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études-coloniales
9 juin 2008

indépendance du Cambodge (1953)

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l’assassinat de Jean de Raymond,

dernier Commissaire de la République

au Cambodge,

et l’indépendance du royaume

Jean-Michel ROCARD

 

Jean_de_Raymond_portrait




 

Y a-t-il un lien entre l’assassinat de Jean de Raymond, (1907-1951), dernier Commissaire de la République au Cambodge, et l’indépendance du royaume ?

La presse française de l’époque a donné les détails suivants.

L'annonce de l'assassinat a paru à la une du Figaro 31 octobre 1951, accompagnée d’une photo de Jean de Raymond et en page 8 de la description des faits : découverte du corps ensanglanté le lundi 29 octobre à 16h10 dans une chambre du palais du Commissaire de la République à Phnom Penh. L’article de Jean-Marie Garraud déclarait : «L’amitié qui unissait M. de Raymond et le Roi du Cambodge, la confiance que lui témoignaient les personnalités et aussi les habitants les plus modestes du pays prouvent que la mission du représentant de la France a toujours été remplie avec la plus grande loyauté. M. de Raymond avait par son action personnelle permis la pacification en obtenant le ralliement de nombreuses bandes de rebelles ‘Khmer-Issaraks’. Sa mort tragique est une lourde perte pour la France et pour le Cambodge».

Figaro_31_octore_1951
la une du Figaro le 31 octobre 1951

Les obsèques eurent lieu à Phnom Penh (voir Le Figaro du 1er novembre 1951, p. 2) en présence du roi Norodom Sihanouk, du général de Lattre de Tassigny, Haut Commissaire de France et Commandant en chef en Indochine. Télégramme de M. Letourneau, ministre d’État (chargé des relations avec les Etats associés). Déclaration de M. Tran Van Huu, chef du gouvernement vietnamien : «Le nom du gouverneur de Raymond vient s’ajouter à la liste glorieuse des grands Français morts au champ d’honneur et tombés au service d’une noble cause».

Puis Le Figaro du 2 novembre en page 9, fait état de la déclaration du général de Lattre de Tassigny aux obsèques de M. Jean de Raymond : «En substituant cet ignoble assassinat au combat qu’il n’ose engager le Vietminh avoue sa faiblesse».

Le retour en France de la dépouille mortelle est annoncé dans la rubrique «Le Carnet du Jour» du Figaro du 26 novembre 1951 :
«Les cérémonies prévues aujourd’hui lundi 26 novembre aux Invalides à l’occasion du retour de la dépouille de M. le Gouverneur de Raymond, mort pour la France, auront lieu à 15 h au lieu de 14 h15».

Dans le Figaro du lendemain, à la page 9 un petit entrefilet annonce succinctement : «Le corps de M. de Raymond a été ramené à Paris», titre suivi d’un texte très court : «Un appareil militaire a ramené hier au Bourget la dépouille mortelle de M. Jean de Raymond, commissaire de la République française au Cambodge, assassiné par le Viet-Minh. La cérémonie aux Invalides a eu lieu en présence des membres de sa famille, d’Albert Sarrault, de Jean Letourneau, de la délégation du Cambodge et de nombreuses autres personnalités. L’inhumation a eu lieu ensuite à Vannes dans le caveau familial».

Bref, une fois l’inhumation passée, il n’a plus été question du dernier gouverneur français du Cambodge et son assassinat n’est même pas mentionné dans les livres d’histoire qui traitent de l’indépendance de ce royaume.

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de Lattre de Tassigny aux obsèques de Jean de Raymond

 

Le Haut Conseil de l’Union Française
Or, le même Figaro du 26 novembre fait état du retour du général de Lattre à Paris venu de Hanoï assister à la réunion du Haut Conseil de l’Union française, d’une réception cordiale dans un salon orné de drapeaux français, vietnamien, cambodgien et laotien. Définition de ce Haut Conseil : «Le haut conseil sera, par la collaboration de tous, l’organisme qui permettra de concilier, de façon pratique et acceptable pour chacun, la coopération et la souveraineté des États composants» (note de J-M R : ce Haut Conseil est créé pour trouver le moyen le plus rapide de donner l’indépendance aux deux royaumes cambodgien et laotien et de trouver une solution à la coopération franco-vietnamienne).

On apprend enfin dans le Figaro du 29 novembre à la page 10 que la dernière délégation (celle du Laos) est arrivée et qu’elle assistera à la première réunion du Haut Conseil de l’Union française ; on apprend également que les délibérations du Haut Conseil seront secrètes.

Enfin, dans plusieurs journaux de l’époque des informations sont données au sujet de la mise en place de ce Haut Conseil de l’Union Française (en particulier Le Monde des 14, 21, 27 et 30 novembre 1951) dont la première session se déroule à l’Élysée le 30 novembre sous la présidence de Vincent Auriol, Président de la République.

 

L’indépendance du Cambodge
Les livres d’histoire donnent très peu d’informations sur la façon dont le Cambodge a obtenu son indépendance. Beaucoup d’auteurs l’attribuent à la seule intervention de Norodom Sihanouk. Sans vouloir les contredire, je pense personnellement que c’est surtout l’assassinat du dernier Commissaire de la République au Cambodge qui a poussé les gouvernements français de l’époque à accélérer le processus d’obtention de l’indépendance et du Cambodge et du Laos - la France n’étant impliquée que dans une guerre franco-vietnamienne. Pour preuve, Jean de Raymond n’a pas été remplacé après sa mort alors qu’au moins un autre Commissaire de la République au Centre Vietnam a été nommé fin 1953, ou début 1954.

Dernière question : comment a été annoncée l’indépendance de ces deux royaumes ? Réponse : dans la plus grande discrétion ! Sachant que la date de la fête de l’Indépendance du Cambodge est le 9 novembre, j’ai cherché dans la presse française du mois de novembre 1953 ce qui avait été annoncé au sujet de cette fameuse indépendance. Et n’ai trouvé, dans Les Figaro des 5 et 16 novembre, que 2 références au Cambodge :

- Le Figaro du 5 novembre 1953, en page 8 ou 9 une dépêche datée de Phnom Penh le 4 novembre 1953 : «Le gouvernement royal vient de diffuser le programme des cérémonies qui marqueront le retour du roi, le dimanche 8 novembre. 101 coups de canon salueront le roi qui gagnera directement la salle du trône où une cérémonie religieuse de bienvenue se déroulera. Le lendemain (c-à-d 9/11/53) aura lieu une importante cérémonie militaire devant le palais royal en présence du roi, du haut commissaire M. Risterucci et du Général de Langlade. Le commandement militaire sera solennellement remis au souverain khmer qui prononcera à cette occasion un important discours en français et qui lancera une proclamation à son peuple».

- Le Figaro du 16 novembre 1953 mentionne le retour du Roi du Cambodge à Phnom Penh (Le Roi serait resté à Paris plus longtemps que prévu !) et une crise politique locale (démission du Premier Ministre Penn Nouth).

Jean_de_Raymond_portrait

Conclusion
Y a-t-il un lien entre l’assassinat  (29 octobre 1951) du dernier Commissaire de la République au Cambodge et l’indépendance du Cambodge et du Laos (19 et 22 octobre 1953) ? L’auteur de ce papier le croit et les articles de presse mentionnés ci-dessus semblent le prouver. Comme nous l’avons dit plus haut, le Haut Conseil de l’Union Française a été créé dès l’annonce de l’assassinat et deux ans plus tard (octobre 1953) ont eu lieu les signatures :

1) des Accords de transferts militaires franco-cambodgiens (Le Figaro 19 octobre p. 12). Bien que les accords aient été signés au Quai d’Orsay le 19 octobre en présence de Norodom Sihanouk, les cérémonies militaires, elles, n’ont eu lieu que le 9 novembre à Phnom Penh devant le palais royal.

2) du Traité d’Amitié et d’Association entre le Laos et la France, qui accorde l’indépendance totale au royaume (sous réserve du droit d’intervention militaire de la France). (Le Figaro, 21 octobre p. 7).

le Traité d’Amitié franco-laotien a en fait été signé le 22 octobre au Quai d’Orsay par le roi du Laos. Ce qui va dans le sens de notre thèse, c’est que dans le Figaro du 22 octobre 1953, à la une, un article intitulé : «Le Conseil des Ministres a décidé d’adresser une Note à Bao Daï et au gouvernement vietnamien. Cette note précise les principes suivis par la France pour l’indépendance des Etats Associés».

Le gouvernement vietnamien, voyant que la France donnait l’indépendance au Cambodge et au Laos, se montrait moins docile vis-à-vis de la puissance coloniale. Il ne faut pas oublier non plus qu’à l’époque les Américains exerçaient des pressions sur la France pour qu’elle se retire du Sud-Est asiatique (le Président Eisenhower a même refusé à la France un soutien militaire au moment du désastre de Dien Bien Phu)…

La fête de l’Indépendance au Cambodge est célébrée tous les ans le 9 novembre. La fête nationale du Laos commémore tous les ans le 2 décembre l’arrivée au pouvoir du «Pathet Lao» (1975).

Jean-Michel Rocard

 

 

 

DSCN1183
Le Figaro, 31 octobre 1951 (cliquer sur l'image pour l'agrandir)

 

Raymond_portrait_Cambodge
Jean de Raymond (1907-1951)

 

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14 avril 1951 à Pnom Penh, avec Norodom Sihanouk

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- vidéo : les obsèques à Phnom-Penh de Monsieur Raymond, commissaire de la République au Cambodge, Actualités françaises, 8 novembre 1951, 52' (ina.fr)

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obsèques de Jean de Raymond, 8 novembre 1951 (ina.fr)

 

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le général de Lattre aux obsèques de Jean de Raymond, 8 novembre 1951 (ina.fr)

 

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obsèques de Jean de Raymond, sortie de l'église, 8 novembre 1951 (ina.fr)

 

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à gauche Norodom Sihanouk, à droite de Lattre (ina.fr)

 

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obsèques de Jean de Raymond, 8 novembre 1951 (ina.fr)

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obsèques de Jean de Raymond, 8 novembre 1951 (ina.fr)

 

Diapositive1

 

Jean_de_Raymond_portrait

 

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Mise au point

Les propos de la rubrique «Commentaires sur Indépendance du Cambodge. Histoire officielle, histoire secrète» ci-dessus, exigent une mise au point devant des insinuations infondées et indignes.

Le Gouverneur Jean L. de Raymond, Commissaire de la République au Cambodge depuis mars 1949, a été assassiné le 29 octobre 1951 à l’Hôtel du Commissariat de la République par un domestique vietnamien engagé depuis un mois en remplacement d’un agent qui avait demandé son affectation à Saïgon.

Ce nouveau domestique n’avait pas été soumis au contrôle de sécurité du Commissariat. Or il avait adhéré au Comité des démarches du Viet-Minh de Phnom Penh depuis février, avait reçu une formation politique en mars et était inscrit au Parti communiste depuis septembre. Il s’associa un Chinois appartenant au même Parti, un autre Chinois et un boy vietnamien du Commissariat en vue d’effectuer l’attentat qui avait été décidé depuis plusieurs semaines par le chef de la Section de contrôle de ce Comité où il participa à une réunion le 28 octobre. Ce domestique vietnamien commit le crime le lendemain avec le Chinois pendant la sieste de Jean L. de Raymond et déroba des documents avant de  rejoindre le Nord Vietnam.

Les meurtriers ont été condamnés à mort par contumace par le Tribunal militaire de Phnom Penh, et le complice vietnamien du Commissariat, à dix ans de travaux forcés et vingt ans d’interdiction de séjour. L’identité des terroristes, les interrogatoires de ceux qui furent arrêtés par la police, les messages du Viet-Minh interceptés et les documents saisis par les services de sécurité français sont conservés dans les fonds des Archives nationales.

Le Viet- Minh félicita  «l’agent des cadres du Nambo» et donna l’instruction de ne pas divulguer l’information dans des zones dont les habitants «avaient quelque sympathie pour la politique khmérophile de M. de Raymond». Le meurtrier précisa qu’il n’avait pas agi par haine personnelle car «M. de Raymond  avait été un très bon maître, mais bien pour l’intérêt général et pour celui de la résistance ». L’assassinat aurait été «désapprouvé» par le Comité des cadres du Cambodge dont le chef, qui l’avait commandé, a été limogé.

Le Commissaire de la République s’était attiré la sympathie des Cambodgiens et celle des Indochinois avec qui il avait eu depuis longtemps à coopérer et à négocier, comme l’attestent de multiples témoignages. Cet attentat provoqua une grande émotion et «l’indignation unanime de tout le Royaume» selon les termes du Président du Conseil, notamment à Phnom Penh où le Commissaire de la République était très estimé et où sa bonté était connue, au point que sa confiance a été trompée.

Le roi Norodom Sihanouk pleura ; il rappela les «qualités de courtoisie et le sens élevé de l’humanité» dont faisait preuve le gouverneur de Raymond qui était «un des rares Français ayant toujours su lui dire avec courtoisie, la vérité, ce qui a évité beaucoup de déboires au Cambodge», et il témoigna : «son nom est intimement lié à l’indépendance de mon Royaume dont il est un des artisans français». Le Souverain le cita à l’ordre du Cambodge. Il voulut même faire supprimer, en signe de deuil, les cérémonies traditionnelles du «Tang Tôc» et il fit annuler les réjouissances populaires organisées devant le Palais et au Phnom.

La vie et l’œuvre du gouverneur Jean L. de Raymond, Mort pour la France, seront mieux connues grâce à sa biographie complète en préparation, qui en précisera les réalisations et présentera les témoignages utiles à l’histoire.

Jean-François de Raymond
fils de Jean L. de Raymond,
Docteur d’État-ès lettres et sciences humaines,
professeur d’université honoraire, ancien diplomate

 

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3 février 2008

qualifier les refus de l'autorité coloniale ?

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pirate ou résistant, est-ce important ?

Poser la question si Dê Tham était pirate ou résistant me paraît tellement déplacé. Dans les deux cas ce sont des gens qui ne respectent pas les lois imposées par l'autorité en place. Pour l'un c'est dans un but d'enrichissement personnel et pour l'autre c'est pour des motifs politiques.

Il faut savoir qu'en Indochine à l'époque, tous ceux qui se révoltent contre les francais sont appelés pirates. Même les compagnons de Phan Dinh Phung sont qualifiés de pirates (voir cartes postales de P. Dieulefils), c'est pour vous dire. Ceux qui gouvernaient l'Indochine à l'époque avaient tout intérêt à dire qu'ils avaient affaire à des bandits plutôt qu'à des révoltes populaires. Si Dê Tham avait voulu devenir riche, il aurait pu arrêter le combat après la trève de 1894 (trève et pas soumission) et garder les 4 arrondissements cédés par les francais. Sa devise «Trung Chân Ung Nghia Dao» n'avait rien de l'esprit d'un pirate.

Avez vous déjà vu un pirate qui a le support d'autant de soldats viets travaillant pour les francais (des collabos si vous voulez) dans l'affaire Ha Thanh Dau Doc en 1908 ? Pensez vous que Phan Chau Trinh et Phan Boi Chau avaient l'habitude de discuter avec des pirates ?

Pourquoi ne pas comparer De Tham aux résistants francais sous l'occupation allemande ? Francois Mitterand était bien considéré comme un résistant et pourtant il a travaillé pour Vichy, été félicité par Pétain et a même recu l'ordre de la Francisque. Son cas me paraît plus discutable. Pourquoi ne pas le comparer à Hô Chi Minh ? L'oncle Hô avait pu chasser les francais car il a fait ça au bon moment, la France était écrasée par l'Allemagne, sauvée par les US et survivait grâce au plan Marshall.

Théo

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réponse de J.-P. R.

Je ne sais pas qui est ce peusonyme Théo. Je n'ai pas trouvé le nom cité Phan Dinh Phung, ni dans le catalogue Dieulefils, ni dans le livre de Claude Gendre. Merci à M. Théo de me renseigner à ce sujet.

Est-ce qu'un commentaire historique a quelque chose à voir avec le mot "déplacé", c'est-à-dire malvenu, incorrect ? La comparaison de la fin ne me parait pas "déplacée", même si nous analysons les faits par rapport à des contextes chronologiques différents, comme c'était déjà le cas pour Hô Chi Minh. Alors anachronisme, quand tu nous tiens ! Cordialement.

Jean-Pierre Renaud

 

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réponse de Téo

Phan Dinh Phung

Dans le catalogue de Dieulefils, vous avez quelques photos intitulées : «Pirates capturés en 1887 pendant le siège de Ba-Dinh». Il s'agit d'une révolte dirigée par Dinh Cong Trang, compagnon de Phan Dinh Phung, le plus éminent des mandarins viets à l'époque, devenu résistant en réponse à l'appel du roi Ham Nghi.

J'ai peut-être mal choisi l'adjectif «déplacé» et je m'en excuse. La comparaison avec Mitterrand était pure provocation pour bien vous faire comprendre ce que je veux dire par «déplacé». Je suis content que vous ayez su rester cohérent jusqu'au bout. Car avec les ingénieurs francophones que je côtoie tous les jours pour mon travail, ce n'est pas du tout convenable de remettre en question le qualificatif «résistant» de l'ancien président.

Ah oui, concernant mon pseudonyme, ce n'est pas Theo mais bien Teo, un prénom bien vietnamien.

Teo

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trois exemplaires de la même image

 

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pirates capturés en 1887 pendant le siège de Ba-Dinh

 

pirates_1887__2_
pirates capturés en 1887 pendant le siège de Ba-Dinh

 

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pirates capturés en 1887 pendant le siège de Ba-Dinh

 

Études Coloniales

 

 

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1 février 2008

compte rendu de lecture : Le Dê Tham par Claude Gendre (Jean-Pierre Renaud)

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Le Dê Tham, un livre de Claude Gendre

Jean-Pierre RENAUD



Livre intéressant, très documenté et illustré de beaucoup d’images sur un personnage méconnu, en tout cas en France, de l’histoire du Tonkin au cours de la période 1885-1913. Véritable héros de roman, chef de bande de pirates, mais aussi rebelle à la présence française au Tonkin, l’ouvrage de Claude Gendre nous donne la chronologie minutieuse de la vie aventureuse du Dê Tham. Le sous-titre Un résistant vietnamien à la colonisation française mérite un commentaire particulier.

Dans son rapport de mission (1902), en qualité de Gouverneur Général de l’Indochine (1897- 1901), le décrivait effectivement comme rebelle «Le Dê Tham n’était pas un bandit, mais un chef annamite rebelle qui tenait la campagne contre nous depuis dix ans» (p.74), et il avait réussi, au cours de son mandat, à obtenir sa soumission en 1897, en combinant les opérations militaires et la négociation.

Il convient de rappeler que le Gouverneur Général avait absolument besoin de cette soumission, car comme l’a fort bien rappelé l’auteur, le Yen Thé, situé à une soixantaine de kilomètres de Hanoï, menaçait la présence française au Tonkin, alors qu’il avait besoin de la paix pour négocier en métropole un grand emprunt d’équipement  de 200 millions de francs, de l’ordre de 200 millions d’euros. L’auteur reprend les descriptions du Yen Thé dues à différents auteurs - notamment Gallieni et Lyautey - confrontés à sa pacification, précisément en qualité d’adversaires du Dê Tham, l’année précédant sa soumission supposée. Le Yen Thé était une jungle inextricable qui couvrait un relief aussi inextricable !

Le même rapport Doumer évoquait le démantèlement de deux bandes de pirates chinois dans les hautes régions du Tonkin, et cette évocation nous conduit à élargir la réflexion sur le rôle du Dê Tham au cours de cette période historique.

 

 

Pirate ou patriote ?

Car il est très difficile de démêler dans les hauts faits de ce rebelle ce qui relevait de la piraterie endémique du Tonkin et de ses convictions politiques, qualifiées aujourd’hui de nationales.

Aux yeux de Gallieni et de Lyautey, le Dê Tham était le chef d’une bandes de pirates, donc au cours de la première période de sa vie, au cours de laquelle les troupes coloniales ont combattu de nombreuses bandes de pirates, chinois et annamites. Gallieni avait réussi à pacifier les hautes terres du Tonkin, en obtenant la collaboration du Maréchal Sou, représentant de l’Empereur de Chine dans le Quang-Si.

Deux périodes méritent, à mon avis, d’être distinguées, la démarcation étant celle de la soumission du Dê Tham en 1897, soumission à plusieurs détentes, dans sa chronologie et son sens rituel. Car, que faut-il penser de cette soumission qui conduit le rebelle à bénéficier d’une «concession»  coloniale, contestable, comme celles attribuées alors à plusieurs centaines d’européens ?

Double jeu à l’asiatique, peut-être, mais doublée plus tard d’une cérémonie de soumission rituelle qui ne pouvait manquer d’avoir un retentissement politique dans l’univers confucéen du respect du pouvoir de la cour de Hué.

À la date de cette soumission, toutes les autres bandes avaient été décimées, chinoises, chinoises et annamites, ou annamites, car il était, une fois de plus, difficile de faire le partage entre la piraterie chinoise et la piraterie annamite, et les gouverneurs généraux ont été obligés d’obtenir la coopération de la Chine pour mettre fin à la piraterie chinoise du Tonkin.

pirates_D__Tham
groupe de pirates des bandes du Dê Tham

Les chefs des bandes pirates du Tonkin ont toujours manœuvré habilement entre les deux cours des fils du ciel, celles de Hué et de Pékin, la première se reconnaissant selon les rapports de force, comme plus ou moins vassale de celle de Chine.

Une situation politique et internationale aussi inextricable que celle du Yen Thé !

D’ailleurs le Dê Tham, au cours de la deuxième période de rébellion, postérieure à 1897, s’est trouvé l’allié paradoxal de rebelles chinois réformistes qui prônaient la république en Chine, alors que, lui, se plaçait toujours sous le «ciel» de Hué. C’est une fois de plus la coopération entre la France et la Chine qui mit fin à cette révolte.

Il est donc délicat d’examiner le parcours de ce rebelle sans  appeler en garantie l’arrière plan des relations entre France, Chine, et Annam, aussi bien au cours de la première période de rébellion qu’au cours de la deuxième, qui vit l’intervention d’un nouveau facteur international, la victoire maritime du Japon sur la Russie, en 1905, victoire qui eut un immense retentissement en Asie. Cette victoire était de nature à donner des ailes à la rébellion du Yen Thé, ce qui fut le cas. Le livre de Claude Gendre montre bien le type de relations qui pouvait exister alors entre le Tonkin et le Japon, lequel n’était pas encore perçu comme le nouveau conquérant de l’Indochine.

Alors double, triple, quadruple jeu ? Personne ne le saura, mais assimiler le Dê Tham à nos résistants de la Deuxième Guerre mondiale, me parait exagéré, sauf à souligner que la France eut en effet beaucoup plus de résistants de la dernière heure que de résistants de la première heure, mais laissons de côté les paroles de l’Évangile.

D’aucuns diraient sans doute que le regard de l’auteur est un peu trop marqué par une empathie pour son héros, et que l’esprit de son récit exprime peut être une sorte de remords colonial.

Mettre sur le même plan le Dê Tham et Hô Chi Minh, parait excessif, même si le roman national du Vietnam en a fait un héros de l’indépendance, car à partir de 1897, le Dê Tham n’eut pas vraiment de rivaux. Ils étaient tous morts ou ralliés.

Encore un mot sur les campagnes de presse évoquées par l’auteur (p.79) : le Tonkin d’alors ne comptait pas beaucoup de lecteurs, et la plupart d’entre eux étaient directement ou indirectement des salariés ou des «obligés» de la colonie, de l’ordre de quatre à cinq cents citoyens français. Doumer écrivait d’ailleurs qu’il ne lisait jamais les journaux locaux. Il ne leur trouvait aucun intérêt. Le sujet de la presse coloniale de la métropole et des colonies mériterait de faire l’objet de thèses, si ce n’a déjà été fait,  afin de mesurer le rôle de ces journaux, lequel, à mon sens, est souvent largement surestimé. En tout cas pour la période antérieure à 1914, et sans doute aussi entre les deux guerres.

Jean-Pierre Renaud
le 24 janvier 2008

- voir : le Dê Tham, résistant vietnamien à la colonisation française, Claude Gendre

 

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soumission du plus vieux partisan du Dê Tham et
de son gendre (carte postale ancienne)



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30 janvier 2008

bagne de Poulo Condor / Con Son (Jean-Michel Rocard)

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un rappel historique sur Poulo-Condor

Jean-Michel ROCARD

 

La France a du mal à reconnaître les erreurs du passé : c’est le cas de celle, monumentale, du bagne de Poulo-Condor construit dans les années 1880 à l’image de celui de Cayenne (Guyane). Et les Américains, dans les années 1960, et les Vietnamiens de l’Oncle Ho eux-mêmes après leur indépendance ont utilisé ce même bagne, il faut le dire. En effet, les premiers ont été à l’origine d’une extension des camps d’internement qui étaient déjà nombreux sur l’îlot montagneux (environ 100 km2 de surface) ; les seconds s’en sont servis pour se débarrasser des opposants au régime communiste.

Cet archipel, à l’origine inhabité, situé en mer de Chine (appelée maintenant par les Vietnamiens "Mer de l’Est") à180 km au sud-est du Cap Saint-Jacques a un climat chaud et humide avec une végétation luxuriante et subtropicale. Au début des années 1700, c’était un "Établissement anglais" ; l’Empereur d’Annam "Gia Long" le céda à Louis XVI en 1787 mais "Poulo-Condor" (Pu Lao Kundur, en malais, veut dire "île aux courges") ne fut effectivement occupé par les Français qu’en 1861 (Second Empire). L’idée d’y construire un pénitencier d’où les bagnards n’auraient pas la possibilité de s’échapper s’imposa d’elle-même dans les années 1880. J’en ai eu la preuve, personnellement, car, jeune officier de marine pendant mon service militaire, j’ai participé à l’opération de sauvetage de quelques bagnards fugitifs qui avaient tenté de prendre le large en barque au début du mois de février 1953 et qui eussent été dévorés par les requins si nous n’avions pas été là !

Dans les années 1990, le gouvernement vietnamien décida de transformer l’archipel en lieu touristique et le bagne en musée du souvenir. Idée intéressante : en effet, la baie abritée par un cirque de montagnes est magnifique, les touristes sont attirés par les plages , avec possibilité de plongée sous-marine et par le parc national. Nous y sommes allés, mon épouse et moi, le jour du Nouvel An 2008. Elle, en touriste fort intéressée, et moi en pèlerinage : 55 ans après, les souvenirs étaient encore très proches, en particulier ma colère d’alors devant l’impossibilité où je me trouvais de témoigner mon indignation.

Jean-Michel Rocard
Toulouse le 9 janvier 2008

Quelques informations pratiques :
Comment accède-t-on à Con Dao ? Par un avion (ATR 72 de la Vietnam Airlines, 64 places, 45 mn de vol) depuis Ho Chi Minh Ville qui atterrit à l’aéroport de Con Son. Service minimum (un verre d’eau aux voyageurs classés en deux catégories = les touristes attirés par les plages plus que par l’histoire et les familles vietnamiennes qui viennent pour le devoir de mémoire, comme moi mais pas pour les mêmes raisons !)
A 13 km de l’aéroport, par une route sinueuse (jalonnée encore de bornes Michelin !), dominant la baie et son cirque de montagnes (586 m altitude max) et au loin les autres îlots de l’archipel, se trouve l’hôtel d’Etat "Saïgon Con Dao Resort". Accueil chaleureux, petits pavillons (anciennes maisons coloniales), bonne climatisation, propreté impeccable, bon restaurant, le tout en bordure de mer à côté de la villa du Gouverneur du pénitencier, elle-même transformée en musée du souvenir. À 500 m de là se trouve un hôtel privé à 5 * "Con Dao Resort" avec piscine, plage privée en face du port et bureau de tourisme Ces hôtels ont chacun leur site internet.Jean_Michel_Rocard

- cf. site de Jean-Michel Rocard

- Jean-Michel Rocard : biographie (en langue anglaise)

 

 

photos de Jean-Michel Rocard

 

 

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arrivée en avion

 

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le port qui n’a pas changé depuis 1953

 

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Une grande salle de détention

 

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corvée de nettoyage

 

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Le cimetière des dizaines de milliers de victimes
(dont le seul crime était de vouloir l’indépendance de leur pays !)

 

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liens

- quelques photos tirées du site photos.bidouze.com

IMG_6413

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- aller voir ce site

 

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- Vietnam : retour à Poulo Condor, l'île du bagne

- carte situant l'île de Poulo Condor (Con Son)

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- retour à l'accueil

18 décembre 2007

Le DÊ THÁM, résistant vietnamien (Glaude Gendre)

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Hoàng Hoa Tham, dit le Dê Thám

résistant à la colonisation française

du Tonkin

 

Le personnage de Hoàng Hoa Tham, dit le Dê Thám, héros national dans son pays est aujourd'hui totalement inconnu du public français. Il tint pourtant en échec le corps expéditionnaire français au Tonkin durant les trente ans qui s'écoulèrent entre le début des années 1880 et le 10 février 1913. Le "tigre de Yên Thê", à l'origine un modeste paysan illettré, révéla dans l'action un authentique génie militaire qui fit de lui un grand chef de guerre profondément patriote et humain.

9782296025707r

 

- Le Dê Thám (1858-1913). Un résistant vietnamien à la colonisation française, Claude Gendre, L'Harmattan, 2007.

- compte rendu par Alain Truong sur son site

- compte-rendu, par Nguyên Thi Trang : Courrier du Vietnam, 23 avril 2007

- note de lecture par Charles Fourniau dans AAVF, juillet 2007

- compte rendu de lecture dans Thanh-Nien

- compte rendu dans Tin-Tuc : couverture et Tin-Tuc texte de l'article

 

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présentation éditoriale

Le personnage de Hoàng Hoa Thám, dit le Dê Thám, est aujourd’hui à peu près totalement inconnu du public français. La figure s’est peu à peu dissipée dans la nuit des temps de celui qui, avec une poignée d’hommes, tint en échec le corps expéditionnaire français au Tonkin durant les quelque trente ans qui s’écoulèrent entre le début des années 1880 et le 10 février 1913.
Paysan illettré, il se révéla dans l’action un authentique génie militaire, à la fois stratège et tacticien, qui sut mettre au point des techniques de combat et de camouflage qu’utilisèrent, quelques décennies plus tard, les combattants du Viêt Minh. Jamais vaincu, jamais capturé, sa mort fut le fruit de la trahison et des basses oeuvres de la police coloniale.
Mais le Dê Thám ne fut pas seulement un redoutable chef de guerre ; à la fois subtil et déterminé, porteur d’un idéal patriotique indéfectible, attaché aux valeurs traditionnelles de son pays, pénétré des croyances et des superstitions qu’il partageait avec la paysannerie tonkinoise dont il était issu, les divers aspects de la personnalité du «tigre du Yên Thê» font également de ce dernier un être profondément humain.
Son origine populaire et sa passion sans borne pour l’indépendance de sa patrie firent de lui, trois décennies après son assassinat, un modèle auquel chaque combattant viêt minh s’identifia spontanément. C’est ainsi que le paysan-soldat qu’il fut de son vivant devint le héros national qu’il est aujourd’hui.

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TABLE DES MATIÈRES

Préface Introduction

1. La situation politique et militaire de l’empire d’Annam à la veille de l’action du Dê Thám
2. Origines et jeunesse
3. Le Yên Thê, sanctuaire et théâtre d’opérations
4. Le sac du Palais impérial et la naissance du mouvement «Cân Vu’ong»
5. Le Dê Thám en action
6. La «soumission» du Dê Thám
7. Le Dê Thám concessionnaire
8. La victoire du Japon
9. Les évènements de 1908
10. Les opérations contre le Dê Thám
11. La traque du fugitif (1910 – 1912)
12. La fin du Dê Thám
Conclusion
Annexes
Cartes et croquis
Sources

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BON DE COMMANDE

À retourner à L’HARMATTAN, 7 rue de l’École Polytechnique 75005 Paris
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AUTEURClaude_Gendre_portrait

 

Claude Gendre est à la fois ingénieur et maître ès-lettres. Engagé de longue date dans la défense des langues et cultures identitaires, il est l’auteur de École, histoire de France et minorités nationales (Édit. Fédérop. 1979). Il a par ailleurs publié en 2003, avec l’aide du Conseil Général des Pyrénées-Orientales, une Histoire de l’olivier en Roussillon (Édit. Trabucaire) ainsi que, en 2004, Le combat de Dong-Dang, récit autobiographique ayant pour cadre le Tonkin.

 

 

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iconographie

 

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photo de Dê Thám en 1905

 

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Le Dê Thám entouré de ses petits-enfants

 

yt_anh_hung
"groupe de pirates des bandes du Dê-Thám"

 

yt_tu_nhan1
"pirate amené à Cho-Go pour être interrogé par l'interprète officiel de la Colonne"

 

yt_tu_hinh
"Tonkin, Yen-Thè - groupe de pirates des bandes du Dê-Thám,
tués à l'affaire de Lieu-Dê le 17 novembre 1908"

 

YenThe_3e_femme_de_De_Tham
Tonkin, Yen-Thè - la nommée Thi Nho, troisième femme du Dê-Thám
et sa fillette Thi Thè

 

 

 

- source internet des photos (la plupart provenant de la collection Dieulefils)

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présentation du livre à l'ambassade

du Vietnam à Paris, 5 juillet 2007

 

pr_sentation_Ambassade_Vietnam_groupe__1_
Paris, 5 juillet 2007, autour de M. Nguyen Dinh Bin, ambassadeur

 

ambassadeur_lisant_journal___2
à droite de l'ambassdeur, Claude Gendre

 

Claude_Gendre_et_ambassadeur_pile_livres
Paris, 5 juillet 2007, l'ambassadeur et l'auteur

 

 

 

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30 octobre 2007

Les membres des Chambres de Commerce d’Hanoi et d’Haiphong, (Claire Villemagne)

Diapositive1

 

Les membres des Chambres de Commerce

d’Hanoi et d’Haiphong,

de leur création aux années Doumer

communication dans le cadre du colloque PDR/FOM (9 novembre)

Claire VILLEMAGNE-RENARD

 

Au début des années 1880, l’extension des possessions françaises en Extrême-Orient se fait au nom du commerce et dans le but d’accroître les débouchés économiques de la France. Mais, l’inertie commerciale et entrepreneuriale des Français sur place est souvent dénoncée d’une part par les hommes politiques et par l’opinion publique de métropole, et d’autre part par le gouverneur général et les résidents sur place.

Pourtant, un groupe de commerçants et de colons n’hésitent pas à investir tous ses capitaux, ses espoirs et sa vie même dans l’économie du nouveau protectorat. Lequel ne leur laisse aucune place dans la vie politique puisqu’ils sont exclus de la représentation municipale (ils sont nommés adjoints et non élus), et ne possède aucun représentant à la chambre des députés.

Dans ce contexte, la création de deux chambres de Commerce, l’une à Hanoi l’autre à Haiphong, permet à cette microsociété de se faire entendre par le biais des élections concernées. L’étude prosopographique des membres de ces chambres pose plusieurs questions : quel est l’itinéraire de ces membres ? Sont-ils représentatifs de leurs coreligionnaires ? Leur participation à ces instances modifie-t-elle leur activité ?

Le groupe se constitue d’une centaine d’individus (1), généralement les plus anciennement installés, ou ceux responsables des commerces et activités les plus lucratifs. Cette élite sociale et économique connaît une permanence certaine sur l’ensemble de la période étudiée, de la mise en place des chambres de commerce en 1886 jusqu’au départ de Paul Doumer d’Indochine en 1902.

Pour le cas d’Hanoi, les dix-huit compositions existantes permettent de dresser une liste de 49 membres (l’année 1892 est marquée par une élection des membres des deux chambres de commerce). Dans le cas d’Haiphong, les archives permettent de dégager seize compositions (il n’existe aucune donnée pour les années 1888 et 1898) qui débouchent sur une liste de 50 individus. D’emblée, la composition de la Chambre de commerce d’Haiphong montre une certaine instabilité sur l’ensemble de la période ce qui s’explique par la fragilité économique de cette place où les entreprises sont plus nombreuses, plus actives, avec des capitaux plus lourds, mais où les faillites sont également plus importantes.

Le choix de ce corpus est simple : il n’existe aucun recensement précis de la population européenne avant 1911, d’où la nécessité de choisir une structure stable aux individus facilement identifiables. D’autre part, cet échantillon de commerçants et colons français représentent environ 5% (2) de cette même catégorie de la population présente au Tonkin de 1886 à 1902. Pour constituer la liste des membres des chambres de Commerce, trois types de sources sont disponibles : les annuaires du Tonkin et de l’Indochine, les procès verbaux des séances des chambres, la presse locale. Pour autant, ces documents ne permettent d’établir que des listes. L’étude prosopographique de ce groupe nécessite donc l’analyse d’autres archives : l’état civil de l’administration coloniale, les petites annonces et les articles de presse citant la vie quotidienne, les demandes de concession de terrains, les doléances auprès de l’administration du protectorat, les casiers judiciaires et surtout les fonds notariés.

À ces difficultés matérielles, il faut ajouter que plusieurs documents sont introuvables au CAOM, comme l’établissement d’une liste des commerces patentés. Ainsi, cette étude prosopographique est difficile d’un point de vue méthodologique : il s’agit à la fois d’identifier des parcours individuels et de constituer un portrait de groupe. Dans ce cadre, la connaissance préalable et fine des archives est indispensable. Or la constitution de fiches individuelles est une démarche spécifique et de longue haleine, certains n’apparaissant que de façon lacunaire dans les documents disponibles.

Les deux chambres de commerce d’Hanoi et d’Haiphong sont créées par décision du sous-secrétariat des Colonies du 1er août 1884. Pour autant, leur mise en place ne date que de juin 1886, treize ans après la première tentative de conquête et moins de trois ans après l’instauration du protectorat. Inclure les années Doumer à cette étude permet d’établir s’il existe une rupture avec la période précédente ou s’il ne s’agit pas davantage d’une continuité générale. D’autre part, ces années sont marquées par un essor conséquent de l’activité économique de l’Indochine, nourrie par la création d’infrastructures tels les chemins de fer du Yunnan.

Chacune des chambres comptent une douzaine de membres (3), nommés par le gouverneur général. Dans un premier temps, les résidents d’Hanoi et d’Haiphong président les chambres qui ont seulement un statut consultatif. Une rupture intervient en 1889, année de réformes introduisant l’élection consulaire en vue de résoudre une crise entre les chambres et l’administration. Les délibérations deviennent libres. Les chambres de commerce se distinguent alors des conseils municipaux sur deux plans : leurs membres sont élus et leurs délibérations ne sont plus soumises à l’approbation du résident supérieur.

Cette réforme du printemps 1889 dote les chambres de commerce d’enjeux propres qui dépassent les débats économiques. L’arrêté du 16 février 1889 fixe les modalités de l’élection, les premières ayant lieu le 17 mars 1889. Dans un contexte de lutte de pouvoir entre l’armée et l’administration civile, les chambres de commerce offrent un rare espace d’expression pour les colons expatriés. Par ailleurs, on peut distinguer le cas des simples membres et celui des présidents, secrétaires et trésoriers dont les rôles sont moteurs au sein de ces institutions. Faire partie du bureau d’une chambre est une ambition pour beaucoup.

Leur rôle principal des chambres est de s’attaquer à d’importantes questions économiques. Elles relaient également les  préoccupations et les aspirations majeures des négociants et entrepreneurs concernant entre autres la péréquation des patentes, le fret, le transit, les assurances et surtout, les droits de douane à l’importation et l’exportation. Elles répondent aussi aux commerçants établis en métropole. Tous les courriers relatifs aux aspects commerciaux (renseignements concernant les produits, les associations possibles, la recherche d’emplois…) leur sont transmis et ce sont les présidents des chambres qui sont chargés de cette correspondance. À ce titre, ils jouent un rôle indispensable de médiateurs. De même au cours de leurs voyages personnels, ils témoignent de leur utilité. C’est ainsi que sont contactées les chambres de commerce de Paris, de Lyon, de Marseille, …, ou même le ministre du Commerce lors de séjours en France des présidents d’Hanoi et d’Haiphong. 


La représentativité des membres au sein

de la société coloniale

L’ensemble des membres des chambres de Commerce d’Hanoi et d’Haiphong sont des hommes. Pour autant, quelques femmes exercent une activité commerciales de façon indépendante au Tonkin. Leur activité relève de trois secteurs : restauration, couture et comédie. Parmi les premières, on peut établir la liste suivante non exhaustive : Rose de Beire propriétaire du Café des Officiers à Hanoi dès 1885 ; la veuve Carbonnel propriétaire du Restaurant français d’Haiphong en 1885 ; Jeanne Delaplace gérante d’un café d’Hanoi en 1885 également ; Anne-Marie Poulain limonadière à Hanoi en 1887 ; Eva Allen tenancière d’un café buvette à Hanoi en 1888 ; Félicie Maillard veuve Audoynaud limonadière ; Berthe Meriel, propriétaire du Café du Tour du Lac ; toutes deux à Hanoi en 1890 ; Piquemal gérante du Chalet du Lach Tray à proximité d’Haiphong en 1890… La veuve Audoyanud est emblématique de quelques tenancières de buvette soupçonnées de prostitution : son premier époux est décédé en 1887 lui laissant une fille à charge. Elle vit ensuite maritalement avec Désiré Hottois dont elle a un fils. Tous deux décèdent du choléra en 1890. Un rapport de l’administration coloniale établit en 1891 : «Actuellement cette dame tient un café, uniquement fréquenté par la troupe. Sa moralité laisse à désirer. Elle a eu un enfant le 25 novembre 1888 et est actuellement enceinte. Des renseignements de police, il résulte qu’elle se livrerait même à la prostitution. Sa fille qui doit être âgée de douze ans environ est en pension à Haiphong, mais elle vient fréquemment chez sa mère où elle a le spectacle de son inconduite.»(4) En 1896, elle épouse pourtant Clément Coutereau, mariage qui légitime ses deux enfants nés en 1892 et 1893 de père inconnu.

Jeanne de Camilli, veuve Labenski, mariée en seconde noce à Alfred Levasseur, est une ancienne cabaretière. Elle poursuit l’activité de son mari en devenant propriétaire de l’Indépendance tonkinoise en 1900. Les artistes sont moins nombreuses et souvent de passage avec des troupes en tournées. Parmi elles, on peut citer : Héloïse Longuetti, artiste lyrique sous le nom de Jeanne Préval, présente  à Hanoi en 1885. Enfin, deux couturières sont établies au Tonkin : Joséphine Prestavery à Hanoi en 1889 et Mary Memmer à Haiphong en 1890.

Les membres des chambres de Commerce appartiennent à une tranche plus âgée de la population commerçante du Tonkin. Surtout, il s’agit d’hommes d’expérience qui n’en sont pas à la gestion de leurs premières affaires. Certains exerçaient auparavant en métropole, comme Numa Bourgoin-Meiffre qui appartient à une famille vosgienne, établie dans un commerce de commissions et d’export-import basée à Paris boulevard du Temple. D’autres ont une première expérience en Asie, sur les places de Saigon ou d’Hongkong, comme Jules d’Abbadie, entrepreneur et armateur à Haiphong, directeur des Messageries fluviales du Tonkin en association avec Auguste Marty, anciennement employé de Constantin, armateur basé à Saigon.  Il existe quelques exceptions dont Guillaume fils, mais dans ce cas précis, celui-ci a été associé aux activités familiales très jeunes.

Certaines catégories de commerçants et colons sont donc exclus de représentativité aux chambres de Commerce : ceux qui s’installent après avoir été démobilisés des troupes de marine présentes au Tonkin, ceux plus jeunes qui viennent tenter leur chance dans ce nouveau protectorat…

Leur domaine d’activités est varié : négociants, pharmaciens, entrepreneurs, industriels, adjudicataires de l’administration coloniale…, ce qui est un échantillon représentatif de l’ensemble des colons. Mais, leur spécificité réside plutôt dans le volume d’affaires traitées et l’assise financière dont ils disposent. Tous sont propriétaires, associés ou gérants des plus grosses sociétés présentes alors : Daniel Bernhard est fermier des abattoirs d’Hanoi, en association avec son beau-frère Eugène Koenig en 1894 et fermier des alcools, toujours en association avec Koenig, en 1898 ;  Julien Blanc est pharmacien à Hanoi depuis 1886, d’abord en association avec Noël Reynaud, puis seul dès juin 1887, lorsque ce dernier s’installe rentier et propriétaire à Haiphong, preuve du caractère rémunérateur de l’entreprise ; son collègue d’Haiphong, Edouard Brousmiche, prend la succession de Dewost et devient propriétaire de la Pharmacie centrale française et étrangère de l’Indochine en 1890.

Quant à Bourgoin-Meiffre, cité précédemment, c’est un entrepreneur incontournable de la place d’Hanoi : il détient le monopole de la vente de badiane, ou anis étoilé, en 1890. Pour cette exploitation commerciale, il a monté une distillerie de plantes aromatiques à Hanoi en 1889. En 1896, il fonde également une entreprise de Briqueterie et tuilerie du Grand Bouddha sur un terrain de 20 000 m² avec une machine à vapeur de 300 chevaux importée de métropole. Pour autant, son activité principale reste la filature : la société Bourgoin-Meiffre et Cie est fondée en 1893, en association avec cinq industriels parisiens, alsaciens ou vosgiens. Elle succède a une première société fondée dès 1884 qui appartenait en propre à Bourgoin-Meiffre. Son capital est ouvert à 900 000 francs (soit environ 15 millions d’euros actuels) !

Si tous les membres des chambres de Commerce du Tonkin ne possèdent pas une telle richesse, aucun n’est en difficultés financières, malgré le nombre assez élevé de faillites, lesquelles sont plus nombreuses à Haiphong qu’à Hanoi. Aucun petit négociant ou petit entrepreneur, dépendant directement de l’administration ou soumis aux aléas financiers n’est présent dans ces instances. L’élite économique et financière y figure.

D’ailleurs, l’étude de la liste (5) des abonnés téléphoniques en 1899, est révélatrice. Pour Hanoi, sur neuf abonnés dont seulement cinq individuels et quatre sociétés, trois sont membres de la chambre de Commerce : Numa Bourgoin-Meiffre, Ernest Schneider et Raoul Debeaux. Celle d’Haiphong est plus longue : dix-huit abonnés dont douze individuels et six sociétés, huit sont membres des chambre de Commerce : Alcide Bleton, Charrière, Linossier, Jules Lefebvre, Jean-Baptiste Malon, Jules d’Abbadie, Porchet et Spéder. La comparaison de ces listes permet bien d’affirmer les capacités économiques des membres siégeant dans les instances commerciales.

 

Les membres des chambres de Commerce choisis

par procuration

Seule exception, des membres nettement moins fortunés qui doivent leur siège à leur fonction de représentants de grandes sociétés : tel François Jame, employé de la maison de commerce bordelaise Denis frères (6), présente à Saigon dès 1862, avec une succursales d’abord à Haiphong en 1883, puis une seconde à Hanoi.
Le premier ne laisse pas indifférent. Loin d’adopter une attitude discrète en sa qualité de mandataire de Denis frères, il n’hésite pas à multiplier les provocations et se sert de la tribune de la Chambre de commerce d’Haiphong pour sa popularité personnelle. Ainsi, lors d’un dîner en présence du gouverneur général, son discours de fin de repas ne passe pas inaperçu. Le scandale s’explique par le contenu du discours, et également par sa forme. Il s’agit d’un toast chanté au ton des plus relevés :

«M’sieur le gouverneur, j’viens vous faire
mon petit boniment
car le p’tit Jame est s’crétaire
et remplace l’président,
c’qu’est pas un’sinécure
Y me faut en toute occasion
Endosser ma noir’ pelure
R’présenter l’commerce d’Haiphong
Au nom ‘la Chambre d’Commerce
M’sieu, j’viens vous saluer,
Vous dir’ la cris’ que traverse
L’colon qu’a beau s’r’muer
Faut tend’ une oreille indulgente
Aux Haiphongeois très embêtés.
Notre ville est vraiment charmante
Mais ça schlingue de tous côtés
Le colon a été bien brave
Risquant ses capitaux,
Vidant son bas. C’est du courage
Et ça n’rapport’ pas gros !…
Nous sommes malheureux, péchaire !
L’emprunt … et vite encore !
Sans ça d’horreur, oh ! je tressaille :
Nos famill’ vont a’ler tout nu,
Une ficelle autour d’la taille,
Et rien d’aut’ pour cacher leur c…
M’sieu je vous le demande en grâce
Reniflez un instant
Vous sentez ? vous fait’ la grimace
Nos marr’puent bougrement !
Bien sûr, sans être trop difficile
Quand le vent souff’ de ce côté
F’rez bien en traversant la ville
De vous fich’ les doigts dans le nez.»(7)

La presse locale insiste sur le caractère isolé et singulier de cette démarche : 
«Piquet finit en buvant à la prospérité d’Haiphong. Alors François Jame, sans y être en rien autorisé par ses collègues de la Chambre de Commerce qui sont fort mécontents, et avec raison, donne lecture d’un factum où il parle de l’emprunt, des martres, du marasme des affaires… Si nous disons un mot de ce piteux discours, ânonné péniblement, c’est afin que le gouverneur général ne puisse pas supposer que la Chambre de Commerce d’Haiphong qui possède des hommes remarquables, ait songer à confier à Jame le soin de la représenter.» (8)

Aussi, quelques mois plus tard, lorsque Jame perd le mandat de la maison Denis frères, certains négociants s’inquiètent du maintien de Jame au sein de la chambre de Commerce. Le Courrier de Haiphong relaie ces craintes :
«On nous demande si François Jame a donné sa démission de membre de la chambre de commerce. Nous ne le pensons pas. Mais il ne peut manquer de le faire, sachant bien que s’il a été élu membre de la chambre de Commerce, ce n’est pas à lui personnellement que cet honneur a été fait par les électeurs consulaires, mais à l’agent de la maison Denis frères. Il aurait dû donner sa démission, dès le jour où la procuration de la maison Denis frères lui a été retirée.» (9)

D’autres membres siègent au nom de grandes sociétés. Ernest Bancal siège à la chambre en tant que représentant de la maison Ulysse Pila et Compagnie (10). Arrivé à Haiphong en 1884, il y établit l’agence principale de la maison et des succursales à Hanoi et Nam Dinh. Lors de sa direction des comptoirs de la société Pila au Tonkin, le Protectorat signe avec celle-ci des contrats concernant la construction et l’exploitation de Docks et de Magasins centraux. À son décès en juillet 1890, l’hommage qui lui est rendu est unanime, car Bancal a su s’imposer sur la place d’Haiphong par ses liens avec la maison Ulysse Pila et Compagnie, et au-delà par sa personnalité propre :

«Ceux qui ont approché Bancal à cette époque, ont pu voir de quelle ardeur au travail il était capable, quelle intelligence il apportait dans la direction d’une des maisons les plus importantes du Tonkin. On l’a vu ensuite organiser les Docks, défendre pied à pied contre l’administration elle-même un contrat qu’elle voulait déchirer après l’avoir signé librement, et finir par avoir gain de cause, par vaincre toutes les résistances. Nous l’avons vu apporter à ce journal dont pendant deux ans et demi, il a présidé le conseil d'administration, toujours beaucoup de calme, de bon sens dans la discussion, et au milieu des intérêts divers, parfois passionnés, se montrer toujours d’une correction parfaite, ne jamais laisser percer ni impatience ni mauvaise humeur. Et dans toutes ces luttes, au milieu de tout son travail, Bancal savait se faire apprécier et du gouvernement et de la population entière. Pendant que l’administration le nommait conseiller municipal, le suffrage des électeurs le portait à la Chambre de Commerce.» (11)

Autre exemple, Charles Henri Tartarin représente la maison Fontaine et Cie. Fondée en 1887, ses débuts commerciaux ont concerné des articles de quincaillerie en provenance de Paris.
«En 1892, la maison Fontaine avait déjà acquis un développement considérable et assuré le débouché de ses articles, tant aux particuliers qu’à l’administration, dont elle était un des principaux fournisseurs. Au mois de mars 1894, l’exploitation fut continuée par une société anonyme dont le siège social se trouve à Paris, 181 rue Saint-Honoré. Actuellement [en 1900] le comptoir français du Tonkin est une des plus fortes maisons de la place tonkinoise. Elle continue, sous la nouvelle direction, à augmenter son essor commercial, tant au point de vue de l’importation que de l’exportation. La maison s’occupe encore de commission, et offre aux acheteurs un intermédiaire assuré et sérieux pour toutes les transactions. Les magasins du comptoir français sont installés rue Paul Bert, dans la rue la plus importante du quartier européen. Leur étendue permet à cet établissement d’avoir toujours un stock de marchandises suffisant pour faire face à toutes les commandes.» (12)


Des itinéraires personnels spécifiques ?

Au-delà de ces quelques membres siégeant dans les instances commerciales par procuration, chacun offre un itinéraire particulier. A ce titre, on peut distinguer deux catégories : ceux représentatifs surtout des espoirs et des ambitions coloniales et d’autres plus consensuels. Parmi ces derniers, les deux pharmaciens du Tonkin, Julien Blanc et Edouard Brousmiche, précédemment cités. Leur position commerciale est spécifique puisqu’ils sont à la fois indépendants et bénéficiaires d’un statut protégé. Tous deux ne souffrent donc d’aucune concurrence. Pour autant, des différents personnels peuvent apparaître : ainsi Julien Blanc qui apparaît très aimé par ailleurs, est critiqué pour sa gestion de la société Philharmonique d’Hanoi. Le métier d’entrepreneurs correspond davantage à la première catégorie évoquée, incarnant les espoirs et les ambitions coloniales.

L’itinéraire de Numa Bourgoin-Meiffre a déjà été évoqué aux travers de ses activités de distillerie, de filature et de briqueterie. Celui de Charles Vézin est différent de par son métier d’entrepreneur public. Arrivé au Tonkin en 1886, en même temps que Paul Bert, il travaille surtout pour le compte de l’administration. Sa société exploite les ciments et la chaux hydraulique d’Hongay et commercialise des buses en ciment de Portland. Il est également un des quatre administrateurs du Courrier de Haiphong. En juillet 1892, alors qu’il contrôle l’avancée de travaux réalisés pour le compte du Protectorat, il est enlevé par une bande de pirates chinois contrôlée par Luu-Ky.

Prisonniers pendant plus de quatre semaines, il est relâché au prix d’une rançon de 25 000 piastres, payée par l’administration. Cet événement fait suite à un précédent : l’enlèvement des frères roque qui s’était terminé par la remise d’une rançon de 50 000 piastres. Dans un courrier que Vézin parvient à faire passer à un de ses proches le 3 juillet 1892, il écrit : «Mon cher M. Luya, j’ai reçu votre envoi, merci, je mourais de soif et de faim – ne pouvant avaler du riz. Prière de m’envoyer deux pantalons et paletots, chaussettes, et encore pain et vin. Je viens d’avoir une entrevue avec Luu-ky qui me croit fort riche et se montre exigeant ; j’ai de la peine à lui démontrer le contraire…» (13)

Au-delà des controverses (14) au sujet de la complicité de l’ensemble des congrégations chinoises installées au Tonkin,  c’est bien le statut de Charles Vézin qui a motivé son enlèvement. Déjà celui des frères Roque portait sur de riches armateurs. Ici, avec Vézin, Luu-ky frappe un grand coup : un entrepreneur aisé, proche de l’administration du protectorat. Si dans un premier temps Charles Vézin envisage de se retirer de ses affaires pour un retour définitif en métropole, il se ravise et reprend ses activités. Il s’impose dans des marchés importants dont le plus emblématique est la sous-traitance d’une adjudication réalisée entre l’administration et l’entreprise parisienne Soupe et Raveau concernant la réalisation d’une ligne de chemin de fer de Phu Lang Thuong  à Lang Son (15). L’adjudication est conclue par contrat en date du 17 février 1893 et la sous-traitance est acceptée officiellement le 29 avril 1895. Suite à une réclamation concernant le renseignement de ces travaux, Vézin perçoit, le 27 mars 1898, la somme de 160 000 piastres (16) et abandonne tout autre recours juridique possible en contentieux. Ces délais de paiement nécessite des finances saines et solides, mais les marchés s’avèrent rémunérateurs et l’entreprise Vézin et Cie est l’un des plus importantes du Tonkin.

La Chambre de Commerce d’Hanoi se distingue de celle d’Haiphong par la présence de membres d’une même famille, celle des  Schneider et celle des Guillaume. Les Schneider sont deux frères. L’aîné, Ernest Hippolyte est libraire et papetier, établi à Hanoi au 52 rue Paul Bert. En avril 1891, il ouvre une succursale (17) à Haiphong, gérée par un de ses employés : Georges Faucon. Quant à son frère, François Henri (souvent désigné par les initiales FHS), il débute sa carrière au Tonkin comme chef d’atelier de l’imprimerie du gouvernement général en 1883. Progressivement, il s’ouvre à une clientèle privée, d’abord pour l’impression de cartes de visite. Il reprend les locaux de l’imprimerie Crettier, installée rue des Brodeurs à Hanoi, en novembre 1885, et bénéficie de la reprise de l’ancienne imprimerie gouvernementale, la première établie au Tonkin, dans des conditions avantageuses.

En 1889, il fonde une nouvelle société (18) de typographie, lithographie, reliure et gravure, à Hanoi, rue du Coton. Il se distingue par la qualité de ses travaux. Ainsi en 1890, il est félicité pour l’impression d’un plan de la ville d’Hanoi, échelle 1/10 000ème, avec le commentaire du Courrier de Haiphong : «On ne ferait pas mieux en France chez le premier cartographe» (19). Sa société est prospère, surtout du fait de ses relations avec l’administration. Il est chargé de l’impression des imprimés officiels en 1890. Mais la concurrence est rude et le marché de 1891 est soumis à adjudication à laquelle participent deux autres imprimeurs : Chesnay d’Hanoi et Crébessac d’Haiphong. Une polémique s’engage avec ce dernier qui ne paie qu’une patente de libraire et non d’imprimeurs, mais qui a soumissionné à un tarif préférentiel sur Schneider. C’est pourtant ce dernier qui est retenu par l’administration. Crébessac ne manque pas de protester auprès de la chambre de Commerce d’Haiphong laquelle se positionne en sa faveur en émettant le vœu unanime : «que lorsque l’administration juge à propos de recourir à une adjudication pour fourniture quelconque, les offres les plus avantageuses soient définitivement acceptés lorsque les conditions exigées par le cahier des charges ont été rigoureusement remplies.» (20)

Par contre la Chambre de Commerce d’Hanoi refuse de s’impliquer dans le débat : «tout en désirant donner satisfaction aux vœux légitimes pouvant se produire parmi les commerçants dont elle s’efforcera toujours de soutenir les intérêts, la chambre déclare, en l’espèce, ne pouvoir se faire juge du bien ou du mal fondé de l’irrégularité invoquée par le gouverneur général, dont elle ignore absolument les motifs et passe à l’ordre du jour.» (21) D’ailleurs si Crébessac et FH Schneider siègent tous deux à la chambre de Commerce d’Hanoi, ce sont sur des années différentes : cinq années de participation pour le dernier : 1888, 1891, début 1892, 1893 et 1894 ; contre huit années pour le second qui lui succède : fin 1892, de 1895 à 1897, et de 1899 à 1902.

La saga Guillaume semble débuter en 1886 par l’exploitation de carrières de pierres calcaires à Keso (22). La concession définitive de cette propriété leur est attribuée en 1888. Dix ans plus tard, ils en deviennent propriétaires. Son exploitation leur permet de fournir des moellons, des pierres de taille pour construction et des pierres cassées destinées aux travaux de la ville de Hanoi ou à l’empierrement des routes. Les Guillaume y installent également des ateliers de marbrerie et de pierre de taille. La fratrie est composée d’Henri, Jules et Charles ; le premier décède en 1888 (23).

«Dans ces ateliers, une scierie à vapeur débite le marbre en plaques d’épaisseurs diverses, pour tables, cheminées, carrelages… Deux sortes de marbres sont utilisées par messieurs Guillaume : le marbre noir et le marbre blanc et rouge. Le premier provient des carrières que ces messieurs possèdent à Ninh Binh. Le deuxième est extrait des carrières de Thanh Hoa. Leur qualité est excellente. Les carrières de Ninh Binh fournissent aussi des pierres de taille qui sont également débitées dans les ateliers de Keso. Pour assurer le transport des matériaux, à leur extraction des carrières de Ninh Binh et de Thanh Hoa, (ils) ont organisé un service de jonques qui fonctionne avec régularité sur les cours d’eau qui relient Keso, Hanoi, Ninh Binh et Thanh Hoa. 75 jonques, de 40 à 70 tonnes, font le service de Keso à Hanoi, et 20 autres jonques assurent le transport de Ninh Binh et de Thanh Hoa à Hanoi.» (24)

Le tout est géré par une société en nom collectif, sous la raison Guillaume frères, fondée le 28 décembre 1891 par Charles et Jules, avec un capital très restreint de vingt piastres (25). Il s’agit d’une «entreprise de travaux de constructions de bâtiments et autres». Jules est plus spécialement chargé de la trésorerie. Tous deux constituent une seconde société (26) en association avec Joseph Borel, agriculteur à Keso, pour une exploitation de caféiers. La société commencera à partir du 1er janvier 1892. Les Guillaume fournissant les terrains appelés Vallée de la Cressonnière qu’ils ont acquis en 1888, dont ils sont propriétaires situés à Keso et les plants de caféiers ainsi que tous les autres terrains qu’ils pourront acquérir à Keso durant la durée de la société. Ils ont choisi Joseph Borel pour ses compétences : c’est lui qui est chargé de la direction du travail de la surveillance et de la conduite de toutes les personnes attachées à l’exploitation et généralement de tout ce qui a rapport aux travaux de culture, alors que Jules Guillaume gère la partie administrative dont les achats, les ventes et la correspondance.

En 1898, la plantation est un exemple de réussite pour les deux familles, Joseph Borel étant secondé par ses frères. Elle exploite alors près de 330 000 caféiers (27). Les éloges ne s’arrêtent pas là puisqu’ils « n’ont pas borné là leurs efforts. Ils ont encore adjoint à la plantation une ferme importante qui comprend 250 vaches et 500 chèvres qui, non seulement fournissent des fromages et des beurres vendus à Hanoi, mais donnent, en outre, le fumier nécessaire à la plantation. Deux taureaux français sont attachés à cette belle ferme, et leur croisement avec les vaches du pays fournit un bétail très apprécié.» Leur participation à la chambre de Commerce d’Hanoi est difficile à appréhender. Contrairement au cas des Schneider, l’étude prosopographique s’avère plus délicate dans le cas des Guillaume. Les documents de la chambre de Commerce font état des «frères Guillaume», de «Guillaume père», de «Guillaume fils», de « Guillaume aîné» ou de «Guillaume». Trop rarement les prénoms sont mentionnés pour se repérer facilement dans cette fratrie pourtant incontournable d’Hanoi. Sur l’ensemble de la période, les Guillaume siègent treize années, avec des absences uniquement en 1886, 1888, 1889 et 1901. L’hypothèse la plus vraisemblable est qu’ils se succèdent : Henri en 1888, puis Jules jusqu’en 1900, puis Charles.

Pour compléter cette étude prosopographique des membres des chambres de Commerce, il convient d’en présenter quatre membres qui offrent la particularité d’avoir siéger sur l’ensemble de la période.


Des candidats inamovibles

Quatre membres se dégagent ici : pour Hanoi, Debeaux et Sébastien Godard  avec respectivement treize et quinze participations ; et pour Haiphong, Félix Charrière et Raoul Linossier avec chacun onze participations. Cette longévité remarquable se double d’un poste à responsabilité au sein des instances commerciales, pour trois d’entre eux : Debeaux occupe le poste de secrétaire et de vice-président , Godard est président  ou vice-président, chacun pendant cinq années. Quant à Linossier, il est secrétaire de la chambre d’Haiphong durant sept années.

D’où la question de la spécificité de ces membres que l’on peut établir sur leur âge ou leur expérience, leur connaissance et leur pratique commerciale précédente d’une place asiatique, et enfin leur participation dans diverses association ou aux conseils municipaux.
Le cas Debeaux est révélateur puisque comme les Guillaume et les Schneider il s’agit d’une fratrie. Honoré et Raoul siègent tous deux, de façon successive à la chambre de commerce d’Hanoi. Ils fondent les Magasins généraux Debeaux frères en 1885 (28).

Par contre, ils offrent deux particularités : être plus jeunes que leurs confrères : Honoré est sans doute né en 1861 seulement (29) et Raoul en 1858 (30) ; avoir commencé dans le ravitaillement des troupes et avoir réussi leur reconversion après le départ des troupes. Ainsi, ils se lancent dans l’exportation de quelques produits du Tonkin comme les peaux de buffles, la soie ou les essences des bois de benjoin. Preuve de leur réussite, l’Union de France, compagnie d’assurance métropolitaine, leur confie la direction d’une succursale. «Les magasins sont installés à Hanoi, rue Paul Bert, et la clientèle y trouve un choix magnifique de toutes sortes d’articles. (…) Tous les articles sont représentés dans ces magasins généraux. Les objets les plus divers y sont rassemblés : l’acheteur n’a que l’embarras du choix. L’orfèvrerie, la faïencerie, la porcelaine, la lingerie, les chaussures, les armes de chasse et de guerre, les costumes coloniaux, la parfumerie, l’horlogerie, l’ameublement, toutes ces diverses branches d’articles commerciaux sont débitées par la maison, et dans des conditions exceptionnelles de qualité et de garantie. Les magasins de Debeaux jouissent, du reste, d’une réputation méritée, et sont les fournisseurs très appréciés de la plupart des villes du Tonkin.» (31)

En dehors de cette maison de commerce d’Hanoi, les frères Debeaux possèdent l’Hôtel du Commerce à Haiphong (32), construit en 1887, ouvert au public le 8 janvier 1888, les premiers propriétaires étant Gandaubert et Peyre. Le 1er mai 1898, les frères Debeaux le rachètent avant de l’agrandir et de le moderniser :
«L’hôtel par lui-même se compose d’un bel établissement qui peut mettre 50 chambres à la disposition des voyageurs ; les chambres comprennent, si on le désire, des cabinets de toilette fort bien aménagés. La maison possède aussi de très confortables salles de bains et des appareils à douches. Une vaste salle à manger, des salons particuliers et une grande salle qui sert de café sont à la disposition des voyageurs. Le service est fait par des boys indigènes qui s’acquittent avec adresse de leurs différentes fonctions. Stylés à l’européenne, ils servent avec une correction parfaite et une soumission évidemment préférable à l’arrogance de certains serviteurs des grands cafés parisiens. L’éclairage, la ventilation et les sonneries sont mues par l’électricité. En un mot, l’hôtel du Commerce de Haiphong rivalise, de la façon la plus avantageuse, avec bien des hôtels de premier ordre de la Métropole.» (33)
L’ensemble est complété par un magasin général qui permet aux voyageurs de se munir de tout le nécessaire avant de s’installer ou de visiter l’intérieur du Tonkin.

   
Parmi les conseillers municipaux d’Hanoi, un des frères Debeaux siège en 1890, 1892 et 1893. Tous deux restent associé dans leur affaire de commerce, mais Raoul développe également des activités personnelles, sans doute fortement rémunératrices, d’abord comme entrepreneur de transport en 1895 et 1896. Surtout en 1899, il devient fermier des alcools en association avec un certain Danzer ; ce qui lui permet de fonder en 1901 la Société du Nord de l’Annam, qui gère la distillation et la vente d’alcool, de l’opium et du sel dans les trois provinces de Than Hoa, Vinh et Ha Tinh.
Sébastien Godard jouit d’une respectabilité sans faille. C’est certainement aussi un des négociants les plus âgés d’Hanoi (34). Précédemment négociant en Lorraine à Jouy aux Arches, puis à Hongkong  en 1885. Il correspond donc à un profil déjà signalé de commerçant expérimenté. Sa société est une importante maison de commerce : elle compte des ateliers spéciaux pour la sellerie, la cordonnerie, la ferblanterie, le mobilier. En 1903, ses ateliers sont dirigés par des contremaîtres français. Par ailleurs, Godard fait l’unanimité dans la communauté européenne. Preuve en est une lettre du résident maire d’Hanoi en réponse à une enquête de sociabilité et d’honorabilité commerciale. Il le décrit comme un des plus sérieux et des plus importants négociants de cette ville, où il jouit d’une excellente réputation sous le rapport de l’honorabilité et de la droiture dans les affaires, parmi ses collègues. «De plus ce négociant dont les affaires sont prospères, possède dans Hanoi deux immeubles que l’on peut évaluer à 100 000 francs au minimum.» 35)


Quant à Félix Charrière, 38 ans en 1894, c’est aussi un commerçant précédemment installé sur une place asiatique. Associé à un certain Berthet de Saigon, leur maison est spécialisée pour la commission, l’expédition dans l’intérieur et la consignation de divers produits, particulièrement le vin et le tabac, et pêle-mêle horlogerie, parfumerie, quincaillerie, articles de Paris, articles de ménage et de popotes, conserves alimentaires, comestibles et fromage de gruyère, armes, munitions, articles de chasseurs et de fumeurs, bonneterie, lingerie, sellerie (36). En 1894, la succursale d’Haiphong est suffisamment importante pour que Charrière engage un employé de commerce : Alphonse Poinsard (37). Cette maison est rattachée à Bertrand et Charrière de Besançon (38). Il est également membre du conseil municipal d’Haiphong de 1892 en 1894, et à nouveau en 1899, et membre  des Prévoyants de l’avenir en 1891 et président  de la même association en 1894 (39). 

Enfin, Raoul Linossier est d’abord attaché à une grande maison de commerce de Saigon, E. Baud et Cie. D’employé de commerce à Saigon, il devient gérant administrateur des succursales d’Hanoi et d’Haiphong (40) en avril 1889. Il est également membre de diverses associations : il est ainsi commissaire de la Société des Courses en 1893 et 1899, trésorier des Prévoyants de l’avenir en 1893 et 1894, jusqu’au poste enviable de membre du conseil municipal d’Haiphong de 1895 à 1899, sans interruption. En 1899, il s’associe à Jean-Baptiste Ricardoni, pour le commerce de quincaillerie avec deux succursales : Hanoi et Haiphong. Le 5 avril 1894, ils achètent à Noël Reynaud négociant à Haiphong un terrain de 1750 m², borné par le boulevard de la République, au prix de 10 000 francs (41). Leur entreprise reste pour autant liée à Baud et Cie par des échanges de procuration par exemple.

En conclusion, il apparaît bien des traits spécifiques aux membres des chambres de Commerce du Tonkin : expérience, pratique commerciale de l’Asie, assise financière de leur société, investissement personnel dans plusieurs structures. Pour certains, on peut rajouter l’appartenance à une famille reconnue, une certaine proximité avec l’administration (adjudicataires divers, exécutant dans le cadre de contrat ou membre des conseils municipaux) ou encore la reconnaissance unanime des places d’Hanoi et d’Haiphong, soit par une forme d’honorabilité, soit par une absence de concurrence marquée. Dans ces deux cas, l’entrepreneur ou le négociant se trouve placé en dehors de confrontations trop fortes. L’appartenance aux structures consulaires valide bien un statut social enviable des plus enviables. Par ailleurs, les années Doumer n’apportent aucune modification sensible de la composition consulaire, tout au plus un renouvellement générationnel.

Claire Villemagne-Renard
le blog "Pionniers du Tonkin"

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22 octobre 2007

"Terre des oublis", un roman de Duong Thu Huong (Claire Villemagne)

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Terre des oublis, un roman vietnamien

de Duong Thu Huong

Claire VILLEMAGNE

 

Terre_des_oublis_couvAvec Terre des oublis, Duong Thu Huong nous ouvre une fenêtre sur le Vietnam actuel. Lesthuhuong séquelles de la guerre sont toujours visibles et actives, dans la vie sociale et dans la sphère privée. Miên est l’heureuse épouse d’Hoan. Veuve de guerre, des régions montagneuses, elle a refait sa vie avec ce bel homme venu de l’Est, d'une ville côtière. Leur couple incarne la modernité vietnamienne : la réussite sociale grâce aux exploitations de poivriers et de caféiers dans les montagnes du centre, et au développement du commerce dans une ville du littoral. Tous deux sont beaux, leur peau est claire, Hoan ressemble à un acteur de cinéma, grand et fort.

Pour autant, leur itinéraire s’inscrit dans la tradition vietnamienne : si Hoan n’est pas allé aux combats, c’est pour cause médicale. Ils ont acquis leur niveau social suite à un travail acharné et à un sens aigu pour les affaires. Leur mode de vie est à la fois moderne et traditionnel : la maison dispose de tout le confort possible, de l’électroménager aux installations sanitaires. Mais le jardin, l’architecture, les meubles traduisent un ancrage fort dans la tradition.  Hoan néglige les savons et produits de toilette occidentaux, il utilise toujours des décoctions à base de feuilles de basilic, de citronnier et de pamplemoussier comme sa mère le faisait. Le respect des ancêtres et des morts est essentiel : le visage tutélaire de l’instituteur Huy ne le quitte pas, ce père disparu reste un appui majeur et un guide respectueux.

Le respect des morts et de la tradition, c’est ce qui guide Miên lorsque son premier mari, mort aux combats, surgit soudain bien vivant. Le poids social, le regard et les commentaires des villageois du Hameau de la Montagne et surtout son sens du devoir la poussent à quitter Hoan pour reprendre une vie commune avec Bôn. Elle n’abandonne pas seulement un second mari aimant, mais aussi un enfant de cinq ans désiré et choyé, un statut social des plus enviables et un bonheur sans faille.

Bôn est bien l’inverse d’Hoan : plus petit, sa peau sombre et ses yeux lui donnent un air de cham. Il a subi toutes les violences de la guerre : combats acharnés, bombardements sauvages, survie dans la jungle, crise de paludisme… Il a connu la peur, la souffrance, la faim et la soif. Il incarne le Vietnam de l’après Libération nationale : courageux mais sacrifié pour la cause commune, ballotté au gré des batailles. Lui aussi est ancré dans la tradition vietnamienne, hanté par les fantômes laissés derrière lui, respectueux de ses morts (parents, compagnons d’armes et sergent) et de sa responsabilité familiale envers sa sœur Ta, mère célibataire débauchée et sans fierté.

voa_duong_thu_huong_ny_27406_210Ce triangle amoureux est éclairé par l’auteur. Elle nous donne les clefs nécessaires : le passé de chacun qui pèse dans leurs choix, leur mode de vie, leurs goûts et leurs espoirs… Au-delà de Miên, Hoan et Bôn, le lecteur découvre le Vietnam. Sa cuisine savoureuse et parfumée s’impose comme un art de vivre. Sa sensualité, même la plus crue, est longuement décrite. Les liens familiaux et sociaux sont finement analysés. Terre des oublis offre un aller sans retour pour le Vietnam, un aller dont on ne se remet pas tant les destins décrits sont forts et ambivalents, servis par une écriture séduisante et un récit remarquable.

Claire Villemagne

liens

- une biographie de Duong Thu Huong

- une autre biographie de Duong Thu Huong

- le livre sur decitre.fr

- le livre sur Amazon.fr

 

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11 octobre 2007

Que faire de l'Annam ? (Onésime Reclus)

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Que faire de l'Annam ?

Onésime RECLUS, 1889 - commentaire : Claire VILLEMAGNE



15_tbl_3Cette «colonie» qui n’en est pas une, est celle qui a le plus enthousiasmé les Français ; pourtant sa nature est telle, qu’elle aurait dû les enthousiasmer le moins. Prendre un grand pays, un fleuve illustre, sept à huit cents lieues de côtes, quinze à vingt millions d’hommes, c’est moins que rien si l’on ne peut tourner ce peuple à vous ressembler par l’esprit, l’âme et la langue. Ce qui condamne tout aussitôt deux espèces de colonies : celles qui sont densément peuplées : cas du Tonkin et de la Cochinchine ; et celles qu’éclaire un soleil hostile, sous un climat où l’on ne peut se perpétuer qu’à la longue, à la très longue, lorsque déjà les arrière-petits-fils des conquis ont rempli toutes les places vides : et tel est le cas de l’Annam.

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"Les gracieux méandres du canal de Phu Cam" (source Caom)

Encore si l’Annamie était une île ainsi que Madagascar, isolée dans la mer, n’ayant aucun recours contre l’envahissement des conquérants sept fois supérieurs par les armes, par l’énergie puisée à la source éternelle du climat froid, tempéré tout au moins, par la force de l’ambition, par le génie, par le cœur, la tête, le verbe. Mais justement, l’Annamie touche au plus stable des empires, au plus grouillant des peuples, à l’idiome le plus parlé, encore qu’il soit presque indigne de la voix humaine. On a même dit que cet empire, la Chine, absorbera le monde. Jamais, quand même elle garderait longtemps encore l’avantage du nombre ; tout lui fait défaut de ce qui donne l’ascendant pour de courtes années ou bien pour de longs siècles. Il lui manque ce qui est jeune, spontané, noblement inquiet, sainement viril, et qu’elle a surabondamment tout ce qui est sénile, y compris le calcul, la prudence, la sagesse et l’impuissance finale. Les Jaunes, certes, ne mangeront pas les Blancs. Il y a dans le Slave, l’Allemand, l’Anglais, le Français, le Péninsulaire, le Romain, le Franco-Canadien, le Yankee, l’Argentin, dix fois la jeunesse, la force, le vouloir, l’orgueil qu’il faudra, si vient enfin le jour de la lutte, pour faire du monsyllabophone de l’Extrême-Orient le domestique payé des fils poilus d’Europe et d’Amérique, voire leur esclave, au cas où l’esclavage, renaîtrait sous une forme nouvelle : car qui peut dire comment tournera l’histoire ?

Mais ici, tout à côté de la Chine, l’attraction du «Vénérable Empire» a bien plus de force que la nôtre. Sagement nous devons craindre que Cochinchinois, Tonkinois, Annamites ne voient toujours en elle un soleil levant, jamais  un soleil couchant ; et surtout que l’action des colons chinois, cent fois plus nombreux que les nôtres, n’amène de jour en jour à la «chinoiserie» des peuples plus qu’à demi chinois déjà par l’origine, l’être intime, les idées de derrière la tête, les mœurs, les usages, le parler ; en un mot par toute la civilisation. Car bien certainement les Giao-Chi confinent aux Chinois ; d’abord physiquement, puis par l’esprit et par la conscience.

Onésime Reclus, La France et ses colonies, tome second Nos colonies,
Paris, Librairie Hachette et Cie, 1889, pp. 488-490

 

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Groupe de paysans de l'Annam (source Caom)


_____________________________________________________

 

Contexte

Onésime Reclus (1837-1916) est le frère d'Elisée Reclus, le grand géographe. Il servit dans un régiment de Zouaves en Algérie et voyagea beaucoup en Afrique et en Europe. Il écrit articles et ouvrages de géographie, mais son œuvre est également politique. Si Onésime analyse la géographie de la France, il se montre aussi fervent partisan de l'expansion coloniale française, notamment en Afrique. Il crée le terme de "francophonie" vers 1880 et promeut à la fois les caractéristiques géographiques de son pays, "le plus beau royaume sous le ciel", et le destin colonial français comme participation à la confrontation internationale. Dans ce jeu des puissances, le facteur linguistique lui paraît essentiel. Il décrit avec un lyrisme patriotique les paysages et les populations de France, après que Jules Michelet, sur le même mode, en eut exposé l'histoire. Mais sa conception de l'expansion coloniale ne sort pas des thèses mercantilistes ni raciales. Elle est géographique, linguistique, démographique. L'argumentation d'Onésime Reclus est attachée à l'idée d'influence du milieu et au rôle de la langue qui cimente empires et civilisations.

Commentaire

L'auteur est partisan d'abandonner les colonies d'Asie afin que la politique coloniale française se concentre sur l'Afrique : cette zone géographe est plus proche et la colonisation lui paraît plus aisée. La mise sous tutelle passe par l'imposition de la langue métropolitaine, d'où l'importance de la francophonie dans sa vision politique en matière coloniale.
On retrouve dans le texte un dédain profond concernant les langues chinoise et vietnamiennes, qualifiées de "monosyllabophones". Ce mépris pour ces langues d'Asie imprime toute la pensée d'Onésime Reclus : les Asiatiques en peuvent être que les domestiques des Européens, voire leurs esclaves. L'auteur ne développe pas une théorie raciale : il récuse l'existence de races, les hommes s'étant mêlés depuis l'origine du monde. Par contre, "c'est la langue qui fait le peuple", d'où son combat pour la francophonie et la domination de la langue française sur le monde.

Claire Villemagne

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les cinq frères Reclus, de g. à d. : Paul, Élisée, Élie, Onésime, Armand



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9 octobre 2007

de Nguyen Ai Quoc (1917-1923) à Hô Chi Minh (1946)

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«de Nguyen Ai Quoc (1917-1923)

à Hô Chi Minh (1946)»

samedi 13 octobre à Montreuil

 

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Dans le cadre de l’exposition «Hô Chi Minh à Paris»

la ville de Montreuil, le Centre d’information

et de documentation sur le Vietnam

et le Musée de l’Histoire vivante

vous invitent à la conférence :

 

«de Nguyen Ai Quoc (1917-1923) à Hô Chi Minh (1946)»

 

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le samedi 13 ocobre à 16 heures

table ronde avec

Pierre Brocheux,

Thierry Levasseur,

et Alain Ruscio

 

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1520  Nguyen Ai Quoc, au congrès de Tours, fondation
de la Section française de l'Internationale Communiste (P.C.F.) en décembre 1920

 

bibliographie

- Pierre Brocheux, Hô Chi Minh, Presses de Sciences Po, 2000.

- Alain Ruscio, Hô Chi Minh, textes, 1914-1969, L'Harmattan, 2000.

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17 mars 2007

J'avais 19 ans lorsque je suis arrivé en Indochine en 1951 (Claude Pierré)

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J'avais 19 ans

lorsque je suis arrivé en Indochine

en 1951

un commentaire de Claude PIERRÉ

 

Indochine

J'avais 19 ans lorsque je suis arrivé en Indochine en 1951, comme militaire, sous-officier. J'ai donc participé à cette guerre, avec des supplétifs, ou je combattais dans le sud une guérilla, en employant les mêmes méthodes que l'ennemi. Une guerre féroce ou dans chaque camp on ne faisait pas de prisonniers.

Pourtant, maintenant avec le recul, on se rend compte que ce pays est magnifique, sa population courageuse et généreuse. Jamais nous n'aurions dû nous faire la guerre. Tous mes camarades militaires, sans exception, ont la nostalgie de ce pays. Non seulement du pays, mais aussi de sa population. Nous étions faits pour nous entendre et travailler ensemble. Ces gens, lorsqu'ils vous donnent leur amitié, c'est sans arrière pensée, et sincère. Aucune rancune, ni d'un coté ni de l'autre.

Personnellement, je connais ici, en France, de nombreux Vietnamiens. Ce sont mes meilleurs amis, et depuis de très nombreuses années. Avec eux, l'amitié ne s'émousse jamais. L'amitié est à vie.

Je ne suis jamais retourné au Vietnam, mais j'ai bien l'intention d'y aller un jour ou l'autre. Je pourrais parler de ce pays et des Vietnamiens pendant des heures, et si nous devons aider un pays, c'est bien celui-là.

Posté par Claude Pierré,
samedi 17 mars 2007 à 22:34

 

Vietnam_femmes_assises
Je ne suis jamais retourné au Vietnam...

 

 

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