartenant aux grandes puissances.

Cette histoire incorpore les normes classiques d’une «histoire coloniale de la colonisation» : elle procède à la nationalisation d’une histoire coloniale qui n’est autre qu’une histoire de France transplantée sur le terrain colonial, une histoire dont les grands absents sont invariablement les populations colonisées. Mais sa «déconstruction» est à la fois le produit d’une réflexion produite en métropole et d’une critique élaborée par les anciens colonisés, et la diversité des récits historiques et des critiques de ces récits doit être évoquée et montrée au public. Un public auquel il convient de signaler que la remise en cause de l’histoire coloniale de la colonisation tient à son caractère partial parce que partiel : en faisant disparaître les «indigènes», c’est toute la question de la relation ou de la situation coloniale qui est absente.

Or, la situation coloniale suppose précisément d’être pensée en fonction de la concentration des Français citoyens sur le littoral et dans les grandes villes, puisque la description des relations entre les populations dépend de la présence ou de l’absence «française» : on ne vit pas à l’identique à Alger et dans le «bled».

Lorsque la rencontre coloniale permet d’observer des interactions entre deux populations placées en position dissymétrique dans la société algérienne, deux écueils doivent être évités. Le premier consiste à tenir pour fantasmatique l’existence de relations interindividuelles entre «Français» et «Algériens», c’est-à-dire entre «Français citoyens» et «Français non citoyens». La présence d’inégalités sociales et de discriminations politiques ne mutile ni les rencontres, ni les tensions, ni les relations amicales, et rien ne permet de nier formellement toute interaction. Le cinéma où la littérature rendent parfaitement compte de ces fragments d’histoire existentielle que l’analyse historique ne saurait faire disparaître.

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source : Caom

Mais il existe un second écueil consistant, à l’inverse, à se focaliser sur ces produits de fiction et de n’évoquer que des histoire individuelles, en évacuant les processus historiques et les structures de la société coloniale. Il convient donc de relever le défi d’exposer une histoire de la situation coloniale faite à la fois de barrières entre des communautés pour partie produites par le droit et par l’imaginaire (la distinction entre citoyens et non citoyens reposant au moins partiellement sur l’appartenance ou non aux «musulmans»), et de relations interindividuelles entre «Français» et «Algériens». Des barrières qui sont à la fois juridiques, politiques, économique et sociales, mais également morales et sexuelles, en rappelant que, d’une part, la règle souvent évoquée est que les «Algériens» et les «Français» pouvaient être frères, mais non beaux-frères, et que d’autre part ces derniers ont aussi été perçus, par exemple à leur arrivée en Algérie, comme des barbares consommant de l’alcool.

Séparation des «groupes» et relations interindividuelles entre «citoyens» et «non citoyens» ne sont donc contradictoires qu’en apparence : le général Massu lui même signalait qu’au plus fort de la «bataille d’Alger», en 1957, à un moment où les Français d’Algérie réclamaient la plus grande dureté à l’égard du FLN, toute arrestation d’un «Français non citoyen» provoquait l’intervention d’un «Français citoyen» convaincu que son ami ne pouvait appartenir aux «rebelles» !

La singularité de la situation coloniale algérienne réside dans le fait qu’à la différence de colonies asiatiques où les métissages ont été, quoi que quantitativement réduits, assez nombreux pour susciter une législation, les rencontres en Algérie ont eu lieu aux marges des groupes, à la fois en raison du statut de la femme musulmane, de l’interdit religieux, et de la présence précoce de femmes au sein de la population colonisatrice. D’où l’acuité de la question des passeurs, qui apparaît avec la question des - rares - mariages «mixtes» (Mme Abbas est une «française d’Algérie»), des conversions (sur ce point les cas de Dinet, Eberhard, Ould Aoudia), et des changements de nationalités (Monseigneur Duval).

Compte tenu des enjeux inséparablement mémoriels et politiques qui demeurent associés aux différents récits ici évoqués, il n’est pas souhaitable qu’un centre de documentation et d’exposition sur l’Algérie porte le nom de Centre de documentation sur la présence française en Algérie. Une telle appellation est associée à récits desquels les colonisés sont les grands absents, et à travers lesquels il n’est pas possible de saisir la complexité de l’histoire franco-algérienne.

 

3 - Pour une histoire critique de l’Algérie,

définir la question des temporalités

Le mythe de la terre vierge que les Français auraient découverte en 1830 ne saurait tenir lieu de mise au point factuelle, en particulier parce que les écrits du Maréchal Bugeaud, comme les récits de la résistance à la conquête menée par Abd el Kader, témoignent du fait que les populations qui habitaient l’Algérie cultivaient la terre bien avant l’arrivée des Français. Les «Algériens» ont une histoire entamée avant le imageI6Vdébarquement de Siddi Ferruch, et seule une vision colonialiste, réduisant l’Algérie à une simple création française, et les Algériens à un statut unique de colonisés, pourrait enfermer l’histoire de l’Algérie entre 1830 et 1962.

C’est la raison pour laquelle un centre de documentation et d’exposition sur l’Algérie ne saurait être construit en établissant des barrières chronologiques par trop rigides. On rejoint là les réserves ci dessus évoquées quant à la dénomination de Centre de documentation sur la présence française en Algérie. Bien entendu, la période coloniale doit être expliquée et analysée dans toute sa complexité, mais il convient de souligner que le meilleur moyen d’y parvenir est de ne point enfermer l’analyse dans un temps strictement colonial – ou post colonial, car cette approche présente le risque d’occulter tout ce qui ne dépend pas directement de la présence française.

De plus, les interactions franco-algériennes ne se limitent pas à la période coloniale : non seulement elles acquièrent un nouveau sens juridique après 1962, avec la définition légale d’une nationalité algérienne, mais elles intègrent immédiatement un discours universaliste tiers-mondiste dans lequel se reconverti pour partie le vieux discours universaliste colonialiste de la IIIe République, la France passant, dès l’étape des indépendances, du statut de puissance coloniale à celle de pays ami du Tiers-monde !

Tout projet à visée documentaire et muséographique sur l’histoire de l’Algérie doit donc éviter de réifier une vision colonialiste en commençant brutalement l’exposé des faits et des documents en 1830, et en cessant la présentation des faits et des processus en 1962. D’où le risque d’avoir à gérer une chronologie gigantesque, donc difficilement utilisable, qui pourra être évité en s’interrogeant plus ou moins brièvement sur l’Algérie avant 1830, des développements plus conséquents pouvant notamment faire l’objet d’expositions temporaires.

Une telle expérience n’a d’ailleurs rien d’inédit, puisqu’elle a pu être réalisée dans la cadre d’une exposition préparée à Aix en Provence, et par la suite présentée dans l’enceinte du Centre des Archives d’Outre Mer (CAOM), puis sur d’autres sites français et algériens, sur le thème La France et l’Algérie. Destins etlalgerieetlafrance imaginaires croisés. À partir d’un synopsis comportant douze séquences permettant de décrire les relations franco algériennes dans un cadre chronologique souple, et non circonscrit à la période 1830-1962, il a été possible de montrer qu’un tel travail, souvent décrit comme une gageure, est parfaitement réalisable, et peut être très favorablement accueilli par un public caractérisé par son extrême diversité ! La qualité du travail réalisé par un scénographe professionnel, la diversité des documents, et le montage numérique de l’exposition ne sont probablement pas étrangère à ce succès. Mais au-delà de la dimension technique, c’est le contenu de l’exposition et la stricte recherche d’une «neutralité axiologique» dans l’écriture qui a permis, associé aux documents présentés, d’ébaucher les contours d’une histoire commune aux Algériens et à l’ensemble des Français porteurs de mémoires en conflit.

Reste que la période dite «coloniale», plus haut définie à partir une distinction entre une Algérie française pendant 132 ans, et une Algérie des Français qui n’évoque qu’une partie du territoire, doit faire l’objet d’un travail de périodisation spécifique : comment aborder – mais sans s’y limiter – la période comprise entre 1830 et 1962 ? Sur ce point comme sur d’autres, il convient d’éviter tous les découpages qui incorporent une vision plus ou moins normative de l’histoire. En particulier, il n’est pas possible de retenir la thèse dite des deux temps de la colonisation, à travers laquelle sont isolées deux périodes : l’une, courte et violente, de la conquête, s’accompagnant de victimes, de souffrances, et d’exactions, l’autre, plus longue, douce, non violente, civilisatrice, celle d’une Algérie heureuse et associée à la mise en valeur d’un territoire. Une telle perception de l’histoire de l’Algérie peut faire, a minima, l’objet d’une double réserve :

1) d’une part, elle ne saurait contribuer à mettre fin à la guerre des mémoires algériennes. La lecture des débats parlementaires permet de souligner que cette thèse a plusieurs fois été mobilisée à l’Assemblée Nationale au cours des discussions sur le vote de la loi du 23 février 2005, puis lors du débat aboutissant, au mois de novembre de la même année, au refus de l’abrogation de l’article 4 mentionnant que les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer. Or, en procédant à un arbitrage en faveur d’une mémoire au lieu de promouvoir la socialisation d’un récit historique acceptable par des groupes porteurs de mémoires concurrentes, cette loi a contribué à attiser les tintin1conflits et à diviser les Français sur la question algérienne. D’ailleurs, aujourd’hui, ses adversaires regrettent que d’autres articles contestables du texte ne soient pas abrogés, tandis que les partisans de ladite loi déplorent que l’article 4, au centre de toutes les polémiques, ait été abrogé par décret, après une décision de «délégalisation» du Conseil Constitutionnel.

2) d’autre part, la thèse des deux temps de la colonisation trouve, dans le contexte des guerres de mémoires algériennes, une autre expression : il s’agit de l’idée selon laquelle la réduction de l’histoire de l’Algérie aux huit années de guerre, sur 132 ans de présence française, relève de la simplification outrancière, voir de la caricature. Si l’histoire de l’Algérie ne saurait être réduite ni à la guerre d’indépendance, ni, a fortiori, à la présence française ou à l’Algérie Française, il reste impossible de séparer le conflit qui se déroule entre 1954 et 1962 des interactions franco-algériennes : la guerre d’Algérietintin3 n’est pas, à elle même, sa propre explication, et, en admettant que les causes précèdent, au moins pour partie, les effets, la compréhension du conflit suppose de lier la guerre à des processus historiques qui se produisent avant son déclenchement au sein de la société algérienne.

Parmi les éléments clefs, on pourra mentionner les revendications à la citoyenneté, la formation de la nation algérienne comme instrument de mobilisation contre le colonisateur, la paupérisation des paysans «Algériens», et toutes les fissures décelables au sein de la société coloniale. On pourra également interroger les conséquences à long terme d’éléments moins directement impliqués dans les années de «marche à la guerre», mais contribuant à expliquer les fissures du «modèle colonial», tels que l’inscription dans les mémoires de la répression de la révolte Kabyle de 1871, la participation des «indigènes» aux deux conflits mondiaux, la célébration fastueuse et ostentatoire du centenaire de l’Algérie française de 1830, de l’échec du projet Blum-Violette, le statut de l’indigénat, etc...

Il n’est donc pas possible de séparer deux temps courts et violents, ceux de la conquête et de la guerre, et un temps long qui serait celui d’une Algérie heureuse, sans mutiler l’analyse de la société algérienne. L’une des solutions possibles reste donc de définir trois périodes, c’est-à-dire en premier lieu celle qui s’étend de 1830 à 1871, soit le temps de la conquête et de l’administration militaire du territoire (période 1), en second lieu celle du temps «pacifié» de l’Algérie française (période 2, entre 1871 et 1945), enfin celle comprise entre 1945 et 1962, qui englobe la marche à la guerre, le conflit et l’accession à l’indépendance (période 3) ; il ne s’agit pas là de soutenir que la guerre commence en 1945, mais de se donner les moyens d’expliquer la marche à la guerre.

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De plus, un tel découpage permet de lier histoire et mémoire en admettant que pour décrire les souvenirs d’une Algérie perdue, qui alimente la nostalgie des actuels pieds-noirs, c’est la seconde période (entre 1871 et 1945) qui demeure centrale. L’analyse des multiples figures de la «nostalgérie» est sur ce point fondamentale si l’on admet que seule la prise en charge de la diversité des points de vue – par exemple par la juxtaposition des histoires individuelles qui peuvent contribuer à l’élaboration progressive d’un récit collectif – permettra de sortir des barrières produites par la colonisation, et par là des guerres de mémoires algériennes qui restent alimentées par les vieux clivages.

La promotion d’une histoire qui soit rigoureuse sur le plan factuel, et qui prenne en compte la diversité des processus mémoriels, permet de mettre l’histoire au service des mémoires, et les mémoires au service de l’écriture d’un récit historique sur lequel des groupes concurrents en matière de perception de l’histoire franco-algérienne peuvent s’appuyer.

En atteste, d’ailleurs, le fait que les processus mémoriels sont dynamiques, que les mémoires sont travaillées par l’histoire, et que des auteurs comme Jules Roy ont d’abord fait l’objet de sentiments de rejet chez des pieds-noirs avant d’être réintégré dans une mémoire collective en mutation. Il est donc tout à fait possible de ne point nier la légitimité des processus mémoriels sans céder aux exigences de la recherche en sciences sociales, et ainsi d’admettre que l’histoire est l’un des moyens de jeter des passerelles entre les mémoires. D’où l’impératif de multiplier les documents et les points de vue.

 

4 - Pour «comprendre et transmettre»,

multiplier les documents et les points de vue

Plusieurs projets à visée à la fois historiographique, muséographique, mais également pédagogique et mémorielle, ont fait l’objet de travaux et de communications, sans parler des polémiques suscitées par l’érection, dans plusieurs villes du sud de la France, de stèles ou de monuments considérés comme des mesures de réhabilitations de l’OAS. Avant de s’interroger sur la diversité de ces dynamiques mémorielles, il est possible de prendre appui sur des réflexions suscitées par des projets tels que celui de la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration, ou encore celui du Mémorial de la France d’Outre-Mer à Marseille («Mémorial» ou «Historial», les deux expressions ayant été tour à tour mobilisées), enfin sur la réalisation, sur le site de Montredon-Labessonnie, dans le département du Tarn, d’un Conservatoire de la guerre d’Algérie et des combats de la Tunisie et du Maroc, c’est-à-dire d’un lieu dont la mission était de devenir un support de mémoire sans rien céder en matière d’exigences sur la vérité historique.

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source

Ce dernier exemple servira de point de départ, puisque, suite à la réalisation d’un monument destiné à servir de lieu de recueillement, la décision de créer un conservatoire de la guerre d’Algérie, avec pour fonctions d’évoquer des expériences vécues, de collecter et de conserver des témoignages et des objets, d’acquérir des ouvrages de bibliothèque, mais également de rendre compte de la trame historique, un projet à la fois historique et pédagogique a du être élaboré : il s’agissait de s’interroger sur le contenu d’une exposition permanente, et de consigner le travail des «historiens» dans le cadre d’un rapport destiné à éviter d’éventuels dérapages pouvant alimenter la guerre des mémoires.

Les buts explicites du projet sont condensés dans une devise, Comprendre et transmettre, adoptée à l’unanimité des participants – c’est-à-dire des anciens combattants de toutes «obédiences», des universitaires, ainsi que des «experts» et représentants des administrations publiques. Les principes qui président à sa réalisation peuvent être croisés avec ceux qui ont pu être définis à propos du mémorial de Marseille, suite au travail de plusieurs spécialistes : on les présente à la suite, en y associant quelques réflexions produites sur la base d’autres corpus documentaires.

1) Ne jamais donner une seule vision d’un vécu, surtout lorsque les questions évoquées sont particulièrement sensibles, comme celles du putsch de 1961 ou des accords d’Evian. Tout projet d’exposition, de conservatoire, de musée, d’historial ou de centre de documentation veille en particulier à ne gallissotpoint réduire une histoire à l’une de ses dimensions. Le cas de l’histoire coloniale suppose donc une articulation entre une histoire nationale, une histoire métropolitaine, mais aussi celle des anciens «indigènes» et, plus généralement, celle de l’ensemble des groupes d’individus impliqués. Cette exigence est fondamentale dans un contexte où, d’une part, l’histoire est devenue un bien de consommation culturelle, et d’autre part les «minorités culturelles», porteuses de revendications mémorielles, disposent d’une visibilité accrue dans le champ culturel et politique français.

D’où, également, l’indispensable articulation du travail des chercheurs et des militants : alors que ces derniers veulent légitimement faire entendre leur point de vue, il est impératif de veiller à la prise en compte de tous les aspects de l’histoire et de rigoureusement définir, à cet effet, la place des chercheurs.

Cette dernière question est bien l’un des enjeux fondamentaux, et communs à l’ensemble des projets historiques et mémoriels qu’il est possible de recenser ; mais, dans la mesure elle fait l’objet des développements finaux de ce rapport, elle sera momentanément laissée en suspens.

Quoi qu’il en soit, le respect de la pluralité des points de vue demeure déterminant quant à la conduite d’un projet de site de documentation et d’exposition, en particulier sur des thèmes comme celui de l’Algérie, qui font toujours l’objet de conflits mémoriels et de débats passionnels. C’est pourquoi, au-delà des éléments ici exposés, et qui nous paraissent devoir présider à la constitution d’un centre de documentation, nous ne pouvons que noter qu’un mur mettant en avant certains morts plutôt que d’autres représenterait, pour celui ou celle qui fréquenterait le centre, un signe évident indiquant la proximité du centre avec une lecture du passé ne faisant pas l’unanimité [2] .

2) Ne jamais exclure mais rassembler. La prise en compte de la réalité historique comme de la diversité des enjeux mémoriels et des postures victimaires impose non seulement de nuancer, mais aussi de ne point oublier que des exactions ont été commises dans les deux camps. En matière de guerre d’Algérie, seul un récit historique qui intègre les questions du terrorisme, de la torture, du massacre des harkis et de l’exode des Français d’Algérie est susceptible de préfigurer l’indispensable reconnaissance mutuelle des souffrances ; une reconnaissance mutuelle qui, au-delà de la litanie des horreurs vécues par les Algériens et par les Français, constitue le seul véritable acte mémoriel qui puisse, en pratique, susciter l’apaisement.

3) Tout centre de documentation et d’exposition sur l’Algérie doit être à la fois un lieu de dépôt et de mise en relation de plusieurs sites documentaires. De la sorte, un site de documentation et d’exposition réalisé à Perpignan peut être associé à d’autres projets tels que le projet du Mémorial du camps de Rivesaltes, pour partie consacré à la constitution d’un patrimoine archivistique sur la question des harkis, ou au Centre des Archives d’Outre Mer (CAOM, Aix-en-Provence). En effet, la diversification des regards pose le problème de la constitution des collections, qui ne sauraient venir que «d’un côté», et doivent englober, via les réseaux informatiques et l’outil multimédia, des documents et témoignages les plus divers.

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salle de lecture du Caom

Il n’est pas souhaitable de réaliser un centre de documentation ou un musée des indigènes ou des communautés françaises, puisqu’il s’agit de groupes d’individus dont l’histoire ne saurait être comprise indépendamment des relations avec d’autres groupes. À cet effet, la constitution d’archives orales, mais aussi de documents les plus variés émanant de l’ensemble des syndicats, des partis, des associations, peuvent être compilées au côté des œuvres (tableaux, œuvres littéraires, photographies, cartes postales, documents filmographiques) qui rendent pour partie compte d’une époque.

Seule la diversité des documents permet de rendre compte de la variété des points de vue, ce que montre la production cinématographique sur la guerre d’Algérie. En effet, la thèse selon laquelle cette guerre est absente du cinéma a longtemps prévalu, alors qu’il y a eu des réalisations et que la censure n’explique pas tout. Or, dans l’ensemble, le public français n’a pas été séduit par les films proposés. De plus, dans la quasi totalité des cas, ces films ne sont pas tournés en Algérie, puisqu’il est délicat d’y réaliser un film dans les années qui suivent l’indépendance, et que ces films s’adressent à un public métropolitain qui, dans504571 l’ensemble, ne connaît pas l’Algérie. Mais les réalisateurs sont confrontés à une guerre qui demeure largement sous représentée : beaucoup de films sur la guerre mettent en avant des histoires individuelles, où l’ennemi est invisible, où la torture peut être évoquée, mais jamais montrée.

C’est la raison pour laquelle il n’y a pas de représentation cinématographique de la violence et de la guerre. Ainsi, au delà du silence et des «politiques de l’oubli» élaborées dans l’ancienne métropole, ce sont d’autres sources qui permettent, progressivement, de s’interroger sur la guerre dans toutes ces dimensions. Bien entendu, cette problématique de la présence absence ne fait plus réellement sens alors que la guerre d’Algérie est aujourd’hui présente au cinéma comme à la télévision, que la violence a été évoquée, que la question de la torture a fait l’objet de débats publics et de travaux scientifiques novateurs. De plus, depuis la fin des années 1980, plusieurs documentaires télévisés ont permis de décrire des points délicats et peu éclairés par l’historiographie, comme l’opposition de l’OAS à De Gaulle.

C’est bien la grande variété des sources aujourd’hui exhumées qui permet de représenter la diversité des situations vécues par des acteurs placés en position variable dans l’espace des luttes menées autours de l’histoire franco-algérienne, et c’est la diversité des collections de documents qui, parmi d’autres éléments déjà évoqués, permettra de sortir des camps légués par la guerre. Privilège du contemporain, il est devenu possible de multiplier les supports et d’aborder l’histoire de l’Algérie à travers des documents d’archives classiques, qui rendent notamment compte des pratiques politiques, administratives, judiciaires et militaires, mais également à partir de supports tels que les romans, les fictions, les films.

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carton d'archives au Centre des Archives d'Outre-Mer à Aix-en-Provence

Autant de documents qui permettent d’interroger une histoire vécue sans céder aux injonctions mémorielles, en croisant les points de vue et les sources. Plusieurs expériences de travaux scientifiques collectifs montrent que les produits de fiction tels que les romans qui appartiennent à la «littérature coloniale» ou à la «littérature d’exil» offrent, au côté de sources archivistiques, de croiser des dynamiques politiques, sociales et culturelles, et s’avèrent être d’excellents supports dans le cadre de la réalisation d’une exposition.

Interroger la diversité des points de vue et des documents qui en rendent compte appartient donc aux exigences propres à la réalisation d’un site destiné à montrer l’Algérie au public. Cette approche doit également contribuer à apaiser les souffrances liées à la violence en évoquant tous les sujets sensibles.

 

5 - Pour apaiser les souffrances, montrer l’ensemble

des groupes d’individus impliqués, dire les violences

L’indépendance de l’Algérie crée une situation inédite : après la longue promotion, sous la IIIe République, d’une tradition républicaine convertie en mémoire nationale, l’État français se trouve confronté à la gestion des conflits mémoriels – en particulier avec les séquelles de Vichy et de l’Algérie. D’où l’urgence de décrire l’histoire de chacun des groupes d’individus investis dans la guerre des mémoires, de rendre compte de la diversité des individus et des associations qui entendent les représenter, de saisir l’évolution des revendications et des situations.

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En matière d’Algérie coloniale et de guerre d’Algérie, le simple fait de mentionner les souffrances ou la violence implique d’évoquer l’ensemble des acteurs impliqués, c’est-à-dire les français d’Algérie devenus des pieds-noirs, les harkis, les Français non citoyens devenus Algériens, les immigrés en provenance d’Algérie, les opposants à la guerre d’Algérie, les anciens combattants et les appelés du contingent. Il n’est pas question de présenter, dans le cadre de ce rapport, l’essentiel des éléments historiques destinés à satisfaire la soif d’histoire de la guerre d’Algérie qui se manifeste, depuis quelques années au sein de la société française, où les ouvrages de bibliothèque se multiplient, et alors que des «moments d’émotion» rendent compte des enjeux mémoriels et font émerger la question de la violence. Sur ces différents points, quelques principes simples d’exposition peuvent être définis.

1) Dans la mesure où ce sont les exactions commises et subies qui se trouvent à l’origine des principales souffrances, il n’est pas possible de traiter des interactions franco-algériennes sans dire la violence. Sur ce point, en dépit des questions méthodologiques complexes sur les différentes manières de dénombrer les victimes – les témoignages disponibles peuvent notamment être confrontés aux registres de décès pour dénombrer les victimes des événements de Constantine des 12 mai 1956 et jours suivants -, la question des morts pendant le conflit ne peut être esquivée.

Signaler que les «Français non citoyens» comptent plus de victimes que les «Français citoyens» ne s’apparente pas à une vision pro-FLN, mais correspond au strict énoncé d’éléments factuels qui n’altèrent, en rien, la souffrance vécue par les pieds-noirs ; de même que l’information selon laquelle le FLN a tué plus d’Algériens» que de «Français» n’appartient pas aux répertoire des mythes constitutifs de l’Algérie Française, mais à l’analyse des conséquences d’une stratégie de guerre et de ses répercussions dans les mémoires. Il convient donc, d’une part, de dire les exactions commises dans tous les camps, et de n’omettre ni les crimes de l’OAS, ni la séquence tragique de la fusillade de la rue d’Isly, le 26 mars 1962 à Alger, ni les crimes perpétrés le 5 juillet, à Oran, ni la torture, ni le rôle de l’armée, ni les exécutions sommaires, ni les attentats, ni la «corvée de bois», etc...

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victime algérienne du F.L.N.

Fondée à dire la violence pour apaiser les souffrances, une telle approche n’a de sens que si toutes les souffrances et toutes les violences sont conjointement évoquées. D’autre part, le corpus de sources utilisées pour mettre à jour les crimes et autres exactions devra être défini et décrit, et les problèmes méthodologiques soulevés par le dénombrement des morts durant le conflit doivent être présentés : les débats sur le nombre de victimes parmi les harkis sont suffisamment «lourds» pour être précisés, même si la réalité historique ne se résume pas à un macabre comptage des victimes. On le sait : si les souffrances ne sont pas directement proportionnelles au nombre de morts, les usages des chiffres sont fondamentaux en matière de revendications mémorielles et d’injonctions victimaires.

2) La diversité des situations à l’origine des souffrances individuelles et collectives doit également être présentée dans son historicité. Il convient par exemple d’interroger le brutal exode des pieds – noirs, entamé en 1961, dans un contexte fortement anxiogène. À ce moment, en effet, bon nombre de Français d’Algérie sont inquiets pour leur sécurité, et les départs s’accélèrent après le 19 mars 1962, alors que l’OAS a appelé à la grève générale et choisi de déclencher une série d’attentats destinés à «rendre l’Algérie» dans l’état où les Français l’avaient trouvé en 1830. Certaines questions ne peuvent être que partiellement résolues, puisqu’il demeure impossible d’affirmer que, sans les attentats perpétrés après le 19 mars par l’OAS, les pieds-noirs seraient restés en Algérie, même si, dans cette hypothèse, il n’y aurait probablement pas eu un tel exode précipité. En effet, les accords d’Évian comportaient un certain nombre de garanties juridiques en faveur des pieds-noirs, qui avaient trois ans pour décider s’ils optaient pour la nationalité algérienne. Mais la situation du nouvel État, les programmes de nationalisation, puis la politique d’arabisation incite à la prudence.

Point n’est toutefois besoin de céder aux mirages d’une histoire contre factuelle dédiée non pas à interroger ce qui est advenu... mais à construire des hypothèses sur ce qui aurait pu se passer, sans pouvoir procéder à la démonstration. Après 1962, l’État français va progressivement construire une politique de «métropolisation» des Français d’Algérie destiné à leur insertion économique et identitaire dans une France «hexagonale». Quoi que financièrement coûteuse, cette politique échoue partiellement : d’abord en raison de l’accumulation de textes et de lois qui empêchent une prise en compte globale du problème, chaque nouvelle loi étant destinée à corriger les imperfections de la précédente ; ensuite parce qu’il s’agit d’adapter cette politique de métropolisation aux réalités du «rapatriement» (comment traiter le cas des femmes dont le mari a disparu), dans un contexte où les pratiques administratives varient selon les anciennes catégorisations coloniales (les harkis ne bénéficient pas des même mesures que les anciens Français d’Algérie) ; enfin en raison des sentiments ambivalents (tristesse, rancoeurs, etc...) éprouvés par les pieds-noirs, en dépit d’une insertion économique bien réussie.

Les Harkis ont également une histoire non limitée au conflit, puisque, parmi ceux qui sont restés en Algérie, certains furent victimes de terribles représailles, tandis que les harkis «rapatriés» n’ont pas bénéficié des mêmes mesures «d’intégration» que les pieds-noirs, que certains ont vécu plusieurs années dans des camps avant de pousser le cri des oubliés... Les anciens combattants ont longtemps milité pour l’obtention de droits d’abord niés à ceux qui avaient livré une guerre non reconnue comme telle, les appelés du harkiscontingent se sont longtemps murés dans le silence, tandis que les algériens qui émigrent dans la France post-coloniale cristallisent la plupart des stéréotypes et des sentiments de rejet qui se produisent avec la conversion de l’immigration de travail en immigration de peuplement. Dans l’espoir d’un improbable retour, ces derniers ont souvent dissimulé leur appartenance au MNA, mal perçue en Algérie lorsque le FLN prend les commandes du nouvel État après l’indépendance.

3) Chacun des groupes d’individus doit être saisi dans sa diversité, sous peine d’hypostasier des sentiments collectifs qui ne traduisent que les postures de militants ou de sous-groupes. C’est le cas des anciens Français non citoyens, qui peuvent être décrits dans le registre de la diversité culturelle et linguistique en présentant la question kabyle, mais aussi les usages de la coupure Arabe/Kabyle dans le contexte colonial. De même, il n’est pas possible de mentionner les «Algériens» sans évoquer les principales séquences d’une histoire inséparablement politique et sociale marquée par la dépossession foncière, les famines, la crise de la paysannerie, les premières vagues d’émigration vers la métropole qui sont celles de paysans kabyles dès 1895 ; sans mentionner, en miroir de ces transformations sociétales, les mutations culturelles, l’analphabétisme et la présence de jeunes «Algériens» instruits comme Mouloud Feraoun, la découverte de la nation et de l’indépendance nationale comme outil de mobilisation politique par des étudiants «algériens» formés dans les universités françaises.

C’est également le cas des pieds-noirs ou des harkis, qui comptent un grand nombre de représentants et d’associations formulant des revendications fort distinctes : aucune ne saurait être considérée comme seule dépositaire de la mémoire d’une «communauté». Pour s’en tenir à une expression localisée de la guerre des mémoires algériennes, certaines associations de harkis sont proches d’associations comme le Cercle algérianiste, tandis que l’une d’entre elles – Harkis et droits de l’homme - appartient aux opposants au projet de réalisation d’un Centre de documentation sur la présence française en Algérie à Perpignan ! Fossiliser des oppositions entre des «communautés», c’est participer à construire des identités collectives qui sont d’abord le produit de stratégies identitaires ciblées et parfaitement identifiables.

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6 - Pour désamorcer les conflits, décrire

et déconstruire les stéréotypes

Nul regard sur l’Autre ne pouvant s’élaborer sans stéréotypes, ces derniers sont indispensables à la rencontre de récits et de mémoires mutilées en vue de jeter, sur la base d’un récit historique élaboré avec les exigences de la recherche scientifique, des passerelles entre les groupes en conflit. Les stéréotypes produits au temps de l’Algérie coloniale et après l’indépendance doivent donc être systématiquement rappelés, pour se voir méthodiquement déconstruits.

Ils concernent au premier chef les anciens Français non citoyens, qui ont d’abord fait l’objet d’une multitude de préjugés informés par des références à un certain évolutionnisme autrefois omniprésent : la problématique du retard relatif séparant, au delà des «Algériens», l’ensemble des populations du globe de l’Etat colonisateur servant de modèle de civilisation est trop bien connue pour être longuement décrite. Politiquement, elle est alimentée par le discours républicain sur la mission civilisatrice de la France, largement battu en brèche même s’il a parfois été subrepticement réintroduit dans le cadre de prises de positions récentes. Les «Algériens» ont également fait l’objet d’une vision «essentialiste», à travers laquelle l’Arabe serait, en tant que tel et de façon intemporelle, un être paresseux, lâche, fourbe, cupide et cruel, d’une vision disqualifiée par l’ensemble des travaux historiques et anthropologiques. Mais ces stéréotypes sont remobilisés, avec des ajustements, dans la France métropolitaine des années 1980, lorsque la question de l’immigration intègre l’agenda électoral et que les expressions «d’immigrés» et de «maghrébins», sinon «d’algériens», sont progressivement considérés comme synonymes.

Les stéréotypes concernent également les harkis, désignés par les uns comme de «bons patriotes» ayant opté pour la France, par les autres comme des «traîtres» à leur nation. Or, d’une part, les techniques d’enrôlement de l’armée française sont multiples, au point que des recherches pionnières montrent que certains Français non citoyens se sont simplement engagés parce qu’ils craignaient pour leur vie après avoir été vus auprès d’un officier, ou pour obtenir une solde, un fusil, de la nourriture, pour protéger leur famille et non pour «défendre une patrie» : la diversité des trajectoires individuelles incite à la prudence ; d’autre part, le processus de formation de la nation algérienne n’étant pas achevé dans les années de guerre, il reste problématique d’envisager que les forces supplétives de l’armée française aient trahis une nation, ou «collaboré» avec une armée au service d’une autre communauté nationale – celle associée à l’État colonisateur.

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Pieds-Noirs libérés des geôles algériennes, plusieurs mois après l'indépendance

Des stéréotypes récurrents concernent également les pieds-noirs, qui doivent également être analysés avec précision. En particulier celui du pied-noir colon, riche propriétaire terrien dont la fortune serait lié à la terre et à l’exploitation systématique des «arabes» par des «colonialistes». Bien entendu, il s’agit là d’un cliché jauni qui, pas plus que la tradition pionnière déjà évoquée, ne rend compte de la réalité sociale et spatiale d’une Algérie coloniale ou plus de 80 % des Français citoyens résident dans les grandes villes, occupent des emplois de postiers, d’enseignants, de commerçants, de mécaniciens, et disposent d’un revenu disponible environ 15 % inférieur à celui des Français de métropole.

D’où un certain nombre d’incompréhensions qui perdurent. Quelle que soit, en effet, la diversité des jugements qu’ils portent sur le fait colonial et l’indépendance algérienne, le souvenir d’un accueil exécrable de la part des Français métropolitains demeure ancré chez un grand nombre de pieds-noirs.

Ces derniers déplorent de porter seul, aux yeux des Français de métropole, la «faute» de l’échec du système colonial. D’où l’indispensable travail sur les stéréotypes, croisé à l’évocation des politiques coloniales, pour montrer que, les pieds-noirs ne pouvant être considérés comme les seuls responsables des politiques de conquête ou de l’échec des politiques coloniales – ils jouent aussi le rôle de fusibles en 1961 et 1962 -, il n’est pasOAS3 nécessaire de réhabiliter les discriminations coloniales ou les exactions de l’OAS pour accorder aux anciens Français d’Algérie leur place dans l’histoire et la mémoire nationale. D’autant que l’une des ambiguïtés des politiques dites de métropolisation des pieds-noirs est d’être associées à des stéréotypes, puisque, dès leur arrivée, le gouvernement entend souligner auprès des métropolitains qu’ils avaient toute légitimité à être reçus en métropole, et que c’était leur mentalité coloniale qui allait faciliter l’intégration (et pas les impôts de leurs concitoyens, les gouvernant craignant leur probable désapprobation).

Le «mauvais accueil» n’est principalement pas le fait des autorités, même si certains maires, comme celui de Marseille, ont fait savoir qu’ils ne souhaitaient pas une installation des rapatriés, tandis qu’il se murmure que d’autres, comme celui de Montpellier, sont politiquement favorables aux pieds-noirs : il serait le produit d’une lassitude relative à huit années de guerre d’Algérie, et d’une opinion alimentée par des stéréotypes. D’où les émissions de télévision consacrées à l’intégration des pieds-noirs, les considérations sur le «caractère valeureux» des Français d’Algérie, les reportages sur leur réinstallation comme agriculteurs : la télévision a bien participé à la diffusion de cette imagerie coloniale éculée, bien avant de dépolitiser et de dépassionner le sujet sous les traits d’humoristes emblématiques qui ont popularisé une image plus légère, associée à la bonne humeur.

Mais ces clichés rassurants ne sauraient dissimuler les vrais enjeux, qui concernent 1) le fait que bon nombre de groupes d’individus tels que les harkis, les immigrés ou les pieds-noirs ont longtemps figuré, avec des temporalités différentes, parmi les non-lieux d’histoire, mais également 2) les dissensions politiques qui traversent des groupes comme les pieds-noirs où se côtoient des initiatives en faveur de l’érection de stèles en mémoire de l’OAS, et des écrivains «anticolonialistes» et critiques envers les principes racistes arton9357que leur propre éducation incorpore, et enfin, on l’a vu, 3) la diversité des revendications mémorielles.

En la matière, là encore, l’on ne saurait trop suggérer d’utiliser les multiples produits de fiction, tels que les romans ou les films, pour rendre ces stéréotypes et leur critique accessibles. De même que les fragments d’histoire existentielle y apparaissent, parfois dans toute leur complexité, la fiction rend compte, d’une part, de l’absence de certaines populations - c’est le cas des «indigènes» dans le cinéma colonial ; mais elle rend compte, d’autre part, de la construction des clichés à travers lesquels les diverses «populations» sont identifiées, et les recompositions des stéréotypes qui demeurent travaillés par l’histoire : ainsi, c’est bien dans le cinéma français des année 1970 qu’émerge le thème du pied-noir, à travers l’incrustation d’un nouveau personnage plutôt qu’à partir d’une représentation de l’Algérie coloniale ou des Français d’Algérie pendant la guerre. Ce dernier thème sera d’ailleurs plus significativement traité au cinéma et à la télévision dans les années 1990. En dépit des sentiments d’absences légués par les produits de fiction, ils constituent des documents historiques particulièrement significatifs pour aborder des histoires complexes qui impliquent, on l’a évoqué, de multiplier les points de vue et les sources.

 

7 - Pour refuser tout discours autoritaire,

assumer l’existence de doutes et

de divergences d’interprétation

L’exemple des événements du 12 mai 1956 et des jours suivants à Constantine est particulièrement significatif de la fonction de l’honnêteté intellectuelle pour toute démarche d’histoire et de sciences sociales, comme pour toute démarche à visée muséographique. Le 12 mai 1956, donc, à Constantine, en représailles à des explosions de cafés fréquentés par des juifs, des juifs ont exercé des représailles à l’encontre de musulmans, et le chiffre de 230 victimes a pu être publié. Or, il ne repose que sur un témoignage, ce qui interdit de rendre ce témoignage productif au sens historique, puisqu’il n’a pas été croisé avec d’autres sources, comme les registres de décès, ou encore d’autres témoignages. Tout spécialiste de l’Algérie est susceptible, comme tout chercheur, quelle que soit sa discipline, de commettre des erreurs d’interprétation ou d’analyse et, à la suite, de produire des conclusions erronées : le reconnaître fait partie des bons usages du métier, et les travaux scientifiques destinées à interroger la validité de résultats ou d’hypothèses de recherche prolifèrent dans les revues professionnelles.

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"Plaque commémorative apposée par le maire de Paris sur le pont
Saint-Michel, pour le 40e anniversaire de la manifestation du 17 octobre 1961."
© IM'média

C’est la raison pour laquelle un tel rapport ne prétend pas livrer la vérité, mais proposer des balises méthodologiques propres à éviter certaines erreurs déjà commises, et notamment celle de réduire l’histoire de l’Algérie à une sorte de signification univoque. Il est cosigné par des chercheurs qui assument certains de leurs désaccords, et peuvent régulièrement en débattre à l’occasion de colloque ou de publications. Par exemple, au sein des auteurs participant, il existe des analyses sensiblement différentes à propos de la «bataille d’Alger» (1957) : il s’agit là de divergences professionnelles, qui concernent l’analyse des documents connus, et qui demeurent relativement rares mais existent.

En revanche, les chercheurs ont également des sensibilités comme citoyens, et, à l’heure où l’Algérie en particulier, et l’histoire coloniale en général ont cessé d’être invariablement évoquées dans le registre de l’absence ou de l’amnésie, il est parfaitement légitime que des débats aient lieux sur des questions telles que la fracture coloniale, la repentance, la guerre et l’État colonial, ou encore, parmi d’autres thèmes souvent évoqués, celui de l’adoption de points de vue officiels sur l’histoire, avec pour objectif de faire trois_couleursmémoire, par le législateur. Les lois mémorielles, telles que, parmi d’autres, les loi Gayssot (1990), Taubira (2001), ou celle du 23 février 2005, peuvent faire l’objet d’analyses très diverses, et rendent parfaitement compte des différentes sensibilités des auteurs.

Ainsi, il n’existe pas d’accord unanime à propos de la loi Taubira, qui reconnaît la traite et l’esclavage comme «crime contre l’humanité», prévoit que ces drames reçoivent la place qu’ils méritent dans l’enseignement, et de ses comparaisons possibles avec la loi du 23 février 2005, qui impose l’enseignement d’une vision positive de l’œuvre française outre-mer. En revanche l’expression de «rôle positif de la présence française outre-mer» est, ici, unanimement jugée problématique, et ne satisfait aucun des co-auteurs de ce rapport, qui privilégient tous l’histoire problème sur le jugement rétrospectif sur le passé. De la sorte, des divergences peuvent être formulées, mais elles n’altèrent pas la possibilité de mettre en commun des compétences professionnelles pour participer à un travail de médiation scientifique. Reste donc la question de la place des chercheurs et des autres acteurs impliqués.

 

 

 

 

 

8 - Pour réunir et non diviser, définir

une architecture institutionnelle appropriée

Le cas plus haut évoqué de Montredon Labessonie, comme l’exposition réalisée à Aix-en-Provence, ou encore la réalisation de la cité de l’immigration, suggèrent que les divergences d’interprétation et les conflits mémoriels peuvent être sublimés si un travail d’analyse rigoureux et honnête est associé à un dialogue constructif avec les acteurs, et qu’une éthique de la discussion puisse être définie et respectée. L’une des formes modernes de la dénégation est en effet de rejeter dans le camp des «révisionnistes», voir des «falso-révisionnistes», tous ceux dont la vision de l’histoire n’est pas conforme à celle que l‘on voudrait imposer. Vomir de tels propos fait partie des usages à proscrire si l’on souhaite sortir de la guerre des mémoires algériennes : d’abord parce que ce type d’injures alimente les conflits mémoriels que l’on souhaiterait dépasser, ensuite parce qu’elles n’ont pas leur place dans le cadre d’une discussion argumentée et raisonnée.

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L’expérience du Conservatoire de la guerre d’Algérie réalisée dans le Tarn montre qu’il est possible de travailler avec des représentants des anciens combattants dont les tendances politiques étaient très disparates, puisqu’elles allaient du Parti communiste à la droite républicaine traditionnelle. Bien entendu, la cas de Perpignan est plus complexe, puisque plusieurs types d’acteurs – la municipalité, le Cercle algérianiste, et le collectif des opposants au Musée... - sont impliqués, et qu’aucun chercheur ne voudrait individuellement servir de caution scientifique à un projet qui ne saurait faire consensus. C’est pourquoi, il convient aussi de définir une possible architecture institutionnelle appropriée, en s’appuyant sur des projets existant, comme celui du Mémorial de Rivesaltes, où, parmi plusieurs autres commissions, deux structures coexistent :

- une commission mémoire, où les associations sont représentées dans leur diversité, débattent, formulent des revendications. L’enjeu est fondamental dans la mesure où le projet a été impulsé au sein de la société civile, suite au refus, formulé en 1997, de voir disparaître un site qui permettait d’évoquer l’histoire croisée de l’État et de plusieurs groupes d’individus ayant séjourné, dans des conditions diverses, dans le camp de Rivesaltes.

- un conseil scientifique, avec à sa tête un professeur réputé pour ses compétences scientifiques, et d’autres universitaires dont la diversité des travaux autorise de s’interroger en détail sur un camp qui a tour à tour accueilli des républicains espagnols, des juifs, et des harkis. C’est ledit conseil qui concentre l’essentiel des pouvoirs de décisions, même s’il n’est pas le seul architecte ou maître d’œuvre du projet.

Une architecture institutionnelle semblable pourrait être adoptée pour réaliser un site documentaire et muséographique sur l’Algérie à Perpignan. Elle permettrait en effet de concilier plusieurs exigences qui, faute d’une répartition adéquate des taches, risquent de demeurer contradictoires. On résume ici nos proposition à partir de trois suggestions.

trois suggestions

1) Il s’agit d’abord donner la parole aux associations, qui, en tant que représentants de segments de la société civile, doivent pouvoir formuler des revendications. De la sorte, le Cercle algérianiste aurait bien entendu vocation à participer à un projet auquel il demeure légitimement attaché. Mais, au delà, il convient, d’une part, que d’autres associations représentants les pieds-noirs soient invitées, pour ne point alimenter l’illusion d’une perception «univoque» ou «moniste» à propos d’un groupe d’individus qui est aussi représenté par des associations comme «Coup de soleil» (dont l’une des priorités est d’organiser le salon «Maghreb des livres»), de façon à réunir, parmi d’autres, des auteurs français et algériens ; et, d’autre part, il convient de consulter d’autres associations, représentant les autres groupes d’individus impliqués par l’Algérie, ainsi que le collectif des opposants au projet. La fécondité du dialogue suppose de ne point écarter la diversité des acteurs et des points de vue, qui pourraient s’exprimer au sein d’une commission mémoire et société civile – parmi d’autres appellations possibles.

2) Il s’agit également d’utiliser les compétences de professionnels reconnus par leurs travaux, en formant un conseil scientifique présidé par un universitaire qui aurait pour mission de s’entourer des spécialistes de son choix, et en premier lieu de travailler, après avoir pris connaissance des différentes revendications mémorielles et civiques, à la réalisation d’une exposition permanente sur l’Algérie. Ce conseil pourrait également travailler à proposer des expositions temporaires, des conférences, à définir des pratiques de collecte et d’archivage, à proposer des références bibliographiques et des documents destinés à nourrir un centre de documentation multimédia. Seul un conseil scientifique dont la qualité scientifique est indiscutable, et dont l’autonomie comme les pouvoirs de décision, sont garantis, peut, au côté de divers représentants du monde associatif et des administrations, participer à la conduite de cette aventure périlleuse, en prenant des décisions collégiales.

3) La communication entre ces deux instances et la réalisation pratique des travaux pourrait être assurée par une instance telle qu’une commission de pilotage, composée de l’administration municipale élargie à d’autres experts, par exemple en puisant dans le personnel investi dans le pilotage d’autres projets (on pense au Mémorial de Rivesaltes, pour des questions de proximité, mais sans exclusive), ou dans un autre cadre à définir. Cette commission pourrait recruter le personnel technique (infographiste, etc...) indispensable à la réalisation du projet - personnel dont le travail devrait être défini et périodiquement supervisé par le conseil scientifique.

Signataires :
Raphaëlle Branche, Jean Robert Henry, Jean-Charles Jauffret, Claude Liauzu [3] , Gilbert Meynier, Valérie Morin, Guy Pervillé, Eric Savarèse, Yann Scioldo-Zurcher, Benjamin Stora, Sylvie Thénault.

 

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Annexe : Une note sur le «Mur des disparus» *

L’éventuelle érection d’un «mur des disparus» ne peut pas être ici évoquée comme la question de la réalisation d’un site public de documentation et d’exposition sur l’Algérie. En effet, si cette dernière initiative est susceptible d’une analyse fondée sur des éléments d’histoire et de méthodes des sciences sociales, et le rapport qui précède en témoigne, l’inscription des noms des Français d’Algérie disparus pendant la guerre d’indépendance sur un mur relève plus précisément de la politique mémorielle. C’est la raison pour laquelle il apparaît préférable de dissocier, analytiquement, les deux questions. De plus, la thématique du «mur des disparus» n’a fait l’objet ni d’un travail spécifique ni de débats collectifs lors de la Journée d’Études du 19 avril dont la présente synthèse est en grande partie l’émanation. On se contente donc de définir une position collective modérée et argumentée.

Il a été longuement souligné que toutes les violences devaient être dites [4] , et l’on doit ajouter que les Français d’Algérie devenus pieds – noirs ont parfaitement le droit d’honorer leurs morts. Mais l’inscription, sur un mur, des noms de tous les disparus parmi les Français d’Algérie se heurte à un problème éthique, puisque cela reviendrait, de facto, à graver dans la pierre les noms de ceux, minoritaires, qui figurent parmi les anciens activistes de l’OAS. De la sorte, les descendants des victimes de cette organisation criminelle se sentiraient légitimement insultés. Mais dans la mesure où de nombreux individus furent victimes de la fusillade de la rue d’Isly, le 26 mars 1962 à Alger, ou des évènements tragiques d’Oran, le 5 juillet de la même année, sans être coupables d’aucune exaction ou d’aucun acte terroriste, leurs noms pourraient être mentionnés. Compte tenu du fait qu’il n’est pas possible d’établir une liste rigoureuse de victimes non liées à l’OAS, deux solutions peuvent être retenues :

1) La première consiste à renoncer à l’érection d’un mur des disparus, le projet étant inspiré d’une politique mémorielle ne pouvant faire l’unanimité pour les raisons évoquées ;

2) La seconde consiste à inscrire sur le même mur l’ensemble des victimes du conflit, en mentionnant les Français d’Algérie, en évoquant les Harkis, et en signalant les victimes connues (Max Marchand, Mouloud Feraoun, Salah Ould Aoudia) ou anonymes de l’OAS, de façon à ne point procéder à un choix entre les différentes catégories de victimes.

Sans juger de la légitimité des revendications mémorielles, et en s’interdisant tout arbitrage entre des groupes d’individus porteurs de mémoires en conflit, il apparaît que cette position est la seule qui puisse être collectivement soutenue dans le cadre de notre démarche.

* cf. mise au point de Guy Pervillé

 

Notes
[1] Aucune référence bibliographique n’est mentionnée dans ce rapport qui a vocation a être rendu public : il s’agit de privilégier le confort de lecture sur les usages et la rigueur universitaire.
[2] Voir en annexe.
[3] Claude Liauzu est décédé le 24 mai, soit quelques heures avant de finaliser la diffusion de ce rapport, qu’il avait accepter de signer. Il figure donc légitimement parmi les signataires de ce texte.
[4] Voir notamment la page 15 du présent rapport : «Il convient donc, d’une part, de dire les exactions commises dans tous les camps, et de n’omettre ni les crimes de l’OAS, ni la séquence tragique de la fusillade de la rue d’Isly, le 26 mars 1962 à Alger, ni les crimes perpétrés le 5 juillet, à Oran, ni la torture, ni le rôle de l’armée, ni les exécutions sommaires, ni les attentats, ni la «corvée de bois», etc... Fondée à dire la violence pour apaiser les souffrances, une telle approche n’a de sens que si toutes les souffrances et toutes les violences sont conjointement évoquées».

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dimanche 7 octobre 2007

Changer le regard sur l'immigration (Jacques Toubon)

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Changer le regard sur l'immigration

Jacques TOUBON

ancien ministre et président de la Cité nationale de l'immigration

 

 

Le Monde, 6 octobre 2007

Conçue sous la gauche, décidée par Jacques Chirac, la Cité nationale de l'histoire de l'immigration ouvre enfin ses portes. Comment expliquer que ce projet ait mis tant de temps à se concrétiser et ait été finalement réalisé par la droite ?
28198Jacques Toubon
- Entre le moment où la décision de créer la Cité a été prise - au début du quinquennat de Jacques Chirac -, et celui de son ouverture, il s'est seulement déroulé quatre ans et demi. Une période relativement courte, finalement, pour une institution inédite. C'est la maturation de l'idée qui a été longue : lancée il y a vingt ans par des historiens et des militants, elle a effectivement connu un sort indifférent pendant les années 1980-1990.

 


il y a encore à gauche une confusion entre esclavage,

colonisation et immigration

Durant toute cette période, l'accent était davantage mis sur la différenciation, le droit à la différence, que sur la démarche d'intégration, qui caractérise le modèle français. Le meilleur exemple est la proposition faite par Lionel Jospin, ministre de l'éducation, de développer un enseignement des langues d'origine. Cette idée était intellectuellement contraire à celle de raconter une histoire de la France reconnaissant la place déterminante de l'immigration dans la construction collective. C'est à partir de la campagne présidentielle de 2002 et la réélection de Jacques Chirac que l'intégration a été remise à l'honneur, sur l'idée que l'immigration était un phénomène durable et incontournable, qu'il fallait travailler sur l'intégration de ceux qui arrivent comme de ceux qui sont déjà là, que notre société était une société de diversité, et que cette diversité devait être prise en compte sans que notre modèle d'intégration, universaliste et égalitaire, ne soit remis en cause.
La gauche, si elle avait été au pouvoir, aurait-elle mené à bien ce projet ? Je n'en suis pas si sûr. Car il y a encore à gauche une confusion entre esclavage, colonisation et immigration. Et cette confusion est un obstacle à la réalisation d'un tel projet.

Ce projet est-il encore porté, soutenu par le pouvoir actuel ? Le jour de son ouverture, la Cité ne sera pas officiellement inaugurée, ni par Nicolas Sarkozy ni par le ministre de l'immigration, Brice Hortefeux.
Jacques Toubon
- Ma préoccupation, ma priorité est d'ouvrir la Cité, de la faire vivre. En faire un événement20040820_interv_toubon_1 politique m'importe peu. Mon souhait est que la Cité accrédite son propre message et qu'on ne lui en impose pas un. L'histoire a une force en elle-même qu'il faut absolument protéger. Ce faisant, quelle que soit l'apparence du discours politique aujourd'hui, je ne pense pas qu'ait disparu cette idée que la France est une société de diversité. Il est certain que le discours actuel insiste davantage sur l'idée de fermeture que sur celle d'ouverture. À entendre Nicolas Sarkozy devant les Nations unies, il semble néanmoins qu'il y ait davantage une continuité qu'une rupture avec les années Chirac, sur tous ces sujets concernant les valeurs fondamentales. En tout cas, depuis l'installation du nouveau gouvernement, je n'ai rencontré aucune difficulté, ni explicitement ni implicitement.

N'est-il cependant pas surprenant que l'Institut d'études sur l'immigration et l'intégration soit créé au sein du Haut Conseil à l'intégration au moment où on lance la Cité ?
Jacques Toubon - Ce n'est pas très judicieux. Mais cela ne change en rien notre vocation et notre message. 01_salla_dioramaLa Cité travaille sur une matière beaucoup plus précise : les faits historiques. Ce nouvel institut a, lui, plus vocation, pour ce que j'en sais, à travailler sur la philosophie et les idées.

N'y a-t-il pas contradiction entre l'ouverture de ce musée, qui signe la reconnaissance de l'apport de l'immigration dans l'histoire, et la politique actuelle, qui semble davantage stigmatiser l'immigré qu'en souligner l'apport ?
Jacques Toubon - Très franchement, non. Je ne crois pas que la politique de Nicolas Sarkozy et de ce gouvernement rompe avec les principes républicains, en particulier avec le principe d'intégration. L'identité française qui est aujourd'hui mise en avant est une identité non pas essentielle, mais une identité construite. L'identité que nous présentons à la Cité est celle d'une France, d'une civilisation qui a fait son miel de cultures, de religions, de modes de vie différents, et ce depuis au moins deux siècles. Ainsi, je ne pense pas du tout que notre projet soit mis en cause par la mise en avant de l'identité française. C'est en ce sens que j'ai toujours dit aux historiens travaillant avec moi qu'il ne fallait pas s'arrêter aux mots.

Leur démission au printemps pour dénoncer l'amalgame entre immigration et identité nationale vous a-t-elle surpris ?
Jacques Toubon - Je comprends que l'on puisse réagir à la conjonction, au "choc" des mots immigration et identité nationale. Car cette collision peut effectivement faire référence à des périodes historiques et à des idéologies d'exclusion. Leur réaction s'explique, mais elle est politique. La meilleure réponse qui soit à cette collision des mots, c'est la Cité elle-même, car elle repose sur un ensemble de faits historiques,item_img_big_817_fr_chantier_2 scientifiques. La Cité apporte au débat, mais elle n'est pas dans le débat politique.

Ce qu'elle symbolise n'est-il pas toutefois contradictoire avec le souhait du chef de l'État d'instaurer des quotas d'entrées par nationalité ?
Jacques Toubon - Je ne crois pas. Je ne récuse pas, sur le principe, l'idée de contingents professionnels et régionaux. Je préfère le terme de contingent à celui de quotas, qui sous-tend une idée de proportion. Simplement, une telle politique ne peut être conçue et conduite au niveau d'un seul État. La construction d'une politique européenne de l'immigration légale sera un des thèmes de la future présidence française de l'Union européenne. Dans ce cadre-là, au regard des besoins professionnels, mais aussi à l'aune des relations qu'entretient l'Europe avec telle ou telle région du monde, pourraient être définis des contingents, comme le fait le Canada de manière ouverte et démocratique.

N'est-il pas de la responsabilité d'organisations comme l'Union européenne de définir à l'échelle d'un continent ses relations avec le monde, de se comporter en acteur de la mondialisation ? Organiser les flux migratoires, c'est reprendre en main son propre sort. En matière d'immigration aussi, l'Europe doit être acteur. J'ajoute que travailler dans une telle perspective permet de restituer les mouvements migratoires, de voir par exemple que le mouvement de migrants entre l'Afrique du Nord et l'Europe est bien moindre que celui existant entre le Mexique et les Etats-Unis.

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Que pensez-vous de l'idée de recourir à des tests ADN pour les candidats au regroupement familial ?
Jacques Toubon - Mieux vaudrait en discuter dans un débat sur la bioéthique que lorsque l'on parle d'immigration. Mais il est incontestable qu'aujourd'hui faire famille ne signifie pas simplement engendrer. Et, au-delà des principes, il ne faudrait pas que cela devienne une condition supplémentaire au regroupement familial, supplémentaire et discriminatoire. Une telle disposition pourrait être censurée par le Conseil constitutionnel, non pas tant pour des questions de principe, car après tout juridiquement il est toujours possible d'étendre l'article 16 du code civil, mais parce que cela apparaîtra comme une entrave au regroupement familial, non conforme aux principes définis en 1979 par le Conseil d'État.

Établissement public, la Cité ne risque-t-elle pas de livrer une lecture partielle de l'histoire de l'immigration ?
Jacques Toubon - Non, parce que nous sommes partis du travail des historiens. Tous les textes sont de leur plume. Et autant, sur l'histoire de la colonisation, des divergences existent, autant, sur l'histoire de l'immigration, les chercheurs s'accordent sur l'essentiel. La Cité est une institution culturelle éducative scientifique et civique, au sens où son rôle est d'éveiller la conscience politique des gens. Non par un discours politique mais par la connaissance.
La mission de la Cité est de changer le regard sur l'immigration, d'en faire une question rationnelle et non plus fantasmatique. La question de l'immigration sera toujours débattue mais nous avons besoin d'un débat plus serein.

Que peut être cependant un musée sur l'histoire de l'immigration sans le fleuron des universitaires spécialistes du sujet ?
525895584_102d60fd66Jacques Toubon - Il ne faut pas se leurrer. D'un côté, les historiens mènent l'action en tant que citoyens et ils en ont le droit. Et de l'autre, ils continuent à travailler avec nous. Ils sont à la base de toutes les activités de la Cité. La Cité travaille et continuera à travailler avec le fleuron des universitaires. D'autant qu'à partir de ce fleuron, une des missions de la Cité est d'essaimer, de susciter des initiatives de collectivités locales, de jeunes chercheurs, d'associations, et de leur donner du sens. L'exposition permanente que nous ouvrons le 10 octobre n'est qu'une goutte d'eau au regard du travail qu'il y a à faire, notamment auprès des millions d'élèves et d'étudiants.

Vous êtes-vous inspiré des autres musées du même type existant dans le monde, comme celui d'Ellis Island à New York ?
Jacques Toubon - De mes visites d'Ellis Island ou du Musée de la civilisation à Québec, pour ne citer qu'eux,20040820_interv_toubon_1 j'ai tiré des enseignements sur la scénographie, la muséographie, et notamment l'importance de l'audiovisuel. Ce qui m'a paru essentiel, c'est l'idée de faire du visiteur un "fréquenteur". Des lieux de ce type ne sont pas simplement des musées que l'on visite pour voir des choses, mais ce sont des lieux utiles, répondant à une demande, à un besoin. Des lieux où l'on revient, comme on "fréquente" le café du coin.

Ancien ministre, Jacques Toubon est président
de la Cité nationale de l'histoire de l'immigration
- propos recueillis par Laetitia Van Eeckhout

 

 

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- sur la photo de groupe ci-dessus, de gauche à droite : Vincent Viet, Nancy Green, Patrick Weil, Gérard Noiriel, Janine Ponty

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samedi 6 octobre 2007

Contre les manipulations de l’histoire (Sylvie Thénault)

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Contre les manipulations de l'histoire

Sylvie THÉNAULT

 

L'Humanité, 5 octobre 2007
Entretien avec Sylvie Thénault, spécialiste de la guerre d’Algérie

La fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de Tunisie, prévue par la loi du 23 février 2005, sera créée en 2008. Pourquoi critiquez-vous ce projet ?
Sylvie Thénault
- Une fondation pour la mémoire n’est pas une fondation pour l’histoire. Dans un contexte de concurrence mémorielle, nous n’avons pas besoin de travaux destinés à abonder dans le sens des revendications de certaines victimes, contre les autres. Cette fondation est instituée par une loi qui ne rend hommage qu’à une seule catégorie de victimes. Ce ne serait donc pas la mémoire de tous. Ce qu’il faut, au contraire, c’est un apaisement qui passe par des travaux d’histoire indépendants et détachés de toute revendication mémorielle.        

Une reconnaissance officielle des crimes commis durant la guerre d’Algérie contribuerait-elle à cet apaisement ?
Sylvie Thénault - Ce n’est pas certain car les souffrances individuelles pourraient perdurer. Mais cet acte de reconnaissance est nécessaire pour que cesse une politique publique de la mémoire qui, sur la guerre d’Algérie, favorise les victimes du camp de l’Algérie française en oubliant les autres. Je regrette énormément que les débats autour de cette question soient systématiquement disqualifiés, soit par l’usage du mot «repentance», que personne ne soutient, soit par le fait que le chef de l’État algérien instrumentalise cette question à son profit. Je regrette qu’on oublie l’existence de victimes qui souffrent encore.        

Dotée d’un budget, cette fondation pourrait financer des travaux de recherche…
Sylvie Thénault
- Au regard de la pénurie de moyens dans la recherche publique, c’est sans doute là le point le plus grave. Les dotations publiques des laboratoires, allouées sans conditions, sont en diminution. A priori, il n’y aura pas de recrutements au CNRS en 2008. La baisse globale des moyens va aggraver une tendance déjà existante : les chercheurs doivent répondre à des appels d’offres ou solliciter des subventions en dehors de la dotation publique. Dans un tel contexte, les financements qui proviendraient de cette fondation pourraient apparaître une aubaine. À ceci près que c’est une fondation pour la mémoire, pour une certaine mémoire. Ce qui peut faire craindre la définition de critères préjudiciables à l’indépendance des chercheurs.

Que pensez-vous des projets de «musées de la colonisation» promus par des nostalgiques de l’Algérie française ?
Sylvie Thénault - Ils visent à offrir au public une version de l’histoire qui n’est pas du tout validée par les chercheurs. Or le musée, pour la transmission de nos savoirs, est un espace fondamental. Autre problème : ces musées se veulent des centres documentaires. Comme la fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, cela pose un dilemme aux chercheurs. Faut-il boycotter ces institutions ? Sur ce point, un désaccord existe. De mon point de vue, entrer dans ces institutions, c’est prendre le risque, à son corps défendant, de se transformer en caution.                

Le ministre de l’Immigration et de l’Identité nationale a annoncé l’inauguration d’un institut de recherche sur l’immigration et l’intégration. Est ce son rôle de superviser des travaux de recherche ?
Sylvie Thénaut  - Pour les promoteurs d’une telle conception, «l’identité nationale» se travaille aussi par le recours à l’histoire. Il est donc logique qu’ils s’intéressent à la recherche. Pour désamorcer toute critique sur l’indépendance de cet institut, ce dernier a été rattaché au Haut Conseil à l’intégration, un organisme préexistant à la création d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale et rattaché au premier ministre. Mais, en réalité, cela n’offre aucune garantie d’indépendance.

Que vous inspirent, comme historienne, les usages politiques de l’histoire que multiplie le pouvoir ?
Sylvie Thénaut - Un sentiment contrasté. Je reste convaincue que le passé appartient à tous. Chacun peut s’en saisir et l’utiliser, du militant associatif au chef d’État. D’autant que certaines interventions peuvent être positives. Je pense à la reconnaissance, par Jacques Chirac, en 1995, de la responsabilité de l’État français dans la déportation des juifs, ou encore au vote, en 1999, d’une loi introduisant enfin l’expression «guerre d’Algérie» dans les textes officiels. Vouloir poser une exclusive des historiens sur le passé n’aurait donc pas de sens. Dans le même temps, les historiens, par leurs connaissances et leurs méthodes, ont une légitimité particulière. Cela ne les autorise pas à confisquer le passé. En revanche, ils ont la responsabilité d’être vigilants, d’intervenir lorsque des usages politiques déforment ou manipulent l’histoire pour la mettre au service d’une idéologie.

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui
L'Humanité, 5 octobre 2007

   

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Posté par michelrenard à 08:04 - - Commentaires [1] - Permalien [#]